LE PREMIER JOUR

CHAPITRE PREMIER

En le voyant immobile sur sa chaise longue, le visage offert au soleil de juin, elle crut qu’il dormait. Il avait le souffle calme, les paupières baissées et une mouche courait sur sa main languide sans qu’il fasse le moindre geste pour la chasser.

Pourtant elle ne put s’empêcher de demander, d’une voix feutrée :

— Tu dors ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il s’abandonnait à la chaleur et à d’autres sensations plus confuses et plus capiteuses. Il était bien. Les oiseaux crépitaient dans les arbres, donnant à chaque pommier du jardin une sorte de vie grouillante et tapageuse. Sur la pelouse, un jet d’eau à tourniquet exaltait des odeurs d’herbe et de terre avec un bruit soyeux.

— Non, murmura-t-il. Non, je ne dors pas…

— À quoi tu penses ?

Toujours cet esprit inquisiteur des femmes.

Il souleva péniblement une paupière et coula un regard oblique à Martine. Elle était blonde, fraîche et jolie. Elle portait une robe imprimée bleue, très légère, avec, vers le bas, des choses mousseuses. Elle allait bien avec le jardin, avec les oiseaux, avec l’été.

Il examina la question. À quoi pensait-il, au fait ?

Peut-être à sa femme ? Peut-être aussi à son enfance ?

Chaque fois que Laurent se relaxait ainsi, les yeux fermés, de lointains souvenirs se rassemblaient autour de lui et se mettaient à le contempler. Ce n’était pas lui qui les regardait, mais eux qui toujours le fixaient avec une gravité muette ; car son enfance avait des formes, des couleurs, des gestes, des odeurs — surtout des odeurs — mais pas de bruits.

La mémoire de Laurent était silencieuse comme un aquarium.

Comme si elle avait compris l’inutilité d’une pareille question, Martine n’insista pas. Elle prit place sur le fauteuil de rotin, près de son amant, et il y eut un parfum de plus sur la pelouse.

Maintenant Laurent avait les yeux ouverts. Il regardait tourner le jet d’eau qui paraissait jongler avec sa pluie menue. L’averse vaporeuse restait un instant en suspens dans l’air immobile avant de tomber dans l’herbe.

— Les oiseaux se plaisent chez toi ! remarqua Martine au bout d’un silence.

— Tu crois ?

— Regarde : dans les propriétés voisines il n’y en a presque pas. Ils sont tous là… Comment expliques-tu ça ?

Il faillit répondre :

« C’est à cause de Lucienne. »

Mais il se retint à l’ultime seconde.

— C’est pour les pommiers qu’ils viennent ?

C’était pour Lucienne. Depuis que Laurent avait acheté cette demeure, elle leur mettait de la nourriture sur le rebord des fenêtres et certains, plus téméraires, entraient même dans la maison.

— Oui, soupira Laurent, c’est sûrement pour les pommiers, du moins pour les petits insectes qui y logent…

— C’est curieux, fit-elle, je n’aime pas les oiseaux…

— Ah oui ? murmura-t-il avec indifférence.

— Ils me font peur.

— Peur ?

— Oui, à cause de leurs plumes. Pour nous autres, mammifères, je trouve que les plumes sont encore plus effrayantes que les écailles. Imagine que j’aie des plumes, Laurent…

Il sourit et tourna la tête vers elle.

— C’est difficile, fit-il, bien que tu sois un petit oiseau dans ton genre.

— Tu m’aimerais tout de même, si j’avais des plumes ?

Il fut tenté de lui répondre : « Même sans plumes je ne t’aime pas. »

Car il ne l’aimait pas. Elle lui plaisait, elle faisait bien l’amour, elle mettait de la joie autour d’elle ; mais elle ne lui inspirait rien de très profond. Il cherchait à comprendre pourquoi il tenait à Lucienne et pourquoi il considérait Martine comme un animal domestique.

— Je t’aimerais tout de même, mentit Laurent avec une espèce d’application voluptueuse.

Elle étendit le bras et sa main caressa un instant la jambe de son compagnon. La caresse n’était pas provocante mais prometteuse. L’amour, ce serait pour plus tard : pour le soir.

Les nuits à Villennes étaient fabuleuses. La campagne sentait le foin et d’étranges clartés montaient de la Seine. Et puis il y avait les arbres et leurs bouleversants soupirs. Les arbres avec d’autres oiseaux…

— Tu crois que ta femme ne se rendra compte de rien ?

Laurent fronça les sourcils. Il n’aimait pas que Martine fît allusion à Lucienne. Cela constituait un sacrilège.

— Se rendre compte de quoi ?

— De mon séjour ici ?

— Quelle idée !

Martine passa la main dans ses cheveux blonds, coupés court.

— Une femme, ça laisse des traces, tu sais ! Tiens, ne serait-ce que les cheveux !

« Elle est brune, je suis blonde. Et puis nous n’avons pas le même rouge à lèvres, fatalement… »

— Fatalement, répéta-t-il en écho.

— Il y a aussi le parfum… Sans compter les oublis. C’est comme pour les déplacements à l’hôtel : quand on s’en va, on a beau passer tout en revue, on oublie toujours quelque chose. J’ai remarqué que ta femme portait des dessous blancs. Moi, je suis vouée au bleu. Mon côté enfant de Marie, quoi !

Elle éclata de rire.

— Ce que j’en dis, c’est pour toi, enchaîna-t-elle presque aussitôt. Je ne voudrais pas te valoir des ennuis…

— Ne t’occupe pas de ça.

Elle comprit qu’elle l’avait confusément vexé et se tut.

Ce n’était pas la première fois que Laurent amenait une fille sous son toit. Cela faisait partie des « conventions » avec Lucienne. Dès le début de ses voyages, elle avait déclaré à son mari, du ton à la fois malicieux et grave qu’elle prenait pour discuter les choses sérieuses :

— Si tu me trompes, amène-la chez nous. Ce sera mieux !

Par bravade, pour s’épater lui-même, il avait le lendemain soir emmené une entraîneuse de bar dans leur appartement de la rue Pergolèse. Une grande rousse idiote et trop fardée qui était ivre et riait de son ivresse.

Elle avait brisé un sulfure auquel Lucienne tenait beaucoup, parce que, prétendait-elle, elle y voyait le paradis terrestre…

Leur étreinte avait été plutôt honteuse, il en était sorti désert et triste, avec, non pas un sentiment de culpabilité, mais de l’angoisse.

La fille avait souillé les draps de son rouge à lèvres trop pâle ; Laurent était certain qu’elle l’avait fait exprès.

C’était le genre de coucheuse qui en voulait confusément à toutes les femmes mariées…

Lucienne s’était rendu compte de cette visite, mais elle n’avait rien dit. Son attitude vis-à-vis de son mari ne s’était aucunement modifiée.

Oui, il faisait bon près de Lucienne et ces petites cures d’adultère renforçaient l’amour et l’admiration de Laurent pour sa femme.

— Tu es un drôle de type, remarqua Martine.

— Raconte…

— Je ne sais pas. Tu es là, et on sent que tu fiches le camp ailleurs quand ça te chante. On pourrait te lire des poèmes ou bien te dire que tu as gagné à la Loterie, tu ne réagirais pas.

Elle s’inclina vers lui. Son beau visage avait capté un peu de la chaleur de l’été et il irradiait.

— Chéri, où t’en vas-tu, quand tu me quittes ?

Il sourit en guise de réponse. Un sourire qui se voulait mystérieux mais qui cachait une grande incertitude… Le savait-il au juste, où il allait ?

Il allait tout d’abord dans son passé, cela oui. Mais son passé ne constituait qu’une sorte d’antichambre de l’évasion. Après… Non, après il n’allait nulle part. Il restait dans la banalité quotidienne de l’instant, seulement il prenait une certaine hauteur, une certaine distance. Et, avec du recul, même le présent a un autre aspect…

— J’ai soif, murmura-t-il.

Elle se leva aussitôt. Ce qui séduisait Laurent chez Martine, c’était sa docilité. La jeune femme était si commode qu’on n’avait pas besoin de l’aimer pour la tolérer.

— Whisky ?

— Non, il fait trop chaud…

— Alors ?

— N’importe quoi pourvu que ça soit glacé et que ça pétille…

Elle s’éloigna en direction de la maison aux baies largement ouvertes. Une péniche ululait sur la Seine. Laurent se mit à contempler le ciel chauffé à blanc à travers les branches du pommier.

« J’aime bien la vie », décida-t-il.

L’air était encore vibrant du coup de sirène de la péniche.

D’autres fois, Laurent pensait exactement le contraire. L’existence lui semblait stupide comme ces habitudes désuètes qu’on se force à conserver…

— Je peux mettre de la musique ? cria Martine, depuis le living-room.

— Tu peux !

Ce qu’il redoutait se produisit : elle mit un trente-trois tours de Lucienne. Mais, chose curieuse, au lieu de le gêner, la voix de sa femme lui fit du bien. C’était une voix de jeune fille, pure et claire, qui chantait des choses simples. La chanson s’intitulait Rencontre. Elle racontait l’histoire d’un garçon et d’une fille qui faisaient connaissance dans un chemin, à la campagne… Elle était pleine de soleil, de coquelicots et de cette poussière blanche des chemins ignorés par les Ponts et Chaussées.

Martine revint avec un grand verre dans lequel tintait un cube de glace.

— Un citron pressé avec de l’eau de Seltz ! annonça-t-elle en lui tendant le breuvage.

Il prit le verre. Ses doigts s’attardèrent sur les parois glacées de celui-ci. Le contact le désaltérait déjà.

Martine reprit sa place. Pendant certaines périodes de la chanson, Lucienne se taisait pour laisser parler sa guitare.

Les notes mélancoliques pleuvaient dans l’air figé du jardin.

— Tu ne remarques pas ? demanda Martine.

Il tourna la tête vers elle, interrogateur.

— Les oiseaux se sont tus…

C’était inexact. Ils continuaient leur bacchanale dans les pommiers tordus, seulement on n’y prêtait plus attention.

— Elle a une jolie voix, murmura la jeune femme. Vous vous êtes connus comment ?

Il eut une moue agacée.

— Laisse !

— Pourquoi ? protesta Martine… Moi, je trouve étonnant que les gens se rencontrent ; c’est la plus merveilleuse des histoires.

Et, pressante, elle insista :

— Allez, raconte !

Laurent vida sa citronnade. Il aimait bien cette chanson. Le refrain surtout. Elle ressuscitait chaque fois en lui les mêmes images. Il voyait le garçon, il voyait la fille… D’où les tenait-il ? Sans doute les avait-il rencontrés quelque part, au hasard de la vie, sans leur prêter attention ? Sans savoir que ces êtres lui donnaient ces rendez-vous multiples dans une chanson… Pour le chemin, c’était plus facile. Il savait où le prendre. Il existait toujours dans un coin du Dauphiné où Laurent passait ses vacances autrefois.

Et pourtant, il lui paraissait plus improbable, plus définitivement perdu que les deux jeunes gens inconnus qui s’y rencontraient pour s’aimer…

— Je l’ai connue chez un producteur de radio de mes amis, à la campagne, pas loin d’ici, un dimanche.

Il ajouta, pour lui seul :

— Jusqu’alors j’avais horreur des dimanches…

Martine ne parut pas choquée le moins du monde.

— Et maintenant tu les aimes ?

— Maintenant je sais que ce jour-là aussi il peut se passer quelque chose…

— Coup de foudre ?

— Non. On lui a demandé de chanter, elle a refusé.

« Et puis le soir… »

Il se tut pour mieux revivre son souvenir.

Le soir, comme il regagnait sa chambre, il avait entendu des accords de guitare et la voix frêle de Lucienne. Alors, au bout d’un instant, il était allé frapper à sa porte. Et ils avaient passé une partie de la nuit, elle à chanter, lui à l’écouter, couché à plat ventre sur la moquette de sa chambre.

Il le dit à Martine. Elle parut comprendre.

— Ensuite ?

— Rien. Je suis resté six mois sans la revoir. Puis je l’ai retrouvée dans un cabaret de la rive gauche où j’avais charrié des clients de Belgique. Pour épater mes hôtes, je l’ai invitée à notre table, après son tour de chant…

— Et alors ?

— Et alors je l’ai raccompagnée chez elle ; je lui ai demandé un rendez-vous ; elle me l’a accordé ; et nous nous sommes revus, revus, revus, revus et épousés…

Il se mit à fredonner le refrain de la chanson. Et ce fut comme si Lucienne avait été là, près de lui, avec sa guitare aux flancs brillants et son regard perdu dans l’infini de sa musique…

— Tu l’admires ?

Comment Martine pouvait-elle manquer à ce point de psychologie !

— Non, mais j’aime bien ce qu’elle fait…

Ils écoutèrent la chanson jusqu’au bout. Aussitôt après venait La rue barrée, un succès. Laurent l’aimait moins que la précédente.

— Elle passe où, en ce moment ? demanda Martine.

Ses questions à propos de Lucienne commençaient à sérieusement agacer Laurent.

— Gala à Angers… Demain et après-demain, Nantes… Puis elle revient…

— Et moi je m’en vais, compléta Martine. C’est une drôle de vie la vie d’artiste. Tu l’as accompagnée dans ses tournées ?

— Bien sûr…

— C’est marrant ?

— C’est tout, sauf marrant… Des kilomètres, des hôtels, des restaurants, des répétitions, des représentations… On finit par ne plus savoir dans quelle ville on se trouve, et, qui pis est, par s’en foutre !

— Tu es riche, elle pourrait laisser tomber ? objecta Martine avec un bon sens teinté du plus pur matérialisme…

— Ce n’est pas une question de fric.

— Elle t’aime ?

Il s’était souvent posé la question. Lucienne l’aimait-elle ? Intimement, il en était persuadé ; mais cela le gênait d’en parler, surtout avec sa maîtresse. Lorsque sa femme revenait de tournée, elle avait des mots et des caresses qui traduisaient une joie très intense…

Et elle chantait. Pas de sa voix d’artiste, pas de sa voix professionnelle, mais comme n’importe quelle femme heureuse, des airs qui n’étaient pas les siens.

Un oiseau vint se poser sur la petite table de rotin et se mit à le contempler de son œil rond, en bougeant la tête de façon saccadée comme s’il eût été mécanique.

Laurent et Martine se retinrent de respirer afin de ne pas l’effrayer. Cette familiarité de l’oiseau semblait contenir un présage, ils ne savaient pas lequel.

Lorsqu’il s’envola, brusquement, Martine poussa un petit cri.

— C’est dommage, soupira-t-elle.

— Quoi ?

— J’avais décidé que si je pouvais compter jusqu’à douze avant qu’il s’envole je serais heureuse. Il est parti à huit.

— Tu n’es pas heureuse ?

Elle le regarda longuement. Un peu de tristesse voilait ses yeux clairs.

— Comment veux-tu que je le sois ? Mon bonheur ressemble un peu aux galas de ta femme. J’arrive pour un soir ou deux, et je repars… J’ouvre un frigidaire qui n’est pas le mien, j’y prends des citrons que je n’ai pas achetés et je prépare une boisson à un homme qui attend une autre femme.

Elle haussa les épaules et, avec une ironie presque joyeuse, déclara :

— La vie est dégueulasse : c’est grisant !

À cet instant le téléphone sonna, loin dans la maison. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés, le matin, l’appareil ne s’était pas manifesté et le couple avait oublié son existence. Martine et Laurent échangèrent un regard presque surpris.

— Ne réponds pas ! supplia-t-elle.

— Quelle idée !

— Nous sommes si bien ! Je t’ai menti tout à l’heure : je suis heureuse, Laurent.

Il se leva.

Elle sut qu’il était inutile d’insister. Laurent n’était pas capable de subir une sonnerie de téléphone sans décrocher. Pour lui, cela faisait partie du mécanisme du destin et quand le destin sonnait, il répondait.

Ses tennis blancs faisaient crisser les graviers roses de l’allée. Des oiseaux s’envolèrent et ce fut comme un coup de fusil. Un fusil qui aurait tiré des oiseaux au lieu de tirer des plombs.

Il les regarda disparaître dans le ciel trop pâle. Il était beau. Sa peau brune, même en hiver, fonçait aux dernières chaleurs pour prendre une couleur délicate, dense et veloutée, qui faisait paraître clairs ses cheveux pourtant châtain sombre.

Elle appela, de toutes ses forces :

— Laurent !

Cela ressemblait à un cri.

Il se retourna, lui sourit, et Martine se sentit instantanément rassurée.

— Je t’aime ! lui cria-t-elle.

C’était un sentiment d’autodéfense qui la poussait à lancer cet aveu. Le téléphone, auquel il répondait, représentait l’extérieur, c’est-à-dire une conjuration de forces mauvaises qui n’acceptaient pas leur liaison. Avant qu’il ne les affronte, elle tenait à assurer sa position.

Il disparut dans la maison. Martine poussa un soupir. Elle l’avait connu de façon beaucoup moins romantique que… que l’AUTRE. Elle divorçait. Une amie lui avait conseillé de prendre Laurent Haller comme avocat.

« Il a du talent et il est beau garçon, tu verras. »

Le téléphone cessa son appel. Dans le living, la voix claire de Lucienne continuait de s’étaler dans l’été, soutenue par un lamento de guitare. Les oiseaux revinrent, attirés peut-être par la fraîcheur tournoyante du jet d’eau.

C’était une belle propriété. Martine s’imaginait, régnant sur ces lieux en souveraine absolue. Un rêve ! Ou plus exactement une chimère, puisqu’il est des rêves irréalisables.

Un assez long moment s’écoula.

… et je revois sans cesse

La rue de ma jeunesse

Où tu m’es apparu.

Lucienne pensait-elle à son mari quand elle parlait d’amour dans ses chansons ?

Laurent surgit sur le perron.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Martine.

Il ne répondit pas et revint prendre sa place dans le fauteuil de jardin. Il avait le regard brillant et étrangement fixe. Il étendit la main en direction du tourniquet afin de recueillir un peu de cette poudre d’eau qui flottait au-dessus de la pelouse. Elle faillit ne pas insister, mais brusquement, à l’attitude absente de son compagnon, elle eut la sensation angoissante qu’il était arrivé quelque chose.

— Laurent ! appela-t-elle à mi-voix. Laurent, je veux que tu me dises…

Il ramena sa main sous sa nuque et reprit sa contemplation douloureuse du ciel. Celui-ci était si lumineux qu’il lui blessait les yeux.

— Attends, supplia-t-il, ne dis rien…

— Mais quoi !

— Elle vient d’avoir un accident, ça va très mal… Je cherche à comprendre…

CHAPITRE II

Et il cherchait à comprendre…

À comprendre ce qu’était cette chose mystérieuse, cette chose impalpable dont il n’avait même pas conscience avant l’appel téléphonique, et qui venait de cesser. Cette chose qui, un instant plus tôt, lui permettait de vivre normalement, de savourer la douceur du jardin, le chant des oiseaux et celui…

Mon Dieu, elle continuait de chanter dans le living.

Brusquement, la voix de Lucienne était devenue la voix d’une autre époque.

L’étrange calme de Laurent était communicatif.

— Qui t’a appelé ? demanda froidement Martine.

— La gendarmerie de Lisieux.

— Tu m’as dit qu’elle était à Angers…

Il fronça les sourcils.

— Elle est sans doute allée se promener entre la répétition et la soirée. Cela lui arrive. Pour se relaxer…

— Lisieux est à au moins deux cents kilomètres d’Angers, objecta Martine.

Elle ajouta :

— Deux cents et deux cents : quatre cents ! Comme promenade de relaxation, ça se pose là !

Ce qui surprenait le plus Laurent, c’était sa tranquillité. Quelque part, en lui, dans une région jusque-là ignorée de son individu, une panique affreuse montait. Mais il continuait de penser et d’agir comme si cette catastrophe ne le concernait pas. Rien n’était plus pareil sauf lui. Il se sentait, cette panique mise à part, absolument permanent et identique à lui-même.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

— Ils m’ont demandé si j’étais Laurent Haller et si j’avais bien pour épouse la chanteuse Lucienne Cassandre. Ensuite ils m’ont…

Il se tut, surpris par ce pluriel. Après tout, c’était un seul homme qui lui avait parlé.

— Ensuite ?

— Ils m’ont dit que ma femme avait eu un très grave accident sur la Nationale 13. Je leur ai demandé si elle était morte, ils m’ont répondu que non, qu’elle était dans une clinique où on procédait à une intervention chirurgicale… Il faut que j’y aille.

— Tu permets que je t’accompagne ?

Il eut un haut-le-corps. Elle lui prit la main et la pressa fortement.

— Je t’attendrai dehors. Il vaut mieux que tu ne sois pas seul, crois-moi.

— Quelle heure est-il ? demanda Laurent.

— Autour de cinq heures… Tu as du chagrin ?

Comme c’était bête et plat, une pareille question en un pareil moment. Elle le sentit mais pourtant s’obstina :

— Hein, dis, Laurent, tu as du chagrin ?

— Pas encore, fit-il sourdement.

Il se dressa et massa lentement ses poignets en regardant tournoyer le jet d’eau. Il aurait voulu être cette eau mousseuse qui jaillissait par les petits trous du tourniquet. Abreuver la pelouse, embaumer l’air, prendre au soleil des gouttes de sa lumière… Oui, être de l’eau issue de la terre et retournant à la terre. Ne pas penser, subir sans révolte…

« Comme il est beau », songea Martine.

Elle se leva à son tour.

— Allons nous habiller. On ne t’a pas dit la nature de… de ses blessures ?

— Non. Et je n’ai rien demandé. J’étais abruti. Je le suis encore…

— Viens !

Elle n’avait défait sa valise que pour prendre sa robe légère. Son deux-pièces gisait encore sur le lit.

Pour la première fois elle eut honte de se changer dans la chambre à coucher de Lucienne. Une photographie de celle-ci était fixée au mur. Elle la représentait sur scène, dans le faisceau d’un projecteur, sa guitare entre les bras, comme un enfant.

Laurent prit un complet d’alpaga bleu dans sa penderie et une chemise blanche dans un tiroir de la commode. Il essayait toujours de comprendre. La peur qui s’épanouissait en lui, lui donnait mal au cœur et mettait une sorte de froid intense dans toute sa poitrine. Il écoutait la troisième chanson du disque.

Entre la première et la troisième chanson, son existence s’était transformée.

Dans la rivière, j’avais mis mon amour à flotter.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

Il tentait de se représenter un amour flottant sur une rivière. Maintenant les paroles de cette chanson ne contenaient plus aucune magie.

— Tu vas à la gendarmerie ?

— Oui. Ils ne m’ont pas dit dans quelle clinique…

Ça y était, le chagrin commençait de sourdre. Le mot « clinique » venait de déclencher dans son esprit quelque chose de nouveau.

Clinique ! Lucienne était dans une clinique, cassée, abîmée et des hommes essayaient de la réparer !

— Qu’est-ce qu’elle a comme voiture ?

Il regarda Martine qui se tenait devant lui, un peu déhanchée afin de pouvoir agrafer sa jupe.

— Hein ?

— Qu’est-ce qu’elle a comme voiture ?

— Une américaine…

— C’est costaud, ça, murmura la jeune femme. Elle ne doit pas être tellement blessée.

Ils partirent quelques minutes plus tard. Dans le living, la dernière chanson venait de s’arrêter et le bras du pick-up se soulevait, dans un mouvement fantasmagorique pour aller se poser sur le déclic d’arrêt. La pochette du disque gisait à terre. On y voyait une photographie en couleurs de Lucienne, le visage à demi masqué par sa guitare…

Laurent pensa à l’instrument. Peut-être était-il brisé à l’heure présente ? Il essaya d’imaginer ce délicat coffrage de bois éclaté, avec ses cordes rompues, pareilles à des entrailles. Ce fut une vision très intense, très présente de l’accident. Ou plutôt ce fut l’accident lui-même. Les objets mutilés donnent davantage que les gens morts la notion de destruction.


Pendant le voyage, les pensées de Laurent n’évoluèrent pas.

Il s’était fait un tableau de Lucienne dans un lit de clinique, avec des pansements au visage ; et il avait beau s’efforcer « d’aller plus loin », il s’abîmait dans cette vision incertaine.

— Je ne me rappelle plus sa voix, murmura-t-il, tandis qu’ils roulaient sur l’autoroute de l’Ouest.

Martine ne broncha pas, mais mentalement, se mit à fredonner Rue barrée. Elle, par contre, possédait une mémoire auditive parfaite. Elle avait en tête les moindres inflexions de la chanteuse, ses respirations, et chaque note de la guitare.

La route fut sans âme, inerte, et ils ne la virent pas. Laurent roulait à folle allure et, timidement, comme si elle était honteuse d’avouer sa peur à un pareil moment, Martine lui en fit l’objection.

Il ralentit un peu, sans dire un mot. Comment l’accident s’était-il produit ? D’ordinaire Lucienne roulait prudemment. Elle redoutait les accidents. C’était même à cause de cette hantise qu’elle avait acheté pour ses déplacements une voiture américaine que Laurent avait baptisée « le tank de ma voix d’or ».

Il songeait à la grosse Cadillac blanche, si lourde, si massive. Peut-être était-elle rentrée dans un camion ?

Il n’avait jamais aimé la grosse voiture. Il prétendait qu’elle n’était pas à l’échelle de la France et il vantait les mérites de sa Lancia, si racée, si latine, qui se faufilait à travers la circulation comme un rat.

Martine éternua à cause du courant d’air, et il la regarda comme s’il découvrait seulement sa présence à ses côtés.

N’était-elle pas déplacée ? Laurent s’était toujours efforcé de ne pas céder au conformisme, pourtant, la situation lui parut très équivoque. Il regretta d’avoir emmené sa maîtresse.

— Tu es certain qu’elle devait se produire à Angers ? demanda tout à coup Martine.

Chose curieuse, jusque-là il n’avait accordé à ce détail qu’un intérêt très secondaire. Le fait lui avait semblé inattendu, mais pas tellement surprenant…

— Je me suis peut-être trompé, fit-il. J’ai dû mélanger les villes…

— Sûrement.

Lorsqu’ils approchèrent de Lisieux, ils se mirent à regarder les bas-côtés de la route, pensant y découvrir des traces de l’accident. Ils n’en trouvèrent pas. Seulement, comme ils entraient en ville, Laurent aperçut la Cadillac attelée à la grue d’une dépanneuse. Il crut que son cœur lui remontait dans le gosier.

— Regarde ! fit-il.

Martine devint très pâle. L’énorme voiture blanche avait quelque chose de sinistre sur ses pattes de derrière.

On eût dit un éléphant blanc, mal dressé. Elle avait apparemment peu de dégâts. Une roue avant était aplatie, une aile écrasée et le pare-brise avait volé en éclats…

Laurent ralentit pour regarder le véhicule. Au volant de la dépanneuse, un gros type en blouse bleue sifflait et ses grosses joues rouges ressemblaient à des fesses de bébé bien portant.

— Tu t’arrêtes ? questionna Martine.

— À quoi bon…

Il lança un coup de klaxon et pressa l’accélérateur. Cela lui fit une curieuse impression de doubler « le tank de ma voix d’or ».

L’étrange attelage s’amenuisa dans son rétroviseur et disparut.

— Sa guitare n’est sûrement pas cassée, murmura-t-il.

Martine lui jeta un regard surpris.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je pensais à sa guitare… C’est bête ?

Elle comprit et secoua la tête.

Il faisait doux. Le soir avait des couleurs d’une délicatesse infinie et, sur la petite ville apaisée, régnait le même calme enchanteur que dans le jardin de Villennes.

Laurent s’arrêta pour demander à un agent le chemin de la gendarmerie. C’était tout près : deux rues plus loin.

— Tu veux que je t’attende dans un café ? demanda Martine.

— Si tu veux…

Il avait besoin d’être seul. Jusque-là, à cause de la présence de la jeune femme, il n’avait pas eu sa totale liberté de pensée.

Elle désigna un petit établissement, à l’angle de deux rues. Il y avait une terrasse avec des fusains dans des demi-tonneaux peints en vert.

— Tu reconnaîtras ?

— Oui.

Elle descendit, referma la portière et le contempla par la vitre… Elle voulut lui parler et tapota la glace. Laurent se pencha pour la baisser un peu.

— Je voudrais te dire, commença-t-elle.

Elle était jolie dans son deux-pièces de flanelle bleue. Si vivante avec ses cheveux blonds, ses minuscules taches de rousseur autour du nez, et ses yeux tendres, d’un bleu constellé de petits points sombres.

— Je voudrais te dire que je suis avec toi, comme une amie… Que je suis avant tout ton amie. Ton amie, Laurent, tu comprends ?

— Merci, fit-il.

Il n’arrivait pas à être ému. Il n’éprouvait que de l’impatience.

— À tout à l’heure !

Il démarra. Martine poussa un soupir. Des jeunes gens montés sur des Vespas tapissées de fanions s’arrêtèrent devant le café où elle avait décidé d’attendre. Une odeur de lys, forte et envahissante, flottait sur le quartier.

Pour Martine, cette odeur-là était une odeur d’église. Elle allait avec celle de l’encens.

*

Le bureau où pénétra Laurent n’avait rien de conventionnel et pas grand-chose d’administratif.

Il était clair, pimpant, et il y avait des fleurs des champs dans un vase, sur un classeur.

Un brigadier gras et blond lisait un journal, son képi posé devant lui sur son sous-main. Il leva la tête et immédiatement sut à qui il avait à faire.

— Monsieur Haller ? demanda-t-il.

— Oui.

— Asseyez-vous…

Laurent prit une chaise en tube chrome et formica. Il ne se souvenait pas avoir jamais éprouvé une telle angoisse. Une espèce de sifflement menu, continu comme la tonalité d’un téléphone décroché, emplissait sa tête.

Il regardait le brigadier. Le brigadier le regardait et quelque chose d’indéfinissable comme la sympathie se produisit entre eux.

— Elle est morte ?

— Non, monsieur Haller. Mais je ne vous cacherai pas que son état est très alarmant. Elle est à la clinique Sainte-Thérèse où on a dû l’opérer à l’heure qu’il est…

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Rien d’apparent ; c’est… c’est interne…

— La tête ?

— Non…

— Donnez-moi l’adresse de cette clinique, je vous prie…

— Je vais vous y conduire. Seulement je…

Laurent regarda le gendarme avec surprise. Qu’avait-il d’autre à lui dire ? Pourquoi prenait-il cet air contrit ? Pourquoi son regard loyal d’honnête homme se dérobait-il ainsi ?

Il attendit. Rien ne pouvait lui être annoncé de plus grave, sinon la mort de Lucienne. Or il venait de lui affirmer que…

— Je dois vous dire, monsieur Haller, que le monsieur qui se trouvait avec votre femme dans la voiture a été tué sur le coup.

La phrase descendit jusqu’à l’entendement de Laurent comme une espèce de majestueux parachute dans un ciel léger.

Il la « regarda » venir en quelque sorte et eut le temps de la contempler.

Une espèce de petite voix furtive répéta en lui : « Le monsieur qui se trouvait avec votre femme dans la voiture a été tué. »

Le monsieur qui…

Il regarda le gendarme. Le brigadier faisait semblant de classer des papiers pour lui dérober sa gêne.

Le monsieur qui se trouvait avec Lucienne.

Avec Lucienne la solitaire.

Lorsqu’elle partait en tournée, des camarades faisant partie du programme lui demandaient de voyager avec elle. Chaque fois, elle trouvait un prétexte pour refuser.

Il ne pensait à rien de précis. En lui tout était flou et froid. Il aurait voulu rester terré dans le bureau, en face de ce brigadier plein de tact. Mais la vie continuait, avec des attitudes à prendre, des formules à prononcer :

— Il s’agit certainement d’un artiste de la tournée, fit Laurent d’une voix pâle.

Son interlocuteur ouvrit une chemise en bristol vert et y prit un rapport.

— Il s’agit de M. Édouard Daurant.

Cela ne disait rien à Laurent. Il était certain de n’avoir jamais entendu ce nom.

Le brigadier parcourait le rapport dactylographié.

— M. Daurant est propriétaire d’un haras dans la région de Caen !

Un silence. Ce n’était pas du vrai silence car de l’extérieur, par la fenêtre grande ouverte, arrivaient les mille bruits d’une petite ville achevant une journée de juin.

Le silence ne régnait que dans l’esprit de Haller.

— Comment s’est produit l’accident ? demanda-t-il.

Le gendarme poussa un soupir qui détendit un peu l’atmosphère.

— Dans un virage. Des enfants jouaient sur le talus. L’un d’eux a fait mine de traverser la route au moment où votre femme arrivait. Elle a voulu l’éviter. Sa voiture a grimpé sur le remblai de la voie ferrée et a basculé. Le passager a été à demi éjecté par la vitre baissée. Il a eu la tête presque écrasée. Quant à Mme Haller, elle a pris le volant dans le ventre et c’est ce qui… Vraiment un accident stupide. Aux dires des témoins, elle ne roulait pas à plus de quatre-vingts et il n’y avait aucun autre véhicule sur la route… La fatalité, quoi !

— Oui, répéta Laurent : la fatalité.

Ils se levèrent d’un commun accord. Le brigadier ramassa son képi et, avant de s’en coiffer, essuya la bande de cuir intérieure avec son mouchoir.

CHAPITRE III

Cela ne correspondait pas du tout à la fameuse image que s’était faite Laurent. Lucienne n’avait pas de pansement à la tête. Les yeux grands ouverts, elle fixait le plafond de sa chambre sans ciller.

Son mari s’approcha d’elle et resta debout près du lit, les bras ballants.

« Je l’aime, se disait Laurent.Je l’aime comme je n’aimerai jamais plus personne. »

Il attendit un instant, espérant que sa présence attirerait l’attention de la jeune femme. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ce n’était pas la première fois qu’il pleurait en contemplant Lucienne. Quelquefois, le matin, avant de la quitter pour gagner son cabinet de la rue Taitbout, il la regardait dormir un bon moment. Et alors, les mêmes larmes indéfinissables brouillaient sa vue.

— Lucienne…

Elle ne répondit pas, ne fit pas le moindre geste.

— Lucienne, mon chéri…

La porte s’ouvrit. Un chirurgien entra : jeune et fort dans sa blouse blanche aux manches relevées. Laurent sut que c’était un chirurgien et non un médecin à cette sorte d’assurance paisible qui se dégageait de sa personne. L’homme était capable de porter sans trembler les instruments les plus menus dans les plaies les plus délicates.

Il lui toucha le bras, et lui fit signe de le suivre à l’extérieur.

Haller obéit.

Dans le couloir, le brigadier, les mains au dos, parlait avec une infirmière.

Le chirurgien entraîna Laurent à l’écart.

— Vous êtes le mari ? On m’a dit que vous veniez d’arriver…

Il fixait Laurent presque professionnellement, comme s’il devait formuler un diagnostic à son sujet.

— Je préfère vous dire la vérité : elle est perdue…

Laurent hocha la tête. Son calme l’effrayait, il lui faisait mal comme la fatigue fait mal lorsqu’elle est trop intense.

Il était intimement incrédule. Ce médecin parlait d’un cas, d’un corps… Il ignorait que ce cas, que ce corps étaient le cas et le corps de Lucienne. Il ne savait pas que Laurent aimait trop Lucienne pour que Lucienne fût perdue. Mais Haller se rendait compte qu’il ne pouvait expliquer cette vérité première à son interlocuteur…

— Le foie est profondément touché. Rien à faire… Une lente hémorragie interne…

Il poursuivit son exposé, comme s’il l’eût fait à un élève.

— Elle peut vivre un jour ou deux… Trois peut-être… À votre place je… je l’emmènerais maintenant !

— Elle a perdu conscience ? demanda Laurent.

— À cause de l’anesthésique, mais sa lucidité reviendra et…

— Elle peut supporter le transport ?

— Au point où elle en est… Nous disposons d’une ambulance américaine pourvue d’une suspension spéciale…

Laurent évoqua fugitivement le salon de l’auto. À cause du mot suspension.

— Bon, alors faites le nécessaire, dit-il.

Il ouvrit son portefeuille.

— Voici mon adresse.

— Vous ne voyagerez pas avec elle ?

— Non.

Il avait répondu spontanément, d’instinct. Ce n’est qu’après cette réponse catégorique qu’il étudia la question. Mais il ne regretta pas. Il ne se sentait pas le courage de voyager aux côtés de cette Lucienne inconnue, inerte, et touchée à mort ; c’était au-dessus de ses forces.

— Vous la ferez accompagner, s’il vous plaît.

Le chirurgien acquiesça.

— Je voudrais téléphoner, docteur.

— Demandez au bureau, en bas.

Ils se séparèrent. Laurent fit signe au brigadier qu’il descendait. Il avait les jambes molles. Il pensa à Martine qui l’attendait dans ce petit café de sous-préfecture et il ressentit une espèce de réconfort à l’idée qu’elle était près de là.

Une jeune fille boutonneuse tapait à la machine dans un bureau vitré. Elle sentait le propre d’hôpital. Il se présenta. Elle prit aussitôt une expression navrée et murmura :

— Je suis très peinée, monsieur. J’ai tous « ses » disques…

Tous ses disques…

Pour une fois, il eut un peu de mémoire auditive. Il vit le 33 tours qui attendait sur le pick-up, à Villennes, et l’une des phrases qui y étaient gravées frappa ses oreilles.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

— Je peux téléphoner à Paris ?

— Certainement. Quel numéro ?

Il se pinça le haut du nez. Il ne se souvenait plus du téléphone de Jo Bardin.

— Ça vous ennuierait de chercher dans l’annuaire le fil de l’Agence Élysée-Music-Hall ?

— Mais pas du tout.

Elle reportait sur Laurent un peu de son admiration pour Lucienne.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

Une autre phrase le troublait. Pas une phrase de chanson, mais une phrase parlée qu’il avait entendue un instant auparavant.

Elle l’avait inconsciemment choqué. C’était le chirurgien qui l’avait prononcée en entrant dans la chambre de Lucienne : « Vous êtes le mari ? » avait-il demandé. Pourquoi cette question, au bout d’un moment, faisait-elle souffrir Laurent ?

— J’ai le numéro, monsieur Cassandre.

Il regarda la petite secrétaire. Elle lui donnait le nom de théâtre de sa femme. Il eut envie de lui expliquer que c’était Lucienne au contraire qui s’appelait Haller et que lui… Mais elle n’en continuerait pas moins à le considérer comme une espèce de prince consort.

— Il y a une cabine dans le hall, si vous voulez.

— Ce n’est pas la peine.

Elle appela le numéro et lui tendit le combiné. À cette heure, l’Agence devait être fermée, mais Bardin passait sa vie dans son bureau Empire.

Il avait une tête d’ancien boxeur qui ne serait pas trop endommagé. Ce fut lui qui décrocha.

— Jo ?

— J’écoute !

Il avait une voix faite exprès pour discuter des contrats.

— C’est Haller !

— Ah ! bonjour, vieux, quoi de neuf ?

— Lucienne vient d’avoir un accident.

Bardin baissa le ton. Ce fut sa seule réaction.

— Grave ?

— Très grave, le chirurgien estime qu’elle est perdue !

Laurent avait beau affirmer cela, il continuait d’être secrètement convaincu du contraire. Cela ressemblait à un jeu monstrueux. Il jouait à faire semblant de croire que Lucienne allait mourir. Mais il savait qu’elle vivrait.

Bardin devait penser à toute allure aux tournées signées ; peut-être chiffrait-il déjà le manque à gagner que cette disparition allait lui occasionner ?

— Comment c’est arrivé ?

— À Lisieux, sa voiture s’est renversée.

— Son gros veau ?

— Oui.

Laurent s’attendait à une marque d’étonnement de la part de Jo.

Il répéta :

— À quelques kilomètres de Lisieux…

Il devina comme une hésitation et crut que Bardin allait exprimer sa surprise.

— J’arrive, fit simplement celui-ci.

— Pas la peine, Jo, on la ramène à la maison.

— Alors je passerai dans la soirée.

Laurent se racla la gorge.

— Ça doit vous mettre dans l’embarras question de la tournée, non ?

— Ne vous inquiétez pas de ça. Elle devait partir dans un mois pour faire les casinos, d’ici là…

— Mais, balbutia Haller, les galas en cours…

L’autre devait le trouver odieusement matérialiste. Il ne pouvait pas comprendre le vrai mobile de ces questions.

— Pas de galas pour l’instant, dit Jo Bardin.

— Mais, je croyais… Angers ?

— Oui, ça avait été envisagé mais je ne me suis pas mis d’accord avec les organisateurs. Ces gars-là croient toujours que les artistes sont des philanthropes… Pauvre Lucienne, je suis catastrophé, mon vieux !

Laurent bredouilla des remerciements et raccrocha.

« Vous êtes le mari ? »

Oui, il était le mari. Un mari trompé. Il avait cru aveuglément en Lucienne…

Il aperçut un oiseau, perché sur l’appui de la fenêtre : un pinson aux ailes barrées de blanc qui le regardait en lançant un petit cri sec qui devait être un appel.

— Je vous dois combien, mademoiselle ?

— Je mettrai sur la note.

Laurent songea qu’il vivait dans une société où tout était chiffré, tarifé, y compris l’annonce d’une infortune conjugale.

— J’aimerais compulser l’annuaire téléphonique du Calvados…

Elle le lui tendit. Il s’isola un peu et se mit à chercher le nom d’Édouard Daurant. Le brigadier de gendarmerie lui avait dit que celui-ci était propriétaire d’un haras dans la région de Caen. Il aurait pu demander des précisions, mais une espèce de respect humain l’en empêchait. Il se mit à lire tous les « D » et tous les « H » de chaque commune. Cela lui prit un certain temps, mais il trouva ce qu’il cherchait.

Haras E. Daurant, Jeanville. Tél. : 8.

Il referma l’annuaire et sortit en oubliant de saluer la petite secrétaire qui possédait tous les disques de Lucienne.

CHAPITRE IV

— Alors ?

Elle avait attendu plus d’une heure en regardant les jeunes gens massacrer un billard électrique. Martine avait l’impression que lorsque Laurent reviendrait, il lui annoncerait la mort de sa femme. Elle aurait pu se réjouir de cet accident qui lui laissait le champ libre, et pourtant elle était taraudée par une peine secrète, douce-amère. Elle s’apercevait avec stupeur qu’elle avait une sorte d’amitié pour Lucienne Cassandre ; à cause de sa voix, à cause de sa maison, de ses objets intimes que les circonstances lui avaient rendus familiers. C’était quelqu’un qui existait en elle. Elle ne l’avait jamais vue ailleurs que sur une scène, et pourtant elle la connaissait parfaitement.

La glace avait fondu dans son verre de whisky. Une pénombre violette stagnait entre les fusains de la terrasse. Martine se dit qu’en toute autre circonstance elle aurait aimé attendre Laurent dans ce café de province. Elle savait attendre. C’était un don bizarre qui lui avait rendu la vie plus facile.

Haller avait surgi devant elle, brusquement, alors qu’elle fixait le cadran lumineux du billard sur lequel vagabondaient les lumières explosives. Elle fut frappée par son visage tranquille et froid, par son regard trop calme.

— Alors ? répéta-t-elle.

Il prit le ticket sur lequel était imprimé le prix de la consommation et mit des pièces de monnaie sur la table.

— Viens…

« Elle est morte », songea Martine.

Elle eut envie de pleurer. Chacun reconnaît sa propre mort dans la mort d’autrui.

Ils sortirent dans le soir violet. Des hirondelles traversaient le ciel comme des flèches, en poussant des cris aigus, pleins d’une étrange angoisse.

— Eh bien, parle ! Elle est morte ?

— Non.

— Comment va-t-elle ?

Il répéta ce qu’avait dit le médecin.

— Je voudrais te demander un service, Martine.

Comme cela fait étrange, une phrase aussi « extérieure » dans la bouche d’un homme aimé.

— Ça t’ennuierait d’accompagner Lucienne jusqu’à la maison et de veiller à son installation ?

Elle s’arrêta de marcher et regarda Laurent.

— Je ne comprends pas ! fit-elle, d’un ton catégorique.

— Je dois m’attarder ici pour certaines formalités…

— Mais si elle reprend conscience ?

— Elle ne te connaît pas. Tu lui diras que tu es une garde que j’ai engagée. D’ailleurs, je doute qu’elle ait la force de te poser la moindre question. Et puis, ajouta-t-il, je n’aurai que quelques heures de retard sur vous.

Elle ne répondit pas. Martine ressentait une gêne affreuse. L’idée de rentrer dans la grande villa blanche de Villennes en compagnie de Lucienne, la terrorisait.

— Tu veux ?

— Oui.

— Allons à l’hôpital, ils préparent le transport.

Ils s’y rendirent et, pendant le court trajet, ne se dirent pas un mot.

L’ambulance américaine dont avait parlé le chirurgien attendait déjà devant le perron. C’était un magnifique véhicule gris métallisé, carrossé en canadienne et dont les vitres étaient pourvues de petits rideaux blancs.

Deux infirmiers parurent, portant une civière. Lucienne n’était qu’une femme inerte, et quasi invisible sous une couverture d’hôpital. Martine lui jeta un bref regard.

Elle avait peur de cette petite femme sans vie, et surtout de cette voix qui n’existait plus qu’enroulée dans la cire.

Laurent tendit les clés de la maison à Martine. Cette grappe de métal apporta un certain réconfort à la jeune femme : c’était la vie de tous les jours qui continuait.

Il suffisait de si peu de chose pour redonner de l’assurance aux êtres ! Un trousseau de clés, et tout reprenait un aspect réel et quotidien. Tout se remettait en marche.

— À tout à l’heure, fit Laurent.

Il jeta un regard peureux à la civière que les infirmiers chargeaient dans l’auto avec des gestes courts et précis de démineurs. Martine lui fit pitié. Plus pitié encore que Lucienne. Il se sentait lâche. Il avait honte de confier cette corvée à la jeune femme. Le dos rond, il monta dans sa propre voiture et démarra avant l’ambulance aux rideaux tendus sur l’agonie de sa femme.

*

La demeure d’Édouard Daurant était une gentilhommière normande bâtie au milieu des prairies. Un cours d’eau sinueux et bordé de saules serpentait dans le parc. Pour y arriver il fallait longer des enclos, puis des bâtiments de briques rouges d’où s’échappaient d’âcres senteurs de chevaux.

Le sol était clouté de pavés ronds, durs aux semelles, entre lesquels poussait une herbe généreuse.

Lucienne était-elle venue dans cette demeure ? Sans doute ! Laurent reconnaissait la propriété. Elle lui en avait parlé ; non comme d’une chose existante, mais comme d’une chose à laquelle elle rêvait. Elle lui avait dit ces grandes fenêtres sommées de moulures pseudo-Renaissance ; ce perron aux marches creusées par des générations de pas ; cette façade grise et pourtant gaie ; ce moutonnement de toits d’ardoise sur lesquels glissaient les dernières lueurs vivantes du soir.

Une chaîne terminée par un étrier pendait près de la porte. Il l’agita et, au-dessus de la tête, une cloche qu’il n’avait pas remarquée se mit à carillonner follement d’une voix aigrelette.

On lui ouvrit. Il vit, dans l’encadrement, une grosse vieille femme en larmes. Derrière elle s’étendait un vaste hall en pierre, sévère et majestueux. Trois autres personnes se tenaient sur une grande banquette de bois, regardant en direction de la porte.

La grosse femme renifla et demanda :

— Oui ?

Laurent comprit qu’il s’agissait d’une de ces domestiques aux fonctions indéterminées qu’on trouve dans les maisons de maîtres où elles entrent à quinze ans pour ne les quitter que dans le corbillard des pauvres.

— Je viens… au sujet de l’accident ! fit-il.

Les pleurs de la femme n’eurent plus la moindre retenue et elle sanglota comme un chien aboie.

— C’est un grand malheur. Entrez, monsieur.

Ceux du hall étaient aussi des domestiques, ou, du moins, des employés du haras. Il y avait un grand vieillard en veste de velours côtelé, et deux hommes mal rasés, en bras de chemise qui gardaient farouchement les yeux baissés. Le vieillard s’avança vers Laurent.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Ce devait être le majordome. Il était maigre, chauve, avec un regard clair et vif et un front couleur d’ivoire.

— Je viens au sujet de l’accident, répéta Laurent.

Il ne trouvait rien de mieux en fait d’entrée en matière.

— Je peux vous parler ? demanda-t-il.

Le vieillard acquiesça. Il avait du chagrin lui aussi, cela se sentait à sa figure crispée, mais un chagrin digne. Il entraîna Laurent vers une double porte vitrée dont il poussa un battant et d’un signe l’invita à entrer.

En pénétrant dans le vaste salon, Haller eut un coup au cœur. La pièce était pleine de Lucienne. Sa photographie trônait sur un piano et les meubles étaient jonchés de ses disques.

— Asseyez-vous, monsieur.

Il s’approcha d’une table basse et aperçut un poudrier d’argent qui appartenait à sa femme. Il le prit, fit jouer le fermoir et huma la poudre qu’il contenait. Elle sentait la joue de Lucienne. Tout cela avait quelque chose de barbare. Laurent avait l’impression d’assister à une longue, à une interminable, à une monstrueuse profanation.

— C’est à elle, fit-il en regardant le vieil homme.

— Qui êtes-vous ? demanda ce dernier.

Haller revit le chirurgien massif, aux bras musculeux.

— Je suis le mari, fit-il d’une voix unie.

Il referma le poudrier et le remit sur la table.

Cette annonce avait modifié la physionomie de son interlocuteur. Brusquement son maintien s’était affaissé. Il paraissait plus vieux encore, plus près de la mort.

Il y eut un silence puis Laurent entendit hennir des chevaux, dehors.

— Comment est-elle ? demanda le vieil homme.

— Très mal. Le médecin dit…

Il n’acheva pas. À quoi bon répéter toujours ce verdict puisqu’il n’y croyait pas ? Il se tut, contempla un moment la photographie de Lucienne qui le dévisageait et demanda :

— Il y a longtemps que ça dure ?

Comme son interlocuteur se taisait, il ajouta :

— Oh ! Vous pouvez parler… Maintenant…

— Un an, fit le vieillard.

— Il n’était pas marié ?

— Non. Je crois qu’il l’a connue à Caen…

Le gala de Caen, c’était au mois d’avril de l’année précédente, Laurent s’en souvenait parfaitement. Il devait y aller. Et puis, à la dernière seconde, comme il refermait la porte de leur appartement, le téléphone avait sonné. C’était un de ses clients qui l’appelait. Le directeur d’une grosse société poursuivi pour contrefaçon. Il avait, assurait-il, du nouveau. Alors Haller n’était pas parti. Oui, il s’en était fallu de quelques secondes. Sans cette ridicule poussière d’éternité, Lucienne ne l’aurait peut-être jamais trompé ; et elle serait sans doute à ses côtés en ce moment dans la grande maison de Villennes. L’importance d’une sonnerie de téléphone ! Il se secoua pour s’arracher à cette lourde méditation.

— Parlez-moi d’eux, demanda-t-il.

— Vous vous faites du mal, murmura le vieillard.

— Un peu plus un peu moins. Un malheur distrait d’un autre malheur.

« Ils s’aimaient ? »

— Édouard, ça sûrement. Elle, je ne sais pas…

— Si, dit Laurent. Elle l’aimait. Lucienne n’est pas le genre de fille qui peut avoir un amant pendant un an sans l’aimer…

« Elle venait souvent, ici ? »

— De temps en temps. Édouard la voyait aussi à Paris…

Maintenant les mots prenaient des vertus corrosives. Chaque syllabe rongeait Laurent comme l’eût fait un acide. Les images qui se précisaient dans son esprit lui donnaient envie de hurler son malheur.

Il ne trouvait plus rien à demander, et pourtant il savait que des milliers de questions lui viendraient par la suite, auxquelles personne ne pourrait plus répondre.

— Qu’est-ce qu’ils faisaient, quand elle était là ?

L’autre ne comprit pas, ou n’osa comprendre. Il se mit à secouer la tête, indécis. Il gardait la bouche ouverte et sa langue rosâtre dégoûtait Laurent.

— Par exemple, quand ils étaient dans cette pièce ? insista l’avocat.

Le vieillard haussa les épaules.

— Ils y étaient seuls !

— Ah ! oui, fit Laurent. Oui, bien sûr…

Il s’approcha d’un canapé.

— Vous voulez que je vous dise, moi, ce qu’ils faisaient ? Ma femme s’asseyait ici.

Il s’assit et replia ses jambes sous lui.

— Elle se lovait comme ça sur le canapé. Et puis elle regardait la fenêtre… Il y a beaucoup d’oiseaux par ici.

— Oui, beaucoup, bredouilla le bonhomme, confondu.

— Elle les écoutait. L’autre se tenait derrière le siège, accoudé au dossier. Et Lucienne lui caressait le visage, comme cela, du bout des doigts, sans le regarder, mais en regardant les oiseaux.

Il se releva d’une détente et caressa les pochettes de disques. Le contact du papier glacé lui fit penser aux petites cérémonies que constituait la sortie de chaque disque. Lucienne étalait son service à terre. Cet étrange dallage constitué par la même image la rendait heureuse. C’était son unique moment d’orgueil. Ensuite, elle ramassait les disques et les mettait en pile sur un casier. Les amis puisaient dans le tas lors de leur visite.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

— Vous devez sans doute trouver ma visite de mauvais goût, fit Laurent Haller, mais j’avais besoin de me rendre compte que tout cela existait. Je viens juste d’apprendre, vous comprenez ?

Il sourit à son interlocuteur.

— Vous êtes à son service depuis longtemps ?

— Depuis très longtemps, fit le vieillard : c’est mon fils !

CHAPITRE V

La gendarmerie ne ressemblait plus à une gendarmerie, mais à une maison ordinaire. Dans le jardinet qui la précédait, le brigadier achevait de dîner sur une table de fer, en compagnie de sa femme et d’un garçonnet triste.

Lorsque Laurent descendit de voiture, il le reconnut et, précipitamment, s’avança vers lui après avoir pris sa vareuse au dossier de sa chaise.

Il vint au visiteur tout en l’enfilant.

— Je m’excuse de vous déranger, dit Laurent.

— Y a pas de mal…

Il oubliait de reboutonner sa chemise. Il faisait davantage brave homme, ainsi.

— Où se trouve le corps de M. Daurant ?

— À la morgue, naturellement, pourquoi ?

— Eh bien, j’aimerais le voir.

Le gendarme tressaillit. Son regard tranquille quitta Haller. Visiblement il n’appréciait guère cette macabre curiosité. Il ne pouvait pas comprendre à quoi elle correspondait. Personne ne pouvait comprendre Laurent. Il était seul avec lui-même. Ou plutôt seul avec cette catastrophe. Il avait des réactions auxquelles les autres donnaient de fausses interprétations.

— Pourquoi ? questionna le brigadier.

— C’est possible, je suppose ?

— C’est-à-dire…

— Oui ou non ?

Il ajouta, baissant le ton à cause de la femme du gendarme qui prêtait l’oreille.

— Quand on apprend qu’on est cocu, on aime voir la gueule de son rival, même s’il est mort !

Le brigadier parut choqué, il regarda Laurent d’un air de reproche et finit par hausser les épaules.

— Très bien, suivez-moi.

« Je reviens ! » cria-t-il à sa femme.

Une lampe brillait au fronton de la gendarmerie et des bestioles exaspérées par cette lumière tournaient autour de l’ampoule. Une musique de manège forain arrivait par bribes donnant une espèce de rythme à cette ronde infernale. Elle était populacière et sans joie.

— On prend votre voiture ?

— Je vous en prie, fit Laurent.

Le brigadier n’était pas mécontent de goûter à nouveau aux joies de la voiture sport.

— Prenez la première à droite, dit-il après avoir claqué la portière.

Il désigna un bouton nickelé au tableau de bord.

— C’est un allume-cigares, ça ?

— Oui.

Il sortit une gitane de sa poche et la défroissa longuement entre ses doigts avant de la porter à sa bouche.

*

La morgue était un simple hangar des plus rudimentaires. On y avait entreposé le cadavre d’Édouard Daurant pour les vingt-quatre heures obligatoires. Le corps gisait sur une civière et on l’avait simplement recouvert d’une vieille bâche rapiécée.

Une odeur bizarre flottait dans l’appentis. Ce n’était pas exactement une odeur de mort, mais une senteur plus nuancée, douce et fade, de vieux pressoir et de grenier à blé.

Une ampoule toute nue, drapée de toiles d’araignée, pendait au bout d’un fil démesuré. Sa lumière poussiéreuse éclairait le hangar assez crûment. Ce brancard recouvert d’une toile prenait un aspect terrifiant. Le brigadier ôta sa cigarette de ses lèvres et rabattit le pan supérieur de la bâche.

Laurent fit un effort. Ses semelles lui paraissaient être rivées au plancher. Il s’approcha du corps et se mit à le contempler avec application. Il cherchait toujours à comprendre ; il ne savait quoi…

L’amant de Lucienne !

C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux grisonnants. Mort, il était très laid, très impressionnant. Une plaie terrible couvrait un côté de sa tête, formant une sorte d’emplâtre noir. Il était plus pâle que ne le sont en général les morts. Haller pensa qu’il ne devait plus avoir une goutte de sang. Une plaque bleue, aux contours sinueux comme ceux d’une carte géographique, couvrait sa joue droite.

Une des paupières était soulevée, découvrant un mince regard blanchâtre d’aveugle. Sa bouche tordue par un rictus d’agonie était pleine de terre. Laurent fit un effort pour imaginer ses lèvres terreuses sur le corps de Lucienne. Il existait une dissociation complète entre le passé et le présent.

Laurent s’ébroua pour chasser cette philosophie fumeuse et banale qui suintait comme un résidu de son intelligence.

Il croisa le regard réprobateur du gendarme.

— Merci, murmura-t-il.

L’autre n’attendait qu’un signe pour fuir cette nécropole.

Il rabattit la toile sur la face accidentée jusqu’au ridicule de Daurant.

— Venez…

Il éteignit. La rude clé tourna dans la serrure avec un bruit rural.

— Vous pouvez me redéposer chez moi ?

— Naturellement !

Laurent s’aperçut que le gendarme dégageait une odeur forte et militaire. Une odeur de gros drap humide et de sueur.

— Je dois vous sembler…

— Non, coupa le brigadier.

Il y eut un silence. La petite ville se diluait dans un silence ouaté. Aux carrefours, les lampadaires répandaient un éclairage livide qui donnait aux rues un aspect froidement géométrique d’allée de cimetière.

— Il y a longtemps que vous êtes marié ? questionna le brigadier.

Laurent réfléchit.

— Il me semble qu’il n’y a que quelques heures, murmura-t-il. Le reste, c’étaient des fiançailles.

CHAPITRE VI

Il était presque minuit lorsqu’il atteignit Villennes. Il s’était arrêté plusieurs fois en cours de route pour boire de l’alcool dans des bistrots de village dont les lumières l’attiraient. La tête lui tournait un peu. Cependant il n’était pas ivre.

Au détour du chemin, il vit sa belle maison blanche largement illuminée comme pour une réception. L’Alfa-Roméo de Jo Bardin était stationnée devant la barrière. Laurent n’était pas pressé de rentrer chez lui. Il traversait une sorte de durée imprécise, plutôt reposante. Le temps mort d’un trajet est la meilleure des relaxations.

Il descendit de voiture et s’étira. Ici, la nuit avait une douceur miraculeuse. Les étoiles ne ressemblaient pas à celles qu’il avait aperçues à travers le pare-brise de l’auto. Le jardin abritait un mystère infini éclairé par la lune. Il y avait des frissons dans les arbres, et d’autres bruissements, plus inquiétants encore. On eût dit que d’invisibles présences hantaient les pommiers convulsés.

Il remonta doucement l’allée qui serpentait à travers la pelouse.

Lucienne était peut-être morte ?

Cette idée lui vint au moment où il mit la main sur la poignée de la porte. Il se figea pour essayer de deviner ou d’entendre.

Non, elle vivait. Elle vivrait…

Il entra. Le hall était carré et dallé en noir et blanc. Un immense philodendron drapait un mur, formant une sorte de tonnelle au-dessus de la porte du living. Laurent vit Bardin, dans un incroyable complet bleu vif scintillant, vautré sur un divan. Martine se tenait assise en face de l’imprésario. Comment la jeune femme s’était-elle présentée ?

Il s’avança vers le couple, les mâchoires crochetées par l’anxiété.

Du regard il interrogea Martine. Elle comprit la question muette et murmura :

— C’est toujours pareil. Les infirmiers viennent de partir. Nous devons faire appel tout de suite à son médecin pour les calmants. Il n’y a rien d’autre à faire.

Bardin se dressa et crut devoir administrer une bourrade affectueuse à Haller.

— Mon pauvre vieux, c’est épouvantable. Je disais à madame que vous devriez appeler le professeur Duroc : on ne sait jamais…

— Oui, balbutia Laurent, on ne sait jamais…

— Je lui téléphone ? Je le connais : il chasse avec mon beau-frère et…

Un phénomène se produisait. Depuis qu’il était de retour chez lui, Laurent cessait par instants de percevoir les bruits ; un peu comme s’il y avait eu un mauvais contact dans son système auditif. Il voyait parler Bardin et il trouvait cela comique. Ça lui rappelait des danseurs vus à travers une vitre ; on n’entend pas la musique et leurs pas savants paraissent ridicules.

Bardin se dirigeait vers l’appareil téléphonique posé près du pick-up ouvert. Il composait un numéro…

— Vous venez la voir ? demanda Martine.

À cause du vouvoiement inhabituel, il ne réalisa pas tout de suite que c’était à lui qu’elle s’adressait.

— Dites, Laurent !

Ses yeux continuaient de le tutoyer. Il acquiesça et la suivit dans la chambre qui était contiguë.

Lucienne était allongée dans le lit. Il fut choqué par quelque chose d’indéfinissable qu’il mit un temps à comprendre : on avait déposé sa femme du mauvais côté, c’est-à-dire à la place qu’il occupait d’ordinaire dans le lit conjugal.

Elle avait les yeux fermés et respirait vite. Il se pencha, hasarda la main vers ce front bombé dont il connaissait si parfaitement le volume harmonieux.

Lucienne ouvrit les yeux. Elle le vit et le regarda faiblement.

Il ne sut que lui dire. Il ne la reconnaissait plus. C’était une autre Lucienne. Pas à cause de l’accident, mais à cause de l’homme cassé qui gisait à cette heure dans un vieux hangar. Il avait vécu quatorze mois en compagnie d’une femme qui n’était plus celle qu’il avait épousée…

— Tu as mal ? demanda-t-il pourtant.

Elle fit un effort et articula faiblement un « non » pareil à un soupir.

Puis elle referma les yeux. Elle n’avait pas envie de le voir. Il en ressentit un immense chagrin. Un vrai chagrin avec de vraies larmes. Et il pleura sans retenue, au pied de leur lit.

— Venez, dit timidement Martine.

Les femmes ont le sens de la duperie. Lui se sentait incapable de vouvoyer Martine.

Il la suivit dans le living.

— On laisse la lumière ? demanda-t-il.

— Il vaut mieux, je pense…

Il s’aperçut qu’elle avait enveloppé l’abat-jour d’une lampe de chevet dans un linge de toilette pour en étouffer la lumière.

Bardin était triomphant. Son coup de fil l’avait remis dans sa peau d’homme d’affaires. Pour lui, le téléphone était un complément naturel. L’index de sa main droite s’était affilé à force de plonger dans les trous des cadrans.

— Duroc arrive ! annonça-t-il. Ces médecins de province sont insensés !

« Faire voyager une blessée dans cet état ! Je vous demande un peu ! C’est de l’assassinat ! Ils ont donc si peur que ça qu’on meure chez eux ! »

Il se tut, dérouté par l’énormité qu’il venait de proférer. Mais Bardin se moquait des gaffes : des siennes et de celles des autres. Il était trop surexcité, trop ardemment vivant pour s’éterniser sous le toit d’un moribond.

— Je vais être obligé de vous laisser, mon petit vieux. J’attends un coup de fil de Londres où j’ai envoyé un ballet… Dans ce métier on ne s’appartient pas.

Il secoua la main indifférente de Haller.

— Et puis soyez fort, hein ? Je ne sais pas mais j’ai confiance en Duroc…

Il partit enfin et, quand il manœuvra pour tourner sa voiture, les phares de celle-ci plongèrent dans le living.

Laurent se laissa tomber dans un fauteuil. La maison avait un aspect inconnu. Il ne s’y sentait plus chez lui. Il avait un peu l’impression d’être en visite chez des amis.

Martine s’assit sur l’accoudoir du canapé.

— Cet homme est assez odieux, dit-elle. C’est son imprésario ?

— Tu as bien vu ! repartit Laurent avec mauvaise humeur.

C’était la présence de la jeune femme qui lui causait cette impression de ne plus être chez lui. On eût dit qu’elle venait de prendre en charge la maison et, dans une certaine mesure, d’assumer la responsabilité de la situation.

— Tu es resté longtemps absent, fit-elle. J’avais peur qu’il te soit arrivé quelque chose, à toi aussi.

Il ne répondit pas. Il venait de choisir le silence. Il y plongeait farouchement afin d’établir son mépris du malheur.

— Dis-moi, Laurent, tu t’es trompé : elle n’avait pas de gala à Angers…

Il fit un signe affirmatif.

— J’ai demandé à ce Bardin…

— En quoi cela te concerne-t-il ?

Il n’avait pas pu se contenir. Quand il était petit et que sa mère ou bien ses maîtres le punissaient, il jouait à bouder. Il essayait de se taire et décidait d’observer un mutisme absolu pendant plusieurs jours. Mais il suffisait d’un rien pour faire fléchir sa volonté.

— Pourquoi es-tu méchant avec moi ? demanda-t-elle calmement.

Il eut honte.

— Excuse-moi, je suis malheureux.

— Parce qu’elle était avec un homme, hein ?

— Comment le sais-tu ?

— Ce sont les infirmiers qui, en cours de route, m’ont raconté l’accident. Il paraît que c’était un gros éleveur de chevaux de la région. C’était ça tes fameuses formalités, non ?

— Quoi, ça ?

— Tu es allé chez lui, tu as voulu voir, renifler…

Il ne répondit pas. Si elle avait deviné cela, elle avait sûrement compris le reste.

Elle poursuivit, d’un ton rêveur :

— Je parie même que tu…

— Quoi ?

Elle secoua la tête, mais il avait deviné ce qu’elle n’osait préciser.

— Oui, je suis allé LE voir aussi.

— Alors ?

— Alors rien, que veux-tu ?

— Tu avais des doutes ?

Il hésita. À un homme, à n’importe qui d’ailleurs, il aurait répondu par l’affirmative, afin de sauver un peu la face. Mais il ne se sentait pas la force de bluffer Martine. Le regard tranquille de la jeune femme n’incitait pas au mensonge.

— Non, je n’avais pas de doutes…

— Je parie que tu souffres plus de ça que du reste ?

— Je ne sais pas.

— Pourtant, Laurent, tu la trompais aussi ! Nous deux…

— Nous deux ce n’était pas pareil !

Il n’avait pu contenir ce cri du cœur.

— Tu crois ? demanda-t-elle avec une infinie tristesse.

Il se sentit soudain très cruel et cela lui fit du bien.

— J’en suis certain. Elle t’a parlé ?

— Non.

— Tu crois qu’elle s’est rendu compte de ta présence ?

— Si elle s’en est rendu compte, elle s’en moque. On a l’impression que rien ne peut la toucher…

— Oui, dit Laurent, frappé, c’est vrai, elle semble inaccessible.

Il tourna son visage contre le dossier moelleux du fauteuil et se mit à pleurer.

CHAPITRE VII

Le professeur vint une heure plus tard. Il lut le rapport du chirurgien de Lisieux, ausculta la blessée, et demanda à se laver les mains.

C’était un homme encore jeune, d’allure sportive. Il rejoignit le couple au living et resta quelques secondes sans parler, feignant de contempler les pochettes de disques étalées sur la table basse. Il avait une rare présence, tels certains acteurs qui sont capables d’évoluer plusieurs minutes sur une scène sans parler, sans faire quelque chose d’intéressant, en mobilisant pourtant l’attention du public.

— Mon confrère de Lisieux vous a résumé la situation, fit-il. Cette petite est perdue…

Cette petite !

Le terme avait quelque chose de tendre, le ton était pitoyable.

Haller secoua la tête. Avec le chirurgien de là-bas il n’avait pas osé protester, sachant qu’il n’aurait pas été compris. Mais avec le professeur il pouvait parler.

— Je suis sûr qu’elle s’en tirera, dit-il sourdement.

Son interlocuteur ne sourcilla pas.

— Vous avez la foi ?

— Non, dit Laurent. Mais je l’aime. Et ce sont des choses qu’on doit sentir, il me semble… Si elle était sur le point de disparaître, quelque chose en moi le saurait, non ?

Duroc portait un complet d’alpaga gris, moucheté de petits points noirs ; par coquetterie il avait défait les boutonnières des manches afin de pouvoir les retrousser.

— On ne reconnaît que le destin, dit-il. Et le destin c’est ce qui s’est passé, ce n’est pas ce qui va se passer.

— Je vous dois combien ?

— Vous recevrez ma note d’honoraires.

— On ne va rien tenter ?

— Rien n’est tentable. À quoi bon la martyriser ?… Je vous ai fait une ordonnance pour le cas où elle souffrirait.

Tout en parlant il regardait Martine. Il devait se demander qui elle était : parente ou amie ? Martine pouvait être n’importe quoi, même une employée.

— Il vous faut une infirmière.

Le docteur partit. Il y eut ses phares dans le living, comme avec l’auto de Bardin et Laurent, énervé, descendit les stores californiens. Comme il achevait cette opération le téléphone se mit à sonner. L’aigre appel avait quelque chose d’insoutenable.

— Tu veux que je réponde ? proposa Martine.

Il décrocha avec énervement.

C’était France-Soir. On avait appris l’accident et on demandait si…

Laurent injuria son correspondant, le traitant de charognard et de nécrophage. Puis il raccrocha et débrancha le téléphone.

Il avait besoin d’être tranquille, de rompre tout contact avec l’extérieur en attendant !

Il était deux heures du matin.

— Tu devrais te coucher ! fit-il rudement à sa compagne.

Il ajouta :

— Il y a la chambre d’amis.

— Non, Laurent, je ne veux pas te laisser…

Il lui jeta un regard si blanc de rage qu’elle eut peur et fit un pas en arrière.

— Mon Dieu, mais qu’as-tu ?

— Tu le demandes ?

Elle chercha à reprendre sa respiration. Elle se sentait infiniment faible, sans doute parce qu’elle n’avait rien pris depuis midi.

— Tu veux que je m’en aille, Laurent ? Si c’est ça, n’aie pas honte de le dire : je comprendrai…

— Non. Seulement j’ai besoin de rester seul ici, dans cette pièce. J’ai mal partout, tu comprends ? Tout vient d’être bousillé dans cette putain de Cadillac, même nous deux.

— Oui, il me semble, reconnut Martine.

Il prit les deux mains de Martine et les pressa farouchement. Il était pathétique dans son désespoir. Elle comprit qu’elle avait devant elle un homme en grand danger.

— Je voudrais ne pas t’être odieux, fit-il. Je sais que je te dis des choses énormes, et pourtant elles sont ! Je voudrais m’expliquer, t’expliquer…

— Laisse, ce n’est pas la peine, je crois savoir…

— Tu es gentille de ne pas pleurer, dit Laurent.

— Je n’en ai pas envie.

Elle dégagea ses mains qu’il pétrissait toujours avec la même nervosité.

— Tu permets que j’aille la regarder ?

Il acquiesça et Martine retourna dans la chambre de Lucienne. Elle ne s’approcha pas du lit et se mit à contempler la blessée depuis le seuil. Il la rejoignit. Lucienne avait les yeux fermés, son souffle était toujours aussi bref et saccadé.

— Tu crois qu’elle va mourir ? chuchota Laurent.

Martine fit un signe affirmatif.

— C’est ridicule, grommela Laurent. Puisque je vous dis à tous qu’elle vivra ! Si elle devait mourir, je serais agenouillé au pied de son lit en tenant sa main, en guettant son souffle. Ça, oui, tu peux me croire. Eh bien, je ne vais pas finir la nuit à son chevet…

— Que vas-tu faire ?

— Rester dans le living. J’éteindrai la lumière, j’ouvrirai les volets, je mettrai un de ses disques en sourdine et je regarderai la nuit.

— Et elle ?

— Quoi, elle ?

Martine comprit qu’il ne se rendait effectivement pas compte de l’état de Lucienne.

— Tu permets que je la veille, Laurent ?

— Non.

— Je t’assure que…

— Non !

Elle jeta un dernier regard à la blessée. Lucienne avait-elle conscience, elle au moins, de la situation ? Cette mort à laquelle Laurent ne croyait pas, elle devait bien la sentir s’installer dans son corps meurtri.

— Ce serait affreux qu’elle meure seule ! fit Martine en s’écartant.

Il eut un sourire indéfinissable, plein d’une étrange ferveur.

— Puisque je te dis qu’elle ne mourra pas. Allez, va te reposer, ma chérie. Tu as vraiment été à la hauteur. Je te remercie.

Elle ne voulait pas pleurer devant lui.

Sans se retourner elle quitta la pièce.

Une fois dans le hall elle hésita, puis opta pour la cuisine. Il restait du poulet froid dans le réfrigérateur. Elle prit un pilon et se mit à le manger, debout contre le frigo, en essuyant parfois, d’un revers de manche, les larmes qui coulaient sur sa figure.

Dans la maison, la guitare de Lucienne chevrotait en sourdine. La voix de la jeune femme coulait dans le silence majestueux de la nuit.

Dans la rivière, j’avais mis mon amour à flotter.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

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