PREMIÈRE PARTIE MARCO-LE-DINGUE

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Trop tard pour s’échapper: le cargo fondait sur le voilier en perdition, formant peu à peu une digue flottante en pleine mer, haute de plusieurs étages. Marco jaugea le monstre de fer dont la coque luisait comme une lame sous la lune. Démâté, le Class 40 n’était déjà plus qu’une épave dans la houle, menacé par le rouleau compresseur à l’approche. Les passagers retinrent leur souffle sur le pont du voilier, les bras serrés dans un réflexe de protection inutile. Lui ne broncha pas. La masse qui avance, gigantesque, sa surface portante, deux ou trois nœuds de vitesse, quatre mille tonnes de jauge brute: si le cargo était arrivé sous son vent, machine avant lente, il serait venu mourir sur le voilier, mais le courant était traître et il n’y avait rien à espérer de ces flibustiers.

Enfin le navire de commerce stoppa les moteurs, se laissant glisser jusqu’à eux; Marco distinguait les visages des marins penchés par-dessus les bastingages, la muraille terrifiante de la coque rouillée et ses coquillages incrustés. Ils allaient se faire broyer, aspirer par l’eau noire. Des cris de terreur résonnèrent depuis la cabine. Tout ça pour ça… Marco jeta un regard angoissé à son équipière, livide sous l’astre blanc. Fin de l’aventure. La mer le rappelait. Après ce qu’ils avaient vécu ensemble, c’était presque une fleur dans les pattes de la Faucheuse.

Un filin atterrit alors sur le pont du voilier. Les voix des marins l’invectivaient tout là-haut. Bande de cons, songea-t-il. Mais ils avaient encore une chance de s’en sortir. Marco hurla des ordres brefs, engueula ceux qui se précipitaient vers la proue du voilier pour éviter la panique. Avec la gîte et la peur qui traversait leurs yeux, ou ils se tenaient tranquilles ou ils passaient par-dessus bord. Un autre cordage dégringola sur le cockpit du bateau. Marco attacha les passagers par la taille, un par un, avant de les abandonner à la furie des marins qui commencèrent à les hisser. Ce fut un carnage.

Il entendit leurs cris, le bruit sourd des corps propulsés contre l’acier et les angles coupants des coquillages qui déchiraient leurs chairs, puis il n’entendit plus rien, que le vent de la nuit dans les voiles déchiquetées… La masse du cargo oscillait vers lui, s’inclinait, pesait, menaçante, puis se retirait avec la houle pour revenir avec plus de détermination. Un premier choc fit vaciller le voilier, que le courant aspirait inexorablement sous la coque. Le dernier filin dérivait dans l’eau sombre, dérisoire. Les marins lui adressaient des signes sous la lune affolée, l’exhortaient à grimper au plus vite mais Marco ne bougea pas.

Il regardait la mer. La mer qui scintillait pour lui. À jamais.

1

Mc Cash avait récupéré sa fille à la sortie du collège. Il restait encore trois jours avant le début des vacances mais ceux de Mc Cash étaient comptés. Il avait baratiné la gamine, qui n’avait pas fait d’histoires. Des vacances à la mer, bien sûr que ça lui disait, tout pour fuir le village de Centre-Bretagne où un destin contraire l’avait consignée, et partir sur la route avec son père.

Mc Cash cracha la fumée par la vitre de la Jaguar. Temps de chien dans sa caboche malgré le soleil intermittent entre les nuages. La journée avait pourtant plutôt bien commencé, il était même presque normal en se levant à l’hôtel: la mer passait par-dessus bord à l’horizon, les oiseaux voltigeaient derrière la baie vitrée de la salle du restaurant, il avait regardé la petite avaler ses corn flakes, s’en mettre jusque-là, ses petits crocs affûtés, Alice et son sourire glouton d’orpheline espérant que demain serait plus réjouissant qu’hier, et puis la douleur s’était réveillée. Un cauchemar au bois dormant.

Mc Cash était borgne, un tendre au cœur dur qui confondait la défense et l’attaque; il avait repris la route sans broncher mais le moignon de son œil crevé lui faisait mal, à en perdre la raison. Pas de rémission d’après les médecins — pour ça, il aurait fallu commencer par se soigner, nettoyer sa prothèse et surtout l’orbite vide qui s’infectait. Maintenant le jus de mort lui tordait la couenne, un linge mouillé comme autant de larmes rentrées, une douleur sauvage qui lui marchait dessus, le piétinait et…

— Tu veux pas baisser un peu la musique! cria Alice depuis le siège voisin. J’arrive pas à me concentrer!

La petite lisait un manga, les pieds nus posés sur le vide-poches.

Alice. Treize ans à peine, deux tresses brunes et de grands yeux verts qui le considéraient comme son père. Mc Cash baissa le volume du cédé en grognant — Spoke Orkestra, un collectif slam-rock qui écraserait la bande FM à coups de marteau si on le laissait faire. Les autres groupes étaient morts, The Clash, Stiff Little Fingers, The Adverts, tous les vieux punks de sa jeunesse irlandaise: crevés.

Comme lui.

Les crises étaient revenues. Elles le suivaient, et le pisteraient, où qu’il aille. Mc Cash n’avait jamais changé son œil de verre. Un vague curetage en trente ans, et ce n’est pas ses rinçages au savon de Marseille qui allaient le soigner. Il cachait sa prothèse sous un bandeau de cuir noir, qui provoquait chez les autres un mélange de passion baroque et de répulsion instinctive.

Obnubilés par son bandeau, les gens le regardaient de travers. Il les détestait pour ça, et pour le reste aussi, il mélangeait tout. Trente ans étaient passés depuis la perte de son œil mais Mc Cash n’avait jamais accepté son infirmité. Envie de meurtre, d’euthanasie générale. Avec le temps, il s’était imposé un tempérament de pirate, comme le miroir du regard qu’on portait sur lui, pillant l’amour des femmes pour mieux mépriser leurs maris, faisait tout à l’emporte-pièce et se moquait bien des conséquences.

Seulement il n’était plus seul au monde, et son moignon pourrissait. La douleur grimpait à l’improviste, au réveil sous la douche, la nuit dans les bras d’une femme ou dans son sommeil, épouvantable. Elle l’avait attrapé ce matin, au petit déjeuner, alors qu’il regardait sa fille se goinfrer de ses putains de céréales: une crise en flux tendu, qui capitalisait, sûre de ses rentes.

La Jaguar roulait sur la départementale mais la ligne d’horizon avait disparu; même les fleurs des prés avaient fichu le camp. Mc Cash un instant ne vit plus rien, qu’un vague champ magnétique sur l’asphalte peint. Les médicaments lui retournaient la cervelle, ces bouts de cortisone qu’il mâchait par kilos, ou bien était-ce le pétard d’herbe fumé tout à l’heure sur l’aire de repos… Quand il revint à lui, la Jaguar roulait sur la file de gauche.

La douleur, fulgurante, sembla fissurer son lobe temporal. Il cala la décapotable sur la file de droite, tenta de se concentrer.

La gamine, absorbée par ses nipponeries, n’avait rien vu.

Il cligna les paupières pour faire le point. La départementale 785 était déserte, les ombres des nuages jouaient au fantôme sous les éclaircies, il n’avait encore rien décidé et conduisait, hébété par le mal. Il voulait juste que ça cesse. Mc Cash crut alors distinguer un point mouvant au bout de la départementale. Deux bras qui s’agitaient.

— Merde, murmura-t-il.

Des flics.

Un barrage.

— Quoi?

Alice releva la tête de son manga. Elle vit le visage de son père et comprit que quelque chose n’allait pas. Il coupa le son du cédé, comme si la musique l’empêchait de penser. L’adrénaline grimpa aussitôt: la police était-elle à sa recherche? Avait-elle son signalement? Celui d’Alice? Les papiers de la Jaguar étaient en règle; elle trouverait leurs valises dans le coffre, deux ordinateurs portables, les jeux de la petite, son sac de plage… Trois gendarmes lui faisaient signe de se garer sur le bas-côté. Mc Cash ralentit, vida l’air de ses poumons, réajusta ses lunettes noires. Le .38 était calé sous son siège.

— Tu la boucles, dit-il à sa fille.

Un motard approcha. Vingt mètres les séparaient encore. Le type avait gardé son casque et la sécurité de son étui ouverte. Mc Cash le laissa venir, évalua la topographie, les jambes dans le mercure: une barrière métallique, deux gendarmes à pied, bras croisés devant la BMW du premier, leur voiture garée dans le chemin. Le motard salua sans ôter son casque et inclina son visage vers la vitre.

— Bonjour, vous avez les papiers du véhicule?

De grosses lunettes réfléchissantes et l’air satisfait du représentant de la loi lui faisaient face. Mc Cash trouva carte grise et permis dans le vide-poches, tandis qu’Alice rapetissait sur le siège, comme prise en faute.

Le motard examina les documents avec une attention croissante, sans cesser de le dévisager. Mc Cash ne bougea pas d’un pouce, le pied enfoncé sur le frein de sa boîte automatique — un coup d’accélérateur et douze cylindres hurlants enverraient paître les gendarmes.

Le motard se pencha de nouveau vers lui.

— C’est votre fille? fit-il en désignant la gamine sur le siège en cuir.

— Non, c’est ma tortue. On est venus pondre sur la plage.

Mc Cash avait été flic. Il n’avait pas peur de ces types, encore moins d’un spécialiste du cambouis. Alice croisa le regard inquisiteur du gendarme, n’y vit que son reflet d’argent; elle plongea dans son manga comme si ça allait les aider à partir sans encombre. La tension était montée d’un cran dans l’habitacle.

— Vous cherchez quelque chose? fit Mc Cash.

Le motard ne répondit pas tout de suite. L’homme au volant avait le teint rougi et une larme jaunâtre coulait sous ses lunettes noires, qu’il balaya du revers de la main.

— Vous avez quoi dans le coffre? demanda-t-il.

— Des affaires de vacances. Une roue de secours. Vous voulez la voir?

Le gendarme ne releva pas. Lard ou cochon, quelque chose le dérangeait chez ce type. Mc Cash le laissa mariner. Son œil malade le démangeait derrière ses lunettes. Le motard gambergeait, tapotait la carte grise sur son gant; il inspecta la Jaguar, puis rendit les papiers dans un rictus dégoûté.

— Allez, circulez…

Un couple de moineaux éperdus évita de peu le pare-brise. La Jaguar passa le barrage à allure réduite sous le regard bleu marine des gendarmes. Tranquillité de façade. Mc Cash remit le son du cédé, de l’urticaire dans le sang.

«Plus jamais seul…

Plus jamais seul…

Plus jamais seul…

Avec une bastos dans la gueule…»

2

Mc Cash n’avait jamais été petit. Ou il ne s’en souvenait pas. Ni de Brest, où il était né, ni de ses premières années françaises. Il avait grandi à Belfast sous occupation anglaise, dans un quartier de pubs et de brique où même la pisse des chiens suintait la colère. IRA, Bloody Sunday, Thatcher, personne n’oubliait. Les gosses se lançaient des cailloux dans la rue devant chez lui. On le dégommait souvent.

Les autres se foutaient de lui, son accent français, ses grosses lunettes de bigleux, sa taille ridicule et ses shorts râpés, jusqu’à ce qu’il grandisse et se mette à caillasser les autres. Pas de quartier. On vivait en bande, comme les loups. Mc Cash avait la main lourde et la rage au mètre cube.

Sa mère, bretonne et catholique, avait perdu son deuxième enfant lors d’une grossesse compliquée et ne s’en était jamais remise. Le Bon Dieu l’avait punie, lui envoyait des messages qu’elle seule comprenait. Dans tous les cas, elle n’avait pas vraiment aimé son premier fils. Pas comme il l’aurait voulu. Trop bigleux sans doute. Pas assez ressemblant à l’image qu’elle se faisait de Patrick, le mort-né. Elle l’avait abandonné à son père comme on se débarrasse d’une vérité encombrante, se réfugiant dans un mysticisme hors-sol. Sa mère était une colonne sèche qui avait Dieu entre les cuisses et priait pour que ça passe.

Avant d’aimer son prochain comme soi-même, il faut commencer par se supporter: Mc Cash avait mis des années à comprendre que sa mère culpabilisait de la mort de Patrick, de son incapacité à aimer le seul fils qui lui restait, et qu’elle se méprisait peut-être autant qu’elle le méprisait. Ça ne le consola pas. Mc Cash saignait de partout, hémorragique et silencieux, mais s’il traînait le soir, bravait les couvre-feux, l’autorité, s’il faisait toutes ces choses bizarres, c’était sa façon de montrer qu’il bougeait encore. Pas comme Patrick.

À treize ans, Mc Cash déambulait en kilt dans le quartier en proie au chaos, un steak tartare sur la tête. À quatorze, il coupait des citrons en tenue de footballeur à l’entrée des pubs où l’on complotait. À quinze repeignait sa mobylette, volée on ne sait où, aux couleurs d’un obscur club de ping-pong local. À seize collectionnait les coups de matraque pour exhibitionnisme devant les forces armées.

Sa mère priait quand il revenait à la maison, son père s’en foutait: accro aux pubs où son violon l’entraînait, Sean se contentait d’aligner les taloches en touchant les allocs. Né de père écossais, musicien amateur et chômeur professionnel, Sean Mc Cash arrondissait ses fins de mois en trimbalant des fûts de bière dans les pubs de Belfast où il jouait, un marché qui, à l’instar du rugby à quinze, réconciliait le temps d’une pinte catholiques et protestants.

Mc Cash avait grandi contre.

Contre le monde — tout le monde.

L’armée anglaise, qui avait tiré dans le tas lors du Bloody Sunday, protestants soumis à Thatcher, catholiques confits d’eau bénite refusant l’avortement aux gamines violées dans les rues, la haine pour orgasme, tous ces gens le dégoûtaient. Mc Cash pataugeait dans l’humanité et n’y voyait ni place, ni avenir, ni issue de secours.

Les femmes l’avaient sorti de là. Les curieuses, les sans-espoir, les bienveillantes, qu’importe. Depuis le premier baiser échangé sous un porche, au premier instant de leur peau, au contact de leurs mains chaudes quand enfin déshabillées elles se glissaient tendre chatte contre ses flancs, au premier sourire violent de l’amour, il sut que les femmes seraient son lien au monde, ce qu’il verrait au bout de la planche, son unique salut.

Sa mère priant pour son âme, son père pour qu’il arrête ses conneries, Mc Cash avait tué son enfance en couchant avec les filles des deux camps, sans distinction ni discernement. Il faisait des choses pas catholiques avec les protestantes, et vice versa, infiltrait l’ennemi par l’orifice, compensant son manque d’affection par une addiction féminine de tous les instants, quand la guerre et les bombes fratricides hurlaient autour de lui. Mc Cash, qui avait pris vingt centimètres l’année de ses dix-sept ans, rentrait la queue tordue à la maison, ivre le plus souvent, puant le sexe britton et la haute trahison.

Son père, un soir, avait voulu le corriger mais, à dix-sept ans, le temps des trempes rédemptrices était fini: Mc Cash avait arraché le martinet des mains de Sean et l’avait fouetté en retour, à pleine volée. Il avait frappé son père comme un possédé, lacérant les bras qui protégeaient son visage de musicien alcoolique, tandis que sa mère s’arrachait les cheveux en poussant des cris d’otarie.

Mc Cash avait quitté la maison et le quartier qui l’avait vu grandir, sans remords. Il s’était installé chez un copain sympathisant de l’IRA, avait vécu d’expédients tout en poursuivant ses études, avant de perdre son œil lors d’une rixe dans un pub infesté de soldats anglais. Bénéficiant de la double nationalité, Mc Cash avait décidé de s’exiler dans le pays de sa mère. Ne pouvant pas encadrer Thatcher, préférant crever plutôt que de fouler les Highlands paternels, il avait pris le chemin le plus court et traversé la Manche en jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette Irlande maudite.

En France, le borgne avait repris des cours de droit et goûté aux métiers qui allaient à son tempérament: sécu de concerts, roadie, machiniste, puis détective privé. Un flic qu’il avait rencardé lors d’une affaire l’avait encouragé à passer le concours d’inspecteur — on avait besoin de types comme lui. Adepte du grand écart, Mc Cash avait accepté. La Criminelle à Paris, comme pour assécher ses envies de meurtre et trouver un chemin légal à sa colère. Il se débrouillait bien quand il voulait, c’est la motivation qui manquait. «L’Irlandais» était son sobriquet dans la Grande Maison — si ça les amusait…

Ses parents moururent au pays sans le revoir, ce qui au fond ne changeait rien: Sean n’avait jamais pris la peine de le connaître, comme si quelques accords sur un violon suffisaient à son bonheur, quant à sa mère, le chagrin avait fini par avoir sa peau — le chagrin d’avoir perdu Patrick. Qu’elle prie en enfer. Mc Cash avait aujourd’hui cinquante ans, mille parfums de femmes et autant de fées imaginaires à se tartiner encore sur la peau avant de mourir, de préférence seul et au bout du rouleau en se tirant une balle avec son arme de service. C’était son programme dans la vie, jusqu’à ce qu’il reçoive la lettre de Carole…

Il avait fallu fouiller dans la caisse à outils de sa mémoire pour que le souvenir rejaillisse. Douze ans étaient passés depuis leur dernière entrevue. Carole, qui avait coupé les ponts avec sa famille de tarés, travaillait alors comme barmaid au Chien Jaune, un bistrot de Rennes que Mc Cash fréquentait à l’époque. Carole avait couché avec lui quelques fois après la fermeture, sur des capots de bagnole, sous les branches des jardins du Tabor, sous la pluie, avant de disparaître de sa vie. Un bon souvenir. Sauf que la lettre envoyée par Carole était une lettre testamentaire. Frappée par un cancer, elle mourait désespérée en lui laissant une gamine sur les bras: sa fille… Alice, une gosse de douze ans, qui d’après elle n’avait que lui.

Mc Cash enrageait. Il n’avait jamais voulu d’enfants, pas même avec la seule femme qu’il ait réellement aimée: cette lettre était une mauvaise farce de l’au-delà. Comment lui, l’homme qui pourrissait sur pied, le condamné volontaire, démissionnaire et nihiliste, s’occuperait-il d’une orpheline prépubère qu’il ne connaissait pas? Son enfance lui remontait de la panse, des choses mal ruminées qu’il croyait ravalées depuis longtemps, cette avalanche émotive dont il était à la fois l’écho et le point de chute, mais il ne pouvait pas rester les bras ballants comme sa mère à la mort de Patrick.

Mc Cash était allé voir la gamine, d’abord de loin, à la sortie de l’école, pour être sûr qu’elle existait, puis les événements s’étaient précipités[1] et il n’avait pas eu le cœur de la laisser à la Ddass, à pourrir, comme lui. Tous ces petits chaussons alignés dans l’entrée, ces jouets passés entre mille mains, la fausse gaieté de ces pauvres gosses affligés, il n’avait pas eu le cœur. Il était venu chercher Alice à la sortie du collège, un soir de juin finissant, et l’avait embarquée avec lui dans la Jaguar, destination nulle part. Ils avaient pris au foyer ses maigres affaires, signé les papiers, et quitté cette campagne bretonne pleine de ronds-points où la petite avait vu sa mère mourir. Non, Alice n’avait pas fait d’histoires pour le suivre. Ils avaient tout l’été pour trouver une maison, une ville où s’installer, l’inscrire à l’école. L’essentiel était de partir.

— Je te préviens, je suis nul en gosses, avait-il dit.

Alice avait haussé les épaules — comme si elle était bonne en parents… Enfin, en six mois ils avaient appris à se connaître, et s’il ne ressemblait à aucun père, Alice l’aimait comme il était, bougon, comique, désabusé, grand cœur, une sorte de montagne russe interdite aux moins de treize ans. Mc Cash composait avec la partition qu’il avait entre les mains; cette gamine ne s’exprimait pas avec un débit de mitraillette et des expressions incompréhensibles comme les filles de son âge, faisant preuve d’une maturité qu’il découvrait au fil des jours. Lui qui n’avait pas de prénom ne savait pas comment l’appeler: «ma puce» ça faisait vraiment minus, «mon chaton» c’était déjà pris, «moucheron» ça ne lui aurait pas plu, le reste des animaux il s’en battait l’œil.

Va pour Alice.

Ils erraient depuis dix jours d’hôtel en hôtel sur la côte sud de la Bretagne. La petite avait l’air de prendre ça pour des vacances. Peut-être qu’elle savait qu’il baratinait. Peut-être pas — il n’y connaissait rien.

Alice finit d’aspirer le jus de mangue qui traînait dans le vide-poches, et se tourna vers son père.

— Qu’est-ce qu’ils cherchaient, tout à l’heure?

— Hein?

— Les gendarmes au barrage.

Mc Cash conduisait en automate sur la départementale. L’étau lui serrait le crâne.

— Je ne sais pas, répondit-il. Des emmerdes…

Pour le moment il ne songeait à rien, juste à survivre à sa crise. Alice le surveillait depuis le siège en cuir, sa collection de mangas en vrac sur la banquette arrière. Les nuages dansaient là-haut, déclinant les nuances de gris, troués par les rayons. Ils croisèrent des types à vélo en tenue Intermarché — ça devait être le début du Tour de France —, des camping-cars couverts d’écussons ringards, avant de couper plein ouest. Soudain le ciel s’éclaircit. Dunes blondes, fleurs des champs multicolores et mer à pleine gomme: la baie d’Audierne déboula sous son œil cramoisi de douleur.

— C’est beau par ici, commenta la petite.

Mc Cash lorgna le tableau de bord.

— On va s’arrêter, dit-il. De toute façon, il faut que je prenne de l’essence.

— On dort là ce soir?

— Pourquoi pas.

Alice étira son cou vers les plages de sable blanc le long du littoral. Il était quatre heures de l’après-midi.

— On peut se baigner, même, avança-t-elle.

— Si ça t’amuse. Moi je suis trop vieux.

— N’importe quoi.

Alice fit une grimace pour qu’il se déride un peu — son père n’avait pas ouvert la bouche depuis ce matin — mais, calée dans son angle mort, il n’avait aucune chance de la voir.

Ils s’arrêtèrent à Audierne, dernière ville avant la pointe du Raz. Le soleil était frais, les premiers estivants flânaient en couples éparpillés. Quelques mouettes paressaient dans l’azur, recomptaient les chalutiers rangés le long du port. Mc Cash se gara devant la capitainerie: le distributeur était juste en face.

Alice rangea son petit bazar tandis qu’il consultait son compte en banque. Pas brillant. Il serait bientôt dans le rouge. Mc Cash n’avait pas de compte épargne, de sicav, d’actions ou de quelconques participations à leur bordel financier dont la simple évocation lui donnait la nausée, il n’avait jamais mis un sou de côté et, après vingt ans de service, avait donné sa démission sans se soucier d’une quelconque retraite à toucher. En attendant, il lui restait à peine plus de mille euros.

Il fourra les billets de banque dans la poche de sa veste noire et retrouva Alice devant la Jaguar. Elle portait un jean savamment élimé et un tee-shirt de fille avec la langue des Rolling Stones, version paillettes. Elle ne vit pas ses mains qui tremblaient, le regard des gens autour de lui, cette sensation de bête de foire.

— On va à quel hôtel? fit-elle en se déhanchant vers le port.

— Le plus grand, là, le blanc…

Trois étoiles sur la façade: le double dans les yeux d’Alice.

*

Argent ou pas, l’ex-flic ne supportait pas l’idée de trimbaler sa fille dans un bouge, un Formule 1, une maison d’hôtes avec une mémé à coiffe leur servant des tartines beurrées au petit déjeuner et le bruit de la pendule dans la cuisine. Quitte à crever, autant le faire avec panache. Mc Cash prit deux chambres à l’Hôtel de la Plage pour une durée indéterminée et une douche froide qui ne changea rien. La douleur ne le lâchait pas. Il s’accouda à la fenêtre de la chambre, qui donnait sur le port, répandit un peu d’herbe sur la tablette et roula un joint.

Devait-il, comme les dernières usines de V2 du Troisième Reich, s’enterrer sous terre pour continuer à entretenir l’illusion qu’il sortirait vainqueur du combat? Avec son champ de perception amputé, Mc Cash vivait dans un bunker fait d’angles morts: un état de guerre permanent. La gangrène gagnait l’autre œil, dont les indices baissaient à la Bourse du vertige. Tant mieux, grognait-il: il n’en serait que mieux aveugle. Alice bien sûr n’était au courant de rien. Il lui mentait, sur toute la ligne. Il n’y aurait pas de nouveau départ, de maison, de jardin, d’école. Il cherchait un endroit pour mourir, pas pour vivre. Et puis ils ne pouvaient pas continuer à errer de ville en ville, comme un Humbert Humbert avec sa Lolita de service. Il avait été présomptueux en l’embarquant, inconscient total. Alice l’encombrait. Du poids mort, de l’ADN de borgne certifié qui l’empêchait encore de se foutre en l’air. No future sur tous les masques de la terre. Il avait grandi comme ça, sans amour, sans tuteur, sans rien. Il ne pouvait pas s’occuper de sa fille, même pas de lui. Le sourire qu’elle faisait le matin en le voyant lui mettait les nerfs en pelote — elle était si jolie, si confiante, il ne méritait pas ça…

Mc Cash écrasa son joint sur le rebord de la fenêtre, perdu, croisa son reflet dans le miroir de la chambre. Son œil semblait avoir doublé de volume. L’herbe n’avait fait que mélanger la douleur. Sensation étrange, comme si plusieurs couches de réel s’étaient superposées… Il descendit dans le hall de l’hôtel et prit une bière au bar acajou, entre deux eaux.

Alice déboula bientôt, un paréo coloré savamment enroulé autour de la taille et maillot de bain assorti à ses yeux de petite bête ressuscitée. Il fit un signe du bar, la laissa venir jusqu’à lui mais son sourire enjoliveur ne prit pas.

— Qu’est-ce qui se passe?

— Comment ça?

— Tu es tout blanc, nota Alice.

— Comme les ours?

— Non: on dirait que tu vas pleurer.

Son sourire tomba dans sa gorge.

— Tu délires, singea Mc Cash. Je ne sais même plus comment on fait.

Alice acquiesça avec un regard entendu.

— Bon… On y va, alors?

Ses yeux brillaient, carlingues sur un champ d’osselet. Mc Cash finit sa bière. Effet d’optique? Miracle ordinaire? La crise passa comme un panzer sous la neige.

*

Une mouette lorgnait la serviette d’Alice, intriguée par le sachet de chouchous qu’elle tenait à la main. L’oiseau n’osait pas trop approcher, il avait raison.

— Tu l’as perdu comment ton œil?

Les vagues roulaient sur le sable; Mc Cash soupira bruyamment.

— Je t’ai déjà dit: en poursuivant une Amazone dans la forêt.

— Je croyais que c’était une flèche de Pygmée?

— Oui, oui, aussi…

Elle sourit en coin. Cette histoire d’œil crevé était devenue un jeu. Ils n’en avaient pas beaucoup tous les deux; le Scrabble le faisait chier, le Cluedo lui rappelait le boulot, le Risk le rendait agressif, le Monopoly pyromane. La vérité était moins romanesque, et datait de Belfast: des soldats anglais avaient déboulé dans le pub où traînaient des sympathisants de l’IRA, provoquant une rixe aussi sauvage que spontanée, les coups avaient volé au petit bonheur, tant qu’on ne sut bientôt plus qui tapait sur quoi. Mc Cash se tenait au milieu de la mêlée comme avant avec les mioches de sa rue, les poings en sang, quand la crosse d’un fusil lui avait enfoncé le côté droit du visage. Il changeait de version selon l’humeur, sans jamais donner la bonne à sa fille — ça aurait été la fin du jeu.

Alice ramena du sable au creux de ses mains, un œil sur l’océan qui lui tendait les bras.

— Tu es sûr que tu ne viens pas te baigner?

— Je t’ai dit, je suis déjà assez fripé comme ça… Et puis elle caille.

La préado détruisit son château, se leva d’un bond et partit dans un rire qu’il ne comprenait pas vers les vagues paresseuses. Le borgne releva la tête, huma l’air marin. Les garçons sur la plage faisaient des figures athlétiques, sauts et roues de paon alambiquées. Alice passa et les voilà poirier: pas de doute, l’homme descend du singe… Mc Cash déplia le journal, géopolitique du désastre, quand un chien massif vint renifler sa serviette. Il venait de se baigner et frétillait comme une anguille dans l’herbe.

— Ça va, tête de nœud?

Le bull-terrier dressa le museau et, de joie, mit du sable mouillé sur sa serviette. Mc Cash se leva pour lui balancer son pied dans les côtelettes quand une silhouette féminine surgit de son angle mort.

— Vous vous êtes fait un ami, on dirait!

Une jeune blonde souriait comme si elle était une coccinelle, tee-shirt rouge moulant, toutes jambes dehors.

— Ah oui?

Elle fit jouer ses cheveux dans la brise, aspirant au splendide dans le grand leurre de ses vingt-cinq ans.

— Les chiens sont les meilleurs amis de l’homme, renchérit-elle, vous ne saviez pas?

— Faut vraiment être con.

— Vous n’aimez pas les chiens?

— Non plus.

La coccinelle perdait ses ailes à vue d’œil. Elle jaugea le type sur la serviette mais à vingt-cinq ans, elle manquait de flèches. Le bull-terrier piétinait, comme si le sable le grattait.

— Allez, viens Jimmy! Viens!

Du revers de la main, Mc Cash expulsa les pâtés laissés par le clébard, aperçut Alice dans les vagues — manquerait plus qu’elle se noie —, se concentra sur les pages centrales du Ouest-France. On y parlait d’attentats mais c’est l’entrefilet du localier qui fixa son attention.

«L’étrave d’un bateau de plaisance a été retrouvée hier matin, dérivant au large des côtes espagnoles. D’après les photos des débris flottant à la surface, il s’agirait du voilier porté disparu au large d’Alicante, appartenant au Breton Marc Kerouan, dont on reste sans nouvelles. Aucun radeau de survie n’a été repéré malgré les recherches, qui ont été officiellement abandonnées. Une expertise est en cours.»

La nouvelle lui fit un choc.

Marco… Marco-le-dingue, perdu en mer…

3

Marco avait grandi sur les quais de Concarneau, au milieu des terre-neuvas en transit sur le plancher des vaches, quand chaque tournée comptait triple avant de retâter de la mer. Le colosse avait la rhétorique facile, un cœur en méthane et des yeux couleur Atlantique à vous fendre l’âme.

La famille Kerouan était issue de la vieille droite traditionaliste quimpéroise, catholique lefebvriste tendance Breiz Atao (le parti régionaliste qui avait pactisé avec les nazis durant l’Occupation), rentière (ardoise, granit, la moitié des constructions de la région se fournissaient chez Kerouan de génération en génération) et rigide par principe. Tirant les leçons de la guerre, les parents de Marco étaient honnêtes dans la mesure du légal, cultivés et d’une paresse intellectuelle commune, le genre à renvoyer dos à dos communisme et nazisme.

Marc Kerouan avait écumé les pensions et les internats jusqu’à sa majorité: il en gardait une haine pour la chasuble et ce qui se passait dessous, mais il avait appris à naviguer très tôt grâce à un jeune abbé passionné de voile qui les emmenait en excursion sur une vieille caravelle. Un premier sentiment de liberté, qui avait tout emporté: Marco n’avait pour ainsi dire plus mis les pieds à terre, sinon pour suivre ses études de droit, condition parentale au financement de ses lubies nautiques. Il avait traîné avec les pêcheurs de Concarneau, les voileux et les soudards, qui lui avaient appris à tenir le cap en toutes circonstances. Une bonne école pour qui rêve de bordées. Enfin il avait passé son diplôme d’avocat et pris le large. Ses meilleures années à l’entendre.

Équipier, skipper, Marco avait parcouru les océans avec des marins aussi givrés que lui, chassé les sponsors comme autant de baleines blanches, dormi par tranches de vingt secondes sur les crêtes des lames du Pacifique Sud, tiré des méridiens de coke sur les cartes de navigation, gagné quelques courses parfois, à coups de paris contre le vent et de surf au portant. Après des années d’aventure au grand large, Marco avait fini par renoncer à la voile de haut niveau, mais pas aux genres de bordées qui suivaient les retours à terre.

Si, à jeun, le visage de Marco impressionnait jusqu’aux putes à matelots, l’alcool et la défonce le transformaient en animal d’un genre peu commun: ses yeux globuleux triplaient alors de volume, il braillait dans toutes les langues, invectivait ratés, poivrots et bites molles avec une verve littéraire presque aristocratique. Bloy, Cravon, Drieu, Huysmans, Céline, Marco datait d’une autre époque et tenait à ce que ça se sache.

— Force et honneur! il gueulait, centurion d’une légion romaine sortie de son imaginaire en position de tortue.

Entre deux ruptures d’anévrisme alcooliques, Marco avait travaillé dans différents cabinets d’avocats avant de monter sa propre agence. Mc Cash l’avait rencontré à Rennes, lors d’une affaire où Kerouan représentait les intérêts de la défense — un gros dealer d’ecstasys, que le borgne avait serré. Endurants, borderline, les deux hommes s’étaient aussitôt plu.

Mc Cash se fichait de la voile mais Marco l’avait emmené chez lui, à Concarneau, où il gardait son Pongo. Ils avaient commencé par vider une bouteille de whisky sur le bateau, quelques litres de vin dans un des restaurants du port et avaient gobé deux ecstasys pour faire passer la gnôle.

Marco avait des talents de conteur que l’alcool galvanisait. Il lui avait relaté son naufrage au large de Cuba, alors qu’il ramenait un sept-mètres vers les Antilles en compagnie de trois jeunes Français pris en bateau-stop. La queue d’un cyclone venait de passer quand l’un des apprentis matelots avait pris le quart de nuit. Le jeune skipper, qui visiblement s’était endormi à la barre, ne vit pas le cargo qui lui coupait la route: ils l’avaient percuté de trois quarts, ouvrant une voie d’eau comme une mâchoire de requin. Le voilier avait coulé en moins d’une minute… Éjecté de sa bannette, une douleur vive au pied, Marco avait vite compris qu’il sombrerait avec lui: suivant les enseignements zen de sa sœur, il s’était alors mis en position du lotus, calquant sa respiration sur celle de la méditation orientale. Son pied saignait abondamment mais il n’avait plus songé qu’au poids mort du voilier, qui lentement finissait sa chute. Par chance, le fond était à moins de vingt mètres. Marco s’était extirpé de la cabine engloutie et avait regagné la surface, à bout de souffle.

Le cargo, alerté du naufrage, avait stoppé les machines et envoyé une chaloupe à la mer.

L’avocat s’en était tiré avec une approche métaphysique de la mort, une phobie des cargos de nuit et deux orteils en moins, arrachés lors de la collision.

— Et les petits jeunes? avait demandé Mc Cash.

— Aux bulots, nom de Dieu!

Les postillons volaient tous azimuts.

Ayant perdu ses huit dents de devant à la suite d’un accident de voiture qui avait failli lui pulvériser la face — un camion s’était couché en travers de la quatre-voies de Rennes alors qu’il déboulait, bourré —, Marco arborait un dentier amovible, que le flibustier sortait pour les grandes occasions. Leur rencontre en était une. Pour la première fois cette nuit-là, Mc Cash le vit ôter son dentier, faisant place nette au comptoir, attraper à la gorge l’impudent qui avait moqué le bandeau de son nouvel ami, éructer sa rage de la bêtise humaine, un trou noir au milieu de la bouche, puis sortir d’une main le malotru et l’envoyer dinguer dans le port comme un bâtonnet Miko.

— Aux bulots, nom de Dieu!

Marco riait comme un dément. Avec ses gencives grimaçantes, ses yeux bleus en cavale et sa gueule de sorcière écrasée contre la vitre, même les dockers se méfiaient. Les deux hommes attaquaient la vodka-champagne quand l’ecstasy avait explosé au milieu du champ de mines.

— Je t’aime bien, toi, le pirate! avait décrété Marco.

— T’es pédé?

— Hé hé hé! T’as de la chance d’être borgne…

— La moitié du monde en moins: ça a ses avantages.

— Je comprends ça. Y a quoi sous ton bandeau?

— Quatre-vingts kilos de «va te faire foutre».

— Fais voir.

— Plutôt traverser ton bled d’alcoolos avec une pintade dans le cul.

— Banco! avait ricané Marco avant de partager la dernière ecstasy.

Ils avaient trouvé deux Bretonnes dans la boîte du coin, qu’ils avaient emmenées sur le green du golf voisin, poursuivi leur after dans un bar à ploucs près du marché qui ouvrait, enquillé les petits blancs secs au rythme des huîtres avant de gagner le ponton et partir en mer, direction Ouessant. Des tonnes d’embruns sur leurs yeux froissés et des sourires féroces avaient fini de sceller le pacte. Une amitié celte, semblable à un vieux grille-pain déglingué: difficile d’y entrer, impossible d’en sortir.

Marco-le-dingue, disparu en mer…

Le vent balaya la page du journal que Mc Cash ne lisait plus, le regard perdu vers le large. Alice jouait dans les vagues. Il ne la surveillait plus. Les souvenirs revenaient par strates: ses yeux bleu néon, son visage taillé à la serpe, la tendresse de son sourire… Marco, mort. Il imaginait le corps de son ami flottant au gré des courants, la tête fracassée, et les bulots qui le grignotaient par petits bouts. Les éboueurs de la mer, qui s’attaquaient d’abord aux orifices, les yeux, l’anus, ces saloperies de bulots qui lui rongeaient l’œil, à lui aussi… Il débloquait.

*

— On sait ce qui est arrivé?

L’employé de la capitainerie fit une moue de mérou qui allait bien avec le décor de son bocal.

— Un pétrolier sans doute, répondit-il, ou un cargo de nuit… Avec le trafic qu’il y a dans la zone du naufrage, c’est un peu le hérisson qui traverse l’autoroute.

— Tabarly aurait bouffé son rafiot pour courir avec Kerouan, renvoya Mc Cash. Il avait cinq tours du monde dans les pognes, convoyé des dizaines de voiliers sur toutes les mers du globe: il n’aurait jamais traversé le rail comme un hérisson.

Mc Cash avait laissé sa fille sur la plage voisine, prétextant une panne de tabac: une colère sourde perlait de son regard.

— Votre ami était un marin chevronné, tempéra l’employé du port, mais Tabarly aussi est mort bêtement.

— Sauf que Kerouan, on n’en sait rien. Vous avez des détails?

L’homme qui lui faisait face avait une courte barbe rousse, un polo vert troué et le nez nécrosé des Alcooliques anonymes. Il consulta son registre.

— Kerouan est parti de Grèce aux alentours du 10 juin, dit-il bientôt, à bord d’un voilier qu’il venait d’acheter pour le ramener au port d’Audierne, où il a son ponton. On l’attendait en Bretagne vers le 30 mais il n’est jamais arrivé. Des avions ont survolé la zone présumée du naufrage sans rien trouver, jusqu’à hier matin, quand ils ont repéré l’étrave d’un voilier qui flottait au large d’Alicante. Un expert a certifié les clichés: il s’agit du même voilier, en tout cas le même modèle… Vu ce qu’il restait de l’épave, il est probable que votre ami ait percuté un navire marchand. Il en passe des dizaines toutes les nuits.

— Raison de plus pour se méfier.

— Kerouan était seul à bord d’après sa femme, fit Barbe-Rousse dans un haussement d’épaules, il a dû être surpris durant son sommeil.

Une ombre glacée passa sur le visage du borgne: la masse énorme du cargo, sa coque d’acier qui perfore la cloison, la voie d’eau, Marco expulsé de sa couchette, écrasé, broyé par le rouleau compresseur, aspiré, l’instant de panique dans la cabine inondée, le froid, le monstre qui n’en finit pas de mâcher sa pauvre coque de noix, ses derniers gestes de survie, sa dernière pensée… Un cargo l’avait envoyé par le fond, aux bulots, comme dans ses pires cauchemars.

— Tout a dû se passer très vite, renchérit l’employé comme s’il devinait ses pensées macabres.

— Il vaudrait mieux pour lui, oui…

Dents serrées, cœur bouilli, Mc Cash était toujours sous le choc.

— Oui, c’est triste, compatit Barbe-Rousse. Je ne connaissais pas beaucoup Kerouan mais je le croisais de temps en temps sur les quais. Il avait son bateau au ponton, comme je vous ai dit. Un gars qui disparaît en mer, c’est toujours moche, surtout pour la famille. Il avait une femme et une gamine de quatre ans; si c’est pas malheureux…

Mc Cash resta de marbre. Il ne savait pas que Marco s’était marié, qu’il avait un enfant. Trop d’années sans se voir.

— Le navire qui l’a percuté ne s’est pas dérouté? demanda-t-il.

L’autre hocha la tête en prenant un air inspiré.

— Au jour d’aujourd’hui, la collision n’est qu’une hypothèse. Et puis vous savez, la plupart des cargos ne se rendent même pas compte qu’ils ont percuté quelque chose; épaves, baleines, c’est pas ça qui manque dans la mer. Dans le cas où ils auraient vu le voilier, le capitaine l’aurait signalé par radio et dépêché des secours: c’est une loi maritime de base.

— Ces types sont des chauffards, fit Mc Cash, ils transportent n’importe quoi dans leurs bateaux-poubelles, ne respectent aucune règle de droit et dégazent en mer dès que l’occasion se présente. Sans compter les équipages trop bourrés pour écouter les appels radio, ou qui s’en foutent.

— Tous ne sont pas comme ça: heureusement!

— Quelqu’un a ouvert une enquête?

L’employé gratta le brûlis de sa barbe éparse — était-ce cet œil unique qui le fixait comme une mangouste le serpent, le blindage menaçant du bandeau de cuir qui lui traversait le visage? Ce grand escogriffe penché sur son comptoir dégageait quelque chose d’intimidant.

— Le procureur de la République s’en occupe, répondit-il.

— On aura ses conclusions quand?

— Pas avant six mois.

Mc Cash esquissa la queue d’un sourire: dans six mois il serait mort… Rogné de l’intérieur, comme Marco.

— Qui a prévenu les secours?

— Sa sœur, répondit Barbe-Rousse.

Marie-Anne. Ils avaient dîné chez elle une fois ou deux. Pas son type mais une fille sur qui on pouvait compter. Quelque chose continuait de le chiffonner. Les marins qui naviguaient en solitaire montaient sur le pont tous les quarts d’heure, faisaient un trois cent soixante degrés pour vérifier le trafic et le vent, avant de redescendre dans la cabine: une règle de base que Marco n’aurait pas négligée dans une zone dangereuse.

— Qui peut me renseigner au sujet du naufrage?

— La direction des Affaires maritimes, sans doute… À Brest.

Mc Cash avait travaillé cinq ans là-bas avant de jeter l’éponge.

Il quitta la capitainerie avec l’envie de couler le port.

4

Des nuages gris souris passaient sous le soleil, nuées éthérées poussées par le vent du large qui n’augurait rien de bon. Mc Cash jaugea la meute anthracite depuis la terrasse du Bar de la Mer où Alice dévorait son kouign-amann.

— Le temps se gâte, fit-elle remarquer, la bouche demi-sel.

La couleur de ses iris changeait avec le ciel, des yeux grands tout verts qui ne lui rappelaient même pas sa mère.

— Tu sais ce qu’on dit ici, baragouina Mc Cash: il ne pleut que sur les cons.

— Ils doivent être nombreux alors. Autrement il ferait beau tout le temps.

— Hum…

Il avait mal dormi, comme chaque fois qu’il ne se couchait pas abruti d’alcool ou de pétards — rêve de rupture, de sentiments violents, de femme éviscérée, d’enfants violés, de bulots qui lui bouffaient l’orbite, l’anus, tout se mélangeait dans la chambre des morts. Il commanda une autre bière pour passer le goût d’inachevé qui le poursuivait et un Breizh Cola pour la petite.

Le port d’Audierne s’animait à l’heure du marché, les premiers touristes profitaient de l’éclaircie pour déambuler sur les quais, les mains emplies de victuailles ou de cochonneries acidulées. Parmi eux quelques locaux, facilement reconnaissables à leurs jambes de serins — teint buriné, mal rasés, une veste de survêtement sans âge sur les épaules, des alcoolos au long cours qui regardaient le monde avec des yeux dessalés jusqu’à ce que la première bière les envoie au diable —, aussi quelques jolies filles tellement plus jeunes que lui, des plaisanciers à casquette sous des drapeaux multicolores battant au vent pour singer la fête, un ou deux minables en 4 × 4, et puis des familles, des familles par paquets, des anonymes qui se prenaient par la main, comme si tout cela ne tenait qu’à un fil, le lien fragile qui les unissait encore, l’illusion d’être ensemble, sachant déjà que l’amour se déliterait à la première névrose soulevée et les réduirait au silence endimanché du poulet hebdomadaire.

C’était foutu, la famille. Il suffisait de voir la sienne.

— Tu as vu, fit Alice en achevant son gâteau dégoulinant, il y a des maisons à louer sur le port.

Mc Cash se tourna vers les petits immeubles blancs d’avant-guerre, dont le charme contrastait avec les maisons de lotissement qui vérolaient la côte bretonne.

— Ça doit être mort en hiver, dit-il pour couper court à toute idée de sédentarisation.

— Oui, mais c’est beau l’été. C’est ça qui compte, non? On pourrait peut-être chercher par ici? C’est sympa, le bord de la mer.

Il n’y voyait que des cadavres. Le sien, celui de Marco.

La gamine se léchait les doigts, pleins de beurre.

— Tu l’imagines comment, toi, notre maison?

— Je ne sais pas. Avec un toit.

Alice le regarda de travers — c’était lui, le mal léché. Elle fit des bulles au fond de son verre.

— On fait quoi aujourd’hui?

— Comme tu veux.

— On peut faire les boutiques, proposa-t-elle.

— Pourquoi, tu as besoin de fringues?

— J’ai rien de neuf.

— Tu n’as qu’à te dire que tu viens de les acheter.

— C’est pas marrant!

— C’est ça la vie de princesse…

Mc Cash n’avait pas envie de lui dire qu’ils n’avaient plus d’argent. Il passerait pour un radin, un pauvre type. Il avait la même garde-robe depuis des années, veste et pantalons noirs, quelques chemises et son vieux Harrington, le blouson de toile des prolos britanniques récupéré par les punks et les Red Skins, aussi défraîchi que lui. Mc Cash n’avait besoin de rien, surtout pas de choses matérielles, mais il fallait résoudre ce problème d’argent. Vite. Mille euros: à ce rythme, ils ne tiendraient pas une semaine.

— Il ne fait pas assez beau pour aller à la plage, décréta Alice, une idée derrière la tête. J’ai vu qu’il y avait un aquarium à Audierne: il paraît qu’il y a des loutres.

— Ça m’étonnerait.

— On pourrait aller vérifier, non?

Ses yeux avaient fondu dans l’eau verte du port.

— OK.

Mc Cash acheta tout ce qu’elle voulait dans les boutiques du coin, la mena à l’aquarium où les loutres se lissaient les moustaches avant de filer comme des torpilles sous l’eau domestique, en vain: le visage de son ami le hantait. Un vaisseau fantôme.

*

Marco émaillait ses beuveries de récits fantastiques: celui du Copenhague, le plus grand voilier du monde, seul cinq-mâts de l’époque avec ses cent quarante mètres de long, quand le navire, son état-major et ses soixante cadets avaient disparu un jour de 1924. Le Copenhague que des marins argentins identifièrent pourtant un an plus tard au large du Chili, puis du Pérou, avant qu’il ne se volatilise pour de bon, sans qu’on retrouve jamais sa trace… Jusqu’à ce que, des années plus tard, une bouteille repêchée en mer délivre un message indiquant la position du navire et quelques mots de mauvais anglais, encore lisibles: «icebergs», «encerclés»… Des histoires de bateaux disparus que des dizaines de marins certifièrent avoir vus de leurs yeux, aux quatre coins du monde, sans qu’on pût jamais les aborder, des navires fantômes qui écumaient les mers et qu’on croisait en pleine tempête, toutes voiles dehors, des équipages de cadavres qu’on retrouvait vingt ans plus tard, errant sur des navires rongés de moisissures, des histoires de squelettes encore enserrés sur le pont, de capitaines gelés agrippés à la barre, des histoires de pendus, univers spectraux des mers du Nord où des vaisseaux passaient au gré des courants, encastrés dans la glace des icebergs pour une étreinte mortelle, la ronde macabre des derelicts, ces écueils flottants ou bateaux disparus en partie immergés responsables de la plupart des naufrages, des histoires de cimetière marin, les îles noires et glacées de la Géorgie du Sud, entre le cap Horn et l’Antarctique, où s’entassaient les restes des navires éventrés par les icebergs, broyés par les tempêtes, démâtés, chavirés, des bâtiments couchés sur les lames, leur chargement ripé, cernés par l’écume, des épaves couvertes de morceaux de vergues brisées, les voiles déchirées, clippers martelés par les vagues géantes, trimarans, vieux vaisseaux de la Compagnie des Indes, trois-mâts roulés par l’océan, les caprices du courant oriental qui dans sa furie avait balayé leurs débris et les avait jetés là, en un seul endroit, comme une gigantesque poubelle…

En disparaissant en mer, Marco avait rejoint ses mythes. Une fin tragique, fidèle au personnage.

Ça ne consolait pas Mc Cash: au moins les flics avaient des éléments de base, un corps, parfois des empreintes, des témoins, un ou plusieurs mobiles de meurtre, des traces ADN, des indices à partir desquels on pouvait déterminer quand et où le drame avait eu lieu, entamer un début d’enquête et le deuil pour les proches. Là, ils n’avaient rien. Des suppositions.

Faute d’informations, la plupart des enquêtes sur les disparitions maritimes n’aboutissaient pas: Mc Cash, qui avait été flic à Brest, était bien placé pour le savoir.

Deux jours qu’il tournait autour du pot.

Deux jours que les crises l’épargnaient.

La cérémonie avait lieu demain, sur le port, et il n’avait toujours rien décidé.

*

Le soleil se couchait sur la baie des Trépassés. La mer déboulait entre les falaises, s’engouffrait dans le goulot, recrachait ses rouleaux, comme autant de lettres mortes venues d’Amérique. Mc Cash regardait Alice sur la plage déserte. Elle déambulait au milieu des embruns, tâtant du bout du pied les nids de mousse molle arrachés à l’écume, voir s’ils bougeaient encore.

Il avait besoin de réfléchir, mais tout le ramenait à son inconséquence. Cette histoire d’endroit pour vivre lui mettait la cervelle au court-bouillon. Il n’avait pas envie de spéculer, sur quoi que ce soit, encore moins de chercher une maison. Une maison pour quoi faire: un tombeau douillet, avec la gamine pour lui tenir la main jusqu’à son dernier souffle comme elle l’avait vécu avec sa mère? Ah! sacré programme de papa poule! Ils avaient l’été devant eux, mais après? Il ne l’avait pas sortie du foyer de la Ddass pour la ramener deux mois plus tard en expliquant que tout compte fait, elle ne convenait pas: il voulait quoi, la tuer?

La vie foutait le camp alors qu’il l’avait devant lui, quarante-deux kilos de grâce chassant les mouettes égarées comme pour s’emparer de leurs ailes, quarante-deux kilos, pas un de plus, et le même sang mélangé. De la graine de trois fois rien qui le voyait tourner en rond, comme un ours dans sa cage.

Le vent du soir ramenait de sombres échos de la mer. Mc Cash rumina depuis son coin de galets. Non, il ne pourrait pas abandonner Alice comme un chien au piquet d’autoroute. Pas après ce qu’elle avait vécu. Autant la jeter aux bulots — aux bulots, nom de Dieu!

La voix de Marco se superposait à sa vision éborgnée, son sourire ébréché, ses mains rongées par le sel… Il frémit dans l’air du soir. Alice revenait vers lui, ses pieds nus picorant les coquillages concassés.

— J’ai faim, dit-elle.

— Tu ne penses qu’à manger, toi…

— Il faut bien que je grandisse.

Le sourire d’Alice au crépuscule dévalait ses abysses. Mc Cash écrasa la larme jaunâtre qui suintait de son moignon.

— Tu as envie de bouffer quoi, demanda-t-il, des chips?

— Je ne sais pas… Elle haussa les épaules. N’importe…

Il fourra la main dans sa poche, ne trouva qu’un billet de dix.

— Un plateau de fruits de mer, ça te dit?

*

Ils s’étaient installés la veille à l’Hôtel de la Baie des Trépassés, à la pointe sud du Finistère, un bâtiment singulièrement laid planté devant une mer pocharde, mais les baies vitrées du restaurant donnaient sur la plage, fantastique.

Les surfeurs avaient rangé leurs planches, fumaient du shit dans leur van customisé de post-baba, des jeunes qui rêvaient de révolution en faisant les soldes chez Décathlon.

— Qu’est-ce qu’il y a? fit remarquer Alice. Tu as l’air tout préoccupé.

Mc Cash avala deux huîtres coup sur coup, se rinça au vin blanc, envoya péter les bigorneaux.

— Hein? elle insista. Qu’est-ce qui se passe?

— Rien.

— Je ne te crois pas.

— Rien, je te dis… Un copain qui a disparu en mer.

Le visage d’Alice s’assombrit au milieu des langoustines.

— Quand ça?

— Je ne sais pas, une semaine ou deux… On a retrouvé des débris de bateau. Le sien apparemment.

— Et ton copain? s’inquiéta-t-elle.

— Bouffé par les poissons, faut croire.

Exsangue après la baignade de tout à l’heure, Alice pâlit un peu plus. Mc Cash soupira dans son verre — il n’avait pas envie de parler de ça. De rien.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé?

— Il s’est pris un cargo dans la gueule, dit-il.

— Ah… Tu le connaissais depuis longtemps?

Qu’est-ce que ça pouvait lui faire? Il était mort nom de Dieu: aux bulots! Le borgne les voyait sur le plateau, les lascars: gras, boursouflés…

— Oui, dit-il.

— Quand tu travaillais à Brest?

— Non, à Rennes. Marco était avocat. On s’est perdus de vue quand je me suis séparé de ma femme.

L’empathie fit place à l’étonnement.

— Tu t’es marié?

— Deux fois.

— Non?!

— Avec la même, précisa Mc Cash: une première fois pour les papiers, la deuxième fois par amour.

Les grands yeux d’Alice prenaient la lumière comme une star de l’entre-deux-guerres.

— C’est encore une blague? lança-t-elle à son père.

— Non.

— C’était quoi son nom?

Il broya une pince d’araignée, en répandit la moitié sur la nappe blanche.

— Angélique.

Alice fit la fine bouche devant les amandes.

— C’est bizarre, comme nom.

— C’était une fille bizarre, concéda-t-il.

— Elle était comment?

— Faut aimer les négresses…

— Elle était noire?

— Très.

— Ah bon?

— Du Sénégal.

— Et vous êtes restés longtemps ensemble?

— Non, dit-il en remplissant son verre.

— Pourquoi?

— Elle avait la rage.

— La rage?

— Oui: comme les chiens. J’ai été obligé de la piquer.

La gamine pouffa de rire. Pas lui. Angélique était la frappée atomique qu’il avait épousée vingt ans plus tôt, une passion avec casque intégral, de celles qui finissent dans le mur ou à la fosse commune.

— Et maman? renchérit Alice.

— Quoi?

— Vous étiez amoureux?

Mc Cash récura le corail de l’araignée de mer, soudain concentré:

— Évidemment…

Il mentait. Il connaissait à peine Carole. Il avait même oublié son visage. Il ne se souvenait que de son cul sur les capots de bagnole, et sa jolie voix éraillée sous les étoiles qui lui murmurait des mots bleus depuis le fond de son ventre. Carole: un rêve contraceptif aux joies sans lendemain, croyait-il. Il ne savait pas son nom de famille jusqu’à l’envoi de sa lettre testamentaire, son âge, ses goûts, ce qu’elle avait vécu pour échouer la nuit dans ses bras et repartir sous la bruine, pleine de lui, dans un sourire de bakélite qui valait toutes les comètes. Il avait oublié Carole, les autres, même Angélique. Il aimait toutes les femmes avec une avidité compulsive qui confinait à la névrose et se moquait de savoir s’il était beau ou non, pourvu qu’elles tombent dans ses bras. Les braves se relevaient le plus souvent amochées — on ne s’accroche pas aux ronces.

Avec lui, pas de week-ends en amoureux, de vacances, pas de trucs à la bougie ou aux chandelles, de plan épargne, de projets, il n’était bon qu’à les caresser, à caresser le temps qu’ils passeraient ensemble, après quoi c’était la grande débandade. Il aimait sans s’attacher. Il n’arrivait pas. L’amour qu’il n’avait pas reçu le débectait. Il courait après ses mythes féminins, recomposant à mesure des bouts de femmes qui, chacune apportant ses morceaux choisis, constitueraient l’impossible puzzle: un amour total. Un qu’il ne pourrait pas trahir. On lui disait qu’il finirait seul, il se disait qu’il finirait à mille, tout rempli d’elles et sans regret. Fin du puzzle. Mc Cash vivait sans prénom, sans passé. L’avenir on verrait: rien.

Une jeune serveuse aux cheveux auburn demanda si «tout se passait bien», comme on lui avait appris à l’école hôtelière, repartit avec un sourire télécommandé. Alice observait son père de l’autre côté de la table.

— Maman ne parlait pas beaucoup de toi. Enfin, jusqu’à ce qu’elle tombe malade…

Il massacra son araignée.

— On s’est connus il y a longtemps, dit-il. Je ne savais pas que Carole était enceinte, c’est normal qu’elle n’ait rien dit à mon sujet.

— Tu serais resté avec elle si tu l’avais su?

Alice avait de ces questions…

— Peut-être. Mais je l’aurais quittée un jour ou l’autre, il ajouta. C’est mon genre de quitter les gens.

— Pourquoi?

— On se lasse de tout. Regarde tes nounours: même eux, tu as fini par les laisser tomber.

— Mais je ne les oublierai jamais.

— Eh bien moi, avec les femmes, c’est pareil.

Alice resta un moment dubitative, faisant le tri entre le sérieux et ce qui était du domaine de la blague.

— En tout cas, plus tard je n’aimerais pas être seule, dit-elle.

— Si tu crois au prince charmant, tu risques de dormir longtemps. Les hommes en général ne valent pas un clou.

Elle fit la moue devant les carcasses de crustacés.

— C’est réjouissant de discuter avec toi. Tu n’as jamais été heureux?

— Si… Enfin, par moments.

— Lesquels?

— Tu es encore trop petiote pour qu’on parle de ça.

— De quoi, d’amour?

— Bah…

— Maman me disait que c’était le plus important dans la vie, fit Alice. Que si on ratait une histoire d’amour, on pouvait toujours en recommencer une autre, et ça jusqu’à la fin de nos jours.

— Oui… Oui, sans doute.

Mc Cash se traita de pain noir, d’imbécile épais face à cette gamine seule au monde et plus mature que son âge. Il tenta de se radoucir.

— Tu as encore de la place pour un dessert?

*

L’océan ronronnait par la vitre ouverte de la chambre. Les vagues roulaient sur la plage, ramassaient les coquillages dans un bruit de mitraille, repartaient grossir les premiers rangs. Mc Cash fumait accoudé à la fenêtre, n’arrivait pas à dormir. Il songeait toujours à Marco. Marco-le-dingue. Avait-il traversé toutes ces tempêtes pour échouer quelque part au fond de la mer, sans sépulture? Non, il n’était pas venu là par hasard. Quelque chose pourtant lui échappait, comme si son instinct de flic avait repris le dessus, avec ses suspicions et son lot d’interrogations. Si son ami avait été victime d’un navire de commerce ou d’un bateau de pêche espagnol, deux institutions maritimes pouvaient l’aider à savoir ce qui s’était passé cette nuit-là: l’ITF et le BEAmer, tous les deux basés à Brest. En recoupant leurs informations, il avait une chance de dénicher le coupable…

Il se réveilla à l’aube, petit-déjeuna d’un simple café dans la salle de restaurant vide. Alice dormant encore, il lui laissa un mot à la réception.

Le vent virait la pluie à coups de pied au cul quand il quitta la baie des Trépassés.

5

Quatre-vingts pour cent des naufrages étaient dus à des erreurs humaines, ce qu’on appelait des fortunes de mer: vagues, derelicts, hauts-fonds non ou mal répertoriés, qui parfois se déplaçaient. Avec la déréglementation du commerce international, entre le lieu de l’accident, le pays du propriétaire du navire, celui de l’armateur, de l’immatriculation, du capitaine et de l’équipage, une demi-douzaine de pays étaient impliqués en cas d’accident; au moment de départager les responsabilités, les avocats faisaient en sorte d’annuler les procès, ceux-ci n’ayant jamais lieu au bon endroit, laissant les personnes lésées sur le carreau. Les pavillons de complaisance, inaugurés à Panama par une compagnie américaine du temps de la prohibition, finissaient de noyer le poisson.

Ces paradis fiscaux flottants ayant reçu l’aval des Nations unies — au grand dam de l’ITF, la Fédération internationale des ouvriers du transport —, un navire sur cinq battait aujourd’hui sous des pavillons de complaisance, lesquels se retrouvaient impliqués dans près de la moitié des sinistres.

L’ITF avait sa propre liste noire, consignant le nom des entreprises d’affrètement, propriétaires de navires, armateurs ou agents maritimes peu recommandables.

Équipages surmenés, sous-payés, voire pas payés du tout, mal formés, mal soignés, mal nourris, manquant d’eau potable, parfois incapables de communiquer entre eux, le transport maritime était une zone de non-droit pour un million de marins. Naufrages, faillites, détention de navires pour contrôles, arraisonnements ou mises en quarantaine, tous les motifs étaient bons pour que certains armateurs sans scrupules abandonnent leur équipage — des dizaines de cas tous les ans.

Mc Cash avait ramassé plus d’une fois ces marins qui, engagés à la va-vite, s’étaient retrouvés sans le sou après que leur capitaine eut déserté le navire. Philippins, Albanais, Russes, ils venaient s’échouer dans les bars du port de commerce, à Brest. La plupart finissaient à la rue ou au Samu social, où l’on cherchait un moyen de les renvoyer chez eux. Mc Cash, étranger partout, tâchait de les aider. Il travaillait notamment en collaboration avec Yvon Legouas, le responsable de la section maritime de l’ITF de Brest.

Les frais de port, de manutention, d’arrimage, de douanes et de pilotage coûtant le plus cher, lorsqu’un navire était contrôlé, les chambres industrielles, le port autonome et les intérêts locaux se conjuguaient pour faire en sorte que le port ne soit pas réputé pour effectuer des contrôles trop stricts, de peur de voir déguerpir les armateurs. Quant aux marins qui s’avisaient de défendre leurs droits, ils étaient vite classés comme «agent provocateur de l’ITF» dans le livret de débarquement — quand ils n’étaient pas carrément emprisonnés à leur retour à terre.

Un job déprimant, qu’Yvon Legouas exerçait avec un relatif stoïcisme: les moulins contre lesquels l’ITF se battait ne brassaient pas que du vent, les sommes en jeu l’autorisaient à balayer les miettes les plus voyantes mais il fallait bien que quelqu’un fasse le boulot.

La voix tonitruante du bon vivant virant grassouillet, Yvon Legouas accueillit le borgne comme s’ils s’étaient vus la veille. Les bruits les plus farfelus couraient depuis sa démission soudaine, six mois plus tôt: cancer, cécité, suicide, tour du monde à la voile, mariage, on parlait même d’une croisière à bord d’un paquebot de luxe avec une princesse russe alcoolique… Des rumeurs.

Legouas ne s’épancha pas sur le cas Mc Cash. Le responsable de l’ITF de Brest avait une frange drue qui pendait sur ses sourcils, l’œil vif malgré l’heure matinale et du respect envers les gens en général.

— Je ne savais pas que tu étais ami avec Kerouan, dit-il après que l’ex-flic lui eut expliqué le but de sa visite. J’ai eu le procureur de la République au téléphone. C’est lui qui s’occupe de l’enquête.

— S’il a contacté l’ITF, c’est qu’il soupçonne un cargo ou un pétrolier, non?

— Ça peut aussi être un pêcheur espagnol. Ils ont des chalutiers de vingt mètres, en fer, capables de découper les voiliers comme du beurre.

— Hum… Mc Cash reposa le café brûlant qu’il venait de lui offrir. C’est qui, le procureur?

— Ton vieux copain Leguen…

Le borgne grimaça sous son bandeau — il avait sodomisé sa femme, plusieurs fois, sous prétexte qu’elle adorait ça. Son mari avait eu vent de leur liaison. Il lorgna l’ordinateur high-tech sur le bureau de Legouas.

— Tu as une liste noire des armateurs, n’est-ce pas?

— C’est la base de mes données.

— Je peux y jeter un œil?

Legouas reflua sur son siège. Mc Cash avait quitté la Grande Maison sans explications, réapparaissait six mois plus tard comme un fantôme.

— Je croyais que tu n’étais plus flic, dit-il en substance.

— J’ai pris ma retraite pour m’occuper de ma fille.

Il mentait. Il avait donné sa démission parce que son dernier œil valide était en train de crever.

— Depuis quand tu as une fille? s’étonna Legouas.

— Six mois. Sa mère est morte… Il désigna l’ordinateur sur le bureau. Alors, cette liste noire?

Le chef de l’ITF opina — il ne le croyait qu’à moitié —, releva la tête, croisa son œil cramoisi.

— Tu comptes mener une enquête parallèle?

— C’est juste pour apaiser ma conscience, éluda Mc Cash dans un sourire lugubre. Il me faudrait aussi le nom des armateurs, le pavillon, le maximum d’informations sur ces chauffards. Tu as ça en stock? insista-t-il.

— Pourquoi tu poses des questions alors que tu connais la réponse? C’est comme si les flics ne savaient rien des repris de justice.

— C’est un service que je te demande, pas un ordre.

Legouas jaugea l’ex-flic, un coriace dans son genre, cliqua sur son clavier: une liste de noms apparut bientôt.

— Pas de conneries, hein?

*

Alice venait de terminer son année de cinquième et ne regrettait rien. À l’école, les garçons de son âge ne songeaient qu’à jouer au foot ou dégommer un maximum de monstres avec leurs pouces, et elle avait peu de copines proches. Non pas qu’elle fût plus solitaire qu’une autre mais elle se sentait légèrement décalée. Les ragots ne l’intéressaient pas beaucoup, ni se fondre dans la norme coûte que coûte. Depuis qu’Alice était petite, sa mère la laissait lire jusqu’après l’heure du coucher quand elle ne lui lisait pas elle-même Harry Potter ou Jack London. L’imaginaire avait fait le reste. Une vie à inventer, sans elle… Alice ne se faisait pas à sa disparition, c’était comme s’il lui manquait un os dans le corps, l’ablation d’une part d’elle-même revendue sur le marché de l’horreur. À douze ans, on se croit immortel. Soi-même et ceux qui nous entourent. La leçon avait été amère. Peut-être est-ce pour ça qu’elle se sentait différente des autres, pour ça qu’elle avait hérité d’un père comme Mc Cash…

Alice bâillait encore quand elle découvrit le mot laissé pour elle à la réception de l’hôtel. La patronne, une femme à l’air revêche surmonté d’un chignon de caniche particulièrement daté, lui glissa l’enveloppe sur la table du petit déjeuner. Elle lut, les yeux embués:

«Je suis parti à Brest pour la journée. Prends ce que tu veux au bar et mets ça sur la note de la chambre. Si la vieille de l’hôtel la ramène, dis-lui que je fous le feu à son chignon en rentrant. À tout à l’heure.»

Il n’y avait rien d’autre, que son humour menaçant en guise de signature, pas même un mot de tendresse paternelle.

*

Mc Cash poussa la double porte de verre fumé. Ça sentait le plastique dur et la plante en pot dans le hall du BEAmer. Une secrétaire au sex-appeal de rascasse se tortillant sur le pont se tenait derrière le comptoir de l’accueil, une blonde chiffonnée avant l’heure au décolleté impressionnant.

— Le chef est là?

— Qui dois-je annoncer?

— Mc Cash. J’ai appelé ce matin…

Ronan Magnan travaillait au Bureau enquêtes-accidents / mer depuis vingt-deux ans. Son père avait disparu un matin d’hiver avec cinq autres marins, à bord du Providence, le chalutier de leur patron. Magnan avait treize ans à l’époque. Pris dans une purée de pois, le Providence avait dû entrer en collision avec un sous-marin ou un bâtiment de guerre, et sombrer dans la foulée. Aucun contact radio. Aucun contact radar. Aucun survivant. Si un navire de guerre était incriminé, il avait pris la fuite. L’enquête n’avait rien donné. Ou plutôt, Magnan l’apprit des années plus tard en menant sa contre-enquête, on l’avait enterrée: secret-défense.

L’avocat qu’il avait fini par contacter pour préparer la demande de réouverture d’enquête l’avait dissuadé de poursuivre sa démarche: il dépenserait l’argent qu’il n’avait pas pour se voir envoyé sur les roses. Vingt ans étaient passés depuis le naufrage du Providence. Si le chalutier de son père avait été victime d’un sous-marin comme Magnan le pensait, il n’avait aucune information susceptible d’engager la réouverture de l’enquête. Point mort, la colère coulée par le fond. Ronan Magnan avait intégré le BEAmer de Brest. Il ne connaîtrait jamais la vérité au sujet de la disparition de son père, mais cela ne se reproduirait pas — pas avec lui aux commandes des enquêtes.

L’accidentologie était devenue son domaine, les eaux territoriales son champ d’investigation. Chargé des corps d’inspection et de contrôle, Magnan sourit à l’homme qui venait d’entrer dans son bureau: Mc Cash, ce vieux fantôme… Il l’invita à s’asseoir.

Direct, caustique, méprisant pouvoir, hiérarchie et argent, Mc Cash était le pire flic qu’il ait rencontré en matière de procédures, le dernier à venir à votre enterrement, mais un cœur d’ogre qui ne reculait devant aucun excès ni danger pour arriver à ses fins. Il l’avait aidé à tirer les vers du nez des dockers lors d’un naufrage au large de Sein deux ans plus tôt. Magnan le soupçonnait d’avoir couché avec sa femme mais comme le pirate aurait été capable de lui répondre la vérité, l’enquêteur du BEAmer avait préféré en rester aux suppositions.

— On m’a dit que tu avais filé ta dém’ l’année dernière, dit-il bientôt, tu aurais pu appeler!

— Pour dire quoi?

— Ça fait toujours aussi chaud au cœur de te revoir, singea Magnan. Bon, si Monseigneur a pris la peine de se déplacer jusqu’ici, j’imagine qu’Il a une faveur à me demander.

— Tu as entendu parler du naufrage de Marc Kerouan?

— Au large de l’Espagne, oui, je suis au courant.

— Marco a disparu autour du 26 juin à bord de son voilier, dit-il en allumant une cigarette non tolérée en ces lieux: il me faudrait la liste des bateaux présents sur le rail de Gibraltar cette nuit-là.

— Le BEAmer n’a autorité à enquêter que dans les eaux territoriales, rappela le fonctionnaire.

— Je veux juste la liste des bateaux susceptibles d’avoir été témoins du naufrage.

— Témoins ou coupables, insinua l’autre.

— À toi de me le dire.

Mc Cash lui présenta la liste des chauffards répertoriés par l’ITF que venait de lui donner Legouas: une vingtaine de navires, pour la plupart enregistrés à Panama, Chypre ou Malte.

— À comparer avec les navires présents autour de cette nuit-là, ajouta-t-il.

Magnan dévisagea le grand borgne qui le dominait, enveloppant le bureau de tabac. Son œil était rouge, son teint malade malgré le soleil.

— Tu as repris dans le privé? demanda-t-il.

— Marc Kerouan était un vieil ami et il laisse une gamine derrière lui, dit-il en guise d’explication.

Un père disparu en mer, une orpheline: le borgne attaquait le point sensible. De fait, Magnan ne tenta même pas de résister.

— OK… Je vais voir ce que je peux faire avec mes collègues espagnols. Tu as un mail ou un numéro où je peux te contacter?

*

Des mouettes picoraient sur la plage, en ressortaient le bec plein de sable. Alice avait collectionné douze coquillages orange, six gris, deux noirs, pour passer le temps. Elle pensait toujours à sa mère. Quand elle se sentait seule comme aujourd’hui, c’était pire. Elle la revoyait à la fin de sa vie, caressant ses cheveux en tentant de sourire, sa main frêle sur son visage, ses doigts d’araignée malade, ces affreux doigts de mourante qui couraient sur ses joues rondes comme si elle voulait l’enregistrer une dernière fois avant de l’emporter tout entière avec elle, dans le Grand Nulle Part… Des souvenirs qui la glaçaient jusqu’à l’os.

Moins d’un an s’était écoulé depuis son décès, Alice avait le même trou dans le ventre, ce manque, un vide sidéral où l’amour avait été aspiré — à jamais. Son père avait surgi du néant et ne la remplacerait pas. Ce n’était pas le but visiblement. Mc Cash ne faisait que lire, fumer des cigarettes, ruminer ses idées noires, attendre sur la plage qu’elle finisse de se baigner, seule toujours. Pourtant Alice s’était faite à lui, son odeur, sa façon de la regarder, ou plutôt de ne pas la regarder. Qu’avait-il donc à cacher pour être si pudique? Était-il mal à l’aise parce qu’elle était une enfant ou parce qu’elle était une fille? Elle sentait qu’il l’aimait, mais qu’il était incapable de le formuler, s’en tirant toujours avec une pirouette ou une blague de son cru, comme s’il s’adressait à une adulte. Était-ce une forme d’éducation? Du désespoir?

L’ombre du cyclope obscurcit soudain le soleil tombant. Alice releva la tête, vit le borgne au-dessus d’elle, se concentra sur ses coquillages. Son père l’avait laissée seule toute la journée. C’était la première fois depuis le début des vacances.

— Qu’est-ce que tu fais?

— Un collier de coquillages, dit-elle sans le regarder.

Mc Cash se pencha.

— C’est joli.

Avec sa vue qui baissait, il devinait à peine ce qu’elle tenait entre ses mains.

— C’est pour maman, dit-elle.

Mc Cash eut un méchant pincement au cœur. Pauvre gamine, qui croyait encore au père Noël — lui, sa mère, le futur, le monde était fichu et elle ne le savait pas.

— Ça lui aurait fait plaisir, dit-il.

— C’est elle qui m’a appris à bricoler des trucs.

— Quel genre de trucs?

Alice haussa les épaules. Sèche-mots, peinture sur mer, attrape-ego, elles confectionnaient ensemble de petites choses étonnantes à partir de matériaux récupérés çà et là. Son père ne comprendrait pas.

— Tu y penses souvent?

— À maman? Ben, tous les jours.

— C’est normal. Ne t’en fais pas, ça passera… Enfin, tu t’y feras, et tout ira bien.

Mc Cash se voulait amical, il avait l’impression de s’enfoncer dans des sables mouvants, jusqu’au nez.

— Il me faudrait du fil à pêche pour faire un collier, dit Alice. Et un petit foret pour percer les coquillages.

— Je t’en achèterai demain.

— Mm.

Alice ne portait qu’un jean, des sandales et un tee-shirt de fille. Le soir tombait et le vent fraîchissait.

— Tu vas attraper froid comme ça, dit-il.

— C’est déjà fait.

Elle empoigna ses coquillages et les fourra dans la poche de son pantalon.

— C’est pas très malin.

— Je ne parlais pas du temps, insinua Alice.

Sa mère. Bien sûr.

— Les gens ne meurent vraiment que quand on les oublie, dit-il pour la rassurer.

— Tu dis ça parce que tu es vivant.

Ça ne durerait pas — Mc Cash sentait le froid qui sifflait dans son orbite morte, le même qui avait emporté Carole.

— On n’a que ça dans la vie, se ressaisit-il. Même si parfois c’est pas marrant: être vivant.

La gamine acquiesça. Bel effort. Mc Cash vit le reflet du crépuscule dans ses yeux, le feu rasant qui les brûlait. Sa main n’osait prendre celle de la petite, même une fois, alors qu’ils ne demandaient que ça.

— Un chocolat chaud, ça te dit?

Alice fit un signe d’approbation. Mc Cash visa la façade de l’hôtel derrière les haies, grogna tout le chemin — putain, voilà qu’il avait encore envie de chialer.

6

La commémoration avait lieu à midi dans le port d’Audierne. Mc Cash savait ce que cela signifiait pour la famille: pas de corps, pas de deuil. On emporterait son souvenir à défaut de sa dépouille, une couronne de fleurs qu’on jetterait au large, en hommage au disparu.

Mc Cash n’avait pas revu Marco depuis sa déroute avec Angélique quinze ans plus tôt: l’avocat avait monté son cabinet à Quimper et ne venait plus à Rennes, où le policier poursuivait son suicide affectif, coupant les ponts avec tout le monde, y compris lui-même. Il ne savait pas que Marco s’était marié, ni avec qui: la famille Kerouan ayant annoncé les «obsèques» de leur fils dans le journal, c’était l’occasion d’interroger ses proches.

Le temps était frais, le soleil vif sur les toits. Un bateau à moteur clapotait le long du ponton où Marco amarrait son voilier, d’après le type de la capitainerie. Un vieil homme en blazer bleu marine rangeait les bouts d’un zodiac, un septuagénaire corpulent et presque chauve qui guettait le quai en consultant sa montre. Richard Kerouan, le patriarche, un gros bonnet de la région. Une petite femme vêtue de noir l’accompagnait du bout des souliers, Madeleine, sa femme, rabougrie par le chagrin et les années à l’ombre du chef. Un groupe de personnes approcha du ponton où ils attendaient. Mc Cash reconnut Marie-Anne, la sœur de Marco, qu’il n’avait pas vue non plus depuis des années, et d’autres gens qu’il ne connaissait pas. Les frères et sœurs sans doute, et leurs enfants endimanchés pour les funérailles virtuelles de leur oncle. Ils échangèrent quelques mots. Il n’y avait pas de fleurs, pas de gerbes, que des mines basses sur le ponton du disparu.

Mc Cash les apercevait de la terrasse du Bar de la Mer. Un petit comité: Marco n’aimait pas grand monde…

— Pourquoi tu n’y vas pas?

Alice mâchait son troisième bubble-gum depuis le petit déjeuner.

— Où ça?

— Eh bien, avec les gens, là…

— J’aime pas les gens, dit-il.

Alice fit une grimace de l’autre côté de la table, comme quoi elle parlait à un parfait demeuré.

— C’était ton copain, non?

— C’était, oui.

Mc Cash ne téléphonait jamais à personne, encore moins pour prendre des nouvelles. Les deux hommes s’étaient perdus de vue, certains de se recroiser un jour. Ils se trompaient.

— Tu ne connais personne? insista Alice en visant le groupe.

— Non.

Avec sa vue qui baissait, c’est à peine si Mc Cash distinguait les contours des petits hommes sur le ponton — sa lentille de contact, sa seule coquetterie, aussi commençait à dater. Ils étaient maintenant une douzaine à faire le pied de grue devant le gros bateau à moteur, dont trois gosses habillés de bleu marine et blanc. D’après ses souvenirs, la famille Kerouan ne brillait pas par son excentricité. Une petite silhouette apparut alors sur le quai: une fillette, qui portait une gerbe de fleurs trop grande pour ses bras. La gamine de Marco?

Une femme en bottes et robe noire l’accompagnait, le visage recouvert d’une voilette; ce cou gracile, cette peau d’ébène qui brillait au soleil comme une lame… Mc Cash retint son souffle: c’était Zoé, la sœur d’Angélique.

Elle embrassa la fillette mais resta sur le quai, sa main gantée posée sur son chapeau que le vent malmenait. La gamine avança seule vers le zodiac amarré au ponton, des petits pas maladroits qui avaient du mal à faire le compte. La gorge de Mc Cash se serra devant la gamine couleur pain d’épice: une demi-orpheline, comme Alice. Il campait devant sa bière, l’œil rivé sur la fillette que la famille Kerouan accueillait maintenant, sans un regard pour sa mère sur le quai… Bizarre. Pourquoi Zoé restait-elle en retrait?

On s’agita au bout du ponton, le patriarche invitant ses proches à grimper sur le zodiac. Montée la dernière, Marie-Anne adressa un bref signe de la main à Zoé, auquel celle-ci ne répondit pas. Le moteur se mit en branle, créant un petit bouillon dans l’eau verte du port d’Audierne, emportant chagrin, fleurs et enfants.

Mc Cash se concentra sur la silhouette féminine qui fumait du bout des gants, hésitait à aller lui parler. Longue, svelte, la peau noire et lisse, délicieusement invisible sous sa voilette, l’objet de son péché lui revenait, madeleine cosmique…

Le zodiac avait disparu derrière la digue. Zoé fumait toujours, perdue dans ses pensées, quand une voix dans son dos la fit sursauter.

— Salut Zoé…

Elle eut un mouvement de recul en voyant l’homme qui approchait, un grand brun aux lunettes noires cerclées de chrome, plutôt beau mec malgré sa chemise débraillée et sa peau rougie par le soleil, avec un je-ne-sais-quoi d’ultra-violence dans ses gestes pourtant mesurés. Mc Cash avait sacrément vieilli: il faudrait qu’elle pense à le lui dire.

Zoé n’avait pas digéré le fait d’avoir couché avec le mec de sa sœur, de s’être laissé embobiner par cet escogriffe trop beau pour être honnête.

— Qu’est-ce que tu fais là, Mc Cash?

— J’ai lu la nouvelle dans le journal. Je peux te parler?

— Non.

Zoé s’était blindée sous la dentelle de sa voilette, rien ne filtrait, qu’une tension diffuse. Mc Cash ne savait plus qui avait provoqué l’autre, lui sans doute, comment ils s’étaient retrouvés ensemble emboîtés dans un lit d’été, juste que le plaisir avait été à l’aune de la débandade qui avait suivi.

— J’aimerais te parler du naufrage de Marco, dit-il pour couper court à leur vieux contentieux. Ils n’ont pas été foutus de me renseigner à la capitainerie.

— Je n’ai pas envie de te parler.

— Deux minutes: tu peux faire ça pour lui?

Zoé serra ses jolis crocs. Il devinait le contour de sa bouche, ses lèvres, mais toujours pas l’expression de ses yeux derrière la voilette.

— C’est votre fille, la gamine partie sur le bateau? demanda Mc Cash.

— Oui.

Marco et Zoé s’étaient rencontrés à l’époque où ils habitaient à Rennes; Mc Cash supposait qu’ils s’étaient revus après sa séparation avec Angélique.

— Je ne savais pas que vous étiez ensemble, ni que vous aviez une fille. Je n’ai pas eu Marco au téléphone depuis des années, dit-il pour faire la conversation.

— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas, Mc Cash. Désolée mais je n’ai pas envie de parler, à personne.

— Tu n’es pas conviée à la cérémonie?

Zoé le toisa de son mètre soixante-dix-sept.

— Pourquoi tu ne retournes pas d’où tu viens, inspecteur?

— Je ne suis plus inspecteur.

— Tiens donc. Qu’est-ce qui s’est passé? Tu as eu une révélation, un éclair qui t’a frappé au front? Ou la voix d’une vierge peut-être, qui serait venue te murmurer des choses durant ton sommeil?

Mc Cash n’avait pas envie de parler de ça.

— Vous êtes des durs à cuire dans la famille, hein, renvoya-t-il d’un ton peu amène. Écoute, la moitié des bateaux qui prennent le rail de Gibraltar sont des chauffards, enchaîna-t-il: l’un d’eux a pu percuter le voilier de Marco sans s’arrêter pour le secourir.

— Toujours à chercher la merde, hein.

— Non. Non, je veux juste savoir ce qui est arrivé.

— Demande à la mer.

— Marco avait la phobie des cargos de nuit, poursuivit Mc Cash: j’ai du mal à croire qu’il se soit laissé surprendre. Surtout dans une zone aussi dangereuse.

Zoé soupira, fuma jusqu’au mégot.

— Tu crois quoi? Que les enquêteurs n’ont pas fait leur boulot?

— Je ne sais pas encore.

Les drisses claquaient dans la brise.

— C’est pour ça que tu es venu?

— Je passais par hasard quand j’ai lu la nouvelle dans le journal.

— C’est trop tard.

Zoé aperçut alors une gamine dans l’ombre du borgne, une préado aux yeux vert doré. Mc Cash bougonna en la voyant.

— Alice, dit-il en guise de présentation: ma fille…

La petite curieuse recomptait ses doigts en bordure du quai. Zoé croisa l’expression déconfite de son père.

— Depuis quand tu as une fille?

— Je sais pas trop. Tu as quel âge? lança-t-il à Alice.

— Bientôt treize ans.

— Treize ans, répondit Mc Cash.

— J’aime ton sens de l’humour.

— Moi aussi.

Zoé sourit comme un caïman sous sa voilette.

— Par hasard, hein…

Il ne savait pas ce qu’elle voulait dire par là, ce qui se tramait dans la caboche de la sœur de son ex-femme, de toutes les femmes. Zoé jeta sa cigarette sur le quai et l’écrasa sous sa botte.

— On n’a pas besoin de toi, Mc Cash, dit-elle. Ne le prends pas mal mais rends-nous service: va-t’en.

— Zoé…

— Oublie-moi, tu veux.

Leurs regards se croisèrent, saturés d’ecchymoses. Mc Cash pensa à sa sœur, deux inséparables qui n’avaient rien de perruches. Bizarre qu’elle ne soutienne pas sa cadette un jour pareil.

— Angélique n’est pas là? s’enquit-il.

L’expression de son visage changea.

— Quoi? s’assombrit le borgne.

— Tu n’es pas au courant? renvoya Zoé.

— Non, quoi?

Ses yeux se gonflèrent.

— Rien…

Zoé tourna subitement les talons et s’éloigna sans un regard pour Alice, souveraine sous sa voilette, sans se douter que ses larmes se voyaient à des kilomètres. Mc Cash la rattrapa et la tira par le coude.

— Hey!

— Où est Angélique?

— Tu me fais mal!

Mc Cash lui pinça plus fort le bras.

— J’ai plus beaucoup de temps à vivre, feula-t-il tout près de son visage. Marco était mon ami et ta sœur la femme de ma vie, alors arrête tes enfantillages et dépêche-toi de me répondre.

Les yeux noirs de Zoé étaient remplis de larmes.

— Angélique…

— Quoi? la pressa-t-il.

— Elle était sur le voilier, dit-elle, avec Marco.

Il reçut le choc, un coup de poing au plexus qui lui fit relâcher son étreinte.

— Angélique a disparu en mer, elle aussi, tu comprends?!

Zoé échappa à ses serres pour rejoindre l’homme qui l’attendait sur le parking. Mc Cash ne songea plus à la retenir. Un ange noir passait dans le ciel: Angélique…

Angélique, morte.

7

Ils s’étaient rencontrés dans une salle de sport, un soir d’hiver en banlieue parisienne. Krav-maga, ou comment tuer des gens à mains nues. Elle était déjà une experte de l’art martial, lui commençait à peine. C’était à la fin des années quatre-vingt-dix.

— Comment tu t’appelles? avait-il demandé, en sueur après leur assaut.

— Angélique.

— Très approprié. Je crois que tu m’as cassé le nez.

Il pissait le sang, poc poc, les gouttes faisaient des frappes chirurgicales sur le tatami.

— Tu t’es trop approché de ma zone de défense, dit-elle. C’est la sanction minimale.

Mc Cash aimait bien l’idée de se faire casser la gueule par une femme. Ça les mettait sur un pied d’égalité, seule base acceptable d’un rapport humain. Il tenta de maîtriser le flux tiède qui s’écoulait de son nez.

— On ne se méfie pas des femmes, la taquina-t-il.

— Misogyne?

— Plutôt lesbienne. Je m’appelle Mc Cash.

Elle serra la main propre qu’il lui tendait.

— C’est ton prénom?

— Je n’ai pas de prénom. Trop familier, dit-il en fouillant dans sa poche.

— Ah oui.

Il essuya son appendice à l’aide du mouchoir.

— Non, pas mon genre.

— C’est quoi ton genre, alors, Mc Cash?

— Toi, dit-il.

Angélique ne s’était pas démontée. Elle avait jaugé le mètre quatre-vingt-dix de l’homme qui retenait son nez de couler: belle bête, svelte, musclée, un seul œil mais vert d’eau, couleur océan, malin c’est sûr, dangereux autant qu’on pouvait l’être. C’est lui qui reprit la parole.

— Je peux t’offrir un verre, pour te faire pardonner mon nez cassé?

— Je suis sûre qu’il n’est que déplacé. Mais si tu me laisses payer le deuxième verre, j’oublie tout.

Angélique avait vingt-deux ans, le borgne au tee-shirt rouge sang dix de plus, ça n’avait aucune importance. Leur première sortie se déroula dans un bar de Saint-Ouen, près du club de krav-maga où ils s’entraînaient. Mc Cash commanda deux ti-punchs à l’Antillais qui tenait le bistrot. Angélique portait un legging, une veste à capuche repoussée dans le dos et deux yeux de miel coupé au vert pilé. Il glissa son rhum sur la table. Le sujet du krav-maga épuisé sur le chemin qui menait au bar, il se lança.

— Tu fais quoi dans la vie, à part casser des nez?

— Ça ne se voit pas?

— Hum… Il fit semblant de réfléchir. Maçon?

— Non.

— Secrétaire de mairie?

— Non.

— Forçat? Forçat sur une île?

Elle secoua la tête.

— Chiropracticienne, c’est comme ça qu’on dit?

— Non plus.

— Foraine?

— Non.

— Liseuse de bonne aventure, tenta-t-il.

— On approche. Je suis rappeuse.

— Tu rappes quoi, des morceaux de fromage?

— Tu sais qu’à la brigade du rire, tu serais le sergent Garcia?

— Hé hé. Tu as un groupe?

— Oui, un duo avec D’. Un poète urbain, rappeur à ses heures. «Colère Noire», c’est le nom du groupe. Ça défonce tout.

— J’ai vu ça.

Son nez avait triplé de volume. Angélique voyait qu’il se fichait du rap, de ce que la culture hip-hop pouvait véhiculer, mais son œil unique la dévorait crue. Une marque de fabrique peut-être.

— Et toi, relança-t-elle en mélangeant son ti-punch, tu es quoi: coiffeur pour dames? Charcutier? Pêcheur d’Islande?

— Mademoiselle a des lettres.

— Tu dis ça parce que je suis noire ou parce que je suis une femme?

— Ni l’un ni l’autre, ça fait juste plaisir à entendre. J’ai parfois l’impression de vivre dans un monde où le dernier tirera la chasse en partant.

Ce type commençait à l’amuser.

— Pas mal, fit Angélique, mais tu ne m’as pas répondu.

— Non.

— Alors?

— Je suis flic.

— Aaaah…

La rappeuse partit dans un long râle et bascula en arrière sur sa chaise.

— Vos chansons cassent du keuf, c’est ça?

— Non… Non, reprit-elle en souriant, c’est juste que d’après ton administration, je ne suis pas complètement française. Ma sœur et moi, on est venues du Sénégal avec le regroupement familial, ajouta-t-elle, mais nos parents n’ont que des permis de séjour prolongés.

— Et?

Angélique soupira dans son verre.

— Quoi?

— Non, rien…

— Tu m’en as trop dit: alors?

Elle eut un sourire de dominant.

— Tu me plaisais bien pour le rôle, mais là c’est foutu.

— Qu’est-ce qui est foutu?

— Je cherche quelqu’un pour me marier, fit Angélique tout de go. Un Français pure souche. Pour les papiers, et avoir enfin la paix avec votre putain d’administration. Être libre de ne pas me faire virer comme une malpropre.

— Ce serait dommage, concéda-t-il.

— N’est-ce pas.

— Et tu pensais me demander en mariage, comme ça, là?

— Toi ou un autre. Pour les papiers, c’est tout.

Il acquiesça dans son ti-punch, quasi vide.

— Je ne sais pas si j’aurais fait l’affaire; je ne suis qu’à moitié français et en guerre avec moi-même.

— C’est-à-dire?

— J’ai grandi à Belfast.

— Ah… C’était comment?

— Violent.

— C’est pour ça que tu es devenu flic?

— Non, c’est pour ça que j’ai perdu mon œil.

— Désolée…

— C’est vieux, laisse tomber.

— Pourquoi tu es devenu flic, alors?

— J’aime bien cogner sur des connards.

Angélique adhérait à son humour.

— Pas de chance, sourit-elle, tu es tombé sur moi! Allez, dit-elle en se levant, c’est ma tournée.

Quelle beauté, songea-t-il tandis qu’elle commandait deux nouveaux ti-punchs à l’Antillais.

— J’ai bien réfléchi à ton histoire de papiers, dit-il quand elle fut revenue: si tu veux te marier, je suis d’accord.

La Sénégalaise avait grimacé dans le fond de son verre.

— Tu as dit quoi, Mc Cash?

— Si tu penses que ça va te rendre service de te marier avec moi, tu te trompes, mais je veux bien t’aider à le croire. Mais à une seule condition.

— Laquelle?

— Qu’on divorce aussitôt.

— Bah… oui… Pourquoi?

— Parce qu’il y a beaucoup de femmes en détresse dans le monde et que je ne résiste à aucune.

Angélique dut boire un autre ti-punch avant de comprendre que Mc Cash était sérieux. Les histoires de papiers ne poseraient pas de problèmes au policier, il pouvait même aider sa sœur Zoé à en obtenir. Quant à jouer aux jeunes mariés devant l’administration, c’était une façon originale de se rencontrer et s’il pouvait rendre service à une femme en détresse… Ils sortirent du bar une heure plus tard.

— Bon, fit Mc Cash au moment de se quitter, si on commençait par la nuit de noces?

— Ha ha! Ha ha ha!

Angélique riait de bon cœur. Ça lui allait même bien.

— Mariage ou pas, tu me plais aussi beaucoup, Angel.

Elle plissa ses yeux de miel pilé.

— Tu serais capable de me plaquer aussitôt, dit-elle en le sondant, j’ai pas confiance. Non, je te propose qu’on couche ensemble le soir de notre mariage.

— Aussi si tu veux, sourit-il.

— Après le mariage, insista-t-elle. Ce sera plus romantique. Surtout pour un mariage blanc. Mais ne t’en fais pas, le rassura-t-elle, je ne suis plus vierge depuis longtemps. Tu ne perds rien pour attendre, petit toubab.

Angélique avait grandi au Sénégal avec sa sœur dans un village de bord de mer face à l’île de Goré, pendant que leur père trimait comme manœuvre en France. Angélique vomissait les cars de touristes qui venaient compatir comme on se mouche sur l’île de malheur et repartaient le soir même, la compassion au chaud, aussi imperméables au sort des survivants que rétifs au métissage de retour dans leur patrie.

La grand-mère leur avait raconté ce qui s’était passé à Goré, les gens qu’on poussait à coups de bâton, les chefs tribaux achetés, les bateaux des Blancs qui attendaient, ces morts en tas dans les soutes, comme d’autres plus tard étouffés dans les trains, les plantations, les esclaves en fuite à qui on coupait les oreilles, puis le nez, puis le tendon d’Achille, ceux qui fuyaient quand même et qu’on attachait aux arbres et qu’on battait à mort sous les yeux des femmes et des enfants, et qu’on laissait pourrir là, parmi les mouches. Angélique avait grandi comme ça: au bord de l’asphyxie.

«Héritage de négros

Teint sombre, des boucles et des nœuds sous le bonnet,

Un regard urgent sur le monde comme si le clash sonnait.»

Les parents avaient donné des prénoms français à leurs filles pour les aider à s’intégrer le jour où elles pourraient rejoindre leur père en France, mais dix ans déjà étaient passés. La famille d’Angélique avait pu migrer en région parisienne dans les années quatre-vingt, quand on avait encore besoin d’eux. Regroupement familial, école républicaine, permis de séjour prolongé mais pas de nationalité française en vue. Le pays où son père s’était usé les mains, pour du bitume. Du bitume français. Agent de voirie, c’était son métier. Du Nègre qui grille au soleil sous le regard impassible du patron, mais c’était ça ou rien — ou alors la crasse, une vie sans espoir, l’Afrique.

Tombé d’un échafaudage comme un fruit trop mûr, leur père était décédé sur le coup, ça avait marqué le début de leurs ennuis. Papiers, tampons, file d’attente, demande de régularisation, elles pouvaient rentrer chez elles, non?

«Des traces de ceinturon sous le gilet

À chaque correction

comme si la peau de nos ancêtres pleurait»

Si Zoé avait poursuivi ses études après le bac, Angélique avait toujours pris l’attaque pour une défense: elle avait intégré un collectif de rap dans le 93 où elles vivaient et passé ses nerfs en pratiquant un sport de combat. Samuel, le prof de krav-maga de Saint-Ouen, avait vite pris la jeune révoltée sous son aile. C’est là que la Sénégalaise avait cassé le nez de Mc Cash, avant qu’il ne lui offre sa main.

Les futurs mariés s’étaient battus en attendant la date de leur union, tous les coups étaient permis, surtout les plus retors, peaufinant les contacts. Ils s’étaient tués virtuellement plusieurs fois (Angélique avait une technique d’étranglement et une vitesse de frappe sous la ceinture impressionnantes), se tenant au courant de l’évolution des papiers administratifs sans échanger d’autres caresses qu’un sourire en se retrouvant au club. Gentleman, Mc Cash n’était pas revenu à la charge. Leurs noces enfin fixées, ils ne se battirent plus que tous les deux, refusant de saluer les autres: Mc Cash était plus grand d’une tête, ses bras des tentacules, il était rapide et puissant mais Angélique avait de la hargne pour plusieurs générations et le côté aveugle du borgne lui laissait des brèches.

«Rêver d’avoir l’esprit blanc dans la peau couleur du lait

Regarde les traces de fouet sur notre peau!

Héritage de négros

Allergie plutôt violente au fouet

Convaincu que les policiers noirs sont des saloperies de jouets»

Regards suturés, sueurs mêlées, poings épuisés, ils s’étaient sauté dessus six semaines plus tard, après le passage devant le maire du Xe où il habitait. Mc Cash avait rencontré Zoé pour la première fois, belle plante et tempérament à peine moins calme que sa sœur, qui venait de s’installer en Bretagne. Les jeunes mariés n’avaient pas traîné. Angélique baisait comme elle dansait l’afro-beat, en transe et en fermant les yeux, lui empalé sur elle rêvait en bloc, la sculptait de ses grandes mains aimantes, créant une œuvre nouvelle à chaque salve d’extase. La foudre était tombée sur la savane. Mc Cash l’avait aimée tout de suite, dès leur première nuit l’un contre l’autre, aussi profondément qu’Angélique ouvrait grand les cuisses, et elle aussi semblait aimer ça. Mais il fallait divorcer. C’est ce qui était convenu.

— Pourquoi?

— Pour se sentir libre.

Angélique avait dit oui à tout, le divorce, l’idée de se revoir. C’était ça ou lui casser les dents.

À peu près tout les opposait, elle était noire et militante, il était blanc et désengagé, elle appelait sa vieille grand-mère restée au pays tous les dimanches, lui avait oublié sa famille en Irlande, ses amis, avait paumé leur numéro de téléphone, ils étaient l’aube et le crépuscule mus par des élans contradictoires, mais Angélique l’aimait.

Ils avaient recouché ensemble sous la douche du club de Saint-Ouen après l’entraînement, trois jours avant la prononciation du divorce. Ça sentait le sexe et la sueur des autres dans le vestiaire déserté. Angélique en avait encore le ventre tout tapissé d’étoiles.

— Je fais un concert samedi soir, dit-elle en se rhabillant.

— Ah oui… C’est quoi, du zouk?

Elle lui aurait volontiers crevé l’autre œil.

— Non, fit-elle entre ses dents, rien de domestique. D’ sera avec moi. Mon binôme sur scène.

— Il est si bon que ça?

— Aussi bon que moi.

Samedi, c’était le jour de leur divorce. Autant fêter ça en musique. Mc Cash s’était rendu au concert de la rappeuse et ils ne s’étaient plus quittés. Il faisait volontiers le mariole en présence d’Angélique mais ils restaient parfois des heures le corps transi, encastrés l’un dans l’autre, ces nuits sans orage où ils se serraient si fort qu’on voyait leurs fissures, sans comprendre ce qui leur arrivait: ils tremblaient d’amour l’un contre l’autre, incapables de se détacher, comme si les larmes qui leur coulaient à l’intérieur les empêchaient de parler.

«Souvenir de la cage,

Susceptible quant à la question cruciale de l’égalité,

Négro,

Je suis pas dans les PTT, ni agent de sécurité,

Négro!»

Ils s’étaient remariés un an plus tard, par amour.

Mc Cash avait prévenu sa femme qu’il avait le cœur trop grand, impossible à rassasier, que l’inassouvi était son créneau, un bastion retranché, sa solitude, il n’était pas seulement amputé d’un œil, il était amputé d’un horizon, mais Angélique l’aimait.

— Fais-moi du bien au lieu de te faire du mal.

Elle ne savait pas que son homme était de la pire espèce, de celles qui se piquent elles-mêmes. Mais Angélique l’aimait, radicalement. Ils se voyaient toutes les semaines, après l’entraînement au club de Saint-Ouen, impatients d’en découdre. Mc Cash ne parlait jamais de son travail à la Criminelle, il n’aimait que ses jambes quand elle s’accrochait à lui et l’afro-beat de son cœur contre le sien, tendre et douce enfant cabossée. Ils faisaient tout à l’envers, vivaient séparés, se retrouvaient au krav-maga, se quittaient tard dans la nuit.

Il est facile d’effacer ses traces à Paris. Les mois étaient passés, les années, avant que Mc Cash, las du chaos de la capitale où il perdait ses nuits, se fasse muter à Rennes. Angélique ne connaissait pas la région mais sa sœur Zoé y avait trouvé du travail. D’ volant de ses propres ailes, la rappeuse avait quitté sa banlieue et le hip-hop pour suivre son «mari».

Ça n’avait pas duré, la foudre sur la savane. Malgré la proximité avec Zoé, Angélique ne trouvait pas ses marques dans l’appartement qu’ils louaient au dernier étage de la tour des Horizons. Instinct close combat, confiance en elle niveau Ground Zero, le regard comme un percuteur quand il revenait le soir, sûre qu’il l’avait trompée, Angélique ravalait ses démons.

«Chaque fois que je pleure

J’entends le sanglot des nouveau-nés captifs

Je vis avec un seul poumon et un pieu planté dans le cœur

Ce qui nous tient

C’est de savoir que nous sommes les descendants de survivants:

Incassables»

Il lui fallait du solide. Quelque chose pour l’apaiser. Un bout de lui quand il n’était pas là, n’importe quoi pour se sentir vivre. Angélique lui avait dit un matin, a priori anodin, alors qu’ils prenaient le petit déjeuner:

— Je veux un enfant, Mc Cash.

Le borgne avait à peine relevé la tête de son café. Il ne fallait pas trop lui parler le matin.

— Pour quoi faire?

— Je suis sérieuse.

— Pas moi, Angel. On ne peut pas compter sur moi. Ce n’est pas nouveau.

Il n’avait jamais vécu avec une femme pour éviter ce genre de scène. Mc Cash n’était pas persuadé que l’humanité passe le siècle, l’avenir du monde était pour lui une farce macabre, et nos dents jaunes sous les masques. Il lui expliqua que faire un enfant était du suicide, mais elle insistait.

— Tu es seul. Moi aussi. Deux bonnes raisons de se multiplier, non? plaida sa femme.

— Je ne tiens pas à me multiplier. Tous les bouquins d’éthologie disent que notre race est vouée à disparaître. Prends un chien si tu veux de la compagnie.

— Pauvre con.

— Ouais.

Mc Cash n’aimait qu’elle mais il ne demandait pas l’exclusivité — un vieux mythe libertaire. S’il croyait qu’on le remercierait pour ça, il se trompait. L’orage avait tourné à la tempête quelques jours plus tard quand, Angélique racontant à Zoé son refus de lui faire un enfant, celle-ci, honteuse et rongée de remords, lui avait appris qu’ils avaient couché ensemble, l’été dernier, un soir d’ivresse. Ce salopard avait couché avec Zoé, sa propre sœur.

Mc Cash n’avait pas eu le temps de s’expliquer (le fait se suffisait à lui-même), de s’excuser (aucune excuse ne valait), il avait juste eu le temps de parer les coups. Angélique frappant sans crier gare, Mc Cash s’était retrouvé au milieu de la cuisine, asphyxié, les testicules dans la gorge. Un combat à mort, à en croire la folie dure qui traversait les yeux de la lionne. Relent d’opprimée, fracture à l’os, haute trahison, Angélique avait profité de sa paralysie momentanée pour arracher le bandeau qui cachait son œil mort, avant de s’attaquer au survivant: son poing avait touché l’arcade, manqué de peu la rétine. Des larmes de haine coulaient quand il avait riposté. Son pied était parti comme un boomerang et l’avait touchée au ventre, de plein fouet. Angélique avait reculé d’un mètre, catapultée contre la vaisselle dégringolée.

Une odeur de sang flottait dans la pièce, détestable. La Sénégalaise se tenait le ventre comme si ses entrailles allaient se répandre sur le carrelage, des larmes de rage et d’impuissance perlant à ses paupières.

Mc Cash l’avait laissée là, sans souffle au milieu de la cuisine, avec ses grands yeux miel suppliants, désemparée. Il était parti sans même prendre un sac. C’était ça ou se tuer.

Quand il était revenu, Angélique avait disparu. L’appartement était vide, sans même un mot d’adieu sur la table. Ils s’étaient mis la peau à l’envers sans cesser de s’aimer, et l’avaient payé cher.

«Ce qui nous lie,

C’est de sentir gronder en nous cette folie cette rage:

Incassable…»

*

Un amour au miroir sans tain, coupable d’on-ne-sait-quoi et qu’il portait aujourd’hui encore comme un fardeau… Le meilleur moyen de ne pas redescendre, c’est encore de jeter l’échelle: Mc Cash n’avait plus eu de nouvelles d’Angélique après leur rupture, ni de sa sœur, il croyait les avoir oubliées mais il se trompait, comme d’habitude. Il revoyait la silhouette de Zoé sur le quai du port d’Audierne, ses larmes cachées sous la voilette, sa gamine couleur pain d’épice et le bouquet pour son père qu’elle tenait à la main… Pour Angélique aussi…

— Tu en fais une tête, nota Alice tandis qu’ils revenaient vers la Jaguar.

Mc Cash était encore sous le choc de la révélation.

— C’était la femme de ton copain Marco? poursuivit sa fille.

— Mm.

— Pourquoi tu lui as tordu le bras?

— C’est une prise indienne: les Sioux faisaient ça pour montrer qu’ils étaient contents de se voir.

— N’importe quoi.

Oui, mais il fallait trouver quelque chose pour faire diversion. Il n’avait pas envie de lui parler d’Angélique, de la perte qu’elle représentait pour lui, Alice ne comprendrait pas sa détresse, la confondrait avec sa mère qu’il avait si peu aimée, si peu longtemps…

— Tu es tout pâle, dit-elle. Tu es sûr que ça va?

Non. Il pleurait les nuits où ils se serraient à s’en lever concassés, unis par cette solitude qui suintait d’eux comme une gelée minable. Il avait tué leur amour. Maintenant Angélique était morte, cent lieues sous les mers. Aux bulots, elle aussi…

8

Pourquoi Zoé n’avait-elle pas participé à la commémoration en souvenir de son mari disparu? La sœur d’Angélique répugnant à lui parler au nom d’un passé pourtant révolu, Mc Cash attendit le lendemain pour rendre visite à Marie-Anne. La sœur cadette de Marco vivait à Plougonvelin, un village sur la côte nord du Finistère au bout de la rade de Brest.

Grande gueule comme son frère, Marie-Anne se tenait loin de ses parents, des gens toxiques à l’entendre. La cadette entretenait en particulier de mauvaises relations avec sa mère qui, toujours à l’entendre, l’avait harcelée ou dénigrée tout au long de l’enfance. Barbie, sorties, jupe courte, maquillage, tout était interdit pour la fille aînée de la fratrie. Les remarques acerbes et désobligeantes de sa mère confinant à la maltraitance, Marie-Anne radotait sur le sujet pour peu qu’on la lance, ressassant malgré vingt ans de psychanalyse sur elle sans effet. Mal aimée, Marie-Anne aimait mal, tournée sur un moi en souffrance, sans amitié ni empathie, un amour de cadavre qu’elle maintenait en vie avec un acharnement pour ainsi dire thérapeutique. Elle avait réussi à tenir dix ans avec un homme, qui lui avait laissé la maison de Plougonvelin avec vue sur mer et une fille, Julie, aujourd’hui âgée de douze ans.

Marco était sorti du carcan familial avec la voile, elle avec la sophrologie orientale. Ils étaient liés par un contrat de solidarité tacite, sans amis communs ils se voyaient peu, mais l’affection restait la même. C’est elle qui l’avait initié au zen. Cartésien affiché, Marco avait d’abord raillé le mysticisme new age de sa cadette avant de revenir vanné de ses cours de yoga. C’est ce qui l’avait sauvé à Cuba, lors du convoyage cauchemardesque. Mc Cash avait dîné une fois ou deux chez elle à l’époque où ils traînaient ensemble, et en gardait un bon souvenir: Marie-Anne recadrait son frère quand il déraillait trop ou revenait plus mort que vif de cuites suicidaires.

La maison que lui avait laissée son ex était bâtie sur la colline qui dominait la plage de Plougonvelin, une des rares constructions en bois et en verre dont les Bâtiments de France toléraient l’existence sur la côte bretonne, plus adeptes des pavillons blancs à toiture d’ardoise réglementaire qui enlaidissaient les rivages. Les baies vitrées du salon, ouvertes, donnaient sur un jardin fleuri que le soleil avait déserté.

Mc Cash apparut entre ciel et mer, affublé d’une jeune adolescente — sa fille, d’après le coup de fil laconique passé un peu plus tôt. Le borgne portait son éternel bandeau, un jean et une veste noire. Ses nouvelles rides aussi lui allaient plutôt bien.

— J’ai pas trouvé la sonnette, dit-il en approchant.

La sœur de Marco attendait à la table de céramique.

— Ça va? fit-il en l’embrassant.

— Bof.

Grande, massive, blonde, le visage tiré par le chagrin, la peau blanche parsemée de taches de rousseur, Marie-Anne lui faisait penser à un phare plein de sel. Alice dit bonjour du bout des lèvres. Sa fille, Julie, se présenta à son tour sur la terrasse, un joli visage aux yeux pâles qui avaient trop pleuré — Marco était son oncle préféré. Ils échangèrent quelques civilités, mirent les enfants à l’aise avant de les envoyer dans la chambre de Julie. Mc Cash n’était pas venu pour une visite de courtoisie. Il accepta le thé au gingembre, fuma une cigarette sans y toucher. La disparition de Marco les avait remués, chacun à leur façon.

— L’enquête en est où? demanda-t-il bientôt.

— Le procureur de la République ne donnera pas ses conclusions avant plusieurs semaines, répondit Marie-Anne. La baraterie étant exclue, la thèse de l’accident n’est pas remise en cause.

— La baraterie?

— Couler son propre bateau pour toucher la prime d’assurance.

— Mm. J’imagine que Marco n’avait pas de problèmes d’argent?

— Notre famille est trop riche pour ça, railla sa sœur. Avec son métier d’avocat, il aurait fallu qu’il ait des goûts de footballeur pour manquer d’argent. Et tu connais ton pote.

Elle parlait encore de lui au présent.

— Qu’est-ce qu’il faisait au large de l’Espagne, du cabotage?

— Non, Marco venait d’acheter un voilier du côté d’Athènes. Il était en route pour la Bretagne quand il y a eu l’accident.

— En Grèce? Ça fait loin pour acheter un bateau, s’étonna-t-il.

— Je n’y connais rien mais il paraît que le voilier était un petit bijou. Il n’a pas eu le temps d’en profiter.

Mc Cash opina.

— Tu l’as eu quand pour la dernière fois?

— Mon frère? Quelques jours avant son départ en Grèce, dit-elle en croisant les chevilles sous ses fesses. Marco ne donnait pas beaucoup de nouvelles quand il partait en mer mais on avait l’habitude; je ne me suis pas inquiétée. C’est quand Zoé a vu qu’il ne rentrait pas qu’elle m’a appelée. J’ai aussitôt prévenu la police.

— Marco est parti d’où?

— Du port du Pirée, à Athènes. Le 7 juin.

— Et tu as signalé quand la disparition?

— Le 28. Zoé n’avait plus de nouvelles depuis deux jours. Comme elle avait eu Marco par téléphone le 25, on estime que l’accident a eu lieu dans la nuit du 26. Les secours ont mis quatre jours avant de retrouver les débris du voilier. Le bout d’épave a dû dériver.

Mc Cash pensait à autre chose.

— Ça fait plus deux semaines entre son départ et le naufrage, nota-t-il.

— C’est loin, la Grèce.

— On est sûr qu’il s’agit de son voilier?

— D’après les photos, oui. L’étrave a pu dériver mais comme c’était la seule disparition déclarée dans la zone…

L’océan clapotait au bout du jardin, séparé par un simple muret de pierres. À marée basse, on devinait une bouée jaune échouée sur le sable. Les iris vert feuille de Marie-Anne fixèrent l’ex-flic pensif.

— Pourquoi tu me poses toutes ces questions? dit-elle enfin.

— Des tas de gens disparaissent tous les ans sans donner d’explication, biaisa-t-il.

— Tu as du mal à croire qu’un marin comme Marco se soit laissé surprendre par un cargo, hein?

— Il en avait une peur bleue.

— C’est pourtant ce qui a dû arriver. Il se sera fait découper par un bateau de pêche, ou un navire de commerce.

— Ou un chauffard, qui ne lui a pas porté secours.

— Peut-être, concéda-t-elle dans un soupir. On ne le saura jamais. C’est trop tard maintenant. On verra les conclusions du procureur, mais ça ne changera rien à l’affaire.

— Marco avait une raison de disparaître?

— Comment ça?

— Son couple était solide?

— Il ne s’en plaignait pas. Et il adorait sa fille.

— Des problèmes de jeu, d’alcool, de santé, avec la justice?

Marie-Anne secoua la tête, négative.

— Personne qui aurait pu lui en vouloir, ici ou ailleurs?

— Toujours flic, hein?

— Je cherche à comprendre, c’est tout.

— Il s’agit d’une disparition, Mc Cash, fit-elle, pas d’un meurtre. Une fortune de mer, à des centaines de milles de son point de départ.

Mc Cash n’écoutait pas.

— Marco avait contracté une assurance-vie pour sa petite?

— Il faudrait voir avec Zoé. Mais si tu penses à un suicide maquillé ou une opération du genre, c’est hors de propos. Marco était un homme globalement heureux.

— Hormis sa famille, il était proche de qui?

— Mon frère a toujours été un sauvage, dit-elle. Avec le temps, il avait presque fait le vide autour de lui.

Comme quand il était bourré.

— Il était quand même proche d’Angélique, remarqua Mc Cash. Assez pour partir ensemble.

— Oui… Oui, ils sortaient en mer de temps en temps…

Marie-Anne parlait de manière anodine du sujet qui le bouleversait.

— S’ils convoyaient le bateau depuis la Grèce, reprit-il, c’est qu’ils étaient très liés.

— Comment ça? renvoya Marie-Anne, les yeux ronds.

— Angélique était avec Marco lors du naufrage: tu ne le savais pas?

— Angélique? Bon Dieu, d’où tu sors ça?!

— De Zoé, dit-il. Je l’ai vue hier, lors de la commémoration.

Marie-Anne resta incrédule.

— Mais… Enfin, personne n’est au courant, ni ma famille ni personne! Pourquoi Zoé ne m’a rien dit?

— Si tu as une explication, je la prends.

La prof de yoga avait perdu son stoïcisme.

— C’est bizarre… Vraiment, je ne comprends pas.

Un filet d’acide coula le long de son cœur, comme si on l’avait trahie.

— Zoé ne s’est pas jointe à vous lors de la commémoration sur le port: tu sais pourquoi?

— Mes parents ne sont pas des gens très ouverts, renvoya-t-elle dans un euphémisme.

— Sa couleur de peau?

— Disons qu’ils avaient rêvé d’un mariage plus dans le sérail.

Le vent frissonnait dans les feuillages, balayait ses cheveux blonds. Mc Cash sortit son carnet de la poche de sa veste.

— Zoé habite où?

— Penmarc’h, répondit Marie-Anne, la mine sombre. Sur la côte sud.

Mc Cash griffonna l’adresse. Penmarc’h. Spécialité dentelle et sardines, à l’autre bout du Finistère…

— Je peux te laisser ma fille un moment?

*

La Jaguar était garée près d’une haie de cyprès, qui coupaient le vent d’ouest. Un homme corpulent guettait sous les branches: il surgit au moment où Mc Cash ouvrait la portière. Quelques cheveux châtains plaqués sur un crâne bosselé, deux bajoues qui lui tombaient comme un costume trop grand, Yann Lefloc était un ex-flic de Brest reconverti dans le privé. Il était seul, mâchant un chewing-gum au goût éventé.

— Eh ben, Mc Cash, qu’est-ce que tu fais là?

— La même chose que toi, mon gros: je prends l’air.

Lefloc approcha, épais comme une bûche. Les deux hommes s’étaient connus lors d’une affaire de trafic d’héroïne, alternative à l’alcoolisme qui sévissait dans le quartier de Recouvrance, et ne s’étaient guère appréciés. Méthodes de travail, comportements, ils s’opposaient par magnétisme. Mc Cash avait la réputation d’un loup prompt à mordre la main qui le menaçait, mais Lefloc n’avait pas peur de s’y frotter. Du nez, il désigna la maison d’architecte qui dominait la plage.

— Qu’est-ce que tu fichais chez la fille Kerouan? relança-t-il.

— Donne-moi une seule raison de te répondre.

Lefloc fixa l’œil unique du borgne, le vent chahutant ses rares cheveux.

— Je suis au boulot, dit-il, ça se voit pas?

— Détective, c’est ça?

— Tu n’es plus flic d’après ce qu’on m’a dit, qu’est-ce que tu fiches là? réitéra-t-il.

— Marc Kerouan était un vieux copain.

— Ah ouais.

— Ouais.

— Une visite de courtoisie à sa sœur, c’est ça?

— Le deuil, ça te dit quelque chose ou tu comptes mourir en léguant tout aux pissenlits?

Lefloc eut une moue.

— Depuis quand tu te soucies des gens?

— C’était jusqu’à ce que je vous voie, toi et ton bidon qui dépasse des arbres.

— Toujours aussi drôle, le borgne. À propos, comment va ton œil? Il paraît que tu n’en as plus pour longtemps avant de tomber aveugle.

Mc Cash sourit jaune. L’oculariste de Brest avait dû vendre la mèche. Des mois pourtant qu’il ne l’avait pas vu. Lefloc revint à l’attaque.

— Tu es un vrai fouille-merde, dit-il d’un air convaincu. Je sais que tu n’es pas là pour des condoléances. Alors?

— Commence par me dire pourquoi tu me suis comme un chien moche.

— La famille Kerouan m’a engagé pour éclaircir deux ou trois points, répondit le détective privé. À commencer par l’argent de Marco. Tu te doutes bien que ton copain avocat en avait un paquet, et que tout revient à sa femme.

— Et à leur fille.

— À sa majorité. C’est-à-dire pas avant une quinzaine d’années, insinua l’autre.

— Tu veux dire que les Kerouan ont du mal à encaisser le fait que la femme de leur fils hérite du magot?

— Sans corps pour attester du décès, on peut faire traîner les procédures pendant des années.

— C’est beau ce que tu dis.

— Il y a aussi des choses louches, renchérit Lefloc: par exemple pourquoi Marc Kerouan a acheté un bateau si grand et si cher. Pourquoi en Grèce, alors qu’on peut trouver le même en France et d’autres choses encore qui mettent la puce à l’oreille de la famille.

— Dis plutôt que les Kerouan n’ont jamais accepté qu’une femme noire entre dans la danse, fit Mc Cash. Athée par-dessus le marché.

— Les parts de Marc dans l’entreprise familiale ne sont pas négligeables, rétorqua le privé. Les rapports de Zoé Kerouan avec le reste de la famille ne sont peut-être pas bons mais leurs craintes sont fondées: leur fils a fait un testament quelques semaines avant de partir en Grèce, léguant tout à sa femme et sa fille, ses parts des entreprises Kerouan comprises.

— Tant mieux. Comme ça elles auront de quoi vivre en attendant de se consoler.

Lefloc montra les dents, pas brillantes.

— Ta naïveté serait presque touchante. Qui te dit que tout ça n’est pas un coup monté?

— Tu as bu trop de chouchen, mon gros père.

Mc Cash allait partir mais le détective s’interposa.

— J’aime pas qu’on marche sur mes plates-bandes, dit-il: tu enquêtes sur la disparition du fils Kerouan?

Il puait l’after-shave et la testostérone.

— Non. Maintenant fous-moi la paix.

— Alors à quoi tu joues?

— Je t’ai dit de dégager, rétorqua-t-il, glacial.

Mc Cash tira la portière mais Lefloc la retint de la main.

— C’est toi qui dégages de cette affaire, OK? Je t’aime pas, le borgne, mais c’est un conseil que je te donne si tu ne veux pas avoir affaire à moi. Pigé?

Mc Cash détestait les combats de coqs. Il maintint le poignet du privé sur la portière et la claqua violemment. Lefloc étouffa un cri devant ses doigts pris au piège, mais Mc Cash l’avait déjà libéré; il tira l’homme en arrière, prit le volant pendant que l’autre valsait dans les conifères et démarra sans s’attarder sur les jurons.

*

Le village de Penmarc’h abritait l’un des plus fameux phares de la côte sud. Mc Cash arriva en fin d’après-midi, passablement énervé après son altercation avec Lefloc. Il comptait demander des précisions à Zoé mais la femme de Marco se tenait devant la maison familiale, installant sa fille à l’arrière de la voiture. Les valises étaient déjà dans le coffre, le chien sur le tapis de sol à l’avant. Zoé vit le borgne qui sortait de la Jaguar et se tint immobile dans l’allée fleurie, regard au poing.

— Comment tu as eu mon adresse? lui lança-t-elle.

— C’est Marie-Anne qui me l’a donnée, dit-il en approchant.

— Qu’est-ce que tu veux encore? Si c’est pour me casser le bras, tu repasseras.

— Tu pars?

— Ça te regarde?

— Je sors de chez Marie-Anne. J’aimerais te parler deux minutes.

— Tu es dur d’oreille, Mc Cash.

— Deux minutes et tu n’entendras plus parler de moi. C’est au sujet de ta sœur. Et du voyage en Grèce avec Marco. Pourquoi tu n’en as parlé à personne?

Ils se regardèrent en chiens de faïence.

— Écoute, dit-il d’une voix conciliante, il y a un privé sur le coup, un détective qui cherche à savoir s’il n’y a pas quelque chose de louche dans la disparition de Marco, et sur le fait que tout cet argent te revienne.

— Quoi?!

Son expression de stupeur et de colère rappelait sa sœur.

— Je crains que les Kerouan aient du mal à encaisser le coup, résuma Mc Cash. On n’a pas retrouvé le corps de Marco; avec des bons avocats, ils peuvent bloquer l’héritage. Je t’en prie, fais-moi confiance pour cette fois.

Zoé soupira, un regard pour sa fille sur la banquette arrière de la Citroën.

— Qu’est-ce que tu veux savoir?

— Angélique naviguait avec Marco depuis longtemps?

— Tu connais ma sœur: tu la laisses seule dans la campagne, elle est capable de s’engueuler avec les arbres. La mer la calmait.

— Ils sont partis ensemble en Grèce pour convoyer le bateau jusqu’en Bretagne?

— Oui.

— Celui qu’il a acheté à Athènes? Marco avait déjà un voilier, pourquoi aller jusque là-bas?

— C’étaient ses lubies, répondit sa femme. Et les histoires de bateau ne m’ont jamais intéressée.

— Ton mari t’en a quand même parlé: alors?

Zoé soupira de nouveau, impatiente — sa fille Lila jouait avec une poupée sur le rehausseur mais ça ne durerait pas.

— C’était un Class 40, dit-elle. Un bateau de course. C’était son cadeau pour ses cinquante ans.

— Passés depuis deux ans.

— Comme si ça pouvait changer quelque chose pour lui.

— Et Angélique?

— Il lui fallait une équipière.

— Ce qui contredit un peu plus la thèse d’une collision avec un cargo de nuit: à deux, ils pouvaient se relayer, prendre leur quart et repérer les dangers.

Zoé ne broncha pas.

— Tu connais le nom du vendeur? reprit-il.

— Pourquoi?

— C’est peut-être l’une des dernières personnes à les avoir vus vivants, fit Mc Cash.

— Non… C’est Marco qui s’est occupé de tout.

Il la dévisagea sous le soleil déclinant. Zoé lui cachait des choses.

— Pourquoi tu n’as dit à personne qu’Angel était avec Marco en Grèce?

— Écoute, Mc Cash… Personne ne peut me sacquer chez les Kerouan; pour eux je n’ai jamais été qu’une négresse, travailleuse sociale en plus, et leur fils le dernier des demeurés en m’épousant. Je n’ai jamais mis les pieds chez eux, ils tolèrent à peine notre fille et ne l’ont jamais considérée comme leurs autres petits-enfants. C’est pour ça qu’ils veulent m’empêcher d’hériter.

— Marie-Anne aussi est en froid avec sa famille, objecta Mc Cash.

— Mais elle continue à les voir à la première occasion.

— C’est pour ça que tu pars d’ici?

— Cette maison est hantée, répliqua Zoé en se tournant vers les volets clos. Je vais vivre un temps chez une copine avec ma fille, faire le deuil dans un endroit sain et pourquoi pas trouver un logement près de mon lieu de travail en espérant ne plus jamais voir la famille Kerouan, ni personne qui les connaisse, lâcha-t-elle. Maintenant adieu.

Zoé fit tinter ses clés de voiture et prit place au volant d’une DS4 rincée par la pluie. Elle disparut bientôt au coin de la rue, comme un autre fantôme amoureux englouti… Mc Cash soupira dans le vide. Avec le crépuscule qui pointait, le borgne n’y verrait bientôt plus que des ombres.

*

La nuit couvrait le ciel de nuages inconnus. Mc Cash pianotait sur son ordinateur connecté à Internet, seul dans la chambre d’hôtel. D’après ses infos, Marco avait vendu son ancien voilier, un Pongo de huit mètres, pour un bateau de course plus grand, plus rapide, qu’il finit par retrouver dans les annonces spécialisées des mois précédents — c’était le seul Class 40 en vente au port du Pirée.

La perle rare était un MC TEC AKILARIA 40 RC2 de quarante pieds, une bombe d’après la fiche technique, construit en 2011; le prix de vente allait en conséquence: cent quatre-vingt-dix mille euros… Il imaginait Marco à la barre du voilier de course, ses yeux de dingue rongés d’embruns, vingt nœuds à la gîte et la coque sortie de moitié, s’enquillant bière sur bière et autant de rails de speed dans les sinus. Avec ce genre de bolide, le marin pouvait tenir une cadence de dix nœuds sans faiblir, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mc Cash calcula la vitesse de croisière du Class 40, soit près de trois cents milles par jour: en partant le 7 juin du port du Pirée, Marco et Angélique auraient dû atteindre Alicante aux alentours du 12 ou 13. Or ils avaient disparu deux semaines plus tard… Quelque chose ne collait pas. Mc Cash connaissait assez le flibustier pour savoir ce qu’il pensait du tourisme. Ce n’était pas son genre de traîner sur les îles grecques pendant quinze jours. Ni celui d’Angélique.

On le baratinait, depuis le début.

9

La mer grondait au-delà de la baie vitrée du restaurant. Avec le soleil du matin, des arcs-en-ciel paradaient dans l’écume atlantique. Mc Cash releva l’œil de son café.

— Tu ne manges rien?

— Non.

Alice boudait devant ses crêpes. Il était passé la prendre la veille chez Marie-Anne après son aller-retour chez Zoé. Ils avaient discuté dans la voiture en rentrant à l’Hôtel de la Baie des Trépassés, Alice s’était bien entendue avec la petite Julie mais quelque chose semblait la chiffonner. Mc Cash n’avait pas demandé quoi. Il pensait toujours à Zoé, à ses mensonges par omission. Il y avait forcément une raison, et il ne voulait pas croire que Lefloc ait vu juste… Un soleil maintenant lumineux se pavanait derrière les fenêtres de la salle de petit déjeuner. Mc Cash repoussa sa chaise.

— Tu vas où? demanda Alice.

— Téléphoner à un type.

Les vagues roulaient sur la baie encore vide — les surfeurs cuvaient leur Jenlain dans les vans. Le borgne appela, laissa sonner jusqu’à la messagerie, rappela. Bob répondit enfin.

Robert Bodinot, alias Bob, avait travaillé au GER, le Groupe d’enquêtes et de recherches des RG, puis à la Section de traitement du renseignement chargée de l’antiterrorisme à la Direction centrale. Bob y avait appris les techniques brutales de coercition, l’absence de déontologie préconisées par ses supérieurs: il était devenu expert en menaces physiques et coups pour déstabiliser une «cible», en recrutement d’indicateurs sous la menace, écoutes téléphoniques sauvages et chantage aux mœurs.

Buveur mondain, joueur de poker, chasseur d’oiseaux de nuit, Bob avait travaillé avec Mc Cash sur une grosse affaire à Paris, à l’époque où l’ambition du borgne ne se résumait pas à survivre à la veille. Ils avaient passé des heures dans des planques exiguës, à traquer un type qu’ils recherchaient tous les deux. Ça ne faisait pas d’eux des amis.

— J’ai besoin de toi, annonça Mc Cash en expédiant les civilités.

— Cinq ans que je n’ai pas eu de tes nouvelles, ironisa Bob: qu’est-ce qu’il y a, tu veux de la dope?

— J’ai arrêté ça aussi.

— Bon, dis-moi pourquoi tu es sorti de ton sarcophage.

— C’est au sujet d’un ami disparu, répondit l’ex-flic. On n’a plus de nouvelles depuis des semaines. Tu as de quoi noter?

— Putain, geignit l’ami Bob, je suis encore dans mon lit!

— Tu n’as qu’à écrire sur la fille qui dort à côté de toi.

— Elle est déjà partie, ricana-t-il.

Comme tous les types qui refusaient de vieillir, Bob courait devant le malheur en fermant les yeux. L’Irlandais lui demanda la liste des derniers numéros composés par Marc Kerouan depuis son portable, les noms des destinataires, leur adresse, le maximum d’informations.

— C’est compliqué comme démarche, grogna Bob d’un air entendu. Tu as une commission rogatoire?

— Ça te prendra cinq minutes.

— Ben voyons… Bob bâilla sans vergogne. On peut savoir de quoi il retourne?

— Si on te demande, tu diras que tu es muet.

— Toujours aussi marrant à ce que je vois.

— Tu diras aussi que tu es aveugle.

— Ha ha. Bon, et qu’est-ce que j’ai à gagner dans l’affaire?

— Un coup de main quand tu auras besoin de moi, répondit Mc Cash.

— Non, merci. La dernière fois que tu m’as aidé pour un truc, les types ont fini à l’hôpital.

— C’est vieux… Bon, c’est d’accord?

— Mm… Je vais essayer de te trouver ça… Autrement ça va?

— Super, mentit le borgne.

Ça faisait un an qu’il chiait du sang tous les matins. Intéressant comme discussion.

— Appelle-moi dès que tu as des nouvelles, abrégea-t-il. C’est urgent évidemment.

— C’est ça: salut.

Mc Cash raccrocha son portable sans se demander comment il payerait ses renseignements au flic de Paris: il venait d’apercevoir sa fille près des rochers…

Alice avait percé des trous au foret mécanique et avait enfilé les coquillages sur du fil de pêche. Son père lui avait acheté aussi un lot de fermoirs et une boîte à compartiments pour ranger l’outillage. Mc Cash ne savait pas ce qu’elle comptait en faire. Carole avait été incinérée au crématorium de Montfort-sur-Meu, le bled où il avait tiré sa fille de la Ddass, son cadeau serait virtuel, un collier de coquillages qu’elle pouvait envoyer comme des fleurs pour Marco, à la mer.

Il rejoignit la gamine, assise sur un rocher plat, devant une flaque où aucune étrille n’écartait les pinces.

— Tu fais la gueule?

— Non, répondit-elle.

Ce n’était pas compliqué de voir qu’elle mentait.

Mc Cash vit son petit chantier sur le sable, les coquillages enfilés sur les colliers, il y en avait trois, pria secrètement pour qu’elle ne lui en offre pas un. Il le balancerait dans la corbeille de la chambre d’hôtel, dans la poubelle de la salle de bains, au milieu des cotons imbibés de pus. En l’apprenant, elle pleurerait le soir dans son lit, l’idée même que sa fille lui offre quoi que ce soit lui fichait un cafard monstre, de ceux qu’on ne démolit pas à coups de colliers.

Alice se taisait, examinant ses confections avec un intérêt feint. Mc Cash n’aimait pas les gens. Il n’aimait personne. Que cette gamine qui boudait.

Une larme jaunâtre coulait sous son bandeau.

— Bon, qu’est-ce qu’il y a? dit-il en nettoyant sa joue du revers de la main. Hein?

— Rien, dit Alice. Je m’ennuie.

Qu’est-ce qu’elle s’imaginait en partant avec lui? Il était en carton-pâte, un empire soviétique qu’elle prenait pour un champ d’étoiles, une catastrophe paternelle, la tendresse sur la paille avec le feu, le feu partout.

— Il paraît que ça sert de s’ennuyer, dit-il, pour plus tard. Arrête de faire la gueule.

— Je ne fais pas la gueule, je m’ennuie.

— C’est pareil.

Mc Cash scruta la mer derrière ses lunettes. C’était partout marée basse.

— Tu as envie de quoi?

— Je ne sais pas.

— Une partie de pêche, ça te dit?

Alice releva enfin la tête.

— Pêcher quoi?

— Je sais pas, dit-il en visant les rochers: des crabes… T’as un marteau?

Elle oublia ses coquillages, secoua la tête pour dire non.

— C’est pas grave, on va faire ça à la celte: au caillou.

Alice sourit malgré elle.

Les crabes verts déguerpissant sous leurs pas, ils suivirent le sentier côtier qui longeait les falaises jusqu’à la pointe du Van; des métastases de roches brunes et grises découpées au scalpel de la mer grondaient d’aise tout en bas. L’air était pur à plein vent, fleurs couchées et papillons à la baille. Elle voulut prendre sa main mais le sentier était trop étroit.

C’est en revenant de balade qu’il reçut le mail du BEAmer.

*

Magnan avait envoyé la liste des bateaux ayant passé le rail de Gibraltar la nuit du drame, et un rapport de quelques pages particulièrement documenté. Mc Cash attendit d’être seul dans sa chambre d’hôtel pour comparer la liste noire de l’ITF avec celle du Bureau enquêtes-accidents / mer. L’iode ramassé de la promenade avait aiguisé son appétit et ses sens.

Cargos, vraquiers, tankers, OBO (pétrolier-vraquier-minéralier), trente-six navires avaient pris le rail au large d’Alicante la nuit du 26 juin. L’un d’eux figurait sur la liste noire de l’ITF: le Jasper.

D’après le rapport de Magnan, le cargo appartenait à Alex Zamiakis, un armateur grec au passif lourd. Zamiakis était notamment l’ex-propriétaire d’Adriatic Tanker, une flotte d’une soixantaine de bâtiments: au moment de sa faillite en 2006, Zamiakis devait plus de cinq millions de dollars d’arriérés de salaires à ses marins. L’état de ses navires était tel que la liquidation de la flotte n’avait pas permis le recouvrement de ses dettes, ce qui ne l’avait pas empêché de reprendre ses activités. Plusieurs de ses bâtiments faisaient la navette entre l’Afrique et la mer du Nord. Quant au Jasper, le cargo avait déjà eu maille à partir avec la justice deux ans plus tôt, lors du naufrage d’un bateau de pêche au large d’Ouessant.

La collision ayant eu lieu dans les eaux territoriales, seul le pays où le bâtiment était immatriculé pouvait engager des poursuites: équipage originaire d’Azerbaïdjan, affrété par un armateur grec, possédé par une société basée aux îles Marshall, immatriculé à Kiribati — une île pauvre du Pacifique —, le Jasper n’avait jamais été inquiété, et la justice française était restée impuissante malgré les plaintes des rescapés. Quelles que soient les circonstances de la collision, le droit maritime affirmait la priorité aux bateaux de pêche en face d’un cargo: non seulement le Jasper était resté sur zone sans porter secours aux naufragés, mais il avait pris la fuite.

Comme pour Marco?

D’après le document, le Jasper avait quitté Tanger le 25 juin au matin. Le cargo devait joindre Brest le 29, où il déchargerait ses conteneurs: à l’inspection lors de l’escale, on avait relevé dix-neuf déficiences, dont six sur équipements de sécurité et trois sur système radio. Jusqu’à nouvel ordre, le Jasper était bloqué dans le port de Brest pour travaux.

Magnan avait ajouté un mot au document: «Si tu peux m’aider à coincer ce salopard, je suis preneur. »

Alex Zamiakis. Un armateur grec. Un de ses cargos avait pris la mer la veille du naufrage, le Jasper

Mc Cash attendit la nuit pour agir.

*

Un rai de lumière filtrait sous la porte de la chambre d’Alice; Mc Cash frappa deux coups brefs et entendit la voix de sa fille.

— Tu ne dors pas? fit-il en la trouvant dans son lit.

— Non…

Il n’était que dix heures du soir. Alice avait préparé tout son petit matériel pour dormir, MP3, zappette, bouteille d’eau, gâteaux. Il se pencha sur la couverture du livre qu’elle lisait. Pour une fois ce n’était pas un manga avec de jeunes sauterelles aux yeux disproportionnés toutes surprises d’avoir la culotte à l’air, mais un roman.

— C’est quoi?

1984, répondit Alice.

Le borgne réajusta son bandeau, fit le point sur le bouquin.

— C’est bien?

— Je ne sais pas, je ne comprends rien.

— Tu devrais essayer Boule et Bill.

Elle ferma un œil et prit une grosse voix.

— Trop pédés, dit-elle en l’imitant.

Il la trouvait marrante.

— Bon, je sors, annonça-t-il. Je reviendrai tard.

Deux billes vertes bousculèrent l’espace.

— Tu vas où?

— En boîte, avec des crabes.

Alice eut un rictus assorti au dessus-de-lit. Mc Cash zippa son blouson de toile noir.

— Tu ne bouges pas, hein.

— Où veux-tu que j’aille…

Ce n’était pas une question.

— OK, dit-il en se penchant pour l’embrasser. On se voit demain matin au petit déjeuner.

Alice opina mollement, un tee-shirt trop grand sur les épaules. Il sentit qu’elle s’inquiétait. Peur peut-être qu’il l’abandonne, qu’il ne revienne pas.

— Bonne nuit, dit-il.

— Bonne nuit papa…

Mc Cash quitta la chambre en serrant les dents — une flèche de feu élançait son œil, et elle l’appelait «papa»…

*

La pluie lavait le parking de l’hôtel où attendait la Jaguar. Il vit d’abord les éclats de verre sur le sol, puis la vitre brisée contre le trottoir.

— Putain…

Mc Cash se fichait des voitures mais ce genre d’anglaises avait un certain charme — un modèle cabriolet XJS noir, payé cash à un amoureux des vieilleries. Il pesta dans sa barbe: il n’y avait rien à voler, qu’un autoradio à cédés qui n’intéressait plus personne, le coin était sûr, le vandalisme en Bretagne aussi fréquent que les canicules… Un coup des surfeurs, défoncés à la colle? Le borgne scruta les alentours, l’air mauvais, ne trouva que des mouettes planant sous la lune.

Les semelles de ses Doc craquèrent sur le verre pilé quand il ouvrit la portière. La vitre avait été brisée côté passager, répandant des éclats sur le siège, qu’il déblaya en s’écorchant les doigts. Au moins les voyous n’avaient pas lacéré les cuirs… Il mit le contact, constata qu’on n’avait rien volé, ni l’autoradio ni les chewing-gums à la menthe dans le vide-poches. Mc Cash passa la main sous le siège avant: son arme était toujours là.

Il avait une heure de route avant d’atteindre Brest. Son œil lui faisait mal depuis tout à l’heure — c’était bien le moment d’avoir une crise… Il sortait du parking quand un son enregistré crachota depuis les enceintes de la Jaguar. Ce n’était pas le cédé de Spoke Orkestra mais la voix d’un homme.

«Comme tu peux le voir, je sais comment te trouver, Mc Cash. Un de mes ongles est tombé mais tu ne perds rien pour attendre. En attendant de régler nos comptes, j’ai appris deux ou trois choses qui te concernent. Par exemple que Zoé Kerouan est la sœur de ton ex-femme, Angélique. Tu aimes les négresses, on dirait… Je sais aussi qu’Angélique faisait du bateau avec ton vieux copain, et qu’elle aussi a disparu dans la nature. Depuis plus d’un mois, comme Marc Kerouan; tu ne trouves pas ça bizarre? J’espère que tu n’es pas trop attaché à ton ex parce que j’ai de bonnes raisons de croire qu’elle était avec le fils Kerouan lors du naufrage. Eh oui, Mc Cash, ils étaient sur le même vol pour Athènes le 6 juin… Je ne sais pas encore jusqu’où Angélique est impliquée dans la disparition du voilier, si sa sœur Zoé est dans le coup: témoin, complice, ça reste à déterminer, mais s’il s’agit d’une machination ou d’un meurtre maquillé pour mettre la main sur l’argent de la famille, je trouverai les preuves qui les enverront au trou… Je ne les lâcherai pas. Et toi non plus. Je tenais à te le dire, pour que tu n’en dormes plus la nuit. Je suis ton fantôme, Mc Cash, celui qui va te pourrir la vie, et celle de tes proches. D’ici là, barre-toi de mon chemin; cette fois-ci c’est pas un conseil que je te donne, c’est une menace. À moins bien sûr que tu ne sois de mèche avec les sœurs…»

C’était la voix de Lefloc, le privé qu’il avait amoché la veille, ménageant ses effets sur un cédé pour lui mettre la pression… Mc Cash retrouva le disque de Spoke Orkestra parmi les éclats de verre répandus sur le tapis de sol, et le poussa dans le lecteur.

«La poudre et la seringue m’avaient rendu dingue

Heureusement pour moi, il me restait mon flingue

Plus jamais seul

Plus jamais seul

Plus jamais seul

Plus jamais seul

Avec une bastos dans la gueule…»

10

Brest la nuit s’envenimait, paré pour l’oubli, les alcools et la haine de soi — de n’être que soi. Mc Cash baissa le son de Spoke Orkestra, snoba les quelques hères qui titubaient déjà sur les trottoirs et descendit vers le port de commerce.

Il finit le chemin à pied, sans plus penser au détective qui lui collait aux basques. Les flancs du Jasper clapotaient dans l’eau sombre de la rade.

Le quai était désert, le port à ses grues tentaculaires. Mc Cash les entendait grincer dans le vent de la nuit, quelque part au-dessus de lui. Il évalua la silhouette du titan cabossé sous la lune, dans l’expectative. La coque du navire avait souffert, la peinture peluchait comme d’un lainage, trop bosselée pour repérer une collision récente. Pas âme qui vive sur le pont du cargo, relié à terre par une passerelle; un homme assis dans l’ombre gardait l’accès à bord, qui fumait une cigarette.

D’après Magnan, le Jasper était bloqué à quai depuis dix jours. Consignés dans leur cabine, les marins devaient trouver le temps long. Huit Maltais d’après ses infos, deux Philippins et trois Grecs: ces trois-là avaient embarqué au dernier moment, leurs noms enregistrés la veille du départ de Tanger. Si la passerelle était baissée, c’est que certains d’entre eux devaient être à terre…

La mouette qui l’observait depuis le bastingage le houspilla sans vergogne. Mc Cash la laissa à son perchoir d’acier et se dirigea vers les bars.

Le borgne connaissait les bistrots du port de Brest pour les avoir écumés les soirs de déprime, ces comptoirs où l’on buvait sans passion des demis au kilomètre. Les gens se connaissaient, ou faisaient semblant, des poivrots pour la plupart. Difficile de passer inaperçu avec son bandeau. Il reconnut quelques visages burinés, les salua, glissa deux mots aux barmen mais personne n’avait vu les marins du Jasper traîner dans le coin. Mc Cash rasa les murs, l’œil rouge de douleur. Il commanda une bière aux Gens de Mer, qui louait aussi des chambres à l’étage, repéra la seule fille présente au bar, une rousse usée qui ne devait pas sucer que de la glace, comme on disait par ici. Trois hommes buvaient un verre sous les enceintes qui crachaient un vieux morceau des Têtes Raides. Mc Cash n’aimait pas la musique festive, la fanfare, ni les gueules de ces types: une première impression qu’il mit sur le compte de la douleur lancinante qui depuis une heure lui taraudait l’orbite.

La fille au comptoir tournait le dos aux marins. Elle dévisagea le borgne, qui la dépassait d’une tête — une tête de loup, pensa la rousse. Mc Cash ne fit pas attention à elle, l’œil par-dessus son épaule. Les trois hommes étaient bruns et parlaient avec un accent étranger, qu’il reconnut à la fin de la chanson: du grec.

— Alcoolique ou solitaire? lui lança la fille au comptoir.

Mc Cash oublia un instant le trio.

— Les deux, ma chère, répondit-il.

Son éclat de rire fusa dans le bar. Les types se turent en croisant le regard de Mc Cash. L’effet du bandeau. Des marins au pull troué, les mains écorchées, mal foutues, des yeux comme des scies, ceux du Jasper visiblement.

— Tu as un problème? fit la rousse contre le comptoir.

— Non.

Il plongea dans ses pupilles animées, tenta un sourire au forceps pour détourner l’attention du trio.

— Tu ne me demandes pas ce que je fais dans un bar, toute seule?

— Non.

Le borgne paya son verre et sortit.

*

Trois hommes marchaient en silence le long des docks, comme si le poids de toute cette flotte les tenait arc-boutés. Un crachat vola sur le quai, mousse blanche dans la nuit, l’ombre opaque du Jasper en ligne de mire: les marins rentraient à bord quand une silhouette apparut depuis l’ombre d’un hangar. Le cyclope croisé dans le bistrot leur barrait la route.

— Vous êtes marins sur le Jasper, n’est-ce pas? lança-t-il en anglais.

Les deux premiers se tournèrent vers un grand frisé, leur boîte parlante, qui faisait office de meneur.

— Vous êtes bloqués depuis dix jours, je me trompe? réitéra le borgne.

— Pourquoi? répondit le frisé.

Des marins épais, trapus.

— Bureau des affaires maritimes, annonça Mc Cash en approchant. J’aimerais vous parler au sujet d’un accident survenu en mer il y a une dizaine de jours: dans la nuit du 26 juin au large d’Alicante.

Au moins deux marins comprenaient ce qu’il disait — un coup d’œil furtif du plus jeune trahit sa nervosité. Le frisé secoua la tête, pas inspiré.

— De quoi vous parlez?

— Nous savons que vous avez percuté un voilier cette nuit-là, lâcha-t-il tout de go. Nous voulons juste votre témoignage. Vous ne serez pas inquiétés: votre capitaine est légalement l’unique responsable de l’accident. Vous serez payés et pourrez rentrer chez vous.

Un vent de suspicion passa sur les quais déserts. Les marins ne réagissaient pas, sur le qui-vive.

— Vous en pensez quoi, les gars? reprit Mc Cash.

L’un d’eux dit une brève phrase en grec. Des mots qu’il n’était pas compliqué de prendre pour des menaces.

— On n’a rien à te dire, ni à toi ni à personne, répondit bientôt le chef du trio.

Ils firent un pas pour rejoindre le cargo mais Mc Cash s’interposa.

— Dites-moi ce qui s’est passé cette nuit-là.

— T’as pas compris? Va te faire foutre.

Échange de regards polaires. Le marin était presque aussi grand que lui mais véloce comme un tank; Mc Cash lui bloqua le poignet, l’aspira contre sa poitrine et lui tira brusquement le pouce. Pris dans l’étau, le frisé couina, au supplice.

— Un geste et je lui casse le pouce, feula le borgne.

Les deux Grecs regardaient leur compagnon qui se tordait debout, hésitant entre l’attaque et la reddition.

— Alors? s’impatienta-t-il.

— Lâche-le, siffla une voix dans son dos.

Mc Cash fit une brève contorsion, aperçut la lueur pâle du calibre pointé sur lui: à trois mètres, un homme, trop loin pour qu’il puisse le désarmer.

— Lâche-le, je te dis!

L’homme parlait anglais avec un autre accent. Il restait dans l’ombre, à distance, releva le cliquetis du chien et répéta sa menace.

— Lâche-le maintenant ou je te troue la peau!

Un pic glacé traversa l’œil de Mc Cash, qui le fit vaciller. Une crise. Son étreinte se relâcha sur le pouce du frisé, qui se dégagea aussitôt. Mc Cash voyait double, triple. Une crise fulgurante, comme elles lui tombaient parfois dessus. Le frisé agita sa main endolorie en pestant. D’autres phrases dans leur langue, l’arme dans son dos, ses sbires qui approchent: Mc Cash vivait au ralenti. Il chancela, les vit à peine l’empoigner par le col de son blouson et le tirer derrière le hangar.

Ils chuchotaient dans leur langue, l’homme armé à leur suite. Les docks déserts, leurs pas pressés sur le bitume, les avant-bras puissants qui lui pressuraient la glotte, le réel avait suspendu son vol; ils plaquèrent Mc Cash contre un mur de tôle et lui maintinrent les bras. Il ne résistait plus. D’un uppercut, le frisé le cueillit au foie.

Mc Cash avala ses poumons, en apnée. Une larme coula de sa prothèse tandis que des mains fouillaient ses poches. Il distinguait mal les visages à l’ombre du hangar.

— Pour qui tu travailles? fit l’homme en pressant le revolver dans son dos.

— L’I… L’ITF, souffla-t-il.

— Tu enquêtes sur quoi?

— La disparition d’un voilier, dit-il, au large d’Alicante.

— Qui a ouvert une enquête?

— L’ITF.

— Ces types-là sont dans des bureaux, pas à traîner la nuit sur des docks; alors?

— Alors rien.

Une main lui arracha son bandeau. Mc Cash se raidit. Sensation d’impuissance, de nudité, de honte. Son bandeau était tabou, source de putréfaction et de mort. Sans lui il devenait violent. Con. Méchant. Pluie pétrole sur ville en flammes. Une bête immonde tapie dans l’orbite fétide. Le frisé planta ses doigts sales sur sa prothèse.

— Réponds ou je t’arrache ton putain d’œil de verre! menaça-t-il.

Son haleine puait la bière. Mc Cash frémit quand il sentit ses doigts s’enfoncer dans l’orbite. Une douleur inconnue le tétanisa, qui faillit lui faire perdre la tête. Il ne vit pas l’homme armé se rapprocher mais sentit la gueule froide du canon contre ses cervicales.

— Tu as cinq secondes, fit-il: après je t’assure qu’on te fait sauter l’autre œil… Tu étais sur le quai d’Audierne avant-hier, qu’est-ce que tu faisais là-bas?

— Et toi?

— Réponds, fils de pute! Pour qui tu travailles?

— L’ITF, répéta le borgne.

L’homme toussa, une toux grasse, puis fit un signe aux marins. Les doigts du frisé fouillèrent plus profondément dans l’orbite de Mc Cash. Une nausée l’envahit tandis qu’un liquide tiède s’échappait de ses paupières. L’arme martyrisait ses vertèbres, la pince du marin se recroquevillait sur sa prothèse, il l’entendait haleter près de son visage mais les autres le tenaient fermement. Mc Cash lâcha un cri quand le marin expulsa son œil de verre. Un filet de sang s’écoula sur sa joue.

— Regardez ce que j’ai trouvé! railla le frisé en brandissant la sphère sanguinolente.

— Alors? insista l’homme au calibre. Pour qui tu travailles, hein?!

Mc Cash chancela. Ses jambes le lâchaient. Le marin jeta l’œil de verre sur le sol goudronné.

— Alors? siffla l’autre. Tu veux que je te bute, c’est ça?

— L’ITF, répéta Mc Cash entre ses dents.

L’homme releva le chien du revolver, fit un pas de côté.

— Tuez-le, dit-il d’une voix neutre.

Les marins se regardèrent un instant, acquiescèrent sans relâcher leur étreinte.

— Et jetez-le dans le port, ajouta-t-il d’une voix blanche. Je vais chercher ce qu’il faut pour le lester.

L’homme rangea son arme et disparut en direction du cargo. Mc Cash entendit ses pas s’éloigner quand une lame jaillit dans l’ombre du hangar. Le frisé avança d’un pas, un couteau à cran d’arrêt prêt à frapper. Mc Cash ne tenait plus qu’à ses larmes de sang, mais son cerveau avait gardé le cap: muscles relâchés, concentration maximale avant l’assaut. Les leçons du vieux juif. Topographie. Obscurité, position à genoux, environnement étroit, plusieurs agresseurs, un couteau. Les marins croyaient le tenir fermement, ils se trompaient. Mc Cash attaqua si vite qu’il échappa à leur étreinte, saisit le poignet du tueur qui s’apprêtait à lui trancher la carotide et le tordit violemment: un bruit d’os qui cède, un cri étouffé. Mc Cash frappa la gorge de l’homme à sa gauche, qui recula sous le choc. Le troisième s’accrocha à son épaule mais un coup de coude lui enfonça l’œil.

Mc Cash s’était redressé. Le frisé regardait son bras cassé, avec un mélange de surprise et d’effarement. Le borgne empoigna sa mâchoire et d’un coup sec lui brisa le cou. L’autre s’écroulait quand un feu brûlant s’enfonça dans ses reins. Mc Cash balaya le sol d’une rotation aveugle, percuta un genou. Il vécut le reste dans un état second, fou de douleur. Restait le monstre; c’est lui qui se jeta sur le plus jeune et enfonça sa glotte dans sa gorge jusqu’à ce qu’il étouffe. Celui qui avait ramassé le couteau boitait bas. Il voulut enfoncer la lame dans son ventre mais Mc Cash le fit pivoter sur lui-même: sa tête heurta le bitume. Le marin resta un instant immobile, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Mc Cash saisit sa main crispée sur la lame, et l’enfonça dans son ventre chaud. L’autre réalisa trop tard: la pointe effilée s’était enfouie de plusieurs centimètres. Il lâcha prise dans un spasme.

Coup de poing au sommet du manche: le couteau perça l’estomac.

Le cliquetis des drisses ne parvenait plus à ses oreilles. Mc Cash se tenait debout au milieu du carnage, plus mort que vivant. Un haut-le-cœur le fit hoqueter. Il se retint à la paroi métallique du hangar, reprit son souffle en ravalant ses larmes. Peine perdue: elles coulaient toutes seules de son orbite vide.

Il vit sa prothèse à terre, porta la main à la blessure qui irradiait ses reins, la ressortit couverte de sang. Il tituba entre les morts, ramassa son œil de verre et le bandeau de cuir qui gisaient un peu plus loin, tenta de remettre en place ce dernier. Effort dérisoire. Il crut entendre alors des pas au loin, depuis les quais, qui se rapprochaient…

Hallucination? Instinct de survie? Mc Cash abandonna les cadavres derrière l’entrepôt et louvoya vers la Jaguar. Tenir. Tenir au moins jusqu’à l’hôtel.

11

— Papa?

La voix d’Alice ne pesait pas lourd à côté du cyclope répandu sur le lit de la chambre. Il distingua sa silhouette menue au-dessus de lui, retomba dans un semi-coma. La vie à plat, bousillée pissenlits par la racine.

Mc Cash était rentré à l’hôtel dans un état second. Il s’en souvenait par bribes, le vent par la vitre cassée de la Jaguar, les pointillés sur la route, les bandes blanches qu’il avalait à toute vitesse de peur de s’évanouir, le fluide tiède qui coulait de son orbite meurtrie et la douleur lancinante au fond de ses reins. Le sang s’était répandu sur le siège, coulait le long de ses cuisses. Sa chemise et sa veste étaient imbibées. L’œil valide avait doublé de volume, semblait lui aussi vouloir sortir de ses gonds, c’était un miracle d’y voir encore. Il avait serré les dents jusqu’à la baie des Trépassés, trouvé les clés de l’hôtel et grimpé l’escalier en se tenant aux murs.

Mc Cash n’avait pas osé regarder l’état de son moignon dans le miroir de la salle de bains. La douleur ne le lâchait pas; il s’était concentré sur la plaie dans son dos, qui n’en finissait plus de saigner. Il avait nettoyé la blessure à l’eau claire, sommairement, trouvé de l’antiseptique dans sa trousse de toilette. La blessure n’était pas large mais assez profonde.

Il avait posé des compresses contre la plaie, déchiré un pansement en guise d’adhésif. Après quoi ses nerfs étaient retombés d’un coup: il s’était laissé glisser sur le lit avant de s’enfouir dans un sommeil sans rêves.

Peur, ombre, ultra-violence, les morts dansaient autour de lui comme des soleils noirs… Mc Cash avait sombré. Sombrait encore.

— Papa? Papa!

Alice retenait ses larmes au-dessus du lit. Tout ce sang répandu, ces vêtements déchirés sur le sol de la salle de bains, son visage affreusement pâle, ses joues barbouillées de sang caillé, son bandeau poisseux et lui qui ne répondait pas… S’il était mort? S’il ne se relevait pas? S’il l’abandonnait, comme sa mère? Non. Non, elle ne voulait pas, le foyer, les autres, toute cette tristesse enfantine, elle n’en voulait pas. Elle étouffait.

Le temps resta suspendu, passant inutile. Alice hésita, ouvrit la fenêtre de la chambre, garda les rideaux tirés. Papa, papa, mais il ne répondait pas. Elle se pencha sur le lit où il gisait: un liquide avait coulé sous son bandeau, un mélange de pus et de sang formant une croûte le long de sa joue. Il y avait aussi un pansement dans le bas de son dos, sanguinolent, l’auréole sur les draps… Son père respirait faiblement, c’était du moins son impression, allongé sur le côté pour soulager son dos blessé. Elle ne savait pas s’il fallait le soigner d’urgence, ce qui lui était arrivé, ce qu’on lui avait fait. Alice approcha, plus près. Il ne bougeait pas; il semblait dormir.

— Papa?

Alice retint son souffle, le cœur à cent à l’heure. Son bandeau était secret, tabou, mais il fallait qu’elle évalue l’étendue des dégâts. Du bout des doigts, elle souleva le bandeau de cuir imbibé de sang. Alice s’attendait au pire mais pas à ça. Une riposte en forme d’attaque. Ses doigts avaient à peine soulevé le bandeau que le coude de Mc Cash partit comme un ressort, percutant son visage. La gamine recula d’un pas et resta bouche bée. Une chaleur désagréable grandit alors dans son nez: Alice porta la main à son appendice, vit le sang sur ses doigts.

Mc Cash ouvrit un œil au moment où sa fille fondait en larmes.

12

— Qu’est-ce qui vous est arrivé?

Une voix douce flottait dans la chambre. Une voix de femme. Mc Cash sortait de son coma. La tête lui tournait, kaléidoscope en surchauffe, cinquante de fièvre et le mercure dans les jambes. Il porta d’instinct la main à son visage, sentit le contact rassurant du cuir sur son moignon.

— Rassurez-vous, je vous ai mis un bandeau propre, poursuivit la voix au-dessus de lui. L’ancien était franchement peu hygiénique.

La femme qui le surplombait était plutôt avenante malgré son air narquois. Alice aussi était là, adossée dans l’embrasure de la salle de bains qui jouxtait la chambre d’hôtel. On entendait la mer par la fenêtre ouverte, les cris des mouettes, toutes ces tranches de vivant. Mc Cash chercha à faire le point, ressentit une vive douleur dans les reins, se concentra sur les créatures penchées à son chevet. Elles commençaient à se stabiliser, le reste baignait dans le flou.

— Comment vous vous sentez?

— Super, articula-t-il.

Elle haussa les sourcils.

— Ça m’étonnerait.

La femme semblait sûre de ce qu’elle disait, une presque-blonde aux yeux de chatte, la cinquantaine épanouie, à dix mille lieues de lui.

— Vous êtes qui? demanda Mc Cash.

— Docteur Latimier, répondit-elle. C’est votre fille qui est venue me trouver. Vous pouvez lui dire merci: sans elle vous seriez à moitié mort à l’heure actuelle.

— L’autre moitié ne vaut guère mieux, bredouilla-t-il.

— Laissez tomber l’autodérision, vous n’êtes pas en état.

Il pouvait à peine remuer le pouce. L’équilibre revenait à petits pas pluvieux. Le soleil brillait pourtant par la fenêtre, Alice se taisait adroitement, sans le quitter des yeux. Elle aussi était pâle malgré son maquillage de midinette. Brave gamine — elle n’avait pas appelé les flics.

— Où est votre prothèse? demanda la médecin, assise sur le rebord du lit.

Mc Cash revit dans un flash les marins sur le port, les doigts crasseux du frisé qui fouillaient dans son orbite, l’œil de verre sanguinolent qu’il avait brandi à l’ombre du hangar avant de le jeter, lui qui l’avait ramassé sur un coin de bitume…

— Perdue, mentit-il.

— Vous êtes distrait, remarqua Latimier. Et il y a longtemps qu’elle s’est, disons, envolée?

— Pourquoi vous me demandez ça?

— Je suis médecin, pas fossoyeuse. J’ai nettoyé l’orbite mais cela risque de ne pas suffire. Je vais vous faire une ordonnance pour qu’ils vous prennent en priorité à l’hôpital. Il y a un CHU à Brest, ajouta-t-elle, vous verrez, ils sont très bien.

— On verra, dit-il sans en croire un traître mot.

— C’est plus qu’un conseil que je vous donne, fit-elle sans équivoque. Votre moignon est dans un sale état: sans prothèse, il a des chances de s’infecter. Sans compter qu’à terme, vous risquez un affaissement de l’orbite oculaire.

Mc Cash se redressa sur le lit, cala les oreillers, dans le cirage. Sa prothèse devait être bien amochée après son passage sur le bitume. Hors de question de la mettre en l’état. Latimier insista.

— Vous voulez ressembler à Elephant Man?

— Oui.

— Vous aurez l’air malin… Bon, et la blessure en bas du dos, vous vous l’êtes faite en ouvrant des huîtres?

Alice l’observait sans un mot et il ne voulait pas parler de ça devant elle.

— En attendant la plaie est assez profonde et vous avez perdu pas mal de sang. Heureusement, la plaque abdominale n’est pas touchée. Pas de péritonite non plus. Vous avez de la chance que la lame ait touché le muscle.

Elle croisa le regard de Mc Cash, qu’elle décoda enfin: la gamine n’était pas au courant.

— Alice, tu peux nous laisser un moment, s’il te plaît? lança-t-il à l’adolescente.

Mc Cash tenta un sourire, étendu sur le lit, ce sourire qu’il avait parfois. Alice abandonna sa position de repli et, obéissante, quitta la chambre sans un mot.

— C’est un coup de couteau que vous avez pris, non? demanda Latimier plus bas.

Il fit une moue qui ne voulait rien dire. La médecin s’assit sur le rebord du lit. Il aperçut la frise de dentelle couleur prune dans l’angle arrondi du décolleté, pâle comme un linge sous son masque.

— Je ne sais pas ce que vous faites dans la vie, monsieur Mc Cash, dit-elle, mais vous devriez changer d’activité.

Il ne répondit pas. Il revoyait les types derrière le hangar, qui voulaient lui faire la peau. Le Jasper… Son orbite vide lui faisait honte, comme si le bandeau ne suffisait plus à la cacher. Il était confus, ne savait plus s’il devait montrer sa prothèse abîmée à la médecin.

— La lame a raté de peu votre rein, dit-elle. J’ai nettoyé la plaie mais il va falloir vous recoudre. Il faut vous transporter au CHU.

— Oubliez le CHU: faites-le maintenant.

La blonde hocha la tête.

— Je crois que ce n’est pas très raisonnable, monsieur Mc Cash.

— Je m’en bats l’œil, si je puis dire, madame Latimier.

— Bon, comme vous voudrez… Vous êtes allergique à certains produits anesthésiants?

— Non.

— Vous voulez toujours que je vous recouse?

— Passionnément.

Elle le trouva plutôt beau malgré sa crânerie déglinguée, mit ça sur le compte d’Hippocrate et des salades romantiques qu’elle s’était fichues dans la tête. Latimier ouvrit le cartable de cuir posé au pied du lit, fouilla dans son bazar. Mc Cash observait ses gestes, nauséeux.

— Vous êtes prêt? demanda-t-elle, son nécessaire à couture soigneusement posé sur le lit.

Mc Cash recouvrait ses esprits.

— Faites comme si je n’étais pas là, dit-il, résigné au pire.

— Je vais vous recoudre à vif, annonça-t-elle.

— C’est toujours mieux que mort.

— Très amusant. Allez, tournez-vous.

Elle ôta le pansement avec une infinie précaution, hocha la tête en inspectant la blessure. La coupure était nette. Elle nettoya la plaie et fourra l’aiguille sur les bords. Un, deux points…

— Ça va?

— Bof.

Latimier acheva son ouvrage en silence. Soigneuse, appliquée.

— Vous avez des doigts de fée, fit-il remarquer.

— N’est-ce pas… C’est ma grand-mère qui m’a appris à coudre. Je suis de Penmarc’h, insinua-t-elle comme s’il en connaissait un rayon en dentelle. Bon, je vous ai fait une piqûre mais il vaut mieux que vous alliez à l’hôpital. Vous pouvez conduire ou je vous dépose?

Mc Cash la regardait ranger son matériel de torture. L’âge mûr et le rose aux joues, petit bonheur sans cible.

— Ne vous en faites pas pour moi, dit-il.

— Oh! ce n’est pas pour vous que je m’en fais, s’esclaffa la médecin, c’est pour la petite.

Elle referma sa mallette de cuir, un vieux sac de voyage qui devait dater de Jules Verne.

— Votre fille m’a dit que vous habitiez à l’hôtel, relança-t-elle d’un air anodin.

— Oui.

— En vacances dans la région?

— Oui.

— Vous étiez policier, c’est ça?

— Elle vous a dit ça aussi…

— Oui. C’est pourquoi je ne vais pas faire de signalement. En tout cas, vous feriez mieux de surveiller vos fréquentations, ajouta-t-elle.

— Promis.

Ses yeux bleus envoyaient valser les mers du monde. Égaré entre l’éther et la nausée, Mc Cash divaguait dans son nid d’oreillers mais il ne lui dirait rien.

— Bon, abrégea la médecin, maintenant vous devez vous reposer. Je passerai vous voir demain matin. D’ici là, tâchez de dormir.

Latimier empoigna sa mallette, rajusta ses longs cheveux blonds. De petites taches de rousseur couraient sur sa peau laiteuse au creux de son corsage, comme des traces de loup dans la neige.

— Merci, dit-il.

— Votre fille vous a sauvé la vie, dit-elle avant de partir. Sans elle, vous seriez en train de pourrir dans ce lit.

— Merci, répéta-t-il, un peu déboussolé. Combien je vous dois?

— Vous avez une carte Vitale?

— Perdue aussi.

— Bon, laissez tomber.

La médecin ouvrit la porte, échangea quelques mots dans le couloir avec Alice et la laissa entrer dans la chambre. Elle avança jusqu’au lit, peu rassurée.

— Ça va?

— Oui. Oui, ne t’en fais pas, j’ai la peau dure.

Mc Cash se voulait rassurant mais le souvenir explosa alors, bulle crevée, dans son cerveau malade: le coup de coude, les larmes d’Alice, ce mauvais réflexe quand elle avait voulu soulever son bandeau… Bon Dieu, il n’était qu’une brute. Une sale brute.

— Et toi? bredouilla-t-il. Ton nez?

— Oh, ça va! rétorqua-t-elle dans un sourire vaillant. Moi aussi j’ai la peau dure.

Elle mentait. Pour lui.

— Je suis désolé, dit-il. Je ne savais pas où j’étais…

— C’est rien, je te dis, enchaîna-t-elle. C’est plutôt toi qui es mal en point.

Les vagues revenaient, nauséeuses; Mc Cash reposa sa tête sur l’oreiller et, las, ferma les yeux sur le désastre de son existence. Les mouettes criaient par la fenêtre ouverte, emportant le silence.

Le temps passa, inerte. Alice ne savait pas qui avait agressé son père, pourquoi, juste qu’il s’en tirerait pour cette fois. Elle attendit qu’il soit profondément endormi pour prendre sa main dans la sienne. Elle était grande, douce…

13

Les informations se bousculaient dans le cerveau de Mc Cash. Le naufrage au large d’Alicante, le Jasper sur sa route, les marins bloqués au port de Brest prêts à lui faire la peau, l’homme de l’ombre, armé…

Il parlait anglais avec un accent des Balkans. Un tueur professionnel, lui disait son instinct de flic. Que faisait-il à Brest près du cargo immobilisé? Et sur les quais du port d’Audierne? Le Jasper avait appareillé depuis Tanger la veille du naufrage, transportait du minerai venu d’Afrique. Les types croisés sur les docks savaient ce qui était arrivé à Marco et à Angélique, forcément.

Tanger… Jasper… Grèce… Mc Cash réfléchissait au ralenti, en proie aux effets secondaires des antalgiques. Il avait éliminé les trois marins sur les docks mais le tueur avait son signalement. Il ne pouvait pas rester là, on finirait par le débusquer, sans parler d’Alice…

Chute, rechute, Mc Cash évoluait au point d’impact, entre la lame et la bûche. Angélique. Alice. Angélice. Tout s’embrouillait.

Il dormit par strates, sur la crête des vagues qui l’assaillaient, comme Marco lors de ses courses au grand large. Depuis combien de temps était-il allongé là, sur son lit de souffrance? La mer se fracassait sur la plage, ses échos lui parvenaient parfois. Où était la petite? Il y avait ces fleurs des champs sur la table de nuit, un pauvre bouquet qu’Alice avait ramassé pour lui. Sa fille qui lui avait sauvé la vie…

Mc Cash pestait dans son malheur, délirant. Il s’enfermait avec ses sentiments à double tour dans un donjon sans clé ni oubliettes et regardait le monde agoniser depuis ses meurtrières, de peur de dévoiler ce qu’il y avait derrière son bandeau, ce puits de rien qui lui ressemblait. La médecin avait nettoyé son moignon, mais après? Il était seul avec la gamine, son écrin, diamant de chair et d’os, ses cheveux châtains et ses yeux embués. Il avait maintenant un vide affreux, une orbite creuse derrière son bandeau, et son œil valide qui se faisait la malle. Le docteur Latimier avait raison: il ne pouvait pas rester dans cet état.

Il se traîna jusqu’à sa veste de toile déchirée, qui reposait sur la tablette, trouva sa prothèse au fond d’une poche. Un des marins l’avait écrasé sous son talon mais l’œil de verre avait tenu le choc. Pas beau à voir pourtant, avec les traces laissées par la rugosité du bitume, comme une bille d’écolier trop usée, un boulet. Il n’était pas capable de le remettre seul dans son orbite. Il faudrait aussi le désinfecter… Pourquoi n’avait-il pas laissé faire la médecin: s’avilir un peu plus?

Mc Cash regagna le lit de la chambre d’hôtel, porté par ses brumes.

Une heure passa, ou cinq. La sonnerie du portable le tira de son sommeil amnésique. Mc Cash fit le point sur l’écran, et décrocha avant la messagerie — c’était Bob, le spécialiste des écoutes.

— Commet ça va, vieux chacal?! aboya le flic.

Il était onze heures du soir; Mc Cash pouvait à peine articuler.

— Tu as des nouvelles? dit-il.

— Oui.

— Accouche.

— Ha ha ha! Bon, reprit Bob. Eh bien, d’après les fadettes, ton ami Kerouan a téléphoné plusieurs fois depuis la Grèce, à un numéro local, entre le 6 et le 9 juin, puis le 19 juin.

Mc Cash mit quelques secondes à raccrocher les wagons, allongea le bras vers la table de nuit, nota le numéro grec.

— Tu as le nom du correspondant?

— Non, répondit le policier.

— D’autres appels?

— Oui. Kerouan a joint plusieurs fois le même «06», un numéro français donc, jusqu’à sa disparition présumée. Enfin, il a appelé un troisième numéro, une seule fois, le 20 juin.

Mc Cash voulut se redresser sur son lit, oublia l’idée. La douleur de son moignon diminuait mais son rein le tiraillait. Il nota les infos, les jours et les horaires des appels.

— C’est tout?

— Pour mille cinq cents, oui.

Le prix de sa requête initiale, argent que Mc Cash n’avait pas en poche.

— Combien pour avoir les noms qui correspondent aux numéros d’appel? tenta-t-il.

— En Grèce, c’est impossible sans une commission rogatoire. Les «06» français, ça doit chercher dans les deux mille.

— Laisse tomber.

— Qu’est-ce qui se passe? fit Bob. Tu n’as pas l’air d’aller bien.

— Rien… Rien.

Sa voix marchait sur des coquillages. Marco, Angélique, l’attaque sur le port, l’envie de mourir passait, pas celle de tout foutre en l’air. Il remercia le flic parisien, raccrocha puis appela les trois numéros qu’il venait de lui donner.

Le numéro grec ne répondait pas, comme si la ligne était coupée, celui que Marco avait appelé le 20 juin sonnait dans le vide, puis il tomba sur le répondeur de Zoé… Il ne laissa pas de message.

Enfin, il appela Magnan au BEAmer de Brest et pesta contre le sort: le Jasper avait quitté le port la veille, après que l’armateur eut payé une amende. Magnan n’expliqua pas pourquoi le litige avait été réglé si vite, juste que le cargo gagnait Le Pirée, à Athènes…

La fatigue et les médicaments le mettaient sur le flanc et Mc Cash n’avait pas la force de poursuivre ses recherches. Il dormit dix heures de suite pour la première fois depuis des années, se réveilla vaseux. Une assiette froide reposait sur la table de nuit — un cadeau de sa fille sans doute. Il ne voulait pas parler à Alice de l’affaire, pas maintenant. Il fallait la tenir à l’écart en attendant d’y voir plus clair. Il prit les médicaments, une douche, et nettoya sa plaie. Enfin il s’habilla, mesurant ses gestes, constata qu’il tenait globalement debout. Pour la prothèse, on verrait plus tard.

Il passa au ralenti devant la patronne au chignon suranné, retrouva la Jaguar à l’endroit où il l’avait garée deux nuits plus tôt. La pluie s’était infiltrée par la vitre fracassée mais personne n’en avait profité pour saccager le tableau de bord. Le siège, en revanche, était trempé, il y avait du sang coagulé un peu partout. Mc Cash plia sa carcasse, passa mécaniquement la main sous le siège — le .38 était toujours là.

Le vent par la vitre pulvérisée lui redonna un peu vie.

*

La pluie tombait quand Alice se réveilla. Son portable affichait neuf heures moins dix. Elle tira le rideau de la chambre, épousseta le sommeil poudré sur ses yeux. De lourds nuages avaient balayé le ciel, crevaient çà et là, picorant l’océan gris qu’elle observait depuis la fenêtre, ailleurs. Les images remontèrent une à une: son père inanimé sur le lit, son visage barbouillé de sang, les compresses sur le carrelage de la salle de bains, l’odeur qui lui donnait mal à la tête, son souffle irrégulier, le liquide visqueux qui avait coulé sous son bandeau, sa joue toute croûteuse, le cuir imprégné, les questions affolées — que lui était-il arrivé, qui l’avait mis dans cet état, et mille autres interrogations —, elle qui avait voulu constater l’ampleur des dégâts, sa main soulevant le bandeau du bout des doigts de crainte de le réveiller, son visage fiévreux tout près du sien, puis soudain son coude en ressort qui lui percute le visage, le recul et la surprise, les fourmis à toute vitesse qui lui courent sur le visage, les larmes en cavale, et cette grimace comateuse qu’il lui avait lancée, mélasse de peur et de stupéfaction, avant de retomber chiffe molle sur les draps à auréole…

C’est elle qui avait appelé SOS médecin — le numéro figurait sur les papiers de l’hôtel —, entre deux sanglots que l’appréhension avait vite réprimés. Elle ne voulait pas retourner au foyer, jamais, ni en famille d’accueil. Son père était sans doute loin du modèle standard mais elle n’en avait pas connu d’autre et s’en fichait aujourd’hui plus qu’hier. La médecin l’avait rassurée — il vivrait. Ça n’expliquait pas ce qui lui était arrivé, qui l’avait agressé ni pourquoi.

Alice avait déposé à manger dans la chambre de son père, la veille au soir, au cas où il aurait faim — ça faisait presque douze heures qu’il dormait — mais aucun bruit n’avait filtré de la pièce voisine. Elle s’habilla en vitesse, arrangea ses cheveux devant la glace, voulut filer vers la chambre voisine mais trouva un mot glissé sous sa porte. Un papier à lettres de l’hôtel, griffonné à la va-vite, plié en deux:

«Je suis parti chez Zoé, la sœur de mon ex. Reste dans ta chambre et n’ouvre à personne, même pas à la vieille en chignon. Je t’expliquerai tout en rentrant. Mais fais ce que je te dis. Promis?»

Il y avait un coquillage au fond de l’enveloppe: un petit, jaune citron.

14

D’après les neurophysiologistes, les mêmes zones du cerveau sont activées quand nous réalisons un acte et quand nous regardons un autre le réaliser: ce mécanisme d’identification dit «en miroir» est encore plus important chez l’enfant. Quand il caresse un chien, il n’a pas le recul d’un adulte, l’abstraction qui nous permet de dire que nous sommes en train de caresser un chien: à sa manière, l’enfant est le chien qu’il caresse. Cette empathie explique en partie son amour pour les animaux, qui se dissipe plus ou moins avec le temps. De la même manière, quand un enfant voit un de ses copains se faire expulser de leur école, c’est une sorte d’amputation qu’il subit, une amputation de son corps social et affectif. Le lien, la solidarité et la justice sont des choses concrètes: un enfant témoin d’une violence faite à un autre se sent directement impliqué.

L’objectif de la chasse aux sans-papiers n’était pas tant la fermeture des filières d’immigration que le conditionnement des futurs citoyens, pour qu’ils acceptent passivement le nouveau monde qu’on leur construisait, qu’ils apprennent qu’il n’y en aurait pas pour tous, entérinent cette frontière et la défendent.

Angélique et Zoé tenaient la permanence du RESF (Réseau éducation sans frontières) de Douarnenez depuis les années Sarkozy: salaire minable, colère garantie, mais une raison de vivre debout sans avoir un jour à rougir devant Lila. Les familles qu’elle et sa sœur accueillaient avaient tout bravé, les voyages entassées sur des pirogues jusqu’au Maghreb, les passeurs qui vous abandonnent au milieu du désert, les profiteurs de guerre, les voleurs, les violeurs sur le chemin, la brutalité de la police marocaine puis espagnole lorsqu’une poignée d’entre elles atteignait les enclaves, les coups, la peur, les barbelés à escalader en horde et les courses éperdues jusqu’au bureau d’immigration qui enregistrerait la demande d’asile; les sans-papiers qui arrivaient en France méritaient une médaille, au lieu du traitement qu’on leur réservait.

Venue du hip-hop contestataire, naturalisée au forceps, Angélique était bien placée pour savoir que la scolarisation des enfants de sans-papiers était leur seule chance d’avoir une vie meilleure, et leur expulsion de l’école une violence collatérale à plus d’un titre. Elle et Zoé militaient pour que ces enfants aient une chance de grandir loin des guerres et des famines, garçons et filles à égalité. Ici en Europe les femmes ne se faisaient pas exciser, elles conduisaient des voitures, divorçaient, se faisaient déflorer par qui elles voulaient, jouissaient de leur propre personne sans dépendre d’aucune autorité et Dieu restait à sa place, dans l’âme de ceux qui y croyaient.

Il fallait n’avoir jamais mis un pied en Afrique ou au Moyen-Orient pour s’imaginer que c’était mieux là-bas.

Un premier déni de démocratie avait eu lieu après le référendum sur le traité européen quand, alors que les Français avaient majoritairement voté «non» à la poursuite de la politique néolibérale, Sarkozy avait passé outre l’avis du peuple en signant le traité de Lisbonne. Pour Zoé et Angélique, le message était clair, «ils feraient sans nous». De fait, les Hollandais, puis les Grecs devaient subir le même sort. «Il n’y a pas d’alternative», disait déjà Thatcher, qui avait vendu son pays au plus offrant. L’Europe, continent-refuge, se passerait-elle de démocratie? Combien de temps encore avant que les technocrates du capitalisme financier ne prennent le pouvoir sur les peuples? Combien de temps encore avant que les chiffres ne prennent le pouvoir sur les mots — liberté, égalité, fraternité?

Les guerres en Irak et en Syrie allaient tout précipiter. Avec la crise migratoire, l’Europe marchait sur la tête, marchandait le flux des réfugiés avec un autocrate turc qui emprisonnait les écrivains et les journalistes, chiffrait le malheur à coups de quotas, signait des contrats d’armement avec les pays du Golfe qui soutenaient des groupes terroristes responsables des mouvements de population vers le seul endroit qui pouvait les protéger: l’Europe.

Angélique se posait des questions la nuit, s’endormait avec, en faisait part à Zoé: comment la France avait-elle accueilli les gens qui fuyaient le nazisme dans les années trente? Que signifiait au juste «toute la misère du monde»? Un jugement à géométrie variable selon que le fuyard s’avérait européen ou basané? Six mille personnes étaient mortes l’année dernière en voulant traverser la Méditerranée: que faire?

Angélique et Zoé bouillaient. Leur passé africain revenait comme un boomerang, les confinait à l’impuissance, à l’instar de millions d’autres personnes qui écoutaient les nouvelles à la radio ou voyaient les images des réfugiés de guerre repoussés derrière les barbelés d’une Europe qui tous les jours se barricadait un peu plus.

Puis Angélique avait eu cette idée folle. Assez folle pour qu’ils acceptent de la suivre.

Et aujourd’hui Zoé n’avait plus que ses yeux pour pleurer…

*

Un crachin brumeux s’était emparé de Douarnenez et ne semblait plus vouloir le lâcher. Des prospectus gorgés d’eau traînaient sur le trottoir, devant la porte. Zoé les repoussa du pied, ouvrit la permanence de l’association, laissa le chien entrer le premier. Elle avait déposé Lila au centre aéré — la copine qui les hébergeait n’avait pas à supporter la garde de sa fille. C’était la première fois qu’elle ouvrait le bureau depuis la disparition, tout lui semblait vain mais Zoé n’avait pas le choix. Il lui faudrait élever leur fille, faire le deuil de deux des êtres qu’elle aimait le plus au monde, trouver une nouvelle maison de préférence sans fantômes pour lui rappeler leur folie.

Zoé espérait ne plus avoir affaire aux parents de Marco, mais les Kerouan savaient où elle travaillait et reviendraient à la charge, comme si l’argent que lui laissait l’avocat était illégitime.

Elle remonta les stores de la vitrine, recroquevilla les écouteurs de son MP3 dans la poche de sa parka, prépara un café selon le rituel qu’elle affectionnait avec sa sœur. D’elle, il ne restait que son chien, Ali, un bâtard noir à poil long dont Angélique lui avait laissé la garde.

Zoé achevait sa tasse quand la porte du local s’ouvrit en grand. Un vent humide s’engouffra aussitôt, figeant les larmes qui dansaient dans ses yeux.

— Salut, fit Mc Cash en refermant derrière lui.

Le chien lui fit la fête.

— C’est quoi, ce clébard? maugréa-t-il en repoussant le bâtard qui s’essuyait les pattes sur son pantalon.

— Ali, le chien d’Angélique.

Mc Cash n’était pas très chiens — trop collants. Zoé nota qu’il marchait avec précaution, et son teint fiévreux trahissait pas mal de soucis.

— Qu’est-ce qui t’arrive? demanda-t-elle.

— Des types me sont tombés dessus, dit-il, alors que je fouinais autour d’un bateau bloqué au port de Brest.

— Quoi?

Le borgne plia sa carcasse sur une chaise vacante, sans un regard pour le chien qui agitait la queue à ses côtés.

— Le Jasper, dit-il, un cargo parti de Tanger. Je le soupçonne d’avoir éperonné le voilier de Marco. L’armateur est un escroc notoire et ses marins ont essayé de me tuer. Ce n’était pas un accident de mer.

Bouffées de chaleur, effets secondaires des analgésiques, picotements sur l’épiderme, Mc Cash chassait dans un univers chimique. Zoé ne réagit pas tout de suite, prostrée sur la chaise de son bureau. La nouvelle semblait l’ébranler.

— Il va falloir que tu m’en dises plus, fit-il d’une voix lasse. Ne te dérobe pas, pas cette fois.

La sœur d’Angélique resta un moment les mains serrées sur ses genoux, se demandant jusqu’où elle pouvait faire confiance à ce diable d’homme. Bien sûr elle avait fauté avec lui, un soir d’ivresse où elle aurait mieux fait de se foutre des claques, mais l’ex-flic s’était démené pour régulariser sa situation à elle aussi. Et il avait risqué sa peau pour découvrir la vérité sur la double disparition qui l’affligeait… De guerre lasse, Zoé décida de tout lui dire, depuis le début.

— Tu te souviens de l’émotion quand on a découvert les premiers SDF dans la rue, les premiers morts de froid? commença-t-elle. C’est aujourd’hui entré dans les mœurs. Comme d’arrêter des enfants de sans-papiers dans les écoles et les enfermer avec leur famille dans des centres de détention tellement pourris que les flics qui les gardent sont régulièrement relevés pour leur éviter de déprimer, avant de les renvoyer dans des pays dévastés qu’ils ont réussi à fuir au péril de leur vie… Aujourd’hui il arrive la même chose avec les réfugiés de guerre. On prend un enfant noyé en photo sur une plage, on pleure sur son sort et on en laisse des milliers se noyer en Méditerranée en arguant qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. On cherche à nous insensibiliser en masse. Ça fait partie du discours sécuritaire.

Mc Cash n’avait pas l’esprit assez clair pour encaisser ses digressions.

— Où veux-tu en venir?

— Angélique pensait comme moi, répondit sa sœur. Sauf que chez elle, tout est exacerbé.

— À quel point?

— Au point d’imaginer un moyen de les sauver, répondit Zoé.

— De sauver qui, des réfugiés de guerre?

— Oui. Irak, Syrie, Sahel, Golfe, ce n’est pas ça qui manque… Angel comptait ramener une poignée d’entre eux jusqu’ici, par bateau, avec Marco.

Mc Cash saisit vite le coup à trois bandes.

— Une filière d’immigration illégale en somme.

— Ils ne sont pas les bienvenus en France et l’Europe se barricade, se défendit Zoé; il faut bien que quelqu’un se bouge pour les sortir de là.

— Une goutte d’eau dans un océan de misère, commenta le borgne.

— Chaque vie compte, Mc Cash. Dix personnes sauvées, c’est dix désespoirs ressuscités, et un peu moins de honte pour nous qui les regardons se noyer. Ces gens fuient Bachar, l’État islamique et toutes ces milices de merde, pour sauver leur peau, pas pour venir prendre le travail de qui que ce soit! Ils ont tout perdu, leurs amis, leur maison, leur travail, leur vie, tout: tu comprends ça?

La travailleuse sociale avait repris sa posture de militante. Mc Cash admirait le côté dérisoire et généreux de la démarche, sans se sentir trop concerné — il répugnait à se battre pour lui-même, alors pour les autres… La pluie avait cessé de cogner aux carreaux de la permanence RESF. Le chien, lui, agitait toujours la queue.

— Ils sont partis d’où en Grèce? demanda-t-il pour recentrer le débat.

— Astipalea. Une île proche de la Turquie.

Mc Cash soupira.

— Pourquoi tu ne m’as pas dit tout ça l’autre soir quand je suis passé chez toi?

— Parce que ce que nous faisons est illégal et qu’un flic reste un flic, répondit Zoé.

Toute cette chaleur humaine lui remontait le moral.

— Je t’ai déjà dit que je n’étais plus flic, et que tes proches étaient aussi les miens. Embarquer des réfugiés, c’était une idée d’Angel?

— Au départ, oui. Mais Marco et moi avons fini par y adhérer. Ma sœur avait besoin d’aide, seule elle ne pouvait rien.

— Monter une filière d’immigration clandestine est passible de plusieurs années de prison, rappela Mc Cash: Marco était fiscaliste et visiblement rangé, vous avez un enfant, pourquoi suivre Angélique dans cette histoire?

— Je t’ai déjà répondu: par dignité humaine. J’étais réticente au départ, uniquement en raison de notre fille, poursuivit Zoé, mais j’ai fini par changer d’avis, ni contrainte ni forcée. Peu importe le risque couru.

Il opina doucement.

— Et Marco?

— Marco est un pirate, répondit Zoé. Comme toi.

Un silence spectral passa dans la pièce. Mc Cash jeta un regard sur les affiches punaisées aux murs, les visages venus de tous les pays du monde qui souriaient pour la photo.

— C’est pour ça que Marco a acheté le Class 40 au Pirée, dit-il. Il avait un bateau plus grand et plus performant, sur place.

— Oui. Il lui fallait une équipière pour gérer l’intendance des réfugiés pendant le chemin du retour, prendre les quarts pour dormir un peu.

Le borgne n’ergota pas sur la folie de leur entreprise — c’était trop tard.

— Il y avait combien de réfugiés à bord quand il a sombré?

— Huit. Huit femmes embarquées depuis une île grecque, précisa Zoé. Marco avait prévu une douzaine de jours pour relier Audierne.

Un scooter passa dans la rue, lui cassant les oreilles. Zoé semblait apaisée par la confession.

— Pourquoi la Grèce et pas Lampedusa? demanda Mc Cash.

— Beaucoup de réfugiés sont bloqués en Turquie, où le régime se durcit, fit Zoé. Ceux qui réussissent à atteindre l’Italie sont en général pris en charge et ont un petit espoir de gagner le nord de l’Europe. Ceux qui sont bloqués par l’État turc sont condamnés à vivre dans des camps pendant des mois, des années, comme les Palestiniens en Jordanie et ailleurs… Depuis le marchandage avec l’Europe, la plupart des réfugiés sont renvoyés en Turquie, ajouta-t-elle. C’est pour ça qu’on voulait les sauver. Leur donner une chance.

Mc Cash hésita à allumer une cigarette — la tête lui tournait encore un peu. Il pensait au Jasper, en route pour le même port du Pirée, à Zamiakis qui avait payé l’amende.

— Comment vous vous êtes mis en contact avec ces fugitifs?

— Un copain de Médecins sans frontières, qui a travaillé deux ans au HCR d’Athènes, répondit Zoé; il nous a donné le contact d’un Grec qui pourrait nous aider. Stavros Landis, c’est son nom. Il travaille pour une ONG proche du Secours populaire.

— Il connaît des passeurs?

— Je ne sais pas, Marco ne me disait pas tout. Mais je crois qu’il connaissait bien Astipalea, l’île grecque où débarquaient des réfugiés. Marco lui faisait confiance.

Stavros Landis: Mc Cash nota son nom dans son carnet.

— Tu as cherché à le contacter depuis le naufrage?

— Oui. Mais son numéro ne répond pas.

— Celui-là? fit-il en lui montrant les coordonnées vendues par Bob.

Zoé confirma: il s’agissait bien du même numéro grec, que Marco avait appelé plusieurs fois avant le naufrage.

— Tu les as eus quand pour la dernière fois au téléphone? poursuivit-il.

— Le 25 juin: ils atteignaient l’Espagne, avec les réfugiées à bord. Marco m’a dit que l’embarquement en Grèce s’était mal passé mais que tout allait bien maintenant. J’avais du mal à le croire, mais c’était une tête de mule.

— Comment ça?

— C’était mon mari: s’il braillait, c’est que tout était normal. S’il faisait profil bas, c’est qu’une tempête couvait.

— Il ne t’a rien dit d’autre?

— Non.

— Et Angélique?

— Je ne l’ai pas eue au téléphone. Pas depuis la Grèce. Ça non plus ça ne lui ressemblait pas.

Mc Cash gambergea un moment sur la chaise, chassant les nausées. Il lui manquait le correspondant d’un des trois numéros vendus par Bob.

— Marco a appelé une autre personne en France, reprit-il, le 19 juin: vous aviez un complice, quelqu’un dont tu ne m’as pas parlé?

Zoé céda devant le regard inquisiteur du borgne.

— Gilles… Gilles Raoul, avoua-t-elle, un copain. Il travaille à la préfecture de Brest. C’est lui qui devait nous fournir les papiers des réfugiés. Il était là l’autre jour à Audierne. On a pris un café sur le port après que tu es venu me voir. C’est là qu’on a décidé de ne rien dire à personne.

Les traits de Mc Cash se durcirent. Il pensait au type du Jasper qui avait voulu lui faire la peau l’avant-veille sur les docks: lui aussi était à Audierne pour la commémoration.

— Bon, dit-il en redressant son corps fatigué. Il vaut mieux que tu restes chez ton amie pour le moment. Ne remets plus les pieds chez toi jusqu’à nouvel ordre.

— Pourquoi? s’inquiéta-t-elle.

— Le type qui m’est tombé dessus à Brest était aussi à Audierne l’autre jour.

Zoé pâlit malgré son teint d’ébène. Mc Cash quitta le local, les reins engourdis par les capsules de morphine, sans un regard pour le chien qui jappait devant ses pas.

— Qu’est-ce que tu vas faire? demanda Zoé.

— Me pendre.

15

Mc Cash flottait sur un tapis chimique en quittant l’antenne RESF de Douarnenez. La ville s’éveillait à l’heure de la messe. Quelques vieilles assurées contre la mort faisaient le pied de grue sur le parvis, parapluie au poing, sous le regard des rares touristes. Mc Cash marcha jusqu’au bar-tabac, épicentre de l’animation dominicale. Réfugié sous une bâche, un couple de vieux Anglais riaient en buvant leur première bière à une table à l’écart.

L’Irlandais acheta le Ouest-France au buraliste aux yeux de panda qui essuyait ses verres et consulta le journal, un café à la main pour passer le goût de médicament embourbé dans sa bouche. Aucune nouvelle des trois marins laissés sur le carreau l’autre nuit à Brest, ni de l’enquête qui aurait dû suivre. Bizarre. Ou les flics gardaient l’information sous le coude pour une raison qui lui échappait, ou quelqu’un avait fait le ménage derrière lui. Le tueur sur les docks? Dans tous les cas, le cargo était reparti en mer, avec ses mystères.

Mc Cash prit un autre café, l’œil torve. Ses reins lui tiraient des grimaces compressées et il avait l’impression que les regards se concentraient sur son bandeau, comme si les clients du bistrot savaient qu’il n’avait plus de prothèse… Sa paranoïa sans doute.

La pluie poissait son visage échaudé quand il quitta le bar. Il grimpa à bord de la Jaguar avec une infinie précaution et roula vers Daoulas où résidait le dénommé Gilles Raoul, tentant de recoller les morceaux sur la route. Que s’était-il passé sur l’île grecque lors de l’embarquement des réfugiées pour qu’Angélique ne parle pas à sa sœur? Pourquoi le Jasper s’était-il détourné pour leur couper la route? Comment Zamiakis et ses complices avaient-ils su que le Class 40 transportait des réfugiées? Stavros Landis, leur contact grec aux abonnés absents, les avait-il trahis?

Le cadran affichait onze heures trente lorsqu’il atteignit Daoulas, à l’entrée de la presqu’île de Crozon. Il suivit les indications de son smartphone. Une route serpentait à travers une forêt de chênes centenaires qui gouttaient encore sur l’asphalte gris, à la sortie du village. La Jaguar ralentit devant le numéro 167 — le portail était ouvert — et s’engouffra sous les branches de l’allée. Il y avait une écurie sur la droite, les vestiges d’un tracteur modèle soviétique sur les graviers de la cour, et un ancien moulin en cours de rénovation.

Un ruisseau coulait au pied du jardin. Plus loin un muret de pierres et une Renault blanche près de la table de ping-pong couverte de feuilles mortes. Immatriculée 29. Celle de Raoul probablement. On était aujourd’hui samedi. Mc Cash ne savait pas si le type de la préfecture était un lève-tard, si le crissement des graviers l’avait réveillé; il se gara devant la Renault et fit un bref panoramique sur le jardin bucolique après la pluie.

Un rouge-gorge sautillait sur le muret. Mc Cash sonna la cloche, effrayant le volatile. La première partie du moulin avait été retapée avec soin, l’autre restait en chantier — grange écroulée, roue vermoulue rongée par l’humidité. Il fit tinter la cloche une seconde fois, sans obtenir de réponse.

Mc Cash se pencha sur la fenêtre du salon, une ouverture qui tenait plus de la meurtrière taillée dans la roche épaisse, ne vit que les mouches qui couraient derrière les rideaux. Ce n’étaient pas les premières mouches d’été, des petites noires électriques capables de vous harceler une nuit entière, et puis elles étaient trop nombreuses. Non, il s’agissait d’une espèce qu’il connaissait bien… Mc Cash épia le monde autour de lui, ne vit que la brume au-dessus de la haie. Il tourna la poignée: la porte était ouverte.

L’odeur d’abord le prit à la gorge: les murs, les meubles, la maison tout entière empestait. Il se colla d’instinct contre la porte, balaya le hall d’un regard nerveux. Son cœur battit plus vite. Devait-il retourner à la voiture pour chercher son arme ou sa paranoïa lui jouait-elle des tours? La clé était encore sur la porte. Mc Cash ferma le loquet derrière lui.

Il faisait sombre dans la maison, le plafond était bas, la lumière opaque depuis les lucarnes. Un escalier menait à l’étage. L’autre entrée se situait après la cuisine, un vestibule avec machine à laver: Mc Cash posa une pièce de monnaie sur la poignée de la porte qui donnait sur l’extérieur, enfila les gants de vaisselle qui traînaient près de l’évier et suivit le cortège de mouches vertes qui zigzaguait au rez-de-chaussée.

Le bourdonnement se fit plus intense quand il poussa la porte de la chambre. Le lit était vide. Il y avait une bouteille d’eau sur la moquette, un placard à portes coulissantes entrouvert, quelques fringues sur une chaise à bascule. L’odeur pestilentielle l’accompagna jusqu’à la salle de bains. Le mort était dans la baignoire, à demi immergé.

Une nappe de merde flottait à la surface. Avec la rigidité cadavérique, les fluides accumulés dans le corps s’étaient libérés du cadavre, souillant l’eau d’un brun saumâtre. Mc Cash ravala ses poumons. Le visage était brûlé, méconnaissable, mais le sexe était celui d’un homme. Âge incertain: ses cheveux avaient grillé, ne laissant qu’une plaie purulente sur son crâne. Un fil électrique courait dans l’eau du bain, dont la prise était branchée près de la glace du lavabo. Raoul. La peau avait craqué à plusieurs endroits, causant des cratères inégaux, couverte de cloques sombres après le choc électrique. Quarante-huit heures au moins qu’il baignait là. Mc Cash fit abstraction de l’odeur pour inspecter le corps.

Il saisit la brosse à chiotte. Les mouches virevoltaient, au festin. Il se pencha sur l’eau trouble, repoussa les îlots de merde qui flottaient à la surface: il y avait un rasoir électrique au fond du bain. Raoul était mort électrocuté. Ou plutôt on l’avait aidé à cramer. Piètre mise en scène, songea l’ex-flic. Le cadavre était en trop mauvais état pour qu’on puisse y relever des marques de contusions, il faudrait voir après l’autopsie, s’il y en avait une.

Un tintement au bout du couloir le fit sursauter: celui d’une pièce de monnaie tombant sur le carrelage. Alors seulement il regretta de n’avoir pas pris son arme.

*

Xherban Berim tenait un Glock automatique à la main. Il avait mis du temps avant de retrouver la trace du borgne qui les avait interpellés sur les docks. Se méfier de ce type. Il avait tué les trois marins alors qu’il allait chercher de quoi lester son corps dans le port et réussi à s’enfuir malgré les traces de sang laissées sur le quai. Si, comme il le pensait, le borgne était impliqué dans le réseau de Kerouan, il finirait par se pointer chez son complice, Raoul, le type de la préfecture. Berim avait vu juste. Il pointa le canon vers le vestibule, atteignit le couloir en quelques enjambées et se tassa à l’angle qui donnait sur la chambre: la porte de la salle de bains était entrouverte.

Le borgne avait dû découvrir le corps mais il ne réagissait pas. Ou alors il n’était pas armé. Ou il chiait dans son froc — putain ce que ça puait. Berim se posta contre l’arête du mur, chercha une cible parmi les mouches. Pas un bruit. Pourtant le borgne était là, dans l’angle mort de la salle de bains. Le tueur sentit la sueur couler le long de son cou. Simple poussée d’adrénaline: il jaillit dans la pièce, du pied envoya valser la porte de la salle de bains, qui rebondit contre le mur.

Il vit le cadavre électrocuté, pointa le Glock sur le placard coulissant et tira trois coups étouffés, plein centre, à hauteur d’homme. Les portes du placard se fissurèrent sous l’impact, répandant une volée de poudre dans la pièce. Un vent de panique souffla alors sur sa nuque; il fit volte-face, le doigt sur la détente, ne vit pas l’ombre violente qui planait dans son dos. Chassé avec élan, genou contre poitrine pour armer: d’un coup de talon, Mc Cash lui brisa la colonne vertébrale.

Berim lâcha son arme sans même s’en rendre compte: une douleur fulgurante le saisit dans le bas du dos. Ses nerfs se vrillèrent, le cerveau aussi se dérobait, les mouches vrombissaient comme des bombardiers repus, ses jambes enfin cédèrent. Il étouffa un râle et s’affala sur le carrelage.

Mc Cash grimaça en éloignant l’arme qui gisait sur le sol carrelé. Gestion du stress, vitesse de combat maximale: son pied avait frappé de plein fouet la moelle épinière, malmenant ses sutures. Il souffla pour effacer la peur, chassa les mouches du revers de la main.

À ses pieds, le tueur tentait des gestes désespérés pour se relever mais aucun de ses membres ne réagissait. Il gémit, tortue sur le dos, ne réussit qu’à cogner sa nuque contre le carrelage. Une, puis deux mouches se posèrent sur son visage. Mc Cash s’agenouilla pour empoigner le Glock, jaugea l’homme allongé contre la baignoire. Taille moyenne, type basané, barbe peu fournie, yeux bruns, nez busqué, vêtements passe-partout de qualité médiocre, il répondait au signalement du tueur sur le port. Il fouilla les poches de son veston, trouva des pièces d’identité. L’homme esquissa un geste, en vain. Autour de lui, les mouches étaient devenues folles. Xherban Berim, nationalité albanaise d’après les papiers. Mc Cash ouvrit la lucarne pour chasser l’odeur de merde, ce qui ne changea rien — il trimbalerait la puanteur toute la journée, elle imprégnerait ses vêtements, les pores de sa peau, ses souvenirs.

L’homme à terre n’avait pas d’autres armes ni de portable. Dans sa voiture sans doute, quelque part vers les bois. Le borgne évalua le blessé. Compassion zéro degré sur l’échelle du bien et du mal.

— Tu ne remarcheras plus, annonça Mc Cash. Ou alors en chaise roulante, si jamais tu atteins les urgences dans l’heure qui vient, ce qui paraît peu probable. Je peux t’abandonner ici, avec les mouches. Personne ne mettra les pieds dans cette maison avant demain midi, c’est-à-dire quand les collègues de Raoul s’inquiéteront de son absence. D’ici là, tu seras mort.

Berim digéra l’information. Les mouches couraient sur sa joue.

— Berim, c’est ton vrai nom?

Un voile passa sur les yeux humides du tueur.

— Eh bien Berim, reprit-il en armant le Glock, je te propose un marché: j’abrège tes souffrances en échange de ce que tu sais.

L’Albanais se fendit d’un rictus, ouvrit la bouche pour l’injurier mais Mc Cash le coupa.

— Je n’ai pas de temps à perdre, dit-il, toi si. Tu préfères quoi: agoniser en souffrant pendant des heures ou mourir dignement?

Mort lente ou violente, l’autre oscillait entre peste et choléra. Mc Cash le laissa mariner, le temps qu’il pèse son marché de dupe, attendit que la haine se dissolve dans l’acide du désespoir. Enfin il désigna le cadavre calciné dans la baignoire.

— C’est toi qui as tué ce gars-là. Pourquoi?

L’autre le fixait comme un serpent.

— Comment tu as su que Raoul était de mèche avec Kerouan? Tu l’as suivi après la commémoration à Audierne.

— Oui, dit-il du bout des lèvres.

— Et moi, pourquoi tu me guettais sur les docks? Tu étais sur le Jasper, avec les marins? Tu as embarqué avec eux à Tanger?

L’homme acquiesça, la nuque en plomb.

— C’est Zamiakis qui t’emploie, l’armateur du cargo?

— Non…

Berim clignait les paupières, le souffle court.

— Tu es un professionnel, le pressa Mc Cash: qui t’emploie si ce n’est pas l’armateur?

— Tue-moi.

— Dis-moi d’abord qui t’emploie.

Berim apercevait ses pieds sur le carrelage, inertes. Ses yeux tremblaient de douleur.

— Basha… Varon Basha, murmura le tueur.

— C’est qui? Hein?

Mc Cash agita le Glock, chassant brièvement les mouches qui gravitaient autour de la baignoire. Berim ne répondait pas, de plus en plus pâle sur le carrelage. Il n’avait plus beaucoup de temps.

— Le Jasper est entré en collision avec le voilier de Kerouan, poursuivit Mc Cash. Qu’est-ce que vous avez fait des occupants? Réponds!

— Embarqués… À bord.

La poitrine de l’homme s’affaissa sous le coup de l’effort. Mc Cash oublia la douleur de son rein après le coup de pied de tout à l’heure: Marco, Angélique.

— Tous? demanda-t-il le cœur battant: tous ont pu grimper?

Des larmes coulaient sur les joues de l’Albanais. Mc Cash serra plus fort la crosse du Glock dans sa paume.

— Non… Kerouan… est resté sur le voilier… Que lui.

Une lueur passa dans le regard fiévreux de Mc Cash. Berim perdait pied, les yeux roulant dans le vide.

— Tue-moi, chuchota-t-il.

— Dis-moi d’abord ce que vous avez fait des occupants.

— Dans… les cales.

— Du Jasper?

— Oui…

Il semblait souffrir le martyre. Mc Cash avait ce qu’il voulait. Alors il s’agenouilla, le Glock dans sa main gantée, cala l’index du blessé sur la queue de détente et pointa le canon contre sa tempe.

— Tu as une chose à dire avant de mourir?

Mais l’Albanais parlait dans sa langue, invoquait sa mère sans doute. Mc Cash eut une pensée fugace pour la sienne, penchée sur lui, enfant, et oublia: du doigt, il aida l’homme à presser la détente.

16

La Jaguar filait vitre ouverte sur la quatre-voies de Quimper. Mc Cash avait laissé la maison de Raoul en l’état. Les flics nettoieraient et lui serait loin. Le tueur albanais le suivait à la trace, plusieurs zones étaient encore obscures, à commencer par l’identité de ce Varon Basha, mais si les réfugiées étaient bien à bord du Jasper, Angélique devait figurer parmi elles.

Le fantôme de Marco passa dans le ciel qui se découvrait sur les plaines. Mc Cash dépassa Audierne dans un mauvais rêve, doubla les caravanes qui se traînaient sur la route de la pointe du Raz, atteignit la baie des Trépassés sous un soleil pâle qui rappelait son visage dans le rétroviseur.

Avec des tueurs dans les parages, ce n’était pas le moment de traîner. Il passa sans un mot pour la patronne au chignon de dinde qui donnait des ordres à la réception de l’hôtel, prit l’ascenseur. Il frappa à la chambre d’Alice, anxieux, toqua de nouveau, sans obtenir de réponse. Une bouffée d’angoisse comprima soudain sa poitrine: Berim avait pu le suivre à l’hôtel. Il l’avait vu sur le port d’Audierne, avec Alice. Et s’il n’était pas seul? D’autres tueurs pouvaient venir, ou ils étaient déjà venus. Ses mains se mirent à trembler. Même les motifs de la moquette devinrent troubles.

Mc Cash descendit l’escalier en tentant d’épargner ses flancs meurtris, tomba sur une des jeunes serveuses en noir et blanc qui venait de se faire houspiller par la matrone. La petite rousse eut un geste de recul devant ses traits défaits puis, répondant à son injonction, se tourna vers les baies vitrées du restaurant.

— Votre fille? Oui, oui, elle est là-bas!

*

L’océan déroulait, métronome. La pluie avait cessé mais la brume scalpait les rochers de la baie. Alice recomptait les galets sur la plage désertée, sa veste en jean sur les épaules. Elle vit son père arriver de loin. Dos voûté sur ses chaussures trempées, les mains dans les poches de sa veste, il marchait à pas comptés sans éviter les flaques de la marée basse. Elle trouva qu’il avait l’air triste comme ça, tout seul sous la bruine revenue, mais l’impression ne dura pas. La mouette qui clopinait sur sa route déguerpit en sprintant. Mc Cash avait la mine sombre, les cheveux comme une soupe pour chien.

— Putain Alice, maugréa-t-il, entre le soulagement et le reproche, je t’avais dit ne pas sortir de la chambre: qu’est-ce que tu fais dehors?

— J’avais faim, dit-elle, et j’en avais marre de jouer les princesses enfermées. C’est bien toi qui m’as dit qu’il n’y avait pas de prince charmant, non?

La gamine avait du répondant. Il grogna pour la forme, soulagé de la voir — il avait détesté la nature de la peur qu’elle lui avait fichue.

— Le docteur Latimier est passé ce matin, reprit Alice. Elle n’était pas contente que tu aies déguerpi. Mais elle m’a donné des médicaments pour toi. Ils sont dans ma chambre.

— Ah oui… Merci.

— Tu étais où?

— Sur Mars.

— Ça n’a pas l’air terrible, dit-elle avec une moue.

Son œil était rouge, le bandeau humide avait laissé une traînée noire sur sa joue et il semblait avoir du mal à reprendre son souffle. Ça sentait pourtant l’iode.

— Bon, c’est quoi le truc dont tu dois me parler? relança Alice.

— Une sale histoire, concéda son père. Il pleut, je te la raconterai au sec.

— Ça ne mouille pas, le crachin breton, c’est toi qui me l’as dit. Alors? Tu as promis que tu m’expliquerais tout.

— On lève le camp, annonça-t-il.

Ses yeux s’agrandissant prirent la place de la mer.

— Tu as trouvé une maison?

— Oui… enfin, non… Bref, c’est pas la mienne.

Alice le regarda sans comprendre.

— On va s’installer quelques jours chez Marie-Anne, dit-il. Tu t’entends bien avec sa fille, non? Une copine de ton âge, ça doit te manquer un peu…

Mc Cash aurait fait un très mauvais GO. De fait, ça ne semblait pas la réjouir.

— Pourquoi on ne reste pas ici? renvoya l’adolescente.

— Pour prendre l’air, dit-il: ça pue le vieux dans cet hôtel.

Alice fronça son nez piqué de taches de rousseur, son nez d’automne, une petite grimace assez charmante. Mc Cash oublia de lui sourire. Ses vêtements empestaient la mort faisandée malgré le vent de la mer.

— Ce n’est pas ça que tu devais me dire, lui reprocha-t-elle. Qui t’a agressé l’autre nuit, pourquoi tu t’en vas tout le temps et reviens tout cassé; tu m’as demandé de pas appeler la police mais j’ai le droit de savoir ce qui se passe. Je suis quand même ta fille, non? Pourquoi tu ne me dis rien?!

Ses joues rondes rosissaient sous la bruine. Une saine colère, qu’il comprenait.

— Promis, je t’explique tout dans la voiture, abrégea-t-il. Mais là, il faut filer. Prépare tes affaires, on part dans dix minutes.

*

Un mot portugais, saudade, décrit un sentiment particulier propre à ce peuple, qu’on retrouve aussi dans le fado: «la nostalgie du possible».

Était-ce de l’amour qu’il éprouvait pour le fantôme d’Angélique, la possibilité qu’elle soit toujours vivante qui le réveillait d’entre les morts, cette nostalgie du possible qui le poussait à tout risquer pour la retrouver ou une pulsion autodestructrice, à l’image de leur passion, une façon de se débarrasser du problème — lui?

Depuis qu’il avait cogné son père, à Belfast, Mc Cash n’avait jamais eu rien à perdre. Trente ans plus tard son dernier ami était mort, son œil encore valide perdait des points à chaque round et la façade est de son visage allait bientôt s’affaler s’il ne changeait pas sa prothèse. Il allait fondre d’un côté, de la gadoue de chair et de cartilages qui bientôt s’affaisserait dans son orbite vide, il ne serait plus qu’un sourire de squelette, comme sur les calaveras mexicains, un sourire de cadavre: le docteur Latimier avait été clair.

Non, Mc Cash n’avait que sa fille à perdre, sa fille à qui il n’avait pas le courage de dire la vérité.

Il fourra ses vêtements puants dans un sac plastique et nettoya son pansement devant la glace de la salle de bains. La plaie s’était légèrement rouverte mais le sang avait séché. Il prit les antibiotiques laissés par la médecin, une douche, changea la compresse et rassembla son matériel de survie. Il n’avait pas trouvé de chargeur dans les poches du tueur, seulement huit balles dans le Glock, qu’il avait laissé sur place avec les empreintes de l’Albanais. Un frisson le parcourut — le craquement des vertèbres quand il avait frappé, ses tremblements avant de mourir, les prières pour sa mère, la terreur dans ses yeux au moment de presser la détente. Mc Cash avait tué quatre hommes et il n’éprouvait rien. Il ne pensait qu’à Angélique et à ce cargo maudit.

Il frappa à la porte d’Alice, entra dans la chambre.

— Tu es prête?

— Oui.

Mc Cash remarqua qu’elle s’était changée et maquillée. Nouvelle lubie, grand saut dans l’inconnu féminin, mimétisme de starlettes entrevues sur Internet?

— Au fait, j’ai écrit un petit poème, fit Alice en sortant un papier de sa poche. C’est pour toi, elle ajouta en le dépliant.

Il lut.

«Elles claquent sur les galets

Des vagues sans reflet,

Elles passent

À bout d’écume

Et lasses

Changent de costume…»

Mc Cash n’aimait pas les cadeaux, ils le mettaient en travers, comme un putain de semi-remorque au milieu de la route. Il tangua un instant au-dessus d’elle, malhabile.

— Tu es douée, dit-il.

— Merci.

— C’est moi qui te remercie, Alice. Pour tout. Sans toi, comme dit la médecin, je serais en train de pourrir dans un coin.

— Elle a dit ça?

— Oui, bouffé par les crabes.

Il rangea le poème dans sa poche, touché, se ressaisit devant le sourire de la gamine.

— Viens.

Il paya l’hôtel à la patronne permanentée qui leur souhaita bonne route, entraîna Alice vers le parking. À partir de maintenant, ils vivraient à découvert.

Des rafales d’embruns fouettèrent leurs visages; ils se réfugièrent sous la capote et partirent sans un regard pour la baie. Alice s’étonna de l’état de la vitre passager, qu’il fit passer sur le compte de vandales. Le cadran affichait une heure et demie.

— Alors? réagit bientôt sa fille. C’est quoi ton histoire?

Mc Cash soupira au volant. Comment lui expliquer qu’il ne voulait pas la mettre en danger.

— C’est au sujet de mon copain disparu en mer, dit-il enfin, Marco… Il ne s’agit peut-être pas d’un accident.

— Ah bon?! Qu’est-ce qui s’est passé?

— Un cargo sans doute, qui lui a coupé la route. Je ne peux rien te dire de plus pour l’instant.

— Ah? C’est pour ça qu’on t’a agressé?

— Oui. Et c’est aussi pour ça qu’on va chez Marie-Anne.

— Qui t’a agressé?

— Les marins du cargo.

Alice ouvrait des yeux d’anémone.

— Tu as averti la police?

— Pour le moment je n’ai aucune preuve.

— Preuve de quoi? Que ce n’est pas un accident?

— Oui.

— Mais tu as travaillé pour la police, enchaîna-t-elle: ils pourraient t’aider!

— Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Et je ne suis plus flic.

— Qu’est-ce que tu vas faire alors?

— Poursuivre l’enquête. Il est possible que mon ex soit encore à bord du cargo.

— Angélique?

— Oui.

— Comment ça se fait?

— Elle était proche de mon copain Marco. Ce qui compte pour le moment, c’est de te mettre au vert chez Marie-Anne. Tu ne lui dis rien, hein? dit-il pour noyer le poisson.

— Non, non, promis…

Alice cogitait sur le siège humide.

— Combien de temps on reste chez Marie-Anne? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas encore.

Mc Cash ne lui avait pas dit qu’il l’abandonnerait comme un chien sur l’autoroute. Son enfance lui revenait en plein visage, la passivité conciliante de sa mère recluse derrière la porte blindée du Seigneur, son silence névrotique quand son père le corrigeait à coups de trique, quand elle n’avait même pas un mot après pour le consoler. Mc Cash serrait les dents au volant, du jus d’os.

Alice l’observait depuis son angle mort, inquiète. Elle n’avait que lui. Lui qui, comme elle, semblait bien seul dans cette histoire. Pourquoi les marins l’avaient-ils agressé? Pourquoi ne demandait-il l’aide de personne? Des nuages touffus déboulaient dans le ciel, de la fumée d’usine; ils atteignirent Plougonvelin puis la maison d’architecte de Marie-Anne.

Julie jouait dans le jardin détrempé, courait après la chatte noire qui mimait la panique. La sœur de Marco oublia les pêchers près de la haie et vint à leur rencontre. Julie, le chat dans les bras, présenta le félin à Alice dans un grand sourire, l’invitant à le caresser. Sentit-elle le coup fourré? L’adolescente se rapprocha d’instinct de son père, qui ouvrait le coffre de la Jaguar, et lui jeta un regard interrogateur en voyant son sac sur le trottoir. Son sac et pas celui de son père.

— Tu vas rester ici quelques jours, Alice, annonça Mc Cash. Je ne sais pas exactement combien de temps ça va prendre, comme je te l’ai dit, mais je reviens vite.

— Mais…

— C’est pour ton bien, coupa-t-il.

Il s’attendait au pire, une scène pénible, des pleurs et son cœur au bouillon quand elle l’accuserait de l’abandonner, mais la gamine encaissa sans broncher.

— Tu pars où? demanda-t-elle.

— Je te téléphonerai.

— Quand?

— Bientôt. Ne t’en fais pas pour ça. Ni pour le reste, ajouta-t-il.

Mais son clin d’œil ne valait pas tripette. Alice se pinça les lèvres, courageuse, trahie. Sentant la gêne, Marie-Anne prit un air enjoué, augura de bons moments avec Julie «qui l’attendait avec impatience», des activités nautiques, en vain.

— Je reviens le plus vite possible, répéta Mc Cash en portant son sac jusqu’à la maison. D’ici là, tâche de t’amuser. Si tu y arrives, promis, je t’achète un chat. Un gros, avec une litière, s’il a envie de chier.

Alice ne sourit même pas. Son père allait la laisser là, chez des gens qu’elle connaissait à peine. Mc Cash avait prévu de partir vite, ce serait le mieux: il se pencha vers sa fille pour l’embrasser.

— Ça te va bien, le maquillage, dit-il en guise d’au revoir.

Il ne voulut pas savoir si des larmes perlaient à ses cils de girafon; il prit le volant et démarra sans un regard dans le rétroviseur. Il n’y a pas de destin, que cette foutue nostalgie du possible.

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