(LA) DEUXIÈME (EST) PARTIE (AUSSI)

SA PISTE

Ils débarquèrent à l’aéroport international de Kuala Lumpur au petit matin. En sortant de l’avion, ils furent suffoqués par la chaleur écrasant la piste de ciment. Elle était si intense qu’elle en paraissait « palpable ». Ils s’arrêtèrent sous l’aile géante de l’avion et eurent tous trois une profonde aspiration.

— Je n’aurais pas dû mettre mon Rasurel, murmura César Pinaud.

— J’ai soif ! répondit Alexandre-Benoît Bérurier.

Marie-Marie ne proféra pas un son, mais elle entrouvrit la bouche, espérant capter davantage d’oxygène. Vaine tentative : l’air déjà brûlant restait irrespirable.

« Qu’est-ce que ce sera dans l’après-midi ! » songea-t-elle.

Ils suivirent le flot des voyageurs jusqu’au bus bas sur pattes assurant la liaison avec le bâtiment d’arrivée. Il y flottait une curieuse odeur d’épices et de sueur.

— Ça fouette ! remarqua Béru, sans réaliser qu’il apportait une puissante contribution aux remugles du véhicule.

Quelques minutes plus tard, ils produisaient leurs passeports à des policiers malais. Ensuite, ils passèrent la douane. Un fonctionnaire décharné ordonna au Gros d’ouvrir sa valtoche, ce que Béru fit en grommelant qu’il était malheureux de se faire casser les couilles par un enculé de « niacouet ». Fort heureusement, le préposé ne parlait que le malais, l’anglais et un peu de tamil. Il considéra avec écœurement : les deux chemises tachées, la paire de chaussettes trouées et dépareillées, le jean portant aux fesses une trace indélébile de fer à repasser (Berthe s’était fait mettre par le facteur des recommandés tandis qu’elle repassait le futal), le tee-shirt vert sur lequel était écrit « I (cœur) beaujolpif », la paire d’espadrilles décordées et la serviette de toilette d’un blanc gris et jaune servant à envelopper un rasoir mécanique, un blaireau ne comportant plus que seize poils et un moignon de savon à barbe. Par souci de faire chier expressément ce voyageur obèse et sanguin, visiblement trop nourri, il avait vidé sur le sol la bouteille d’Arquebuse de Notre-Dame-de-l’Ermitage (50°), distillée par les soins éclairés de la Société Guyot, quai Perrache à Lyon.

— Sale con ! C’est ma pharmacie ! avait meuglé le Mammouth.

Le douanier n’en avait eu cure. Sur les instances de sa nièce et de son vieux compagnon d’équipée, Bérurier avait rongé son frein à main.

Ayant remis ses effets en place, il avait seulement demandé au douanier malais, d’un ton qui en disait long comme une quéquette de cheval sur ses sentiments à son endroit :

— Ça boume, oui ? Tout est en bonnet difforme ?

Après quoi, le trio s’était mis à la recherche d’un hôtel.


Ils descendirent à l’hôtel Shavâtihoushavatipah, sur l’avenue du 32 Septembre, l’une des principales artères fémorales de Kuala Lumpur. Ils y prirent deux chambres. L’une double, pour Béru et Pinuche, l’autre simple pour Marie-Marie. Et bien que cette seconde pièce fût la plus exiguë des deux, c’est là qu’ils tinrent conseil avant de se lancer dans l’une des aventures les plus extravagantes et les plus téméraires du XXIe siècle.

Marie-Marie se tint assise à la petite table de faux acajou, dans l’attitude qui lui était habituelle pour faire la classe à une trentaine de petits connards qui ne se rappelaient de Louis XIV que sa perruque et de Napoléon 1er que son prénom qui était Bonaparte. Béru prit l’unique fauteuil de la chambre ; quant à Pinaud, il déposa son cul monacal sur le porte-valise à claire-voie car il s’était toujours montré clairvoyant.

— Mes chéris, attaqua Marie-Marie, nous voici donc à pied d’œuvre. Je vous rappelle que d’après les renseignements que vous avez pu réunir, nous savons que les deux Chinois et Tonio ont quitté Malaga pour Londres. De là, ils ont pris un vol pour Hong Kong. Ils ont séjourné quatre jours à Hong Kong avant de s’envoler pour Kuala Lumpur. Il semble qu’ils n’en ont plus bougé. Là s’arrête leur piste. Cela dit, il n’est pas impossible qu’ils aient emprunté un autre mode de locomotion pour quitter la Malaisie : le train ou la voiture pour se rendre en Thaïlande par exemple ; le bateau pour aller ailleurs. C’est ce qu’il va nous falloir déterminer.

« Je suis convaincue qu’Antoine est toujours vivant. S’ils avaient voulu le tuer, ils ne lui auraient pas fait parcourir toutes ces distances. Trois mystères restent posés. Le premier : pourquoi ces Chinois l’emmènent-ils dans tous leurs déplacements ? Secundo : comment se fait-il qu’il accepte de les suivre ? Car, selon les témoignages recueillis, il voyage avec eux “normalement” et sous son nom, avec ses propres papiers. Troisio : s’il jouit d’une certaine liberté, comment se fait-il qu’il n’ait donné signe de vie à personne ? Ni à maman Félicie, ni à moi ! »

Elle eut des larmes plein les yeux et sa voix s’étrangla. Ses deux compagnons respectèrent d’autant plus son émotion qu’ils la partageaient. Un ange passa à tire-d’aile, buta contre la suspension de verre et disparut.

— Si l’écrit pas, c’est qu’y peut pas ! trancha le Mastar.

— Comment ne le pourrait-il pas, lui si astucieux, si téméraire ? Ne me dites pas qu’il lui est impossible d’écrire furtivement un mot et de le jeter dans une boîte aux lettres au cours de ces voyages dont je parlais à l’instant !

Le révérend Pinaud se racla la gorge, comme chaque fois qu’il s’apprêtait à exprimer du définitif.

Il portait un très beau costume de coutil dans les tons caca-d’oie et, chose rarissime, une chemise Lacoste blanche. Il avait changé son vieux feutre gris contre un chapeau américain, en paille noire, orné d’un ruban représentant des carreaux blancs et mauves, d’un irrésistible effet.

— Si vous voulez mon avis, Antoine est sur une affaire fumante. Il a feint de pactiser avec ces Chinois et se garde de toute fausse manœuvre susceptible de compromettre ses plans.

— Peut-être, admit Marie-Marie ; mais peut-être pas !

Elle éclata en sanglots.

Ce n’était pas la première fois, hélas, qu’elle pleurait depuis le début de cette sinistre affaire. Le chagrin avait commencé à Marbella, dans leur studio du Puente Romano. Vers le milieu de l’après-midi, alors qu’elle se rongeait le sang au sujet de son bien-aimé dont elle était, depuis des heures, sans nouvelles, un Chinois était venu la trouver. En anglais, il lui avait infligé la plus terrible déception de sa vie. Son compagnon la priait de rentrer en France et de considérer que tout était rompu entre eux. Il avait eu la révélation de l’amour véritable et entendait se consacrer totalement à celle qui venait de le conquérir. Preuves à l’appui : des photos prises au polaroïd. Ces affreux clichés montraient San-Antonio en « pleine action » avec une Jaune sublime. L’ardeur et la démesure de leur étreinte se lisaient clairement sur les images. Il y avait, entre autres, un assez gros plan du visage de « son » Antoine qui témoignait de l’intensité de la jouissance qu’il connaissait avec cette Asiatique. Malgré tout, Marie-Marie s’était rebiffée. Déclarant à Koû d’Ban Boû qu’elle ne quitterait pas l’hôtel tant que son compagnon ne le lui aurait pas ordonné lui-même. L’homme, alors, avait changé de ton. Il s’était montré si glacial, si inexorable, si menaçant, lui démontrant qu’en ne cédant pas elle provoquerait ce qu’il appelait « des catastrophes en chaîne », qu’elle avait cédé. Son instinct, tout autant que l’inquiétant personnage, lui avait soufflé d’obéir, pour sa sécurité et celle de son volage fiancé.


Béru quitta son siège et s’approcha de sa nièce. Il pressa la tête de Marie-Marie contre sa grosse brioche éternellement en butte à des gargouillements. On avait le plus souvent l’impression d’un pet remontant du fond d’une baignoire, et d’autres fois ça produisait un bruit de vélomoteur dans une église, tout ça…

— Ecoute, moufflette, fit-il d’une voix peu sûre ; t’es d’ac qu’j’sus positivement et pratiquement comme qui dirait pour ainsi dire ton père, à peu d’choses près ? J’t’ai él’vée d’mon mieux, moi et ta tante Berthe. T’as eu tout c’qu’y t’a fallu pour manquer d’rien, exaguete ? On t’a foutu un’ éducation qu’à côté d’laquelle celle des chiares d’la cour d’Angleterre ressemb’ à celle qu’r’çoit les mômes de Sarcelles. J’exagère-t-il ? Non ? Bon. Tu circonviens qu’on t’a poussée au fion dans les études, ma gosse ? A preuv’ : t’ v’là professeuse, licencieuse, obtenteuse du certificat de cap et d’épaisse, déteneuse d’une maîtrite, en cours de représenter une désagrégation d’Histoire su’ j’sais plus quel from’ton à la con qu’personne n’en déhors d’toi sait qui est-ce.

Il reprit souffle au bout de sa longue phrase dont la technicité lui asséchait les papilles. Mais elle ne constituait qu’un préambule chargé de baliser le parcours.

— R’présentant pour nous tout ce dont je dis, ma gosseline, j’irais pas t’chambrer si j’penserais pas profondely c’que je cause. Au risque d’te faire du mal, je t’balancerais toute la vérité, biscotte on peut pas aller d’l’avant sans elle. Vois-tu, Marie-Marie, j’connais Sana, non pas comme ma poche, vu qu’elle est toujours trouée, j’ sais pas comment j’me débrouille, et le vrai fond de mes fouilles c’est l’trottoir ; mais j’connais Sana aussi bien qu’l’Bon Dieu nous connaît nous autres, malgré qu’tu croyes guère en lui av’c l’esprit d’aujourd’hui. Sana, j’vais pas t’faire d’cadeau : c’est l’plus grand queutard que j’eusse jamais connu en déhors d’moi. S’il te marie un jour, d’mande-lu pas d’te jurer fidélité, y l’en s’ra jamais capab’. Lu, un coup d’bite, y peut pas passer à côté. C’est maladive chez nous ; et même la vieille Pinasse, ici présent, est commak. Je mens-je, César ?

— Je ne suis plus ce que j’ai été, tente de minimiser le Débris.

Ce qui arrache un barrissement au Gros.

— Ecoutez-moi c’t’apôtre ! Quand t’est-ce qu’il voit un cul, il enlève plus vite son falzar qu’son bitos ! Boug’d’hypocrate, va. Vise-me-le : on dirait l’Petit Jésus qui s’rait d’venu gâteux ! Bon, mais c’est pour t’en r’venir, ma crotte, que nous aut’ julots, faut pas confond’ zob et palpitant. Verger une pécore au passage, c’est kif écluser un gorgeon d’muscadet ; aimer sa femme, alors là, pardon ! La différence des deux, c’est la cathédrale de Chartres par rapport à une pissotière. Pour conclusionner, c’est pas parce qu’il aura grimpé une Chinetoque viceloque que l’Antonio t’larguerait comme une malprop’. Y a eu un sac de nœuds dans cette affaire et il faut qu’on va savoir lequel ! S’il reste en Malaisie Bismurée, on va l’retrouver, c’t’emplâtre. Et quand on y aura mis la main d’sus, on saura l’pourquoi qu’y suit ces gens comme un mouton sans essayer d’nous passer d’ses nouvelles.

Bien qu’il fût prononcé dans un langage quelque peu rugueux et qui se distanciait de la syntaxe, le discours de son tonton rasséréna Marie-Marie.

— Oui ! s’enflamma-t-elle, il est prisonnier, je le sens. Nous allons le délivrer. Vous qui êtes d’excellents professionnels, vous allez retrouver la piste de cette diablesse, n’est-ce pas ?

— C’est comme si ça s’rait fait ! promit Bérurier, flatté.

— On démarre immédiatement, renchérit Pinaud.

Pour prouver que les choses sérieuses allaient commencer, il sortit une Gauloise neuve d’un paquet fripé et l’alluma, se payant même le luxe inouï d’en tirer deux bouffées avant de l’éteindre.

Marie-Marie prit sa tête à deux mains.

— Est-il encore vivant ? balbutia-t-elle.

— Juré ! crièrent en chœur ses deux compagnons.

— Ce pays brûlant me fait peur, ajouta la jeune fille. S’il vit encore, il gît peut-être dans une fosse pleine de cancrelats.

SA VOLONTÉ

La maison est sublime. En bois de teck avec d’immenses baies vitrées. Elle est de plain-pied, entourée d’une véranda dont les colonnes et les balustres sont assaillis par des plantes grimpantes.

Mis à part le terre-plein servant de parking et au fond duquel des garages troglodytes sont taillés dans l’immense roche épaulant la demeure, la nature tropicale vient lécher la maison comme un océan végétal.

J’arrête pas de béer devant cette flore exubérante. Je suis un homme de nature, ma pomme. Une pièce d’eau, un buisson, voire une simple pelouse me fascinent. Je sais depuis toujours que là est la vérité, là l’éternité : dans ce mouvement insensible des plantes et des insectes.

Tout autour c’est la forêt impétueuse, aux essences odoriférantes. Une voie large, mais qu’il faut sans cesse entretenir pour ne pas se laisser bouffer par la végétation, conduit à la route de Kuala Lumpur. Au bout d’un moment de bagnole, on retrouve la plaine marécageuse aux senteurs lourdes, un peu vénéneuses.

Je suis vautré dans un hamac, à l’ombre d’un obervillier pleureur. La lumière, sous cet arbre, est d’un vert d’aquarium. Je me sens léger, aérien, protégé de tout. Le menton sur mon avant-bras, je contemple l’admirable maison. Son toit de tuiles vertes se confond avec la sylve environnante. Une musique asiatique s’en échappe, ses notes sèches et longuement vibrantes vous pincent l’âme. Une paix miraculeuse s’étend sur ce coin du monde. Quel rare bonheur que de pouvoir vivre là ! Je baigne dans une immense félicité.

Je vois sortir ma chère Li Pût sur la véranda. Elle porte une sorte de kimono noir et blanc. Elle me cherche des yeux et m’aperçoit dans le hamac, à dix mètres d’elle. Aérienne, elle saute les trois marches et accourt en foulant le rude gazon japonais. Nous avons fait l’amour une bonne partie de la nuit, et ç’a été su-bli-me. Dès que nos corps sont en présence, un courant électrique nous parcourt, nous unit. Irrésistiblement, nous nous jetons l’un sur l’autre pour des étreintes éperdues, éternellement renouvelées.

Elle est là. Je perçois ses ondes, sa chaleur, son parfum. Son regard étonnant se pose sur moi et j’y lis l’amour, bien qu’il reste infiniment mystérieux. Puis, elle chuchote :

— Ne bouge pas ; laisse-moi faire !

Reporte-toi quelques lignes plus avant, tu reliras que je suis à plat ventre dans le hamac. Li Pût s’assied en tailleur sous le filet tendu par mon volume et coule ses doigts fuselés, diaboliquement experts, entre les mailles au niveau de mon bas-ventre, votre majesté. Je porte un short rose-pédale et un polo bleu-fiote. Habilement, la vibrante fait coulisser la fermeture Eclair (cher Eclair, que de reconnaissance nous te devons pour cette fabuleuse invention qui t’honore comme la Comédie humaine a honoré de Balzac). Ce simple mouvement, et on se paie un garde-à-vous, fixe, dans l’entrepont.

L’exquise, toujours inventive à l’extrême, s’obstine à dégager le señor Bandalez de sa fragile demeure. Tout effort portant ses fruits (fût-ce une banane), le corps à délits (issu de la Terre du même nom) vient saluer. Li voudrait le faire passer entre les mailles du filet. Mais Achtung ! celles-ci ne mesurent que 4 centimètres de diamètre. Qu’à cela ne tienne : Li Pût se dresse et coupe un fil avec ses incisives étincelantes. Pour lors, le passage est doublé et mon protubéreur à haute fréquence peut s’engager par la brèche. Le spectacle doit être sympa, vu en plan général.

Li Pût retrouve sa posture dite « en tailleur ». Elle tend son cou en tige d’arum et me chope, avec la bouche, le petit soldat suisse par le casque. Et alors, tu sais quoi ? Elle se met à me balancer, doucement en branlant le chef ! On te l’a déjà fait, ça, Nicolas ? Non, hein ? Moi, j’en n’avais jamais entendu causer. Faut dire que le hamac n’est pas très répandu dans nos régions (appelées tempérées parce que les intempéries y sont fréquentes). « Poussez, poussez, l’escarpolette ! ». Le bon Messager était de bon conseil. La sensation est intense, suave.

Depuis des semaines, on ne fait que ça, Lili Pute et moi. On rivalise de trouvailles. C’est à qui surprendra l’autre par ses inventeries coquines. On se libère à tout bout de champ. Le personnel a pris l’habitude. Il se compose d’un couple de Malais à frimes mongoloïdes. Râ Cho et Mus Klé feignent de ne pas voir, ou de trouver nos ébats normaux ; mais ça doit drôlement leur porter aux sens.

Dis, ils sont pas de bois ! Je te cite un second exemple : hier, au dîner, Li s’est penchée en avant pour saisir le plat de mangues rafraîchies. Ça m’a fulguré dans le grimpant. Faut dire qu’elle portait une jupette du genre tenniswoman, avec rien dessous. Ne faisant ni une ni deux, je me suis jeté sur elle pour l’embroquer à la clébard. Ce fut du grand art ! Elle se tenait accoudée à la table servie. La vaisselle tremblait. Râ Cho, la servante, se trouvait là, elle faisait flamber des bananes. Les flammes mettaient sur notre fornication des lueurs d’enfer. Li Pût couinait de plaisir. Je voyais la main de Râ Cho qui tremblait pendant qu’elle versait des rasades de curaçao sur le mini-brasier. Tout en bavouillant, je me disais que j’ai décidément perdu toute pudeur. Mais cet affranchissement me ravit. Y a rien de plus super que de s’assouvir librement, à l’instant où le désir vous prend.


Et là, dans mon hamac, je passe des minutes ineffables. Paul et Virginie ! C’est le rêve de tout couple, non ? La liberté dans la nature ! L’euphorie des sens.

Ces Chinois sont des mecs à part, bien plus évolués que toutes les autres peuplades de notre foutue planète ! Des Martiens, dans leur genre. Ils possèdent des connaissances bien en avance sur ce que les Occidentaux, ces sales cons, nomment « le progrès » avec emphase. Toujours à se gargariser avec leur soi-disant intelligence, alors qu’ils sont tous des sacs de merde, comme dit mon copain Sciclou. Par exemple, Li Pût me fait gober des dragées qui ont le goût de gingembre et qui te régénèrent les burnes au fur et à mesure qu’on te les vide. Moi, je trouve que c’est une invention bien plus utile que celle de la bombe H et même que l’Airbus. Tu peux prendre l’Airbus à tire-larigot, c’est pas ça qui te remplira les bourses ; et si tu prends une bombe « H », alors là, t’as plus de couilles du tout ! Grâce à ses pilules miracle, Li Pût, il a toujours l’éclat du neuf, mon dodelineur d’investigations. Je mets sabre au clair dix fois par jour.

Quand je me rase, mais c’est pas tous les jours, je me trouve amaigri, avec des yeux immenses comme continuellement étonnés ; mais ça vient aussi du climat. La chaleur, ça te mène, comme on dit chez nous dans notre campagne natale. Sinon, c’est la fiesta perpétuelle du radada.

Pile au moment où elle vient de me décoder Prosper, une énorme voiture américaine verte, chromée de partout et décapotable, surgit de la forêt.

Elle se range sur le parking et trois hommes en descendent, parmi lesquels je reconnais Koû d’Ban Boû. Tous trois sont habillés de blanc et appartiennent à la race jaune. A les voir, commako, ils font « secte ».

Li Pût se lève et va à eux.

Par discrétion, je reste dans mon filet, très occupé du reste à remettre un peu d’ordre dans ma mise.

Le groupe discute un bon moment sur la pelouse. Koû d’Ban Boû, lui, ne moufte pas, ce sont les deux autres qui en cassent. Ils jactent vite vite. Quand ils s’interrompent, Li Pût prend le relais et se met à en balancer un max. Ça pourrait durer ainsi jusqu’à la Saint-Trou-de-Balle, à l’occasion de laquelle je ne manquerai pas de t’envoyer des fleurs.

Néanmoins, ils finissent par sortir les aérofreins et, d’un commun accord, viennent vers moi. Les deux compagnons de Koû d’Ban Boû sont des personnages fort différents l’un de l’autre. Le plus âgé est tout déshydraté, tout parcheminé, avec des cheveux blancs et une barbe en pointe encore plus immaculée que ses tifs. L’autre est un véritable homme-crapaud : la hideur en personne. Courtaud, trapu, épais, chauve, plissé, avec le regard presque clos mais cependant très proéminent. Ses membres sont arqués, son cou est aussi large que sa tête et quand il respire ça remue en lui depuis le haut de ses cuisses jusqu’à son front.

Le groupe stoppe au ras du hamac. Le crapaud porte la main à sa ceinture et en tire un couteau. D’un coup de pouce sur un bitougnot, il en fait gicler la lame.

Non mais, il va me planter, ce nœud !

Son ya s’avance au-dessus de ma tête. Crac ! Il a sectionné la corde du hamac et je chois dans l’herbe, la tête la première, ce qui m’étourdit passablement.

Le crapaud-buffle est penché sur mézigue. Posément, il renquille sa saccagne.

— C’est une blague ou une provocation ? je demande depuis le sol.

Personne ne moufte.

Toujours couché, les jambes encore levées parce que l’autre côté du hamac est restée accrochée, je m’adresse alors à Li Pût.

— Tu peux m’expliquer, darling ?

Elle hausse les épaules.

— Il y a un léger problème, répond ma tendre aimée.

— Risquer de me briser les cervicales est une manière de le résoudre ?

— Pour ces messieurs, oui, probablement.

Je tente d’allumer la mèche de ma comprenette. Mais je clapote un peu du bulbe depuis le début de ma période sabbatique.

— Je les gêne ? finis-je par demander.

— Tu les inquiètes.

— En quoi ?

— Parce que tu es un flic.

— Tu sais bien que je ne suis plus rien du tout ! Si. Ton amant. Et cela me suffit car cela constitue toute ma raison d’exister.

— Tu le prétends, je le pense, mais eux ne le croient pas. Ils ont besoin de moi pour une nouvelle mission particulièrement délicate et ils exigent que je me sépare de toi avant que je ne l’entreprenne.

— Tu es d’accord ?

— Tu sais bien que non.

A cet instant, le vieux barbu se met à en casser toute une bordée à ma déesse.

— Qu’est-ce qu’il dégoise, l’ancêtre ?

— Il m’interdit de te parler français, répond-elle en anglais, car aucun de ces messieurs ne comprend ce dialecte.

— Eh bien, continuons en anglais. Quelle est ta réaction ?

— Je refuse de te perdre et je ne travaillerai plus pour eux si on t’enlève à moi.

Je me remets debout en geignant, car j’ai le dos contusionné.

— La situation paraît bloquée, non ? fais-je au vieillard, lequel m’a l’air d’être le big boss.

Son regard, c’est deux petits traits à l’encre… de Chine dans son visage parcheminé. Il les tient braqués sur ma personne comme un double rayon laser.

— Vous avez tort de douter de moi, lui déclaré-je d’un ton pénétrant. J’ai tout abdiqué pour Li Pût. Elle règne sur ma vie. Ai-je tenté une seule fois de partir, voire seulement d’adresser un message à qui que ce soit ? J’ai abandonné ma mère que j’aimais, ma fiancée que j’aimais, mon métier que j’aimais, pour lui consacrer chaque seconde de mes jours, et mon seul idéal serait que cet état de choses dure autant que moi. Vous pouvez lui confier n’importe quelle mission, je dis bien : n’importe laquelle, je l’aiderai à l’accomplir.

Le vénérable me saisit le bras et m’entraîne à l’écart en direction de la forêt. Un minuscule singe au pelage clair pousse un cri en nous voyant venir et se met à jouer les Tarzan, de branche en branche, puis d’arbre en arbre. Ses voltiges déclenchent des cris d’oiseaux jacasseurs.

— Parlons net, murmure le vieux : Li Pût est folle de vous et vous êtes fou d’elle.

— Vous sentez que c’est vrai, j’espère ? dis-je au racorni.

— Je sais qu’il en est ainsi, admet-il ; mais je sais aussi que Li Pût vous fait prendre certaines dragées qui vous conditionnent.

— Elles me stimulent peut-être au plan des prouesses sexuelles, mais elles ne modifient pas mon sentiment, assuré-je avec feu. Le jour où je l’ai rencontrée, je suis tombé immédiatement sous son charme et dans ses bras sans avoir gobé quoi que ce soit.

— Vous êtes un épidermique qui ne peut résister aux fortes tentations de la chair, me déclare le vieux bonze ; mais les liens de chair sont faibles. Si vous cessiez de prendre les dragées de Li Pût, votre cœur cesserait, lui, de suivre votre sexe.

— Qu’en savez-vous ! bondis-je.

— C’est moi qui lui procure les dragées en question, rétorque l’homme bardé de blanc. Je connais toutes les propriétés des produits qu’elles contiennent. Vous êtes un amant fou d’amour et docile, uniquement à cause de l’effet qu’ont ces dragées sur votre psychisme. Présentement, vous vous trouvez dans un état quasiment d’hypnose. Vous tueriez votre propre mère si Li Pût vous le demandait. Mais si vous interrompiez les prises, vous redeviendriez comme avant.

— Vous faites erreur, je n’ai pas besoin de vos saloperies de drogues pour rester éperdument lié à Li Pût.

Mon vis-à-vis secoue la tête, sceptique.

— Li Pût a fait un caprice à votre propos. Jusqu’à votre rencontre, elle s’est toujours montrée une collaboratrice soumise avec laquelle tout était aisé. Et puis elle s’est entichée de vous. Sa volonté de vous garder auprès d’elle était si vive que, craignant de la perdre, j’ai aidé à la réalisation de son désir en vous assujettissant totalement grâce à l’intervention de certains remèdes très anciens de notre pays. Je pensais qu’elle allait se lasser de vous, c’est pourquoi je lui ai conseillé de prendre des vacances dans sa propriété malaise. Lorsque les femmes sont en état de crise amoureuse, au lieu de contrarier leur passion, il convient au contraire de la faciliter. Seulement, vous continuez de l’ensorceler, mon cher. Je vous dis bravo, mais cela me gêne car j’ai terriblement besoin d’elle et ne peux plus attendre la fin de ses turpitudes sexuelles dont on m’a rapporté toute l’extravagance.

« N’étant pas sûr de vous, vous êtes donc de trop. Je vous avais promis de jouer franc-jeu, voilà qui est fait. »

On continue de marcher à la lisière de la forêt qui sent le poivre. D’admirables oiseaux s’envolent à notre approche. Une vie formidable grouille sous les immenses frondaisons. Et voilà soudain qu’un coup de tristesse m’accable. Se peut-il que cet enchantement cesse déjà ? On va me chasser du paradis terrestre ?

— Puisque votre produit miracle vous assure, selon vous, ma complète docilité, continuez de me l’administrer, suggéré-je.

Barbempointe décolle ses lèvres extra-minces pour un sourire de commisération.

— Pensez-vous que je vais prendre un tel risque, mon cher monsieur ? Il suffirait que vous vous absteniez d’avaler mes dragées deux jours de suite pour redevenir normal !

— Mais je suis normal ! hurlé-je. Et l’idée me vient, superbe.

— Testez-moi !

— Ah ! oui ? Et comment ?

— Qu’on cesse de m’administrer ces dragées ! On verra bien si mon comportement change. Si je vous donne la preuve qu’elles ne le modifient en rien, vous me ferez peut-être confiance, non ?

Le fossile se met à gratouiller sa barbe soyeuse.

— Il faut y réfléchir, murmure-t-il.

SA PISTE

— Traduis-z’y ! ordonne Béru à sa nièce bien-aimée. C’est pas que je cause mal l’anglais, mais ces gaziers ont un accent que, merde, faut s’l’respirer !

Docile, Marie-Marie demande au patron du bar s’il ne connaîtrait pas ? une superbe Chinoise, dans le secteur, qui pratique le délicat métier de prostituée.

L’homme a la peau du visage tellement tendue que, lorsqu’il ferme un œil, il ouvre le trou du cul. Un rictus naturel tord sa bouche, lui donnant un aspect mauvais qui ne doit pas correspondre à son tempérament, mais qui crée un malaise (un malaise malais).

Il fume une longue cigarette qui dégage une curieuse odeur en se consumant. La fumée rectiligne barre son visage. Marie-Marie songe que ce serait un bel effet cinématographique, cette gueule coupée par cette volute, avec, en arrière-plan, un aquarium dans lequel se poursuivent des poissons jaunes qui lui ressemblent tellement qu’il doit en être le père.

Il murmure, après réflexion :

— Vous prenez la rue Skon Naî Impuhr, c’est la troisième à gauche en sortant. Vous verrez, à peu près dans son milieu, une maison rouge, très étroite. C’est là.

Béru écluse son godet d’alcool de foutre de congre.

— Rent’ à l’hôtel, du temps que j’avise ! fait-il.

— Non : je vais avec toi ! riposte la Musaraigne.

Tonton violace.

— Non, mais, técolle, c’est bonjour l’angoisse ! Moi, ton onc’ t’emmener au bouik ! Tu penses un peu à c’que les glandeurs d’not’ immeub’ feraient comme gorgées chaudes s’ils le sauraient ? J’vois d’ici not’ pip’lette, c’te vieille saloperie ambulante, les ragots qu’elle irait cloporter, vipère comme tu la sais !

Marie-Marie objecte qu’il est peu probable que les voisins du Gros se trouvent à Kuala Lumpur, mais son tuteur reste intraitable :

— Fais-moi pas mett’ en r’naud, môme, c’serait la chiasse pour mes corollaires qu’ont tendance à s’naser d’après mon total de tri-glycérine.

Soumise, Marie-Marie le quitte.

Alexandre-Benoît indique au taulier qu’il doit lui servir un nouveau gorgeon.

— The chinoise girle, of dont you m’causez, chit is very goude for the pipe ?

L’autre qui n’a pas compris répond Very good, et Bérurier part à l’assaut de la petite maison rouge.


Quand le bistrotier a précisé qu’elle était très étroite, il exprimait davantage que la vérité, car l’immeuble en question ne mesure pas plus d’un mètre cinquante de large. On dirait qu’il a été compressé entre les deux bâtiments plus ou moins modernes qui l’encadrent.

Malgré son exiguïté, il comporte un étage percé d’une fenêtre. Une lanterne rouge domine la porte rouge. La maison ressemble à une blessure fraîche : comme si on avait filé un coup de kriss dans la rue. Un heurtoir de bronze représentant une bite pendante sur deux testicules s’offre à la main de l’arrivant.

Baoum baoum ! fait-il, manœuvré par celle du Virulent.

Un brin de moment s’écoule, puis une extrêmement vieille dame qui paraît avoir vécu déjà trois ou quatre existences et achever celle en cours, tant elle est fanée, ridée, ratatinée, vient délourder. Elle a le regard blanchi par la cataracte. Ça produit deux boutonnières dans la morille séchée de son visage.

Elle se plaque contre le mur, sans un mot, pour permettre au Mastar d’entrer.

Ce qu’il exécute en avançant de profil.

Un rideau de perles sépare l’entrée de la pièce principale. La vioque le franchit. Béru la suit. Il découvre alors une sorte de pièce-couloir comportant une natte, un vieux poêle de fonte, surchargé de casserolerie, un tas de hardes, un poster de Stevie Wonder et un bouddha qui ressemble à M. Doumeng, sauf qu’il a moins de pognon et davantage de bras.

Au fond de la pièce, une espèce d’échelle de meunier fait communiquer l’aimable rez-de-chaussée à l’étage.

— Hello ! crie une voix venue des hauteurs.

Sa Majesté s’approche de l’échelle et lève la tête. Il croit douter de Saint-Saëns quand il aperçoit, plantées au-dessus de l’ouverture, une paire de jambes, prolongées par une paire de cuisses, terminées par une foisonnante et luxuriante toison noire pareille à un pauvre bébé astrakan lové dans ce triangle d’or.

Fasciné, le célèbre flic gravit l’escalier. En haut, la dame ne modifie pas sa position, si bien que le noble visage du visiteur vient se placer dans ce nid sombre se mettant, dès lors, à ressembler à Georges Moustaki avant qu’il ne grisonne.

— Good morninge, miss ! s’enlanguouille le Fameux parmi cette touffeur.

La dame recule pour le laisser achever son ascension.

Une fois dans la pièce, le Gravos adresse un sourire à l’hôtesse. Cette dernière fait songer à une catcheuse japonaise. Elle est petite et pèse cent et quelques kilogrammes. Ses cheveux sont noirs, fort huileux, coupés à la garçonne. Tu dirais la petite sœur de Mao. Elle a les lèvres incarnat et les pommettes peinturlurées en mauve foncé, plus du vert sur les paupières et les sourcils puissamment accentués à l’encre de Chine. Un tableau de Fujita représentant sa cousine Fuzita, celle qui soulevait les haltères à la foire du Trône de Yokohama.

— Hello ! redit le jaune cétacé.

— J’ai fait ma grande toilette ce morninge, répond Béru qui a compris « Et l’eau[2] ? ».

La poutrone s’approche et sa main déliée comme un club sandwich se promène sur la malrasance du Mammouth.

Wonderful boy ! elle assure.

— I am flatté, déar miss, répond Alexandre-Benoît ; let me you dire que you n’are not dégueulasse non plus.

Give me some ringitt[3], exige la dame.

— Si j’aurais une laryngite, j’s’rais pas là, my gosse, répond le Chéri.

La dame faite exprès pour ça, frotte son index sur son pouce en un geste éloquent.

— Oh ! your little cadeau ! réalise Béru. Five dollars, it is banco ?

La pécore se récrie qu’il lui en faut vingt.

Alexandre-Benoît la sermonne du doigt.

— Faut pas killier the lien aux golden eggs, ma petite bricole. Je v’s’en allonge ten, payab’ cache-cache bonno, you scie ? Before de m’donner vot’ réponse, I propose de you déballer the objet.

Le glissement caractéristique de sa braguette à la fermeture mal dentée qui accroche par endroits. Et Mister Bonhomme produit son phénoménal chibraque.

La prostipute pousse un cri chinois intraduisible en français, mais dont le sens colonel, voire général, serait à peu de chose près « Oh, mon bouddha ! Une rapière pareille ! Comment se peut-ce ! Chez nous, en Asie Majeure, on ne trouve que des zézettes d’oiseaux-mouches ! Quel régal en perspective ! »

Elle fonce à une boîte exotique sur laquelle on peut lire « Véritables galettes de Pont-Aven ». Elle en extrait un billet de dix dollars qu’elle tend à Mister Big Chibre.

Take and come ! fait-elle.

Et elle court se mettre à la renverse sur une natte de soie brochée (en vérité elle est en raphia, mais décorée d’un motif qui représente une broche, ou un brochet, maintenant que cette grosse vachasse est allongée dessus, on ne peut plus se rendre compte).

Eberlué mais ravi, le Surmembré enfouille le verdâtre.

— It is very aimable à you, ma pioupée de love, remercie-t-il. V’s’allez t’avoir droit à l’opération braguette ouvert’ su’l’grand air de Lucile d’la mer Morte.

La Gravosse pige pas, mais attend dans la plus grande impatience d’héberger cet article exceptionnel. Sa vieille mère lui avait dit que ça existait, qu’elle en avait entendu causer, le soir, à la chandelle, par des collègues ayant pratiqué leur métier en Occident (un Occident est si vite arrivé !). Pourtant, elle doutait. Et voilà que la chose phénoménale est là, tendue, vibrante, l’œil sombre, la tête enflée, le teint vermeil, la grosse veine bleue en bandoulière. Un chibre bouleversant, disproportionné et béat, fonceur, mutin, bestial, couvert d’une pruine délicate tel un raisin pas encore vendangé.

— If you not look of inconvénients, j’vas garder my futal, biscotte j’ai arraché the patte of fermeture du hight et j’verrouille maint’nant ouize des épingles of surety dont I have very of mal à mettre.

Il s’agenouille, considère le centre d’accueil de la donzelle, fortement embroussaillé par son système pileux.

— J’voye qu’maâme a pas fait les foins, grommelle le Superbe, faut gaffer à pas prend’ d’algues dans l’hélice. Permettassiez qu’je balise avant d’fourvoyer Coquette, Princesse. Un’ p’tite raie in the midole pour délimiter l’territoire, plize.

Il crache sur ses doigts pour faciliter le défrichage.

Quick ! quick ! supplie la partenaire à bout d’incandescence.

— Yes, my darlinge, je coufique ; but faut chauffer l’four avant d’mett’ l’bred à cuire. Allez, go, on y va pour le lâcher d’colombes ! Décontracte-toi bien l’gnougnouf, j’t’envoye du pipole !

Et il l’entreprend.

Bien qu’elle exerce sa profession depuis quinze piges, la prostipute a grand mal à admettre son nouveau locataire. Elle comprend qu’elle a eu les yeux plus grands que le ventre. Le dit ! Et, comme ça n’empêche rien, le hurle. Imperturbable, Monseigneur Béruroche continue son trot anglais.

— Laisse aller, poupée, il halète, histoire de la calmer. C’est comm’ av’c les pull-overs : l’plus dur c’est d’passer la tronche, après ça d’vient du velours, l’reste suit !

Effectivement, les cris de la dame changent d’intonation. Au début elle appelait sa mère, maintenant elle la récite ; dans un instant, elle la chantera.

Le Mastar poursuit sa charge triomphale. C’est Annibal se lançant dans la seconde guerre punique, Bonaparte (qui faillit être manchot) rue du Pont-de-Lodi.

Baiser sur une natte rend l’acte silencieux pour peu que le plancher soit stable. Par malheur, il ne l’est point chez la péripatéchinoise. Formé de vieilles lattes vermoulues autant que disjointes, et même davantage, celles-ci craquent sous le boutoir du Tempétueux. En bas, la vieille prend les jetons : aveugle mais pas sourde. Pas trop. Elle court alerter des voisins. Lesquels s’amènent. Grimpent l’échelle. Voient ! Sont stupéfiés. Un goumi de cette ampleur ! En pleine Malaisie ! On croit rêver. S’agit-il d’un homme ou d’un centaure ? D’une prothèse surdimensionnée ? Le doute ! Attendre et voir ! Notre héros superbe harde à outrance. Le plancher qui, hélas, constitue le plafond de l’étage inférieur (cette idée, aussi, d’accorder une double fonction à ces malheureuses planches pourries !) prend de plus en plus de gîte (à la noix). La prostipute, tous jambons dégagés, talonne le contrepoids du Gros. Sur leur natte, ils se rendent pas compte. Que, pour comble, mais qu’est-ce qu’il lui passe-t-il par la tête, ce Béru, ne voilaget-il pas qu’il tonne : « And nove : at the cosaque, salope ! » Il s’élève pour acquérir de l’élan. Vise ! Fonce ! Vrrrraaaahoummmm ! C’est comme ça que tu l’écrirais dans une bulle de B.D. La plus large des planches cède au coup qui la tue. Brisée, elle va voir en bas qui s’y trouve. La vieille mammie aveugle ne voit pas arriver le radeau ! Il la méduse. Schplafff ! Une bouse ! La girl of joy est en partie dans le vide. Il n’y a plus que ses quatre membres qui la maintiennent au premier : son formide fessier de lutteuse pend comme une suspension dans la pièce du dessous. Le Béru d’amour, juste qu’il a eu le saut de carpe salvateur (Dali). Le cervelas dodelineur, il se penche charitablement sur sa compagne.

— Bouge plus, Ninette, c’est pas grave, j’irai chercher du monde pour t’hisser. On t’bichera chacun par un aileron, par les paturons aussi. Deux cents kilos à quat’, c’est d’la rigolade.

Tournant le dos aux assistants, il se croit toujours seul, le Mammouth.

Malin comme un orang-outan (ce qui en malais signifie « homme des bois »), il décide de placer à ce point critique son interrogatoire.

La gonzesse glapit de sa fâcheuse posture, mais il la calme d’un tapotis sur les bajoues.

— Mets-la sur « off », Titine, faut qu’on speak, you and me.

Il entreprend de lui demander si elle se trouvait à Marbella, España, trois weeks before. Elle affirme que non.

Connaîtrait-elle-t-il un beau garçon nommé SanAntonio ?

No, no, she don’t know.

Le Mahousse reconnaît la sincérité. Il sait qu’elle ne le berlure pas. Y a gourance sur la personne. D’ailleurs, il s’en doutait chouïa. On lui a parlé d’une très belle Chinoise, or celle dont il vient de défoncer simultanément ou presque le fondement et le plancher (et puis aussi le plafond, j’allais oublier), bien que correspondant à ce qu’il aime, n’est pas d’une beauté indiscutable.

Soit. Elle doit connaître une copine à elle, extremely bioutifoule qui crèche dans la région ou les alentours et qui marche au pain de fesses également.

Elle ne connaît qu’une autre prostipute, mais vioque et laide avec des toiles d’araignée pour évoquer son pucelage.

Ecœuré, le Mastar se relève et renfourne son gros nomade[4] dans sa roulotte. Quand, s’étant retourné, il avise la foule silencieuse massée dans la chambre, il ne se formalise pas.

— V’ pourriez l’aider à s’r’monter le dargif, sermonne le Digne. La charité bouddheuse, v’s’aut, c’est « tiens fume » ! Enfin, quoi, merde, son cul, c’est son fonds d’commerce, c’te jeune fille, merde ! C’s’rait une boulangerie qui crame, v’feriez la chaîne pour éteindre l’incident. Mais non, une pauv’ pute qu’a les miches dans l’vide, v’levez pas l’petit doigt ! Descendez au moins la r’garder d’en dessous, que ça vale la peine ; quand on est scénique à c’point, on assume, mes mecs ! Ou alors v’s’avez pas réalisé l’à quel point, telle qu’elle se tient, en bas ça doit valoir l’jeton !

Il bourrade de gauche à droite et descend. Les yeux au plafond (qui, là encore sert de plancher au premier) il marche sur la vieille mammie écrasée sans s’en apercevoir et s’arrête à l’aplomb de Vénus.

— Du tonnerre ! s’écrie-t-il. Hé ! vous aut’ su’l’pont soleil ! V’nez vite avant que tout craque, j’vous jure que ça mérite trois étoiles au Michelin !

Il contemple un instant encore et s’en va.


Il n’a pas parcouru dix mètres qu’il est rejoint par un petit Indien en pantalon noir et chemise blanche, beau comme un ange vert, qu’il se souvient avoir aperçu à l’instant parmi les assistants.

Le jeune homme est chaussé de savates de cuir tellement racornies qu’il a dû les intervertir pour les enfiler.

— You désired something, bébi ? grogne Sa Majesté.

— Tu z’é francés ? demande l’adolescent dans la langue de Molière.

— Ça s’pourrirait bien, répond le Dodu. C’t’à propos de quel sujet ?

— Zoulie Chinès qui tou cherché, moi sais !

Ce pourpre coucher de soleil sur l’Estérel au mois d’août qu’est la figure de Bérurier prend des éclats nouveaux, plus ardents, plus somptueux.

— Tu connais la Chinoise ?

— Ji lé !

— Comment qu’tu sais que c’est elle ?

— Lé zoulie zoulie et pute pute et chinès chinès. Si tine y zouli zouli ci mine !

— Elle habite où est-ce ? s’enquiert doucement le Gros, cœur battant, bouche dégustatrice.

— Ti donnes ringitts ! exige le cupide adolescent.

— V’s’avez que vot’laryngite à la bouche, dans c’bled ! Tiens, v’là une belle pièce française de cinq francs, gamin, tu la feras changer…

— Ti la fous dans ti cul ! déclare le môme en s’éloignant.

Le Poétique court après lui.

— Ecoute, mon drôlet, j’ai pas d’conseils à r’cevoir de toi ! Mon argent, j’la mets où j’veux !

L’Indien le toise d’un œil flétrisseur.

— Monnie francès kaput ! déclare-t-il. Même mendiants ni plus veut. Ti donnes dollars !

Sa Majesté grommelle :

— Faut qu’on va aller faire d’la mornifle, p’tit mec, j’ai juste un bifton de vingt dollars.

— Alors, ti mi donnes. Et ji ti dis l’endroit zoulie pute.

— Comment tu le connais-t’est-ce ? s’enquiert le Méfiant.

— Mon père li zardinier chi zoulie pute !

— Bon, alors dis-le-me et t’as le bifton.

— Non, ti donnes d’abord !

— Pas question. Après qu’tu l’auras, t’es capab’ d’me tirer un bras d’honneur et d’les mett’ ; t’es pas franco du collier, tézigue. Tiens, en v’là la moitié, quand t’auras balancé l’adresse t’auras l’reste, mauviette. Tonton Béru, j’voudrais qu’tu le susses : y s’laisse pas baiser en canard.

SA MISSION

Le vieux à la barbe blanche en pointe s’appelle Fou Tû Kong. Lili m’a appris qu’elle lui doit tout. Il était l’aminche de sa mère et il s’est occupé de sa formation à elle. Il l’a préparée au vice comme on met en forme un rosier auquel on veut faire décrire des figures artistiques. Il est l’un des hommes les plus puissants d’Extrême-Orient et dirige un tong aux ramifications internationales. Ma Merveilleuse me dit qu’il voit d’un mauvais œil mon intrusion dans la vie de Li Pût. Il m’aurait déjà liquidé depuis longtemps si elle ne l’avait assuré qu’elle se tuerait, le cas échéant. C’est donc pour la conserver qu’il me tolère. Peu m’importe. Tout ce qui compte, c’est elle et ce que nous faisons de nos corps. Il a repris à Lili les dragées qu’elle m’administrait ; mais la rusée qui prévoit tout en a fabriqué de fausses avec des pralines qu’elle a taillées au volume des vraies, puis recouvertes de laque à ongles de même couleur. Je ne voulais pas continuer de gober ses pilules de perlimpinpin, l’assurant qu’elles étaient superflues et que ma folie pour elle n’avait pas besoin d’adjuvant de service. Elle s’est montrée intraitable, arguant qu’il y allait de ma vie et que le moindre fléchissement dans mon comportement serait fatal.

Alors, bon : je continue de prendre les mystérieuses dragées, en loucedé. Et de lui faire l’amour comme impossible à décrire !

Tiens, ce matin encore, si je te disais, dans la baignoire grande comme une petite piscine. Marbre rose, siouplaît ! Deux marches à descendre. On se baque ensemble, miss et moi. Elle m’oint. Si tu verrais ces crèmes, lotions, onguents qu’elle dispose (c.d.B.) ! Un fourbi formide. Et efficace ! Elle m’a chipolaté le sournois au moyen d’un truc à base d’huile de palme aromatisée qui l’a fait illico (je devrais dire dare-dard) monter sur ses grands chevaux ! Je lui ai fait le coup du triton et de la sirène. La bavouille aquatique ! Qu’en complément de programme, j’allais oublier : le fond de sa baignoire est un miroir, Lili. Sans compter que l’eau forme prisme, loupe, tout bien ! Les mecs de Lui auraient assisté aux ébats, ils flashaient tous azimuts pour un reportage géant. Comme poster, le postère à Lili Pute, avec le guignolet au gars moi-même plein cadre ! De l’art !

Ça, c’était le morninge, au réveil. A midi, on a remis ça sur la balancelle du jardin. Elle se tenait à genoux dessus, accoudée au dossier. Je lui imprimais le va-et-vient de la manière que tu supposes. Une façon de lui revaloir son gag du hamac de l’autre jour. On a pris le repas de midi avec pépé Fou Tû Kong et Kou d’Ban Boû. Toujours d’une extrême délicatesse, les repas. Le vieux me lorgnait pour s’assurer que mon fanatisme flanchait pas. Mes démonstrations de tendresse avec Li Ptit ont paru le rassurer. Alors il a dit des trucs chinois à ma bien-aimée ; du sérieux, du technique, je le sentais bien ; on devine ces choses-là.

En ce moment, ils sont en pleine délibération, tous les trois. Enfermés dans une pièce servant de bureau, mais c’est pas un bureau. Plutôt un coin fumerie, avec des canapés bas, des tables plus basses encore et pas de fenêtres. La pièce est tendue de noir, agrémentée de décorations chinetoques dans les tons orange et rose. On y renifle des relents d’opium. L’éclairage léger incite à l’abandon. Je suis allé y fourrer Li Pût à plusieurs reprises.

Donc, ils jacassent, les bonzes et ma déesse. Moi, au contraire, je flâne dans la roseraie. Il y flotte un parfum ineffable. Un toit de roseaux habilement dressé épargne aux délicates fleurs les brûlures du soleil. Un peu partout, des jets d’eau tourniquent. Je m’y sens bien.

Et voilà qu’un sifflement étrange retentit. Je reconnais l’air, c’est Les Trois orfèvres, lesquels montèrent sur le toit avec de douteuses intentions qui eussent induit la S.P.A. à intervenir si le chat mis en cause ne s’était rebiffé en égratignant ces messieurs en un point particulièrement vulnérable de leur individu.

La mélodie provient d’un bouquet de camomillers géants à feuillage crédule. Je m’en approche et que distingué-je, plaqué contre un tronc d’arbre ? Pinaud ! Tu te rappelles : mon ancien collaborateur du temps que je marnais dans la Rousse. Plus délabré que toujours, gris, maigre, presque aussi décharné que Fou Tû Kong. Il est vieux comme une gare, ce con !

— Sana, bredouille-t-il. Toi, enfin !

— Qu’est-ce que tu fous là, vieux branleur ?

— Mais on te cherche, Antoine ! Je suis en Malaisie en compagnie d’Alexandre-Benoît et de Marie-Marie. Tu ne peux savoir quel mauvais sang nous nous sommes fait. Sans nouvelles de toi depuis des semaines…

Non mais, elle me court cette vieille frappe ! Je le visionne sans ménagements. Sa pauvre gueule est toute de guingois, le nez cartilagineux, les paupières fripées, la bouche en vieux trou de balle de pintade déplumée.

— Hé, dis, l’Ancêtre, je suis libre, non ? Chacun sa vie !

— Mais, ta mère…

— Je n’ai pas de sermon à écouter de toi, coupé-je sèchement.

— Et Marie-Marie, la pauvrette, désespérée, morte d’angoisse…

— Tu me plumes, vieux. Si j’ai un conseil à te donner, c’est de les mettre rapidos sinon ça va se gâter.

Il chique les éplorés.

— Antoine, il n’est pas possible que tu tiennes un langage pareil ! Tu n’es pas dans ton état normal !

— Ecrase-toi, César, autrement ça va chier des hallebardes, je te dis !

Le Dabe me regarde avec de l’éperduance plein les lotos. Il branle son pauvre chef qui ressemble aux vestiges d’un donjon du treizième siècle au sommet d’un piton rocheux.

Puis il, porte un sifflet à sa bouche et lui arrache une longue note stridente.

— A quoi joues-tu, bougre de vieille calamité ? m’enquiers-je.

La réponse me parvient sous la forme de Bérurier habillé en broussard, splendide dans un bermuda craqué aux miches, chaussettes dépareillées, souliers de ville, chemisette à manches courtes.

— Sana ! Te voilà !

Du coup, je m’emporte.

— Foutez le camp tous les deux et ne cherchez plus à me pomper l’air !

— Hé, dis, mon mec, t’es louf ! T’as morflé un coup de mahomed su’ l’cigarillo. Faut conviendre qu’y cogne sec dans c’bled d’mes deux !

Je ne sais pas ce qui m’arrive : la rage me fait trembler. Etre coursé jusqu’au fond des Asies par ces deux pommes grotesques, j’en claque des ratiches.

— Taillez la route en vitesse, sinon j’appelle !

Les deux hommes se dévisagent comme si on ne les avait jamais présentés.

— Ils t’ont fait quoi, tes citrons, mec ? murmure le Gros. T’es camé, mon fils, c’est pas possib’ autrement !

Pour lors, je bondis.

— Mettons-nous bien d’accord, mes gugusses : j’ai tout mon chou et je vis ici de propos délibéré, alors ne vous mettez pas à gamberger. Simplement, j’en ai soupé de ma vie d’autrefois. Je tire un trait dessus et je repars à zéro ! J’ai rencontré la femme de mes rêves ; je suis heureux avec elle, point final !

Bérurier, cet infect poussah, se fout à chialer comme trente-quatre veaux.

— Mais qu’est-ce qu’il faut-il entendre ! lamente-t-il. Complèt’ment givré, not’ Sana ; déplafonné intégral ! On va t’sogner, gars. Viens av’c nous !

Je lui tire un bras d’honneur et tourne les talons Alors, ne voilà-t-il pas qu’il me course, ce tas ?

— Tu te tailles, ou je t’allonge ! hurlé-je. Oubliez-moi tous et ne m’emmerdez plus jamais !

Le Mastar me cueille par le bras. N’écoutant que ma fureur, comme on dit dans les beaux livres reliés, je lui tire un pain carabiné au bouc. Ce rocher de Gibraltar en est ébranlé et vacille. Hébété, il se tient le tiroir à deux mains.

— Je n’en crois pas mes yeux ! lamente Pinaud. Des amis comme vous !

J’avise Râ Cho, la servante, sous la véranda.

— Hello ! lui crié-je en anglais. Envoyez-moi Mus Klé immédiatement.

Puis, à mes deux casse-noix :

— Barrez-vous illico, dans trois minutes il sera trop tard.

Le Terrible crache rouge. Son œil ressemble à un ciel d’orage.

— On s’est pas farci toutes ces heures d’zinc pour juste déguster un marron glacé d’ta part, espèce d’enfoiré vivant ! Tu vas viendre av’c nous aussi vrai qu’j’ai l’plus gros zob de la police parisienne. Si on peut pas t’sogner de ton plein pot d’grès, on t’sognera d’force, quitte à t’passer la camomille de force !

Avant d’avoir terminé sa phrase, il me balance une tatouille monstre. Mais l’Antoine, dis, tu permets ? Les taquets avec préavis, je les retourne à l’expéditeur en port dû. Une esquive pivotante qui met mon antagoniste en porte à faux, et je profite de ce qu’il est déséquilibré pour lui plonger dans la boîte à dominos, tête première.

Cette fois, le Gros tombe sur son cul, asphyxié par mon coup de boule. Il secoue sa tronche parce que son minuscule cerveau est parti en vadrouille dans sa tronche et qu’il tente de le remettre en place.

Puis il passe sa main sur la pelouse en bafouillant :

— V’ai paumé mes ratiffes ! Aide-moi à trouver mon atelier, Pinuf !

Mus Klé, alerté par sa bergère, se pointe, tenant un fusil à pompe sur son bras.

Il stoppe à quatre mètres des deux zigotos. Du bout de son arme, il leur intime de lever les bras. Les deux pieds-nickelés s’exécutent.

A ce moment précis, ma Merveilleuse arrive à son tour, flanquée de Kou d’Bari Boû et du vénérable Fou Tû Kong.

Elle me demande ce qui se passe. Je résume la scène, comme quoi ces deux manches sont venus me relancer, et que j’ai fait mander Mus Klé puisqu’ils prétendaient m’embarquer de force. J’ai même dû assaisonner le Gros afin de calmer ses ardeurs.

Le vieillard jacte à Li Pût, en caressant sa soyeuse barbiche blanche. Elle traduit en français :

— Honorables visiteurs, votre ex-chef le commissaire San-Antonio a décidé de rompre totalement avec le passé et de vivre avec moi. Je vous conjure de comprendre qu’il serait très dangereux pour quiconque de chercher à s’emparer de lui. Mon hôte bien-aimé se trouve placé sous la protection des vénérables autorités malaises. De plus, il est intangible dans ma propriété. Nul n’a le droit de s’y présenter sans s’être annoncé à la barrière placée sur le chemin. Notre personnel est armé et a l’ordre de tirer à vue sur tout intrus. Cela dit, retournez en France, honorables visiteurs, et faites-nous la grâce de ne jamais revenir. Mon serviteur va vous raccompagner jusqu’à votre voiture.

Ayant balancé ce discours, elle vient se blottir contre moi. Je la saisis par la taille et lui roule une galoche de fin de film.

Nous regagnons tous la maison, à l’exception de Mus Klé, lequel s’éloigne avec les deux compères.


Le Respecté Fou Tû Kong boit du thé au jasmin à longueur de journée. Il s’alimente fort peu, se contentant d’une menue bouchée de chaque plat. Pour certains, même, il les hume seulement, comme un parfumeur testant de nouvelles créations.

Ses doigts, longs comme des cierges, restent presque continuellement croisés. Tu dirais une botte de salsifis épluchés. Il vit à l’éconocroque, cézigue, se manifestant le moins possible, mais à bon escient. Quand nous sommes parvenus aux minuscules oranges confites, il prend la parole :

— Je vais regagner Hong Kong dès cet après-midi. Indicible Li Pût, vous êtes chargée de la mission la plus importante qui vous fût jamais confiée. Il va vous falloir déployer tous vos dons qui, heureusement, sont infinis. La réaction qu’a eue votre ami, hier, m’a paru positive et je suis convaincu qu’il sera à même de vous apporter un concours précieux.

Et, à moi :

— Je vous considère comme des nôtres, désormais, honoré ami, et je sais que vous saurez, grâce à votre expérience infiniment précieuse, assister celle dont vous avez si bien su toucher le cœur. Néanmoins, pendant la durée de la mission, je vous serais reconnaissant de bien vouloir prendre à nouveau ces pilules ; ainsi aurai-je l’esprit en repos.

Il sort un flacon de verre de sa poche, flacon qui contient les gélules roses (les vraies et les fausses) que lui avait restituées Lili.

Je me retiens de rigoler.

SA MISSION (suite)

On vient de changer de bled. On a quitté la Malaisie pour Singapour, qui se trouve à deux brasses, puisqu’un simple détroit (celui de Johore) les sépare. On occupe une jolie maison coloniale, dans un jardin pas très grand. Y a dans cette demeure un côté britannouille. Fini la luxuriance, les arbres vertigineux, les hamacs polissons, les balancelles tentatrices, les vérandas fleuries. Ici : the classe !

Colonnes de marbre, perron gourmé. Grille d’enceinte. On avoisine des gratte-ciel pimpants, aux vitres bleues pour certains. Singapour, mon petit ami, j’sais pas si t’as lu ça dans tes magazines pour débiles profonds, mais c’est un des plus grands ports in the world. Ici, on élève des porcs et des poulets, on cultive les légumes, la noix de coco et le tapioca. Sur les marchés, t’as des pyramides impressionnantes de primeurs et de poulagas. Les noix de coco, tu te dirais en Hollande au marché aux frometons qui ressemblent à des boulets rouges. J’aime bien vadrouiller, Li Pût arrimée à mon aile, parmi ces denrées appétissantes.

Je nous fais l’effet d’un couple débutant, nous deux, Lili et moi. Jeunes mariés, si tu vois le genre ? On avance, hanche contre hanche, et on s’offre une langue fourrée tous les deux pas. Elle est plus belle et frivole que jamais, mon héroïne de romans noirs. Surexcitée par l’amour et l’importance de sa mission. Je la questionne, mais, taquine, elle refuse de s’affaler. Elle me promet la vérité pour bientôt, mais paraît que ça payera. Du jamais vu ! En attendant, on fait le quartier eurf pour me sabouler d’importance. Smokinge bleu nuit, col châle. Limouille à plastron gaufré, avec boutons en perlouzes presque véritables. Nœud pap’ en soie argentée, tatanes vernies, de quoi rupiner dans un gala, éclabousser les mirettes fémino-pédérastiques de l’assistance ! Faire baver des rondelles de noix de coco aux monchus, comme on dit à Saint-Chef (sauf que là-bas il est question de ronds de chapeau, vu que les noix n’y sont pas de coco).

Li Pût m’annonce qu’on se rend dans une soirée very very smart. Je serai son chevalier servant. Ajax ammoniaqué ! Faut que j’en jette ! Import-export ! J’aurai à charge de livrer une cour pressante à l’épouse de l’ambassadeur U.S. qui a la réputation de ne pas rechigner sur le coup de bite quand c’est un fripon au sourire Colgate qui monte en ligne. Elle-même s’occupera de son vieux. La première partie de l’objectif, c’est que nous fassions la conquête du couple. Coûte que coûte, l’un de nous deux devra tomber l’un des deux ; si on réussit le doublé, alors ce sera fête au village, avec les grandes eaux et illuminations complètes.

Elle parle de ce tournoi singulier comme d’un safari, ma Merveilleuse. Et c’est vrai que ça ressemble à une partie de chasse.


Alors bon, très bien, la fameuse soirée arrive. Pourquoi y sommes-nous conviés ? Mystère et bouledogue (c.d.B.). L’affaire a été arrangée par les soins de Dieu-le-Père, c’est-à-dire, par mister Fou Tû Kong.

Un trèpe choisi et varié se pointe dans les salons d’apparat de l’ambassade. Les Jaunes sont en majorité (du jaune citron au jaune bronze), mais y a également pas mal de Blancs et en plus quelques Noirs pour faire sérieux.

Le couple ambassadal reçoit les invités, debout, à l’entrée. Lui, c’est un miroton d’une cinquantaine de balais, au regard clair, un peu coloré dans la région du tarin, avec des cheveux gris clairsemés. Elle, une vieille évaporée qu’on a introduite à la va-comme-je-te-comprime dans une robe-fourreau noire, mais rappelle-toi qu’elle doit être duraille à dégainer, la mère ! Elle est boulotte, le pot d’échappement au ras de la moquette, avec un bide plein le devant, et de gros nichemars mollassons qui se répandent sur son sternum comme un seau de tripes qu’on lui aurait vidé dans le soutien-gorge.

Elle est teinte en bleu, avec des traînées blondes. Sa quincaillerie rutile à son cou, à ses poignets, à ses doigts. Dans cet appareil, elle pourrait jamais traverser sa piscaille à la nage, moi je te le dis !

Je presse la paluche de tennisman du croquant et je cueille ensuite celle de son brancard en jouant des Mazda tant que ça peut. Je chique d’emblée au gars ébloui, frappé au cœur par la beauté campée devant lui. Le côté : « Ahrrr, mon Dieu ! Se peut-ce ? Si je m’attendais à ça ! »

Elle me capte cinq sur cinq, salope comme je la subodore. Son regard farineux me répond : « Bé, voui, mon bonhomme, j’ai le cul du siècle et je suis prête à te narguiller le brise-jet si tu me cherches ! »

J’en finis pas de garder sa menotte fripée dans ma dextre virile, ni de vriller mes châsses conquérantes dans le pot de gélatine à deux trous qui lui tient lieu de regard.

Au suivant !

On s’approche du buffet.

— Tu as déjà marqué un point ! me complimente Lili Pute.

— Il va falloir suivre ! modesté-je. Et pour toi ?

— Ça va, répond-elle laconiquement.

Tu parles que « ça va ! » Les julots de la boum n’ont d’yeux que pour elle. Faut dire qu’elle est pas triste à regarder, la chérie ! Plus fascinante qu’elle, tu te pètes l’aorte !

On écluse une coupe en guignant nos proies. Bientôt, les hôtes ont fini le jeu du serrement de paume. Ils sont alors abordés par des groupes d’invités qui viennent leur tartiner les gnagnateries d’usage. Rien de plus con qu’une réception, si ce n’est une autre réception plus importante. T’as une douzaine de mots à dispose qu’il faut absolument placer dans le laps de temps qui t’est imparti. Le premier d’entre eux étant l’adjectif « merveilleux » : soirée merveilleuse, toilette merveilleuse, ambiance merveilleuse, buffet merveilleux ; et comme quoi c’est merveilleux l’à quel point tout est merveilleusement merveilleux ! Bande de cons ! Ecrémés du bulbe ! Fornicateurs de trous d’évier ! Mais tu sais qu’il faudrait pouvoir me haïr tout ça, mon pote ? Me l’empiler dans des fosses d’aisance en laissant une couche de merde au-dessus, pas qu’ils prennent l’air ! Ils sont dépravants, ces faisandés. Ils puent la venaison attardée ! Le chrysanthème flétri, le slip trop longtemps porté ! Heureusement que le temps les tue ! Mais ils repoussent ! C’est ça, l’horreur : ils repoussent, y compris du goulot !

Certains tentent de nous aborder. Une nana comme Li Pût lâchée dans une compagnie, et c’est l’émoi des maris. On snobe tous ces pèlerins de la voirie humaine ; on leur regarde au travers ; on leur passe outre. Jusqu’au moment, qu’enfin, on voit une éclaircie du côté de chez les Swan (c’est leur blaze, aux bassadeur et drice). Alors on se sépare momentanément, Lili et moi. Que le meilleur gagne !


Je la coince tandis qu’elle jacte avec un Japonais qui lui jappe au nez car il est sourd et, si t’as remarqué, les sourds gueulent toujours en parlant, même quand ils sont japonais.

Habilement, je m’interpose entre la drice et le Jap. Il continue de jacter à mon dos, puis celui-ci ne lui répondant pas, finit par la boucler.

Tu me materais à pied d’œuvre, j’ suis convainqueur que t’abasourdirais de mon brio. Pas par four roads, l’Antoine. Au lieu de lui susurrer comme quoi son champagne, son salon, son cul, ses bougies pour planter dedans et ses petits fours sont « merrrrrrrveilleux », je lui raconte suce-sein-tement ceci :

— Madame, votre salon donne sur une terrasse ; les portes-fenêtres sont grandes toutes vertes ; la nuit est tiède et embaume l’eucalyptus. Depuis bientôt une heure, je vous admire à la clarté des lustres, aurai-je le bonheur de vous admirer légalement à celle des étoiles qui, je le sais déjà, vont merveilleusement avec vos yeux ?

Textuel, posément, et ce sur un ton qui mouillerait ton Pampers de fond en comble.

Mistress Swan, tu peux croire qu’une jactance de ce calibre, ça fait depuis la guerre de Sécession qu’on ne la lui avait pas balancée, et même elle l’a jamais eue vraiment en version originale. Ses cils sont collés par du mascara crème telles des pattes de moustique par la glu du papier tue-mouches, vu la surcharge qu’elle s’est filée. Ça lui fait un z’œil comme le soleil dans un dessin d’enfant.

Elle me gloupe en plein. Elle énamoure. M’escorte jusqu’à la porte-fenêtre la plus proche.

La terrasse, très vaste, est délimitée en différentes zones par des plantes en bac. On y trouve un coin de repos, un coin de repas, une aire de jeu.

Mon hôtesse se dirige jusqu’à la balustrade où elle s’accoude, bien déguster l’heure enchanteresse. On voit la ville illuminée, et puis la mer criblée elle aussi de mille feux.

— Vous devez me trouver bien hardi ? je lui chuchote à l’oreille.

— J’aime les hommes hardis, elle répond à voix basse.

Clouc ! je lui file un petit coup de langue dans la portugaise. Surprise, elle en exclame. Mais les gerces, j’ai jamais compris pourquoi, les papouilles dans les manettes, ça les branche tout de suite.

— Et moi j’adore les femmes qui aiment les hommes hardis, ajouté-je.

Le duraille, c’est d’oublier sa tarderie à médème, le combien elle est blette résolument. Et doucettement viocarde dans son genre. Pot à tabac. Heureusement qu’avec les dragées godfort du barbichu j’épanouis du calbute à la moindre pensée volage !

Manière de me solliciter l’Agénor, je me raconte une très somptueuse production « X » où elle tient le rôle principal, la Daronne. Promue Marlène Dietrich de la miche experte pour la circonstance ! Grande star hollywoodienne des trente-six poses ! Mon photomaton le plus saisissant, ça la représente mariée à un saint-bernard.

— Jusqu’à présent, je ne croyais pas au coup de foudre, je lui vagualâme.

Elle non plus, pas beaucoup. Son terrain c’était plutôt le coup de verge, la mère Swan. La v’là qui part à la recherche du temps pas perdu ! Sa bouche de poisson-algue se tend, ronde comme un trou de balle. Mince ! L’embrasser ? Pouah ! La bouche, faut aimer. Tu te forces, tu gerbes ! Faire semblant, c’est le refile assuré. Je lui dévie en souplesse l’objectif. Comme elle a des tendances au nanisme, me suffit d’appuyer sur son épaule d’une main et, de lui fournir, de l’autre, mon zoom à réglage salivaire pour l’amener à genoux d’œuvre, Ninette.

But I have my red mouth ! elle objecte.

J’y rétorque que ça ne fait rien et qu’elle se grouille avant la clôture de mes bourses en cours.

Elle n’hésite plus à m’interpréter les « Trompettes » d’Aïda pour cor des Alpes.

Dans les salons luminés, ça jacasse à tout-va ; brouhaha mondain. Tu connais ? Non, tu connais pas ? T’as de la veine, cherche pas à connaître, surtout, laisse baigner !

Mamie Swan est en plein turlututu quand, par l’autre porte-fenêtre, surgit un autre couple.

Pas la peine d’allumer le plein feu, t’as déjà pigé ? Ou sinon c’est que tu es encore plus con qu’il n’est précisé dans ta biographie.

En effet, l’autre couple se compose bel et bien de l’ambassadeur et de Li Pût.

Un rideau d’harmonicas à fleurs archiduques nous sépare de lui. Une seconde séance amoureuse s’organise. Leçon d’amour dans un parc suspendu ! Ma chère splendeur lui confectionne de ces agaceries mijotées qui, d’emblée, lui valent les compliments du jury à l’unanimité, plus la voix du père Swan. C’est si extraordinairement very delicious qu’il en pousse des râles comme quand il morflera son infarct, le diplomate à la crème ! Il dit comme ça : « Ahowrrrr ! Braouhhh ! Sllllowwww ! Hurk ! » Un vrai Comanche sur le chantier de la guerre, ou le sentier de naguère.

A mon tour, voulant pas négliger madame, et puisqu’elle m’a stratifié l’Angélique, je la récompense d’un coup de guisot magistral, que tant pis pour la robe-fourreau remontée tant mal que bien jusqu’à son double menton. On forme un bath quatuor à cordes (vocales). Au programme : « La flûte enchantée et la Symphonie Fantastique ».

A un certain moment, un vieux diplomate hachuré se pointe sur la terrasse pour fumer un cigare. Ce qu’il constate le met en fuite ; et c’est tout bénef pour ses éponges parce que la nicotine, merci bien, tu sais à quoi ça conduit ?

Bref, on réussit à se dévergonder le couple au-delà de nos espérances. M. et Mme Swan se retrouvent à la fin de leurs ébats. Li Pût aide obligeamment l’ambassadrice à se requinquer. Les deux époux paraissent très tolérants, ils se congratulent réciproquement pour le panard géant qu’ils viennent de prendre au débotté, si je puis dire. Ils nous assurent de leur plus vive reconnaissance. Bien que provisoirement rassasiés, ils prévoient l’avenir. Et quand t’est-ce qu’on se revoit, tout ça ? Pile ce que souhaitait Lili Pute. On fait comme les Arabes travaillant dans les palmeraies : on prend datte !

— Ah ! chéri, tu as été inouï, m’assure Li Pût un peu plus tard. Travailler avec toi devient de l’art.

SA MISSION (toujours elle)

— T’es d’une pâleur cave d’Amérique, ma gosse ; déclare tonton Béru, soucieux. Si tu continueras à t’bouffer l’sang, t’vas d’viendre poitrinaire comm’ la Dame aux Bégonias. Faut qu’on va rentrer, ma loute. Y vont finir par t’virer de l’Enseignage à force d’absenter. L’Sana, il est court-juté, on n’y peut rien. Y s’plaît dans sa nouvelle vie au point d’m’fout’ su’ la gueule quand t’est-ce je lu précone de rentrer. Un jour ça lu passera, y reviendra d’son erreur…

La pauvrette fait « non non » de la tête.

— Il faut s’emparer de lui par la force, mon oncle ! déclare-t-elle. Il est en danger. Cette Chinoise est une meurtrière qui l’a réduit à merci. Je sens que son charme n’est pas le seul facteur de séduction. Elle le drogue fatalement ! N’est-ce pas, oncle César ?

— J’en ai la conviction, admet Baderne-Baderne. Souviens-toi de son regard, Alexandre-Benoît : ce n’était plus le sien, mais celui d’un illuminé.

— Donc, nous devons le sauver.

Le Surgonflé hausse les épaules.

— Souate, mes braves, admettons qu’y soye camé, seul’ment la drogue t’fait pas aimer qui qu’t’aime pas. Pardonn’-moi si j’m’escuse, môme, mais le Tonio est fou d’cette pécore-crème-vanille ! Ça s’voiliait.

— Il en est fou artificiellement ! s’obstine Marie-Marie. Il en est fou parce qu’on lui fait prendre des produits ayant une action biochimique sur les neurones de son cerveau.

L’Inconvaincant commence à trouver qu’on lui pompe l’air avec les états d’âme artificiels de San-Antonio. Son crochet dans la clape lui est resté sur l’estomac, puis-je me permettre d’ainsi m’exprimer ? Oui ? Bon, merci.

— Les neurones à ton grand glandeur, j’en ai plein l’cul, ma fille ! J’te dis qu’not’ pot’ est plus not’ pote. Il a viré voyou pour sa miss Jaunisse, un point c’est tout à la ligne.

— Les voilà ! annonce soudain Pinuche.

Ils se mettent à regarder en direction de la maison coloniale où loge le couple à Singapour. Leurs haleines ont embué les vitres de la Honda où ils se tiennent. Ils y pratiquent de discrètes meurtrières du bout des doigts.

En silence, ils voient sortir San-Antonio et Li Pût, enlacés. Le couple avance d’un pas rapide, cuisse contre cuisse, synchronisant voluptueusement leur marche.

— Pour un mec chnouffé, y tutube pas trop, ricane Bérurier.

Marie-Marie pleure en regardant s’éloigner les deux amants vers le centre de la ville.

— Si qu’on enlèverait ce connard, reprend l’Enflure, c’s’rait comme on dit en langage judicieux : un porte-voix de portefaix su’ sa personn’.

— Il ne s’appartient plus ! balbutie sa nièce d’un ton haché menu par les sanglots. Je vous jure qu’il faut le sauver !

— Eh ben vous l’sauverez sans moi ! déclare Béru tout net. Ecoutez : la Pine les a suvis à Poilala Autour[5] jusqu’à la raie-au-porc. Est-ce que l’Grand a r’chigné pour prend’ l’avion qui les a amenés z’ici ? Mes couilles ! Et je pèse mes mots. Et là, dis, il a l’air déclaveté, Marie-Marie ? Mords-me-les, la manière pâmeuse qu’ils vont ? Faut t’rend’ quand Lévy danse : y s’adorent. Tire un trait d’sus, ma péronnelle, t’en r’trouv’ras un aut’, un mieux. J’connais cent mecs qui rév’raient d’faire leur chourave d’toi, mon Trognon. N’s’rait-il que Francis Galurin, l’fils à mon pote d’régiment qu’est mat’lassier. Allez, zou, on a assez suffisamment traîné dans ces pays sans beaujolais ni rillettes. Quand j’pense qu’on paye l’voiliage av’c nos prop’ éconocroques ! A une époque qu’ le carbure d’vient rarissime !

Le couple, tout là-bas, a disparu, happé par le grouillement de l’immense port.

Marie-Marie essuie ses larmes, comme naguère elle a essuyé la buée sur la vitre.

Je te laisse méditer la splendeur d’une telle image que j’ai refusé de vendre à Epinal, bien qu’on m’en offrît une fortune.

— Ecoute, mon oncle, rentre, moi je reste. Je ne l’abandonnerai jamais, ayant l’intime conviction qu’il est en grand danger et qu’il ne s’appartient plus.

Pinaud se racle la gamelle.

— Je reste avec toi, Marie-Marie. Avant de quitter Paris, j’ai cousu quelques louis d’or que nous avions dans la doublure de ma veste. Nous les vendrons dans une banque, ce qui nous permettra de tenir le coup quelque temps encore.

Le Gravos se mord les lèvres, pète en souplesse après s’être penché sur la droite, tel un motocycliste négociant un virage.

— C’qu’v’pouvez t’être chiants, les deux ! déclare-t-il. Bon, on va l’rapter, ton grand vaurien, pisque t’es enragée !

— Merci, mon oncle.

— Mais, bordel de merde en branches, pourquoi t’est-ce qu’tu acharnes à croire en lui, mouflette ?

— Je l’aime. La preuve : c’est moi toute seule qui les ai retrouvés à Singapour.

— Bédame, t’as questionné tous les bagagisses de la raie-au-porc en leur montrant la photo de ces deux viceloques !

* * *

On est devenus inséparables, les Swan et nous deux. La partouzette maison, ils en raffolent, mes Ricains. Bien des couples fatigués se résolvent à cette pauvreté, manière de se stimuler la glandaille. A court de cinoche mental, ils passent aux splendeurs orientales : la scène épique du harem en folie interprétée par toute la troupe ! La cochonnerie géante, pour le confort des copulations.

Li Pût qui en connaît long sur la tringle comme la voie ferrée du Transsibérien, a drivé l’affaire de main de maîtresse. Elle a su gommer l’aspect honteux, voire simplement gênant de nos relations pour les transformer en « liens d’amitié ». On brosse en copains, si tu vois ? On se fait des dîners fins chez les uns ou les autres, et après les liqueurs, valsez bénouzes et culottes affriolantes ! Tout le monde sur le pont pour l’exercice d’évacuation du navire !

Le régal des lanciers ! A toi à moi la paille de fer !

Ce soir, ça s’est passé chez nous. Les ambassadeurs ont vécu des instants formides. On leur a sorti le grand jeu, les meilleures figures du ballet : « le chien des baskets de ville » ; « les grands cimeterres sous la hune » ; « le sous-pied de Salins » ; « les morceaux choisis de Casanova » ; « la baise de Castro » et « la couche du moche ». C’était si tant tellement à ce point féerique et endiablé qu’ils ont applaudi, après le baisser de rideau.

Et c’est alors que tout se joue concernant la mission.

Li Pût caresse Mr. and Mrs. Swan de ses doigts chargés d’électricité pas du tout statique, espère !

— A demain, n’est-ce pas, mes chers amours ?

L’Excellence remet son slip de bataille.

— Hélas, ce sera impossible, fait-il.

— Oh ! mon Dieu ! déplore Lili Pute, instantanément désolée.

— Et ce le sera durant trois jours, soupire Dorothy. (Je t’avais pas dit : la mère Swan s’appelle Dorothy ? Son vieux fromage, lui, c’est Hasse. Paraît qu’au boulot il est dur dur. Pour un oui, ou un non, Hasse Swan fait barrage.)

Ma Merveilleuse se tord les mains.

— Trois jours sans vous ! Oh ! non, je ne peux pas…

— Ma chérie, déclare l’ambassadeur, vous savez bien que c’est demain que commence la Conférence internationale de Singapour, à laquelle participeront notre Président, le Premier ministre japonais et le chef du gouvernement de Chine Populaire.

— En effet, j’ai vaguement entendu parler de la chose, convient ma Bellissima.

— Vaguement ! plaisante Swan, mais il n’est question que de cela sur la planète !

Elle lui lichouille prestement la lèvre, façon caméléon.

— Vous savez bien que je ne l’habite qu’accessoirement, votre damnée planète, Bel Amour.

— Et c’est ce qui ajoute à votre charme, adorable nymphe, bavasse le vieux kroum. Toujours est-il que demain, à midi, je dois accueillir mister Président à l’aéroport et que nous l’hébergerons (de F.O.) à l’ambassade pendant son séjour à Singapour.

— Oh ! j’aimerais le voir ! gazouille mon canari d’amour. Ne puis-je me mettre dans un petit coin pour le voir de près ?

Donc, j’attire ton attention, Gaston : c’est ici que se décide le sort du monde pour les jours à venir. Ou bien le père Swan fera droit à la requête de Li Pût, ou bien pas ; auquel dernier cas, on se sera farci ces sinistres parties de jambons pour la peau !

— Hélas, ce n’est guère possible, ma jolie. Depuis plusieurs jours, nous avons les services de sécurité sur le paletot ; les gars qui en font partie ne sont pas des enfants de chœur. Ils épluchent tout et spécialement la liste des personnes devant approcher le Président. Chacune d’elles fait l’objet d’une enquête serrée et les invités seront filtrés. D’ailleurs on a équipé la porte d’entrée d’un système de détection plus sophistiqué que ceux en vigueur dans les aéroports.

Li Pût se ferme. Elle a le don de se rouler comme un pébroque anglais lorsqu’elle est mécontente. Son regard mince se modifie et les paupières ne laissent plus filtrer que les deux pupilles.

— En ce cas, n’en parlons plus, fait-elle, mais vous devenez terriblement fonctionnaire, mon cher, une fois que vous avez remis votre pantalon. Je vous préfère comme ceci…

Elle ouvre un tiroir, en sort un paquet de photographies qu’elle répand sur la table comme on étale un jeu de cartes. Ces belles images nous représentent en train de bien faire, les quatre. C’est son grand gadget, la photo, Lili Pute. Il est pareil à la choucroute : il tient au ventre et se réchauffe indéfiniment.

La mère Swan égosille de pâmage en voyant ces poses suggestives.

— Comme c’est very excitinge, elle glapit, déjà prête à remettre le couvert, cette vorace.

Son bonhomme, par contre, pousse une toute sale frime. Il louche sur les photos et demande, paumé :

— Mais, comment se fait-il ? Pourquoi ?

— C’était trop bon, dear Hasse, répond Li Pût. Quand nous sommes seuls, Antoine et moi, grâce à ces clichés coquins, nous revivons les inoubliables instants passés en votre compagnie, n’est-ce pas, chéri ?

— Oui, renchéris-je, c’est notre pense-bébête.

Outre qu’elle est intraduisible en anglais, ma boutade passe par-dessus la peau de dauphin de sa panique sans l’atteindre.

Il flaire brusquement le tout grand coup fourré de sa carrière, l’Excellence. La méchante colique qui va peut-être lui choir dessus.

Et sa rombière innocente de supplier :

— Oh ! Li Pût d’amour, vous voulez bien m’en donner quelques-unes ?

— Prenez-les toutes, j’ai les négatifs ! assure la perfide, ce qui flanque une nouvelle décharge de haute tension dans le rectum de l’ambassadeur.

— Qui a pris ces photos ? demande-t-il.

— Un appareil incorporé au montant de mon lit, mon aimé !

— C’est de la folie, assure-t-il. Si elles tombaient entre des mains inamicales…

— Quelle idée ! s’écrie Lili Pute, parfaite d’innocence.

Sa surprise est si authentique qu’on voudrait la faire encadrer et la suspendre avec les ex-votos de Lourdes.

Elle ajoute :

— Vous n’imaginez pas que je pourrais les montrer à qui que ce soit, Hasse ? Ce serait de la folie douce ! Nous serions tous quatre perdus de réputation et votre brillante carrière volerait en éclats !

Du grand art, je te dis ! Elle est plus fascinante encore dans ce numéro de chantage inavoué que dans sa démonstration de brossage.

Elle le prend par le cou et coule sa main insinuante sous sa chemise pour lui masser la poitrine.

— Dites, bel amour, vous n’êtes pas inquiet, au moins ? Vous voulez que je vous donne les négatifs ? Oui, n’est-ce pas ? Vous voici tracassé. Si j’avais su, je ne vous aurais pas montré ces photos.

Elle lui caresse maintenant l’entrejambe de sa main restée libre.

— Hasse chéri, je vous les donnerai, c’est juré.

— Quand ? balbutie ce vieux connard.

Elle fait sa chatte :

— Invitez-moi à la réception du Président et je vous porterai les pellicules !

Il y a un temps mort ; vraiment mort pour Swan que je sens au bord de l’agonie.

— Et si je ne parviens pas à vous inviter ? questionne-t-il après avoir rassemblé tout l’oxygène encore disponible dans ses foutus poumons.

Elle s’écarte de lui, boudeuse.

— En ce cas, vous seriez un grand méchant, Hasse.

C’est tout. Pas une broque de mieux.

Les époux ricains nous quittent. La vioque est ravie d’emporter les photos graveleuses. Son vieux titube d’angoisse.

Lorsqu’ils sont partis, Li Pût se jette dans un fauteuil en éclatant d’un rire de ruisselet sur des cailloux roses.

— Tu as vu la tête qu’il faisait, pouffe ma Sublime. On aurait dit un homme venant d’apprendre qu’il a le cancer !

— Ces photos sont pires que les pires métastases, dis-je. Il va passer la nuit à les regarder ; mais au lieu de l’exciter, elles le feront débander.

Et puis je m’abîme dans des réflexions à n’en plus finir.

— Tu parais soucieux ? note Lili Pute. Tu crains que je n’obtienne pas cette invitation ?

— Non, pour l’avoir, tu l’auras, sois tranquille. Il prendra tous les risques, mais tu recevras le carton par porteur spécial demain matin.

— Eh bien alors, à quoi penses-tu ?

— A l’ironie de la vie, Li Pût. L’une de mes dernières enquêtes s’est déroulée en Irlande où j’ai déjoué in extremis un complot visant le Président des Etats-Unis[6] et voilà qu’à présent j’en trame un contre lui ; ne trouves-tu pas cela un peu dérisoire ?

Elle hausse les épaules.

— Je vais te citer un proverbe de chez nous : « Le noir s’écrit sur le blanc, et le blanc sur le noir. » Il est de notre grand poète national Sâ Na Tô Nio, ce qui en riz cantonais veut dire « Bon cœur, belle bite ».

— Très profond, conviens-je. Et qui peut s’appliquer à tout à condition de le sortir.

Li Pût tique à nouveau. Elle est à l’écoute de ma pomme comme un joueur de Baccarat (Meurthe-et-Moselle) est à celle d’un vase de cristal.

Elle me demande ex abrupto :

— Au fait, as-tu pris ta dragée rose, aujourd’hui ?

Je réfléchis.

— Non, admets-je, habituellement, je l’avale le matin dans notre chambre, mais aujourd’hui nous avons pris le petit déjeuner sur la terrasse, ce qui me l’a fait oublier.

— Alors, viens la prendre !

Elle m’entraîne vers notre chambre.

— Qu’est-ce qui t’a donné à penser que je ne l’avais pas prise ? lui demandé-je. Ai-je l’air d’un homme en manque ?

— Oh ! certes non, mais il y a un je ne sais quoi d’inaccoutumé dans ton personnage ; disons une espèce de gravité que je ne voudrais pas voir dégénérer en mélancolie.

Je biche mon flacon magique dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains et y pêche une gélule. Li Pût s’assure que je l’avale bien.

C’est plutôt elle qui est soucieuse ! Pourtant, quand j’ai virgulé le petit coup de glotte enquilleur, son fabuleux visage se détend.

Elle se jette sur le lit, écartelée.

— Je ne pourrai jamais plus me passer de toi, soupire-t-elle. Plus jamais ! Tu es ma drogue.

LA GRANDE SOIRÉE DE SA VIE

Allongé sous un parasol, au bord de la piscine, je contemple le toupet d’un palmier se détachant sur le bleu du ciel. Des pigeons blancs volettent d’un bord de toit à un autre. Les mâles se reconnaissent facilement à leur manière de faire la roue autour des pigeonnes, ces cons. Aussi balourds que les hommes ! Empressés, avantageux, sûrs d’eux et dominateurs comme ces Français que parlait De Gaulle, jadis. Ils remuent d’étranges sensations en moi. Je cherche. Trouve. Marbella : le Puente Romano et son merveilleux jardin. Le clocher-minaret-colombier dominant l’urbanización. Avec ces oiseaux blancs à becs roses, pavaneurs et roucouleurs, mais si gracieux…

Le Puente Romano aux constructions blanches. Notre studio… La table de cuivre repoussé, la terrasse fleurie, Marie-Marie enveloppée dans une serviette de bain. Les cris et les rires d’enfants en provenance de la piscine… Une émotion bizarre m’oppresse. J’ai de la langueur plein le caberlot. Et cependant, on est si cool, ici.

Li Pût paraît, en robe de soirée, sous le dur soleil équatorial. Cette robe est de couleur marron glacé, avec des volants de dentelle d’un ton plus clair. Création exclusive d’un grand couturier romain.

— Que dirais-tu de ça pour ce soir ? me demande-t-elle.

Ma mimique est expressive. Je ne lui dis pas que sa peau et la robe constituent un mariage parfait, suprême ! Elle est belle au-delà de toute description. La fille la plus merveilleuse de ma vie, Lili Pute, pas la peine de tergiverser.

— Dis donc, le Président est plus vieux que ses artères, dis-je. Il a doublé de cap de Bonne-Espérance depuis lurette ; tu comptes le « neutraliser » par commotion ?

— Non, autrement.

— On peut savoir ?

— C’est très astucieux, tu verras.

— Tu me fais languir.

— N’est-ce pas l’un des ingrédients du plaisir ? Alors, O.K. pour cette toilette ?

— Tu n’en trouveras pas qui t’aille mieux, elle est tellement parfaite qu’on dirait que tu es née avec.

Elle apprécie le compliment.

— Hasse a dû passer une nuit agitée, fait-elle. Au réveil nous avions déjà notre carton gravé aux armes des Etats-Unis. N’oublie pas qu’il est précisé là-dessus que tu es attaché culturel français et que je suis ta femme !

— Tu l’es ! appuyé-je.

Elle se penche sur moi. Ses deux seins à fleurs ocre semblent me sourire dans le décolleté. Son baiser vaut à lui seul davantage que les coïts de toute la vie d’un couple moyen. Sa langue d’une folle agilité me titille tout le pourtour de la bouche, longuement, avant de s’insinuer, — puis de se rétracter pour encore revenir à la charge. Quand elle démarre de la sorte, tu peux compter que, trois minutes plus tard, nous sommes à l’établi. Déjà j’avance la main vers son triangle des Bermudes.

— Attends que j’aille ôter ma robe, fait-elle, sinon elle ne sera plus mettable.

Je lui répondrais bien qu’elle, par contre, l’est, mais ça ferait peut-être trivial dans un livre de cette qualité.

Je l’accompagne dans la maison, la zézette en fête. Le cœur, lui, par contre, ne l’est pas.

Peut-être parce que j’ai pris l’une des dragées truquées que Lili Pute avait confectionnées pour duper le père Fou Tû Kong, tu crois ?


Après une nouvelle et éblouissante partie d’amour, et alors que nous sommes momentanément exténués, jetés sur le lit comme deux noyés sur une plage, je me pose la question.

« Pourquoi, hier, ai-je délibérément avalé une fausse gélule ? Et pourquoi, l’avant-veille, n’en avais-je pas gobé ; tout comme je me suis abstenu ce matin ? » S’agit-il d’une insurrection de mon corps qui refuse de se laisser investir par des stimulants de mauvais aloi ? Est-ce une séquelle de la pénible scène que j’ai eue, la semaine précédente, avec Bérurier ?

Si j’analyse mon état présent, je dois convenir que ma passion pour Li Pût est intacte, et tout aussi violent mon désir d’elle (je viens encore de le prouver) ; cependant quelque chose s’est modifié en moi, que je ne parviens pas à définir. C’est comme quand tu es à l’étranger, très loin de France, et que tu t’obstines à tripatouiller un poste de radio pour essayer de capter une station de chez nous. Voilà : je suis à l’écoute de mes racines. Mais je ne perçois rien qu’une sorte de brouillage confus pareil au bruit du vent dans les blés encore verts.


Dans l’après-midi, nous avons la visite de Fou Tû Kong. Un Blanc l’accompagne ; ou plus exactement un rouge car le mec est rouquin comme un incendie de forêt. Fringué comme l’as de pique quand l’as de pique a décidé de nettoyer les bougies de sa bagnole. Il porte un costume mao cradingue comme un train de banlieue indien et sa barbe rousse laisse pleuvoir des points de desquamation en surabondance. Tu pourrais le suivre à la trace, tellement qu’il s’émiette, le gazier.

Le vieux Chinois ne se donne pas la peine de faire des présentations malgré la politesse de règle dans son pays.

— Nous venons vous apporter les objets et les indications complémentaires, fait-il.

Il se tourne vers le Cuivré et lui adresse un signe. L’autre va ouvrir une sacoche de cuir à soufflets, dénichée chez un brocanteur, car elle pourrait avoir appartenu à Phileas Fog. Il l’ouvre en grand et, tel un prestidigitateur, en sort, tu sais quoi ? Un lapin. En anglais, un rabbit (de cheval). Un gros lapin blanc aux yeux et au nez rouge, comme les yeux et le nez de Béru.

Il dépose l’animal sur un guéridon. Le lapin se met à flairer le vide d’un air paterne. L’homme revient à notre table. Il tire alors de sa poche un long fume-cigarette d’ivoire, y introduit une cousue, l’allume et puis se tourne en direction du rongeur.

On attend. On ne pige pas. Soudain, le lapin blanc a un soubresaut et il tombe sur le flanc en agitant ses pattes. Quelques spasmes et il se raidit. Mort.

— Joli ! apprécie Li Pût. Je n’ai rien vu, rien entendu. Toutefois je suppose que ce fume-cigarettes est une sarbacane, n’est-ce pas ?

— Exact, fait le rouquin dans un anglais au goût étrange venu d’ailleurs.

Il retire la cigarette du fume-cigarette, l’écrase dans le cendrier et élève le long cône d’ivoire devant le regard attentif de ma belle.

— Vous voyez le tout petit trou percé dans la paroi de ce fume-cigarette ?

— Je vois.

— Ça, c’est le canon de l’arme. Maintenant, vous apercevez ce minuscule point sombre à l’extrémité, côté cigarette ?

— Très bien.

— Ça, c’est le viseur. Lorsque vous fermez l’œil gauche, il faut que le point coïncide avec le centre de votre cible. Ensuite, vous serrez les dents sur l’embout qui sert de détente. Tout est calculé de façon à ce qu’il soit impossible de rater la cible une fois que le point sombre est inscrit dessus. Cette sarbacane contient huit projectiles. Il en reste donc sept présentement. Ces projectiles sont absolument autonomes, j’entends par là qu’ils se composent uniquement d’un poison liquide congelé à moins cent vingt degrés. Chacun d’eux mesure deux millimètres de long sur un demi de large et a une forme ogivale pour faciliter sa pénétration dans la chair. Un réservoir logé à l’intérieur du fume-cigarette les maintient à leur basse température. Le réchauffement du lancer et celui causé par la trajectoire n’abaissent celle-ci que de cinquante degrés. Après sa pénétration, le projectile met quatre secondes à fondre complètement et, selon les sujets, de six à dix pour provoquer l’arrêt du cœur. Il est impossible à identifier. Quant à la trace de l’impact, elle n’est pas plus grande qu’un pore de la peau. La distance de tir ne doit pas être supérieure à cinq mètres, sinon le projectile risque de manquer de puissance. Je vous déconseille de doubler le tir. Ne le faites qu’après trente secondes de délai, ce qui signifierait que, contre toute attente, vous avez raté votre objectif ou que le projectile a percuté une surface dure telle que bouton, portefeuille, etc. Des questions ?

— Pas de question.

— Très bien. Cela dit, je préconise un essai avant l’usage.

— D’accord.

Le vieux Fou Tû Kong a suivi les explications de l’homme roux sans se départir de sa vaste sérénité. Il écoute en ayant l’air de penser à autre chose. Un léger sourire pareil à celui qu’on peut déceler parfois sur les lèvres d’un mort ou d’un être endormi, donne à son visage parcheminé une expression de grande sagesse. Il fait penser à une statuette d’ivoire. Li Pût m’a expliqué qu’il a passé le plus clair de son existence dans une minable officine de Hong Kong lui servant de couverture. De son antre d’alchimiste, il tirait les ficelles du tong. Mais depuis quelques années, certains de ses lieutenants ayant voulu faire sécession et le doubler, il a mis « de l’ordre » dans l’organisation secrète. Les mutins sont morts et il a pris les rênes directement. Il est monté au créneau à l’âge où d’autres s’enferment chez eux pour y mourir de vieillesse.

Lili Pute saisit le fume-cigarette avec précaution. Elle l’examine, puis, sans vergogne, trempe l’embout dans son verre d’alcool de riz pour le purifier car il vient de quitter la bouche du rouquin.

Nonchalante, elle le glisse entre ses dents.

— Faites très attention ! avertit le démonstrateur qui se trouve dans la ligne de visée. Si vous serrez trop fort les dents…

Elle sourit autour de l’objet. Se lève, gagne la terrasse. Celle-ci surplombe une ruelle fleurie. Li Pût s’accoude à la balustrade. Pendant un moment, on ne voit que sa croupe ensorceleuse. Nous la contemplons, pétris d’admiration, y compris le vénérable Fou Tû Kong, malgré que son grand âge ait dû désamorcer son système glandulaire.

Les deux jambes bien parallèles grimpent à l’assaut d’un fessier exquis qui se lit comme du braille à travers la soie de son kimono.

Enfin, elle se redresse et revient vers nous, ondulante, le regard brillant entre la fente des paupières. Sa peau est si douce, si douce, qu’à côté d’elle, celle d’un bébé aurait l’air rêche.

— Compliments, dit-elle à l’homme roux. Mais vous vous trompez en déclarant que cette sarbacane ne porte pas à plus de cinq mètres.

Elle dépose le tube d’ivoire devant son verre.

Je me lève brusquement et fonce à la balustrade qu’elle vient de quitter. En bas, dans la ruelle, une grosse femme gît sur la chaussée. Quelques passants sont penchés sur elle. Alors un long frisson naît dans mes reins et se répand par tout mon corps, jusqu’à ma nuque.

Je rejoins le trio sans mot dire. Simplement, avant de me rasseoir, je brandis mon pouce en direction de Li Pût.

Mais comme ils paraissent attendre une autre manifestation de ma part que ce simple geste, je laisse tomber :

— Je pense que, demain, le Vice-Président des Etats-Unis sera devenu Président.

— Nous y comptons bien, assure Fou Tû Kong. Cela dit, les choses ne sont pas si simples. Avant d’obtenir le résultat escompté, il va vous falloir déjouer d’autres embûches. Vous savez que toutes les issues de l’ambassade seront équipées d’arcs de détection. Or, d’après ce que m’a dit monsieur, le réservoir logé dans ce fume-cigarette, qui contient et conserve les balles de poison à basse température, est fait d’un métal auquel les radars réagissent.

« Quand Li Pût franchira la porte, cela sonnera. On cherchera la cause, or les gens de la sécurité américaine sont méticuleux jusqu’à la maniaquerie, malgré l’innocence apparente de cet objet, ils sont capables de le démonter ; ce serait la catastrophe. Il faut donc introduire le fume-cigarette séparément. »

Il se tait pour reprendre souffle. Quand il parle, son ton un peu haletant est révélateur de sa vieillesse. Sa voix a beau être menue, elle est dispensatrice d’énergie, malgré tout. Faut qu’il se ménage, pépère, sinon il déménagera tout de bon.

— Je pense avoir trouvé le moyen de faire pénétrer ce fume-cigarette à l’ambassade.

Il se tait et se vaporise un petit coup de je ne sais quoi dans la clape pour se requinquer les soufflets.

Bouf ! Ça va mieux ! Le voilà qui repart.

— Le cuisinier de l’ambassade a commandé chez le meilleur pâtissier de la ville un énorme gâteau ayant la forme de la Maison-Blanche. Au sommet de l’édifice flottera un petit drapeau américain. Le fume-cigarette composera la hampe du drapeau. Le gâteau sera amené par deux livreurs. Evidemment, quand ils passeront sous le radar, la sonnerie retentira. Les deux livreurs déposeront le gâteau en deçà du radar et se laisseront alors fouiller. Ils auront sur eux d’innocents objets motivant la réaction de l’appareil. Lorsqu’on les en aura délestés, ils repasseront à travers le cadre magnétique et, comme tout sera alors normal, le tour sera joué. Certes, il pourrait se produire qu’on teste aussi le gâteau. Dans ce cas, l’attentat serait manqué, mais vous ne seriez du moins pas inquiétés.

« Cela dit, je pressens que tout ira bien, car l’un des deux livreurs sera un homme à nous, d’une adresse extrême. En déposant le gâteau, il fera choir le drapeau de manière à ce que si le gâteau doit repasser au contrôle, il ne sonne pas, personne n’ayant l’idée de tester le seul drapeau, vu sa faible dimension. Par la suite, le gâteau sera exposé sur la desserte de la salle à manger car il sera une espèce d’œuvre d’art à la gloire de cette réception. »

Fou Tû Kong prend dans sa manche très ample un étui de carton qui pourrait receler un thermomètre.

— Il y a là-dedans un autre drapeau tout pareil au premier.

Il me le tend.

— Votre rôle consistera à procéder à la substitution avant de passer à table, mon estimable ami. La chose est délicate, certes, car vous devrez agir à l’insu de tous ; mais je suis convaincu que Li Pût saura vous assister, soit en vous masquant, le temps de l’échange, soit en mobilisant l’attention au moment où vous agirez, ce qui ne lui est pas difficile étant donné son grand éclat. Vous devez réussir ! C’est impératif. Ensuite vous aurez toute possibilité pour remettre le fume-cigarette à Li Pût. Maintenant, nous nous sommes tout dit.

Là-dessus, il s’en refile une bonne giclée dans le gobe-mouches.

Le rouquin lui présente son bras pour l’aider à s’arracher du fauteuil. Mais le vieux, par coquetterie, le dédaigne et se lève.

Il s’incline devant ma Merveilleuse et lui dit en chinois :

— Il est des missions qu’on n’a pas le droit de rater et qui, lorsqu’on les réussit, vous ouvrent les portes du Troisième Niveau.

Pardon ? Qu’est-ce que tu dis ? Que je ne comprends pas le chinois ? Ben oui, et alors ? Ah ! je n’ai donc pas pu comprendre cette phrase ? Très juste.

Je reprends.

Il s’incline devant ma Merveilleuse et lui dit en anglais :

— Il est des missions, etc.

Ça te va comme ça, tête de nœud ?

Tu vois, ce qui nous tue, nous autres Français, c’est notre cartésianisme.

Heureusement que c’est ce qui nous sauve.

LA GRANDE SOIRÉE DE SA VIE (suite)

Le « M. l’attaché culturel » X… (je me verrais encore mieux en « attaché d’embrassades ») est nickel, briqué, en ordre, quand il sort de sa résidence avec, au bras, la plus follement belle femme qui fut en ce monde depuis que notre mère Eve retourna chez ses parents après cette pomme de discorde avec Négrita, le premier rhum.

On a fait les choses en grand puisqu’une fuligineuse Rolls Royce nous attend. Je dirais bien une « magnifique » Rolls, mais ça ne serait pas assez superlatif. Alors, j’emploie fuligineux, parce qu’elle est noire et que fuligineux fait penser à vertigineux et aussi à folie ; et qu’enfin, merde ! je suis libre d’écrire ce qui me plaît, ne vivant ni chez Pine-hochet, ni en oignon soviétique. O.K. ?

Donc, une fuligineuse Royce nous attend, pilotée par un chauffeur en grande tenue, pas trop débridé, mais jaune quand même, tendance pamplemousse, si tu vois ?

Une vitre de séparation, à l’ancienne, nous isole du driveur. Lorsque j’ai rejoint Li Pût sur le cuir odorant, couleur champagne, du carrosse, je commence à comprendre ce que ressent ce grand glandeur de duc des Tambours quand il accompagne l’Elysée-bête à ses sauteries, en se retenant de rigoler, le pauvre biquet, lorsqu’elle affuble un bonnet à poils.

Y a même plus que commak qu’il la voit encore à poil, tu penses, archigrands-mères comme ils sont devenus, les deux. Depuis le temps qu’elle a été appelée araignée, c’est normal qu’elle ait des poils. La mygale et la fourmi !

Notre Royce rollse à tout-va par les artères grouillantes de Singapour. La nuit n’est pas encore tombée, mais comme déjà toutes les loupiottes de la ville sont allumées, on a l’impression que si.

Li Pût me tient la main, puis me la lâche pour me caresser la cuisse. Effet magique : mon bénouze protubère.

— Si tu continues tes basses œuvres, plaisanté-je, je ne vais pas être présentable en arrivant chez les Ricains ; ou alors il faudra que je fasse comme Bayard qui avait fait souder un tronçon de cheneau devant la braguette de son armure !

Cette protestation (qui n’en est pas une, vraiment) lui met les doigts en verve, comme écrit la pointe de Duras. Ça tressaille dur, région kangourou. Il devient vachement marsupial, l’Antoine. En attendant de goder ! Et soudain, malgré le confort de notre palace roulant, nous sommes projetés en avant, Lili Pute et mézigue. Un monstre coup de frein, puis un choc.

Notre chauffeur s’écrie :

— Scrisssna diva ang kulé !

Ce qui, traduit de son dialecte j’nou, signifie : « Il ne sait pas conduire, cet abruti ! » ou un truc approximant.

Explication : une vieille camionnette exténuée vient de piler sec devant nous et notre carrosse l’a percutée.

Las, son plateau était chargé de seaux de peintures, lesquels ont chu sur le capot de la Rolls ; l’un d’eux s’est ouvert et notre pare-brise est aveuglé par une large flaque brunâtre. Furax, le chauffeur débanquette pour aller aboyer dehors.

— Quel crétin ! s’écrie Li Pût, nous allons être en retard, il nous faut prendre un taxi.

— O.K. ! Je vais essayer d’en trouver un !

Je sors à mon tour pour héler un bahut. Mais à peine suis-je dans la rue qu’un type portant une espèce de passe-montagne tibétain et des lunettes de soudeur à l’arc se précipite à ma rencontre en brandissant une boutanche de spray.

Je ne pige qu’il s’agit de spray que lorsque je vois fuser du bec sommant le tube métallique un jet vaporeux. L’effet est immédiat, un monstre vertigo m’empare. Tout devient flou, c’est le fog londonien plein pot ! Mes yeux me brûlent. Je chiale, je tousse, je m’évertue, je chancelle, je titube (digestif).

Et puis des mains me happent, m’entraînent. On me bouscule, je tombe sur des sacs. Je veux me remettre droit, mais je suis à bord d’un véhicule qui décarre et son démarrage me fait m’affaler (non, je préfère écrire : me fait affaler, vive l’intransitif ! demandez l’intran !).

La giclée de gaz m’a chancetiqué, sans pourtant me faire perdre connaissance. Je me dis : « On t’enlève, Sana ! » Alors je me demande qui se peut-ce ? Et la réponse me vient : Cette vieille guenillerie déshydratée de Fou Tû Kong, à n’en pas douter. Il n’a pas confiance en moi. Il a fait semblant, à cause de Li Pût, pour ne pas la braquer, mais il préfère me retirer du jeu au dernier moment pour la laisser jouer la partie toute seule. Ne va-t-il pas me gommer, du temps qu’il y est ? Je tente de rouvrir mes vasistas, mais ça me cuit trop. La lumière est un fer rouge. Je m’agenouille tant mal que bien sur les sacs vides qui dégagent une forte odeur chimique. La tire dans laquelle je me trouve doit être vétuste car elle accuse et amplifie le moindre cahot. De plus elle ferraille comme une batterie de casseroles attachées aux queues d’une meute.

Et brusquement, dominant le vacarme, un bruit de détonation moelleuse, ample, fort, gras, superbe. Un pet, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

— Béru ? je murmure.

Yes, sir, répond la voix familière.


J’attends un moment. Ma rassurance quant à mon sort cède le pas à la colère :

— Qu’est-ce qui t’a pris, bougre d’abruti ! Arrête immédiatement.

Je tâtonne pour stopper tout, prêt à faire du pas beau si besoin est.

— Eh, calmos, l’artiss ! beugle le Mastodonte. Si faut qu’j’vais t’faire t’nir tranquille, j’ai du répondeur, espère ! M’rest’z’encore su’ la tomate l’praliné Suchard qu’tu m’as accroché aux badigoinces, l’aut’ jour, chez ta Tonkinoise d’mes deux !

Mais son beau discours, mon cœur est las de l’entendre. Mes forces revenant, à défaut de ma vue, je commence à bordéliser dans sa tire.

Et alors, le Mastar s’emporte.

C’est moi qui le reçois ! A la pointe du bouc, je le comprendrai plus tard. Pour l’instant, tout est dark, black, noir, schwartz. K.-o. impec d’une netteté impressionnante. Faut dire que ce gros lâche, dans l’état où je me trouve, a eu tout loisir de l’assurer. Ça dure peu, du moins en ai-je l’impression. Mon premier mot est :

— Fumier !

— D’accord, on lu écrira ! ricane le Gros.

Pour m’indiquer à quel point il prend cette insulte en considération, il trouve une rime au pet par lequel il a décliné son identité naguère.

— Un conseil qu’j’te donne, Bébé rose : arrête d’énergumer, qu’autr’ment sinon, je te fais rebelote !

La voix bêlante de Pinaud se joint à celle du Monstrueux :

— Ne t’agite pas, Antoine ; tout va bien aller, je te promets !

— Tout va bien aller ! Alors qu’on va bousiller le Président des Etats-Unis.

— Complètement dans les vapes, soupire Béru. Tu crois qu’j’y remets une aut’ dose d’osselets, César ?

— Ah ! non, ça suffit ! Vous n’allez pas passer votre temps à vous massacrer mutuellement ! égosille la Pinasse.

Bérurier ronchonne. Moi, je m’efforce au calme.

— Ou allons-nous ? demandé-je.

— On a loué un coinceteau pépère, répond Alexandre-Benoît. Une ancienne usine de crevettes.

— C’est pour cela que tu pues le crustacé !

— J’voye pas pourquoi t’est-ce j’puererais le crustacé étant donné qu’y s’agissait d’crevettes ! T’es vraiment à la masse !

Réalisant que cet infâme goret me juge dingue et qu’il ne demande qu’à me biller dessus, je décide de la boucler et de récupérer l’usage de ma vue.

Mon mouchoir m’y aide, de même que mes larmes purificatrices.

Je suppose que Li Pût doit se rendre à l’ambassade américaine toute seule, malgré que ce soit moi qui aie le carton d’invitation. Elle va leur déballer une fable expresse, là-bas. Comme ils ont la liste des invités, les gars chargés du filtrage la conduiront probablement jusqu’à Hasse et Dorothy qui l’accueilleront.

Il va y avoir tout un bigntz dans le grand salon, avant le repas. Les présentations, les salamalecs. Champagne et bourbon pour tout le monde ! Ensuite, la bouffe. Et puis les toasts, les jactances… Des heures avant d’en arriver au café et de pouvoir décemment allumer une cigarette. J’ai le temps. Pas d’affolement, Antoine. L’Amérique te regarde au fond des châsses.


Un portail de fer rouillé. Des bâtiments de briques noircies, couverts de verrières saccagées. Et l’odeur ! Dieppe, Fécamp olfactivement regroupés dans ces immenses locaux promis aux bulldozers à très courte échéance.

Je recommence à voir clair, ce qui est façon d’exprimer car la nuit, cette fois, est à pied d’œuvre et il fait sombre dans ces ruines comme dans des catacombes.

Les deux portières arrière de mon véhicule s’ouvrent. Je descends, soutenu par Béru.

Alors, à travers le brouillard ténu qui continue à m’ouater les gens et les choses, comme l’écrivait si bien Baudelaire à sa concierge, je distingue une forme gracieuse qui s’approche de moi. Et puis deux bras se nouent à mon cou. Une voix passionnée s’écrie :

— Oh ! mon amour, mon amour, comme tu es long à revenir quand tu vas rendre visite à une dame.

« Une fois mort, on se nourrit de soi-même », comme le dit mon cher Scutenaire, qui aura fait davantage pour la Belgique que le roi Boudin et Eddy Mec réunis. Et il dit encore, ce cher vieux génie belge : « L’âge use la laideur, comme il use la beauté. »

Et tu me croiras pas ou t’iras te faire engoncer chez les Zoulous, mais c’est à lui que je pense au moment somptueux où Marie-Marie se plaque à moi ; à lui qui « se désintéresse passionnément de tout ». A lui, le grand sage à la bienveillance féroce qui règne sur Bruxelles, et les Bruxellois l’ignorent. La meilleure histoire belge, je vais te la dire, c’est la plus terrifiante de toutes : « Il est une fois Scutenaire et les Belges n’en savent rien. » Et les Français non plus. On est juste une poignée avec Isy Brachot qui fait l’essentiel puisqu’il le publie. Il dit tout, mais par brèves giclées, Scut. Il sait la vie, la mort, l’avant, l’après, ma bite, la tienne, l’amère patrie, le surréalisme, les frites, les cons, les mœurs, les larmes et la façon dont, chez lui, il doit éteindre au rez-de-chaussée avant d’éclairer au premier pour ne pas faire sauter le compteur électrique.

Quelle idée de te parler de lui à cet instant culminant de mon action épatante ? T’amener un génie dans mes calembredaines, je te jure, faut pas craindre !

Et donc, en refermant mes bras sur le dos de Marie-Marie, ça fait comme le bateau qui arrive à quai et dont le flanc comprime les gros pneus formant buttoirs. Qui chantera un jour la seconde vie des pneus ayant cessé de rouler ! Ces pneus lisses, fendus, meurtris qui, après avoir été souvent les auteurs d’effroyables chocs, finissent leur carrière en amortissant ceux des autres !

Et donc, reprends-je, je la retrouve contre moi, cette obstinée amoureuse, cette éperdue de tendresse, cette folle de moi, cette intrépide de la passion aveuglée, portée, galvanisée par l’amour farouche qu’elle me porte depuis son âge tendre. O Marie-Marie, ma Musaraigne impertinente, ma gouailleuse, ma walkyrie ! Je te retrouve.

Mon émotion est si forte que je pleure, ce qui ne m’est guère difficile avec la saloperie que son con d’oncle m’a vaporisée dans les carreaux.

— Je savais, je savais, balbutie-t-elle. Je savais que ce serait comme ça. Que tu étais en état second, drogué ou envoûté, je ne sais, mais plus du tout toi-même.

Bon, elle savait. Je n’ai donc pas à ajouter grand-chose. Oui : je prenais des dragées chinoises. Mais, par un effort de mon subconscient, j’ai cessé de les avaler, triché. Et puis je me suis récupéré. Mais j’ai continué de « faire semblant » car il se prépare un très vilain sale coup : on va buter le Président des U.S.A. Il faut interviendre ! Vite ! Fissa ! Quickly ! Se manier le pot, se grouiller, se bouger les meules ! Le compteur tourne ! Attendez, bougez plus, fermez vos gueules, je gamberge. Le moyen d’éviter le drame ? Sans aller au caca ! Le moyen de… Bon ! J’ai trouvé. Ecoute, Marie-Marie… Voilà ce que tu vas faire…


J’achève de me tamponner les lotos. Ma vue est redevenue potable, ma gamberge tourne à cinq mille tours. Bérurier sort une bouteille d’alcool de riz de sa poche. Un gros flacon plutôt rond, avec une étiquette chamarrée où c’est rédigé non seulement en chinois, mais de surcroît en doré, ce qui va bien ensemble. Les chichines, le noir laqué, le lie-de-vin et le doré constituent leurs couleurs de prédilection.

Sa Majesté s’entifle une rasade de docker, clape fort et assure :

— Au début, ça a l’goût d’la merde, mais on s’y fait. Je t’off’un’rincelette, l’artiss ?

L’artiss’ remercie. Non, non. Pas le moment de biberonner. Par contre, le père Pinuche tend la main. Il a remarqué que ça ne chahute pas son ulcère, l’alcool de riz ; lui qui, cependant, ne supporte bien que le muscadet.

Alexandre-Benoît me donne une bourrade.

— J’sus t’heureux d’te retrouver en ord’d’marche, Tonio. Toujours t’fout’ sur la gueule, ça d’venait une cure d’ciné ! C’t’sauteuse qui t’a rendu pincecorné, j’la tiendrerais, j’y f’rais enfler la gogne à coups d’mandales ! Un mec comm’ toi, av’c un’ fille comme elle…

— C’est horrible ! complété-je.

— Textuel, gars !


Marie-Marie revient de la cabine téléphonique, songeuse.

— Tu as pu avoir Swan, l’ambassadeur ? j’y demande.

— Non. On m’a répondu qu’il était impossible de le déranger.

— Alors ?

— Alors j’ai demandé à parler au chef de la sécurité du Président. Et là, j’ai eu un type qui prétendait être son adjoint.

— Que lui as-tu dit ?

— Qu’un énorme gâteau représentant la Maison-Blanche avait été livré dans l’après-midi à l’ambassade et qu’il fallait immédiatement le faire passer sous l’arc de détection. Il m’a répondu que la chose avait été faite et a voulu savoir qui j’étais. Je lui ai répondu que je tenais à garder l’anonymat et je l’ai supplié de refaire subir le test au gâteau, en lui jurant qu’il y allait de la vie du Président.

— Et alors ?

— Il m’a dit qu’il ne pouvait prendre en considération un appel anonyme.

— Et ralors ?

— Je lui ai objecté que, pour les alertes à la bombe, on paralysait le trafic d’un aéroport sans que le correspondant ait besoin de préciser son identité.

— Et reralors ?

— Il a raccroché.

— Tu penses qu’il ne t’a pas crue ?

— Je suppose qu’il estime avoir affaire à des farceurs, le côté gâteau, tu comprends ?

— Alors, il faut que j’aille là-bas.

Marie-Marie joint ses deux mains.

— Oh ! non, Antoine ! Si tu retournes auprès de cette femme, je ne te reverrai plus. C’est le démon en personne. Et puis, ils vont passer à table. Tu ne peux arriver en retard dans un dîner officiel de ce niveau, ça ne se fait pas ! On a dû d’ailleurs retirer ton couvert.

Je la biche aux épaules et plante mes châsses dans les siens.

— Je viens de sortir du tunnel, Marie-Marie, le rêve dans lequel on m’avait embarqué a cessé, je suis tout à fait lucide, crois-moi. Lucide au point de savoir où est mon devoir et de vouloir l’accomplir coûte que coûte.

Bien jacté, non ? Je propose à mes exégètes de découper cette phrase pour la placer en bonne place dans les bouquins qu’ils me consacrent.

— Il a raison ! renchérit Béru. Dans not’ job, ce qu’il faut c’est qu’il faut pas déclarer forfaiture, aut’ment sinon, c’que t’asperges dans la glace d’ton miroir en t’rasant, ressemb’ à mon cul comme deux couteaux !

LA GRANDE SOIRÉE DE SA VIE (fin)

Le taxi m’arrête (de poisson, des fesses, publique, etc.) à dix mètres de l’ambassade illuminée et décorée de drapeaux américains, chinois et japonais.

Ayant remis de l’ordre dans ma mise, je m’avance d’un pas ferme vers les marines impressionnants qui en gardent (meubles, champêtre, meurt-mais-ne-se-rend-pas, etc.) l’entrée.

C’est alors que deux personnages s’interposent. En lesquels je reconnais Kou d’Ban Boû et son acolyte déjà vu dans la propriété malaise de Li Pût.

Le maître Jacques de ma Merveilleuse est joyeux comme un qui attend dans le salon d’un cancérologue avec ses radios sous le bras. Ce soir, il est à ce point jaune que je me demande si son cas ne se compliquerait pas d’une jaunisse.

— Où étiez-vous ? demande-t-il sèchement.

— J’ai été enlevé.

— Par qui ?

— Mes ex-compagnons que vous avez déjà vus. Des obstinés, hein ?

— Et ils vous ont libéré ?

Je lui montre mon poing.

— Une fois encore, j’ai fait ce qu’il fallait pour ça.

— Suivez-nous.

— Pas question : on m’attend à l’ambassade.

— Il est trop tard, Li Pût se passera de vous.

— Je ne laisserai pas ma bien-aimée seule dans ces circonstances délicates.

— Suivez-nous, sinon vous êtes mort.

Il a un geste du pouce pour m’inviter à regarder son pote ; ce que je décide de faire après m’être concerté pendant une bonne seconde au moins. Le vilain tient Singapour Soir roulé dans sa main droite. On aperçoit un morceau du Président avec son toupet à la con de vieux glandeur tenu par de multiples couches d’amidon. Mais, dépassant du journal, j’avise la corolle noire d’un silencieux.

— Vous voyez ? demande Kou d’Ban Boû.

— Oui, je vois, c’est un modèle italien, non ? Celui qui s’adapte au Beretta Spécial. Bon, votre scout me lessive, je deviens un gros paquet de viande sur le trottoir, et pour vous, dans ce cas, c’est quoi l’avenir immédiat ? Vous n’avez peut-être pas remarqué, mais il y a plein de marines sur le pied de guerre ; on se croirait dans un élevage. Si vous prenez la fuite, y en aura sûrement quelques-uns qui feront des cartons sur vous. Ces mecs, on les a tellement conditionnés qu’ils flingueraient une mouche posée sur le nez de leur maman, d’accord ?

— D’accord, mais ce que vous ignorez, c’est que l’arme de mon ami ne tire pas des balles ordinaires. Vous ne tomberez pas tout de suite. Quand vous vous écroulerez, nous serons déjà dans une des voitures qui nous attendent ; il y en a plus de six réparties dans le secteur. Alors, venez !

— O.K., je viens…

Il marche devant, son gazier reste à mon côté, gardant le baveux fourré mortibus dirigé vers moi.

Alors, l’Antonio, tu vas voir comment qu’il s’est récupéré cinq sur cinq, le mec ! Je pense qu’on m’a fait prendre des cigarettes et un briquet pour, tout à l’heure, garnir le fume-cigarette de Li Pût et lui allumer sa tige. Tout en marchant, je sors une sèche du pacsif, la glisse entre mes lèvres, bien que je ne fume que des Davidoff number one, puis l’allume avec le briquet. Gestes qui paraissent routiniers.

Ayant terminé, je me rapproche un peu plus, sans en avoir l’air, du gars qui me couvre, et, sans même qu’il s’en aperçoive, je fous le feu à son canard. En trois secondes, Singapour Soir, imprimé sur du faf en feuilles de riz devient une torche. L’homme le lâche en poussant un cri car ses salsifis sont brûlés. Bibi se penche, shoote de toutes mes forces dans l’incendie miniature. Le pistolet, telle une plaque de palet, s’en va se perdre sous le flot de la circulation.

Imperturbable, je retourne à l’ambassade et montre mon carton à ces messieurs. Je n’accorde même pas un regard à mes tagonistes. Tant pis s’ils ont une autre seringue de rechange et m’ajustent à distance. Cela dit, la décarrade de l’ambassade, en fin de soirée, risque de pas être triste ! J’aurai des supporters à la sortie, fais confiance ! Mais enfin, comme l’a écrit je ne sais plus qui (qui est un homme très bien) : « Plus tard c’est le futur et maintenant c’est le présent », en vertu de quoi, je m’occuperai de plus tard quand il sera devenu maintenant.


Ambiance extra. Y a plein d’huissiers, d’officiers avec des galons qui leur grimpent jusqu’au coude, de larbins en spencer (marque Tracy, tombée dans le dolman public) blanc. Un fort brouhaha provient de la salle à manger.

Le chef du protocole à manger de la tarte m’intercepte comme quoi vous devez comprendre, Excellence, que, bon d’accord, vous avez eu un accident de voiture, mais il n’est plus envisageable de rajouter un couvert maintenant que les hors-d’œuvre sont déjà bouffés, vous allez devoir attendre dans le petit salon que voilà, on vous y servira un casse-dalle sur assiette, le côté clube-sandouiche, en attendant le café, qu’alors seulement vous passerez dans le salon d’apparat.

Je réponds : « gi go ! » Re-m’excuse de ce retard indépendant de ma volonté, et tout ça…

Pendant que le gus jactait, je lorgnais par la porte chaque fois qu’elle s’écartait pour livrer passage aux loufiats. J’ai eu une vue d’ensemble de la tablée féerique. Les trois pôles (dirait Béru) étant pour moi : le Président, Li Pût et le gâteau. Je suis parvenu à les situer. Le gâteau est au fond, bien pimpant sur sa desserte d’acajou, le gâteux se tient au centre de la table, naturellement, et Li Pût, fort heureusement, du même côté que lui. Je dis heureusement car, en admettant qu’elle ait l’opportunité de sortir son fume-cigarette avant de quitter la table, elle ne pourrait l’utiliser. Me reste plus que d’attendre.


L’heure des toasts arrive enfin. Le Premier ministre japonais dit tout bien comment que ç’a été merveilleux, cette bombe d’Hiroshima qui a cimenté les liens entre le peuple ricain et le peuple japonouille et que désormais, la hand dans la hand, ils s’en vont vers l’avenir, les deux. Après, y a le Premier ministre chinois qui explique qu’ils ont pas d’idées, mais la bombe atomique et plus d’un milliard de citoyens et que les Russes, dites, faudrait tout de même pas qu’ils leur fassent trop chier la Mongolie. Pour finir, le Président ricain annonce qu’il est pas venu à Singe-à-porc (c.d.B.) pour se faire soigner la prostate, mais pour jeter des bases nouvelles dans l’aube prometteuse des lendemains triomphants, si vous mordez ce qu’il veut dire ? Que lui, son programme, c’est de compléter le danger nucléaire par le péril jaune promis de tous les temps. Il explique que si ça se met à péter, pas de panique : Chinois et Japs n’auront qu’à faire la guerre, lui il s’occupera du reste. Il est vivement applaudi ; et je pense qu’il y a de quoi, un homme de cette trempe, entièrement remis à neuf par les meilleurs médecins-décorateurs des Etaux-Zunis !

Là-dessus, la gent larbine ouvre à deux battants les portes du salon, et les convives, les cons vivent, vive les cons, commencent de s’y pointer.

Je m’y trouve déjà, guettant la surgissante de Li Pût.

Ma somptueuse paraît dans les derniers.

Son fume-cigarette entre les dents.

Je ressens un choc ! Une décharge à haute tension. L’admiration me ravage de nouveau. Je suis submergé par sa splendeur triomphale. Elle est unique.

En m’apercevant, elle a un léger, presque infime, tressaillement.

Je m’approche d’elle.

— Je suis fou furieux, lui dis-je.

Et je lui narre le vilain tour que m’ont joué mes potes.

Tout en parlant, je me dis :

« Il faut que je lui prenne cette arme terrible. » Mais elle la garde entre ses dents. Je surveille sa mâchoire, appréhendant qu’elle se crispe. Elle paraît sur le qui-vive, Lili Pute. Croit-elle à mes explications ? Mon ton de sincérité devrait la convaincre, pourtant. Mais cette péripétie est tellement grandguignolesque (je ne me le fais pas dire !) qu’elle doit subodorer du louche.

J’ai un geste à faire. Il doit être fulgurant comme le coup de langue du caméléon quand il gobe une mouche. Un geste en attrape-mouche, justement, pour lui ôter le fume-cigarette. Je sais qu’elle ne m’en laissera pas le temps. Elle mordra l’embout avant que je ne l’aie achevé. Elle y est prête, car cette diabolique fille devine mes intentions.

— Tu n’as pas eu trop de mal à récupérer le… l’objet, dans le gâteau ?

— Non, j’ai même pu le faire avant de pénétrer dans la salle à manger, grâce à cette idiote de Dorothy qui a voulu me faire admirer la table avant qu’on ne s’y rende. Bien m’en a pris, d’ailleurs.

— Pourquoi ?

— Parce qu’au début du repas, des serveurs sont venus chercher le gâteau. Ils l’ont emporté, puis ramené au bout de quelques minutes, le temps de le tester.

— Tu crois ?

— Evidemment que je le crois. Les services de sécurité ont dû recevoir un coup de fil de toi leur recommandant de passer le gâteau sous l’arc de contrôle.

— Tu es folle !

— Mais non, chéri, je ne suis pas folle. Alors tu vas t’écarter de moi. Va te placer derrière le grand canapé, là-bas, pendant que je ferai mon travail. N’oublie pas qu’il se trouve à moins de cinq mètres. Ne dis rien, ne tente rien, sinon je commencerai par toi. Il reste six projectiles dans ce magasin.

« Si tu te tiens tranquille, peut-être t’épargnerai-je, par amour. Tu auras été la folie de ma vie, je te le répète pour la dernière fois. Mon unique faiblesse ! Cela dit, t’épargner ne servira à rien, car les gens du tong ne te laisseront jamais repartir. Je ne pense pas que tu voies se lever le jour. A présent, fais ce que je te dis : il est temps que j’agisse, la période café-liqueurs ne dure jamais très longtemps dans ces repas officiels.

Tout ça, à lire, je m’en rends compte, ça n’a l’air de rien. C’est des mots, du blabla. Seulement t’aurais la gonzesse en face de toi, sa sarbacane aux lèvres, rappelle-toi, Eloi, tu pâlirais des noix. Elle est aussi terrifiante qu’elle est belle, Li Pût. On a déjà parlé de démon à son propos. Bon, ben on a tout dit. Elle est le démon. Une démone, plutôt, telle qu’on peut l’imaginer : somptueuse et vénéneuse, chatoyante et implacable. Enfin, t’as compris.

J’ai toujours des doutes avec toi. Quand je te regarde et que je croise tes yeux, j’ai chaque fois l’impression de visionner un morceau de gruyère en train de couler. Ça m’angoisse, tu comprends. J’ai les boules, de noires inquiétudes. Je tente de déterminer l’à quel point t’es glandu ; le jusqu’où elle va, ta sottise. Des fois, j’ai espoir ; je reprends courage. Je me dis, bon, il est pas aussi courageux qu’un toréador ou qu’Alain Prost, mais enfin, il va pas jusqu’à la diarrhée verte ! Il lui reste du bon, quelque part. Ses relents, c’est de type congénital ; lui, le pauvret, il est comme ma pomme, il fait ce qu’il peut ! Je suis moins impitoyable que tu crois, tu sais. J’ai des élans, des mansuétudes, de bonnes bouffées. Je t’avale pas tout cru, mais te garde en bouche un moment comme les tasteurs de vin. Goulougou. Eux, y recrachent. Je t’ai jamais recraché. Dégueulé, parfois, quand trop c’est trop, mais recraché, jamais. La dégueulanche est involontaire, c’est question de spasme. Recraché, c’est délibéré. Tu me suis ? Je t’aime à ma façon. Elle en vaut une autre ; et même elle est préférable à une autre car elle est en connaissance de cause.


Et ma Li Pût au regard étrange, en code mais brûlant, ne me lâche pas. Elle est à quatre mètres du Président, lequel palabre comme un cow-boy chez les shérifs au milieu d’un cercle d’invités.

Il raconte pas l’histoire de la diligence attaquée par les Sioux au Premier ministre chinois, mais toutes les vilaines ogives qu’il va braquer sur les Russkoffs, bien les faire chier, qu’attention ! calmos ! T’en lâches une, j’en lâche deux. Concours de pets !

J’analyse posément (mais en quatre secondes deux dixièmes) la situasse. Critique, telle est ma conclusion intestinale, je veux dire mon occlusion intime.

Une crispation de mâchoire et il en est fait de moi, ou bien du Président, voire des deux à la suite. Tac, tac ! Fini. Le temps de la confusion, du brouhaha, et la superbe se débarrassera de son fume-cigarette. Pas de cicatrices apparentes. Pas de traces ! Certes, deux morts à la fois, ça fait bizarre, bizarre, mais rien ne sera prouvable. Je suis certain qu’elle a déjà songé à la manière d’évacuer son fume-cigarette. Peut-être l’enfoncera-t-elle dans la terre de cette plante en pot, près de la baie ? Ou bien le dévissera-t-elle pour le glisser dans sa tasse de café ? Elle sait ! Je ne fais que subodorer.

Maintenant que j’ai récupéré mes esprits, mon énergie, ma volonté, mon sens du devoir et tout le bordel à cul qui fait d’un homme un flic, je suis décidé à m’interposer. A empêcher cela. Comment ? Si je crie la vérité, je serai clamsé avant d’avoir achevé le premier mot. Impossible de risquer un geste. Alors ? Vite ! Vite, ça urge ! Mais quoi ? T’es devenu sec comme des amandes grillées, Tonio ? Elle t’a épongé toute la moelle en même temps que le foutre, cette exceptionnelle ? Il te reste que dalle ! T’as plus de phosphore, Théodore, cherche des allumettes !

Pour lors, vaut mieux ne plus penser, s’abandonner à des instincts incontrôlés ; laisser faire mon corps puisque mon esprit affiche « relâche pour répétitions ».

Et tu sais quoi ?

Je murmure :

— Je t’aime, Li Pût.

Regard noyé. Je dois être plus bouleversant que M. Jules Eglise quand c’est qu’il chante avec sa voix de velours et l’accent espanche : Vous, les gerces.

On s’imagine que le regard d’un Asiatique est impénétrable parce qu’il est très étroit et oblique. En fait, ce qu’on en capte est d’une intensité beaucoup plus forte que le regard d’un commis charcutier allemand, par exemple. Ou que celui de M. Fouchetrifouchetra, qui tient un bistrot-charbon à Montrouge.

Le sien réagit à ma déclaration. Elle m’aime intensément. Il faut que je la captive ainsi. Y aller à la flûte de Pan et de turlupanpan !

— Tu es l’extase en vie, ma chérie. Rien n’est plus doux que la peau de ton ventre. Quand je regarde ta bouche, j’ai l’impression de plonger dans l’infini.

Elle reste immobile.

L’oiseau devant le serpent.

— Ce que nous avons vécu est plus sublime que le lever du soleil sur un paysage d’île des mers du Sud. Vos griseries furent ensorcelantes. Nous avons, toi et moi, chérie, dépassé de très loin les limites du plaisir. Aucun chant d’oiseau ne fut aussi mélodieux que le chant de notre silence quand, épuisés, nous restions plaqués l’un à l’autre après l’amour. Tu peux me tuer, chère miraculeuse créature, la mort, reçue de toi, sera un dernier délice.

Toujours cette langueur dans ses yeux qui ressemblent à des pépins noirs.

Rien qu’à te parler, l’envie de toi me reprend, plus impétueusement que jamais. Si tu en doutes, regarde ma partie australe, tu y découvriras une protubérance qui t’appartient. Elle constitue un adieu, Li Pût. Je meurs dans l’émoi de toi ! Merci. Tiens, je te propose un adieu original. Je vais aller dans l’embrasure de cette fenêtre, là-bas. C’est le coin désert du salon. Je me mettrai derrière le rideau et je te dédierai pour la dernière fois ce fruit de ma passion.

Ai-je su créer « l’enchantement » ? Ne va-t-elle pas me flécher séance tenante pendant que je suis de dos ? Dans ces grands dîners super-heurff, tout le monde entoure les « vedettes » de la soirée. Les convives se mettent en essaim comme pour une mêlée de rugby. Ils veulent tellement « en être », approcher l’élu pour capter un peu de sa gloire !

Je m’embusque donc dans le renfoncement. Li Pût n’a pas changé de place. Tournée dans ma direction, elle continue de me fixer. Alors, mézigue, le cosaque de l’exploit, y va de sa séance de gala. Je dénoue ma ceinture de soie, je glisse ma main droite à l’intérieur de mon bénouze. De la gauche j’abaisse la menue tirette de mon décolleté en continuant de fixer Lili Pute, toujours immobile à cinq mètres de moi. Personne dans le secteur, heureusement ! T’imagines la frite des serveurs s’ils me voyaient comporter ainsi ? La môme, elle, est glandulaire aux extrêmes ! L’amour n’est pas simplement sa profession, mais aussi sa profession de foi. Elle suit mes mouvements, impassible en apparence, mais fascinée.

Et il va faire quoi, l’Antonio retrouvé ? Pleinement soi-même enfin après cette longue période de semi-léthargie ! Hein, il va faire quoi, notre bel Antoine inexténuable ? Le martyriseur de matelas, le délabreur de sommiers ! Celui qu’on a surnommé la Baratte dans les milieux bien informés, et bien formés ! Il va sauver deux vies, tout simplement, mister commissaire. La sienne, ce qui est terriblement important, et celle du Président U.S., ce qui n’est pas négligeable non plus. D’autant qu’ils l’ont remis à neuf y a pas huit jours, le chéri. Pacemaker dernier cri, Pampers à long rayon d’action, dentier vérifié au marbre, cheveux en polyester implanté, visage déridé au Sanantonio suractivé, le tout laqué selon la méthode des ébénistes de Louis XIV après avoir été retouché par les peintres qui ont rafraîchi le plafond de Saint-Pierre de Rome ! Autant dire qu’il ne s’agit pas seulement d’un homme d’Etat, mais également d’une œuvre d’art, quoi, merde !

Et comment t’est-ce qu’il va-t-il sauver ces deux superproductions du genre humain, notre héros ? T’en as pas la moindre idée, hein ?

Là, je te vote des circonstances exténuantes (c.d.B.), biscotte il te manque un élément important, une chose que je voulais pas te causer avant le moment propice, de crainte de te mettre sur la voie comme un simple cheminot. Tout à l’heure, lorsque je suis entré après être passé sous l’arc de détection, un gusman de la sécurité s’est occupé de moi, je te le rappelle. Comme il était en spencer, il avait logé son flingue extra-plat dans la poche intérieure du veston court. Au moment de me servir un plateau, au petit salon, comme ce n’est pas son job, il a fait preuve d’une gaucherie qui a justifié mon intervention. J’ai profité d’icelle pour calotter son feu. Du gâteau ! Il doit sûrement être prompt à dégainer, l’artiste, mais il peut aller encore suivre des cours du soir pour apprendre à ne pas se laisser soulager comme un plouc à la foire aux bestiaux. Donc, son riboustin est devenu le mien. Comme il est peu encombrant, j’ai prié mes testicules de lui faire un peu de place et l’ai logé dans l’aumônière de mon Eminence.

Je l’empoigne en loucedé, kif s’il s’agissait de Dom Platano. C’est pas la première fois que je flingue quelqu’un de bas en haut. Il m’est déjà survenu de tirer à travers ma poche. Mais par la braguette, non. Cette délicate meurtrière ne permet pas de viser avec soin. Si j’étais Buffalo Bill, voire son petit-fils, je te dirais que je vais lui faire sauter le fume-cigarette des lèvres. Ce serait te berlurer pour des quetsches. Non, impossible ! C’est bien sur la fabuleuse Li Pût que je dois défourailler. Sacrilège ! Je porte atteinte au plus noble ouvrage de la nature. Foutre des coups de rasoir à la Joconde serait pure gaudriole à côté ! Mais quoi ? La vie, c’est le choix du moindre mal. Elle ou nous. Elle mate l’endroit où je protubère. Un léger sourire que je lui connais bien retrousse la commissure de sa bouche (à droite). Son ultime sourire ! Adieu, Lili Pute ! Ma sauvage, mon étourdissante rencontre ! Adieu, celle qui m’aura appris qu’il est toujours possible de se dépasser.

Le canon remonte. Inutile de calculer l’angle, je le connais d’instinct. Ma main sait déjà. Elle a retrouvé son louche professionnalisme. Mon index se cale sur la détente. Il doit être bien posé pour, lorsque je tirerai, ne pas faire broncher le feu. Allez ! Il est temps !

C’est alors que l’inattendu s’opère. Ça dérangerait tes convictions anti-religieuses si j’appelais ça un miracle, toi ? Parce que, franchement, je ne vois pas de mot mieux approprié. N’est-ce pas absolument miraculeux qu’un maître d’hôtel s’interpose tout à coup entre Li Pût et moi afin de lui proposer l’une des tasses de caoua dont son plateau est garni ?

Pour lors, je ne prends pas le temps de refermer mon futal et je me rue sur lui. Il est catapulté sur Li Pût, son plateau valdingue sur la belle robe de ma compagne. Inondée de breuvage brûlant, Lili Pute pousse des cris. On n’a jamais hurlé avec un fume-cigarette entre les dents. La confusion gagne. Les ambassadeurs déplorent ! Le Président s’en fissure le vernis frais autour des yeux ! Personne n’a suivi ma manœuvre, y a que le pauvre maître d’hôtel qui proteste.

— J’ai glissé sur le parquet ! lui dis-je sèchement, vous n’allez pas nous en remplir un jerrican, non ?

Il se le tient pour dix, ce qui lui fera du profit ! La mère Dorothy drive Li Pût dans ses appartements pour tenter de rectifier un peu le désastre. Avant de quitter la pièce, Lili Pute me fixe intensément. Pas de haine dans ce regard, plutôt une vague admiration et, mais il se peut que je me fasse mousser la gamberge, du soulagement. Son premier échec ! Ça va bastonner dur en haut lieu.

Tandis qu’elle s’éclipse, moi j’en profite pour mettre les adjas. Avant de sortir, je frappe sur l’épaule du mec de la sécurité auquel j’ai secoué le tromblon.

— Mande pardon, je lui grommeluche, vous n’auriez pas perdu votre plumeau en faisant le ménage ?

Et je lui présente son composteur, heureux qu’il m’eût été inutile. Le gars le renfouille prestement, malgré tout, l’arc de contrôle réagit quand je le franchis, mais comme je pars, onc ne m’arrête.

Mon cœur se serre quand je quitte l’ambassade, car j’y laisse Li Pût, et il est probable que je ne la reverrai jamais.

J’étais prêt à la buter, il y a cinq minutes, je sais bien, mais quand on est un grand sentimental, on a des réactions qui tirent des bras d’honneur à la logique.

SON AVENIR

— Bonsoir, messieurs, dis-je aux marines et autres G’men groupés devant l’ambassade.

Ils me regardent comme te visionnent les vaches à grosses cloches s’en revenant de transhumer.

Tu sais, je ne me fais pas trop d’illuses. Je sais pertinemment que je suis attendu.

Et je le suis, fectivement.

Par mon trio magique d’abord, installé dans un Kamasoutra 69 dont Marie-Marie tient le volant. Ils sont stationnés à cinquante mètres en amont, guignant ma sortie. La Musaraigne décarre en m’apercevant.

Mais une seconde bagnole, plus prompte, s’interpose. Une Rolls couleur d’ambre. Dedans, trois personnes également : Fou Tû Kong, à l’arrière, Kou d’Ban Boû à l’avant, à côté du chauffeur. Il descend prestement et m’ouvre la portière arrière. De l’intérieur, le vieux magot à barbiche m’adresse un jeu de dominos qu’il croit être un sourire.

— Montez, mon cher, me fait le singe d’ivoire avec urbanité.

En guise de réponse, je porte quelque chose à ma bouche. Il se tait. Sans doute serait-il bien séant de lui adresser quelques mots pour prendre congé, mais j’ai beau me creuser la cervelle, je ne trouve rien à lui dire. Alors, afin de ne pas bloquer davantage la circulation, je serre les mâchoires.

— Monte, toi ! enjoins-je à son âme damnée dont l’avaleur n’atteint pas le nombril des âniers.

Le Jaune rougit, à savoir qu’il devient vert.

— Vite !

Ça klaxonne derrière nous. Il grimpe auprès de son vieux bonze qui s’offre une ultime tremblote sur le cuir cousu main de sa Mobylette.

— Tu diras aux gens du tong que Li Pût les emmerde et qu’elle veut qu’on lui foute la paix désormais ; elle a changé son fume-cigarette d’épaule !

Je claque la portière et la Rolls s’élance dans la ville.

Ensuite je vais prendre place auprès de Marie-Marie. Mes trois gaillards sont tellement morts d’angoisse qu’ils n’arrivent pas à en casser une broque.

— Chauffeur, à l’aéroport ! lancé-je. On va prendre le premier zinc en partance, qu’il aille à Honolulu ou à Bécon-les-Bruyères.

Marie-Marie pilote avec application, cherchant à se repérer dans l’immense métropole.

Je sais bien qu’une question la taraude.

— Dis, Antoine ?

— Oui ?

— Et elle ?

— Je crois bien qu’elle a été condamnée à mort, soupiré-je.

— Par qui ?

— Par moi. Je viens, par une phrase, de lui inoculer le choléra, mais comme elle est pleine de ressources, elle s’en tirera peut-être…

— Et le Président ? s’informe Béru.

— Un roc ! Gibraltar ressemble à un caramel mou comparé à lui. C’est le miracle de la cybernétique, quoi !

SA NOSTALGIE

M’man me monte le petit déje au lit.

Le grand, de gala ; avec chocolat, croissants, brioches. Plus le courrier sur le bord du plateau.

— Le facteur passe plus tôt que d’ordinaire, depuis quelques jours, me dit Félicie après la bisouille matinale.

Je bille en opérant un premier tri : les journaux, les factures, les lettres. Une enveloppe en papier de riz surchargée de timbres exotiques que ça représente des poissons, ou bien des lampions, faut voir de plus près…

Je décachette d’un trait d’ongle.

A l’intérieur, il y a une photo. Elle me représente, avec Li Pût dans le jardin de sa propriété malaise. Ç’a été pris la fois où elle m’a fait le coup du hamac, tu te souviens ? Au téléobjectif. Je te jure qu’à un concours, elle décrocherait la timbale pour son originalité. Tu nous verrais, moi à travers les mailles, elle avec sa bouche d’accueil.

A l’endroit où il reste de la place, elle a écrit, avec son rouge à lèvres : Love.

Juste ça. Mais c’est plus éloquent que les lettres de la mère Drouet à son Totor, accompagné d’un tel cliché.

Tu ne trouves pas ?

FIN
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