San-Antonio Plein les moustaches

PREMIERE PARTIE LA MAISONNETTE BLANCHE

La double porte capitonnée était restée entrouverte et la forte voix du ministre de l’Intérieur me parvenait dans l’antichambre où j’attendais qu’il me reçoive.

— Si vous voudriez qu’je vous dise sans jambages la façon qu’je conçois les choses, s’lon moi, une dame qui n’sent pas la charcutrerie n’est pas une vraie femme. Quand j’y groume la mouluche, sauf’ vot’ respecte, faut qu’j’aye l’impression d’bouffer un sandouiche…

Son Excellence écouta la réponse de son correspondant, laquelle fut longue et probablement digne de toutes les approbations, car le ministre grommelait toutes les dix secondes des « Mmmm… Mouais… C’t’exaguete… Et comment ! » qui ne paraissaient pas être de pure politesse.

Quand ce fut à lui de parler, il proposa :

— Si vous m’permettriez, un d’ces quat’ morninges, j’vous emmène chez Maâme Ripaton, laquelle est-ce tient un esquis pince-cul, aux Batignolles. Elle a toujours d’la viande surchoix, principal’ment d’l’Alsacienne. L’Alsaco, j’vous l’apprends pas, c’est la prop’té faite homme ! Si vous aperc’vriez une heure d’battement dans vot’ emploi du temps : un coup d’grelot et j’passe vous ramasser. Avec deux motards pour nous déblayer la strasse, on est à la régalade en moins d’jouge et v’vous r’trouvez à table, la serviette autour du cou. Si j’retiendrais à l’avance, Maâme Ripaton vous f’ra les coulisses d’l’esploit en vous sélectionnant des personnes délicieuses comme du jambon persillé.

Il y eut un nouveau temps de silence. L’interlocuteur du ministre devait développer le projet. L’Excellence lança tout à coup :

— La semaine prochaine ? Banco ! Mardi ? C’est parti. J’préviens Maâme Ripaton illico. Comment ? Vous aurez trois heures à disposition ? Alors, là, c’est la fiesta su’ grand écran ! Ma dame bordelière prépar’ra du champ’. V’s’ aimez l’rosé ? Il est mieux décapant. Faut qu’elle en fasse frapper trois quat’ quilles, qu’on s’déchire un peu, pour une fois qu’on s’ra d’sortie. Après une belle baisance, c’est toujours le bouquet final d’s’élancer un peu dans le vide. V’s’ avez des trucs chiants aftère ? Vous r’cevez une délégation d’sénateurs ? C’est pas grave, au cas qu’vous vous sentireriez trop pâtouilleux du clapoir, vous leur f’rez passer un disque. Bon, c’est cela, oui… A mardi, président.

Le déclic de l’appareil raccroché fut suivi d’un long rot trop longtemps réprimé. Puis le ministre vint en personne me quérir sur la bergère où je rêvassais à ceci cela et tout le reste.

— Entre ! me dit-il avec dignité.

Vêtu de gris rayé, chemisé de blanc, cravaté de soie perle, il en jetait comme un gyrophare d’ambulance. Ses joues dûment rasées brillaient et il avait dans la prunelle ce sourd contentement que donne la réussite. Seules, ses baskets éculées, ses chaussettes dépareillées et ses ongles en grand deuil troublaient la perfection de sa mise.

Le ministre feula de nouveau tandis qu’il refermait sa porte d’un coup de cul précis.

— Alors, la vie, ça usine ? me demanda-t-il avec urbanité.

— Je m’en accommode.

Il s’abattit dans son fauteuil comme le taureau estoqué à mort sur le sable de l’arène, soudain relâché, soudain plus gros, un peu pute dans son abandon.

— En ce dont il me concerne, j’sais pas où donner d’la tête, soupira l’Excellence.

— J’ai entendu ton coup de fil à propos de la mère Ripaton, quand tu prétends ne plus savoir où donner de la tête, c’est de ta tête de nœud qu’il s’agit, sans doute ?

Le ministre se rembrunit.

— Moque-toi pas, Tonio. Miniss, on s’imagine mal. C’est vraiment pas un ciné de cure. Le nomb’ d’gaziers qui t’courent su’ la prostate ! Les syndicats ! Les flics ! Les chômeurs ! Ceux qui bossent sont aussi chiants qu’ceux qui bossent pas. Les avanilles de tout’ parts, qu’heureus’ment j’m’en branle à deux mains ! Faut des nerfs pour supporter. Plus mieux t’es en haut de l’échelle, plus de plus haut tu tombes d’charabia en syllabes.

— Puis-je te demander avec qui tu conversais au téléphone ?

Le ministre se ferma comme une moule dans un bain de citron.

— J’t’en prille : secret d’Etat. T’as demandé à ce que je te reçusse, San-A. ?

— En effet, Excellence, je suis venu vous informer que je demande ma mise en disponibilité pour une durée illimitée.

Cette déclaration désamorça l’optimisme du grand homme. Bérurier parut maigrir sous l’effet de la contrariété, telles ces baudruches affligées d’une fuite importante dans la région valvaire.

— Qu’c’qu’c’t’histoire ? bavocha l’homme d’Etat.

— Ma première prestation pour le compte de « la Grosse Bitoune » ayant été positive, les hautes instances de cette organisation souhaitent m’engager définitivement[1]. Avant d’accepter leur proposition qui m’intéresse, j’entends faire encore quelques expériences avec le B.B.[2] ; d’où mon désir d’être placé en disponibilité.

Le ministre se fit soudain sévère.

— Et si je refuserais ?

— Je démissionnerais.

Mon vis-à-vis respira en grand, sans parvenir pour autant à dissiper son oppression. Il se pencha et prit sous son bureau une bouteille de beaujolais primeur fortement entamée qu’il vida d’une glotte héroïque. Après quoi, il jeta le flacon vide dans sa corbeille à papier. Il y eut un fracas de verre brisé car ladite recelait déjà d’autres cadavres.

— Y a un’ chose dont à laquelle j’m’esplique mal, murmura mon interlocuteur. C’t’ au moment qu’étant miniss, on pourrait ent’prend’ de grandes choses qu’tu largues la Poule ! T’es jalmince d’ma position sociable ou quoi ?

— Nullement, monsieur le ministre, au contraire, je m’en réjouis et suis convaincu que jamais en France, ces hautes fonctions n’auront été mieux assumées. Mais il se trouve que je me sens plus jeune que l’Europe. Cette vieille dame minaudante m’insupporte. J’en ai ma claque de vivre comme à l’époque des rois fainéants. J’ai trouvé ailleurs ce dont je rêvais depuis toujours : la témérité, les moyens illimités, l’encouragement à l’initiative la plus folle. Sans parler du gain qui, pour moi, a toujours été secondaire, mais n’est cependant pas négligeable.

— Et ta mère ? questionna brutalement le ministre.

— Je profite d’elle davantage qu’avant. Entre deux opérations, je reviens auprès d’elle et passe plusieurs semaines consécutives à la dorloter, ce qui n’arrivait jamais auparavant. Elle est aux anges. Comme je dispose de beaucoup d’argent, je peux la combler.

L’Excellence toussa.

— Et… et moi, Sana ? Et Pinuche ? Et le Vieux qu’est d’nouveau dirluche d’Ia Rousse ? Et Marie-Marie qui s’languit ?

Ça faisait beaucoup.

— Vous tous aussi, je vous verrai dans mes périodes de repos.

Il se mit soudain à pleurer, affalé sur son maroquin. Ses énormes épaules étaient secouées par des sanglots niagaresques.

Je me levai, contournai le bureau pour aller caresser sa nuque taurine.

— Merde, arrête de chialer, Gros, dis-je au ministre. Je vis une expérience passionnante, tâche de comprendre. Un homme n’a que très peu de temps pour accomplir des choses importantes, pour tenter de se dépasser… Il doit savoir dominer son vague à l’âme.

— Tu me fais chier ! déclara l’Excellence dans le creux de son bras. Va te faire voir, avec tes connards amerloques. Cours t’faire aimer, pauv’ con ! T’veux qu’j’t’ dise ? L’Europe, ell’ t’pisse au cul, bonhomme ! File enfouiller des dollars, mon drôlet. Une montagne grande comm’ l’Mont-Blanc, qu’ça t’étouffe !

— D’accord, j’y vais ! Mais n’oublie pas que j’agis de la sorte à la demande expresse du président de la République. Si tout continue de bien aller, je disposerai bientôt d’un pouvoir qui, mis au service de la France…

— Arrête ta Marseillaise, ell’ m’fait pleurer les fesses !

Je m’éloignai de lui à pas mesurés. J’avais le cœur comme des oreilles d’épagneul ; et dans l’âme une vilaine musiquette funèbre.

Tout cela était insupportable à vivre.

Malgré tout, au fond de moi brillait la certitude que j’agissais comme il le fallait.

Il est des instincts profonds, des appels confus jaillis du destin, auxquels on ne résiste pas.

Et tout un tas de trucs, de bidules pas racontables. Tu entends des ordres, tu les exécutes. Jeanne d’Arc, quoi !

CHAPITRE PREMIER

Abdulah possédait un permis de port d’arme, au titre de je ne sais quoi.

La crosse de son revolver, en bois d’acacia ciselé, était ouvragée comme un meuble Renaissance et comportait un minuscule compartiment secret dans lequel il gardait sa « coke ». Quel flic se serait avisé d’aller chercher de la cocaïne dans une arme ?

Il se servait de la petite tirette de bois formant couvercle comme d’une cuiller pour puiser la drogue, étendait celle-ci sur une lime à ongles ébréchée qui ne quittait jamais sa poche supérieure, et sniffait une ligne de came deux fois par jour, avec une ponctualité de fonctionnaire.

Pour l’instant, il somnolait à l’intérieur du van, dégageant une mauvaise odeur aigrasse de sueur et de graisse.

C’était un homme d’environ deux mètres de haut qui devait peser ses trois cents livres comme rien. On ne comptait plus ses bajoues ; il lui en venait sans cesse de nouvelles au gré de ses mouvements de tête. Il était basané, mais dans les tons gris et faisait penser à un Noir malade. Il dormait la plupart du temps, telle une bête qu’on ne sollicite pas.

Je reniflai avec écœurement sa sale odeur bestiale.

Duck s’aperçut de la chose et eut un imperceptible sourire.

— C’est son seul défaut, me dit-il à mi-voix.

— Peut-être, maugréai-je, mais j’ai horreur des gens qui puent, c’est un peu comme s’ils étaient déjà morts.

— Je vais vous arranger ça, fit Duck en tirant un énorme cigare de son double étui qui ressemblait à une cartouchière de Cosaque.

— Une odeur, aussi forte soit-elle, n’en a jamais masqué une autre, dis-je ; elles s’additionnent, mais ne se neutralisent pas.

Il alluma le havane avec le rituel requis. J’admirai la grâce de ses gestes. Aucun homme ne m’avait jamais autant impressionné que Duck, le « maître » du Big Between. J’aimais sa belle tête blanche aux longs favoris légèrement frisottés, son teint ocre, ses yeux clairs, l’aristocratie de ses mouvements. Il ressemblait à Bernadotte, à Lee Marvin, un peu aussi à Lamartine. C’était à mes yeux un souverain. Il le sentait si bien qu’il ne portait jamais autre chose qu’un smoking, même à huit heures du matin. Cette tenue incongrue surprenait, certes, mais elle lui allait si parfaitement qu’il paraissait être né avec ça sur le dos.

Duck portait le monde à bout de bras, sans effort, comme un ballon de plage, se permettant même de le faire tourniquer au bout de son index, parfois.

Il parlait assez peu, toujours de façon plaisante et précise car il avait horreur des phrases superflues. A son contact, on s’apercevait que l’existence est faite à quatre-vingts pour cent de déconnages inutiles.

Le léger zonzon du climatiseur accentuait l’engourdissement régnant à bord du véhicule aux vitres teintées. De l’extérieur, il était impossible de distinguer quoi que ce fût de l’habitacle. Il faisait frais, presque suave dans le van, alors que la température du dehors avoisinait 40° à l’ombre dans ce faubourg de Tanfédompa (Pérou). Notre véhicule se trouvait en bordure d’une immense place galeuse, sorte de terrain vague au centre duquel s’érigeait l’humble chapiteau d’un cirque pouilleux. Le van avait l’air d’appartenir à celui-ci. Extérieurement, il était délabré à souhait et personne n’aurait pu soupçonner le confort dont nous jouissions à l’intérieur.

La vitre tournée vers l’extérieur était munie d’un verre grossissant panoramique qui nous permettait de surveiller un angle très large du quartier.

Duck tira quelques bouffées de son cigare, mais il le fumait principalement « avec les doigts », le faisant voluptueusement rouler entre le pouce et l’extrémité de son index et de son médius.

Je coulai un regard saturé sur le paysage désolé par la canicule : des maisons blanches à un étage, avec des toits de traviole ; leurs volets clos soulignaient l’ardeur de la chaleur. On ne voyait âme qui vive, à l’exception d’une poule téméraire qui s’obstinait à gratter le sol défoncé de la rue, sans grand espoir. Une vieille guimbarde rouillée stationnait devant l’une des masures, une espèce de camionnette bleue qui devait avoir plus de vingt ans et dont les derniers chromes accaparaient le soleil.

— Ça ne se bouscule pas beaucoup dans le secteur, soupirai-je.

— La sieste ! répondit Duck.

— Vous êtes certain que ce sera pour aujourd’hui ?

— Toute certitude reste hypothétique, fit-il.

La fumée de son cigare sentait bon et me donna envie de fumer. Alors Duck sortit son étui de sa poche et me le présenta, comme si j’avais énoncé ma pensée à haute voix. Chaque fois il me faisait le coup, et chaque fois je ne pouvais contenir un tressaillement de surprise. Ça devait l’amuser mais il n’en laissait rien voir. Je refusai le cigare car j’aurais eu trop peur d’avoir l’air d’un branque avec un machin pareil dans la gueule.

— Je ne sais pas si nos petits amis préparent quelque chose, en tout cas ils ne donnent aucun signe de vie.

— Oh ! que si ! affirma Duck.

— Montrez-moi !

Il me désigna par l’autre partie vitrée du van, le petit cirque, avec ses guimbardes d’un autre âge. A l’intérieur de celles qui servaient de cages, quelques animaux mités, fauves dérisoires sonnés par la chaleur, roupillaient comme des descentes de lit à un étal du marché aux Puces.

— Voulez-vous dire qu’ils sont planqués dans le cirque ?

— Le cirque c’est eux !

— Comment ça ?

— Ils l’ont racheté à un vieux saltimbanque malade, uniquement pour monter l’opération Streiger. Ça fait quatre jours qu’ils sont à pied d’œuvre, à identifier l’homme formellement et à préparer son enlèvement.

J’émis un petit sifflement comme je le voyais faire dans les films « C » qu’on nous projetait au patronage les dimanches de pluie.

— Ils emploient les grands moyens ?

— Les Israéliens ne regardent pas au prix quand il s’agit de récupérer un criminel de guerre.

— C’est payer cher la vengeance.

— Pour eux, il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice. Le ciel est encore plein de nuages chargés des fumées des camps de la mort. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

— Lavoisier, conclus-je. Ce type doit avoir cent ans, non ?

— Pensez-vous : il est né en 1917.

— Il a commencé tôt dans l’horreur.

— Question de vocation.

Nous restâmes un sacré moment silencieux. Le cigare de Duck semblait ne pas se consumer, comme s’il était artificiel, avec un bout incandescent bidon.

L’énorme Abdulah dormait toujours dans son fauteuil pullman, avec sa chiée de mentons en accordéon. Son énorme bouche lippue laissait filtrer un souffle long, régulier.

Je le désignai à Duck d’un hochement de tête.

— Avec un tel gorille, on risque autant de passer inaperçus qu’une danseuse en tutu sur un carreau de mine. C’est un char d’assaut, non ?

— Exactement. Quand vous le verrez à l’œuvre, vous serez impressionné.

— Je le suis déjà.

Une envie noire de pisser me nouait la gorge. Je gagnai le petit compartiment réservé à ce genre de sport et me libérai le plus silencieusement possible. J’ai toujours eu horreur d’entendre licebroquer mes semblables et je suppose qu’ils partagent, pour la plupart, cette aversion, aussi veillé-je à avoir des mictions veloutées. La politesse consiste avant tout à faire oublier aux autres que l’on est tristement organique.

Lorsque je rejoignis mes compagnons, je trouvai Duck penché sur la vitre grossissante comme un myope sur son écran de téloche. Il contemplait le faubourg blanc avec attention. Je vins à côté de lui et aperçus ce qu’il regardait avec tant d’acuité : un marchand des quatre-saisons (mais y en avait-il quatre dans ce foutu patelin ?) arc-bouté entre les brancards de son véhicule dont les deux roues décrivaient des « 8 » en tournant. L’homme s’arrêta au carrefour formé par la place et les deux rues qui y convergeaient, formant un « V ». Il stoppa son attelage dont il était à la fois le conducteur et la bête de trait, dénoua une corde pour libérer la béquille sur l’avant et s’essuya le front à l’aide d’un tissu rouge qui devait lui servir à une flopée d’usages.

Après quoi il s’empara d’une cloche munie d’un manche et se mit à carillonner. Sa carriole contenait des quartiers de viande noirâtre, à reflets bleutés because les mouches qui venaient se goinfrer. Des bonnes femmes sortirent une à une des maisons d’alentour. Grosses matrones pour la plupart, vêtues d’une simple blouse sans manches, les pieds nus dans des savates informes. Elles étaient mafflues, rances, brunes, variqueuses, et des marmots nus s’accrochaient à leurs vêtements, les retroussant parfois au point de nous découvrir d’énormes culs velus aux bourrelets jaunasses.

Les commères se mirent à jacasser autour de la carriole. Le marchand défendait ses prix, tranchait dans le nuage de mouches, pesait des morceaux de bidoche sur une balance à fléau, empaquetait ensuite la viande dans une feuille de journal, enfouillait la fraîche, crachait noir et loin…

— Faut-il aimer la vie ! soupira Duck.

Il faisait allusion à Streiger, je le compris.

— Passer plus de quarante ans dans ce bled infernal, parmi cette population lamentable, dénote en effet un attachement forcené à l’existence, admis-je.

Suivant le cours de mon raisonnement, je demandai :

— Pourquoi attendre que les autres agissent, on ne pouvait pas s’occuper de Streiger avant eux ?

Duck me coula un regard surpris, vaguement réprobateur, et je compris que j’avais gaffé. C’était pas le genre d’homme à qui on pouvait présenter des objections car il pensait à tout, et quand il optait pour une solution, c’est qu’il n’en existait pas d’autre ou, du moins, que c’était la meilleure.

Je risquai un sourire angélique, histoire de me faire pardonner. Mais il pigeait tout et se doutait bien que, pendant encore un certain temps, j’aurais de ces fâcheuses lacunes et qu’il devrait m’en excuser.

— Non, me répondit-il : on ne pouvait pas agir avant eux.

Mon « pourquoi » faillit forcer mes lèvres, mais je parvins à le retenir in extremis : c’était suffisant, la déconne, pour aujourd’hui.

Duck continua sur sa lancée :

— On ne pouvait pas agir avant eux, car nous, nous ne sommes pas parvenus à identifier Streiger. Il est probablement là, dans l’une de ces maisons, mais laquelle ? Mystère.

Ça me parut insensé.

Merde, un Chleuh probablement blond avec des yeux de faïence, parmi tous ces gus couleur caramel, ça devait être aussi fastoche à retapisser que le géant Atlas chez les pygmées, non ? Même avec de la teinture à tifs et des lunettes noires, on devait le savoir à Tanfédompa qu’il n’était pas autochtone pur fruit, le vieux gredin nazi !

Mon incrédulité était béante. Duck hocha la tête.

— Ça semble impensable, et cependant c’est l’exacte vérité, mon cher. Dès que nous avons su que les services secrets israéliens avaient cadré le bonhomme et qu’il habitait ici, nous avons envoyé des copains péruviens enquêter. Ça n’a rien donné.

— Alors ?

— Alors nous devons attendre que les autres s’en emparent.

Il regarda son cigare qui venait de s’éteindre et, bien qu’il n’en eût fumé que trois centimètres, l’écrasa dans le cendrier posé sur l’accoudoir de son siège.

CHAPITRE II

Ça ne se mit à bouger que vers dix-huit heures, quand le bus en haillons reliant Tanfédompa à Lima surgit dans un nuage de poussière ocre.

Le véhicule poussif, ahanant et fumant, était à ce point bombé qu’il y avait des passagers jusque sur le toit où ils se tenaient cramponnés à l’immense porte-bagages rouillé.

Le monstre antédiluvien s’arrêta dans un vacarme de freins à l’angle de la place et des deux rues dont je t’ai déjà parlé, mais t’as sûrement oublié, con à ce point ! Une fois le contact coupé, il continua de trépider et de convulser comme un bœuf mal tué, crachant de la vapeur, perdant ce qui lui restait d’huile, trouvant encore d’ultimes soubresauts après des instants d’immobilisme.

Un chauffeur en short, portant un T-shirt à la gloire de Coca-Cola-à-boire-glacé, délestait le car des colis ahurissants dont il était chargé. Il y avait là des corbeilles d’osier, des sacs rapiécés, des tonnelets, des caisses, des valises disloquées, des chèvres naines, des grappes de poulets liés par les pattes et à demi morts. Les voyageurs coiffés de chapeaux de paille gondolés se pressaient pour récupérer leurs biens en piaillant et gesticulant, puis s’égaillaient à travers l’agglomération qui semblait tout à coup reprendre vie.

— Pittoresque, non ? murmura Duck.

— Très beau, appuyai-je.

Abdulah venait de se réveiller et roulait des yeux blancs comme le bonhomme à chéchia de « Y a bon Banania ».

Il portait une tenue bizarre, en lin, style Mao, bleu foncé. Le col abondamment échancré laissait voir la formidable toison brune tapissant son poitrail. On aurait dit qu’il tenait un agneau noir pressé contre sa poitrine. Deux grandes poches plaquées gonflaient son pantalon large du haut et serré du bas.

Il prit son pistolet dans l’une d’elles, fit jouer la cache de la crosse et s’octroya une vachement chouette ligne de coke que ses narines larges comme des lunettes de soleil captèrent en deux reniflades.

Maintenant, le car était vide et abandonné en bordure de la place. Son conducteur était allé se foutre du frais dans le corps au bistrot en planches du carrefour. La vie avait repris avec la cessation de la chaleur caniculaire. Des gosses se mettaient à grouiller, des vieillasses à palabrer sur les seuils et des hommes arrivaient de la ville sur des vélos dont une poubelle de chez nous n’aurait pas voulu…

Un long moment passa. Je regardai Duck. Son état de tension me frappait. Il était aux aguets, pétrifié, l’œil rivé sur le hublot grossissant. Certains dos ont de l’éloquence, le sien traduisait la gravité de la situation.

A un certain moment, il murmura :

— Ça va être pour aujourd’hui.

Nulle satisfaction ne perçait dans ses paroles. Pas la moindre surexcitation. Il s’agissait d’une constatation, un peu comme s’il avait énoncé : « Il pleut », ou « Il fait chaud. »

Il m’adressa un signe par-dessus son épaule. Je rapprochai ma tête de la sienne.

— Qu’y a-t-il ?

— Vous voyez cette Dodge blanche, là-bas !

— C’est « eux » ?

— Oui.

Il ajouta, sans quitter la voiture du regard :

— Ils vont suivre l’autobus lorsque celui-ci repartira. Très bien. Abdulah et vous, descendez et allez récupérer la Camaro. Je m’en vais tout de suite. Faites-en de même. Prenez la route de Lima, le bus y retourne. A quelques kilomètres de la ville arrêtez-vous sur le bas-côté et soulevez le capot comme si vous étiez en panne. Lorsque le car et la Dodge seront passés, repartez et filez-les à distance. Surtout ouvrez l’œil car la chose aura lieu sur le parcours ou à l’arrivée.

J’eus envie de lui demander ce qu’il comptait faire, lui, mais sachant qu’il abhorrait les questions, j’obéis sans chercher à obtenir de précisions.


Une fois que nous fûmes stoppés sur la route, je me mis à regretter la climatisation délicieuse du van. Malgré que l’après-midi touchât à sa fin, le mahomet continuait de souquer ferme et on morflait sérieusement.

Le capot redressé nous transformait en naufragés. Il y eut un vieux tacot piloté par un brave mec fringué comme pour la pube du café Jacques Vabre qui s’arrêta pour nous offrir aide et assistance, mais j’assurai à cet altruiste de mes deux que nous attendions une dépanneuse, ce qui ne laissa pas de le surprendre vu que les dépanneurs, dans ce bled merdique, tu m’as compris ?

Il repartit avec ses bonnes intentions et nous continuâmes d’attendre.

Abdulah parlait anglais comme feu De Funès dans ses films et bredouillait comme s’il avait la bouche pleine de bonbons. Jacter lui survoltait les salivaires. Quand il en cassait, un double filet de vilaine bave blanche stalactiquait à ses babines. Il avait la bouche épaisse et grise comme un con de jument, et maintenant qu’on mijotait dans la fournaise, ce tordu se mettait à fouetter pire qu’une poissonnerie en fin de semaine. Franchement, c’était pas le genre de compagnon avec lequel j’aurais passé mes vacances au Club Méditerranée.

Je morfondais en contemplant le paysage aride, que ne parvenaient pas à égayer les grands candélabres des cactus. Le côté Ernest le Rebelle, ce chef-d’œuvre d’humour de Jacques Perret. Le monde, il faut l’inventer soi-même, sinon, en fin de compte, il est partout pareil. Le dépaysement, c’est dans ta tronche, l’ami, seulement dans ta foutue tronche assoiffée d’exotisme, si tant tellement que tu te le fignoles à la demande.

Enfin, il y eut une rumeur de mouches à merde tenant meeting, au bout de l’horizon. Le nuage safrané se pointait, avec, en son milieu, le pauvre autobus sorti d’un bouquin de Steinbeck.

Je fis claquer mes doigts. Aussitôt Abdulah et moi plongeâmes derrière le capot et nous mîmes à examiner le bloc-moteur, avec ses soupapes, son delco, toute son entraillerie bagnolarde, si belle à lire sur les fiches techniques, mais si conne à contempler que, merde, on se demande comment une tire peut arriver à accomplir deux cent mille bornes avec ces tuyaux imbriqués et ces bouts de câbles qui commandent tout.

Le bus nous noya dans sa poussière d’or en passant. Il puait l’huile bouillante comme un beignet trop tard sorti de la friteuse. Ça nous fit tousser comme tout un sanatorium d’avant Fleming, quand les tubars glaviotaient encore leurs éponges.

A peine le nuage s’éclaircit-il qu’un second nous saupoudra à son tour : la Dodge.

J’eus le temps pourtant de distinguer quatre hommes à l’intérieur. Des gringos.

Les deux véhicules s’éloignèrent, le premier poussif, donnant tout ce qu’il pouvait de ses dernières ressources, le second, souple et retenant les siennes.

— Allez, go ! fis-je à mon compagnon en rabattant le capot.

J’attendis que la route fût déserte pour décarrer à mon tour.

Abdulah sortit un flacon plat de l’une de ses fouilles vastes comme des poubelles et me le tendit.

— Tequila ? me proposa-t-il.

Comme mes papilles gustatives ne bandent pas pour l’alcool à brûler, je repoussai son offre. Alors, il s’engouffra tout le contenu de sa boutanche et ça ne fit pas plus d’effet que quand tu jettes ton emballage de chewing-gum.

Je me demandais où Duck était allé pêcher ce mammouth. Dans un cirque, probably, où il devait faire le numéro des deux camions qu’un colosse parvient à neutraliser alors qu’ils foncent dans des directions opposées. Ou alors il supportait quinze personnes sur ses épaules, le Jean Valjean des souks !

Un accident de la nature. Ça se rencontre : nains, géants, siamois, gus sans bras… Ou alors l’extrême colosse d’acier. Indestructible ! Le rêve ! Donjon ambulant ! Carcasse à toute épreuve. James Bond cogne dessus sans parvenir à l’ébranler.


On roulait mou, pas rattraper le cortège. De Duck, plus du tout aux horizons, confins. Disparu, mister Superman. Englouti dans l’espace, avec son van et son smokinge.

Soudain, comme le cheval au papa d’Hugo, je fis un écart. Le poste de radio, que pourtant je n’avais pas branché, se mit à jacter. C’était la voix du boss.

— Vous allez bientôt arriver à Tupinamba, disait-elle ; l’autobus s’y arrête, recollez un peu au peloton pour le cas où la chose se produirait dans cette localité. Si vous voyez que la Dodge attend derrière le car, continuez votre route à faible allure et embusquez-vous dans un point adéquat de façon à ne pas être repérés quand ils passeront.

Je répondis « O.K., bien reçu » et enfonçai le champignon.

En cinq minutes, j’aperçus les deux nuages ocre à la queue leu leu sur la route sinueuse.

Je conservai l’espacement et roulai jusqu’à Tupinamba. Mais rien ne se produisit dans cette localité. Le bus stoppa sur la place de l’église au style baroque et la Dodge se plaça dans l’ombre déchirée d’un bouquet d’arbres chétifs.

Fidèles aux consignes de Duck, nous poursuivîmes notre route.


A quatre bornes environ de Tupinamba, il y avait un cortijo en ruine sur le bord de la route. Se placarder derrière ses murs à moitié écroulés était du gâteau. Je remisai la Camaro dans ce qui avait été une écurie et descendis à la recherche d’un peu de fraîcheur, car une fois le moteur coupé, l’air conditionné de son sapin ne fonctionnant plus, la chaleur devenait poisseuse dans l’habitacle. Abdulah fouettait de plus en plus fort, comme des abattoirs en grève.

Les lieux « frissonnaient de lézards », comme l’écrivait si bellement une romancière, juré du prix Fémina, dans son livre.

L’endroit sentait un peu le foin et la vermoulance, plus des remugles d’animaux. C’était âcre mais pas trop désagréable, car ces senteurs me rappelaient des moments d’enfance à la campagne dans une masure louée par mes parents, laquelle comportait une grange abandonnée dont le toit s’affaissait en son centre comme un coussin de caissière. Avant qu’on y aménage des gogues de fortune (cabane au fond du jardin), c’était dans la grange qu’on allait dépaqueter. Tout cet espace pour une merde, hautement grisant ! Tu choisissais ton emplacement. Après tu filais une pelletée de terre par-dessus, pas être en reste avec le genre animal ; l’homme au moins l’égal du chat, noblesse oblige.

J’attends de nouveau, dans l’ombre mauvissante. Abdulah est allé s’accroupir dans un coin.

On croirait jamais, à nous voir, que nous sommes à l’orée d’un monstre coup de main et qu’il va bientôt chier des bastos. Incohérence biscornue des instants creux avant les instants capitaux. On joue relâche, quoi !

Une vingtaine de minutes s’écoulent. Plusieurs véhicules passent dans un sens ou dans l’autre. Et puis revoilà le brave vieux car. Je me mets à l’aimer comme on se prend de tendresse pour une bête de somme épuisée mais courageuse.

La Dodge toujours, à quelques encablures. Il n’a donc rien remarqué, le chauffeur en short ? Doit pas trop se poser de questions dans l’existence, cézigue.

Je fais un signe à Abdulah. L’énorme masse grise réintègre la Camaro. Et une nouvelle baguenaude reprend.

Ça dure une petite heure avant qu’on déboule dans les faubourgs de Lima. Le bus stoppe rue du Président-Simon-Kusonne. Plusieurs voyageurs quittent le véhicule. Ils se dispersent.

Achtung ! La Dodge a achevé de filocher le tobus. Elle s’engage dans une longue rue bordée d’arbrisseaux malingres trop compissés par les chiens errants, trop malmenés par le soleil…

Plus dur de la filocher dans cette voie étroite et surpeuplée.

La radio se fait entendre :

— San-Antonio, nos hommes suivent quelqu’un, donc ils se déplacent à une allure de piéton, abandonnez la Camaro et continuez à pied.

C’était un peu ce que j’étais en train de penser. Je moule la tire, la ferme à clé sans grand espoir. Si on reste absents trop longtemps, il m’étonnerait qu’on la retrouve entière. Les silhouettes équivoques qui glandouillent alentour auront tôt fait de taxer ses pneus, voire de la désosser. Enfin, on ne va pas s’attarder sur ces mesquines considérations.

— Go ! dis-je à l’éléphant man qui me sert de bouffon.

C’est ce qu’il pige le mieux, en fait d’anglais, le khalife. « Go » et aussi « stop ». Deux mots clés, en somme.

On s’élance dans la rue sans trottoirs et sans pavés. Des gosses qui se poursuivent nous bousculent. Quelques jolies filles crados, à la peau de miel et aux yeux en pépins de chirismoya me sourient. Je leur cligne de l’œil, histoire de ne pas laisser perdre leur invite.

On y va coudes au corps car la Dodge a pris de l’avance. J’essaie d’apercevoir la personne qu’elle file ainsi de son allure de corbillard, mais la foule est trop dense.

Bientôt, nous parvenons à une dizaine de mètres d’elle. Elle remonte toute la longueur de la rue. Au sommet de celle-ci, ça débouche sur un quartier moins pouilladin. Une alignée de petites bicoques modestes, toutes agrémentées d’un jardinet grand comme ta table de salle à manger. Les poteaux électriques, en forme de « T », titubent sous le poids des fils en portée de musique horizontale.

Maintenant je peux repérer la personne filée. Il ne s’agit pas d’un homme, mais d’une sorte de sauvageonne brune lestée d’un grand panier carré à couvercle et d’un carton d’épicerie maintenu fermé par une ficelle. Sa charge doit être lourde car elle la dépose fréquemment pour reprendre haleine.

A un certain moment, elle s’assoit sur un muret de briques. La Dodge a stoppé. Ses occupants n’en bougent pas. Ils guettent. La sauvageonne repart courageusement. Elle a une vingtaine d’années, elle est plutôt petite, avec du poil aux pattes. Ses cheveux longs sont tordus en une seule grosse natte qui passe par-dessus son épaule droite. Elle a une jupe rose, toute froissée, un chemisier de coton blanc plein de taches, des chaussures de cuir à lanières. Aux oreilles des boucles de pacotille, en cuivre.

Elle presse le pas comme quelqu’un qui fournit l’ultime effort, étant proche de son but.

Effectivement, elle parvient devant une bicoque un peu plus pimpante que les autres malgré son toit d’Eternit.

Elle se fige, regarde derrière elle pendant un bon moment. A-t-elle senti qu’elle était suivie, ou bien agit-elle ainsi selon un code de prudence habituel ?

Elle paraît attendre quelqu’un.

Et ça dure…

Ça dure… Je te mens pas : au moins trente minutes.

Au bout d’environ ce temps-là, comme dirait Jean-François Revel dans son Ode à Lecanuet, voilà qu’une énorme matrone débouche de la maison, traînant un sac-poubelle qu’elle balance carrément dans la rue, au bord de l’espèce de caniveau qui draine les eaux usées.

Elle jette un regard à la fille aux bagages. Laquelle reprend sa route.

Et moi, j’analyse, comprends-tu, Landru ? Faut pas croire que parce que je marche aux ordres de Superman Duck je suis devenu adjudant de carrière. Il a toujours sa belle gamberge ripolinée, l’Antoine. Fleur de coin !

Je m’écume à fond la pensarde et ça donne exactement ça : « les Dodge’s brothers filent la sauvageonne parce qu’ils croient qu’elle va les conduire à Streiger. La fille se pointe devant une maison et se met à attendre. Elle poireaute une demi-heure entre ses deux colis. Là-dessus, une femme sort de la maison, jette un paquet d’ordures et regarde la fille. Aussitôt, la fille s’en va. Je conclus que « quelqu’un » dans cette taule doit attendre la môme et surveiller la rue pour s’assurer qu’elle n’est pas filée. A la jumelle, of course ! Ledit quelqu’un a retapissé la Dodge arrêtée au loin avec ses quatre occupants ; et puis Abdulah et ma pomme aussi par la même occasion (en anglais : the same occasion).

L’intervention de la grosse mégère fait partie du code. La fille a pigé qu’il y avait du danger et s’est esbignée.

Alors moi, Antonio le Grand, pardon : le Sublime (j’oubliais que j’avais mis mes bandes protectrices aux chevilles), je me convoque de toute urgence pour une conférence au sommet. Et je me dis tu sais quoi ? Deux points, ouvre tes oreilles et les guillemets :

« Suppose, mon grand chéri, que tu sois le nazi traqué. Tu t’es organisé une vie de renard. Tu es sans cesse sur le qui-vive car tu n’as pas envie d’aller te faire suspendre par le cou dans une prison de Jérusalem. Aujourd’hui, y a alerte. La gosse que tu attends et qui t’apporte Dieu sait quoi a dans son environnement des mecs pas catholiques (et pour cause !). Tu fais quoi, si tu es marle, mon drôle ? Tu te prends par la menotte et, fissa, tu t’emmènes promener. A capito ? Si Streiger crèche ici, il a fatalement prévu une sortie de secours. Et il est en train de les mettre à une vitesse qui pulvérise celle du son, voir même celle de la « luce ».

— Attendez ici, fais-je à Abdulah. Si les hommes de la Dodge pénètrent dans la maison et qu’ils ressortent à cinq, alors intervenez !

Je franchis un jardinet, sur ma droite. Une haie de fraisiers géants le borde. Je la franchis. Un mec basané sort furibard de sa taule et m’apostrophe pire que Bernard Pivot. Je lui présente mon poing avec juste le médius en l’air. Il aime pas, se rue. D’un coup de boule dans ses huit ultimes chicots je le rends chauve des gencives. Il tombe le cul sur ses vingt mètres carrés de gazon, les yeux au ciel, à la recherche d’Apollon 130, mais la fusée est en retard, s’étant paumée en survolant le triangle des Bermudes.

De l’autre côté de la haie, il y a un sentier galeux encombré de boîtes de conserve vides, de landaus sans roues, de roues sans vélo, de papiers gras, d’étrons secs, de cages sans oiseaux et d’oiseaux sans cage.

Nobody. Tout de même je détecte quelque chose, et c’est des bribes de fumée bleue dont l’odeur me dit qu’elle vient d’être produite par un moteur à deux-temps trois mouvements.

San-Tonio, tu veux que je te dise ?

Unique !

Un cas.

Rare.

Comme le marbre du même nom.

Je m’élance (d’arrosage). J’ai pas la prétention de battre un Solex à la course, que non ! Mais je me dis qu’en pareille circonstance, il est préférable de courir dans la bonne direction plutôt que dans une autre.

Au bout du sentier c’est une ruelle. Deux petites filles jouent à se raconter la bitoune de leurs grands frères.

En espingouin je leur demande si elles n’ont pas vu passer quelqu’un à mobylette ?

Mais que si. Il a pris à la dextre.

Gracias, les mômes. Very mucho !

Je reprends haleine, puis ma course.

Juste voilà un vieux bonhomme qui se pointe sur une minuscule moto 125 cm3, japonaise à n’en plus pouvoir (même qu’elle a les roues bridées).

Je me fous en son traviole. Il pile, décrit un tête-à-couette. Ma pomme, ni hune ni dos, je puise une poignée de dollars dans mes vagues. Combien ? Deux cents peut-être. Et peut-être davantage, île nain porte, comme disait la marquise de Sévignoble dans ses fameux rébus qu’elle envoyait à sa fille. Fourre la liasse dans la main du notaire (pour le moins du notable) et enfourche son bolide avant qu’il ne l’ait quitté, achevant de l’expulser d’un coup de cul.

Más tarde ! je lui promets.

De toute façon, il a de quoi se payer une autre épave.

RRRaoum ! I roum ! En piste. C’est là que, dans le vouesterne, retentit la musique de la chevauchée infernale. L’air des grands horizons. Tatatsoin ! Tatata !

Fond la caisse ! Hardi ! Suce (à) l’ennemi !

Au bout de la ruelle, coup de périscope. Un gauche-droite Roland Garros. « Il » est là-bas… A quelque deux cents mètres. J’accélère. Me rapproche.

Merde, c’est une femme ! Une personne rondouillarde, avec un foulard noué sur sa tignasse crépue. Y a gourance. Fourvoyance ! Forfaiture ! Haute trahison du sort. Du coquin de sort ! Je me suis mélangé les pinceaux. La navrance m’empare. Ça me biche au creux de l’estom’, me descend plus bas, dans les œufs de Pâques, dévale jusqu’aux pieds où ça m’occasionne des crampes de l’écrivain.

La grosse dame roule le train de sénatrice, et mahousse comme elle est, c’est un train de marchandises.

Me reste plus qu’à rejoindre Abdulah. Mais au moment que je prends ma décision : vrraoum ! splatch ! comme on dit puis dans les bandes dessinées. Je suis télescopé plein cadre par un véhicule. Du coup, suis propulsé hors du mien, lequel se met à tortillonner sur place en crachant bleu tandis que je volplane sur la chaussée. Heureusement, je tombe sur l’éventaire d’un marchand de bananes ambulant. Des jolies bananes minuscules, mûres à point. J’en héberge de partout, ou presque, qu’heureusement j’ai mon slip, sinon t’irais croire des choses.

Je visionne le point de collision. Malédictas ! C’est la Dodge qui m’a percuté. Elle continue imperturbablement son chemin. Lequel se trouve être celui de la mobylettiste.

Donc, les gars des services secrets israéliens ont eu la même idée que moi, et re-donc, la piste de la grosse femme pétaradante est bien une chaude piste. C’est très à elle qu’ils en ont.

D’un regard fripé je constate que la 125 est nase, ayant les roues en forme de 88. Alors ?

Alors, je vais te dire l’à quel point que ça s’enchaîne poil-poil dans mes books. Qui vois-je débouler ? Abdulah au volant de la Camaro. Il bombe à fond la caisse. Je me jette devant la voiture. Il pile. Je saute in. Go !

The infernal pursuit !

J’indique à bébé sombre la bonne direction, car il déboulait au pif, ayant perdu de vue la Dodge pendant un bon moment.

On la retapisse. Fatal : elle roule planplan. Tout à l’heure elle filait une jeune fille à pied, maintenant elle suit une vieille à mob. Du gâteau !

La grosse woman a pigé qu’elle avait du trèpe aux miches car elle prend des risques, brûlant les feux rouges, se faufilant follement dans le flot de la circulance. Sa témérité paie : elle sème du poivre en grains aux dodgistes, et par conséquent à nous.

Mais hélas, elle est trahie par le Seigneur. Pile comme elle va s’élancer dans l’Avenida Presidente Capotan Glès, une procession déboule, protégée par la police. J’allais oublier de te dire que nous sommes la Sainte-Inés de la Consternation, patronne des chômeurs, et qu’un monstre défilé a été organisé par le P.C. péruvien pour célébrer la fête.

La grosse femme comprend qu’elle ne pourra pas couper la procession et tourne guidon. Hélas elle dérape. Son engin, comme le mien naguère, continue de tourner et de trépider au sol par-dessus sa grosse cavalière.

Les quatre messieurs obligeants de la Dodge se précipitent avec un altruisme que, vrai, y a encore des braves gens sur cette terre ! Ils relèvent mémère, coupent les gaz de sa bécane, emportent Médème dans leur vaste chignole. Pour la soigner sans doute. Les témoins trouvent qu’ils sont very obligeants, ces gringos. Faut pas toujours dauber sur eux ! Y en a de convenables, la preuve !

La Dodge décarre. Un loustic confirmé chourave en loucedé la mob. Un second, qui passait par là, ne l’entend pas de cette oreille, ayant oublié son sonotone. Il en veut aussi. Bien qu’une mobylette soit pourvue de deux roues, elle est mal partageable. S’ensuit une bataille rangée des voitures pour faire valoir un droit de préemption hypothétique.

Abdulah contourne la bagarre pour s’élancer derrière la Dodge. Cette fois elle met la sauce.

La radio grésille et la voix de Duck retentit :

— Où en êtes-vous ?

— Vos petits copains viennent de kidnapper en pleine rue une grosse vieillarde à mobylette et se dirigent vers les beaux quartiers.

— Ils la conduisent sûrement à l’ambassade d’Israël. Intervenez immédiatement.

— Des consignes ?

— Pas d’autre que celle-ci : il nous faut la vieille ! S’ils atteignent l’ambassade, ce sera foutu ; alors allez-y !

— Vous avez pigé ? demandé-je à Abdulah.

Il acquiesce. Puis, comme pour me prouver qu’il est en forme, il enfonce le champignon et, en quelques seringuées rattrape et dépasse la Dodge. C’est l’instant où celle-ci s’apprête à obliquer dans l’Avenida Presidente Manuel Skoler. Avec une témérité digne des doges, le monstre grimpe sur le trottoir pour feinter la Dodge et l’oblige, en la serrant à droite toute, de couper l’artère et d’aller se coincer contre un arbre, de l’autre côté.

Les gars ont pigé l’attaque surprise et dégainent.

Alors Abdulah commence à justifier la confiance que Duck met en lui. Il tire, des plis de son vêtement, une arme — ou un outil ? — surprenante. La chose ressemble à un pic à glace dont la tige serait longue d’une trentaine de centimètres et dont le manche serait pourvu d’une boule d’acier grosse comme une boule de billard.

Ce qui suit, je t’y raconte calmos, que tu puisses comprendre malgré tes carences mentales, mais ça se déroule en moins de temps qu’il n’en faut à un lapin pour mettre sa femme enceinte.

Le sac de viande s’est jeté au sol, contre la Dodge, donc à l’abri des pruneaux, et crève les pneus droit du véhicule. Voilà une bonne chose de faite.

La tire se penche sur le côté. Il me crie « Go ! Go ! »

En bon gogo, j’obtempère et décolle la Camaro de la Dodge.

Le temps de la courte manœuvre, Abdulah a contourné l’auto des Israéliens. Il l’empoigne par le bas de caisse et la fait basculer aussi facilement que s’il renversait un guéridon Louis XV. La chignole est sur le flanc. Faut en sortir en se hissant par les portières de gauche qui à présent se trouvent à la place du plafond. L’ami Abdulah n’a pas terminé sa besogne. Il sort d’une de ses grandes poches une minuscule grenade, la dégoupille et la balance dans l’auto.

Ensuite, plus rien ne se passe. Alors, aussi facilement qu’il l’a fait basculer, il la remet sur ses quatre pattes (inégales du fait de la double crevaison). A l’intérieur, ces messieurs-dames sont inanimés. Pleines vapes, grâce à la bombe soporifique. Abdulah ouvre la portière arrière, dégage un gonzier roux, puis la vieille dame. Elle a perdu sa perruque crépue et c’est un homme aux tifs rasés, d’un blond presque blanc.

Streiger en personne.

Mon pote, c’est le génie de la lampe d’Aladin. Il empoigne le bonhomme comme si c’était un paquet de coton hydrophile et le fourre à l’arrière de notre tire. Tout ça sans se presser. Evidemment, la foule forme le cercle. Pour du beau spectacle, c’est du beau spectacle. Tout juste si les Péruviens n’applaudissent pas. Ils regardent, fascinés. D’aucuns sourient. Abdulah leur fait un salut de la main et se coule à la place passager.

Je décarre, les badauds s’écartent pour nous laisser le passage.

La radio nous apporte la voix paisible de Duck.

— Tout va bien ? demande-t-elle.

— Au poil.

— Je suis très près de vous et j’ai assisté à l’opération. Empruntez la petite rue sur la droite et suivez-la jusqu’au bout. Elle donne sur une avenue, prenez à droite. A partir de là vous m’apercevrez. Doublez-moi et attendez mes instructions, moi je vous couvrirai.

— Entendu.


Abdulah sort son arme et s’octroie une nouvelle sniffée de coke.

Puis retombe dans ses torpeurs orientales.

CHAPITRE III

Duck se balançait mollement dans un rocking-chair en fumant un Davidoff gros comme une baguette de pain. Impec dans son smok à col châle, le nœud pap’ bien d’aplomb, les vernis rutilants comme des carapaces de scarabées noirs, le pli du futal tranchant comme un coutelas, il défrimait Streiger à travers la fumée odorante de son barreau de chaise.

L’ex-nazi est allongé sur un lit somptueux, capitonné soie, dans les tons parme. Le soleil filtre à travers les volets, illuminant la pièce de ses doigts d’or, ainsi que le mentionnait poétiquement Leprince-Ringuet dans une lettre à la princesse Ringuet, son épouse.

Il fait doux, grâce à l’air conditionné qui mouline du suave en zonzonnant.

Je pose la revue médicale dans laquelle je lisais un article consacré à la chaude pisse des gardes-barrières.

Streiger a repris conscience et, les yeux béants, s’imprègne de son environnement.

Evidemment, il ne pige pas. Tout a été si rapide ! Sa fuite, travesti en bonne femme, par le sentier de dégagement… Sa chute. Des hommes qui le ramassent et l’embarquent dans la grosse tire ricaine. Puis le coup de main au cours duquel il est envapé.

— Comment vous sentez-vous, monsieur Streiger ? s’informe Duck après avoir retiré son obus de sa bouche.

L’autre ne cille pas. Ses yeux clairs se posent sur son interlocuteur.

— Ç’a été moins une, n’est-ce pas ? continue Superman.

Streiger attend toujours. Son calme n’est qu’apparent, il pue la frousse. La trouille a toujours une odeur un peu acide. Je le trouve vieux, avachi, vaguement corrompu par son exil au soleil. Plus de quarante piges de traque, ça délabre un bonhomme. M’est avis qu’il doit biberonner, l’ancien nazi. Son foie, s’il connaît pas, les présentations vont pas tarder ; ça se lit sur son teint jaune et ses yeux couleur jonquille. La cirrhose rôdaille autour de lui, comme un chat autour d’une pièce d’eau bourrée de poissons rouges.

— Avez-vous une idée de ce qui vient de se passer, monsieur Streiger ? demande Duck.

L’autre décolle enfin sa langue de son palais.

— On m’a enlevé, fait-il d’une voix neutre.

Il parle l’anglais avec l’accent espagnol, cet Allemand, curieux, non ?

— Dans un premier temps, oui. Les services secrets israéliens étaient parvenus à vous retrouver et à vous kidnapper de manière assez vive ; seulement, dans un deuxième temps, je vous ai arraché de leurs griffes.

L’Allemand ne paraît pas rassuré pour autant.

— Pourquoi ? interroge-t-il.

Bonne question à cent sols[3].

Pas fou, le bourdon. Il se gaffe bien que nous n’avons pas pris de tels risques pour jouer Fort Apache en 16 millimètres.

— Pour vous arracher à une mort certaine, monsieur Streiger. Vous connaissez le processus avec les Israéliens ? On vous planque pendant un certain temps à l’ambassade, puis on vous drogue pour vous loger dans une malle diplomatique. Et c’est Jérusalem ! Tribunal, cage de verre, sentence, pendaison. Ils ont des circonstances atténuantes : six millions de morts, ça vous reste longtemps en travers de la gorge.

— Pourquoi ma vie vous intéresse-t-elle ? insiste Streiger.

Duck sourit.

— Parce qu’elle constitue une solide monnaie d’échange. Si vous avez eu le courage d’exister dans de telles conditions pendant près d’un demi-siècle, c’est que vous y tenez, soyons logiques.

— Et vous me l’échangeriez contre quoi ?

Duck se remet à tirer sur le Davidoff, en arrache une goulée de fumaga épaisse comme celle qui flottait au-dessus du Creusot jadis.

— Je vous fais un bref résumé de la situation : Berlin, 1945. L’Allemagne s’écroule, Hitler se suicide. C’est le sauve-qui-peut. En homme prévoyant, vous vous êtes préparé une fausse identité, mais vous savez qu’elle ne sera pas suffisante et que, si vous restez dans votre pays, dans les mois qui viendront vous serez démasqué, pris, jugé et exécuté. Alors, vous tentez le tout pour le tout. Sous votre faux nom, vous allez trouver les autorités américaines d’Occupation. Vous leur dites être en possession d’une certaine invention du docteur Karl Bruckner, chimiste réputé du Troisième Reich. Vous fournissez, comme preuves de ce que vous avancez, certains éléments qui convainquent les Ricains.

« Ils traitent avec vous, vous assurent le droit d’asile aux U.S.A. en échange de l’invention en question. Vous avez prétendu que ladite se trouvait déjà sur le sol américain et que vous seul pouviez l’y récupérer. Une fois en Amérique, vous blousez somptueusement les Amerloques et disparaissez. Beau travail d’évaporation. La souris qui tire un bras d’honneur au chat en lui filant d’entre les pattes ! Les Yankees ont beau mobiliser vingt bonshommes pour vous retrouver, c’est l’échec. Et le temps passe.

« Quelques années plus tard, les Israéliens ouvrent la chasse aux criminels nazis. Ils sont pugnaces. Le temps ne désamorce pas leur volonté. Vous êtes en bonne place sur la liste des gens à récupérer et ils vous retrouveront. Seule votre mort pourrait vous sauver, si je puis dire. Ils la prennent de vitesse et finissent par lever votre piste. C’est là que nous intervenons, nous, gens plus prosaïques. »

— Qui êtes-vous ?

— Des marginaux tout terrain auxquels certains gouvernements font appel pour régler des questions particulièrement délicates. En l’occurrence, comme nous avons un système d’information très poussé, nous avons su ce que les Israéliens préparaient contre vous. Alors nous les avons mis sous surveillance. Double enquête simultanée : eux s’occupaient de vous, et nous d’eux. Conclusion, vous voilà des nôtres.

Duck roule amoureusement son cigare entre ses doigts de chirurgien (ou de pianiste). C’est un jouisseur délicat.

— Quelle est votre proposition ? finit par s’inquiéter Streiger, de plus en plus mal à son aise.

— Vous l’avez déjà deviné : les travaux de Karl Bruckner contre votre peau.

— Je ne suis pas en mesure de vous les remettre et ne l’ai jamais été. Mon contact avec les Américains, en 45, c’était un coup de bluff. Je n’ai jamais disposé d’autre chose que des éléments que je leur ai soumis.

— En ce cas, dommage pour vous. Mais quoi, il faut bien faire une fin, monsieur Streiger. Quarante et quelques années de sursis, ce fut bon à prendre, n’est-ce pas ?

— Qu’allez-vous faire ?

— Vous reconduire à votre domicile.

Duck se tourne vers moi.

— Fausse manœuvre, mon cher, me dit-il. Inclinons-nous ! Vous allez avec Abdulah emmener M. Streiger chez lui.

Il se lève et s’approche d’un poste téléphonique vert pistache, aux lignes futuristes (je devrais dire présentistes puisqu’il existe déjà). Il prend l’appareil et le porte sur le lit où gît le nazi…

— Afin qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, voulez-vous être assez aimable pour composer le 878-37-95, monsieur Streiger ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Vous le verrez bien. Faites !

Ce diable de Duck dégage une telle autorité que l’autre se met à pianoter les touches sous la dictée de l’homme au smoking.

L’appareil est équipé d’un diffuseur, on perçoit la sonnerie d’appel. Elle retentit par deux fois avant qu’on décroche. Une voix veloutée, dont il est difficile de déterminer si elle est masculine ou féminine, annonce :

— Ambassade d’Israël, j’écoute !

Streiger lâche l’écouteur comme si la fée Machinchouette l’avait transformé en un serpent venimeux. Duck s’en saisit promptement.

— Voulez-vous informer vos services secrets que l’homme qui vient de leur échapper va rentrer dans sa maison dans quelques instants ? Merci.

Il raccroche.

— Vous me tuez ! murmure Streiger.

— Non, rectifie mon éminent « associé », c’est vous qui vous suicidez.

Il se lève, époussette avec horreur une traînée de cendre qui macule son revers de soie et salue l’Allemand d’un hochement de tête guindé.

Il sort.

Je demeure seul avec messire Streiger. L’ambiance n’est pas à l’euphorie. Il a beau être chargé d’une bonne partie des péchés du monde, il m’inspire néanmoins quelque compassion. C’est une vieille épave à présent. Que reste-t-il dans cet homme du tortionnaire nazi de jadis ? Les quarante années qu’il vient de passer, perpétuellement sur le qui-vive, suant d’angoisse, sans cesse aux aguets, s’effrayant de tout, redoutant chaque être qui l’approchait, ont miné son moral, ruiné sa santé. Le soleil, une semi-misère, l’exil complet… Il a subi sa punition, vécu sa damnation.

— Vous prenez un coup de tequila avant de partir ? proposé-je. Ou bien préférez-vous du whisky ?

— Whisky.

Je me penche sur le bar roulant peuplé de boissons et lui verse une monstre rasade.

— Sec ?

On the rocks !

Les gros cubes de glace s’entrechoquent. Bruit de vacances.

Il saisit le large verre en cristal taillé.

— Merci.

— Puis-je vous poser une question ? risqué-je.

Il relève ses sourcils par-dessus les parois du verre qui grossissent ses yeux, lui donnant un regard de batracien.

— Perdu pour perdu, pourquoi n’abandonnez-vous pas l’invention puisqu’on vous l’échange contre votre vie ?

— Je ne l’ai pas.

Il abaisse son glass et ajoute :

— Et puis, dites, une découverte datant de cinquante ans, croyez-vous qu’elle soit encore intéressante à notre époque où la science a pris un tel essor ?

— La roue a été inventée il y a bien plus longtemps et reste toujours valable.

Il hoche la tête.

— Peut-être, mais je ne possède pas ces documents.

Je m’appuie sur le montant inférieur du lit et me mets à le fixer avec une intensité de fakir.

— Pourquoi me regardez-vous de la sorte ?

— Je déchiffre votre visage, monsieur Streiger. J’ai suffisamment de psychologie pour savoir quand un homme ment. Et vous mentez !

Il détourne les yeux, avale une rasade de scotch.

— Réfléchissez, dit-il. Si je possédais la chose en question, pourquoi l’aurais-je gardée pendant près d’un demi-siècle sans chercher à en tirer parti ?

— Chacun possède ses raisons que les autres ne sont pas toujours à même de comprendre.

Streiger branle le chef.

— Si vous me reconduisez là-bas, je suis un homme mort ; vous croyez que je préfère être pendu plutôt que de livrer ce secret ?

— Oui.

— Ça n’a pas de sens.

— Non, sauf pour vous. C’en a fatalement un pour vous puisque vous adoptez ce comportement.

— Si vous disposez de sérum de vérité, administrez-le-moi, vous constaterez que je dis vrai.

— On vous en a déjà foutu quelques millimètres cubes dans le cul, cher monsieur, pendant que vous étiez out.

Il a un éclair de triomphe.

— Eh bien, alors ! Vous voyez !

— Cette méthode n’est pas infaillible. Un processus mental s’est opéré en vous. Au fil des décades, vous êtes parvenu à neutraliser la réalité concernant les travaux de Bruckner. En fait vous vous êtes conditionné pour vous persuader que vous en ignoriez tout.

— Hum, c’est bien fumeux.

— Mais c’est vrai ! Vous vivez dans une profonde solitude morale et vous avez eu tout le temps de tenter l’expérience. Je vais plus loin : quand vous affirmez ne rien savoir des documents en question, je suis persuadé qu’au premier degré, votre esprit accepte ce mensonge. Tenez, je vais plus loin : même si l’on vous torturait vous ne parleriez pas. Vous ne pourriez pas parler car vous êtes parvenu, à force d’autosuggestion, au point de blocage. Le phénomène est intéressant.

Est-ce l’effet du whisky ? Il est écarlate. Ses pommettes sont redevenues teutonnes ; elles vermillonnent comme des nez de clown.

— Je ne sais rien ! déclare-t-il catégoriquement.

— J’espère que c’est vrai, sinon ce serait ridicule.


La porte s’ouvre sur Abdulah, chargé à mort. Il a encore de la poudre blanche dans les naseaux, cézigue. Il vit la grande éblouisserie perpétuelle, en état de semi-extase. C’est peut-être pas fameux pour la santé, mais ça aide à supporter sa belle-doche !

Il va au lit, empoigne Streiger par la robe et le soulève du lit.

— Allons-y, soupiré-je.

Et c’est à cet instant que la grande idée me vient, sans crier gare, ni train, ni voie ferrée. Je suis comme ça depuis tout petit. A l’école, déjà, je me souviens… J’écoutais le maître d’une oreille distraite, et tout à coup, poum ! Une idée ! Ça concernait n’importe qui ou quoi : ma bonne amie du moment, mon vélo, les vacances… Une idée coup de poing qui me survoltait le mental. M’exaltait. Le maître croyait que j’avais pigé ses démonstrations ou explicances. Il me questionnait. Je séchais. M’en branlais au sang de sa science émiettée ! Tout ce qu’ils ont pu me dire, je leur fais cadeau. Ce que je sais, je l’ai appris tout seul en lisant des livres, en lisant la vie, en baisant, en aimant mon prochain comme moi-même pour l’amour de Dieu ! Les grandes éloquences, comme quoi le théorème de mister Pythagore, Pi trois-quatorze-cent-seize, le reste ? Dans l’oignon, mon grand ! Dans l’oigne, tout au fond fin fond ! Ils le sentaient bien, les profs, que j’en avais rien à cirer, que mon siège était fait et que ma vie s’organiserait autour de la vraie vie, sans les turpitudes du savoir sous cellophane. Diplômé des nuages, l’Antonio ! Docteur ès tendresse. Licencié en coïts ! Le pied, le foot ! Le tas, quoi ! Cette authentique grande école. Faculté de s’en foutre !


Et ma grande idée, elle éclôt tel le volubilis aux premières lueurs de l’aube.

— Vous savez au moins ce qui va se passer, monsieur Streiger ? je lui murmure. Pour vous, y a plus d’illuses à vous faire ; seulement nous, nous restons aux prises avec notre problème, qui est de récupérer les papiers. Du moment que la porte de vos confidences est verrouillée, on va frapper à d’autres.

Là, ça lui praline le caberluche plein fouet, cézigue. Son regard bleu clair, avec les stries sanguinolentes de la picole, paraît s’agrandir.

Il se fait un cinoche éclair ; passe en revue toutes les possibilités. La gamberge, chez l’homme, c’est un vrai fléau, si tu veux bien l’admettre. Les grandes épreuves s’opèrent dans le cigare.

— Qu’entendez-vous par là ? il susurre d’une voix morte.

— Votre entourage va passer au gril, vous le concevez, j’espère ? Les Israéliens, quant à eux, ne désirent que votre peau ; ils ont soif de votre sang, comme on dit dans les petits romans bon marché. Nous autres, ce qui nous intéresse, ce sont les documents Bruckner. Avant de nous avouer vaincus, nous allons tout tenter pour essayer de les découvrir. Les Juifs ayant raté votre enlèvement vont se contenter de vous filer une balle dans le ventre, et puis, une heure plus tard, une autre dans la nuque. Nous, nous allons récupérer la jolie petite sauvageonne de Tupinamba et lui éplucher le pedigree, la questionner bien à fond en espérant qu’elle pourra nous livrer des tuyaux en bon état.

— Ne faites pas ça ! s’écrie-t-il.

Que dès lors, il est à nous, le vieux mec ! Je viens de lui ôter sa godasse et sa chaussette pour mettre à nu son talon d’Achille.


Nous sommes assis sur une terrasse fleurie. On voit la mer, comme je vois ton cul quand je te brosse en levrette, fillette. Et paraîtrait que par beau temps, à l’aide de fortes jumelles, on aperçoit même le tropique du Capricorne !

Duck sirote un whisky de vingt ans d’âge dans lequel il a fait tomber quelques gouttes d’angustura, laquelle est un fébrifuge efficace, soit dit en passant. Il s’alcoolise rarement, juste pour fêter d’importantes victoires.

Il avale une menue gorgée de sa mixture, la savoure en la conservant quelques instants en bouche avant de descendez-on-vous-demande. Son palais ébloui se rince ensuite à l’air embaumé par les orangers en fleur.

— C’est cela qui me séduit en vous, me déclare-t-il tout de tu sais quoi ? Go !

Je visse sur l’homme au smoking un regard si candide qu’il ferait chialer un promoteur immobilier.

Duck explique :

— L’initiative, la psychologie. L’art de renverser une situation apparemment compromise. Le flair ! Surtout le flair ! Vous êtes un authentique policier.

N’en jetez plus ! Emmitouflé dans ses compliments doublés laine, je me sens devenir prix Nobel.

Il reprend, jugeant qu’il ne m’a pas passé la seconde couche :

— L’esprit de déduction est surprenant chez vous. Je vous écoutais, depuis la pièce voisine, et j’étais ravi par votre progression. Comment avez-vous senti que la fille jouait un tel rôle dans sa vie ?

— Vous venez de le dire : « Je l’ai senti. » Comme j’avais senti qu’il savait parfaitement où se trouvent les papiers de Karl Bruckner. Ceux-ci, c’est la dot de la petite. Lui mort, donc mis à l’abri des recherches par la volonté divine, elle allait pouvoir opérer des transactions avec le gouvernement américain ; il lui a écrit toute la marche à suivre, les arguments à employer, les pièces à conviction à soumettre, la somme à demander, les précautions dont elle devait s’entourer pour se la faire verser.

Duck s’octroie une nouvelle goulée de whisky angusturé.

— L’instinct de reproduction est vraiment chevillé à l’homme, note Duck. Voilà un criminel nazi en fuite, traqué par des forces impressionnantes, et qui parvient à faire un enfant à une femme.

— C’était une Indienne, dis-je. Elle est morte l’an dernier. Streiger ne voyait les deux femmes que rarement mais il pourvoyait à leurs besoins.

« Pour égarer les recherches, il vivait assez loin d’elles. La gosse lui rendait visite une fois par mois, avec mille précautions, nous nous en sommes rendu compte. »

— Quand nous aurons mis la main sur les documents, je lui verserai une partie de nos honoraires, décide mon compagnon.

— Je peux vous demander ce qu’est le programme à présent ?

— Vous allez partir à la recherche du magot avec Streiger.

— Il va retourner en Allemagne ! m’effaré-je.

— Pourquoi pas ? Depuis ses exploits, il a changé de visage, le temps étant un sacré maquilleur, et je lui assurerai une fausse identité.

— Vous me dites que je vais partir, vous ne viendrez pas, vous ?

— Non. Par contre, ma fille Carson vous rejoindra.

Je parviens à rester de marbre, pas lui livrer ma joie. Mais elle est si ardente que le vieux renard doit la humer. Le bonheur, tout comme la peur ou la haine, dégage une odeur. Carson ! Pas un jour sans que je ne pense à elle[4]. Et voilà que Duck nous associe ! Dis, c’est trop beau ! Pince-me ou pince-moi !

— Comme vous voudrez ! fais-je avec détachement (j’ai apporté du K2R).

— Puisque vous êtes destiné à me remplacer, il est bon que je vous donne carte blanche, précise Duck.

— Merci de la confiance.

— Tout ce que je vous demande, c’est de ramener les travaux Bruckner.

— Et Streiger ?

— Faites-en ce que vous voudrez, son sort ne m’intéresse pas.

Il sourit et ajoute :

— Je vous le donne !

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