Il avait fini par s’endormir sans éteindre l’électrophone. Quand il s’éveilla, le voyant rouge de celui-ci brillait dans la pénombre comme une espèce de signal d’alarme menu mais inquiétant, et l’appareil était brûlant.
C’était le ramage des oiseaux qui l’avait arraché à l’inconscience nauséeuse dans laquelle il s’était englouti. Et peut-être aussi le froid perfide de l’aube. Il ouvrit les yeux brusquement, comme pour répondre à un vibrant appel parti du fond de son néant. L’existence qui le guettait lui assena un coup de réalité impitoyable entre les yeux. Il eut une plainte pareille au vagissement d’un enfant. C’était un appel au secours. Il pensa à sa mère morte et il eut conscience de sa mort. Cela ne lui arrivait presque jamais. Toujours cette confuse et tenace présence l’escortait. Et quand il comprenait qu’elle n’était que le reflet d’un amour farouche, il poussait ce même cri informulé, si charnel que son corps tout entier en tressaillait.
Laurent se dressa. Son cœur cognait à toute volée, comme au lendemain d’une cuite. Il avait la bouche sableuse.
Il se tourna en direction de la chambre dont il avait laissé la porte ouverte et vit le rectangle de lumière orangée qui béait sur le plus terrifiant des mystères.
Il s’avança vers la pièce. Avant de s’endormir il était venu à plusieurs reprises contempler Lucienne. Chaque fois, il était reparti sans avoir pu capter le moindre regard de sa femme.
Elle était consciente cependant, mais elle l’ignorait. On eût dit qu’elle tenait à vivre seule son agonie. Il y avait dans son attitude quelque chose de monstrueusement égoïste qui déconcertait Laurent.
Il s’approcha du lit, foulant l’épais tapis avec précaution. Elle avait encore les yeux fermés et semblait ne plus respirer. Ce fut à cet instant seulement que Laurent comprit combien sa fameuse certitude concernant la survie de Lucienne était fallacieuse. Un jeu de l’esprit ! Une marque d’orgueil. Elle devait vivre parce qu’elle était SA femme. Et parce qu’une chose pareille ne pouvait lui arriver à LUI ! Pourtant tout ce qui s’était produit la veille LUI était arrivé !
— Lucienne !
Comme lui elle s’était endormie. Elle battit des paupières et chercha à situer cette voix familière qui venait la chercher.
— Lucienne…
Leurs regards se joignirent. Ils se fixèrent un long moment ; sans amour, mais sans bravade, très simplement, pour prendre conscience d’eux-mêmes.
— Ouvre les volets ! balbutia-t-elle.
Sa voix ressemblait à celle d’un sourd. Il actionna les doubles rideaux, ouvrit la fenêtre et replia les volets vernis. Un jour grisâtre qui contenait déjà des promesses de soleil emplit la chambre. Maintenant, la lampe de chevet voilée avait un aspect sinistre. Laurent l’éteignit et retira le linge qui la recouvrait.
— Tu veux quelque chose, Lucienne ?
— Non.
Il y eut un silence. Il s’approcha du lit, gauchement. Laurent sentait que leur destin lui échappait. Il n’avait pas à décider, même plus à vouloir. Tout se déroulait au gré d’un caprice supérieur.
— Écoute…
Il s’assit sur le bord du lit, avec précaution. Lucienne avait le teint plombé, d’un jaune grisâtre. Ses yeux paraissaient s’être enfoncés. Ses lèvres pâles étaient fripées et pourtant elle ne parvenait pas à être laide.
— Oui ?
— Il est mort, n’est-ce pas ?
Elle ne cillait pas. Il l’admira de pouvoir conserver un regard aussi fixe et tranquille.
— Pourquoi me demandes-tu cela ? questionna-t-il.
— Quand la voiture s’est retournée, il a poussé un cri… Mais un cri…
Cette fois elle ferma les yeux. Deux larmes perlèrent à travers ses cils.
— Oui, fit Laurent, en réprimant une joie ardente. Oui, il est mort.
Elle rouvrit les yeux. Les deux larmes avaient déjà séché sur ses joues enfiévrées.
— Je le savais, dit-elle d’un ton plus ferme.
Elle regarda son mari et il ressentit un choc. Elle le regardait comme avant ! Il y avait dans ce regard de l’inquiétude et de la tendresse.
— Je ne le connaissais pas, tu sais, balbutia-t-elle.
Laurent fut abasourdi par ce mensonge. Et puis, presque aussitôt, un âcre espoir le chavira. Et si tout cela n’était qu’une erreur ? Rien qu’un monstrueux malentendu ? Car enfin elle ne pouvait pas mentir dans son état ?
— Mais si, tu le connaissais, protesta-t-il.
Il revoyait les disques, la photo, le poudrier dans la gentilhommière de Daurant. C’étaient des preuves, cela…
— Non, à peine, reprit-elle.
Elle parlait nettement plus fort que tout à l’heure. Ou alors c’était Laurent qui s’adaptait à ce timbre faible et saccadé.
— Écoute, reprit-elle.
Elle se tut un moment afin de récupérer.
— Tais-toi, balbutia Laurent, il ne faut pas que tu parles…
— Si. Je veux te dire. Il élevait des chevaux. J’ai vu son adresse dans un de tes journaux de turf. Je voulais t’en acheter un…
Il admira qu’elle eût trouvé un mensonge si plausible. À plusieurs reprises, en effet, Laurent qui avait la passion des champs de course (non qu’il fût joueur, il les aimait pour l’ambiance) avait envisagé l’achat d’un cheval. « Juste un, disait-il, même un tocard, pour le plaisir d’aller le voir à Maisons-Laffitte, de flatter sa croupe en l’appelant par son nom »…
— Alors j’ai écrit à cet homme !
Elle l’appelait « cet homme ». Lorsqu’une femme parle d’un homme en disant « cet homme », n’est-ce pas la preuve qu’elle le méprise ? Si Lucienne avait seulement voulu endormir les soupçons de son mari, elle aurait appelé Daurant autrement.
— Je lui ai fixé un rendez-vous. J’allais conclure l’affaire… Je t’avais inventé cette histoire du gala à Angers…
« Tu m’en veux, n’est-ce pas ? »
Laurent ne répondit pas.
Elle appela tendrement :
— Laurent…
Il n’y avait qu’elle qui sût dire son prénom. Elle le chantait.
— Laurent, regarde-moi…
La main droite de la jeune femme reposait sur le drap, bien à plat. Il mit la sienne dessus. Il fut surpris par ce contact brûlant. D’ordinaire Lucienne avait les mains fraîches.
— Tu ne m’en veux pas, dis ?
— Non.
— Tu me crois ?
Il hésita.
— Oui !
— Jure-le.
Pendant quatorze mois elle avait été la maîtresse de Daurant. Elle s’échappait pour aller dans sa grande demeure, près de Caen. Elle se blottissait dans le canapé où lui-même s’était assis. Ils écoutaient ses disques, ou bien les oiseaux…
— Jure-le, Laurent !
— Je te le jure…
Il se leva.
— Tu ne veux pas boire quelque chose ?
— Non. J’ai très mal au ventre.
— Tu ne veux pas…
— Je ne veux rien, soupira-t-elle. Simplement que tu ouvres la fenêtre.
Il obéit.
Dans les pommiers du jardin, les oiseaux menaient grand tapage.
Quelques-uns vinrent se poser sur la barre d’appui de la croisée.
— Mets-leur des graines, Laurent.
Il se retourna. Lucienne contemplait les oiseaux comme elle le faisait les autres matins.
Il sortit pour aller chercher du grain à la cuisine.
Martine était assise dans le living, nue dans un peignoir de bain en tissu-éponge blanc. Un de ses petits seins drus et fermes pointait par l’échancrure du peignoir. Elle avait une gitane aux lèvres et s’escrimait sur le gros briquet pour en faire jaillir la flamme.
En l’apercevant, il ferma la porte de la chambre. Ce matin-là, Martine avait un visage fermé. N’obtenant rien du briquet, elle le reposa avec humeur et arracha sa cigarette de la bouche pour la jeter derrière le pare-feu de cuivre de la cheminée. Elle évitait de regarder Laurent avec tant d’ostentation que cette dérobade équivalait à une provocation.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Mais si, parle !
— J’ai entendu…
— Quoi ?
Elle désigna la chambre d’un coup de pouce.
— Ce qu’elle t’a dit. Sans le faire exprès d’ailleurs… J’étais là, simplement.
— Et alors ?
— Elle baisse dans mon estime.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. En général on ment aux moribonds, mais que les moribonds vous mentent, c’est moche.
— Fous le camp ! dit Laurent en la fixant droit dans les yeux.
« Fous le camp tout de suite, tu me dégoûtes… »
Martine parut soulagée par cette explosion de rage.
Elle se leva, rajusta les pans du peignoir et quitta la pièce. Laurent attendit un instant, puis il sortit à son tour pour aller chercher des graines.
Naturellement, Lucienne avait menti. Mais ce mensonge n’était-il pas une preuve d’amour ? Pour avoir la force d’inventer un prétexte à cet instant-là, il fallait être soutenu par l’amour. Il fallait tenir à son mari. Il fallait…
En passant devant la salle de bains, il aperçut Martine, entièrement nue, qui ajustait son porte-jarretelles. Pourquoi avait-elle eu cette crise de jalousie après son attitude de la veille ?
— Martine ?
Elle releva la tête. Une légère émotion qui, dans le fond, ne devait être que du désir s’empara de Laurent.
Il entra dans la salle de bains.
— Je te demande pardon, fit-il. Mais…
— Oh ! ne t’inquiète pas, je ne suis pas vexée, dit Martine.
Il voulut lui dire autre chose, mais ne trouva rien et retourna dans la chambre de Lucienne. Un oiseau y était entré et voletait dans la pièce, cherchant un point d’appui et n’osant en choisir un parmi ces meubles barbares qui ressemblaient si peu aux arbres d’où ils provenaient.
— Tu as une curieuse visite, fit Laurent.
L’oiseau se percha sur le cadre incliné d’un tableau. Il remua la tête, agita ses ailes jaunes et fit à plusieurs reprises « tsouiit, tsouiit ».
— C’est un verdier, murmura Lucienne. C’est rare qu’ils soient aussi familiers….
Elle considérait l’oiseau avec émerveillement. Celui-ci était jaune-vert et il avait le bec fort.
Laurent mit des graines sur le rebord de la fenêtre. Le verdier poussa deux ou trois petits cris allègres mais ne rejoignit pas les autres oiseaux qui désertaient les pommiers pour accourir dans un grand bruit soyeux.
Tournant sa petite tête à ressort, il fixait Lucienne tantôt d’un œil, tantôt de l’autre avec une promptitude bizarre.
— Qu’est-ce qu’il a ? murmura la blessée.
À cet instant Martine frappa à la porte de la chambre et l’oiseau s’envola. Laurent rejoignit sa maîtresse dans le living. Elle était déjà habillée.
— Je m’excuse, chuchota-t-elle. Hier, lorsqu’on l’a amenée, j’ai oublié ma valise sous le lit…
— Je vais te la chercher.
Il retourna auprès de sa femme et s’agenouilla pour attraper la valise de cuir noir de Martine.
— Qui est-ce qui est ici ? demanda Lucienne.
— L’infirmière qui t’a accompagnée. Elle part…
Lucienne regarda son mari. Il vit qu’elle avait compris et rougit. La valise à la main il se tenait, penaud, devant sa femme.
Lucienne eut un imperceptible sourire. Puis elle tourna la tête du côté de la fenêtre où les oiseaux picoraient les grains et Laurent en profita pour sortir.
Il aurait dû lui proposer sa voiture pour la conduire à la gare, mais il ne s’en sentit pas le courage. D’ailleurs elle partit sans prendre congé de lui. Une fois sa valise faite, elle partit directement de sa chambre, sans passer par le living où il se terrait.
Il entendit crisser son pas dans les graviers. Puis il y eut le bruit un peu grinçant de la porte.
Laurent retint son souffle. L’atmosphère de la maison n’était plus la même. Maintenant il était seul avec Lucienne. Un sentiment de puissance absolue s’empara de lui. Il regarda le téléphone débranché. Ce n’était pas suffisant. Il sauta par la baie du living et courut jusqu’au portail. Il mit le verrou et arracha la sonnette. Ils étaient seuls comme dans une île. Seuls avec les oiseaux piailleurs. Seuls aussi avec leur amour détruit et avec la mort.
« Elle va peut-être mourir, se dit Laurent, en s’asseyant dans le fauteuil de rotin qu’il occupait la veille ; mais pas avant que nous ayons vécu notre amour. C’était cela que je sentais hier, à Lisieux.
Sa mort n’aura plus d’importance après. Nous avons quelque chose à vivre ensemble, que nous n’avons jamais vécu. Toute notre vie commune n’a été que des fiançailles. Le vrai mariage, c’est maintenant… »
Cela, il se l’était répété des heures et des heures avant de s’endormir.
Le vrai mariage…
Elle avait eu un amant. Mais ce n’était pas vraiment un amant. Le poudrier à Jeanville, ça n’avait aucune importance. Le mort du hangar non plus, avec sa grande tache bleue sur la joue.
Oui, il restait tout à faire, tout à vivre ! Comment ? Il ne le savait pas encore, mais il avait confiance. Il le saurait à temps.
Et Lucienne aussi saurait. L’essentiel était qu’ils fussent seuls. Ils l’étaient. La maison, leur maison. Et rien qu’eux deux, en lambeaux mais pourtant intacts.
Puisqu’elle avait eu besoin de lui mentir au sujet de « cet homme », n’était-ce pas qu’elle sentait de son côté la nécessité de cette cérémonie dont ils ne savaient encore rien ? Oui, ce mensonge avait tout sauvé. Et cette sotte de Martine s’en indignait !
La lumière s’étalait dans le ciel. Tout se mettait à briller et à resplendir ; jusqu’au moindre brin d’herbe. Il faisait doux. L’air était encore frais et avait une pureté qui chavirait. Lucienne et lui avaient connu des matins semblables. Mais ils les avaient vécus sans les reconnaître.
Laurent passa la main sur ses joues rêches. Sa barbe avait poussé plus dru que d’ordinaire, à cause de l’insomnie. Il fut tenté d’aller prendre un bain (il gardait le souvenir du corps frais de Martine dans le peignoir) et s’il y renonça, ce fut à cause du côté mécanique de l’opération.
Ouvrir des robinets, composer à l’eau une température, se dévêtir, tout cela était au-dessus de ses forces.
Un nuage frileux, déjà teinté de rose, glissait dans le ciel mal affirmé.
En dérivant il s’étalait, devenait fibreux.
On eût dit une chevelure d’ange.
« Sais-je où s’en iront tes cheveux », récita Laurent.
C’est alors qu’il revit l’oiseau de tout à l’heure : celui qui était entré dans la chambre de sa femme. Il le reconnut à son plumage jaune-vert, et à son gros bec solide.
Il se tenait à l’extrémité d’une branche de pommier trop fluette pour son poids et se balançait mollement en examinant Laurent.
Celui-ci bâilla et respira bien à fond avant de regagner la maison. Il était soulagé d’avoir supprimé les possibilités de sonneries. Cela modifiait radicalement l’atmosphère. Laurent se dit que le téléphone ou le timbre de la porte d’entrée ne cessent au fond jamais de retentir. Leur bruit ne meurt pas. Il est en suspens dans l’air, ou plutôt en vous, rongeant votre sécurité.
Le living était déjà plein de cette ombre capiteuse qui rendait la maison si agréable, l’après-midi, au plus fort de la chaleur.
— Laurent !
Il devina l’appel plus qu’il ne l’entendit.
Il remarqua que les traits de Lucienne s’étaient creusés davantage.
— Tu souffres ? demanda-t-il.
Il posa la question avec une certaine mauvaise humeur, en songeant que, dans l’affirmative, il devrait aller à la pharmacie chercher l’ordonnance du professeur. Dans le fond, ce n’était pas raisonnable de demeurer seul avec elle. La bonne était en vacances et il n’avait personne sous la main.
— Oui, je souffre, mais pas plus.
— On a ordonné des calmants, les veux-tu ? J’aurai vite fait d’aller à la pharmacie, tu sais ?
— Ce n’est pas la peine…
— Pourquoi ?
— Je préfère pas. J’aime mieux…
Qu’aimait-elle mieux ? Elle se taisait, troublée, presque effrayée, comme si elle avait été sur le point de trahir un secret.
— Je voudrais que tu fermes la fenêtre.
— Tu as froid ?
— Non. Mais regarde.
Elle n’eut pas la force de lever le bras pour désigner l’objet de son attention. Laurent tourna la tête et découvrit le verdier, perché sur le montant du lit. De nouveau il était entré dans la chambre. Il se tenait accroupi sur ses petites pattes repliées comme s’il était décidé à séjourner dans la pièce. La présence du couple ne l’effrayait pas.
— Pourquoi veux-tu que je ferme la fenêtre, chérie ?
— J’ai peur qu’il se sauve…
Laurent regarda sa femme. Elle n’avait d’yeux que pour l’oiseau. La présence du petit animal la fascinait.
Il ferma la fenêtre et revint au lit. Il s’agenouilla sur la peau d’ours et appuya son front contre le drap de Lucienne. Les yeux fermés, il essaya de ne plus penser, mais c’était impossible. Il avait beau tenter de faire le vide dans son esprit, son chagrin revenait, immense, puissant, formidable.
Hier il était heureux sans le savoir. Il se voyait dans le jardin, aux côtés de Martine. Elle sentait bon l’amour et le soleil. Il la regardait doucement, en sentant son amour pour Lucienne battre en lui comme un autre. Ensemble, cet homme et elle allaient à la mort dans une grosse voiture confortable comme un salon.
— Lucienne, gémit-il… Oh ! Lucienne… Je veux que tu m’aimes !
« Tu m’entends ! »
Il releva la tête. La blessée ne paraissait pas avoir entendu. Elle regardait l’oiseau jaune avec extase. Et lui la regardait aussi. Laurent fut irrité par ce surprenant tête-à-tête.
— Lucienne ! hurla-t-il.
Son cri effraya le verdier qui s’envola du lit et se mit à voleter dans la chambre. Il se dirigea vers la fenêtre, ne comprit pas la vitre et s’y heurta assez violemment.
Lucienne poussa un gémissement.
— Il va se faire mal !
Le verdier, étourdi par le choc, avait coulé au bas de la vitre. Laurent s’approcha de lui, mais l’oiseau récupérait très vite et, comme la main allait le saisir, il s’envola d’un bond irréel. Il s’agrippa aux rideaux de mousseline en poussant des petits cris effarouchés.
— Tu lui fais peur, chuchota Lucienne, je ne veux pas, laisse-le.
— Je vais ouvrir la fenêtre, décida Laurent.
— Non. Il ne faut pas qu’il se sauve.
— Mais il ne peut pourtant pas rester ici…
— Si. Ce n’est pas un oiseau comme les autres.
« Elle commence à délirer », songe-t-il tristement.
Cette constatation l’affola. Ils avaient du travail à faire, Lucienne et lui. Il maudit plus encore ce trouble-fête emplumé.
L’oiseau poussa son cri aigu à plusieurs reprises et resta immobile à la verticale, les pattes crispées dans la fluide étoffe.
— Tu vois, dit-il, il s’est calmé.
— Promets-moi de ne plus lui faire de mal.
— Je te le promets.
— Ce n’est pas de sa faute s’il m’aime, soupira-t-elle.
Laurent regarda sa femme.
Elle semblait heureuse. Il eut mal.
— Pourquoi dis-tu ça, Lucienne ?
— Quoi ?
— Qu’il t’aime ?
Elle devint grave. Sa souffrance physique réapparut sur sa pauvre figure émaciée.
— Il faut bien croire qu’il m’aime, puisqu’il est revenu.
C’était si simple qu’il eut honte de s’être laissé emporter. Il n’allait pas se mettre à être jaloux d’un oiseau !
— Sors, Laurent. Tu l’effraies…
— Non, décida-t-il, je ne sortirai pas. J’ai besoin de rester auprès de toi. J’ai à te parler.
— Je t’en supplie. Juste un moment…
Il obéit. Avant de passer le seuil il se retourna et vit Lucienne telle qu’elle était, c’est-à-dire dans un état critique.
Demeurer plus longtemps seul avec elle était pure folie. Il devait faire venir une infirmière. Il y avait des soins à lui donner…
Il tourna un bon moment, les mains aux poches, autour du téléphone muet. Il suffisait de rebrancher la prise… Il ne parvenait pas à se décider. Appeler une infirmière, c’était abdiquer, se soumettre à une volonté extérieure précise !
« Tout à l’heure », tricha Laurent.
Il se rendit à la cuisine afin de se préparer un Nescafé. Il vit une feuille de papier fixée à la porte par une épingle.
Martine lui avait laissé subrepticement un message avant de s’en aller.
« Je ne rentre pas à Paris. J’attends à l’hôtel près de la gare. Courage. »
Il arracha la feuille de papier. L’épingle qu’elle avait fortement enfoncée demeura plantée dans la porte.
Martine était une bonne fille, mais elle l’agaçait. Elle était trop envahissante et voulait à toute force participer à cette histoire. Or c’était une histoire à deux places. Bon Dieu ! Elle aurait dû le comprendre.
Il jeta le papier avec humeur. Il haïssait Martine. L’idiote n’avait qu’à attendre devant les faisans dorés recouvrant les murs de la grande salle de l’hôtel puisque ça l’amusait. Qu’est-ce que cela pouvait faire, du moment que Lucienne et lui étaient seuls sur leur île ?
Non, décidément, pas d’infirmière pour l’instant. Pas de bonne, pas de femme de ménage, pas de visites. Personne !
Personne ?
Si pourtant : un oiseau. La présence du verdier le choquait. Il se promit de le faire partir dès que Lucienne relâcherait son attention.
Il but un café corsé et s’en fut se plonger la tête dans le lavabo. Puis il retourna dans la chambre.
En y entrant, il chercha le verdier et ne le vit pas. Lucienne n’avait cependant pas pu se lever pour lui ouvrir la croisée !
— Où est-il ? demanda Laurent avec une étrange âpreté.
Il suivit le regard de sa femme et se retourna. L’oiseau se tenait sur la poignée d’un sabre en verre filé au-dessus de la porte. Laurent s’approcha du lit et, doucement, s’étendit aux côtés de sa femme sans se donner la peine de poser ses chaussures.
Instantanément, une paix veloutée s’insinua dans son corps fatigué. Il resta longtemps sans parler, les yeux mi-clos, fixant l’oiseau. Celui-ci paraissait faire corps avec son point d’appui. On eût dit que lui aussi était en verre filé.
Lucienne ne bougeait pas. Son souffle était si menu que, pour le percevoir, il devait retenir le sien et prêter l’oreille.
Lorsqu’un instant plus tôt il lui avait appris la mort de Daurant, elle avait versé deux larmes, puis elle lui avait menti. Donc, rien ne comptait pour elle, hormis leur amour.
Il était bien, allongé près de sa femme. Il ne pensait plus qu’elle était mortellement blessée. Il profitait de sa chaleur. Il tâtonna sur le drap, trouva la main de Lucienne et la pressa amoureusement.
— Je t’aime, soupira-t-il. Si un jour tu n’étais plus là…
C’était énorme, mais il avait besoin d’en parler.
— Si un jour tu n’étais plus là, Lucienne, je voudrais que tu saches que le monde entier disparaîtrait. Ce qui continuerait, sans toi, ce serait autre chose. Autre chose d’éteint, de vide, de froid. Une nuit — je crois que j’avais lu dans la journée un livre d’anticipation — j’ai rêvé que je débarquais sur une autre planète. J’étais seul. Autour de moi, il y avait des espèces de rochers crayeux, à l’infini, sous un ciel noir. La lumière venait de ce sol. Elle était froide comme certains éclairages de rue. Je marchais sur ce monde désert en sachant qu’il était désert et que cela serait ainsi éternellement. Alors, le mot éternel qu’on prononce toujours à la légère sur notre planète, pour la première fois, je l’ai réalisé. Et il m’a fait si mal qu’heureusement j’en suis mort.
« Quand tu ne seras plus là, Lucienne, j’irai habiter cette planète affreuse où il n’y a que de la craie et l’éternité… »
Le verdier fit « tschééï-tschééï » et froissa ses plumes. Il avait la couleur du soufre.
— Mais je serai toujours là, promit doucement Lucienne.
Il tressaillit et tourna la tête vers elle.
— Peut-être plus sous cette forme, poursuivit-elle. Mais sous une autre. Je serai peut-être un oiseau.
Il se dressa sur un coude pour mieux la voir, pour mieux l’entendre. Elle avait le nez pincé, les lèvres blanches.
Sa voix était faible et cependant il la percevait comme si elle eût parlé normalement.
— Je serai sûrement un oiseau, moi aussi !
— Qu’est-ce que tu dis !
Le verdier quitta la poignée de verre du sabre et voleta un court instant sur place.
Il alla se poser sur l’abat-jour mousseux de la lampe.
« Tschééï, tschééï. »
— Il me parle, soupira Lucienne.
— Et que te dit-il ?
— Je ne sais pas encore. Mais j’apprendrai !
Laurent ressentit une angoisse affreuse. Lucienne n’avait plus sa tête à elle. Le délire la plongeait dans une fantasmagorie à laquelle il ne pouvait participer.
Il retomba sur l’oreiller. Bien qu’il fût tout contre sa femme, elle était loin de lui, bien loin.
— Lucienne, appela-t-il.
— Oui ?
— Tu vois, je suis là…
Il était terrifié par la pauvreté de ses paroles.
— Mais oui.
— Je suis là parce que je t’aime…
— Moi aussi.
— Répète !
— Moi aussi…
— Tu sais ce que tu dis ?
Elle eut une légère crispation du visage. Deux plis se creusèrent, reliant les ailes de son nez aux commissures de ses lèvres.
— Je ne suis pas folle.
— Je suis ton mari, Lucienne.
— Bien sûr. Mais tu me fais peur, Laurent. Ne dis pas ça… J’ai l’impression que tu perds la raison.
— Pourquoi as-tu dit que si tu mourais tu continuerais sous la forme d’un oiseau ?
— Parce que je le pense.
— Pourquoi as-tu ajouté : moi aussi !
Elle ne répondit pas. Ses paupières se fermèrent et, comme lorsque son mari lui avait annoncé la mort de Daurant, deux larmes filtrèrent entre ses longs cils.
— Tu connais des morts qui sont devenus oiseaux, toi ?
Silence.
Il écoutait.
Comment le chirurgien avait-il expliqué la blessure ? Le foie touché. Une lente hémorragie interne.
Ils conversaient sur ce lit, comme si Lucienne eût été normale.
Une lente hémorragie interne… Le foie touché. On ne pouvait rien faire. Le foie ! Une grosse glande meurtrie, et tout basculait.
Ils étaient deux gisants en puissance. Elle et lui se retrouvaient sur leur lit comme à un rendez-vous, dans des postures d’éternité.
L’oiseau quitta l’abat-jour pour voleter au-dessus d’eux. Laurent voyait son petit ventre vert-de-gris avec les pattes recroquevillées. Un duvet s’envola d’une aile et flotta dans la pièce. Le verdier fonça vers la croisée et s’y cogna de nouveau.
S’il pouvait s’assommer pour de bon, songea Haller.
Il haïssait l’oiseau. Lucienne suivait ses évolutions, toujours en extase…
— Comme il est beau, dit-elle.
— Tu l’avais déjà remarqué ? interrogea Laurent.
Elle ne répondit pas.
Il était certain que ce verdier apeuré lui faisait penser à son amant. Il fixa le plafond blanc à s’en meurtrir la rétine. Il avait voulu rester seul avec Lucienne pour vivre leurs noces. Et un intrus avait surgi du ciel. Le mystère qu’il espérait, en quoi il croyait, s’était opéré, mais autrement : sans lui !
— Lucienne !
— Comment avait-elle connu cet Édouard Daurant ? Qu’est-ce qui avait pu la toucher en lui ?
Il avait assisté au gala de Caen, l’année précédente. Bon. Après le spectacle, il était sans doute allé la complimenter. Des centaines d’hommes, en une année, agissaient de même. Certains envoyaient des corbeilles de fleurs, d’autres écrivaient des lettres enflammées… Il y en avait même un qui avait composé des vers pour elle, pas tellement mauvais du reste !
Tous ces hommages laissaient Lucienne indifférente. Ils l’agaçaient sans l’amuser. Qu’avait donc bien pu lui dire cet éleveur de chevaux pour…
Éleveur de chevaux !
C’était cela la solution. Elle ne lui avait fait, tout à l’heure, qu’un demi-mensonge. Elle avait dit la vérité avec un an d’écart.
Daurant l’avait intéressée parce qu’il élevait des chevaux et qu’elle voulait vraiment en offrir un à son mari. Elle était donc allée au haras.
La maison normande avait une odeur dont il se souvenait tout à coup. Une odeur de pierres humides et d’écurie. Une odeur de cuir, si virile !
— Lucienne.
— Laisse, je le regarde… Il me parle, je veux comprendre. Il est là, c’est l’essentiel !
— Je ne veux pas que tu le regardes !
Il hurla :
— Je te défends ! Tu entends ! Je ne veux pas que tu l’écoutes !
Il se leva d’un bond. Son mouvement donna un soubresaut au sommier et Lucienne gémit de douleur.
Laurent courut à la fenêtre. L’oiseau qui se tenait sur le radiateur du chauffage central s’envola en direction du lit.
Haller ouvrit toute grande la fenêtre et contourna le lit en frappant des mains. Le verdier piqua droit au-dehors en lançant un cri acide.
— Non ! fit Lucienne… Non ! Je ne veux pas…
Elle cacha sa figure dans l’oreiller et gémit.
— Doudou ! Oh ! Doudou…
Elle avait déjà donné un nom à cet oiseau ! Pourquoi ce qui lui restait de forces et de lucidité se cristallisait-il dans cette petite bête ?
Il gagna le living en chancelant ; terrifié à la pensée qu’il était jaloux d’un oiseau et qu’il faisait une scène à une agonisante.
Il brancha le téléphone et décrocha. Il y eut un instant de vide et un peu sifflant, puis la voix quotidienne de la postière lui demanda ce qu’il désirait.
— L’Hôtel de la Gare ! fit-il.
— On vous a appelé sans arrêt de Paris toute la matinée, dit-elle, j’ai pensé que vous n’étiez plus chez vous. Comment va Lucienne Cassandre ?
— Donnez-moi la gare !
D’ordinaire il était aimable avec les préposées du standard, leur disant un mot gentil à l’occasion.
L’employée fut médusée. Un bourdonnement retentit et une grosse voix d’homme tranquille déclara : « J’écoute ! »
— Je voudrais parler à Mme Wolf, dit Laurent.
— À qui ?
À la dame qui a dû descendre chez vous il y a un instant…
— Ah ! bon. Elle est là qui lit le journal, quittez pas.
Le souffle de Martine. Il le reconnut avec certitude.
— Oui ?
— Écoute, Martine…
— Je savais que tu m’appellerais.
— Ce n’est pas pour ce que tu crois. Je ne te téléphone pas pour te demander de remonter…
— Elle va plus mal ?
— Je ne sais pas. Il se passe quelque chose…
— Quoi ?
— Crois-tu à la métempsycose ?
Le brusque silence de la jeune femme fut éloquent.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle enfin, d’un ton inquiet et gêné.
— Je ne sais pas… C’est idiot…
— Plutôt. Tu ne veux vraiment pas que je remonte ?
— Non. Pas encore…
— Tu as téléphoné au professeur ?
— Non.
— Il faudrait faire quelque chose, Laurent. Il y a aussi des journalistes, qui, paraît-il, ont sonné là-haut sans obtenir de réponse et qui se demandent… Ils sont ici, questionnant les gens…
— Je t’appellerai plus tard, promit Laurent avec brusquerie.
— Mon Dieu ! Mais pourquoi m’as-tu posé une question pareille, toi qui es un être si équilibré !
— Je me demande si je le suis tellement. C’est à cause de Lucienne, elle… Non, renonça-t-il, je t’expliquerai une autre fois.
Il raccrocha et ôta la prise.
Cette conversation avec Martine ne l’avait pas calmé. Il avait espéré que ça le soulagerait, mais non, il subissait toujours cette angoisse affolante. Une femme qui l’avait sans doute trompé avec un homme, mais qui maintenant le trompait avec un oiseau.
C’était stupide. Il rebrancha le téléphone, redemanda l’Hôtel de la Gare.
— Mon pauvre chéri !
Il n’avait pas eu à proférer une syllabe. Elle savait qu’il allait rappeler tout de suite. La preuve, c’est que c’était elle qui avait décroché.
— Mon pauvre chéri !
— Écoute, ne fais rien, Martine, je t’en supplie. C’est très important. Ne préviens aucun médecin, ne parle à aucun journaliste, ne cherche pas à revenir. Je sais que tu es là-bas et que tu attends… Tu comprends ?
— Oui, mon chéri, je comprends.
Il raccrocha. Ça suffisait. Il avait pris peur, brusquement. Mais Martine semblait réellement comprendre. Certes, il la sentait alarmée, pourtant il était certain qu’elle laisserait aller les choses jusqu’au bout.
Lucienne l’appela. Ou, plus exactement, elle appela.
— S’il vous plaît ! murmura-t-elle.
Et, comme les autres fois, il entendit depuis la pièce voisine ce balbutiement à peine audible. Son ouïe s’était adaptée à la situation.
Il retourna vers elle. Elle avait besoin qu’on l’assiste.
Il fit le nécessaire, sans gaucherie, sans gêne. Après quoi, il la laissa pour aller un moment dans le jardin.
Lucienne ne semblait pas se souvenir de la scène de l’oiseau. Elle était prostrée. Sa souffrance accaparait tout ce qui subsistait de vivace en elle.
Maintenant le soleil écrasait la campagne. Laurent s’arrêta, surpris devant le jet d’eau rotatif qu’il avait omis d’arrêter la veille. Depuis une quinzaine d’heures il arrosait la même partie de la pelouse et cette averse constante avait détrempé un large cercle de gazon.
Dans cette circonférence, l’herbe n’avait déjà plus la même couleur. Haller coupa l’eau. Le jet continua de tournoyer un moment encore, puis s’arrêta mollement, en émiettant d’ultimes gouttes d’eau. Lorsqu’il fonctionnait, il produisait un bruit léger, qu’on entendait à peine ; mais son immobilité engendrait un silence plus perceptible.
Au bas de la colline, par une échancrure des frondaisons, Laurent aperçut la Seine. Un hors-bord y bourdonnait rageusement. Il ne pouvait pas le voir, mais il imaginait un skieur bondissant dans le sillage en éventail du bateau. Le sportif ne devait penser qu’à son équilibre, ne savourer que la vitesse mouillée qui le fouettait, n’éprouver que le frottement brillant du manche verni dans sa main crispée. Il ne se rappelait plus que la mort existait.
Dans l’après-midi, le délai post-mortem étant écoulé, on ramènerait Édouard Daurant chez lui, parmi ses gens en pleurs et ses chevaux. Le vieux troquerait sa veste de gros velours contre du drap moins rude. Qu’allaient-ils faire de la photo de Lucienne, là-bas ? De ses disques ? De son poudrier ?
Sans doute existait-il d’autres objets d’elle, dans d’autres pièces ? Dans la chambre de Daurant, par exemple… Il s’arrêta au milieu d’une allée, glacé par une pensée hideuse.
Le mois précédent, Lucienne s’était plainte d’avoir perdu une valise en tournée. Selon elle, elle ne contenait que du linge et une sorte de kimono japonais qu’elle aimait porter et qui lui allait bien.
Laurent était certain que la valise se trouvait à Jeanville. Le kimono attendait dans une garde-robe ancienne. C’était Laurent qui le lui avait offert.
Il se rappelait le contact du corps de Lucienne à travers la soie. L’arrondi des hanches.
Des fiançailles ! Simplement des fiançailles ! Leur vie commune n’avait en somme été qu’une longue période d’attente. À quand la noce ?
Peut-être avait-elle eu lieu avec Édouard Daurant ?
Il s’approcha de la balancelle bleue installée au fond du jardin et d’un coup de talon se fit bercer. Les chaînes du divan suspendu grincèrent.
Ce mouvement de va-et-vient lui donna la nausée. À moins que ce fût une autre pensée qui venait d’éclore dans son esprit torturé ? Dès qu’il réfléchissait il avait mal, parce que toute réflexion lui était hostile. Il perdait sur chaque tableau.
Ce nom de Doudou qu’elle avait donné à l’oiseau, c’était un diminutif d’Édouard !
La jalousie le poigna, si intense qu’il eut envie de faire mal à quelqu’un.
Doudou !
Cet imbécile ridicule, tuméfié, mort, qui gisait sous une bâche de maçon, s’était-il jamais douté, en parcourant son orgueilleuse propriété, qu’un jour il deviendrait oiseau ? Seulement dans l’esprit altéré d’une agonisante, bien sûr. Mais il était tout de même un oiseau. La vérité de Lucienne réussissait cette effarante métamorphose.
Un oiseau ! Un oiseau jaune-vert, au bec épais et pointu… Un oiseau qui se nourrissait du crottin de ses chevaux !
Il éclata de rire.
— Monsieur ! Hep ! Monsieur…
Derrière la grille, deux hommes le hélaient en gesticulant. Des journalistes. L’un d’eux coltinait tout un attirail de photographe. Laurent ne broncha pas.
— Monsieur !
Il ne pouvait y couper. D’une allure appuyée, et tout bouillonnant de rage, il s’approcha des arrivants.
— C’est bien ici chez Lucienne Cassandre ?
— Oui.
— Vous êtes son mari ?
— Non.
— Vous pouvez nous dire si elle est là ou si…
Laurent réfléchissait. Un éclat ne servirait de rien, risquerait au contraire de tout compromettre.
— Son mari l’a emmenée dans une clinique, fit-il. Moi je suis un voisin. J’ai donné un coup de main et je ferme la maison.
— Quelle clinique ?
— Je crois que c’est l’hôpital américain de Neuilly…
— Comment va-t-elle ?
— Hum, pas brillant…
— Merci…
Les deux hommes, deux jeunes, vêtus de polos rouges, sautèrent dans leur auto.
Haller ouvrit alors le portail à deux battants. Il venait de s’apercevoir que sa voiture avait passé la nuit dehors.
Elle indiquait que la propriété n’était pas inoccupée.
Il la rentra dans le garage situé sous la maison, puis retourna fermer le portail.
« Je vais fermer les volets donnant sur la façade, songea-t-il. De cette façon, au moins, j’aurai la paix… »
Est-ce qu’il parviendrait à juguler longtemps les visiteurs ? En cette période de début de vacances, les journaux n’avaient pas grand-chose à mettre en première page. L’accident de Lucienne devait les exciter.
Il déroula les stores de bois et les fixa. Ils n’oseraient tout de même pas forcer sa porte.
Le living plongé dans l’ombre ressemblait à une crypte, malgré ses murs blancs, ses philodendrons et les tableaux modernes qui le décoraient.
Dehors les oiseaux faisaient rage. Il n’entendait qu’eux.
Laurent s’approcha de la chambre. Il n’entra pas, préférant contempler sa femme depuis la pièce où il se trouvait. La blessée avait tourné sa tête presque de profil. Elle regardait avec attention il ne savait quoi. Une fois, une seule, Lucienne l’avait contemplé de cette façon : c’était un matin, après leur première nuit. Donc LE matin. Il lui avait demandé la permission de fumer une cigarette. Il était nu sur le lit, un bras derrière la tête. Elle l’avait regardé un bon moment, puis, doucement, avait mis sa joue sur la poitrine de Laurent.
— Lucienne !
— Non, tais-toi, murmura-t-elle sans bouger.
Il s’avança et crut rêver. Le verdier était à nouveau dans la chambre bien que la fenêtre fût fermée !
— Comment est-il entré ?
Elle ne répondit pas. Il bondit dans la chambre, féroce, hors de lui.
— Je veux savoir ! Je veux savoir ! Comment cet oiseau est-il entré ici, Lucienne ?
— Ne fais pas de bruit, tu l’effraies !
— Tu lui as ouvert ?
— Oui…
Effectivement, la fenêtre de la chambre n’était qu’incomplètement fermée. Il considéra cet être exsangue, et secoua la tête incrédule.
— Tu as pu !
— Oui.
L’amour avait réussi ce prodige : faire lever une mourante. Il lui avait insufflé assez de force pour qu’elle pût se traîner à la fenêtre.
Confondu, il s’adossa au mur afin de regarder la scène. L’oiseau jaune avait repris sa place sur le radiateur. Il était accroupi sur ses petites pattes repliées et ne remuait que sa tête cloutée de deux petits yeux ronds et fixes.
— Il est entré tout de suite ? bégaya Laurent.
— Bien sûr…
La certitude heureuse de sa femme ajouta au désarroi d’Haller.
Il fixait l’oiseau pour se persuader qu’il n’y avait aucun mystère. C’était un oiseau comme les autres, un peu plus familier, voilà tout. Avant l’accident il entrait déjà dans la maison.
Il s’approcha de la fenêtre. Le verdier, au lieu de s’envoler, sauta à terre et sautilla jusque sous le lit.
Laurent ouvrit la fenêtre. Une odeur de rose entra dans la pièce.
— Tu te figures qu’il va se sauver, dit Lucienne.
Il ne répondit pas, guettant la réapparition de l’oiseau. Mais l’animal restait sous le lit. Alors Laurent finit par s’asseoir dans un fauteuil près de la coiffeuse.
— C’est extravagant, dit-il.
Un sourire d’extase flottait sur les lèvres blanches de Lucienne.
— Il est là, chuchota-t-elle, je l’entends.
Laurent tendit l’oreille et ne perçut aucun bruit attribuable à l’oiseau.
— Tu l’aimes ? demanda-t-il soudain à brûle-pourpoint.
Elle ne parut pas surprise.
— Oui.
Il gronda :
— C’est un oiseau, tu sais. Rien qu’un oiseau…
— Je sais.
Le verdier réapparut de sous le lit. Il tenait quelque chose dans son bec, c’était un cheveu de Lucienne. Un long cheveu noir. Il s’envola avec cette minuscule guirlande et disparut.
Laurent se mit à rire, d’un rire mauvais dont il eut un peu honte.
— Tu sais pourquoi il entre ici, ton oiseau, Lucienne ? Parce qu’il est en train de faire son nid et qu’il cherche des cheveux et des brins de laine pour le tapisser…
La blessée battit des paupières.
— Oui, son nid, dit-elle, transportée.
— Il a une femelle prête à pondre qui l’attend…
Elle continuait de sourire. Cette mourante qui souriait avait quelque chose d’effrayant.
« Je n’ai pas le droit de la torturer, songeait Laurent. Je suis une brute. La jalousie me rend odieux. »
Mais une force sournoise le poussait à tourmenter Lucienne.
— Un petit oiseau comme les autres. Il fait son nid, il couve ses œufs… Qu’est-ce que tu t’imagines ?
— Rien.
Il se leva et mit ses deux mains à plat sur le montant du lit.
— Lucienne…
— Tu cries trop fort, soupira la jeune femme. Ça me fait mal dans la tête.
Laurent n’avait pas eu l’impression d’élever la voix.
Il essaya de prendre un ton chuchoteur, mais à la troisième syllabe, il sentit repartir sa voix.
— J’ai l’impression, soudain, que tu me hais, Lucienne. Que je ne compte plus pour toi. Il y a une espèce d’affreux désert entre nous. Mon amour ne t’atteint plus…
— Ne crie pas.
— Je ne crie pas !
— Mais si…
Il contourna le lit et se jeta littéralement sur elle. Elle poussa une plainte.
— Je te demande pardon, sanglota Laurent. Mais il faut que je sache une chose, Lucienne. J’ai une question à te poser, réponds-y, je t’en prie ! Je t’en supplie…
Elle paraissait ne pas même entendre. Le regard de la moribonde passait par-dessus l’épaule de son mari.
— Lucienne. Si nous n’étions pas mariés et si je te demandais en ce moment, tu m’entends bien — en ce moment — de m’épouser, accepterais-tu ?
— À quoi rime cette question, puisque nous sommes mariés. Oh ! regarde : il est revenu !
Laurent se retourna. C’était vrai : le verdier était perché sur la glace de la coiffeuse. Il paraissait joyeux. Il sautillait sur ses pattes grêles en lançant des « tschééi-tschééi » pleins d’entrain.
Il se produisit alors un choc dans l’entendement de Laurent. Il se sentit lui aussi hypnotisé par la petite bête jaune. Il avait conscience de cette fascination, mais il ne pouvait pas la dissiper, mieux : il ne le souhaitait pas.
Cet animal ailé l’épouvantait. Il découvrait en une seconde à quel point un oiseau est hideux. « Plus terrible qu’un poisson, songea-t-il en frissonnant. Les plumes sont bien plus effroyables que des écailles. Et puis des ailes, c’est monstrueux. »
— Regarde-le, soupira Lucienne. Il a l’air rassurant, tu ne trouves pas ? Il est fort.
Laurent ne répondit rien. Un cri intense s’enflait en lui, qu’il ne pourrait pas pousser. Un cri de détresse héréditaire, transmis depuis le fond des âges et dont nulle poitrine jamais n’avait pu se libérer.
Elle appela, de sa pauvre voix finie :
— Doudou !
C’était vrai que le verdier ressemblait à l’Autre.
Ressemblance n’était pas le mot. Un oiseau ne peut vraiment ressembler à un homme ; mais le phénomène qui se produisait était bien plus inquiétant qu’une ressemblance… IL ÉTAIT DAURANT.
Laurent ne l’avait vu que mort, mais ce bref tête-à-tête avec son rival lui avait suffi pour le connaître…
— Écoute, Lucienne, mon amour, laisse-moi le mettre dehors.
— Mais puisque la fenêtre est ouverte, il peut partir s’il le désire.
— Je ne veux pas le supporter ! lança Laurent.
— Eh bien, va-t’en !
Jamais il n’avait fallu à Haller autant de temps pour assimiler une aussi courte phrase.
Il eut la sensation affolante de vieillir, de vieillir avec une rapidité démentielle. Il avait vu des courts métrages sur la germination instantanée. Des graines germaient, les pousses croissaient, fleurissaient… Et tout cela sur un rythme de cauchemar ; en quatre ou cinq secondes !
Lui allait conclure sa vie en un laps de temps encore plus bref. Il allait devenir vieillard et mourir…
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Il avança la main vers le front de Lucienne. Ses cheveux étaient plaqués sur son front en sueur. D’un geste doux et hébété, il dégagea le front et répéta :
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Lucienne poussa un imperceptible soupir.
— Laisse-nous seuls, Laurent, tu seras gentil.
— Je t’aime ! s’écria Laurent… Si tu savais comme je t’aime !
— Laisse-nous.
Il posa ses deux mains à plat sur les joues fiévreuses de sa femme.
— Mais tu ne te rappelles donc plus, nous deux… Tout ce que nous avons vécu ! Comme nous nous sommes aimés ! Rien ne peut faire que ça n’ait pas existé, Lucienne.
— Laisse-nous, répéta la blessée. Tu vas lui faire peur…
Laurent quitta la pièce en titubant.
Il but plusieurs gorgées de William Lawson’s, à même la bouteille, ne s’arrêtant que lorsqu’il eut le gosier en feu.
Après quoi, il s’étendit sur le canapé du living pour essayer de réfléchir.
Il devait faire venir des gens : Martine, des médecins, des infirmières… Créer un mouvement autour de lui. Sinon sa raison allait chanceler.
Il ne connaîtrait jamais cet instant décisif auquel il aspirait. Cette union in extremis avec Lucienne s’avérait impossible.
Alors, que d’autres viennent jouer leurs rôles de complément ! Que d’autres leur apportent l’illusion de la vie courante ! On allait jouer à assister une mourante. Ensuite il jouerait au veuf…
Le téléphone luisant attendait sa décision. Une fiche à brancher, et il serait disponible. Mais ce geste décisif pour renouer avec l’extérieur, Laurent ne se sentait pas capable de l’accomplir.
Le whisky le dopait. Il lui chauffait durement le cerveau car il en avait absorbé une grande quantité et il était à jeun depuis pas mal de temps. Il aurait dû s’alimenter, mais il n’avait pas faim.
— Nous aurions pu vivre des instants extraordinaires, dit-il tout haut, en espérant confusément que sa femme l’entendrait. De ces instants, Lucienne, qui justifient les êtres. Et puis tout est perdu à cause d’un ridicule oiseau.
« Un oiseau n’est qu’un oiseau ! Tu insultes l’humanité en imaginant autre chose…
Il avait mis son bras replié devant ses yeux. Il le déplia brutalement, dans un geste de colère. Ce faisant, il heurta une lampe d’opaline qui tomba sur la table de marbre noir et se brisa. Le bruit des débris arrondis qui tremblaient sur la surface lisse le calma. Il se mit à fixer le plafond avec insistance. Une grande poutre « artificielle » traversait le living. Une idée de Lucienne. Ils l’avaient achetée à un entrepreneur qui démolissait une chapelle. C’était une véritable pièce rare. Des têtes d’anges étaient sommairement sculptées dans la masse.
Lucienne prétendait (du temps où ils étaient heureux) qu’ils avaient tout le paradis au-dessus d’eux.
À cette époque, le paradis ne figurait pas seulement sur la poutre ! Il se leva pour boire encore, mais cette fois, il ne put supporter la brûlure du scotch. Il reposa la bouteille. Une main de feu lui tordait l’estomac. Il prit des amandes salées dans une boîte du bar roulant et en croqua une poignée. Ensuite il put boire encore du whisky. Mais il sentit que cette nouvelle rasade n’augmenterait pas son ivresse. D’ailleurs était-il vraiment ivre ?
Il se mit à marcher dans la vaste pièce, les mains aux poches, la bouche aussi morose que l’âme. Il ne savait plus que faire de sa colère et de son chagrin. C’étaient là les deux sources d’une énergie inemployée qui l’étouffait.
Son cheminement incertain s’acheva bien entendu au seuil de la chambre. L’oiseau n’y était plus. Lucienne balbutiait des mots qu’il n’entendait pas.
Or il voulait l’entendre. II réussit à se mettre dans un tel état de concentration qu’il parvint à percevoir ce qu’elle disait. Elle « parlait » des pensées intérieures…
— Tu te souviens quand je jouais de ma guitare, pour toi, devant la cheminée… Il n’y avait que les flammes… Tu ne voulais pas que je chante. Tu préférais la voix de ma guitare. Fallait-il que tu m’aimes pour avoir le courage de me le dire…
— Garce ! hurla Laurent.
Lucienne ne broncha pas. Elle continua de parler, mais il n’entendit plus car, en criant, il avait empli sa tête du fracas de sa rage et cela tardait à se dissiper.
Le verdier entra comme une pierre dans la chambre et se posa sur le lit. Ce ne fut qu’une brève étape avant le sol. Il plongea, cueillit un cheveu…
Cette fois, c’était un cheveu d’or, un cheveu de Martine… Le fil éclatant scintilla dans un rayon de soleil lorsque l’oiseau le traversa !
Elle lui jouait de la guitare, là-bas, dans la grande maison normande, accroupie devant un feu de bûches qui sentait le bonheur…
Au fait ? Qu’était devenue sa guitare ?
Il courut dans l’entrée. La valise de Lucienne s’y trouvait, près du portemanteau. Et il y avait la guitare dans sa housse, posée sur le flanc.
Laurent se saisit de l’instrument. Jusqu’alors, il ne l’avait touchée qu’avec dévotion. Pour lui, la guitare était sacrée. C’était l’inspiration de Lucienne, un peu son âme…
Il la dégagea brutalement de son étui de peau et la tint par le manche comme une massue. Le ventre d’acajou accaparait toute la clarté du hall et lançait des reflets.
Laurent retourna au living en continuant de balancer cette caisse sonore.
Il s’assit en tailleur sur le tapis, le dos appuyé à l’accoudoir d’un fauteuil, et prit l’instrument dans ses bras. Il commençait à réaliser enfin. Cette guitare n’était pas une vraie guitare mais une prison. Son bonheur se trouvait enfermé à l’intérieur, et les cordes tendues sur l’ouverture constituaient d’infranchissables barreaux.
Un bonheur si simple, si fort…
Il pinça la plus grosse corde et une note grave vibra sous son ongle.
La même note qui terminait la fameuse chanson de Lucienne…
Dans la rivière, j’avais mis mon amour à flotter.
Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer…
Au fait, quand avait-elle composé ce succès ? Il réfléchit. Elle l’avait créé à l’Olympia, juste avant les fêtes. Donc elle connaissait déjà l’autre ! Peut-être était-ce Daurant qui l’avait inspirée ?
Un doute d’un nouveau genre l’assaillit. Il brancha l’électrophone et plaça le bras sur la plage qui précédait la chanson.
Il écouta farouchement, l’oreille collée au haut-parleur de l’appareil afin de ne pas perdre une syllabe ou une respiration.
Cette chanson l’avait terriblement troublé. Maintenant il savait pourquoi. C’était parce que Lucienne l’avait composée pour un autre…
Dans ta rivière, j’avais mis…
Il souleva le bras du pick-up et le replaça quelques spires avant…
Dans ta rivière…
L’idiot n’avait jamais vraiment entendu les paroles du refrain.
Ce n’était pas ; « dans LA rivière », mais « dans TA rivière ».
Il actionna le bouton d’arrêt et, à quatre pattes, gagna le téléphone proche. Il le rétablit.
La voix de la postière explosa dans son oreille. Une voix vorace, bouillonnante d’une louche curiosité. On devait jaser dur dans le pays.
— Je voudrais le 14 à Jeanville, Calvados.
— 14, Jeanville, fit la préposée…
Elle actionna son cadran.
— Donne-moi le Calvados ! fit-elle à sa collègue de Paris.
— Et un Calva ! crut devoir clamer cette dernière.
— Je peux vous demander des nouvelles de Lucienne Cassandre ? questionna suavement la postière.
— Ça va mieux…
— Ah bon ! Elle est où ?…
Mais il fut sauvé par le gong. La machinerie téléphonique happait son appel. On lui dit qu’il avait son correspondant.
Un homme parlait à l’autre bout du fil. Sa voix arrivait de très loin.
— Je voudrais parler à M. Daurant père.
— C’est moi.
Laurent marqua un léger temps.
— Je suis le mari, fit-il, piteux.
— J’avais reconnu, dit la voix lointaine.
— Je m’excuse… Je voudrais vous demander une chose, non… deux choses. Y a-t-il une rivière sur vos terres ?
— Oui.
— Est-ce que votre fils…
C’était affreux, mais il s’en moquait.
— Est-ce que votre fils avait les yeux bleus ?
— Très bleus, dit le vieillard.
Il y eut un silence prolongé.
— Je crois que vous avez tort de vous torturer ainsi, dit la voix perdue. Vous n’avez qu’un chagrin d’orgueil.
Il raccrocha sans brutalité, sans hâte, mais avec une fermeté définitive qui fut perceptible à Laurent.
Il en fit autant, et resta agenouillé devant l’appareil, comme un croyant devant une image de son culte, la guitare à ses côtés.
Comme il avait omis de débrancher le téléphone, celui-ci commença de carillonner. Au lieu de répondre, Laurent retira la prise et la sonnerie s’arrêta court.
Il attira la guitare à lui et se releva péniblement car il avait les jambes ankylosées par sa longue station accroupie.
Il caressa les cordes tendues. Un frisson mélodieux passa sur le ventre bombé de la guitare. Il gratta chaque corde et des notes plurent, en vrac.
Il retourna à la chambre. Le verdier était une fois de plus revenu. Il se tenait sur le radiateur, lequel constituait décidément son perchoir de prédilection.
— Tu veux ta guitare, Lucienne ?
— Non.
— Regarde, je l’ai retrouvée !
Il regrettait de ne pas savoir jouer. Il se mit à chantonner :
Dans ta rivière, j’avais mis mon amour à flotter.
Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer…
Il grattait les cordes n’importe comment, cherchant une ombre d’accompagnement. C’était lamentable cette féroce aubade à la femme agonisante.
Il se tut, effrayé par ce qu’il venait de faire.
« Tschééi-tschééi ! », gazouilla l’oiseau.
Le cri était plein d’ironie.
— Tu as compris ce qu’il vient de me dire ? demanda Laurent.
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Je ne peux pas te le répéter.
— C’était méchant pour moi, hein ?
— Oui.
Il posa la guitare sur le lit et promena ses mains fatiguées sur son pauvre visage. Voilà qu’il entrait à nouveau dans le jeu. Voilà qu’il aidait Lucienne à faire QUELQU’UN de cette boule de duvet.
— Dans ta rivière…, reprit-il. Dans ta rivière… Dans ta, dans TA, dans TA rivière… Tu l’aimais donc tant que ça, SA rivière ?
— J’aime les rivières…
— Moi aussi, reconnut Haller, mais pas les rivières normandes. Ce sont des rivières de calendrier. Elle sont bêtes, plates et lentes. Je n’aime que les ruisseaux de montagne. Ils sont forts et ardents. Leur eau est pure, elle mousse sur les rochers. Pourquoi n’as-tu pas été inspirée par des torrents, Lucienne ? Ta chanson aurait été tellement plus belle !
Elle n’écoutait plus.
« Mais elle meurt ! » se dit Laurent.
Il palpa le front de la blessée. Lucienne rouvrit les yeux. Sa respiration était basse et une légère buée noyait son regard.
Coma hépatique…
Il avait lu un article à ce sujet dans un digest quelconque trouvé à bord d’un avion.
Coma hépatique. C’est-à-dire mort.
Il essayait d’imaginer sa femme privée de vie. Elle gisait, inerte sur le lit, elle n’avait plus de souffle, presque plus de regard et pourtant il n’y avait absolument rien de commun entre ce qu’elle était à ce moment-là et ce qu’elle deviendrait plus tard. Rien !
— Oh ! ma chérie, comme je t’aime.
N’importe quel bêta de village aurait pu dire cela à n’importe quelle coureuse de bals. Pourquoi ne trouvait-il pas des mots plus nobles, plus particuliers ? Des mots infaillibles ! Mais non : il n’avait à sa disposition que ces pauvres syllabes éculées ; que ces fadaises pour bandes dessinées de midinettes.
Lorsqu’elle serait morte, pourrait-il enfin la récupérer pleinement ? Aurait-il le droit de s’installer dans ses souvenirs ? Parviendrait-il à chasser l’autre du passé pour en devenir le maître unique ?
— Où est-il ? demanda Lucienne.
Un nouvel afflux de vie la fortifiait. Son teint jaune se tachait de rose aux pommettes.
— L’oiseau ?
— Oui.
Il chercha le verdier. Il l’avait aperçu quelques secondes plus tôt. L’oiseau venait de disparaître. Pourtant Laurent était certain qu’il ne s’était pas envolé par la fenêtre.
« Tschééi-tschééi », lança ironiquement le verdier.
— Tu vois, soupira Lucienne, il comprend tout.
L’oiseau se tenait sur la coiffeuse, après le manche en nacre de la brosse à cheveux.
Laurent exécuta un grand détour pour ne pas l’effrayer.
— Où vas-tu ? demanda Lucienne.
L’intuition féminine !
Combien de fois, depuis le matin, était-il entré et sorti sans qu’elle s’en inquiétât !
Et, brusquement, au moment précis où, justement, il venait de prendre une grave décision…
Une décision folle.
— Je reviens.
Il passa dans le hall, sortit en courant, et contourna la maison afin de rejoindre par le jardin la fenêtre de leur chambre. Il voulait fermer celle-ci de l’extérieur, pendant que l’oiseau se tenait dans la pièce.
Lucienne aperçut son mari dehors et les craintes qu’elle ressentait s’accrurent. Haller passa la main par-dessus le rebord de la croisée et ferma l’un des panneaux de la fenêtre. Il procéda de même pour l’autre, mais en tirant plus violemment et en lâchant à quelques centimètres de l’encadrement afin de ne pas se faire coincer les doigts. La fenêtre était fermée maintenant, pas complètement, mais l’intervalle entre les deux parties était beaucoup trop mince pour permettre au verdier de s’en aller.
Il retourna, toujours courant dans la maison. Il était surexcité. Cette capture le grisait un peu. Elle lui rappelait un hiver à la campagne, jadis. Son père avait placé des pièges à moineaux sur une surface du jardin où ils avaient balayé la neige.
Ces pièges, il les avait recouverts de cendres et, par-dessus cette cendre, il avait émietté de la mie de pain.
Embusqués derrière la fenêtre givrée de la maison, tous deux avaient passé des heures à guetter les moineaux voraces. C’était extraordinaire de les voir se poser à quelques centimètres des pièges, faire des grâces, se lisser les plumes et sautiller vers la mie. Quelquefois le piège ne partait pas tout de suite. L’oiseau avait le temps de se réjouir de l’aubaine avant que les mâchoires d’acier ne se détendissent.
Il se produisait alors un curieux ballet. L’oiseau voletait, lesté du piège impitoyable qui l’étouffait. Ce dernier prenait vie. À travers le nuage de cendres, il ressemblait à un carnassier de métal. Puis l’oiseau s’abattait, les ailes retroussées, le cou brisé, avec, quelquefois, une goutte de sang au bec…
Oui : les mêmes sensations quasi guerrières de chasseur traquant un gibier.
— Qu’est-ce que tu vas lui faire ?
— Mais rien !
Il courait après l’oiseau. Pour essayer de le saisir, il avait des gestes d’attrapeur de mouches. Mais le verdier affolé bondissait comme une balle de caoutchouc, avec la même fantaisie. Lucienne devait hurler mais Laurent ne l’entendait pas.
Seul comptait cet oiseau jaune enfermé dans la chambre et qui le fuyait silencieusement, sans émettre le moindre cri.
Après avoir volé en rond, il se dirigea une troisième fois vers la croisée et, comme lors de ses tentatives précédentes, s’étourdit contre la vitre. Il s’abattit en un vol spasmodique sur le radiateur, glissa entre les éléments et se trouva à l’abri de cette forteresse.
— Petit salaud ! l’injuria Laurent en essayant d’insinuer la main dans un intervalle.
Le radiateur était trop large : il ne pouvait toucher sa proie.
Il s’étendit à plat ventre sur la moquette et, le regard à ras de terre, se mit à surveiller le verdier.
Un instant, il crut qu’il était mort, mais à force de le fixer, il s’aperçut que le jabot de l’oiseau était secoué par le rythme fou de sa respiration.
Bon, tout allait bien. L’oiseau ne pourrait sortir que sur ses pattes. Or, un oiseau à pied est facile à capturer.
Il releva la tête et vit Lucienne, la tête légèrement penchée hors de son lit, qui le regardait impitoyablement. Jamais il ne lui avait vu un pareil regard. Celui-ci contenait tant de haine que Laurent ne put le soutenir.
— Ne t’en fais pas, bredouilla-t-il, il n’a pas de mal.
— Pourquoi veux-tu l’attraper ?
— Pour te le faire toucher, déclara Laurent. Je veux que tu te rendes compte que ce n’est qu’un oiseau.
— Je sais que c’est un oiseau. Seulement il n’est pas comme les autres !
— Si !
— Non ! Et c’est parce qu’il n’est pas comme les autres que je te défends d’y porter la main.
La colère la fortifiait. Elle ne vivait plus que par cette rage glacée et pour elle.
— Tu vas voir, fit Laurent. Tu vas bien voir…
Il prit sur la coiffeuse un grand peigne d’écaille et l’introduisit entre deux éléments du radiateur. Il le plaça à gauche de l’oiseau et exerça une pression à droite.
L’oiseau se laissa refouler sans bouger. Lorsqu’il fut déplacé de quelques centimètres, Laurent passa le peigne entre les éléments suivants et réitéra le manège.
— Je t’en supplie, Laurent. Ne le torture pas. Tu es une brute !
D’accord, il était une brute. Un mari trompé en devient fatalement une.
Il recommença deux fois encore le coup du peigne et présenta sa main droite comme une nasse préhensile entre le radiateur et le mur. Ça y était : il LE tenait. Tout son corps se mit à trembler d’allégresse.
Le verdier était tiède et doux. Son petit cœur cognait éperdument entre les doigts de Haller. Il eût suffi d’une pression un peu plus forte et, comme les pièges autrefois…
— Regarde, Lucienne.
Elle avait les yeux noyés de larmes. De sa main libre il remonta la main inerte de sa femme, en ouvrit les doigts flétris et lui fit caresser le plumage du verdier.
— Laisse, je te le demande. Laisse, Laurent !
— Touche, répondait-il. Touche donc… Un oiseau, Lucienne. Un pauvre oiseau mort de frousse… Sa femelle l’attend, je te l’ai dit. Elle va pondre des œufs qu’ils couveront. Ils auront des oisillons et ils les nourriront. Nous aussi nous aurions pu avoir des enfants, Lucienne. Et alors nous aurions vécu autre chose de beaucoup plus étonnant. Notre union aurait été une vraie union. Seulement au lieu de faire des gosses, tu n’as fait que des chansons… Ton vrai ventre, ç’a été celui de ta saloperie de guitare.
— Relâche-le. Mets-le dehors si tu veux, mais relâche-le.
Laurent secoua la tête.
— Pas avant de t’avoir fait admettre qu’il ne s’agit là que d’un oiseau.
— Oui, c’est un oiseau ! lança-t-elle, désespérément.
— Tu dis cela sans le croire. Avoue que tu ne le crois pas ?
— Non, ce n’est pas un oiseau comme les autres.
Essoufflée, elle baissa le ton et balbutia :
— TU LE SAIS BIEN !
L’oiseau bougeait faiblement dans la main de Laurent, mais son cœur continuait de cogner à une allure incroyable.
— Allez, relâche-le. Tu ne vas pas le tuer, tout de même ! Tu ne ferais pas une chose aussi abominable !
Laurent secoua la tête.
— Non, je ne vais pas le tuer, bien sûr.
— Ouvre la fenêtre, mets-le dehors !
— Non !
Il se dirigea vers le living. Elle l’appela, mais il ne se retourna pas.
Il prit sur une console dorée une cage, également dorée, dont le socle était une boîte à musique. À l’intérieur de la cage, sur un minuscule perchoir, il y avait un oiseau empaillé, au plumage fané. C’était un rossignol progné. Il avait le bec ouvert. Lorsqu’on déclenchait le mécanisme de la boîte à musique par le truchement d’un petit levier, une série de trilles métalliques retentissait et le rossignol se mettait à virevolter, fermant et rouvrant son bec à toute allure.
Laurent entrouvrit la porte de la cage et glissa le verdier à l’intérieur. Il attendit. L’oiseau vivant s’ébroua, lança autour de lui des regards saccadés et aperçut l’oiseau momifié.
Il se jucha sur le perchoir, auprès du rossignol, et fit deux appels très brefs auxquels le rossignol demeura insensible, et pour cause !
— Tu veux de la conversation, murmura Laurent. Tiens : en voici.
Il appuya sur le levier. Le mécanisme de la boîte se mit en mouvement. L’oiseau empaillé joua les marionnettes tandis que son chant artificiel s’élevait.
Le verdier parut saisi de panique. Il se mit à voler désespérément dans la cage pour fuir cette monstrueuse présence de l’oiseau mort. Le chant de celui-ci paraissait l’affoler plus encore que sa danse mécanique.
Laurent était ravi.
Il prit la cage par l’anneau supérieur et, la balançant comme un fanal, retourna auprès de Lucienne.
— Tu vois, je ne lui ai pas fait de mal.
Il brandissait la petite prison romantique aux barreaux dorés.
Les trilles continuaient de retentir. Quelques dents manquaient au rouleau de la boîte à musique et cela produisait des sautes brutales comme de petites explosions.
— C’est affreux, gémit Lucienne. Il a peur.
— S’il a peur, c’est que c’est un simple oiseau, Lucienne. Réfléchis : s’il était autre chose, il comprendrait…
Elle avait senti que ses supplications seraient vaines et elle paraissait se résigner brusquement. À moins qu’elle n’eût plus la force de protester ?
Elle restait immobile, la tête enfouie dans le gros oreiller, les yeux fixes, regardant voleter le verdier avec désespoir.
Laurent posa la cage sur le lit. Au bout d’un moment, la boîte à musique se tut, le rossignol cessa de tourniquer et le verdier, calmé, reprit appui sur le perchoir.
— Doudou, soupira Lucienne. Oh ! Doudou, comme nous souffrons… Mais je suis avec toi, tu sais. Avec toi… Rien qu’avec toi ! Et nous irons jusqu’au bout… Jusqu’au bout !
Laurent éclata en sanglots bruyants. Il étouffait. Il ne pleurait pas. C’était ce cri qui se développait en lui et ne pouvait s’échapper. Ce grand cri mortel que les hommes ne peuvent pousser et qui les tue !
Il arracha ses mains de son pauvre visage. Puis, se jetant à genoux près du lit :
— Écoute, Lucienne, tu es blessée, tu es très malade… Tu ne penses pas ce que tu dis. Tout est un peu déformé dans ton esprit, n’est-ce pas, chérie ? L’autre est mort. Je l’ai vu, moi. Mort, dans un hangar qui puait le moisi. Mort avec une grande tache bleue sur la figure, tu vois que c’est vrai !… Tu sais bien ce que ça signifie, être mort ! Alors toi, tu refuses la réalité. Tu vois cet oiseau dans ta chambre et tu décides que c’est l’Autre. Un oiseau ! Tu te rends compte ! Alors moi, je ne veux pas. Pourquoi un tel transfert, Lucienne. POURQUOI ? Puisque les oiseaux meurent aussi !
Il plongea son front dans le drap et s’y abîma comme dans une vague. Il répétait, d’un ton étouffé :
— Pourquoi ! Pourquoi ! Puisque les oiseaux meurent ! Puisque les oiseaux meurent !
Il releva la tête, saisit le menton de sa femme entre ses mains et lui donna un baiser violent. Elle avait la bouche froide et dure.
— Lucienne, si tu ne comprends pas ton erreur, je vais vivre un abominable calvaire. Pendant le reste de mon existence, je porterai ce désespoir affreux ! Dis-moi que c’est un pauvre petit oiseau qui a commis la folie de ne pas avoir assez peur des hommes. Dis-le-moi, Lucienne !
— Ce n’est pas un oiseau comme les autres !
— Je te jure que si ! Tu veux donc me rendre fou ?
— Laurent, balbutia-t-elle d’une voix tranquille, Laurent, je sais bien que toi aussi tu as compris qui c’est ! Oh ! bien sûr, ça te fait de la peine, mais contre une telle fatalité, on ne peut que se soumettre. Il y a des choses qui nous dépassent, que veux-tu !
Elle fit un léger mouvement, du bout de ses doigts, n’ayant plus la force de lever la main. Haller approcha sa joue de cette caresse inaboutie. Il sentit les ongles de Lucienne racler sa barbe de deux jours. Il ferma les yeux, heureux pour une fraction de seconde de ce contact incertain.
Puis, avec brusquerie, il se remit debout.
— Lucienne, fit-il, me crois-tu capable de tuer…
Elle le regarda sans réaliser.
— De tuer… quelqu’un ?
— Non, fit-elle.
— Alors regarde.
Laurent saisit la cage, l’ouvrit, et avec une adresse surprenante, attrapa le verdier.
Il le sortit d’une secousse. La cage roula du lit et quand elle toucha le parquet, quelques trilles fêlées s’égrenèrent.
— Regarde bien, Lucienne. Et tu vas comprendre que ceci est un oiseau. Tu vas savoir que je suis absolument certain de la chose !
Il avança son poing qui emprisonnait la petite bête au-dessus du visage de Lucienne. Elle n’avait pas la force de crier. Elle ouvrait la bouche, essayait de secouer la tête, mais seuls ses yeux hagards bougeaient dans sa face émaciée.
— Regarde !
Il accentua sa pression. L’oiseau qui restait immobile entre ses doigts commença de remuer. Laurent pressa un peu plus fort.
On eût dit que le verdier était tout en plumes. Laurent n’arrivait pas à trouver un volume dense et solide. Il serra encore. Comprimé dans cet étau, l’oiseau était minuscule.
Il devint une petite boule chaude, encore élastique, à l’intérieur de laquelle tressautait quelque chose de ténu qui était la vie. L’oiseau essayait de respirer. Ses flancs légers avaient une puissance surprenante. Il semblait à Laurent que l’animal était plus fort que lui car la boule se dilatait.
— Regarde ! Regarde ! Mais regarde donc ! Tu vois bien que ça meurt un oiseau !
Elle regardait mais paraissait ne plus voir. Son horreur confinait à l’extase. Elle était devenue insensible.
Soudain, il se produisit un relâchement dans la main crispée de Laurent. La boule se ratatina. Ce ne fut plus rien qu’un peu de chair morte enrobée de plumes.
Il ouvrit la main et la tint à plat devant les yeux de Lucienne. Le verdier mort gisait sur la paume de Laurent dans une étrange attitude. Il rappela à Haller l’homme étendu sur le brancard du hangar. Il avait une patte allongée, une autre recroquevillée sous lui. Ses ailes semblaient s’être incrustées dans son corps.
Sa petite tête surtout prouvait qu’il était mort, à la manière dont elle était rejetée en arrière. Il avait ses minuscules paupières baissées, mais une parcelle de regard filtrait sous l’une d’elles.
Comme l’Autre…
Laurent se sentit vidé.
— Touche ! dit-il à Lucienne, et tu comprendras qu’il est mort…
« Alors, puisqu’il est mort, c’est que ça n’était pas LUI, n’est-ce pas ? »
Elle ne changea pas d’attitude. Son regard s’était légèrement déplacé ; maintenant elle fixait le sabre de verre suspendu au-dessus de la porte et sur la poignée duquel l’oiseau s’était posé naguère.
Laurent ne pouvait plus supporter le poids de ce léger cadavre.
Il alla à la cuisine et le jeta dans le vide-ordures.
Il lui sembla qu’il sortait d’un rêve. Il se lava les mains longuement, avec une application de chirurgien. Il était flasque et étourdi comme tout assassin après son crime.
Il retourna enfin dans la chambre et s’aperçut que Lucienne avait fermé les yeux. Elle respirait menu. Il l’appela doucement.
— Lucienne, mon amour…
Mais elle n’eut pas un frémissement. Laurent regarda la chambre avec effarement. Il ne la reconnaissait plus. Que voulait dire cette boîte à musique par terre ? Et cette guitare sur le lit ? Que signifiait ce peigne fiché entre les éléments d’un radiateur de chauffage central ?
Il ouvrit la fenêtre.
— Tu veux de l’air, mon amour ? Tiens, respire… Nous sommes nous deux maintenant, plus que nous deux et il fait soleil !
Elle restait insensible.
Le soleil entrait à flots dans la chambre. Il s’étalait majestueusement sur le lit de la blessée. Les mains cireuses de Lucienne semblaient comme éclairées de l’intérieur par cette lumière impétueuse.
— Regarde, Lucienne. Voilà ta guitare. Tu sais : ta guitare ?….
Il prit l’instrument, le serra contre son cœur comme s’il eût été Lucienne elle-même. Il gratta les cordes, étouffa contre sa chemise les notes qui s’en échappaient.
— Ta guitare, Lucienne. Tes chansons…
Elle ne bougeait pas.
Il toucha le visage de la jeune femme. Il était tiède. Sa poitrine se soulevait et se creusait plus régulièrement.
— Oui, marmonna-t-il, tu as raison, repose-toi.
Il passa dans le living pour rebrancher le téléphone. Mais il ne l’utilisa pas tout de suite. Auparavant il mit un disque de Lucienne. Quand l’air retentit, il ferma les yeux.
Bon : rien ne s’était passé. Tout était comme avant, comme autrefois. Ils vivaient une belle matinée de juin. Lucienne paressait au lit, cherchant une rime peut-être ? Il y avait du soleil dehors et dedans il faisait frais.
On entendait bourdonner de lourds frelons et crier des oiseaux…
Des oiseaux !
Il rouvrit les yeux. Le charme était rompu.
Il souleva le bras de l’appareil et décrocha le téléphone.
— Je voudrais l’Hôtel de la Gare.
On le lui passa immédiatement parce qu’à la poste, on devait guetter sa ligne…
— Madame Wolf, je vous prie…
— Elle est à la terrasse, on vous l’appelle !
Dans l’appareil, il percevait des pétarades de scooters ; et un bruit de cuisine de restaurant à l’approche de midi.
— Allô, c’est toi !
— Oui.
« Enfin ! Cette attente ici est insupportable. J’ai l’impression de perdre la raison. »
— Moi aussi, dit Laurent.
— Comment va-t-elle ?
— Je ne sais pas…
— Comment, tu ne sais pas ?
— Elle ne bouge plus, ne parle plus, n’ouvre même plus les yeux. Et pourtant elle respire presque normalement…
Elle attendit, devinant ce qu’il allait dire, ne voulant pas, par orgueil, le provoquer.
— Viens ! laissa-t-il enfin tomber.
Et il raccrocha.
Voilà, il avait renoncé. Il était vaincu, soumis.
Ce qu’il avait tant espéré ne se produirait plus. Il jeta, depuis le living, un bref regard à sa femme. Lucienne n’avait pas rouvert les yeux.
Que peut-on faire, en pareil cas ? Tenir la main du mourant ? Lui parler ?
Il avait la certitude que si la jeune femme comprenait encore, elle ne souhaitait rien de cela. Ils étaient l’un et l’autre sur des rivages différents. Séparés, non seulement par la métamorphose qu’elle subissait, mais surtout par l’assassinat de cet oiseau.
L’oiseau ?
Il retourna à la cuisine, attiré par une curiosité malsaine. Il avait besoin de regarder le petit cadavre.
Le verdier gisait dans le vide-ordures, sur un tas d’épluchures malodorantes. Sa tête était désarticulée et ses plumes retroussées. L’une de ses paupières s’était complètement soulevée et son petit œil vitreux semblait regarder des choses, par-delà les choses…
Laurent le contempla un instant, le pied gauche appuyé sur la pédale d’ouverture de la boîte émaillée. Il regrettait.
Ce qui s’était déroulé, le matin, dans la chambre de Lucienne, appartenait à un autre univers. Et lui s’était mêlé à cette histoire avec ses grosses réactions d’homme.
Et, comme un homme, ce qu’il ne pouvait comprendre ou tolérer, il l’avait brisé.
Il prit l’oiseau. Le cadavre était déjà froid et roide.
Il avait toujours une patte allongée et une autre repliée, dans une attitude de pédaleur.
Laurent retira son pied, le couvercle du vide-ordures se rabattit avec un bruit sonore.
Tuer quelqu’un ou une illusion, un homme ou un oiseau, où est donc la différence ?
La petite femelle qui préparait son nid, quelque part dans le jardin, avec son ventre plein d’œufs, devait attendre cette petite chose duveteuse qui, déjà, inspirait de la répulsion.
Laurent retourna dans la chambre, tenant l’oiseau à bout de bras, par la plus grosse plume de son aile.
— Regarde, Lucienne, voici l’oiseau…
Elle ne remua pas. Il lui caressa la joue avec le plumage du verdier, espérant que ce léger contact parviendrait à la tirer de son inconscience. Mais elle ne le ressentit même pas.
Laurent déposa l’oiseau sur l’oreiller, près du visage de sa femme. Puis il ouvrit la fenêtre toute grande et répandit du grain partout : sur l’appui de celle-ci, sur le parquet, sur le lit.
Il voulait que d’autres oiseaux viennent, nombreux. Qu’ils s’emparent de la chambre, qu’ils raniment Lucienne avec leurs cris et leurs battements d’ailes.
Mais brusquement, le jardin était devenu silencieux. Les pommiers semblaient inhabités. D’où provenait cette brusque désertion ?
Laurent aperçut un gros chat roux dans l’allée. Celui d’un voisin, vraisemblablement. Il marchait majestueusement en examinant chaque arbre d’un œil faussement innocent.
Haller enjamba le rebord de la croisée et courut après ce papelard visiteur.
— Laurent !
Il se retourna. Martine se tenait derrière la grille.
— Qu’est-ce que tu fais ? cria-t-elle.
— C’est ce sale chat, bredouilla-t-il, comme un gamin pris en faute.
— Ouvre-moi !
Il s’approcha pour tirer le verrou. La jeune femme le considérait avec effarement.
— Mon Dieu, quelle tête tu as !
Avec ses joues noires de barbe, son regard brillant et les rides qui barraient son front, il faisait peur. Elle le lui dit et Laurent ricana :
— C’est à moi que je fais le plus peur…
Il se dirigea vers le fauteuil de rotin et s’y laissa tomber. Il se releva presque immédiatement pour ouvrir le robinet du tourniquet. Puis il revint s’asseoir et ferma les yeux.
Le frisson de l’eau était merveilleux. Cette douce averse le replongeait dans l’ambiance de la veille, avant ce coup de téléphone du gendarme…
Il n’y avait pas vingt heures de cela, et cependant, au cours de ce laps de temps, il avait vécu une autre existence, beaucoup plus longue, beaucoup plus lourde et harassante que celle qui l’avait précédée.
— Comment est-elle ?
— Va la voir si tu veux.
— Laurent, écoute…
— Oh ! non, soupira-t-il. Je n’ai plus rien à dire et plus rien à entendre. Ce que j’aurais voulu entendre, une seule personne pouvait le dire ; et elle ne l’a pas dit…
Martine s’assit dans le fauteuil voisin. Elle sentait qu’elle ne pouvait rien pour lui et cette impuissance la navrait.
Des oiseaux revinrent.
— Tu vois, fit Laurent. Quand tu es arrivée, je chassais un chat. Si cet affreux matou était venu ici quelques heures plus tôt, j’aurais peut-être eu ma chance…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Pff… Des bêtises ! Va donc près d’elle !
Elle obéit, intimidée. Il la vit disparaître dans la maison, la tête basse, la démarche hasardeuse.
Il s’endormit et ce fut du vrai sommeil d’homme épuisé.
Un abandon total.
Un bruit de voix l’éveilla. Il aperçut Bardin et Martine qui chuchotaient près de lui, en le regardant. Ils avaient des figures qu’il ne leur connaissait pas.
Laurent hocha la tête. Cela voulait peut-être dire « bonjour » mais cela était aussi une question.
Martine détourna les yeux. Bardin fit un pas en avant, s’assit sur le bout du fauteuil, tout contre Laurent et prit à terre un caillou rose qu’il se mit à faire sauter dans le creux de sa main.
— Dites, vieux… Ça y est !
« Chaque chose en son temps », songea Haller. Il ne sourcilla pas et demanda :
— Il y a longtemps que vous êtes là ?
— Vingt minutes. Je suis arrivé juste avant la fin… Vous dormiez, madame n’a pas voulu qu’on vous appelle.
Cette fois-ci, Laurent crut qu’il allait enfin pouvoir épancher ce cri affreux qui le tourmentait. Il le sentait monter jusqu’à sa gorge. Et puis le cri s’effrita. Et cela fit un peu comme un éternuement manqué.
— Martine, dit-il d’une voix sourde, est-ce qu’elle a dit quelque chose depuis que tu es arrivée ?
Martine secoua la tête.
— Non, rien. Elle n’a pas rouvert les yeux… Je suis certaine qu’elle est partie sans s’en rendre compte, comme pendant un sommeil. Si calme…
— Pourquoi ne m’as-tu pas averti ?
— Tu sais bien que c’est mieux comme ça.
Elle ne se donnait plus la peine de le vouvoyer devant Bardin. Et Bardin n’était pas surpris du tutoiement.
— Comment avez-vous su qu’elle était morte ? demanda Laurent.
C’était une question surprenante et aussi très gênante. L’imprésario regarda Martine, ne sachant comment y répondre.
— Voyons, Laurent, soupira la jeune femme.
Elle demanda, presque timidement :
— Tu viens la voir ?
Dans ta rivière, j’avais mis mon cœur à flotter
Dans tes yeux…
— Est-ce que j’ai les yeux clairs ? demanda-t-il brusquement à ses compagnons.
Nouveau regard inquiet de Bardin à Martine. Ils devaient le croire fou.
— Répondez ! fit-il rudement. Il n’y a pas que les yeux bleus qui soient clairs, n’est-ce pas ? Quand vous voyez mes yeux, avez-vous l’impression qu’ils sont clairs ou sombres ?
— Eh bien, bredouilla Jo Bardin, ça dépend…
Laurent haussa les épaules.
— Vous n’êtes qu’un marchand de vent, mon vieux, dit-il.
Et il se dirigea vers la maison. Martine le suivit. Bardin aussi, après un temps d’hésitation.
En chemin, Laurent pensait qu’il allait voir sa femme morte. Il savait qu’il ne pouvait pas se préparer à cette rencontre, que c’était formellement impossible, car il allait découvrir quelqu’un d’inconnu.
Il franchit le living, poussa la porte de la chambre en fixant obstinément le plancher.
Son regard remonta lentement jusqu’au lit, puis suivit la forme qui y gisait.
Non, c’était bien Lucienne. Lucienne morte, mais Lucienne !
Elle ressemblait à ces gisants de marbre pâle qui recouvrent des tombeaux de prélats illustres dans d’inhumaines cathédrales.
Elle était telle qu’il l’avait quittée, un instant auparavant. Ce n’était pas une absence, mais au contraire la plus formidable des présences.
Il la contempla un bon moment. Il aurait pu passer la journée complète à la regarder, sans broncher, sans ciller.
— Son souffle a cessé, doucement, doucement, expliqua Martine.
Elle répéta encore, comme soucieuse de renforcer cette impression de douceur sereine :
— Doucement…
— Elle est belle, fit Bardin.
— Pourquoi lui avez-vous joint les mains ? demanda Laurent.
Il voulut décroiser les doigts maladroitement emmêlés de Lucienne, mais il sursauta en rencontrant le contact dur et froid de la morte.
— Laisse, Laurent ! ordonna Martine.
— C’est vous qui lui avez passé cette robe grise ?
— Évidemment…
— Ah ! bon.
Il cherchait il ne savait quoi. Quelque chose le choquait, le tourmentait encore…
— Maintenant, venez ! dit Bardin en lui prenant le bras.
Il se laissa entraîner dans la grande pièce ombreuse.
Les pochettes de disques brillaient dans la pénombre.
— On va boire un scotch, hein ? proposa l’imprésario.
Il se croyait déjà au Fouquet’s. Il retrouvait ses gestes artificiels et précipités de type hâbleur, fait pour convaincre, fait pour vendre.
— Écoutez, mon vieux, c’est un grand malheur. En ce moment vous traversez une période tout ce qu’il y a de moche. Essayez de ne pas trop penser. Vous aurez tout le temps ensuite de comprendre votre chagrin.
Il prenait deux verres, se tournait vers Martine.
— Vous aussi ?
— Un peu.
Trois verres. Du whisky… Il choisissait parmi les différentes marques, se décida pour du William Lawson’s et versa des rasades généreuses. D’ordinaire, il buvait peu d’alcool. Après tout, peut-être avait-il de la peine à surmonter lui aussi ? De la peine à traverser à gué, comme une rivière…
Dans ta rivière, j’avais mis…
— Dites, Jo, Lucienne vous parlait-elle de moi quelquefois ?
Bardin s’arrêta de verser à boire.
— Pourquoi ?
— Je vous demande…
— Je ne me souviens pas. D’abord qu’appelez-vous « parler de moi » ?
— Et de l’autre ?
— De quel autre ?
— De l’autre ! Elle ne vous a jamais dit « qu’elle avait quelqu’un », suivant l’expression consacrée ? Que diable, elle a bien eu besoin de votre complicité pour justifier tous ses déplacements ?
Bardin haussa les épaules.
— Vous croyez que c’est le moment de parler de ça ?
— Oui.
— Non, Lucienne ne m’a jamais parlé de personne. C’était une femme très secrète.
Ils burent le whisky sec et sans glace.
— Ce qui m’arrive est effrayant, déclara Laurent.
Soudain il posa son verre et se leva.
— Je sais ! fit-il. Je me souviens…
Il venait de trouver ce qui l’avait confusément troublé devant la couche funèbre.
Il entra dans la chambre, suivi de Martine qui, inquiète, surveillait ses moindres gestes. Il s’approcha du lit et examina l’oreiller.
— Qu’as-tu fait de l’oiseau ? demanda-t-il.
— Il est sur la coiffeuse, répondit Martine.
Laurent aperçut la boîte à musique devant la glace vénitienne. Dans la chute, le rossignol s’était détaché de son perchoir et il gisait au fond de la petite cage dorée. Il avait vraiment l’air mort, maintenant.
— Pas celui-ci, dit Haller, l’AUTRE !
Il parlait fort, sans se soucier de l’inquiétante présence de Lucienne.
— Comment, l’autre ?
— L’oiseau jaune qui se trouvait sur le lit…
Elle lui coula un regard plein de doute. Il l’inquiétait beaucoup.
— Un oiseau mort, reprit Laurent. Il était là, sur l’oreiller, presque contre sa joue. Tu ne vas pas me dire que tu ne l’as pas vu !
— Voyons, Laurent !
Il la regarda, comprit l’affreux doute qui assaillait Martine et haussa les épaules, gêné.
— Mais non, rassure-toi, je ne suis pas fou. Un oiseau plus familier que les autres est entré dans la chambre, ce matin. Elle a cru que… Bref, dans sa demi-inconscience elle s’est mise à imaginer des choses…
— Quoi ?
— Eh bien, que cet oiseau était… quelqu’un ! Tu te rappelles, je t’ai téléphoné pour te demander si tu croyais à la métempsycose ?
— Oui, c’est vrai.
— J’ai peu à peu perdu mon self-control, Martine… Cette obstination de Lucienne à chérir un oiseau alors que j’avais tant à lui dire, tant à lui demander… Tu ne peux pas savoir… J’ai tué l’oiseau.
Il désigna un duvet clair, au pied du lit.
— Regarde, c’est une de ses plumes, une plume jaune…
Martine cueillit la petite plume et la contempla.
— Il n’y avait pas d’oiseau, chuchota-t-elle.
— Tu es sûre de bien avoir regardé ?
Elle haussa les épaules. Laurent tomba à genoux et se mit à regarder sous le lit ainsi que sous les autres meubles.
Son attitude choqua profondément Martine. Il agissait comme s’il n’y avait pas eu de morte dans la chambre. Comme si une chose seule importait : retrouver l’oiseau.
— Laisse ! fit-elle en le tirant par un bras. Tu vois bien qu’il n’y est plus !
Laurent se releva, mornement. Il paraissait très abattu. Avant de ressortir, il tint à examiner la couche de Lucienne.
Il passa la main entre le sommier et le montant du lit et Martine, ne pouvant soutenir la vue de ce spectacle, quitta la pièce pour aller rejoindre Bardin.
Lorsque Laurent retourna dans le living, il les trouva en train de chuchoter près de la fenêtre.
Sans mot dire, il s’assit dans son fauteuil favori et se versa un verre de whisky.
Jo s’approcha de lui.
— Je m’occupe des formalités, assura-t-il.
— Des formalités ? demanda Haller.
— Ben… nécessairement !
Laurent réalisa.
— Oh ! oui, c’est vrai. Merci, vous êtes gentil.
— Vous savez ce que vous allez faire ? Vous allez venir avec moi. Je vous embarque ! Vous ne connaissez pas mon petit studio de Saint-Cloud ? Une merveille pour vieux garçon ! Je vous fais prendre un bain d’abord ; c’est merveilleux, ça casse les pattes ! Ensuite deux comprimés de Phénergan et au lit !
Laurent ne l’entendait presque pas. Cela lui faisait un peu comme au cours de la nuit. Jo Bardin vendait sa bonté comme il vendait ses vedettes, avec la même fougue persuasive.
— Alors, c’est dit ? Mettez votre veston…
— Non.
— Mais…
— Non, laissez-moi. Je vous remercie, mais c’est impossible. Il faut que je reste ici. Allez à vos affaires, cher Bardin.
Vexé, l’autre haussa les épaules.
— En ce cas…
Il partit très vite, sur un « à bientôt » à peine poli.
Lorsqu’il ne fut plus là, Laurent éprouva un certain soulagement. Avec Martine, ce n’était pas pareil. Elle savait si bien s’abstraire et n’être vraiment présente que lorsqu’on le désirait…
— C’est un con, mais il est gentil, soupira Laurent en saisissant la bouteille de William Lawson’s.
Martine était effrayée à l’idée de cette période d’attente auprès du cadavre.
— Elle doit avoir de la famille à prévenir ? demanda-t-elle.
Elle souhaitait une arrivée nombreuse, des allées et venues qui fissent diversion.
— Elle n’a plus personne, dit Laurent. Sauf un demi-frère quelque part au Chili…
— Et ta famille à toi ?
— Je n’ai pas besoin de mes cousins et de mes vieilles tantes pour enterrer ma femme.
— Ne bois pas tant !
— Et le fameux oubli préconisé par Bardin, qu’en fais-tu ? J’ai envie d’oublier en restant éveillé, c’est mon droit, non ? Et presque un devoir… Tu entends, Martine ? Un devoir…
Martine avait posé la guitare de Lucienne sur la table basse. L’instrument aussi ressemblait à un cadavre.
Il caressa le manche lisse et rond. Une sorte de bras de jeune fille…
— Elle était sur le lit, dit Martine, c’était ta femme qui l’avait réclamée ?
— Non. Je lui avais portée parce que…
Pourquoi, au juste ? Pour la harceler ! La guitare, dans les mains de Laurent, était devenue un instrument de torture. Désormais, chaque matin, en s’éveillant, il plongerait dans ces quelques heures effrayantes qu’il venait de vivre entre Lucienne et l’oiseau. Elles demeureraient pour toute sa vie en suspens autour de lui, ne s’engloutiraient jamais dans l’oubli.
— Comment expliques-tu cette disparition, Martine ? demanda-t-il en vidant son verre.
— L’oiseau ?
— Oui…
— Oh ! il y a sûrement une explication. Et même plusieurs. Le mystère, Laurent, crois-moi, ça n’existe pas.
Il lui fut reconnaissant de cette certitude, si calmement énoncée.
— Oui, n’est-ce pas ? fit-il avec élan.
— Mais naturellement ! L’insolite, c’est dans votre crâne qu’il se trouve, jamais ailleurs.
— Eh bien, murmura Laurent, puisqu’il y a des explications, donne-m’en !
Elle s’assit, tira sa jupe sur ses genoux et prit un air recueilli.
— Elle a pu jeter l’oiseau par la fenêtre ?
— Tu es folle ! Elle n’en avait plus la force. Elle était dans le coma, tu sais bien ?
— Oui…
— Attends, je vais vérifier…
Il sortit et resta absent un bon moment.
Martine ferma les yeux et se signa. Elle plaignait Haller de tout son être. Elle n’était pas jalouse de sa douleur. À ses yeux, son chagrin, ses tortures mentales, l’ennoblissaient. Elle l’aimait pour l’amour qu’il portait à sa femme.
Il entra en coup de vent.
— Rien ! J’ai examiné toute la partie du jardin qui s’étend derrière la maison.
— Alors écoute !
— J’écoute !
Il avait repris sa voix cinglante du matin, lorsqu’il lui avait demandé de partir…
— Quand je suis arrivée, tu chassais un gros chat…
— Et alors, tu supposes ?
— Admets que c’est très possible ? Assieds-toi, Laurent. Et ne me regarde pas de cette façon cruelle.
Il hésita, puis s’écroula aux pieds de Martine et appuya son front contre ses genoux.
— Continue !
Elle se mit à lui caresser tendrement les cheveux, d’un geste lent.
— Lorsque je suis entrée dans la chambre, la fenêtre était grande ouverte. Or, un moment auparavant tu faisais justement fuir le chat dans cette direction…
— C’est possible, après tout, murmura Laurent.
— Mais voyons, Laurent ! Tu ne t’imagines pas que le petit oiseau mort s’est transformé soudain en ange et qu’il s’est envolé !
Il s’assit à terre et appuya son dos contre les jambes de Martine.
— Et… à part le chat, que proposes-tu encore comme solution ?
Comme elle ne répondait pas, il insista.
— Allons, dis !
— Eh bien, l’oiseau a pu glisser du lit. Bardin l’aura vu et…
— Tu mens !
— Mais pourquoi ! bafouilla Martine.
— Quand je suis sorti de la chambre, tu parlais à Jo, près de la fenêtre, ici. Et c’était cela que tu lui demandais, exact ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Et Bardin t’a dit qu’il n’avait pas vu l’oiseau. Toujours exact ?
Elle lui poussa le dos avec les genoux et se leva.
— Laurent, dit-elle. Je préférerais te voir pleurer. Cette façon de ne songer qu’à l’oiseau, en ce moment… Je ne sais pas, ça me fait l’effet d’un sacrilège !
Il s’allongea sur le tapis.
— Tu es une idiote.
Elle ne fut pas outragée et ne réagit pas. Elle regarda par la fenêtre, espérant voir arriver le médecin qui devait signer le permis d’inhumer. Mais le store baissé masquait la grille.
Elle ouvrit la fenêtre, actionna le système du store et rendit le living au soleil.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Laurent.
— Le jour, répondit-elle. On en a besoin.
Laurent replia son bras devant ses yeux.
— Je te choque, et cependant il est normal qu’avant toute chose je sache !
— Que tu saches quoi ?
— Si Lucienne avait tort… ou raison.
À quoi bon protester ? Elle ne pouvait rien pour lui. Rien.
Il fallait que cette journée s’achève…
Et puis celle du lendemain.
Et alors peut-être que tout se remettrait en marche, lentement.
Quoi qu’il en dise, il oublierait. Ou du moins, l’histoire deviendrait doucement improbable. Il y avait la vie des hommes, la vie de ceux qui croient en la vie, pour le dissuader de cette inquiétude troublante.
Elle pensait à des façades de cinémas éclairées, à des restaurants bondés, à des éditions spéciales de journaux, à des plages couvertes de corps bronzés…
Elle eut un coup d’émotion et se retourna. En le voyant étendu à même le sol elle eut mal.
— Laurent, lève-toi !
Il ne broncha pas. Elle se baissa pour le secouer.
— Je t’en supplie !
Il ôta son bras, cligna des yeux à cause du soleil, et finit par se mettre debout, avec des hésitations pataudes d’animal dressé accomplissant son numéro.
Il la considéra comme pour demander « Et maintenant » ?
— Bois si tu en as envie. Après tout…
Ce fut elle qui lui versa une nouvelle rasade de whisky. Il l’avala d’un trait.
— Tu crois qu’elle m’aimait ? demanda-t-il.
— Oui, fit Martine, je le crois. Elle t’aimait puisqu’elle vivait avec toi. Vous n’avez pas d’enfant, et elle gagnait beaucoup d’argent, rien ne l’obligeait donc à demeurer ici. Retrouver un homme, de temps à autre, pour vivre un instant d’abandon, c’est facile. Mais partager sa vie… Pour cela, il faut de l’amour et même plus que de l’amour…
— Merci, murmura Laurent.
Il se pencha et saisit la guitare.
Elle le regardait, intriguée. Son instinct l’avertissait qu’il allait se passer quelque chose.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais la détruire !
— Tu es fou !
— Je ne veux pas que d’autres jouent de cette guitare.
— Conserve-la ! C’est un souvenir d’elle, peut-être le plus beau. C’est avec ça qu’elle a composé toutes ses chansons !
— Justement, toutes !
Dans ta rivière, j’avais mis mon amour à flotter.
Dans tes yeux clairs…
— Vois-tu, dit-il, si j’avais les yeux bleus, je l’aurais peut-être conservée. Seulement j’ai les yeux noirs !
L’alcool lui embrasait le cerveau. Il hurla de toutes ses forces :
— J’ai les yeux noirs ! J’ai les yeux noirs !
En levant très haut la guitare, il y eut un bref flamboiement du soleil sur l’instrument, puis Laurent le fracassa sur la table de marbre noir.
Il resta un moment figé, avec le manche de la guitare à la main. Les cordes du chevalet pendaient dérisoirement comme les lanières d’un martinet.
— Oh ! regarde ! balbutia Martine.
Elle désignait quelque chose, à terre.
Quelque chose de jaune.
Le cadavre du verdier que Lucienne avait eu la force de glisser dans la guitare avant de mourir.