San-Antonio POISON D’AVRIL ou la vie sexuelle de Lili Pute

Ce n’est pas vrai mais c’est ce que je pense.

Louis Scutenaire

(LA) PREMIÈRE (EST) PARTIE

SA FICHE

Elle était chinoise et s’appelait Li Pût, ce qui dans l’argot pékinois signifie Poison d’Avril. Ses parents l’avaient ainsi baptisée parce qu’elle était née au mois de janvier et que donc, Dû Cû, le papa de Li Pût, avait fécondé sa mère en avril et par inadvertance, un soir qu’il s’était pété à l’alcool de riz à 90°. Le père de Li Pût, Dû Cû, était docker à Pékin. Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Ah ! y a pas la mer à Pékin ? Bon, alors il était tresseur de nattes ; ça te va ? Je continue.

Quand Li Pût naquit, c’était l’année de la Morue. Tout le monde te dira, depuis Saint-André-le-Gaz (38) jusqu’à Nankin, que de naître sous le signe de la Morue, hein ? tu m’as compris ! Et c’est ce qui se passa, dix-sept ans plus tard, montre en main !

Dû Cû, c’était pas le méchant homme, mais, franchement, il se poivrait trop. Noir du soir au matin, ça fait pas sérieux pour un Chinois. Il fut accusé de déviationnisme profanateur par le Comité Central et mis à l’index. Je te dois deux mots d’explications. En Chine, être mis à l’index n’a pas la même signification que chez nous, ni les mêmes conséquences. Ça veut dire qu’ils ont là-bas, dans chaque entreprise, un index en marbre de deux mètres de haut sur quinze centimètres de diamètre, planté au milieu du réfectoire. L’ouvrier sanctionné est déculotté et assis sur la pointe de l’index préalablement enduite d’huile d’olive dans laquelle on a mis à macérer des piments (rouges, de préférence).

Généralement, cette brimade dure une journée que déjà, merci bien, t’es prêt à laisser ta place assise aux vieilles dames enceintes. Manque de pot (c’est le cas d’y dire), le matin du jour où prit effet l’arrêt de Dû Cû, le Gange déborda comme un con et on évacua l’usine qui se trouvait à deux pas de sa rive droite. Quoi ? Parle plus fort ! Le Gange ne passe pas par Pékin ? T’es sûr ? Ben, ils ont dû supprimer la ligne parce qu’à l’époque il y passait bel et bien ; même qu’on s’y est baignés avec Antoine Blondin, alors tu vois ! Et puis m’interromps plus sans arrêt avec tes nani nanères ; tu fais congés payés mal payés, mon pote ! Le genre de glandus qui rouscaillent toujours en vacances sous prétexte que les rillettes du Caire sont plus grasses que celles du Mans.

Pour t’en revenir au père Dû Cû, bon : l’usine évacuée d’urgence because l’inondement. La crue dure huit jours (si tu espères que je vais te caser un « faut laisser les crues se tasser », tu peux te l’arrondir) et quand on revient à l’usine où ce pauvre homme avait tressé tant et tant de nattes (pour les Russes il tressait des nattes à chats), voilà qu’ils le retrouvent avec la première phalange de l’index qui lui sortait par la bouche ! Un hareng à la broche ! Quel triste saur !

Ils ont dit que c’était un accident du travail et bon, dans un sens, hein ? Ça peut se discuter, mais ça frise la chinoiserie, moi je trouve. Mort à ce point, ils avaient pas vu ça depuis la troisième dynastie des Ding.

On l’a conduit en terre sur sa bicyclette noire parce que c’était jour de marché et que le corbillard de Pékin avait été réquisitionné pour charrier les patates douces.

Obsèques très simples. Li Pût n’avait que huit ans, mais ça lui resta gravé dans l’esprit, l’enterrement de son dabe, raide, la tête sur la selle de son vélo, les pieds en flèche sur le guidon dont deux coolies postaux tenaient les manettes de freins, et un troisième, à l’arrière, se cramponnait au porte-bagages dans les descentes.

Caïn-caha le cortège arriva au Stromboli qui faisait relâche. On détache le pauvre Dû Cû de son vélo. Un qui le biche par les nougats, l’autre par les brandillons. A lala une, à lala deux ! Ploum ! Inhumé ! Qu’ensuite sa bécane fut attribuée à Hi Nô, son remplaçant. Textuel. J’invente rien ; je serais infichu, n’ayant pas d’imagination.

Je t’ai-je causé de la mère de Li Pût ? Non, hein ? Bien ce qu’il me semblait. Jusque-là, ç’avait été une épouse effacée (elle travaillait dans une teinturerie, faut dire). Elle se nommait Tieng Bong. Avant la mort prématurée et sans fondement de son époux, l’histoire de sa vie aurait pu s’écrire avec un poil de cul de mouche sur un pétale de myosotis, comme on dit à Leû Va Loi, la banlieue ouest de Pékin. Femme résignée, laborieuse, silencieuse. Jolie, mais ne le sachant pas. Pour elle, la vie était un bol de merde qu’elle bouffait avec des baguettes. Son bonhomme lui flanquait davantage de coups de poing que de coups de bite et elle ne pouvait s’occuper de sa fillette, en vertu de la loi Ksé Kong en date du tac au tac de l’année du Morpion.

Après l’enterrement de son époux, auquel elle n’avait pu assister n’ayant pas fini de déboucher les doublevécés de sa coopérative, une énergie nouvelle secoua l’âme frêle de Tieng Bong, comme la mousson secoue le fraisier sauvage et le vieillard sa queue après une miction périlleuse.

Retrouvant sa chère enfant dans leur appartement d’un quart de pièce avec robinet d’eau courante dans la cour et chiottes à seulement trois rues de là, elle l’avait serrée contre elle farouchement et, dans l’instant, sa décision fut prise : elle allait partir pour Hong Kong avec sa fille.

Elle lui avait mis sur le dos toutes ses hardes, en avait fait autant avec les siennes, et avait déclaré aux voisins qu’elles se rendaient à une séance d’entraînement du Chou Unifié.

Je te raconte tout ça, j’espère que ça te fait pas trop tarter, mais tu vas voir : on débouche sur quelque chose.

Tieng Bong et Li Pût traversèrent Pékin du nord au sud pour aller chercher la route de Canton, laquelle, comme chacun le sait, commence à l’extrémité de la place T’ien Fûm, tout de suite après le bureau d’opium.

En Chine, il faut que tu saches, il est formellement interdit de faire du stop. Toute personne prise à ce petit jeu a aussitôt le pouce tranché. Qu’après quoi on le lui introduit dans le rectum (tu vas dire que je fais un complexe de sodomie !) et on coud cet aimable orifesse avec du nylon extra-fort.

Tu penses bien que la jeune veuve, eh ! doucement les basses ! Pas si conne ! Tenant sa gamine par la menotte, elle parcourut un kilomètre, puis s’allongea sur le bas-côté, le pantalon déchiré jusqu’à la ceinture, de manière à montrer sa cuisse. Tu vois venir ? Il vint ! Un gros camionneur qui ressemblait tant tellement à Mao que c’était p’t’être bien lui après tout.

Coup de frein.

— Ké’s yé â rîvé ? il demande en pékinois.

— E cété va nouï ! répond la môme, chapitrée par sa mother.

Le camionneur déboule de son semi-remorque plein de riz, relève Tieng Bong, l’installe dans sa cabine, la ranime avec du saké ou une connerie du genre. Ils causent. Je te traduis : « Ah ! vous allez à Canton, moi aussi je vais à Canton. Vous voulez qu’on va aller à Canton ensemble ? Vous n’avez qu’à vous cacher dans le riz avec la petite. Pendant la nuit je m’arrêterai et on makera the love together[1]. Vous auriez pas attrapé la blanchisse, des fois ? Vous êtes toute pâle. Une hépatite virale ? Oh ! I see. Bon, prenez votre bain de riz, les filles, et vous, la mère, serrez fort les cuisses pas que je me râpe le pompon plus tard, en vous casant mon bâton de réglisse dans le tiroir, la dernière fois j’ai eu l’impression de baiser avec une râpe à fromage. »

Propos badins, certes, mais créateurs de bonne ambiance.

Le voyage fut long et se passa sans incidents notoires, sauf quelques chaudes alertes quand, lors d’un contrôle de police, on visita la cargaison à coups de baïonnette (Tieng Bong eut son corsage troué), et aussi à l’arrivée, quand il fallut que la chère maman de Li Pût fasse une pipe au contremaître chargé du déchargement (ça tombait bien, en somme !).

Les deux femmes passèrent un mois à Canton. Tieng Bong subsistait en se livrant à une discrète prostitution. Ce lui fut aisé compte tenu de ce qu’elle avait fait sa préparatoire avec les gentils routiers.

La prostitution mène à tout, à condition d’y rester. En très peu de temps, Tieng Bong eut, grâce à ses fesses, de l’argent et des relations, et mon vieux, crois-moi, avec ces deux atouts, pour peu que tu aies, en sus, la santé et ta carte du parti communiste en poche, t’es vachement paré pour affronter la suite.

Grâce à la complicité d’un chef de train, elle put prendre celui qui unit la Chine Populaire aux Nouveaux Territoires et passer la frontière avec Li Pût, toutes deux cachées dans une caisse contenant des canards en roseau peint, si décoratifs dans les séjours des maisons de vacances européennes. Les deux femmes parvinrent à Hong Kong sans coup férir ni trop d’encombre et encore moins barguigner ou ambages, voire espoir de retour. Ouf !

Une fois dans l’île, au cœur des gratte-ciel, Tieng Bong comprit que l’avenir lui appartiendrait pendant un certain temps.

Continuant, sur sa lancée, à user d’un cul que le veuvage lui avait rendu disponible, elle poursuivit l’exploitation de cette chère vieille industrie, l’enrichissant de tout ce que les techniques anciennes et modernes proposent à la femme surdouée pour faire reluire ses contemporains. Cela allait de la poudre de cantharide mélangée à des testicules de pigeon, jusqu’au bloc complet de vibromasseurs performants, à fiches adhésives, courant à basse tension, ailettes de sustentation, godemiché à pénétration différée, j’en passe et des presque meilleures !

Dans cette cité tentaculaire où la vie ne s’interrompt jamais, où les chantiers, la nuit, sont mieux éclairés que des terrains de football, le jour, Tieng Bong se fit rapidement une forte réputation parmi : la colonie britannique, les hommes d’affaires chinois, les diplomates internationaux.

Rapidement, elle dut agrandir son fonds de commerce, non pas en usant d’une bitte d’amarrage, mais en engageant d’exquises créatures qu’elle dressait patiemment. Elle eut bientôt un cheptel d’une douzaine d’adolescentes triées sur le plumard, toutes plus ravissantes l’une que l’autre, qu’elle menait à la braguette à la baguette. Ces jeunes filles, représentatives des principales races de la planète, savaient tout et davantage sur le bigoudi farceur et la manière de faire pleurer le borgne.

Ainsi donc — ô merveilleux conte de fées ! — , cette pauvre femme naguère résignée, battue, brimée, qui s’étiolait contre un bol de riz dans sa teinturerie géante, devint, en quelques années, une dame appréciée, riche et adorée des flics qu’elle arrosait copieusement, comme un jardinier marocain arrose les massifs du bon roi Hassan II.

Elle possédait un appartement de huit cents mètres carrés au sommet d’un building de grand standinge, des domestiques, une Rolls couleur bronze dont la portière avant droite portait son monogramme. Elle achetait ses toilettes chez les grands couturiers français et italiens, ses bijoux chez Cartier ou Bulgari et ses poudres aphrodisiaques dans une humble boutique du quartier le plus populeux, tenue par un Chinois vétuste, à barbe blanche en pointe, à lunettes cerclées de fer, si parcheminé et si vénérable qu’il paraissait éternel.

L’homme s’appelait Fou Tû Kong. Il joua un grand rôle dans l’existence de mon héroïne et c’est pourquoi le grand romancier que je suis va s’attarder quelque peu sur ce personnage hors du commun.

Il y aurait un livre à écrire sur la vie de Tieng Bong à Hong Kong, mais comme on dit à Privas : écrire c’est l’art des choix. Je m’en tiendrai donc à celle de Li Pût puisque nos deux existences furent amenées à se croiser, et même à s’entremêler quelque peu.

Mais assez de boniment à la graisse de cheval mécanique : revenons au vénérable Fou Tû Kong.

Sa minable officine où s’empilaient des fioles, des boîtes et d’extraordinaires denrées de sorcières, était située au bout d’une ruelle donnant dans Cat Street. Elle mesurait tout juste trois mètres sur deux et ressemblait au cauchemar d’un drogué. Derrière la vitre opacifiée par la crasse, on apercevait des serpents, des crapauds et des chauves-souris desséchés. Des tiroirs minuscules étaient emplis de petites langues d’on ne savait trop quels animaux, également desséchées (ce qui est triste pour une langue, Béru te le dira !). Et je te passe la partie plantes, la partie insectes réduits en poudre, de même que des liquides aux teintes verdâtres qui ne laissaient rien présager de bon. Le vieillard était plus desséché que le plus desséché de ses produits.

Il portait un costume chinois noir et jaune et passait son temps assis à l’intérieur de son échoppe, le nez chaussé de fines lunettes cerclées d’or, à lire des grimoires qu’il annotait parfois à l’aide d’un long crayon. Il avait peu de clients. Ceux-ci étaient variés. Cela allait de la vieille femme édentée et loqueteuse en quête d’un vésicatoire pour son eczéma, à l’homme d’affaires cossu descendu de sa Mercedes et que son chauffeur attendait en double file pendant qu’il faisait l’emplette d’aphrodisiaques efficaces.

Les recettes journalières de Fou Tû Kong n’excédaient jamais dix HK$ et, pourtant, ce vieillard parcheminé, presque momifié, possédait seize buildings, dont le plus petit comportait vingt étages, deux hôtels de luxe, une compagnie d’aviation privée, une flottille de sampans, et un portefeuille d’actions se montant grosso modo à cinq cents millions de dollars américains.

Car la minable boutique para-pharmaceutique n’était qu’une façade, si l’on peut dire, l’antre au sein duquel M. Fou Tû Kong dirigeait un tong très puissant ayant des ramifications jusqu’aux U.S.A. Cette organisation se consacrait à deux activités très différentes : le trafic de la drogue et l’espionnage. La seconde permettait au Sou Pô Lai Tong d’organiser la première avec un maximum de sécurité.

Au début de ses visites au vieux mec, Tieng Bong lui acheta des denrées propres à ranimer, voire à simplement stimuler les ardeurs de ses habitués.

Lorsque sa réputation fut solidement établie, Fou Tû Kong eut avec elle une conversation « en profondeur » d’où il ressortit qu’il lui enverrait certains clients auxquels elle devrait faire absorber certaines poudres pour, ensuite, leur faire poser certaines questions dont certains appareils sophistiqués enregistreraient les réponses.

Tieng Bong accepta, compte tenu des « primes » qui lui étaient garanties. Elle s’en trouva bien. Son boxon connut alors un essor qui en fit le premier lupanar de Hong Kong et, de loin, le mieux achalandé. Elle devint une reine de l’île. Bravo !


Tandis qu’elle faisait carrière dans le pain de fesses, sa fille grandissait et étudiait. Li Pût était une adolescente ravissante et surdouée. Son intelligence impressionnait autant que sa beauté. Elle connaissait les activités de sa petite maman et ne s’en formalisait pas, ayant l’esprit pratique. Elle appréciait le luxe et trouvait bons tous les moyens permettant de l’obtenir.

Ses examens ne furent que de simples formalités. Lorsqu’elle atteignit l’âge de dix-huit ans, la question de sa carrière se posa. Elle envisageait la médecine et cette inclination ravissait Tieng Bong. Les parents rêvent tous d’avoir un enfant docteur. Pourtant, avant que Li Pût prenne son inscription à la fac, sa mère tint à ce qu’elle fasse la connaissance du vieux Fou Tû Kong. Tieng Bong vénérait cet homme puissant et humble ; elle le tenait pour un sage et ne prenait jamais de grandes décisions sans lui demander conseil. Le bonhomme la guidait toujours avec une grande sûreté car ses jugements étaient chaque fois pertinents.

Li Pût fut donc reçue à l’officine de Cat Street. Elle passa près de deux heures dans l’échoppe poussiéreuse où flottait une abominable odeur de poissons en décomposition. Fou Tû Kong ne la fit pas asseoir car il n’y avait qu’un seul siège dans sa boutique et il l’occupait. Elle endura, debout, soumise et attentive, le questionnaire du vieillard, répondant à ses questions avec toute la franchise dont peut être capable une femme lorsque ses intérêts sont en cause.

Ce qu’ils se dirent, nul ne le sut jamais. Ce fut un secret entre eux deux. Toujours est-il qu’en rentrant chez elle, Li Pût déclara à sa mère qu’elle renonçait à la médecine pour se consacrer à la prostitution.

Tieng Bong en conçut une légère déception, mais cette décision la flatta. Ce qui la ravit surtout, ce fut d’apprendre que Fou Tû Kong dirigerait lui-même la carrière de la petite. Il voulait, assurait-il, faire d’elle l’une des premières courtisanes du monde. Il avait tracé un programme concernant son apprentissage. Pour commencer, elle serait déflorée par Bi Tan Nôr, le meilleur pointeur chinois connu.

Bi Tan Nôr était un péripatéticien dont les dames de la bonne société se racontaient les prouesses autour du pot of tea. Sa science de la baise était telle qu’on venait des cinq continents pour le pratiquer. Son carnet de rendez-vous était plein douze ans à l’avance et l’on avait tourné des documentaires sur sa manière de faire l’amour. Il était célèbre et riche comme le plus grand des matadors ou des ténors. Une dame honorée par lui n’avait dès lors jamais plus le même comportement sexuel, même si leur étreinte avait été unique.

Donc, Bi Tan Nôr serait le premier. Et quel premier ! Ensuite, Li Pût passerait un an dans la meilleure école de prostitution de Bangkok, puis six mois à l’Institut des Langues Fourrées Orientales de Barbès-Rochechouart à Paris. Après quoi, elle serait confiée au professeur Kû Ra So, un mandarin éminent, détenteur de certains secrets millénaires concernant la sexualité.

Li Pût respecta ce programme à la lettre, devenant ainsi la putain number one du monde occidental.

Voici, succinctement tracé, le curriculum de mon héroïne, de sa naissance à sa vie professionnelle. Il ne me reste qu’un détail folklorique à ajouter : c’est au cours de son stage à Paris que ses condisciples françaises lui donnèrent son surnom, transformant ainsi Li Pût en Lili Pute.

SES DONS

— Vous reprendrez bien encore une larme de sherry, chérie ? demanda Lord Oldbarbon.

Lili Pute tempéra sa dénégation d’un sourire fabuleux.

Le vieux sir, qui était un triste sire, d’ordinaire, ressentit dans ses soubassements quelque chose qui ressemblait à de l’émoi et à de l’électricité sous-cultanné. Elle entrouvrit ses lèvres comme s’il se fût agi de celles de son sexe, sauf qu’on voyait ses dents éclatantes comme des perles.

— Un verre de plus et je serais ivre, très cher, dit-elle ; ce serait dommage pour vous car je perdrais alors une partie de mes moyens.

Le lord toussota derrière sa moustache grise, effilée des pointes comme des cornes de toro.

Il avait un visage noble, marqué de couperose, le regard clair et distant, des fanons en cascade sur le col immaculé de sa chemise.

Il « s’encoublait » dans sa bonne éducation ; chaque fois qu’il projetait de se respirer une gerce, les mots et les gestes appropriés lui faisaient défaut au moment de la charge héroïque. Au cours de son existence exemplaire, Lord Oldbarbon avait massacré du Noir, du Blanc, du Jaune, du bistre entre deux tasses de thé et sans se départir de son air d’aristocrate qui se fait chier. Par contre, les femelles lui avaient donné plus de fil à retordre que les panzer divisions ou les émeutiers de Calcutta ; principalement celles qui sont « faites exprès pour », c’est-à-dire les dames qu’on n’émeut pas avec le chant du rossignol, le coucher du soleil sur le Bosphore ou les lacs limpides du Connemara. Il raffolait des putes mais manquait du langage approprié pour communiquer avec elles. Il existe toujours, à un moment ou à un autre, une certaine brutalité d’expression dans la conversation avec une dame venue vous lécher les couilles et à qui il faut demander un devis pour cette opération.

Son vieux camarade, le colonel Mac Heuband, un incorrigible soudard, avait été plus qu’ébloui par les prestations de Lili Pute et la lui avait recommandée avec tant de lyrisme, lui qui ne parlait que par onomatopées, que Lord Oldbarbon s’était offert la croisière pour le septième ciel avec la Chinoise.

A présent, après un souper délicat en son domaine de Branlbit’s Castle, le moment était venu d’attaquer le vif du sujet.

Il avait beau se ramoner le gosier et s’offrir une rincelette de sherry supplémentaire, il ne trouvait à exprimer que des couacs. Certes, la fabuleuse Asiatique était venue « pour ça ». Il n’y avait donc pas plus de gêne à lui demander ses prix qu’à son boucher celui de l’entrecôte. Mais l’éducation du lord regimbait devant ce marchandage.

Heureusement, Lili Pute ne connaissait pas de l’homme que sa braguette ; elle possédait une psychologie de grand psychiatre. Devinant l’embarras de son « client », elle lui prit la main délicatement, se mit à la caresser et chuchota :

— Je sais que vous souffrez mille morts, Honorable, aussi je veux abréger vos affres. Vous allez me conduire dans une chambre discrète où nous nous livrerons à toutes les folies qui me passeront par la tête, et, croyez-moi, elles sont plus nombreuses que les autos regagnant London un lundi soir de Pâques. Au matin, si cette nuit vous a laissé un bon souvenir, vous m’en remettrez un dans une enveloppe, à votre convenance. J’accepte toutes les monnaies, sauf le zloty polonais, le leu roumain, le won nord-coréen, et le lek albanais ; je prends bien entendu les chèques, qu’ils soient au porteur ou nominatifs, et les cartes de crédit usuelles. Il m’est même arrivé d’être récompensée de mes prestations par des bijoux de famille, voire des œuvres d’art.

Ce langage direct, et néanmoins discret, dissipa la gêne de Lord Oldbarbon.

Ne voulant pas copuler dans sa chambre où il avait pratiqué sa défunte femme, engendrant de ce fait trois enfants, il emmena Lili Pute dans une pièce sous les combles, mansardée, tapissée de cretonne printanière et sans grand confort, mais dans laquelle il avait connu des instants délicats avec la gouvernante suisse de ses enfants, Fräulein Betty Müllener qui était blonde, confortable et sentait la charcuterie de luxe.

Lili Pute montrait trop de tact en toute circonstance pour se formaliser de la modestie du lieu et de son exiguïté. Elle n’ignorait point combien les mâles sont perméables à leurs fantasmes et se montrait d’une grande indulgence. Il lui était arrivé de faire l’amour dans une cabine téléphonique, souvent en voiture et même, une fois, dans un cercueil, ce qui réduisait par trop le champ des ébats.

Elle prétendit trouver la chambrette poétique et assura qu’elle incitait au dévergondage. Le lord en fut rasséréné ; décidément, Mac Heuband ne l’avait pas dupé : sa visiteuse était une catin de grand style. Sa délicatesse chinoise aplanissait la moindre difficulté.

— Ne nous déshabillons pas trop vite, Honorable, chuchota Lili Pute ; faisons d’abord plus ample connaissance, voulez-vous ?

Il voulait.

Elle diminua la lumière, ne conservant qu’une petite lampe de lecture à pince fixée à un barreau du lit de cuivre.

— C’est très suffisant comme cela, n’est-ce pas ?

Il approuva.

Elle l’invita, du geste, à prendre place dans l’unique fauteuil de la pièce, de style crapaud, lequel était recouvert du même tissu que celui qui garnissait les murs.

After you ! protesta le gentleman.

— Oh ! non : vos genoux seront pour moi le plus merveilleux des sièges, gazouilla-t-elle.

Il la contempla avec émotion, lui sourit. Elle était d’une gigantesque beauté dans sa robe-fourreau de soie noire décolletée assez bas. Un cœur en diamants illuminait le creux de ses seins délicats. Son corps était une espèce de vibrato infini. Tout en lui exprimait la lascivité, la science amoureuse poussée au paroxysme. Mais on ne pouvait s’empêcher de revenir sans cesse au visage de Lili Pute : stupéfiant de grâce absolue. « La perfection ! » se répétait Lord Oldbarbon, fasciné par l’ovale parfait du visage, par ses pommettes hautes, par ce regard oblique, si intense et si mystérieux. La pupille semblait être rectangulaire et taillée dans le jais. Il admirait de même la couleur indéfinissable de sa peau satinée. Elle n’était pas jaune, mais bistre et rose, de ce rose fragile des pêches qui commencent tout juste à mûrir. Elle avait les cheveux coupés assez court, abondants et lustrés ; ils lançaient des reflets comme de la laque noire sous un projecteur. De laque, également, était sa bouche harmonieuse. Laque d’un rouge sombre tirant sur le bordeaux ; écrin précieux pour perles rares !

Lord Oldbarbon s’assit gauchement. Comme il était grand, ses genoux remontèrent au niveau de sa poitrine, à cause aussi du siège très bas.

— Vous êtes séduisant comme votre Angleterre, Honorable, déclara Lili Pute.

Elle eut un geste court et précis de la main droite pour remonter la tirette invisible de la fermeture Eclair, également invisible, qui fermait le bas de sa robe. Le fourreau s’ouvrit du bas. Une jambe de la Chinoise en jaillit. Lili Pute se plaça à califourchon sur les genoux de son hôte, face à lui. Des ondes bouleversantes inondèrent le vieux crabe. Malgré son flegme, tout s’accéléra en lui. Il eut l’impression d’être soudain revenu à son âge fort. Cela faisait une bonne dizaine d’années déjà que son sexe somnolait dans sa culotte, répondant en boudant aux stimulations qu’on lui prodiguait. Et là, à l’instant même : hop ! Debout les morts ! Garde à vous, fixe !

Oldbarbon retint un hennissement de joie sauvage. Il triquait impétueusement ! Seigneur, se pouvait-ce ! Ô merci de Tes grâces, Dieu tout-puissant !

Lili Pute plaça ses mains croisées sur la nuque du lord. Elle avait un parfum unique, capiteux, jamais flairé par des narines occidentales. Cela sentait l’aube ténue du printemps, l’orange au soleil, le bouton de rose après l’averse, la chevelure d’enfant, que sais-je !

Elle chuchota à l’oreille droite d’Oldbarbon (sa bonne justement, ô miracle !)

— Vous me troublez, mon merveilleux ami. Vous me troublez à un point que vous ne pouvez savoir… A moins que votre main ne vérifie la chose.

D’une pression sur l’épaule, elle lui dicta ce qu’il devait faire. Hébété de désir, Lord Oldbarbon hasarda sa main vers l’entrejambe de son invitée.

Nouvelle secousse dans son système nerveux : elle ne portait pas de slip. Le vieillard constata donc aussitôt que l’émoi dont elle se prévalait n’était pas feint. De même que les comédiennes pleurent à volonté, Lili Pute sécrétait quand elle le décidait. Cette performance lui avait été enseignée par le mandarin Kû Ra So, le fameux docteur ès sexualité qui avait achevé de la placer sur orbite.

Bouleversé par cette découverte, Lord Oldbarbon ne douta plus une seconde qu’il inspirât le désir à sa compagne d’un soir.

Réunissant ses forces encore vives, il parvint à se dresser en la prenant dans ses bras et s’en fut la déposer sur le lit.

— Chéri, ô mon bel amant ! râla Lili Pute, je vous en conjure, refrénez votre fougue. Avant tout, embrassez le siège de ce désir forcené que vous avez su faire naître !

Le dabe fut sensible à la belle tournure de la phrase et donc à la requête qu’elle exprimait. D’ailleurs, depuis lurette, cézigue-pâteux commençait ses équipées sexuelles par une minouche propitiatoire. Il se dit que différer l’assouvissement c’est accroître le plaisir. Il s’agenouilla donc devant sa conquête et enfouit sa tronche de ptérodactyle entre les cuisses d’icelle. Son ivresse atteignait des sommets. Il se mit à table et, muettement, entonna le God save the Queen. Lili Pute replia ses jambes pour lui faciliter l’accès et lui permettre de prendre ses aises. Avec son talon gauche, elle comptait chaque côte de son partenaire. Elle atteignit la bonne et y appliqua son talon. Lentement, elle dégagea son bras droit et plaça sa main en forme de butoir. Voilà : elle était prête, une fois de plus.

Entre ses cuisses en feu, ce porc d’Honorable avait l’air de chercher des truffes. Lili emplit ses poumons d’air, s’arqua comme sous l’effet de la jouissance et libéra son énergie. C’est-à-dire que, simultanément, elle serra à outrance ses cuisses sur les oreilles du vieux, décocha un terrible coup de talon sur sa côte préalablement « sélectionnée » et balança sa main en piston au plexus du bonhomme. Deux éléments déterminants marquèrent cette triple action : la violence et le synchronisme.

Lord Oldbarbon eut un soubresaut que Lili Pute contrôla avec ses cuisses en étau. Un tremblement intense le transforma pendant un bref instant en marteau-piqueur. Après quoi il resta inerte.

Lili Pute se dégagea prestement. La tronche du lord tomba sur le couvre-lit. La jeune fille se leva, ramassa son sac à main et en sortit une adorable culotte noire bordée d’une fine dentelle mauve. Elle la passa et rajusta sa robe-fourreau.

Par acquit de conscience, elle alla palper le pouls de son hôte. Nobody !

Lili Pute quitta la pièce et descendit au rez-de-chaussée afin d’alerter Burnett, le maître d’hôtel, un mec avec un gros nez jaune qui ressemblait à un toucan.

— Je crains que Lord Oldbarbon ne soit défunté d’une crise cardiaque, lui dit-elle. Vous devriez appeler son médecin, et peut-être aussi demander aux pompiers de venir avec leur appareil de réanimation.

SON CHARME

Juste en face du fameux restaurant La Fonda, dans la vieille ville de Marbella, sur la placette où s’élèvent une petite église et deux ou trois palmiers qui bravent les gaz d’échappement des bagnoles, tu trouves un cabaret plein de charme, dont j’ai oublié le nom, et peut-être qu’il n’en a pas, ce qui expliquerait cette carence de ma mémoire. A partir de minuit, s’y produit un groupe andalou animé par une dame un peu forte mais pleine d’entrain. Ils sont cinq ou six, hommes et femmes, assis en rang d’oignons, le dos à la fenêtre, revêtus de costumes folkloriques. T’as deux guitaristes au regard farouche et appliqué. Ceux qui ne jouent pas frappent dans leurs mains, ce qui donne ces claquements secs que tu les croirais produits avec du bois. Ils chantent ou dansent à tour de rôle et les autres accompagnent des pattounes et des pinceaux. Le plancher vibre d’autant plus fort qu’il n’est pas de la première jeunesse. Le public s’essaie au flamenco, histoire de se mettre à l’unisson ; mais comme il est composé à quatre-vingts pour cent d’étrangers, le résultat n’est pas fameux.

Au fur et mesure que l’heure tourne, l’ambiance se chauffe. T’as toujours une chouette danseuse dans une robe à volants qui se transforme en abat-jour par instants. Sa jupaille se trousse, t’aperçois ses cuisses un éclair ! Jamais plus. T’as beau attendre et mater, t’as jamais droit au slip. Les cuisseaux et point final ! La mère y va de la castañuela à fond la caisse, olé ! Les gaziers cigognent du brodequin. Ils ont des pompes à talon, les mecs, pour que ça sonne mieux. Un glandu trémole de la glotte. On dirait qu’il s’est coincé Coquette dans le tiroir du bas de sa cravate. Il clame à plein bada comme quoi : « Hou lala yayaille, ça fé bobo à la bitouné é é ta… » Qu’en réponse de quoi, la virevolteuse trépigne à outrance, balançant ses bras d’avant en arrière sans cesser de castagnetter.

Moi, je raffole. Toutes les danses folkloriques du monde sont à la fois connes et impressionnantes. Du moins, selon moi. Mais je suis pas un critérium, comme dit Béru. Pour ma pomme, la vérité d’un individu c’est de regarder en restant assis de préférence, de gamberger et de fermer sa gueule. Sitôt que tu l’ouvres, t’entres dans le chœur mixte des déconneurs. Tu commences par « Eh bien, moi je », et c’est râpé ! T’es happé, mec ! Placé sur l’escalator de la suffisance. Tu grimpes en balourdise comme le blé en graine !

— Ça te plaît, ma poule ? je demandé-je à Marie-Marie.

— Beaucoup ! souffle-t-elle, fascinée par le charivari andalou.

On est venus en prévoyage de noces, les deux, profitant des vacances de la Toussaint. Les noces, ce sera pour plus tard, on verra… Un jour je me déciderai et ce sera enveloppé, vite fait, bien fait, en deux coups les gros. Peut-être que, ce fameux jour-là, elle criera pouce, ne voudra plus ? Les femmes, tu sais : c’est « tout de suite » avec elle. Les hommes aussi, d’ailleurs. Plus tard, ça n’existe pas, n’existe jamais. Quand nous les réalisons, nos beaux plus tard, ils ne sont plus que des aujourd’hui transformés.

Mais t’es bien obligé de songer au futur, non ? De te bricoler un avenir bon gré, mal gré ? Tu traces des plans. Ça n’engage à rien. Nos projets nous précèdent mais ne nous suivent jamais. Et nous, on ne les suit pas non plus. Et si on s’obstine, ils se mettent à ressembler à une mayonnaise ratée comme quand la cuisinière a ses ours. Je me suis laissé dire que ça fait louper les mayonnaises, ces machins-là. D’ailleurs c’est écrit sur les boîtes de Tampax : tu peux te baigner, mais la mayonnaise est déconseillée. Alors, quand tu bouffes chez des gens et qu’ils te servent une mayonnaise ressemblant à une crème vanille, paluche pas en loucedé la maîtresse de maison, tu déconviendrais ! La vie est d’une bêtise !


Or, donc, on est venus passer une huitaine à Marbella, la Musaraigne et moi. Notre histoire, si je serais romancier, je pourrais en faire un livre tant tellement elle est belle et bizarre. Il y a quelque part un mystère dans notre aventure. Je t’y raconterais, personne me croirerait. On s’aime, on ne peut plus se passer l’un de l’autre, au point qu’elle vit une bonne partie de son temps chez nous, ce qui était le grand rêve de m’man. On se tient par la main, on se roule des pelles longue durée. Quand on déambule et qu’elle porte un jean, je passe ma main par-dessous bien qu’il soit serré à bloc, mais grâce au creux des reins j’arrive toujours à faufiler. Je mets ma paluche à plat sur ses exquises miches pommées et je les sens qui bougent. Ou alors, c’est par l’échancrure de son pull que ma dextre se coule et je palpe doucement les deux colombes de la paix. Tu vois ?

Eh bien, malgré tout ça, on n’est pas allés « jusqu’au bout », nous deux. Tu te rends compte ? Un godeur comme l’ami San-A. ! Nous pieutons dans le même lit, tout nus, enlacés. Mécolle avec une trique mastarde comme une batte de base-ball carrée entre ses jambes, pas lui faire prendre froid. Et rien ! On traverse une immense attente ! Notre affaire, c’est un désir infini qui ne s’assouvit pas. On s’économise le sensoriel, comme si on risquait de tout dilapider en une seule étreinte ! Et cela, tu vois, sans s’être concertés. On n’en cause jamais. C’est ainsi, tacitement. Ce que nous espérons en comportant de la sorte ? Peux pas te répondre. Je l’ignore. Faudrait qu’on se fasse décrypter le problème par un psychanalyste, mais je me demande s’il parviendrait à dégager une logique dans cet écheveau. Et pour conclure les confidences, je vais te dire : on est vachement heureux. On sait qu’on tient « ça » à dispose. On baisera plus tard… quand on sera vieux !


Le cabaret, ils se sont pas grattés pour le décorer. C’est une maison ancienne où l’on a seulement abattu une cloison, je suppose, afin de l’agrandir. L’entrée fait bar-bistrot, toute petite. Elle donne sur la salle, à peine plus grande que notre salon de Saint-Cloud. Des tables et des chaises bancroches, quelques gravures espanches sur les murs enfumés, et basta ! Le trèpe s’entasse comme il peut. Une chaise servant parfois pour deux culs. Y a des pèlerins assis sur les marches raides de l’escadrin menant aux chiches.

Les consos ne sont pas chères et on ne t’incite pas à les renouveler. Ici c’est le climat sincère, artistique, dagadagada dagadagada…

— T’es heureuse, ma chérie ?

Sa chaise est placée devant la mienne. Je promène mes mains salopiotes sur son adorable fessier, mon menton est niché au creux de son épaule, comme chantaient les crooners crâneurs de jadis… Je mordille ses cheveux fous, le lobe de son oreille (les deux à la fois, j’arrive pas). On est bien, au creux de ce vacarme. Chose curieuse, il nous isole. Maintenant, ils sont deux à gambiller sur le plancher recouvert d’un lino devant le groupe. Une danseuse avec une robe blanche et noire, et un danseur en noir, chemise blanche à jabot mousseux dont la taille est étroite comme celle d’un sablier. Chez les pingouins, j’ai remarqué, ce sont les mâles qui sont minces tandis que les dadames ont tendance à bonbonner chouia. Elles rabattent trop sur la paella et les tortillas et pas assez sur la gym-tonic de Véronique et Davina, les mères ! Mais ça n’a pas d’importance : les Suédoises sont ravissantes !

Quand le couple a achevé ses prestations, je me redresse because un début de torticolis me chicane. Les deux guitaristes font un solo, comme dit le Gros. Ils jouent du Manuel de Falla pour calmer le jeu. Très beau !

Et alors à cet instant, une voix étrange venue d’ailleurs chuchote en anglais à quelques centimètres cubes de mon étagère à crayons :

— Commissaire San-Antonio, ne vous retournez pas, je vous en conjure !

Je relâche illico la crispation causée par cette interpellation exhorteuse. Il y a, dans l’intonation, un accent désespéré. Je ramène mon dos contre le dossier de ma chaise, car la voix se trouve derrière moi.

— Ce qu’ils jouent bien ! murmure Marie-Marie.

— Hmm, hmm ! réponds-je avec toute l’éloquence dont je peux.

Les deux musicos grattouillent à la perfection, comme disait Mme de Sévigné. Leurs doigts ressemblent à une partouze de serpenteaux.

J’attends que mon terlocuteur invisible m’en balance davantage.

Ça vient.

— Je suis Jacky Sullivan, vous vous souvenez de moi ?

Il jacte si bas que le cher président Edgar Faure ne pourrait capter ses paroles. Mon ordinateur de tronche part à la recherche d’un Jacky Sullivan. Tout un bastringue se met en action sous ma coiffe bretonne. Attends voir… Sullivan… Sullivan Jacky… Jacky Sullivan… Et puis, bon, d’accord, ça me revient. Londres… Il y a combien de cela ? Cinq ans ? Une affaire… Commission rogatoire… J’étais là-bas en compagnie de Pinuche… J’ai eu affaire à un chef inspecteur nommé Sullivan… J’ignorais son prénom. Jacky, c’est lui qui, aujourd’hui, me l’apprend.

On dirait qu’il suit le mécanisme de ma pensée car il fait, toujours de sa voix vaporeuse :

— Ça y est ?

Je me penche une seconde en avant pour indiquer que oui.

— Je suis en danger, reprend mon confrère. Je n’ai pas d’arme. Pouvez-vous me suivre quand je sortirai d’ici ?

Nouvel acquiescement de l’Antonio qui a l’habitude des situations les plus ambiguës et les plus critiques.

— Merci. Au cas où il m’arriverait quelque chose, cela proviendrait d’une damnée Chinoise belle à hurler nommée Li Pût. Elle habite présentement une maison de Lomas. Cette fille vit de ses charmes et d’un tas d’autres trucs moins recommandables. Elle est plus dangereuse que la bombe « H ».

Il se tait un moment et ajoute :

— Quand je m’apprêterai à partir, je vous le dirai.

La communication s’interrompt. Les deux guitaristes se déchaînent sur leurs instruments. Une musique ardente et mélanco leur dégouline des doigts.

Je me suis penché à nouveau sur l’épaule de Marie-Marie. Elle sent bon.

— Je vais te donner les clés de la voiture, lui dis-je. Tu sortiras la première et tu dégageras la bagnole du parking de la place. Ensuite tu m’attendras au volant. Je t’expliquerai plus tard de quoi il retourne. Il se peut que je m’en aille à pied ; en ce cas, fais le tour, puisque le quartier est en sens unique, et va m’attendre devant la gare des bus.

C’est dans des cas de ce genre qu’on se rend exactement compte si une souris est faite ou non pour vous. N’importe quelle pécore, tu lui balances ces vannes, elle veut tout savoir et c’est le feu roulant des questions. Ma gisquette, chapeau ! Elle joue « la ferme » à guichet (et bouche) fermé (e). La voilà qui cramponne les clés de la tire en loucedé. Poliment, elle attend la fin du morcif. Quand la salle éclate en bravos, elle se casse.

Je gamberge à la situasse insolite. Je ne me suis pas retourné une seule fois. La troupe andalouse se paie un temps mort. La patronne en profite pour écluser un scotch bien tassé. Autour de moi, ça jactouille dans les langues européennes les plus usuelles : anglais, allemand, français, espagnol, italien.

Je ressens une vibration dans ma chaise. C’est Jacky Sullivan qui donne de petits coups de pied dedans pour m’avertir qu’il s’apprête à mettre les adjas. Alors je me lève et gagne la sortie sans me presser.

Pour se placarder, une fois dehors, c’est un vrai velours car la placette est saturée de bagnoles disposées à la diable autour des palmiers. Marie-Marie est déjà parée pour la décarrade expresse, en bordure de l’église. Y a encore un petit bar ouvert, face à elle, d’où sortent des jacasseries andaloches. Un gazier aveugle se tient adossé au mur, espérant en la pitié des noctambules déambulatoires. Je me trouve un affût pépère derrière une Rolls immatriculée en Arabie. Pas besoin de me baisser : je m’accoude simplement au coffre et guigne l’entrée du cabaret à travers la vitre arrière et le pare-brise.

Je n’attends pas longtemps. Trois personnes sortent de la boîte pour commencer : une femme et deux mecs. La femme est asiatique. Probablement, s’agit-il de la gonzesse dont m’a parlé Sullivan, car plus belle qu’elle, tes bourses explosent comme une bonbonne de Butane dans une cheminée. Jamais vu une créature pareille ! Elle te coupe le souffle ! Elle porte un ensemble blanc pantalon bouffant et blouse à larges manches, souliers blancs, collier de chien en diamants. Mais ça, je te le cite pour mémoire. La manière de se toquer n’a aucune importance quand on est aussi fabuleusement terriblement admirablement sauvagement totalement superbe ! Elle se vêtirait d’un sac de pommes de terre percé de trois trous, y aurait pas grand-chose de changé. Deux types l’accompagnent. Un grand blond, mince, genre pédale de luxe, tout de blanc vêtu lui aussi, et un homme grassouillet, un peu chinois sur les bords, loqué d’un costume léger à rayures grises et noires.

A peine ce trio est-il sorti qu’un quatrième mec apparaît à son tour. Un grand rouquinant, avec une chemise de ville bleue et un pantalon de ville beigeâtre, plus de grosses tartines triple semelle et des chaussettes basses mais qui parviennent à tirebouchonner : Sullivan ! Y a qu’un Rosbif pour traîner ses os ainsi fagoté dans Marbella.

Alors, donc, que je t’explique bien le topo : la Chinoise et ses compagnons se dirigent vers la Fonda, ils sont venus laguche sans voiture et descendent à pincebroque la petite rue bordée de maisons anciennes dont les balcons de fer forgé sont autant de chefs-d’œuvre, dirait un écrivain homologué.

Ils vont d’un bon pas en marchant sur la chaussée car la circulance est pratiquement nulle à cette heure avancée. Sullivan les suit à distance.

Je les laisse prendre du champ, à tous, après quoi j’adresse un geste à Marie-Marie pour lui indiquer qu’elle devra aller m’attendre dans le centre-ville, et je me mets à filocher mon joli monde. A vrai dire, je pige mal les angoisses du chef inspecteur. La Chinetoque et ses deux compagnons ne s’occupent pas plus de lui que je ne m’occupe, moi, de la prostate du président de la République. Ils dévalent la rue en pente, devisant et riant, sans se retourner.

Rien d’inquiétant là-dedans. Je file de fréquents coups de sabords derrière moi pour m’assurer que personne ne s’est joint au cortège que nous formons ; mais non. Çà et là, des groupes de jeunes Espanches devisent et chahutent sur le pas d’une porte. Des estaminets minuscules balancent des flots de musique ibérique. On voit des dames accoudées à des comptoirs, des gens qui bouffent de l’huileux avec les doigts ; des gosses qu’on a oublié de coucher jouent entre les jambes des adultes comme dans un boqueteau.

Le chef inspecteur va, de sa pesante démarche de flic. Quand je l’ai connu, à Scotland Yard, il était cravaté, guindé. Ici, sans veston ni cravtouze, il fait week-end dans son pavillon de banlieue. On s’étonne qu’il n’ait pas quelque tournevis à la main.

La Chinoise et ses deux aminches s’effacent pour laisser le passage à une moto qui remonte la rue en grondant. Ses pétarades ébranlent tout le quartier. C’est un gros bolide rouge, avec deux mecs dessus, en tee-shirt, mais casqués. Le fauve d’acier s’emporte rageusement vers les hauteurs.

C’est au tour de Sullivan de planquer sa couenne. Il s’appuie des jambes contre les arceaux de fer bordant la rue et qui empêchent les automobilistes de se garer sur les trottoirs.

L’engin poursuit son rush. Je m’écarte aussi. A cet instant, j’aperçois Sullivan qui s’affale sur la chaussée. Sa chemise bleue est ensanglantée. Un éclair ! Je pige ! Le passager de la moto enquille déjà son pétard par le col de son tee-shirt. Le pilote met de la sauce, le bolide me passe. J’agis sans le vouloir. Toujours, mézigue, dans les cas extrêmes. L’acte précède la pensée !

Je balance un coup de talon féroce, au jugé, priant Dieu de ne pas me filer la pattoune dans les rayons. Mais non, c’est le porte-bagages que j’atteins. La moto embarde sous l’impact. Son conducteur tente de redresser, mais comme mon chtard s’est produit au moment où il rajoutait du gaz, il ne peut contrôler à cent pour cent sa bécane, laquelle donne du cul contre un arceau de fer. La jambe droite du passager en prend un sérieux coup et vole en éclats, ou presque ! Fracture ouverte, t’as l’os qui troue le jean et qui te fait coucou. Le mec, un turbin pareil, il peut pas supporter et défaille. Pendant ce temps, son pote a redressé la situasse et bombe plein tube sans se soucier de lui. Le tueur de l’arrière, désarçonné, choit lourdement sur le paveton. Sa nuque porte contre la bordure du trottoir et il reste out.

Je ne m’occupe pas de lui. Vite à Sullivan ! Mon confrère britannouille est couché de tout son long dans la rue, sa frite exprime la plus folle des souffrances. Je m’agenouille. Il respire toujours et du sang bouillonnant met comme un hortensia rouge à ses lèvres. Et puis l’hortensia claque et un autre se reconstitue.

Des tas de mecs se rabattent sur les allongés en pérorant bien haut. De Chinoise et consorts, point ! Envolés, ils sont !

J’examine les blessures de Sullivan : il a morflé deux bastos dans la poitrine, mais pas dans la région du cœur. Je pressentimente que s’il n’en meurt pas, il s’en tirera, comme le ferait remarquer Alexandre-Benoît Bérurier, avec sa pertinence coutumière.

Il râle faiblement. Son regard tout chaviré paraît ne pas discerner grand-chose.

— Je suis là, inspecteur, lui murmuré-je ; San-Antonio. Je n’ai pas pu intervenir, le coup était si imprévisible. Vous avez pris du plomb dans la poitrine, mais vous allez vous en tirer.

Sa plainte s’interrompt.

— Mal ! bredouille-t-il.

— Je vais vous accompagner à l’hosto et je veillerai à ce que vous soyez rapatrié le plus rapidement possible par avion sanitaire.

Des mots ! Servent-ils à quelque chose ? L’homme broyé par la souffrance se fout de tout ce qui peut lui être débité. Seule sa douleur existe. Je m’obstine pourtant… Il faut qu’un espoir subsiste quelque part en lui. Il me paraît primordial de lui garder une notion de vie qui va continuer, malgré l’horreur de l’instant.

Ensuite, les perdreaux s’annoncent avec leur kibour plat. Pas commodes, le style aboyeurs ! Puis des ambulances. Je déclare que je suis l’ami du blessé et on me laisse monter auprès du chef inspecteur.

Ils lui ont plaqué un masque à oxygène sur le visage. Le véhicule fonce dans les ruelles pittoresques, toute sirène déclenchée.


Marie-Marie m’attend, adossée au capot de notre Ford blanche de location. Des brunets en jean et chemise ouverte jusqu’à la ceinture tourniquent autour d’elle, lui demandant en espagnol si elle aurait pas envie de baiser, par hasard. Comme elle cause l’ibérique à merveille, elle leur répond que non merci bien et ajoute, étant de bon conseil, qu’ils devraient aller se faire foutre. Ma venue met fin à cet échange de vue.

Sans un mot, je m’installe au volant. La môme prend place à mon côté, un peu surprise par mon manque de galanterie tout à fait inhabituel.

En termes d’une admirable concision, je lui relate le gag Sullivan. La manière dont il m’a virgulé son S.O.S. au cabaret et ce qui a suivi.

Elle murmure :

— Je me demande s’il existe un coin au monde où tu pourrais être peinard quarante-huit heures. Tu attires le drame comme le crottin de cheval attire les moineaux !

— Merci pour la comparaison, ma poule !

— Quel est le programme, maintenant ?

— Il faut que je retourne à la clinique de Marbella pour prendre de ses nouvelles, et qu’ensuite je témoigne à la police.

— Tu vas leur dire quoi ?

— Le strict nécessaire…

Elle me sent en pleine gamberge et n’insiste pas.


Le commissaire Pedro Descampetta y Gouñafiez est un petit homme aux crins gris, à lunettes rondes, maussade, avec un nez rond, le teint blême et une fausse Rolese. Il porte un complet marron dont sa bonne femme fait le pli chaque année avant la semaine sainte, une chemise jaune paille et une cravate verte et rouge, un peu luisante du nœud ; mais moi je dis qu’un nœud c’est fait pour briller, non, t’es pas d’accord ?

Il examine mes fafs, hoche la tête et me les rend à regret.

— Oui, j’ai entendu parler de vous, me dit-il, sans joie et en français cependant ; car j’ai été en poste au Maroc.

Je ne cherche pas à comprendre en quoi le cher et prestigieux Maroc sert ma réputation. Il est vrai que j’y ai vécu certaines aventures intéressantes dont je n’aurai pas la putasserie de vite te fournir la référence.

J’opine.

Je lâche un merci qui ne rime à rien ; mais quoi, c’est pas commode de coexister !

Pedro Descampetta murmure :

— Vous voulez bien me narrer les faits avant qu’on enregistre votre déposition ?

— Naturellement !

Je lui bonnis comme quoi je me trouve ici en voyage d’amour avec la mignonne gonzesse qui m’attend dans le poste contigu. On s’offrait un peu de folklore andalou quand, dans mon dos, une voix… Bref, je lui raconte tout, en passant sous silence la Chinoise, ne voulant pas patauger dans la gamelle du chef inspecteur Jacky Sullivan, le pauvre, avec ses poumons troués, déjà, hein ?

J’explique que j’ai décidé de le suivre pour le couvrir, le cas échéant. Et puis cette monstrueuse moto est arrivée en grondant avec ses deux passagers et poum ! poum !

Je relate ma réaction. Le coup de saton déséquilibreur. Le tueur qui va à dame. Terminus !

Mon confrère hoche la tête. Il allume une cigarette puisée dans le paquet traînant sur son sous-main et regarde un instant la flamme de l’allouf avant de la souffler.

— Sullivan ne vous a rien dit d’autre ?

— Rien.

— La moto a-t-elle démarré pendant qu’il descendait la rue ?

— Non : elle arrivait à pleine vitesse.

— Donc, les assaillants savaient que l’Anglais avait quitté le cabaret ? Quelqu’un les a prévenus ?

Pas con, le collègue.

— Ça paraît certain.

A mon tour de questionner :

— Des nouvelles du flingueur ?

— Mort sur le coup : vertèbres cervicales, son casque ne descendait pas suffisamment bas.

— Vous avez une idée à propos de son identité ?

— Mieux qu’une idée !

Il se lève et va dans le fond de son bureau. Une vaste plaque de liège est fixée au mur, sur laquelle est « punaisée » une foule de photos. Il m’en désigne une. Je m’approche et je découvre un gars d’environ vingt-huit ans, très brun, le cheveu long, le regard noir comme deux canons de pistolet, le cou particulièrement large. Un cou de taureau ! Il a l’air aussi doux qu’un essaim de frelons dans lequel on a filé un coup de pied.

— Felipe Sanchez, présente le commissaire. Fiché au grand banditisme ; évadé de la prison de Granada le mois dernier. Assassinats, vols à main armée, plus tout le reste ! Votre coup de pied a débarrassé l’Espagne d’une fameuse vermine !


Ça glougloute de tous côtés dans le Puente Romano, l’un des plus beaux hôtels du monde. Un hôtel en forme de village de rêve. Des constructions blanches, harmonieuses, suivent la rive d’un ruisseau, depuis la route jusqu’à la mer. La végétation tropicale est un enchantement : Paul et Virginie ! C’est artistiquement échevelé, capiteusement touffu ; d’une exubérance folle. Tous les sens sont à la fête.

Dans ma robe de chambre en nids-d’abeilles Orient-Express, je déguste le soleil sur la petite terrasse qui nous est impartie. Des fleurs multicolores débordent des jardinières prises dans le mur et crépi à la chaux. Je suis du regard le passage d’un menu lézard qui s’arrête pour m’adresser un clin d’œil avant de disparaître.

On est bien. Des employés en short s’activent pour mettre la piscine en état.

Marie-Marie surgit, drapée simplement d’une serviette de bain, avec le plateau du petit déjeuner qu’un serveur vient d’apporter.

Ça renifle le caoua neuf et le croissant chaud. La Musaraigne se met à m’en beurrer un et je le croque distraitement, en trois bouchées goulues. Déjà je tends la main pour en saisir un second.

— Eh ben, toi, faut pas t’en promettre ! plaisante-t-elle.

On sonne. La môme va ouvrir. Je m’attends à un employé du Puente, mais c’est le commissaire Descampetta. Il a le même accoutrement qu’hier, mais il est rasé de frais.

— Je ne vous dérange pas en venant d’aussi bonne heure ?

Il est dix plombes passées. C’est-à-dire l’aube pour l’Espagne où la vie est merveilleusement décalée par rapport au reste du monde.

— Pas du tout, cher collègue ! Vous prenez une tasse de café avec nous ?

— Volontiers.

Il s’assied dans un fauteuil de fer et essuie son front moite.

— J’ai une mauvaise nouvelle, me dit-il tout à trac, comme pour se débarrasser d’une corvée. Sullivan est décédé d’un infarctus postopératoire pendant la nuit. Le chirurgien qui lui a extrait les balles le jugeait cependant hors de danger… On a tout tenté pour essayer de le ranimer, mais il était trop tard.

Je ne moufte pas. Je revois le grand rouquin en chemise de ville, avec ses écrase-merde à petits trous, descendant la rue, cette nuit. Il savait qu’il était en danger. Que ça urgeait ! Sans doute représentais-je son dernier espoir.

Espoir déçu…

J’avale une gorgée de café. Pedro Descampetta me considère derrière les verres bombés de ses besicles.

— Et cette enquête ? demandé-je par politesse.

— Elle est conduite par Malaga, moi je joue les cinquièmes roues du carrosse.

— Une cinquième roue s’appelle une roue de secours, mon cher confrère, et c’est très important parfois.

Il a un sourire court, trop juste, de mec dont le grand zygomatique serait paralysé.

— En attendant la venue de mes collègues, je me suis rendu au cabaret pour vérifier si quelqu’un avait téléphoné lorsque Sullivan en est sorti.

— Alors ?

— Négatif : leur téléphone est en dérangement depuis deux jours.

Il se soulève un tantisoit pour remettre en place son testicule gauche qui a dû se coincer hors de son slip.

— Pourtant, il a bien fallu qu’on donne le signal au tueur, non ? souligne-t-il en se rasseyant.

— Alors, un talkie-walkie, hypothésé-je.

— Probablement. Quelqu’un attendait à l’extérieur…

— En ce cas, ce quelqu’un m’aura vu puisque moi aussi je surveillais la sortie de Sullivan.

Pedro Descampetta remercie Marie-Marie pour la tasse de caoua qu’elle lui présente. Non, gracias, il ne veut pas de lait.

— Ouvrez l’œil, me dit-il. Si les complices des tueurs vous ont repéré, vous êtes en danger à votre tour.

Pile ce que j’étais en train de me dire.

Mon homologue finit sa tasse et se lève.

— Vous pensez séjourner combien de temps à Marbella ?

— Jusqu’à la fin de la semaine, pourquoi ?

— Comme ça… S’il y avait du nouveau, soyez gentil, prévenez-moi. Autre chose : il est probable que les flics de Malaga vont vous interroger.

— Je suis à leur disposition.

On se presse les cartilages et il les met. Je le regarde descendre l’escalier extérieur qu’escaladent des plantes grimpantes. Le soleil met toute la sauce et des pigeons blancs, perchés sur le bord des toits, ramagent tant que ça peut. Une ambiance apaisante, quasi suave.

Marie-Marie m’attend dans le petit couloir. Le peignoir qu’elle a vite passé à l’arrivée du flic bâille du devant et j’ai droit maintenant à deux colombes qui ne roucoulent pas mais se gonflent very well. Les ravissants mamelons m’inspirent. Je pourrais leur composer une églogue, ou bien les prendre dans ma bouche, ce qui serait plus direct, tu ne penses pas ? Comme je n’ai qu’une bouche et qu’elle a deux seins, je compense le second à la main.

On est dingues de se livrer à des mutineries de ce genre car elles t’extrapolent en deux coups de cuiller à appeau. V’là l’ami mandrin qui déguise ma robe de chambre en plus grand chapiteau du monde. L’Antonio, tu le prendrais pour la motrice du T.G.V. avec ce peignoir orange ! Un rien, il entre en gare, le forçat du zob ! Sera-ce ce morninge que la grande cabriole va s’accomplir ?

Je dénoue son vêtement qui n’attendait que ça. Puis le mien. On est là, nus du devant, soudés. Chiche que je l’embroque tout debout, ma pécore jolie ? Te la promène un moment dans la turne avant d’aller l’accomplir sur le pucier. Tu veux parier ? Le camarade Zifoloff avec sa tête chercheuse à lubrification lubrique, se met déjà en campagne.

Et pile à ce moment : « Gling-Gling », on sonne !

Merde !

C’est le loufiat qui vient chercher le plateau. Charme rompu stop. Dégodanche immédiate stop. Remettre urgence dans kangourou stop. Amitiés à tous. Signé Big Zob.

Ni temps passé, ni les amours reviennent…

Alors je remets ma bitoune sous le pont Mirabeau de mon bétite peignoir et vais m’installer auprès du bigophone.


Ayant décliné seize fois mon name et mon titre aux différentes standardistes de Scotland Yard, je finis par obtenir le superintendant Foucketts. Il cause anglais pile comme le gonzier d’Assimil qui bonnit : My tailor is rich pour, aussitôt après, ce con, ruiner le malheureux tailleur en affirmant que son tailor is not rich !

— Que puis-je pour vous, monsieur le commissaire ?

— J’aimerais vous entretenir du chef inspecteur Jacky Sullivan, attaqué-je.

— Il n’y a plus de chef inspecteur Jacky Sullivan, me rétorque calmement Foucketts.

Je songe que les nouvelles vont vite et qu’on les accueille au Yard avec un certain cynisme. Son : « Il n’y a plus de chef inspecteur Jacky Sullivan » me fait songer à l’histoire du mec qui, allant apprendre à une dame la mort accidentelle de son époux, demande quand elle lui ouvre la lourde : « Vous êtes bien Mme veuve Dupont ? »

— C’est justement pour vous parler de sa mort que je vous téléphone, monsieur le superintendant.

Il marque un temps. Puis :

— Sullivan est mort ?

— Comment, vous l’ignoriez ?

— Absolument. Sullivan ne fait plus partie de Scotland Yard depuis trois ans. Il avait pris sa retraite anticipée à la suite d’un infarctus. Que lui est-il arrivé ?

— Deux balles dans la poitrine, à Marbella, Espagne.

— Navré, me dit l’autre comme s’il venait de renverser sa tasse de café.

Et puis c’est tout. Pas de questions. La mort de son ex-collaborateur ne le concerne pas. Il la déplore, mais, professionnellement, s’en tartine la prostate.

— Sullivan avait cessé toute activité ?

— Je crois savoir qu’il avait ouvert une agence privée car il s’ennuyait. Pour plus de détails, demandez à sa femme.

— Vous avez son adresse ?

— Je sais que Jacky habitait Marlow, mais peut-être avait-il déménagé ? Ecoutez, monsieur le commissaire, je vais vous passer ma secrétaire, elle saura vous retrouver leur téléphone.

Bon. Tout comme le flagellateur de chez la mère Monminoux, qui tient un clandé boulevard des Batignolles, il a d’autres chats à fouetter.

Je le remercie avec le nez en moins et j’entreprends une certaine Paddy Brown, qui a l’accent du Yorkshire et qui fouette des aisselles parce qu’elle est rouquine de la tête aux pieds.


Une voix d’homme me répond après que la sonnerie d’appel eut longuement carillonné.

— Ici le commissaire San-Antonio de la police parisienne, annoncé-je. Puis-je parler à mistress Sullivan ?

— Je crains que non, me dit le terlocuteur des hautes œuvres ; mistress Sullivan vient d’apprendre une terrible nouvelle et n’est pas en état de parler au téléphone.

— Vous parlez du décès de son époux ? enchaîné-je. C’est précisément à ce propos que je désire l’entretenir. J’étais en compagnie de Jacky lorsqu’il a été agressé et c’est moi qui l’ai conduit à la clinique de Marbella.

Je sens que ça change tout. Mon correspondant me propose de rester en ligne pendant qu’il va « voir ça » avec sa pauvre sœur.

Je l’obtiens une minute plus tard. Elle cause tout menu, tout blafard, la pauvre femme. Tu dirais une asthmatique au bout de son rouleau.

Je lui virgule les condoléances d’usage, assorties de bonnes paroles. Qu’après quoi, à sa demande, je lui narre ce que tu sais, alors pas la peine de te remettre le couvert puisque tu as déjà bouffé, hein ?

Quand j’ai achevé de lui faire cadeau de ce que je sais, j’attends qu’elle m’offre ce que je veux savoir.

— On m’a dit que Jacky avait ouvert une agence privée ?

— En effet.

— Il travaillait beaucoup ?

— Pas tellement, parce qu’il sélectionnait les affaires qu’on lui proposait. Les histoires d’adultères, les petits vols ne l’intéressaient pas. Il continuait de s’occuper pour le plaisir car nous avons de quoi vivre confortablement.

— Il vous parlait de ses enquêtes ?

— Un minimum ; il n’a jamais été très loquace au plan professionnel.

— Prenons son voyage à Marbella, il vous a dit ce qui le motivait ?

— Vaguement.

— Puis-je savoir ?

Malgré sa peine, elle démorfond pour me dire avec une certaine incisivité (comme l’écrirait Jean Dutourd) :

— Pourquoi ?

— Madame Sullivan, je n’étais pas l’ami de votre mari, mais il s’est adressé à moi quelques minutes avant d’être tué et je me sens quelque part concerné par son assassinat. Je voudrais profiter de mon séjour ici pour tenter d’éclaircir le mystère de sa mort ; donc, de la venger, pour employer un grand mot.

Elle étouffe un sanglot. Réceptive, la dame. La peine, c’est comme la musique : ça donne des états d’âme.

— Eh bien, il m’a parlé d’une Chinoise…

— Oui ?

— Une Chinoise nommée Li Pût qui est une espèce de créature du mal. Une poule de luxe qu’on soupçonne de faire périr ses amants. Récemment, cette fille a été l’amie d’un lord qui est trépassé dans ses bras d’une crise cardiaque. La fille de ce lord n’a pas été satisfaite du diagnostic malgré qu’il eût été, confirmé par une contre-autopsie ; elle est donc venue trouver mon mari. Le hasard l’avait mise en présence du fils d’un diplomate allemand, mort également pendant une étreinte avec cette Chinoise… Jacky s’est intéressé au personnage et a découvert une troisième mort semblable au Canada, l’an dernier. Il s’est attaché à la surveillance de la Chinoise et s’est rendu à Marbella parce qu’elle venait d’y débarquer…

— Eh bien voilà qui me paraît fort intéressant, madame Sullivan. Jacky vous a-t-il parlé de cette femme depuis qu’il était ici ?

— Il m’a téléphoné avant-hier pour prendre de mes nouvelles. Il m’a annoncé que son job marchait bien et qu’il pensait bientôt rentrer. Rien de plus.

Je remercie chaleureusement la veuve. Je voudrais pouvoir lui remonter la pendule, cette chérie, lui expliquer qu’une bite de perdue, c’est dix de retrouvées, mais elle pourrait se formaliser, alors je m’abstiens. Avec ces Anglaises tellement britanniques, tu sais, on craint toujours de mettre à côté de la plaque.

Je raccroche et m’allonge sur le plumard.

Un rideau de perles en bois isole le coin à pieuter du coin salon. Il y règne une relative pénombre. A travers les perles, j’aperçois un piaf effronté, sur la table de ma terrasse, occupé à becqueter des miettes de croissant. La grâce ! Moi, j’aimerais bien être un oiseau, sauf que ça m’embêterait de ne pas avoir de mains pour ouvrir ma braguette et dégainer mon chibre à bascule.

Marie-Marie vient s’asseoir à mon chevet. Bonjour, docteur ! Elle me sourit.

— Je ne parviens pas à croire que nous sommes ici, toi et moi, Tonio. Depuis ma prime enfance je rêvais de cela. Tu ne penses pas que ça fait un peu peur, un rêve qui se réalise ?

— Je trouve que c’est plutôt réconfortant ; ça justifie l’espoir. On veut très fort des choses, les obtenir représente une victoire sur le destin.

Elle sourit. Tu ne peux pas savoir l’à quel point elle est devenue jolie, cette pécore ! J’ai beau partir à la recherche de la petite fille effrontée qu’elle a été, mon souvenir capote. Il ne reste plus que cette belle fille sage et légèrement mystérieuse, mystérieuse comme toutes les filles sages.

— Je crois que je vais potasser mes bouquins pendant que tu t’occuperas de la Chinoise, réfléchit-elle.

Je tressaille.

— Comment ça, je vais m’occuper de la Chinoise ?

Elle pouffe.

— Hé ! dis, l’artiste, je te connais : tu ne vas pas en rester là avec cette affaire ! La mort du Rosbif te tient à cœur, tu l’as dit il y a un instant à sa veuvasse.

De telles paroles me musiquent l’âme. Non seulement on s’aime, mais elle me comprend à bloc ; elle me « vit » ! Ah ! l’exquise…

— Sois prudent, ajoute-t-elle, j’ai pas envie que tu rentres à Paname dans la soute à bagages.

Prudent ?

Ça signifie quoi dans notre job, au fait ? Sullivan l’a été, prudent, j’en suis convaincu. N’empêche qu’on lui a fait avaler des noyaux qu’il a pas pu recracher, non ?

Prudent, ça voudrait dire s’embusquer à proximité du domicile de la Chinoise pour étudier ses faits et gestes. En moins de deux, je serais repéré et vraisemblablement neutralisé à mon tour. Faudrait être bouché comme une salière de cantine pour comporter ainsi. Non, non, mon instinct m’induit à une autre tactique.

— Tu vas potasser quoi ? fais-je.

Elle prépare l’agrégation, Ninette. C’est une gagneuse. Elle deviendra prof de haut niveau. Un jour, plus tard, elle sera conseillère municipale et bataillera pour qu’on crée des crèches dans sa commune. Et puis elle fera partie de commissions de ceci et de cela et cassera les couilles à tout un chacun afin d’améliorer le sort de l’humanité souffreteuse. Tu la connais pas, la mère ! Y a de la Jehanne d’Arc en elle ! Mâtinée pasionaria ! Pour l’instant, elle m’adore ; bon, très bien. Ça la mobilise à quatre-vingts pour cent. Mais un jour, son amour deviendra plus étale, plus calme et alors elle compensera par ces combats douteux que cause Steinbeck. Le grand amour, je vais te dire : si tu veux qu’il dure toujours, il faut comprendre qu’il va cesser à un moment ou à un autre. Il est mortel, comme nous, comme tout ! Les amants célèbres sont ceux qui se sont butés parce qu’ils avaient pigé ça.

— Je me respire le règne de Louis IV d’Outremer, m’informe miss Moncœur.

— Le fils de Charles le Simple ?

— Mince, tu sais cela !

— Flic mais pas analphabète ! ricané-je. Si je me suis décidé à vivre avec toi, c’est parce que t’es prof d’Histoire-géo, môme. Mon hobby ! Je peux même te confier que ton pote Louis IV était un beau fumier. Il est monté sur le trône grâce à l’appui d’Hugues le Grand et, une fois king, il n’a rien eu de plus pressé que de lui flanquer une pâtée noire ! L’Histoire est un perpétuel recommencement parce que les hommes ne changeront jamais !

Là-dessus je lui roule une gentille galoche avant d’aller prendre ma douche.


Lomas est un petit village fraîchement bâti, à droite de la nationale Malaga-Cadix, sur la hauteur. De là tu vois la mer avec, au loin, ce rocher de Gibraltar où les Britanniques se cramponnent comme des cormorans sur un récif. Derrière, c’est la montagne avec la Concha, ainsi nommée parce qu’elle a la forme d’une coquille. Cette urbanisation, comme ils disent ici, est une réussite. Elle se compose de minuscules maisons de poupées artistiquement enchevêtrées. Style andalou « interprété ». Des portes à petits caissons, des fenêtres pourvues de grilles ouvragées, des ruelles terminées par des escaliers… C’est calme, beau, fleuri. Malgré la piscine constituant un point possible de ralliement, tu n’entends pas un bruit. Les bagnoles sont parquées à l’extérieur du village, sur des placettes sorties de la scène du Châtelet. Manque plus que la musique à Francis Lopez pour faire vraiment faux ; mais le miracle de Lomas est qu’il fait faussement vrai.

Tout est désert. Pas un greffier dans les rues, pas une vieille femme sur le pas d’une lourde, pas un enfant sautillant dans les venelles ensoleillées. A croire que ce village est inoccupé ou que ses habitants ont pris la veille une sangria géante bourrée de somnifère.

Je finis par aviser un petit panneau indiquant une agence de vente. Dans un trou d’ombre où ronronne un immense ventilateur plafonnard, une aimable jouvencelle téléphone à Julio comme quoi elle est allée danser au Don Pepe, la veille, et que c’était plein d’Italiens à la main baladeuse. Ces mecs ne pensent qu’à « ça ». T’acceptes une gambille et les voilà qui triquent comme des perdus !

Lorsqu’elle a achevé de doléer sur la sœur latine, elle m’indique la maison de la « jolie Chinoise ». C’est juste la rue au-dessus. On gravit des escadrins, on traverse l’aire de la piscaille, à nouveau des marches, ensuite…

Je lui souris un remerciement fourbi à l’Email Diamant. La torpeur est de plus en plus dense sur Lomas. Au bord de la piscine, y a deux adolescentes en maillot monopièce suggestif qui se chuchotent des dégueulasseries. Elles bronzent à vue d’œil. L’eau bleue n’est animée que par le filtre d’épuration. Tiens ! Une guêpe ! Elle passe près de moi sans me saluer et va au pollen.

Je grimpe le deuxième escalier. Quel diable me pousse ? Ne ferais-je pas mieux de rester auprès de ma Merveilleuse dans notre exquis studio du Puente Romano ?

Non, franchement, ce roman est superbe, tu verras ! Pour ce qui est du rapport qualité-prix, je vois pas où tu pourrais trouver mieux. Sans vouloir t’éventrer la mèche, comme dit Bérurier-le-Gros (dont la devise est : « Mieux vaut queutard que jamais »), je peux te dire que ma visite à la Chinoise aura des conséquences. Sa casa est l’une des plus ravissantes du village. Double porte flanquée de deux lanternes anciennes. Grilles galbées aux fenêtres… Un jardinet clos d’un mur la prolonge, duquel émerge un palmier (retiens bien cette datte). On entend murmurer un jet d’eau au centre d’une vasque. Je sonne.

C’est le Chinois grassouillet, qui escortait la belle et son blondinet, qui vient délourder. Il est en short blanc, tee-shirt jaune, sur le devant duquel est peint un tigre endormi, avec cette phrase que je te traduis de l’anglais : « Pour me réveiller, tirez-moi par la queue, s’il vous plaît ! » Le gonzier a les jambes tellement arquées qu’il doit être japonais plutôt que chinois. Car, si tu l’auras remarqué, les Japs ont presque tous des guibolles Louis XV pour faire le pendant avec leurs tronches en plat d’offrande. Note que je suis téméraire de débloquer sur eux car je suis traduit au Japon et s’ils se vexent, ces cons vont me biscoter, comme dit encore et toujours le Mastar. Qu’après, je serai obligé d’aller chez Cavanna pour me faire Hara-Kiri !

J’adresse un salut muet au gars.

— Pourrais-je avoir le grand honneur et l’indicible plaisir de m’entretenir avec Mlle Li Pût ? je lui demandé-je avec onction, componction et conjonction de coordination.

J’ai jacté en anglais. Le mec me répond dans le même patois :

— Que lui voulez-vous ?

— Vous parlez espagnol ? m’enquiers-je, au lieu de répondre.

— Non, dit-me-t-il.

Je lui produis alors ma carte professionnelle. Pour un Asiatique qui ignore les langues latines, la différence entre le français et l’espingo est mièvre. De plus, le mot « police » offre l’avantage d’être le même sur tous les continents. Le Jaune le retapisse d’entrée de jeu, ce qui n’est pas dif vu qu’il est écrit plus gros que tout le reste.

Sans lui laisser le temps de se livrer à une radioscopie du document, je le renfouille. Et puis, bon, très bien, j’attends, les mains croisées devant ma braguette, comme Laurent Fabius quand il va à la messe donnée au profit des victimes de la Mort.

Mon vis-à-vis ne se presse pas non plus.

Tel qu’il se tient, avec son regard en boutonnières de complet neuf, on pourrait croire qu’il pense à la taxe sur la valeur surajoutée. Instant étrange. On réagit comme si on s’était oubliés, ou qu’on soit devenus transparents. Moi, fort de ma requête posée en bonnet difforme, je décide que mon autonomie de garde-à-vous est de plusieurs heures et qu’il devrait se passer quelque chose avant que mes muscles ou ma vessie ne crient grâce, comme ce pauvre Rainier devant la tombe de sa malheureuse épouse qu’on a tous tant tellement regrettée, à part Match.

— Miss Li Pût se repose, finit-il par déclarer.

— Je la comprends, fais-je ; les vacances, c’est les vacances.

— Ne pourriez-vous repasser plus tard ? s’enquiert le plat d’offrande.

— Non, répondis-je aimablement et catégoriquement, car je suis capable de faire deux choses à la fois.

J’ajoute :

— Je ne peux pas repasser, mais je peux attendre et ceci compense cela, n’est-ce pas ?

Vaincu, il s’écarte pour m’inviter à entrer. Je pénètre de plain-pied dans un salon tout blanc, avec des meubles blancs, des tapis blancs, des rideaux blancs. Seules, des toiles abstraites flanquent des taches de couleur dans tout ce laitage. Et aussi un compotier plein de fruits artificiels.

L’homme qui a mis un tigre sur son thorax me montre un fauteuil que mon cul compatissant adopte séant tenant et s’éclipse (de lune, vu sa bouille).

Il flotte dans la pièce un parfum subtil que nos narines occidentales n’ont pas l’habitude de renifler. Ça me fait penser à un bordel de Bangkok que j’ai beaucoup aimé. Comme si on avait fait brûler des bâtonnets de je ne sais quoi qu’on ne trouve pas chez nous.

Je cherche des détails qui exprimeraient la personnalité des occupants, mais excepté le parfum extrêmoriental, je n’en trouve aucun. Pas un journal, pas un livre, pas un paquet de cigarettes, pas le moindre objet personnel. Ce salon pourrait être celui d’un appartement témoin composé par un décorateur. Il fait d’ailleurs très décor. C’est culotté, vaguement élégant, mais ça doit finir par te pomper l’air au bout d’assez peu de temps.

Le Chinetoque réapparaît, furtif.

— Miss Li Pût va vous recevoir, m’annonce-t-il. Si vous voulez bien me suivre…

On passe dans la carrée voisine qui se trouve être une chambre à coucher. Il y règne une pénombre un peu glauque. Malgré les rideaux tirés devant la fenêtre, l’impétueux soleil d’Andalousie — olé ! — réussit à couler des vermicelles d’or çà et là. De plus, une curieuse lampe à huile est allumée sur un meuble. L’huile est parfumée et c’est son odeur qui s’insinue dans le salon voisin. Le verre de ce lumignon est rouge, mettant une lueur pourpre dans la pièce. Mon regard fait vite l’acquisition des lieux, comme l’écrirait la pointe (Bic de Marguerite) Duras, dans ses bons jours. Je distingue un grand lit espagnol en bois tourné, avec quatre montants en pas de vis. La sublime créature aperçue la veille est là, adossée à une paire d’oreillers noirs. Et les draps sont noirs également. Le couvre-lit replié, lui, est orange.

Je reste debout devant le catafalque, vachement dérouté, quoi, merde, faut comprendre ! Miss Li Pût porte une chemise de nuit assez chaste, noire, avec de la dentelle. Tout ce noir devrait être funèbre, non ? Eh bien, il fait seulement précieux, voire surréaliste. Le visage admirable se détache comme celui d’une apparition (j’en ai jamais vu, mais on m’en a causé) dans les ténèbres. Ce regard presque minéral brille d’un éclat infiniment précieux.

— Bonjour, mademoiselle, bafouillé-je.

Sa voix est une merveille. Douce, chaude, vibrante :

— Bonjour. Vous êtes de la police, me dit-on ; et vous désirez me parler ?

— Je, oui, heu, en effet…

— Alors asseyez-vous !

Je quête du regard un siège, dans la pénombre, je n’aperçois qu’un délicat fauteuil peint sur lequel git un slip qui me fait gonfler les roustons jusqu’au menton.

— Venez ici ! invite mon hôtesse en tapotant le bord du lit.

Non mais dis, où ça va, ça ? Si elle compte me vamper, la miss catastrophes, elle se fout le doigt dans l’œil bien qu’elle ait ce dernier oblique.

Refuser ferait bêcheur, à tout le moins fonctionnaire à cheval sur les principes. J’avance jusqu’à sa couche et y dépose un dixième de miche. Alors là, crois-moi, Eloi, mais s’agit de se gaffer du vertige ! Se trouver à quelques centimètres de ce sujet d’élite, voilà qui te disjoncte le sensoriel. Je vois rouge, moi, au milieu de tout ce noir. Le brûle-parfum me chavire. S’y mêle celui de la personne. Oh ! pardon, Léon ! Vous m’en mettrez six caisses avec robinets. J’ai la vue qui se trouble, le tactile qui caramélise, lofe en torche, l’odorat qui libidine, le goût qui s’apprête. Je pense fort fort à Marie-Marie qui, à quinze cents mètres d’ici, potasse les facéties de Louis IV d’Outremer (roi de 936 à 954). Au secours, ma chérie ! Il est en perdition, ton Antoine, ma poule !

— Je vous écoute, monsieur ! me fait-elle en espagnol pur fruit pur sucre de canne.

— Peut-être serait-il préférable que… heu… nous nous entretenions ailleurs que dans votre chambre, mademoiselle ? émets-je d’une voix pas convaincue.

— Pourquoi ?

— A vrai dire, les conditions ne me paraissent pas réunies pour une conversation sérieuse.

Ma belle électrocutrice a ses mains allongées de part et d’autre de son corps qui se dessine fabuleusement sous le drap noir.

— Mais vous n’êtes pas espagnol ! s’exclame-t-elle.

— Non, pas complètement, peaudebalbutié-je.

— Vous êtes français ?

— Tout à fait.

— Evidemment, votre accent ne trompe pas.

Cette dernière réplique dans un français impec, que tu croirais celui d’Oxford, mon pauvre ami ! Elle est polygone, cette nana.

En sus !

Ce qu’il y a d’essentiel, chez elle, ce n’est pas seulement sa beauté, c’est son charme. Les ondes fabuleuses qui partent d’elle et te captent, t’anesthésient, te neutralisent, te rendent tout a gla gla. J’ai connu un mec singulier, missionnaire. Il fumait le cigare comme un businessman ricain dans un film des Marx. Sa prouesse : il faisait des ronds de fumée et te les enfilait autour du nez. Une chiée à la suite. Ploff, ploff, ploff. La vraie prouesse. Il disait rien, te regardait d’un œil lointain. Arrondissait ses lèvres en cul-de-poule sodomisée. Et ploff ! Tu voyais se constituer le cerceau de fumée. Le cercle tournoyait. Il arrivait sur toi, kif un nuage dans le ciel d’été. Ça te faisait loucher. Et tu le prenais autour du pif.

Les ondes à miss Li Pût, c’est un peu de cet ordre, sauf qu’elle te les balance pas avec sa bouche mais avec tous les pores de sa peau satinée. Ça lui part de partout, ça se rassemble, ça se met à tourniquer, et puis ça t’enveloppe et tu deviens tout chose.

— Ne sommes-nous pas bien, ici ? me demande-t-elle.

Sa voix est une musique. La flûte à dix trous dont jouent les bergers des steppes russes !

Je me racle la gargane, comme quoi heu, oui, m’selle, pour être bien, ça je dis pas : on est superimpec !

Pour mettre en évidence sa justification, elle murmure :

— Vous me faites l’honneur de venir chez moi à un moment où je dors. Le lever, chez moi, implique tout un cérémonial et je ne veux pas vous faire attendre.

Ben bien sûr, naturellement, tu parles ! Avec beaucoup de parfaitement ! Ce que j’en disais, c’était crainte de la gêner…

— Alors, je vous écoute.

O.K. ! Ressaisis-toi, l’Antoine. Quand faut y aller, faut y aller !

Je détourne mon regard de sa géographie. L’odeur du lumignon continue de m’envaper la pensarde. Au prix d’un effort suburbain, comme dit Béru (doré de l’avant, je reprendrai mon sigle c.d.B. que j’avais mis au point dans je me rappelle plus lequel et qui signifie « comme dit Béru »), j’accroche une fois pour toutes mes yeux de velours à un montant de son lit. Dix-septième cercle, ça tu peux me croire.

— Hier au soir, plus exactement cette nuit, vous vous trouviez en compagnie de deux autres personnes dans le cabaret situé en face de la Fonda.

— C’est juste.

— Lorsque vous l’avez quitté, un homme s’est mis à vous filer, il vous suivait depuis déjà plusieurs jours.

— Vous me l’apprenez !

Je me retiens de la regarder. D’autant qu’elle remue dans son lit. Si elle prenait une attitude légèrement suggestive, je craquerais. Et quand l’Antonio craque, hein ? Bon !

— L’homme en question a été abattu par un homme qui se tenait à l’arrière d’une moto, alors qu’il descendait sur le centre-ville, à cinquante mètres de vous.

— Je ne me suis aperçue de rien, et mes amis non plus. Sans doute parce que les bruits des détonations ont été couverts par le grondement de l’engin.

— Vous vous souvenez d’une motocyclette qui remontait la rue ?

— Oui, plus ou moins ; mais je ne saurais vous fournir de témoignage précis.

— Je ne viens pas chercher un témoignage.

— Que désirez-vous ?

— Vous parler de la mission de l’homme abattu.

— Une mission ?

— On ne suit pas les gens sans but. Au cas, très improbable, où vous l’ignoreriez, cet homme est un ancien inspecteur-chef de Scotland Yard. Son état de santé l’a contraint à prendre sa retraite anticipée, mais les bons chiens de chasse sont incorrigibles : quand ils n’ont plus de maîtres, ils chassent pour eux-mêmes. Lui avait ouvert une officine de police privée à Londres et s’occupait de quelques affaires qu’il estimait intéressantes. Il a accepté celle que vous représentez avec un grand intérêt, m’a-t-on dit.

— Je représente une affaire, moi ! s’étonne la colombe jaune.

Là, impossible de ne pas la mater. Je ne pousse pas la témérité jusqu’au martyre. Une minute trente sans admirer cette grâce de la nature, c’est beaucoup, c’est trop !

Madoué ! Ne voilà-t-il pas qu’elle a repoussé son drap noir et qu’elle se tient assise en tailleuse (de pipes) contre ses deux oreillers ! La dentelle du bas de sa chemise de nuit lui arrive au-dessus des genoux. Et quels genoux ! Et quels mollets ! Et quelle fabuleuse zone d’ombre s’étend sous la chemise. Remonter le cours de l’Amazone ou du Zambèze, c’est de la gnognote comparé au remontage du cours de ses cuisses.

Go ! A présent va falloir que j’avale ma salive avant de poursuivre mon récit de « Tu ramènes ». Pas commode de gober un pacsif de coton hydrophile gros comme le poing.

— Oui, mademoiselle, vous représentez une affaire ; et je la trouve, moi aussi, passionnante.

— Expliquez-vous ?

— Je n’ai rien à expliquer puisque vous êtes l’héroïne, je peux tout juste vous révéler ce que nous savons de vos agissements.

— Allez-y.

— Nous savons que vous accordez vos faveurs à certains messieurs, lesquels meurent de crise cardiaque en les savourant ; ce qui me surprend à demi quand je vous regarde, ne puis-je m’empêcher d’ajouter. Mon malheureux confrère, décédé cette nuit, avait répertorié trois de ces personnages victimes de vos charmes. L’un était britannique, un autre allemand et un troisième canadien ; mais je suppose qu’il est allé au plus pressé et que cette liste n’est pas exhaustive.

Elle ne dit rien. Alors, quoi, je la regarde de nouveau. Elle me sourit. Et c’est inouï ! Je pourrais te pêcher d’autres qualificatifs dans le dico, mais le sens général est là : inouï. Ces yeux fendus, cette pupille de chat égyptien, ce sourire imperceptible. Et toutes ces ondes qui me rafalent contre ; bordel de merde ! Assez ! D’autant que, sans toucher à sa limouille de noye, v’là qu’à présent on peut remonter plus haut dans son fleuve de félicité ! Tiens, v’là que je chinoise, par contagion. Ce qu’on aperçoit, joint à ce qu’on devine, te déguise le père glandu en barre à mine !

Oh ! dis donc ; pourvu que mon bénouze de lin tienne bon !

— Vous croyez à cette histoire rocambolesque ? elle chuchote.

Elle vient bel et bien de dire « rocambolesque », ce qui te prouve qu’elle manie notre langue aussi bien que la sienne quand elle fait feuille de lotus à ses clilles !

— Je n’ai aucune raison d’en douter, mademoiselle Li Pût. Feu l’ex chef-inspecteur Sullivan était le contraire d’un fabulateur. Niez-vous avoir eu des relations avec les trois bonshommes en question ?

— Faudrait-il encore me fournir leur identité.

— Ce ne sera pas difficile.

— J’ai beaucoup de… relations, admet la déesse jaune, (allez, poum ! je rechigne pas sur les mots).

— Admettez-vous que des messieurs soient décédés au cours de leurs ébats ?

— Vous avez je crois un président de la République qui a connu cette fin glorieuse, objecte-t-elle.

— Donc, implicitement, vous l’admettez ?

— Des autopsies ont été faites, toutes ont conclu à une mort naturelle, répond Li Pût.

Elle admet. Bravo ! Je préfère un tel comportement plutôt que de me heurter à des dénégations indignées. Somme toute, elle est à l’abri, la jolie. Tout ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est de produire un effet trop violent sur ses amants. Mais on n’a jamais traduit une dame en justice pour excès de charme !

— Mon confrère Jacky Sullivan est mort également d’une crise cardiaque, mais après avoir reçu deux balles dans la poitrine.

— Vous ne m’accusez pas de les avoir tirées ? ironise Li Pût.

— Pas d’avoir tiré, non, mademoiselle.

— Mais d’avoir engagé un tueur ?

— Vous brûlez !

Nouveau silence. Il fait doux dans la chambre. Je suis complètement ensuqué par le parfum qui brûle et par le vertigo que me donne « la zone d’ombre ». Dur, dur ! Dans mon état je pourrais pas me déguiser en valet à la française. Tu me vois protubérer dans des collants, Armand ?

— Vous me permettez une question ? dit Li Pût.

— Mrrrvouaï, je barjaffe, espérant qu’elle va considérer cet automate taupé comme une approbation.

Elle.

— Que voulez-vous au juste, cher monsieur ? Et pour le compte de qui agissez-vous ?

— Je déteste que mes confrères — fussent-ils britanniques — se fassent liquider à mon nez et à ma barbe. Disons que je remplace Sullivan au pied levé !

— Alors, pourquoi venir me raconter tout cela ? Si je suis ce que vous croyez, ça peut être très dangereux pour vous ?

— Je ne l’ignore pas. Aussi ai-je pensé qu’il valait mieux jouer franc jeu avec vous plutôt que de finasser. Mon petit doigt me dit que si je m’étais mis à vous surveiller en rasant les murs, j’aurais rapidement privé ma chère maman de son fils unique.

Elle me fixe et j’ai des gazouillis dans le fondement.

— Quand on a réussi un enfant, à quoi bon prendre le risque d’en faire d’autres ?

Eh ben, dis donc… Excuse-moi si je te demande pardon, mais elle a pas besoin de fleurs pour me le dire, ma petite crème de litchis.

— Croyez-vous vraiment que j’aie le pouvoir de provoquer une crise cardiaque rien qu’en faisant l’amour ? demande-t-elle-me.

— Les Chinois qui ont inventé la poudre à canon, et mille autres choses, auraient pu mettre une telle méthode au point.

— Si bien que vous auriez peur de faire l’amour avec moi ?

Je me racle la tuyauterie avant de répondre :

— Un tel bonheur mérite un tel risque !

La zone d’ombre disparaît pour laisser resplendir le trésor le plus rarissime de l’Univers.

Ciao, les mecs ! Si quelqu’un demande après moi, dites-lui que je suis allé en Bretagne acheter des moules !

SA FAIBLESSE

T’es Armstrong en 69 (essuyez vos moustaches). Tu marches sur la Lune, et c’est la première fois qu’un tel événement se produit dans l’Histoire de l’humanité.

Tu regardes une boule dans le ciel, et tu te dis qu’elle se nomme la Terre. Que tu y es né, que tu y as grandi, que des gens t’y attendent : ta vieille moman, la fille que tu aimes, les rosiers du jardin, le gros Béru et le malingre Pinuche devant un comptoir, les éboueurs sénégalais, tonton Mitterrand, la soupe au lard, le rhume des foins, Venise, le dernier bouquin de Jean Vautrin… Et puis, ta pomme, t’es là, à trois cent soixante mille kilomètres, empêtré dans ta combinaison de chez Cacharel. T’as accompli le plus long voyage qui se soit jamais fait, y compris celui d’Alexandre le Grand qui a tant fait mouiller le cher Roger Peyrefitte.

Tu te sens, tu sais quoi ? Loin ! Vraiment loin ! Tu ne te trouves plus d’esprit de retour.

Eh bien, Bastien, ce que j’éprouve en ce moment, à plat bide et les bras en croix sur la couche de Li Pût, est comparable à la contemplation d’Armstrong-le-Pierrot-de-l’Espace. Depuis l’été 69, il a récupéré, l’astronaute. Il s’est consacré en rentrant à des besognes terre à terre. Il a réintégré la pesanteur comme on retrouve ses vêtements civils après une période militaire ; pourtant, je suis certain qu’il garde en lui ce faramineux vertige. Il continue de contempler la Terre depuis la Lune et le cul de sa dame n’a plus la même magie pour lui.


Ce que je viens de vivre avec la Chinoise, c’est autre chose que la vie. Je viens de non-vivre ! Sensations inconnues au bataillon ! Mon épiderme ignorait cela, mes glandes de même. N’appelons pas ça plaisir, non plus que jouissance. Il s’agit d’autre chose d’encore jamais répertorié. Un dépassement que je ne savais pas. La découverte ! Le Tout !

Terrassé comme le plombier naze qui vient de tirer sa deuxième crampe de l’année, moi, l’Antonio trépidant, l’inlassable, le fringant ; gésir ainsi, fourbu, vanné, démoellé, se peut-ce ?

Je ferme les yeux. Je suis bien. Et quand tu es bien « après », crois-moi, tu peux te pincer l’oreille et te dire que tu es content de toi !

Li Pût, elle, se tient sur le dos, mais en croix aussi, et même en croix de saint André (André ! vous êtes chez vous). Du bout des doigts, elle me titille le lobe ; c’est là le seul mouvement qu’elle puisse encore s’autoriser dans l’état d’anéantissement où elle se trouve également. L’odeur du brûle-parfum fait partie de moi désormais. Je respire menu.

Mes yeux sont clos. La planète Terre, là-haut, tournique dans le soleil, avec son chargement de m’man, Marie-Marie, Béru, Pinuche, Mitterrand, océan Pacifique, lac Léman, mont Blanc, chocolat Nestlé, duc d’Edimbourg, Caroline de Monaco, m’sieur Paul du Café des Platanes et autres…

Pour rallier ma base de lancement, ça va être coton. M’enfin, on avisera plus tard ; si mon vaisseau, ma vaisselle, mes faisceaux, ma faisselle, ma Cocteau, mon cocktail sont toujours en ordre de marche ou crève charogne ! Veux plus le savoir !

Bien ! Bien je suis. Je suis bien. Suis bien je. Somptueux ! Superbe ! Guiliguili, arrhoua ména !


Des blancs, des gris, coupés de noirs.

Le silence qu’à peine un léger tintement, un bourdonnement d’insecte au-dehors…

Le temps passe…

Quel temps ?

Et combien ?

M’en fous.

Je suis bien, je te dis-je !


Elle chuchote, après des années de mutisme :

— On va manger quelque chose.

Impossible de répondre. Li Pût remue faiblement. Elle décroche un bigophone. Elle cause en xylophone. Le silence se joint au parfum pour nous ensevelir à nouveau.

Et puis elle murmure de sa voix comme une pluie de pétaux de rose :

— Vous m’avez fait atteindre le point culminant de la jouissance.

Cette déclaration m’arrache aux vapes bienheureuses. Dis, faut pas qu’elle me chambre, la déesse ! L’amour, c’est son turbin. Elle est championne du monde incontestée, mais chez les pros !

Je bande mon énergie à défaut d’autre chose pour soupirer :

— Epargnez-moi le baratin post-opératoire ; ce fut trop bon pour qu’on le gâche avec des mots !

Elle se dresse sur son séant d’une seule détente. Puis elle se penche sur moi et chuchote à mon oreille (celle que tu préfères, je veux rien t’imposer) :

— Ecoutez-moi, et écoutez bien. Il est exact que je suis une prostituée du top-niveau. Il est exact que je connaisse la manière de provoquer la mort d’un individu par arrêt du cœur. Il est exact que j’ai tué des hommes de cette façon : ceux que vous avez évoqués et beaucoup d’autres. Vous ayant confié cela, il faut que vous me croyiez quand je vous affirme que j’ai joui tout à l’heure pour la première fois de mon existence. J’ai fait l’amour avec des maîtres du sexe, des techniciens chinois surdoués en matière de sensualité et dotés d’une science que vous ne soupçonnez pas. J’ai fait l’amour avec des hommes armés d’un membre surdimensionné et qui savaient le manœuvrer. J’ai fait l’amour avec des sadiques aux folles inventions. Je me suis livrée à des femmes en rut ! Je connais tout ! J’ai tout essayé ! Les orgasmes que j’en ai tirés étaient misérables et flétris comparés à celui que je vous dois. Enfin la plénitude !

— Moi z’aussi, fais-je.

Car je la crois. Ce que je viens de vivre n’aurait été tel sans une totale participation de ma partenaire. Les plaintes que je lui ai arrachées, les hurlements qu’elle a poussés, les larmes qu’elle a versées ne pouvaient être feints. Et puis, et surtout, m’avouerait-elle ses forfaits si elle n’était complètement déboussolée par ce fade magistral ? Hmmm ? Réponds ? Ah ! tu vois ?

On frappe légèrement à la lourde. Le Chinetoque qui m’a accueilli naguère entre, porteur d’un immense plateau chargé de petits plats odorants.

— Vous aimez la cuisine chinoise ? me demande Li Pût.

— J’en raffole !

— Je pense que vous apprécierez celle-ci, Koû d’Ban Boû est un cuisinier habile.

Fectivement, il y a là, sur des plaques chauffées, des traverses de porc, des gambas à la sauce aigre-douce, du bœuf sauté aux poivrons verts, du poulet au citron, des pousses de bambou aux rognons et du riz cantonais cuit dans des feuilles de lotus.

Adossés au montant du lit, on se met à jouer des baguettes et à tricoter notre appétit. Mon cerveau se remet à marcher cahin-caha. Je pense à Marie-Marie qui morfond sur Louis IV et qui doit s’inquiéter. Et puis je me dis que je viens de limer comme jamais avec une meurtrière à ce point désarçonnante — et trébuchante — qu’elle avoue ses assassinats dans un élan amoureux. Pour lors, je ne sais plus si c’est du lard ou du porc sucré. On réagit comment, en pareil cas, lorsqu’on est flic intègre, réputé pour ses prouesses et son émériterie ?

— Vous vous appelez Antoine ? demande Li Pût entre deux baguettées.

— Oui. On pourrait trouver plus beau, non ?

— C’est un nom merveilleux.

Elle chipote du bout des bâtonnets, la chérie. On dirait un oiseau alimentant ses petits. Ses coups de baguettes sont magiques et ressemblent à des becquées.

— Antoine, fait-elle, désormais, nous ne nous quitterons plus.

— Vous savez bien que c’est impossible.

— Ne dites pas de sottises, mon amour ; tout est toujours possible.

Je remarque alors qu’en mangeant elle a lu un texte écrit en chinois sur un feuillet long et étroit. De prime abord, je l’ai pris pour une serviette de papier, croyant que les caractères peints étaient des motifs de décoration.

— Vous logez au Puente Romano, en compagnie d’une jeune fille qui semblerait être votre fiancée, n’est-ce pas ?

— Les nouvelles vont vite !

— C’est plutôt mon service d’informations qui est diligent.

Elle chipote dans son bol. Elle est mieux que nue, puisque sa chemise de nuit est en lambeaux (j’ai le coït fougueux !). L’un de ses admirables seins jaillit fièrement d’une échancrure. On se regarde, lui et moi. Il me fait de l’œil.

— Ma mère, une femme de sagesse et de grande expérience, un peu médium sur les bords, m’avait prédit que je vous rencontrerais.

— Vraiment ?

Li Pût coule sa main à un point de mon individu où règne une température qui excède 37°. Sa caresse est légère mais précise. Malgré la séance épique qui vient de se dérouler, un flux nouveau entraîne mon sous-marin de poche hors des draps.

La stupéfiante créature gazouille :

— Oui, ma chère Tieng Bong, un soir que je lui avouais ne pas ressentir de réel plaisir dans l’étreinte, m’a déclaré : « Bientôt un homme viendra, qui ne sera pas de ta race. Il comblera tes sens et mettra ton corps en folie. Dès lors, tu ne devras plus te séparer de lui car vous connaîtrez des extases infinies. »

Elle repose son bol de riz sur le plateau et se penche sur ma zone d’influence.

— Vous êtes cet homme, mon aimé, et nous vivrons désormais dans la passion la plus débridée.

— Hélas, hélas, hélas ! gaullé-je, c’est un rêve, chère Li Pût. Comme vous venez de l’apprendre, je ne suis pas libre ; et puis, et surtout, il y a le fait que vous êtes une meurtrière et que je suis un flic. Vous tuez ceux qui vivent, moi j’arrête ceux qui tuent. Nos deux occupations nous rendent irraprochables.

— Le croyez-vous vraiment ? elle demande avant de prendre ma friandise à tête gauloise dans sa bouche vermeille.

Evidemment, notre situation présente permet mal de développer cette argumentation. Ma compagne me prodigue quelques caresses capables de filer le tricotin à un escargot centenaire. Je n’ai pas le courage d’achever mon poulet au citron, pourtant succulent. Hop ! en piste pour le 2 !

Je la redémarre avec le repas des lanciers, suivi immédiatement de l’anneau de Saturne.

Lili Pute se met à bramer comme la biche aux abois, lorsque le cerf lui joue du corps, le soir, au fond des bois. Ses cris ? Des roucoulades partant en stridences mélodieuses. Une note haute, filée, interminable. Et qui vous fait piquer des deux, bordel ! Je peux te garantir qu’avec l’anneau de Saturne j’obtiens mon gros effet. Faut dire que j’ai amélioré la figure, depuis deux ans. Avant d’utiliser mon pal injecteur, je l’oins de jus de citron. Cette fois, j’ai ajouté une goutte de piment-sauce. Et alors, là, espère, c’est pas un tigre que je viens de carrer dans son moteur, mais toute une colonie d’hyènes en furie. Elle tente de m’échapper la bougresse ! Pas de ça, Lisette ! Oh ! que non ! Je la maintiens à deux pognes (de Roman, vu que je suis romancier). Faut qu’elle se soumette sans se démettre ! Je la veux passive, soumise, conquise, comme chantait Mme Yvonne Printemps. Inutile de gesticuler du fion, la belle ! Force reste à la loi ! Non mais qu’est-ce que tu croyais, ma jolie Pékinoise ? Que l’Antonio c’était de l’objet de bas art ? Du produit en vente libre ? Un vibromasseur de sac à main ? Tiens, fume ! Et c’est le mot qui convient pile ! Et pile c’est aussi le mot qui convient ! Les gigognes sont de retour !

Oh ! c’tembroquement ! J’y vais de bon cœur. Pas de Cartier ! comme ils disent chez Van Cleef. Je la marque au fer et au piment rouge, ma belle assassine. Take, mignonne ! Et t’en va pas ! Je ponctue d’une dérouillée sauvage. Voies de fait respiratoires et urinaires. Prenant appui sur le genou gauche je lui tavelle le prose du droit. Rrran ! rrran ! Et je lâche sa croupe pour lui claquer la frite à deux mains. J’ai jamais usé d’un tel procédé. Ou rarement. En tout cas je m’en souviens plus. Plus très bien. Mais elle déguste, Auguste ! Viens voir ! Rouée, la rouée gonzesse. Vive ! Tchlaoc, paouf ! Les beignes crépitent comme un incendie de forêt. Une grêle de gnons, d’oignons, de nyons ! Et mon vieux camarade Duzob est en folie. En feu ! C’est l’Apocalypse. Je gueule aussi fort que la môme, brûlé au deuxième degré ! Mais on n’a rien sans rien. Cette troussée, elle l’oubliera plus jamais. C’est le Pearl Harbor de ses meules ! Leur jubilée ! Leur fête du couronnement. Elle bieurle en chinois, et même, par instants, en mongolien, me semble-t-il. Vouhaa ! Hein, c’est bien du mongolien « vouhaa » ? Non ? En mongolien faut un double vé ? Ah ! bon, je croyais.

Je suis acharné comme un chien qui a décidé d’en égorger un autre. Inépuisable ! Je pourrais lui filer (je devrais dire enfiler, mais j’ose pas, à cause de Maurice Rheims qui me lit, paraît-il, et puis aussi M. Claude Mauriac) le train jusqu’à tu sais quand ? Bouge pas, je regarde comment ça s’écrit dans les pages roses… Jusqu’à a vitam aeternam. Voilà !

Faut des réserves, tu sais pour accomplir une performance de ce niveau. La reine Elizabeth Two me le disait le mois dernier : « Des comme vous, on n’en trouve plus. Même le gazier qui s’était introduit dans ma chambre, l’autre année, vous vient pas à la cheville ! » Et c’est une femme qui n’a pas coutume de berlurer son monde. T’as vu avec les Argentins ? Elle leur avait dit : « Gaffez-vous, les mecs, sinon va y avoir du tango dans les Malouines » ; ils n’ont pas voulu l’écouter et le général-président a paumé ses bananes à cause du régime qui a basculé. Non, franchement, quand Mme Albion te cause, tu peux la croire.

Mais je t’en reviens à ma prouesse.

Quelques gouttes de citron (vert de préférence), une de piment-sauce. Ça s’appelle « le perroquet farceur » (de farcir). Ma perruche, tu peux me croire, elle a les plumes ébouriffées. Elle en vient à me supplier d’arrêter le massacre, tu te rends compte ? Une femme aussi endurante ! On rêve, non ? Sa stoïcité asiatique, son orgueil chinois : au tas !

— Je ne peux plus ! Oh ! non ! Non !

Ça ne fait que me stimuler, au contraire. Faut que je parvienne à mes fins, à mes faims. C’est-à-dire que je la démantèle pour de bon. Que je la rende inapte pour des semaines et p’t’être davantage.

Elle passe le cap de la souffrance pour enquiller celui de Bonne-Espérance. Au-delà du tolérable, tu retrouves la volupté. Mais alors, pardon : pas de la volupté à trois balles pour midinette de sortie ! La toute grande. Qu’en comparaison, le plus somptueux des fades enregistrés jusqu’à ce jour équivaut à l’extraction d’une molaire sans anesthésique.

Il arrive à force de trop d’à force le blanc absolu. Elle s’évanouit.

Terminus !

Qui dit mieux ?

Je lui rends la liberté.

Et c’est un vieillard de cent vingt ans qui gagne la salle de bains en titubant et en traînant les pinceaux.

Alors là ! pardonnez-moi, docteur, mais l’instant qui suit, c’est plus du Mozart. Je me trimbale une de ces fausses oronges qui filerait des spasmes à un mycologue. Je ne souris pas Gibbs, mécolle, au-dessus du lavabo ! Ça relève de l’hosto une telle avarie de machine ! Tu pourrais pas aller me chercher un seau de crème Chantilly que je m’en fasse un slip, Philippe ? J’inventorie la pharmacie de mon hôtesse, malgré ma discrétion pro et postverbiale. C’est plein de petits pots de forme octogonale, avec des étiquettes vives et des inscriptions chinoises. Ne sachant à quoi j’ai affaire, je me rabats sur un banal flacon de mercurochrome en attendant des jours meilleurs.

Je te raconte tout ça, tu vas dire que je manque de pudeur et que ma vie pénisienne ne regarde que moi, mais je suis le contraire d’un cachottier, tu ne l’ignores pas. Je pense que, dans l’existence, quand on a des rapports auteur-lecteurs, faut rien se cacher. A quoi bon ? Tout finit par se savoir. Tu me verrais me trémousser sur une chaise et marcher comme la créature de Frankenstein, tu te poserais des questions, non ? Alors, autant t’annoncer la couleur.

Rouge !

Vif !

A la limite de l’incandescence.

Je regagne le plumard. Lili Pute est toujours affalée en travers de sa couche, les bras pendant sur la moquette.

Je lui bassine les tempes à l’aide d’une serviette mouillée. Au bout d’un moment, elle réagit quelque peu. Des plaintes douces lui roucoulent la gorge.

Chère âme torturée. Ses prunelles en forme de guillemets se posent sur moi.

— Vous ne m’en voulez pas trop ? je murmure, pas feignant, mais feignant d’être penaud.

Tu sais ce qu’elle me répond ? Et tout en français !

— Je t’aime !

Ce qui, en anglais, signifie I love you, je ne te le cache pas. Je ne te le cache-pot. Parce qu’à propos de pot, hein, tu m’as compris tu m’as ?

— Inoubliable, soupire Li Pût.

Tu penses : elle peut plus s’asseoir ; ou alors s’asseoir à plat ventre, c.d.B.

Je l’aide à se mettre droite. Elle pantelle dans mes bras, poupée de sire, poupée de cons ! La guide à la salle de bains, pour réparer des glands l’irréparable outrage.

Lorsqu’elle s’y trouve enfermée, je me saboule d’urgence et : bye-bye la compagnie ! Je quitte la chambre.

Du moins en ai-je l’intention. Car, à peine la porte entrouverte, je me trouve face à Koû d’Ban Boû, le zélé homme à tout faire de ma partenaire.

Il est assis dans un rocking-chair, pile devant la lourde. Un long fume-cigarette pour vamp du cinoche muet entre les dents.

En m’apercevant, il cesse son léger balancement, le fume-cigarette se déplace entre ses lèvres de façon à venir au beau milieu de sa bouche. Ses joues se gonflent. Il a l’air de combiner un coup fourré. Le temps que je réalise, il est trop tard. Il fait « floum ! » un grand coup pour expulser l’air de ses poumons. J’ai l’impression désagréable qu’une guêpe vient de me piquer au cou. Je porte la main au point de douleur. Je regarde mes doigts qu’une légère traînée de sang rougit. Et puis je me sens devenir lointain. Je recule, recule à toute vibure au fond de moi, de mon corps, de ma conscience. Ma perception devient irréelle.

Sans se presser, le Jaune retire son fume-cigarette-sarbacane de sa bouche et le replie car il est télescopique. Il le glisse dans sa poche ; puis il se lève et me prend par le bras. Je crois sentir une force surprenante chez lui, à moins qu’il ne s’agisse d’une illuse causée par mon envapement ?

Avec fermeté, il me guide jusqu’au fauteuil à bascule. J’y prends place. Je n’éprouve plus rien « en direct ». Mon corps, mes pensées, la vie d’alentour ne me concernent plus. Il est détaché du monde, l’Antonio chéri. Il voit, il comprend, mais mornement, sans se sentir impliqué le moins du monde.

Koû d’Ban Boû écarte le rocking-chair en le traînant pour libérer le passage.

— Vous verrez, ce n’est pas désagréable, me déclare-t-il.

Il passe dans la chambre et se met à tailler la bavette en chinois avec Li Pût, haussant le ton pour se faire entendre à travers la porte de la salle d’eau. Quand il a achevé de jacter, il quitte la maison. Je reste seulabre dans le salon blanc. Je me dis très vaguement que je devrais tenter de m’arracher au fauteuil, mais je sais parfaitement que la chose m’est impossible. Je ne suis plus rien qu’une énorme limace à demi anesthésiée.


Une demi-heure plus tard, Li Pût apparaît, toute pimpante dans un pantalon jaune et un chemisier blanc. Elle ne semble pas ressentir les séquelles de notre tumultueuse partie de travou-davu-cavu. Probable que sa collection d’onguents comporte le remède guérissant les fâcheuses inflammations consécutives aux transports pimentés.

Elle met ses mains sur les accoudoirs du fauteuil. Je pars en avant et sa bouche écrase la mienne.

— Je te jure que ce sera dorénavant le bonheur, toi et moi, mon amour, me fait-elle gravement. Nous vivrons des frénésies qu’aucun autre couple ne connaîtra jamais. Pendant quelque temps, il va falloir te conditionner pour te permettre de rompre avec tes attaches anciennes ; mais ensuite, tu sauras ce qu’est l’apothéose. Laisse-toi aller, chéri. Koû d’Ban Bot s’occupe de ta fiancée. Il va la faire rentrer à Paris après l’avoir rassurée sur ton sort. Fais-lui confiance, c’est un magicien. Moi, je dois m’occuper d’un contrat en cours, ensuite nous partirons, et là où je t’emmènerai, tu connaîtras le bonheur absolu.

Sa langue s’installe entre mes claviers. Hélas, j’ai perdu mon sensoriel et cette savante titillation linguale me laisse indifférent. Je tente de récapituler ce qu’elle vient de m’annoncer, d’en tirer des conclusions, mais décidément, ma pensée fait du transat au soleil andalou et rien de constructif, voire seulement de cohérent ne se produit sous ma coiffe. Je subis dans une passivité absolue, sans regimber ni même analyser. Bon, c’est comme ça, et que veux-tu y faire ?

— Je sais que vous n’êtes pas en état de réfléchir, mon chéri, reprend Li Pût après avoir récupéré sa langue pour pouvoir m’entretenir, mais je tiens déjà à vous dire que vous et moi, c’est pour toujours, de toute façon, car maintenant que vous savez tant de choses à mon propos, il est impossible que vous retourniez à une vie normale. Mes maîtres ne le permettraient pas. J’appartiens au tong le plus puissant et le plus terrible du monde. Il ne vous tolérera en vie que si vous restez inoffensif. Vous devez être ma chose, mon caprice, et seulement cela. Du moins jusqu’à ce que je sois parvenue à vous « retourner » totalement, car c’est d’ores et déjà ce à quoi j’aspire. Il faut que vous deveniez des nôtres, pleinement, après avoir donné les preuves d’allégeance qui vous seront demandées le moment venu.

Elle me bisouille à nouveau.

— Quelle merveille ! dit-elle. Je ne m’attendais pas à faire une pareille découverte en venant ici !

Elle continue son gazouillis charmant. Moi, je reste écroulaga dans mon rocking-chair. Gâtouillard à bloc, l’Antonio. Pas plus nerveux qu’un yaourt taille fine.

Elle me raconte comme quoi elle doit « traiter » un personnage d’une extrême importance aujourd’hui. Affaire délicate car il s’agit d’un Arabe, et ces gens-là sont beaucoup plus difficiles à manœuvrer que les bourgeois occidentaux. Y a les coutumes, les traditions, certains tabous chiants dont elle devra s’accommoder, mais bast, elle en a vu d’autres !

Je continue de chiquer les plantes vertes, dans mon fauteuil. Je ne m’ennuie pas. Le temps est aboli, ce qui n’est pas un mal.


A un certain moment, le type blond, genre fiote de luxe, qui accompagnait Li Pût cette nuit au cabaret, vient lui rendre visite. Il est en tenue de tennisman. En m’apercevant, il sursaute, mais ma maîtresse lui raconte que je suis en demi-léthargie. Il demande pourquoi. Elle coupe court en répondant que ce sont « les ordres ». Alors il n’insiste pas. Tous deux montent au premier étage et du temps passe.

Puis il repart.

Koû d’Ban Boû radine.

Ça se met à pérorer chinois. Bien que j’ignore tous les dialectes du Céleste Empire, je devine qu’il est question et de moi et que Koû d’Ban Boû réprouve mon maintien en vie ; en tout cas qu’il est le porte-parole de quelqu’un qui s’y oppose. Alors Li Pût se mue en furie. Elle hurle, glapit, trépigne. Son compagnon conserve une impassibilité impressionnante.

La scène est interrompue par un coup de sonnette. Les deux antagonistes la ferment aussitôt. Koû d’Ban Boû va ouvrir. Il y a là deux hommes très grands, très bruns, aux airs pas gentils. Ils sont en costume de ville léger dans les teintes claires, chemise à col ouvert, souliers en serpent. L’un d’eux porte un talkie-walkie sur l’épaule.

Ils entrent avec des frites farouches de terroristes coltinant dix kilos d’explosif avec un détonateur réglé pour dans trois minutes. Les deux Chinois les saluent avec obséquiosité, mais ça laisse les arrivants indifférents.

L’homme au talkie me désigne et demande qui je suis en anglais. Li Pût répond que je suis hémiplégique. L’homme me dit de me soulever. Ne le puis. Koû d’Ban Boû ajoute que je n’ai plus tous mes esprits. L’autre Arabe se met à visiter la maison. Comme elle n’est pas grande, c’est vite fait.

Le gars au talkie-walkie dégage alors son antenne et branche l’appareil. Il cause dans la langue du prophète. Une voix lui répond. Contact terminé, le mec replie l’antenne. Les deux gus attendent.


Un peu plus tard, je perçois un ronflement de moteur. Les Arbis se précipitent. Bien que la rue soit interdite à la circulation des véhicules à essence, une Rolls Camargue blanche, avec des enjoliveurs et une calandre en or, stoppe devant la porte d’entrée. Les deux gus vont délourder la portière arrière et un type sort de son carrosse. Il porte une gandoura blanche et des mules brodées d’or, ce qui fait qu’il a la tenue de sa Rolls. C’est un mec d’un demi-siècle, genre chauve grisonnant, avec une belle brioche sculptée au couscous, l’Arbi. Cela dit, une certaine majesté se dégage du bonhomme.

Le v’là qu’entre. Mes deux Chinois s’inclinent.

— Nos respects éperdus, prince, nasille Koû d’Ban Boû. C’est un indicible honneur que Votre Miroitante Altesse nous fait en condescendant à entrer, auréolée de sa gloire infinie, dans cet indigne logis.

— Repos ! lance le prince.

Et il tend la main à Li Pût qui y dépose la sienne. Son Altesse Rarissime adresse un sourire con-cul-pissant à la môme. Y a déjà du remue-ménage sous sa gandoura. Tu te crois dans la Marquise des Anges, quand les méchants sultans membrés féroce veulent baratter la chaglatte à la mère Mercier en douce de Robert qu’est en train de se filer du mercurochrome sur la balafre.

Mon pote Koû d’Ban Boû se grouille d’ouvrir la porte de la chambre et de convier Son Altesse Godantissime à découvrir le champ de manœuvres. « J’ai plus d’une corde à monarque », comme disait le bourreau qui pendit ce roi à la con dont le nom m’échappe. C’est ce que me signifie l’ensorceleuse Li Pût avant de suivre son pépère en chemise de nuit. L’œillée friponne qu’elle me dépêche est éloquente pis que du braille pour un sourd-muet.

Elle s’enferme dans la chambre des voluptés. Les deux gardes font le pied de grue et même de coquecigrue pendant que leur maître prend le sien. Koû d’Ban Boû leur propose du café, mais ils refusent.

Du temps s’écoule encore.

C’est imprécis pour moi, je te répète. Des images, des sons me traversent rétines et tympans, par saccades. Je continue de ne pouvoir lier la sauce.

Et puis soudain un grand cri. Un trille.

Li Pût, entièrement nue, surgit la mine hagarde.

— Il est mort ! crie-t-elle en anglais. Il ne bouge plus !

Les deux gardes foncent dans la turne.

Ils sont vraiment devenus les gardes du corps du prince.

Y a de l’effervescence (de térébenthine) dans la délicieuse maisonnette.

Une qu’est admirable dans le rôle de la Dame aux Camélias qui verrait canner le père Duval d’une crise d’apoplexie, c’est Li Pût ! Elle pleure de vraies larmes. Elle pousse des cris de terreur. Elle dit qu’il faut absolument appeler la police, un médecin, les pompes funèbres, le muezzin d’à côté, le gouverneur de Malaga et d’autres gens encore. Son factotum la calme en lui tapotant le dos. Il la conjure de se ressaisir, d’être courageuse… Il tient conseil avec les sbires du défunt. Est-ce une bonne chose que d’alerter les autorités ? Ce décès entre les bras d’une Chinoise ne risque-t-il point de mal la foutre dans le royaume du prince ? On a vu des révolutions éclater pour moins que ça. Annoncer au monde qu’il a défunté comme un cardinal dans la couche d’une dame de minuscule vertu, c’est pas bon pour la postérité. Il a pas de conseils à leur donner, Koû d’Ban Boû, mais ça serait son prince à lui comment qu’il le rabattrait au palais en quatrième vitesse et déclarerait bien haut que Sa Majesté a eu un malaise en descendant de Rolls Royce. S’ils attendent trop, elle va raidir, l’altesse, et après, pour ce qui est de la trimbaler, ils pourront toujours galoper, ces petits canaillous. Qu’alors bon, ils admettent. Le futé au talkie-walkie consulte le petit vizir (le grand est à la pêche). Le petit vizir, il règle sa montre sur celle de Koû d’Ban Boû. Oui, oui, ramenez le prince rapidos et tâchez que personne le voie clamsé.

Elle est bonnarde, la combine de Lili Pute. Ses clients clabotent de mort naturelle, ensuite la famille et les familiers écrasent le coup parce que les circonstances ne sont pas reluisantes.

La rouée continue son cinoche. Elle chique à la terreur noire. Elle veut prévenir la terre entière ! Qu’en fin de compte, le petit vizir, de nouveau alerté, s’engage à lui faire porter d’urgence une ceinture en or massif rehaussée d’émeraudes grosses comme des œufs de pigeonne. Celle-là même que portait la princesse Rézéda au mariage du Grand Glandu avec Lady Di.

Li Pût fait dire qu’elle est traumatisée abominablement par ce décès survenu au débotté. La ceinture dorée ne vaut pas une bonne renommée. Si la chose transpire, sa carrière est foutue. Elle exige dix millions de pesetas pour aller se refaire un moral ailleurs. Le petit vizir prend sur lui. Banco !

Ensuite, les deux gardes du corps emmènent celui-ci (de corps). Quand ce petit monde est parti, Lili demande à son péone de lui servir un Drambuie double sur de la glace pilée ; ajoutant qu’elle l’a bien mérité.

Puis elle m’embrasse longuement, passionnément.

— Tu seras ma seule faiblesse, me dit-elle.

Загрузка...