Victor Hugo
Quatrevingt-Treize

Victor Hugo
Quatrevingt-Treize
PREMIÈRE PARTIE. EN MER

LIVRE I. LE BOIS DE LA SAUDRAIE

Dans les derniers jours de mai 1793, un des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillait le redoutable bois de la Saudraie en Astillé. On n’était pas plus de trois cents, car le bataillon était décimé par cette rude guerre. C’était l’époque où, après l’Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui était de six cents volontaires, il restait vingt-sept hommes, du deuxième trente-trois, et du troisième cinquante-sept. Temps des luttes épiques.


Les bataillons envoyés de Paris en Vendée comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pièces de canon. Ils avaient été rapidement mis sur pied. Le 25 avril, Gohier étant ministre de la justice et Bouchotte étant ministre de la guerre, la section du Bon-Conseil avait proposé d’envoyer des bataillons de volontaires en Vendée; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport; le 1er mai, Santerre était prêt à faire partir douze mille soldats, trente pièces de campagne et un bataillon de canonniers. Ces bataillons, faits si vite, furent si bien faits, qu’ils servent aujourd’hui de modèles; c’est d’après leur mode de composition qu’on forme les compagnies de ligne; ils ont changé l’ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous-officiers.


Le 28 avril, la commune de Paris avait donné aux volontaires de Santerre cette consigne: Point de grâce, point de quartier. À la fin de mai, sur les douze mille partis de Paris, huit mille étaient morts.


Le bataillon engagé dans le bois de la Saudraie se tenait sur ses gardes. On ne se hâtait point. On regardait à la fois à droite et à gauche, devant soi et derrière soi; Kléber a dit: Le soldat a un œil dans le dos. Il y avait longtemps qu’on marchait. Quelle heure pouvait-il être? à quel moment du jour en était-on? Il eût été difficile de le dire, car il y a toujours une sorte de soir dans de si sauvages halliers, et il ne fait jamais clair dans ce bois-là.


Le bois de la Saudraie était tragique. C’était dans ce taillis que, dès le mois de novembre 1792, la guerre civile avait commencé ses crimes; Mousqueton, le boiteux féroce, était sorti de ces épaisseurs funestes; la quantité de meurtres qui s’étaient commis là faisait dresser les cheveux. Pas de lieu plus épouvantable. Les soldats s’y enfonçaient avec précaution. Tout était plein de fleurs; on avait autour de soi une tremblante muraille de branches d’où tombait la charmante fraîcheur des feuilles; des rayons de soleil trouaient çà et là ces ténèbres vertes; à terre, le glaïeul, la flambe des marais, le narcisse des prés, la gênotte, cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier, brodaient et passementaient un profond tapis de végétation où fourmillaient toutes les formes de la mousse, depuis celle qui ressemble à la chenille jusqu’à celle qui ressemble à l’étoile. Les soldats avançaient pas à pas, en silence, en écartant doucement les broussailles. Les oiseaux gazouillaient au-dessus des bayonnettes.


La Saudraie était un de ces halliers où jadis, dans les temps paisibles, on avait fait la Houiche-ba, qui est la chasse aux oiseaux pendant la nuit; maintenant on y faisait la chasse aux hommes.


Le taillis était tout de bouleaux, de hêtres et de chênes; le sol plat; la mousse et l’herbe épaisse amortissaient le bruit des hommes en marche; aucun sentier, ou des sentiers tout de suite perdus; des houx, des prunelliers sauvages, des fougères, des haies d’arrête-bœufs, de hautes ronces; impossibilité de voir un homme à dix pas.


Par instants passait dans le branchage un héron ou une poule d’eau indiquant le voisinage des marais.


On marchait. On allait à l’aventure, avec inquiétude et en craignant de trouver ce qu’on cherchait.


De temps en temps on rencontrait des traces de campements, des places brûlées, des herbes foulées, des bâtons en croix, des branches sanglantes. Là on avait fait la soupe, là on avait dit la messe, là on avait pansé des blessés. Mais ceux qui avaient passé avaient disparu. Où étaient-ils? bien loin peut-être. Peut-être là tout près, cachés, l’espingole au poing. Le bois semblait désert. Le bataillon redoublait de prudence. Solitude, donc défiance. On ne voyait personne; raison de plus pour redouter quelqu’un. On avait affaire à une forêt mal famée.


Une embuscade était probable.


Trente grenadiers, détachés en éclaireurs et commandés par un sergent, marchaient en avant à une assez grande distance du gros de la troupe. La vivandière du bataillon les accompagnait. Les vivandières se joignent volontiers aux avant-gardes. On court des dangers, mais on va voir quelque chose. La curiosité est une des formes de la bravoure féminine.


Tout à coup les soldats de cette petite troupe d’avant-garde eurent ce tressaillement connu des chasseurs qui indique qu’on touche au gîte. On avait entendu comme un souffle au centre d’un fourré, et il semblait qu’on venait de voir un mouvement dans les feuilles. Les soldats se firent signe.


Dans l’espèce de guet et de quête confiée aux éclaireurs, les officiers n’ont pas besoin de s’en mêler; ce qui doit être fait se fait de soi-même.


En moins d’une minute le point où l’on avait remué fut cerné; un cercle de fusils braqués l’entoura; le centre obscur du hallier fut couché en joue de tous les côtés à la fois, et les soldats, le doigt sur la détente, l’œil sur le lieu suspect, n’attendirent plus pour le mitrailler que le commandement du sergent.


Cependant la vivandière s’était hasardée à regarder à travers les broussailles, et au moment où le sergent allait crier: Feu! cette femme cria: Halte!


Et se tournant vers les soldats: – Ne tirez pas, camarades!


Et elle se précipita dans le taillis. On l’y suivit.


Il y avait quelqu’un là en effet.


Au plus épais du fourré, au bord d’une de ces petites clairières rondes que font dans les bois les fourneaux à charbon en brûlant les racines des arbres, dans une sorte de trou de branches, espèce de chambre de feuillage, entrouverte comme une alcôve, une femme était assise sur la mousse, ayant au sein un enfant qui tétait et sur ses genoux les deux têtes blondes de deux enfants endormis.


C’était là l’embuscade.


– Qu’est-ce que vous faites ici, vous? cria la vivandière.


La femme leva la tête.


La vivandière ajouta furieuse:


– Êtes-vous folle d’être là!


Et elle reprit:


– Un peu plus, vous étiez exterminée!


Et, s’adressant aux soldats, la vivandière ajouta:


– C’est une femme.


– Pardine, nous le voyons bien! dit un grenadier.


La vivandière poursuivit:


– Venir dans les bois se faire massacrer! a-t-on idée de faire des bêtises comme çà!


La femme stupéfaite, effarée, pétrifiée, regardait autour d’elle, comme à travers un rêve, ces fusils, ces sabres, ces bayonnettes, ces faces farouches.


Les deux enfants s’éveillèrent et crièrent.


– J’ai faim, dit l’un.


– J’ai peur, dit l’autre.


Le petit continuait de téter.


La vivandière lui adressa la parole.


– C’est toi qui as raison, lui dit-elle. La mère était muette d’effroi.


Le sergent lui cria:


– N’ayez pas peur, nous sommes le bataillon du Bonnet-Rouge.


La femme trembla de la tête aux pieds. Elle regarda le sergent, rude visage dont on ne voyait que les sourcils, les moustaches et deux braises qui étaient les deux yeux.


– Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge, ajouta la vivandière.


Et le sergent continua:


– Qui es-tu, madame?


La femme le considérait, terrifiée. Elle était maigre, jeune, pâle, en haillons; elle avait le gros capuchon des paysannes bretonnes et la couverture de laine rattachée au cou avec une ficelle. Elle laissait voir son sein nu avec une indifférence de femelle. Ses pieds, sans bas ni souliers, saignaient.


– C’est une pauvre, dit le sergent.


Et la vivandière reprit de sa voix soldatesque et féminine, douce en dessous:


– Comment vous appelez-vous?


La femme murmura dans un bégaiement presque indistinct:


– Michelle Fléchard.


Cependant la vivandière caressait avec sa grosse main la petite tête du nourrisson.


– Quel âge a ce môme? demanda-t-elle.


La mère ne comprit pas. La vivandière insista.


– Je vous demande l’âge de çà.


– Ah! dit la mère, dix-huit mois.


– C’est vieux, dit la vivandière. Ça ne doit plus téter. Il faudra me sevrer çà. Nous lui donnerons de la soupe.


La mère commençait à se rassurer. Les deux petits qui s’étaient réveillés étaient plus curieux qu’effrayés. Ils admiraient les plumets.


– Ah! dit la mère, ils ont bien faim.


Et elle ajouta:


– Je n’ai plus de lait.


– On leur donnera à manger, cria le sergent, et à toi aussi. Mais ce n’est pas tout çà. Quelles sont tes opinions politiques?


La femme regarda le sergent et ne répondit pas.


– Entends-tu ma question?


Elle balbutia:


– J’ai été mise au couvent toute jeune, mais je me suis mariée, je ne suis pas religieuse. Les sœurs m’ont appris à parler français. On a mis le feu au village. Nous nous sommes sauvés si vite que je n’ai pas eu le temps de mettre des souliers.


– Je te demande quelles sont tes opinions politiques?


– Je ne sais pas ça.


Le sergent poursuivit:


– C’est qu’il y a des espionnes. Ça se fusille, les espionnes. Voyons. Parle. Tu n’es pas bohémienne? Quelle est ta patrie?


Elle continua de le regarder comme ne comprenant pas. Le sergent répéta:


– Quelle est ta patrie?


– Je ne sais pas, dit-elle.


– Comment, tu ne sais pas quel est ton pays?


– Ah! mon pays. Si fait.


– Eh bien, quel est ton pays? La femme répondit:


– C’est la métairie de Siscoignard, dans la paroisse d’Azé.


Ce fut le tour du sergent d’être stupéfait. Il demeura un moment pensif, puis il reprit:


– Tu dis?


– Siscoignard.


– Ce n’est pas une patrie, ça.


– C’est mon pays.


Et la femme, après un instant de réflexion, ajouta:


– Je comprends, monsieur. Vous êtes de France, moi je suis de Bretagne.


– Eh bien?


– Ce n’est pas le même pays.


– Mais c’est la même patrie! cria le sergent.


La femme se borna à répondre:


– Je suis de Siscoignard.


– Va pour Siscoignard, repartit le sergent. C’est de là qu’est ta famille?


– Oui.


– Que fait-elle?


– Elle est toute morte. Je n’ai plus personne.


Le sergent, qui était un peu beau parleur, continua l’interrogatoire.


– On a des parents, que diable! ou on en a eu. Qui es-tu? Parle.


La femme écouta, ahurie, cet – ou on en a eu – qui ressemblait plus à un cri de bête qu’à une parole humaine.


La vivandière sentit le besoin d’intervenir. Elle se remit à caresser l’enfant qui tétait, et donna une tape sur la joue aux deux autres.


– Comment s’appelle la téteuse? demanda-t-elle; car c’est une fille, ça.


La mère répondit: Georgette.


– Et l’aîné? car c’est un homme, ce polisson-là.


– René-Jean.


– Et le cadet? car lui aussi, il est un homme, et joufflu encore!


– Gros-Alain, dit la mère.


– Ils sont gentils, ces petits, dit la vivandière; çà vous a déjà des airs d’être des personnes.


Cependant le sergent insistait.


– Parle donc, madame. As-tu une maison?


– J’en avais une.


– Où çà?


– À Azé.


– Pourquoi n’es-tu pas dans ta maison?


– Parce qu’on l’a brûlée.


– Qui çà?


– Je ne sais pas. Une bataille.


– D’où viens-tu?


– De là.


– Où vas-tu?


– Je ne sais pas.


– Arrive au fait. Qui es-tu?


– Je ne sais pas.


– Tu ne sais pas qui tu es?


– Nous sommes des gens qui nous sauvons.


– De quel parti es-tu?


– Je ne sais pas.


– Es-tu des bleus? Es-tu des blancs? Avec qui es-tu?


– Je suis avec mes enfants.


Il y eut une pause. La vivandière dit:


– Moi, je n’ai pas eu d’enfants. Je n’ai pas eu le temps.


Le sergent recommença.


– Mais tes parents! Voyons, madame, mets-nous au fait de tes parents. Moi, je m’appelle Radoub; je suis sergent, je suis de la rue du Cherche-Midi, mon père et ma mère en étaient, je peux parler de mes parents. Parle-nous des tiens. Dis-nous ce que c’était que tes parents.


– C’étaient les Fléchard. Voilà tout.


– Oui, les Fléchard sont les Fléchard, comme les Radoub sont les Radoub. Mais on a un état. Quel était l’état de tes parents? Qu’est-ce qu’ils faisaient? Qu’est-ce qu’ils font? Qu’est-ce qu’ils fléchardaient, tes Fléchard?


C’étaient des laboureurs. Mon père était infirme et ne pouvait travailler à cause qu’il avait reçu des coups de bâton que le seigneur, son seigneur, notre seigneur, lui avait fait donner, ce qui était une bonté, parce que mon père avait pris un lapin, pour le fait de quoi on était jugé à mort; mais le seigneur avait fait grâce et avait dit: Donnez-lui seulement cent coups de bâton; et mon père était demeuré estropié.


– Et puis?


– Mon grand-père était huguenot. Monsieur le curé l’a fait envoyer aux galères. J’étais toute petite.


– Et puis?


– Le père de mon mari était un faux-saulnier [1]. Le roi l’a fait pendre.


– Et ton mari, qu’est-ce qu’il fait?


– Ces jours-ci, il se battait.


– Pour qui?


– Pour le roi.


– Et puis?


– Dame, pour son seigneur.


– Et puis?


– Dame, pour monsieur le curé.


– Sacré mille noms de noms de brutes! cria un grenadier.


La femme eut un soubresaut d’épouvante.


– Vous voyez, madame, nous sommes des Parisiens, dit gracieusement la vivandière.


La femme joignit les mains et cria:


– Ô mon Dieu seigneur Jésus!


– Pas de superstitions, reprit le sergent.


La vivandière s’assit à côté de la femme et attira entre ses genoux l’aîné des enfants, qui se laissa faire. Les enfants sont rassurés comme ils sont effarouchés, sans qu’on sache pourquoi. Ils ont on ne sait quels avertissements intérieurs.


– Ma pauvre bonne femme de ce pays-ci, vous avez de jolis mioches, c’est toujours çà. On devine leur âge. Le grand a quatre ans, son frère a trois ans. Par exemple, la momignarde qui tette est fameusement gouliafre. Ah! la monstre! Veux-tu bien ne pas manger ta mère comme çà! Voyez-vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans le bataillon. Vous feriez comme moi. Je m’appelle Houzarde; c’est un sobriquet. Mais j’aime mieux m’appeler Houzarde que mamzelle Bicorneau, comme ma mère. Je suis la cantinière, comme qui dirait celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu’on s’assassine. Le diable et son train. Nous avons à peu près le même pied, je vous donnerai des souliers à moi. J’étais à Paris le 10 août. J’ai donné à boire à Westermann. Ça a marché. J’ai vu guillotiner Louis XVI, Louis Capet, qu’on appelle. Il ne voulait pas. Dame, écoutez donc. Dire que le 13 janvier il faisait cuire des marrons et qu’il riait avec sa famille! Quand on l’a couché de force sur la bascule, qu’on appelle, il n’avait plus ni habit ni souliers; il n’avait que sa chemise, une veste piquée, une culotte de drap gris et des bas de soie gris. J’ai vu ça, moi. Le fiacre où on l’a amené était peint en vert. Voyez-vous, venez avec nous, on est des bons garçons dans le bataillon; vous serez la cantinière numéro deux; je vous montrerai l’état. Oh! c’est bien simple! on a son bidon et sa clochette, on s’en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant: Qui est-ce qui veut boire un coup, les enfants? Ce n’est pas plus malaisé que çà. Moi, je verse à boire à tout le monde. Ma foi oui. Aux blancs comme aux bleus, quoique je sois une bleue. Et même une bonne bleue. Mais je donne à boire à tous. Les blessés, çà a soif. On meurt sans distinction d’opinion. Les gens qui meurent, çà devrait se serrer la main. Comme c’est godiche de se battre! Venez avec nous. Si je suis tuée, vous aurez ma survivance. Voyez-vous, j’ai l’air comme çà; mais je suis une bonne femme et un brave homme. Ne craignez rien.


Quand la vivandière eut cessé de parler, la femme murmura:


– Notre voisine s’appelait Marie-Jeanne et notre servante s’appelait Marie-Claude.


Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier.


– Tais-toi. Tu as fait peur à madame. On ne jure pas devant les dames.


– C’est que c’est tout de même un véritable massacrement pour l’entendement d’un honnête homme, répliqua le grenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le seigneur, leur grand-père galérien par le curé et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d’un petit bonhomme! et qui se fichent en révolte et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi!


Le sergent cria:


– Silence dans les rangs!


– On se tait, sergent, reprit le grenadier; mais çà n’empêche pas que c’est ennuyeux qu’une jolie femme comme çà s’expose à se faire casser la gueule pour les beaux yeux d’un calotin.


– Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d’éloquence.


Et il se tourna vers la femme.


– Et ton mari, madame? que fait-il? Qu’est-ce qu’il est devenu?


– Il est devenu rien, puisqu’on l’a tué.


– Où çà?


– Dans la haie.


– Quand çà?


– Il y a trois jours.


– Qui çà?


– Je ne sais pas.


– Comment, tu ne sais pas qui a tué ton mari?


– Non.


– Est-ce un bleu? Est-ce un blanc?


– C’est un coup de fusil.


– Et il y a trois jours?


– Oui.


– De quel côté?


– Du côté d’Ernée. Mon mari est tombé. Voilà.


– Et depuis que ton mari est mort, qu’est-ce que tu fais?


– J’emporte mes petits.


– Où les emportes-tu?


– Devant moi.


– Où couches-tu?


– Par terre.


– Qu’est-ce que tu manges?


– Rien.


Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches.


– Rien?


– C’est-à-dire des prunelles, des mûres dans les ronces, quand il y en a de reste de l’an passé, des graines de myrtille, des pousses de fougère.


– Oui. Autant dire rien.


L’aîné des enfants, qui semblait comprendre, dit: J’ai faim.


Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit à la mère. La mère rompit le pain en deux morceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirent avidement.


– Elle n’en a pas gardé pour elle, grommela le sergent.


– C’est qu’elle n’a pas faim, dit un soldat.


– C’est qu’elle est la mère, dit le sergent.


Les enfants s’interrompirent.


– À boire, dit l’un.


– À boire, répéta l’autre.


– Il n’y a pas de ruisseau dans ce bois du diable? dit le sergent.


La vivandière prit le gobelet de cuivre qui pendait à sa ceinture à côté de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu’elle avait en bandoulière, versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des lèvres des enfants.


Le premier but et fit la grimace.


Le second but et cracha.


– C’est pourtant bon, dit la vivandière.


– C’est du coupe-figure? demanda le sergent.


– Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.


Et elle essuya son gobelet.


Le sergent reprit:


– Et comme ça, madame, tu te sauves?


– Il faut bien.


– À travers champs, va comme je te pousse?


– Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.


– Pauvre paroissienne! dit la vivandière.


– Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis tout entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu’on se veut. On m’a tué mon mari. Je n’ai compris que ça.


Le sergent fit sonner à terre la crosse de son fusil, et cria:


– Quelle bête de guerre! nom d’une bourrique!


La femme continua:


– La nuit passée, nous avons couché dans une émousse.


– Tous les quatre?


– Tous les quatre.


– Couché?


– Couché.


– Alors, dit le sergent, couché debout.


Et il se tourna vers les soldats:


– Camarades, un gros vieux arbre creux et mort où un homme peut se fourrer comme dans une gaine, ces sauvages appellent çà une émousse. Qu’est-ce que vous voulez? Ils ne sont pas forcés d’être de Paris.


– Coucher dans le creux d’un arbre! dit la vivandière, et avec trois enfants!


– Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien du tout, çà devait être drôle d’entendre un arbre crier: Papa, maman!


– Heureusement c’est l’été, soupira la femme.


Elle regardait la terre, résignée, ayant dans les yeux l’étonnement des catastrophes.


Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misère.


Une veuve, trois orphelins, la fuite, l’abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l’horizon, la faim, la soif, pas d’autre nourriture que l’herbe, pas d’autre toit que le ciel.


Le sergent s’approcha de la femme et fixa ses yeux sur l’enfant qui tétait. La petite quitta le sein, tourna doucement la tête, regarda avec ses belles prunelles bleues l’effrayante face velue, hérissée et fauve qui se penchait sur elle, et se mit à sourire.


Le sergent se redressa et l’on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s’arrêter au bout de sa moustache comme une perle.


Il éleva la voix.


– Camarades, de tout çà je conclus que le bataillon va devenir père. Est-ce convenu? Nous adoptons ces trois enfants-là.


– Vive la République! crièrent les grenadiers.


– C’est dit, fit le sergent.


Et il étendit les deux mains au-dessus de la mère et des enfants.


– Voilà, dit-il, les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge.


La vivandière sauta de joie.


– Trois têtes dans un bonnet, cria-t-elle.


Puis elle éclata en sanglots, embrassa éperdument la pauvre veuve et lui dit:


– Comme la petite a déjà l’air gamine!


– Vive la République! répétèrent les soldats.


Et le sergent dit à la mère:


– Venez, citoyenne.

LIVRE II. LA CORVETTE CLAYMORE

I ANGLETERRE ET FRANCE MÊLÉES

Au printemps de 1793, au moment où la France, attaquée à la fois à toutes ses frontières, avait la pathétique distraction de la chute des Girondins, voici ce qui se passait dans l’archipel de la Manche.


Un soir, le 1er juin, à Jersey, dans la petite baie déserte de Bonnenuit, une heure environ avant le coucher du soleil, par un de ces temps brumeux qui sont commodes pour s’enfuir parce qu’ils sont dangereux pour naviguer, une corvette mettait à la voile. Ce bâtiment était monté par un équipage français, mais faisait partie de la flottille anglaise placée en station et comme en sentinelle à la pointe orientale de l’île. Le prince de la Tour-d ’Auvergne, qui était de la maison de Bouillon, commandait la flottille anglaise, et c’était par ses ordres, et pour un service urgent et spécial, que la corvette en avait été détachée.


Cette corvette, immatriculée à la Trinity-House sous le nom de the Claymore, était en apparence une corvette de charge, mais en réalité une corvette de guerre. Elle avait la lourde et pacifique allure marchande; il ne fallait pas s’y fier pourtant. Elle avait été construite à deux fins, ruse et force; tromper, s’il est possible, combattre, s’il est nécessaire. Pour le service qu’elle avait à faire cette nuit-là, le chargement avait été remplacé dans l’entrepont par trente caronades [2] de fort calibre. Ces trente caronades, soit qu’on prévît une tempête, soit plutôt qu’on voulût donner une figure débonnaire au navire, étaient à la serre, c’est-à-dire fortement amarrées en dedans par de triples chaînes et la volée appuyée aux écoutilles tamponnées; rien ne se voyait au dehors; les sabords étaient aveuglés; les panneaux étaient fermés; c’était comme un masque mis à la corvette. Les corvettes d’ordonnance n’ont de canons que sur le pont; celle-ci, faite pour la surprise et l’embûche, était à pont désarmé, et avait été construite de façon à pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batterie d’entrepont. La Claymore était d’un gabarit massif et trapu, et pourtant bonne marcheuse; c’était la coque la plus solide de toute la marine anglaise, et au combat elle valait presque une frégate, quoiqu’elle n’eût pour mât d’artimon qu’un mâtereau avec une simple brigantine. Son gouvernail, de forme rare et savante, avait une membrure courbe presque unique qui avait coûté cinquante livres sterling dans les chantiers de Southampton.


L’équipage, tout français, était composé d’officiers émigrés et de matelots déserteurs. Ces hommes étaient triés; pas un qui ne fût bon marin, bon soldat et bon royaliste. Ils avaient le triple fanatisme du navire, de l’épée et du roi.


Un demi-bataillon d’infanterie de marine, pouvant au besoin être débarqué, était amalgamé à l’équipage.


La corvette Claymore avait pour capitaine un chevalier de Saint-Louis, le comte du Boisberthelot, un des meilleurs officiers de l’ancienne marine royale, pour second le chevalier de La Vieuville qui avait commandé aux gardes-françaises la compagnie où Hoche avait été sergent, et pour pilote le plus sagace patron de Jersey, Philip Gacquoil.


On devinait que ce navire avait à faire quelque chose d’extraordinaire. Un homme, en effet, venait de s’y embarquer, qui avait tout l’air d’entrer dans une aventure. C’était un haut vieillard, droit et robuste, à figure sévère, dont il eût été difficile de préciser l’âge, parce qu’il semblait à la fois vieux et jeune; un de ces hommes qui sont pleins d’années et de force, qui ont des cheveux blancs sur le front et un éclair dans le regard; quarante ans pour la vigueur et quatre-vingts ans pour l’autorité. Au moment où il était monté sur la corvette, son manteau de mer s’était entrouvert, et l’on avait pu le voir vêtu, sous ce manteau, de larges braies dites bragou-bras, de bottes-Jambières, et d’une veste en peau de chèvre montrant en dessus le cuir passementé de soie, et en dessous le poil hérissé et sauvage, costume complet du paysan breton. Ces anciennes vestes bretonnes étaient à deux fins, servaient aux jours de fête comme aux jours de travail, et se retournaient, offrant à volonté le côté velu ou le côté brodé; peaux de bête toute la semaine, habits de gala le dimanche. Le vêtement de paysan que portait ce vieillard était, comme pour ajouter à une vraisemblance cherchée et voulue, usé aux genoux et aux coudes, et paraissait avoir été longtemps porté, et le manteau de mer, de grosse étoffe, ressemblait à un haillon de pêcheur. Ce vieillard avait sur la tête le chapeau rond du temps, à haute forme et à large bord, qui, rabattu, a l’aspect campagnard, et, relevé d’un côté par une ganse à cocarde, a l’aspect militaire. Il portait ce chapeau rabaissé à la paysanne, sans ganse ni cocarde.


Lord Balcarras, gouverneur de l’île, et le prince de la Tour-d ’Auvergne, l’avaient en personne conduit et installé à bord. L’agent secret des princes, Gélambre, ancien garde du corps de M. le comte d’Artois, avait lui-même veillé à l’aménagement de sa cabine, poussant le soin et le respect, quoique fort bon gentilhomme, jusqu’à porter derrière ce vieillard sa valise. En le quittant pour retourner à terre, M. de Gélambre avait fait à ce paysan un profond salut; lord Balcarras lui avait dit: Bonne chance, général, et le prince de la Tour-d ’Auvergne lui avait dit: Au revoir, mon cousin.


«Le paysan», c’était en effet le nom sous lequel les gens de l’équipage s’étaient mis tout de suite à désigner leur passager, dans les courts dialogues que les hommes de mer ont entre eux; mais, sans en savoir plus long, ils comprenaient que ce paysan n’était pas plus un paysan que la corvette de guerre n’était une corvette de charge.


Il y avait peu de vent. La Claymore quitta Bonnenuit, passa devant Boulay-Bay, et fut quelque temps en vue, courant des bordées; puis elle décrut dans la nuit croissante, et s’effaça.


Une heure après, Gélambre, rentré chez lui à Saint-Hélier, expédia, par l’exprès de Southampton, à M. le comte d’Artois, au quartier général du duc d’York, les quatre lignes qui suivent.


«Monseigneur, le départ vient d’avoir lieu. Succès certain. Dans huit jours toute la côte sera en feu, de Granville à Saint-Malo.»


Quatre jours auparavant, par émissaire secret, le représentant Prieur, de la Marne, en mission près de l’armée des côtes de Cherbourg, et momentanément en résidence à Granville, avait reçu, écrit de la même écriture que la dépêche précédente, le message qu’on va lire:


«Citoyen représentant, le 1er juin, à l’heure de la marée, la corvette de guerre la Claymore , à batterie masquée, appareillera pour déposer sur la côte de France un homme dont voici le signalement: haute taille, vieux, cheveux blancs, habits de paysan, mains d’aristocrate. Je vous enverrai demain plus de détails. Il débarquera le 2 au matin. Avertissez la croisière, capturez la corvette, faites guillotiner l’homme.»

II NUIT SUR LE NAVIRE ET SUR LE PASSAGER

La corvette, au lieu de prendre par le sud et de se diriger vers Sainte-Catherine, avait mis le cap au nord, puis avait tourné à l’ouest et s’était résolument engagée entre Serk et Jersey dans le bras de mer qu’on appelle le Passage de la Déroute. Il n’y avait alors de phare sur aucun point de ces deux côtes.


Le soleil s’était bien couché; la nuit était noire, plus que ne le sont d’ordinaire les nuits d’été; c’était une nuit de lune, mais de vastes nuages, plutôt de l’équinoxe que du solstice, plafonnaient le ciel, et, selon toute apparence, la lune ne serait visible que lorsqu’elle toucherait l’horizon, au moment de son coucher. Quelques nuées pendaient jusque sur la mer et la couvraient de brume.


Toute cette obscurité était favorable.


L’intention du pilote Gacquoil était de laisser Jersey à gauche et Guernesey à droite, et de gagner, par une marche hardie entre les Hanois et les Douvres, une baie quelconque du littoral de Saint-Malo, route moins courte que par les Minquiers, mais plus sûre, la croisière française ayant pour consigne habituelle de faire surtout le guet entre Saint-Hélier et Granville.


Si le vent s’y prêtait, si rien ne survenait, et en couvrant la corvette de toile, Gacquoil espérait toucher la côte de France au point du jour.


Tout allait bien; la corvette venait de dépasser Gros-Nez; vers neuf heures, le temps fit mine de bouder, comme disent les marins, et il y eut du vent et de la mer; mais ce vent était bon, et cette mer était forte sans être violente. Pourtant, à de certains coups de lame, l’avant de la corvette embarquait.


Le «paysan» que lord Balcarras avait appelé général, et auquel le prince de la Tour-d ’Auvergne avait dit: Mon cousin, avait le pied marin et se promenait avec une gravité tranquille sur le pont de la corvette. Il n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’elle était fort secouée. De temps en temps il tirait de la poche de sa veste une tablette de chocolat dont il cassait et mâchait un morceau; ses cheveux blancs n’empêchaient pas qu’il eût toutes ses dents.


Il ne parlait à personne, si ce n’est, par instants, bas et brièvement, au capitaine, qui l’écoutait avec déférence et semblait considérer ce passager comme plus commandant que lui-même.


La Claymore, habilement pilotée, côtoya, inaperçue dans le brouillard, le long escarpement nord de Jersey, serrant de près la côte, à cause du redoutable écueil Pierres-de-Leeq qui est au milieu du bras de mer entre Jersey et Serk. Gacquoil, debout à la barre, signalant tour à tour la Grève de Leeq, Gros-Nez, Plémont, faisait glisser la corvette parmi ces chaînes de récifs, en quelque sorte à tâtons, mais avec certitude, comme un homme qui est de la maison et qui connaît les êtres de l’océan. La corvette n’avait pas de feu à l’avant, de crainte de dénoncer son passage dans ces mers surveillées. On se félicitait du brouillard. On atteignit la Grande-Étaque; la brume était si épaisse qu’à peine distinguait-on la haute silhouette du Pinacle. On entendit dix heures sonner au clocher de Saint-Ouen, signe que le vent se maintenait vent-arrière. Tout continuait d’aller bien; la mer devenait plus houleuse à cause du voisinage de la Corbière.


Un peu après dix heures, le comte du Boisberthelot et le chevalier de La Vieuville reconduisirent l’homme aux habits de paysan jusqu’à sa cabine qui était la propre chambre du capitaine. Au moment d’y entrer, il leur dit en baissant la voix:


– Vous le savez, messieurs, le secret importe. Silence jusqu’au moment de l’explosion. Vous seuls connaissez ici mon nom.


– Nous l’emporterons au tombeau, répondit Boisberthelot.


– Quant à moi, repartit le vieillard, fussé-je devant la mort, je ne le dirais pas.


Et il entra dans sa chambre.

III NOBLESSE ET ROTURE MÊLÉES

Le commandant et le second remontèrent sur le pont et se mirent à marcher côte à côte en causant. Ils parlaient évidemment de leur passager, et voici à peu près le dialogue que le vent dispersait dans les ténèbres.


Boisberthelot grommela à demi-voix à l’oreille de La Vieuville:


– Nous allons voir si c’est un chef.


La Vieuville répondit:


– En attendant, c’est un prince.


– Presque.


– Gentilhomme en France, mais prince en Bretagne.


– Comme les La Trémoille, comme les Rohan.


– Dont il est l’allié.


Boisberthelot reprit:


– En France et dans les carrosses du roi, il est marquis comme je suis comte et comme vous êtes chevalier.


– Ils sont loin les carrosses! s’écria La Vieuville.


Nous en sommes au tombereau.


Il y eut un silence.


Boisberthelot repartit:


– À défaut d’un prince français, on prend un prince breton.


– Faute de grives…


– Non, faute d’un aigle, on prend un corbeau.


– J’aimerais mieux un vautour, dit Boisberthelot.


Et La Vieuville répliqua:


– Certes! un bec et des griffes.


– Nous allons voir.


– Oui, reprit La Vieuville, il est temps qu’il y ait un chef. Je suis de l’avis de Tinténiac: un chef, et de la poudre! Tenez, commandant, je connais à peu près tous les chefs possibles et impossibles; ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain; pas un n’est la caboche de guerre qu’il nous faut. Dans cette diable de Vendée, il faut un général qui soit en même temps un procureur; il faut ennuyer l’ennemi, lui disputer le moulin, le buisson, le fossé, le caillou, lui faire de mauvaises querelles, tirer parti de tout, veiller à tout, massacrer beaucoup, faire des exemples, n’avoir ni sommeil ni pitié. À cette heure, dans cette armée de paysans, il y a des héros, il n’y a pas de capitaines. D’Elbée est nul, Lescure est malade, Bonchamps fait grâce; il est bon, c’est bête; La Rochejaquelein est un magnifique sous-lieutenant; Silz est un officier de rase campagne, impropre à la guerre d’expédients. Cathelineau est un charretier naïf, Stofflet est un garde-chasse rusé, Bérard est inepte, Boulainvilliers est ridicule, Charette est horrible. Et je ne parle pas du barbier Gaston. Car, mordemonbleu! à quoi bon chamailler la révolution et quelle différence y a-t-il entre les républicains et nous si nous faisons commander les gentilshommes par les perruquiers?


– C’est que cette chienne de révolution nous gagne, nous aussi.


– Une gale qu’a la France!


– Gale du tiers état, reprit Boisberthelot. L’Angleterre seule peut nous tirer de là.


– Elle nous en tirera, n’en doutez pas, capitaine.


– En attendant, c’est laid.


– Certes, des manants partout; la monarchie qui a pour général en chef Stofflet, garde-chasse de M. de Maulevrier, n’a rien à envier à la république qui a pour ministre Pache, fils du portier du duc de Castries. Quel vis-à-vis que cette guerre de la Vendée: d’un côté Santerre le brasseur, de l’autre Gaston le merlan!


– Mon cher La Vieuville, je fais un certain cas de ce Gaston. Il n’a point mal agi dans son commandement de Guéménée. Il a gentiment arquebusé trois cents bleus après leur avoir fait creuser leur fosse par eux-mêmes.


– À la bonne heure; mais je l’eusse fait tout aussi bien que lui.


– Pardieu, sans doute. Et moi aussi.


– Les grands actes de guerre, reprit La Vieuville, veulent de la noblesse dans qui les accomplit. Ce sont choses de chevaliers et non de perruquiers.


– Il y a pourtant dans ce tiers état, répliqua Boisberthelot, des hommes estimables. Tenez, par exemple, cet horloger Joly. Il avait été sergent au régiment de Flandre; il se fait chef vendéen; il commande une bande de la côte; il a un fils, qui est républicain, et, pendant que le père sert dans les blancs, le fils sert dans les bleus. Rencontre. Bataille. Le père fait prisonnier son fils, et lui brûle la cervelle.


– Celui-là est bien, dit La Vieuville.


– Un Brutus royaliste, reprit Boisberthelot.


– Cela n’empêche pas qu’il est insupportable d’être commandé par un Coquereau, un Jean-Jean, un Moulins, un Focart, un Bouju, un Chouppes!


– Mon cher chevalier, la colère est la même de l’autre côté. Nous sommes pleins de bourgeois; ils sont pleins de nobles. Croyez-vous que les sans-culottes soient contents d’être commandés par le comte de Canclaux, le vicomte de Miranda, le vicomte de Beauharnais, le comte de Valence, le marquis de Custine et le duc de Biron!


– Quel gâchis!


– Et le duc de Chartres!


– Fils d’Égalité. Ah çà, quand sera-t-il roi, celui-là?


– Jamais!


– Il monte au trône. Il est servi par ses crimes.


– Et desservi par ses vices, dit Boisberthelot.


Il y eut encore un silence, et Boisberthelot poursuivit:


– Il avait pourtant voulu se réconcilier. Il était venu voir le roi. J’étais là, à Versailles, quand on lui a craché dans le dos.


– Du haut du grand escalier?


– Oui.


– On a bien fait.


– Nous l’appelions Bourbon le Bourbeux.


– Il est chauve, il a des pustules, il est régicide, pouah!


Et La Vieuville ajouta:


– Moi, j’étais à Ouessant avec lui.


– Sur le Saint-Esprit?


– Oui.


– S’il eût obéi au signal de tenir le vent que lui faisait l’amiral d’Orvilliers, il empêchait les Anglais de passer.


– Certes.


– Est-il vrai qu’il se soit caché à fond de cale?


– Non. Mais il faut le dire tout de même.


Et La Vieuville éclata de rire.


Boisberthelot repartit:


– Il y a des imbéciles. Tenez, ce Boulainvilliers dont vous parliez, La Vieuville, je l’ai connu, je l’ai vu de près. Au commencement, les paysans étaient armés de piques; ne s’était-il pas fourré dans la tête d’en faire des piquiers? Il voulait leur apprendre l’exercice de la pique-en-biais et de la pique-traînante-le-fer-devant. Il avait rêvé de transformer ces sauvages en soldats de ligne. Il prétendait leur enseigner à émousser les angles d’un carré et à faire des bataillons à centre vide. Il leur baragouinait la vieille langue militaire; pour dire un chef d’escouade, il disait un cap d’escade, ce qui était l’appellation des caporaux sous Louis XIV. Il s’obstinait à créer un régiment avec tous ces braconniers; il avait des compagnies régulières dont les sergents se rangeaient en rond tous les soirs, recevant le mot et le contre-mot du sergent de la colonelle qui les disait tout bas au sergent de la lieutenance, lequel les disait à son voisin qui les transmettait au plus proche, et ainsi d’oreille en oreille jusqu’au dernier. Il cassa un officier qui ne s’était pas levé tête nue pour recevoir le mot d’ordre de la bouche du sergent. Vous jugez comme cela a réussi. Ce butor ne comprenait pas que les paysans veulent être menés à la paysanne, et qu’on ne fait pas des hommes de caserne avec des hommes des bois. Oui, j’ai connu ce Boulainvilliers-là.


Ils firent quelques pas, chacun songeant de son côté.


Puis la causerie continua:


– À propos, se confirme-t-il que Dampierre soit tué?


– Oui, commandant.


– Devant Condé?


– Au camp de Pamars; d’un boulet de canon.


Boisberthelot soupira.


– Le comte de Dampierre. Encore un des nôtres qui était des leurs!


– Bon voyage! dit La Vieuville.


– Et Mesdames? où sont-elles?


– À Trieste.


– Toujours?


– Toujours.


Et La Vieuville s’écria:


– Ah! cette république! Que de dégâts pour peu de chose! Quand on pense que cette révolution est venue pour un déficit de quelques millions!


– Se défier des petits points de départ, dit Boisberthelot.


– Tout va mal, reprit La Vieuville.


– Oui, La Rouarie est mort, Du Dresnay est idiot. Quels tristes meneurs que tous ces évêques, ce Coucy, l’évêque de La Rochelle, ce Beaupoil Saint-Aulaire, l’évêque de Poitiers, ce Mercy, l’évêque de Luçon, amant de madame de l’Eschasserie…


– Laquelle s’appelle Servanteau, vous savez, commandant: l’Eschasserie est un nom de terre.


– Et ce faux évêque d’Agra, qui est curé de je ne sais quoi!


– De Dol. Il s’appelle Guillot de Folleville. Il est brave, du reste, et se bat.


– Des prêtres quand il faudrait des soldats! Des évêques qui ne sont pas des évêques! des généraux qui ne sont pas des généraux!


La Vieuville interrompit Boisberthelot.


– Commandant, vous avez le Moniteur dans votre cabine?


– Oui.


– Qu’est-ce donc qu’on joue à Paris dans ce moment-ci?


– Adèle et Paulin, et la Caverne.


– Je voudrais voir ça.


– Vous le verrez. Nous serons à Paris dans un mois.


Boisberthelot réfléchit un moment et ajouta:


– Au plus tard. M. Windham l’a dit à milord Hood.


– Mais alors, commandant, tout ne va pas si mal?


– Tout irait bien, parbleu, à la condition que la guerre de Bretagne fût bien conduite.


La Vieuville hocha la tête.


– Commandant, reprit-il, débarquerons-nous l’infanterie de marine?


– Oui, si la côte est pour nous; non, si elle est hostile. Quelquefois il faut que la guerre enfonce les portes, quelquefois il faut qu’elle se glisse. La guerre civile doit toujours avoir dans sa poche une fausse clef. On fera le possible. Ce qui importe, c’est le chef.


Et Boisberthelot, pensif, ajouta:


– La Vieuville, que penseriez-vous du chevalier de Dieuzie?


– Du jeune?


– Oui.


– Pour commander?


– Oui.


– Que c’est encore un officier de plaine et de bataille rangée. La broussaille ne connaît que le paysan.


– Alors, résignez-vous au général Stofflet et au général Cathelineau.


La Vieuville rêva un moment et dit:


– Il faudrait un prince, un prince de France, un prince du sang. Un vrai prince.


– Pourquoi? Qui dit prince…


– Dit poltron. Je le sais, commandant. Mais c’est pour l’effet sur les gros yeux bêtes des gars.


– Mon cher chevalier, les princes ne veulent pas venir.


– On s’en passera.


Boisberthelot fit ce mouvement machinal qui consiste à se presser le front avec la main, comme pour en faire sortir une idée.


Il reprit:


– Enfin, essayons de ce général-ci.


– C’est un grand gentilhomme.


– Croyez-vous qu’il suffira?


– Pourvu qu’il soit bon! dit La Vieuville.


– C’est-à-dire féroce, dit Boisberthelot.


Le comte et le chevalier se regardèrent.


– Monsieur du Boisberthelot, vous avez dit le mot. Féroce. Oui, c’est là ce qu’il nous faut. Ceci est la guerre sans miséricorde. L’heure est aux sanguinaires. Les régicides ont coupé la tête à Louis XVI, nous arracherons les quatre membres aux régicides. Oui, le général nécessaire est le général Inexorable. Dans l’Anjou et le haut Poitou, les chefs font les magnanimes; on patauge dans la générosité; rien ne va. Dans le Marais et dans le pays de Retz, les chefs sont atroces, tout marche. C’est parce que Charette est féroce qu’il tient tête à Parrein. Hyène contre hyène.


Boisberthelot n’eut pas le temps de répondre à La Vieuville. La Vieuville eut la parole brusquement coupée par un cri désespéré, et en même temps on entendit un bruit qui ne ressemblait à aucun des bruits qu’on entend. Ce cri et ces bruits venaient du dedans du navire.


Le capitaine et le lieutenant se précipitèrent vers l’entrepont, mais ne purent y entrer. Tous les canonniers remontaient éperdus.


Une chose effrayante venait d’arriver.

IV TORMENTUM BELLI

Une des caronades de la batterie, une pièce de vingt-quatre, s’était détachée.


Ceci est le plus redoutable peut-être des événements de mer. Rien de plus terrible ne peut arriver à un navire de guerre au large et en pleine marche.


Un canon qui casse son amarre devient brusquement on ne sait quelle bête surnaturelle. C’est une machine qui se transforme en un monstre. Cette masse court sur ses roues, a des mouvements de bille de billard, penche avec le roulis, plonge avec le tangage, va, vient, s’arrête, paraît méditer, reprend sa course, traverse comme une flèche le navire d’un bout à l’autre, pirouette, se dérobe, s’évade, se cabre, heurte, ébrèche, tue, extermine. C’est un bélier qui bat à sa fantaisie une muraille. Ajoutez ceci: le bélier est de fer, la muraille est de bois. C’est l’entrée en liberté de la matière; on dirait que cet esclave éternel se venge; il semble que la méchanceté qui est dans ce que nous appelons les objets inertes sorte et éclate tout à coup; cela a l’air de perdre patience et de prendre une étrange revanche obscure; rien de plus inexorable que la colère de l’inanimé. Ce bloc forcené a les sauts de la panthère, la lourdeur de l’éléphant, l’agilité de la souris, l’opiniâtreté de la cognée, l’inattendu de la houle, les coups de coude de l’éclair, la surdité du sépulcre. Il pèse dix mille, et il ricoche comme une balle d’enfant. Ce sont des tournoiements brusquement coupés d’angles droits. Et que faire? Comment en venir à bout? Une tempête cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mât brisé se remplace, une voie d’eau se bouche, un incendie s’éteint; mais que devenir avec cette énorme brute de bronze? De quelle façon s’y prendre? Vous pouvez raisonner un dogue, étonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché. Vous ne pouvez pas le tuer, il est mort; et en même temps, il vit. Il vit d’une vie sinistre qui lui vient de l’infini. Il a sous lui son plancher qui le balance. Il est remué par le navire, qui est remué par la mer, qui est remuée par le vent. Cet exterminateur est un jouet. Le navire, les flots, les souffles, tout cela le tient; de là sa vie affreuse. Que faire à cet engrenage? Comment entraver ce mécanisme monstrueux du naufrage? Comment prévoir ces allées et venues, ces retours, ces arrêts, ces chocs? Chacun de ces coups au bordage peut défoncer le navire. Comment deviner ces affreux méandres? On a affaire à un projectile qui se ravise, qui a l’air d’avoir des idées, et qui change à chaque instant de direction. Comment arrêter ce qu’il faut éviter? L’horrible canon se démène, avarice, recule, frappe à droite, frappe à gauche, fuit, passe, déconcerte l’attente, broie l’obstacle, écrase les hommes comme des mouches. Toute la terreur de la situation est dans la mobilité du plancher. Comment combattre un plan incliné qui a des caprices? Le navire a, pour ainsi dire, dans le ventre la foudre prisonnière qui cherche à s’échapper; quelque chose comme un tonnerre roulant sur un tremblement de terre.


En un instant tout l’équipage fut sur pied. La faute était au chef de pièce qui avait négligé de serrer l’écrou de la chaîne d’amarrage et mal entravé les quatre roues de la caronade; ce qui donnait du jeu à la semelle et au châssis, désaccordait les deux plateaux, et avait fini par disloquer la brague. Le combleau s’était cassé, de sorte que le canon n’était plus ferme à l’affût. La brague fixe, qui empêche le recul, n’était pas encore en usage à cette époque. Un paquet de mer étant venu frapper le sabord, la caronade mal amarrée avait reculé et brisé sa chaîne, et s’était mise à errer formidablement dans entrepont


Qu’on se figure, pour avoir une idée de ce glissement étrange, une goutte d’eau courant sur une vitre.


Au moment où l’amarre cassa, les canonniers étaient dans la batterie. Les uns groupés, les autres épars, occupés aux ouvrages de mer que font les marins en prévoyance d’un branle-bas de combat. La caronade, lancée par le tangage, fit une trouée dans ce tas d’hommes et en écrasa quatre du premier coup, puis, reprise et décochée par le roulis, elle coupa en deux un cinquième misérable, et alla heurter à la muraille de bâbord une pièce de la batterie qu’elle démonta. De là le cri de détresse qu’on venait d’entendre. Tous les hommes se pressèrent à l’escalier-échelle. La batterie se vida en un clin d’œil.


L’énorme pièce avait été laissée seule. Elle était livrée à elle-même. Elle était sa maîtresse, et la maîtresse du navire. Elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. Tout cet équipage accoutumé à rire dans la bataille tremblait. Dire l’épouvante est impossible.


Le capitaine Boisberthelot et le lieutenant La Vieuville, deux intrépides pourtant, s’étaient arrêtés au haut de l’escalier, et, muets, pâles, hésitants, regardaient dans l’entrepont Quelqu’un les écarta du coude et descendit.


C’était leur passager, le paysan, l’homme dont ils venaient de parler le moment d’auparavant.


Arrivé au bas de l’escalier-échelle, il s’arrêta.

V VIS ET VIRI

Le canon allait et venait dans l’entrepont On eût dit le chariot vivant de l’Apocalypse. Le falot de marine, oscillant sous l’étrave de la batterie, ajoutait à cette vision un vertigineux balancement d’ombre et de lumière. La forme du canon s’effaçait dans la violence de sa course, et il apparaissait, tantôt noir dans la clarté, tantôt reflétant de vagues blancheurs dans l’obscurité.


Il continuait l’exécution du navire. Il avait déjà fracassé quatre autres pièces et fait dans la muraille deux crevasses heureusement au-dessus de la flottaison, mais par où l’eau entrerait, s’il survenait une bourrasque. Il se ruait frénétiquement sur la membrure; les porques très robustes résistaient, les bois courbes ont une solidité particulière; mais on entendait leurs craquements sous cette massue démesurée, frappant, avec une sorte d’ubiquité inouïe, de tous les côtés à la fois. Un grain de plomb secoué dans une bouteille n’a pas des percussions plus insensées et plus rapides. Les quatre roues passaient et repassaient sur les hommes tués, les coupaient, les dépeçaient et les déchiquetaient, et des cinq cadavres avaient fait vingt tronçons qui roulaient à travers la batterie; les têtes mortes semblaient crier; des ruisseaux de sang se tordaient sur le plancher selon les balancements du roulis. Le vaigrage [3], avarié en plusieurs endroits, commençait à s’entr’ouvrir. Tout le navire était plein d’un bruit monstrueux.


Le capitaine avait promptement repris son sang-froid, et sur son ordre on avait jeté par le carré, dans l’entrepont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la course effrénée du canon, les matelas, les hamacs, les rechanges de voiles, les rouleaux de cordages, les sacs d’équipage, et les ballots de faux assignats dont la corvette avait tout un chargement, cette infamie anglaise étant regardée comme de bonne guerre.


Mais que pouvaient faire ces chiffons? Personne n’osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, en quelques minutes ce fut de la charpie.


Il y avait juste assez de mer pour que l’accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût été désirable; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une fois les quatre roues en l’air, on eût pu s’en rendre maître. Cependant le ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même des fractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille, traversent les étages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaine s’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie se disloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat; les brèches au bordage se multipliaient et la corvette commençait à faire eau.


Le vieux passager descendu dans l’entrepont semblait un homme de pierre au bas de l’escalier. Il jetait sur cette dévastation un œil sévère. Il ne bougeait point. Il paraissait impossible de faire un pas dans la batterie.


Chaque mouvement de la caronade en liberté ébauchait l’effondrement du navire. Encore quelques instants, et le naufrage était inévitable.


Il fallait périr ou couper court au désastre; prendre un parti, mais lequel?


Quelle combattante que cette caronade!


Il s’agissait d’arrêter cette épouvantable folle.


Il s’agissait de colleter cet éclair.


Il s’agissait de terrasser cette foudre.


Boisberthelot dit à La Vieuville:


– Croyez-vous en Dieu, chevalier?


La Vieuville répondit:


– Oui. Non. Quelquefois.


– Dans la tempête?


– Oui. Et dans des moments comme celui-ci.


– Il n’y a en effet que Dieu qui puisse nous tirer de là, dit Boisberthelot.


Tous se taisaient, laissant la caronade faire son fracas horrible.


Du dehors, le flot battant le navire répondait aux chocs du canon par des coups de mer. On eût dit deux marteaux alternant.


Tout à coup, dans cette espèce de cirque inabordable où bondissait le canon échappé, on vit un homme apparaître, une barre de fer à la main. C’était l’auteur de la catastrophe, le chef de pièce coupable de négligence et cause de l’accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulait le réparer. Il avait empoigné une barre d’anspect d’une main, une drosse à nœud coulant de l’autre main, et il avait sauté par le carré dans l’entrepont.


Alors une chose farouche commença; spectacle titanique; le combat du canon contre le canonnier; la bataille de la matière et de l’intelligence, le duel de la chose contre l’homme.


L’homme s’était posté dans un angle, et, sa barre et sa corde dans ses deux poings, adossé à une porque, affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d’acier, livide, calme, tragique, comme enraciné dans le plancher, il attendait.


Il attendait que le canon passât près de lui.


Le canonnier connaissait sa pièce, et il lui semblait qu’elle devait le connaître. Il vivait depuis longtemps avec elle. Que de fois il lui avait fourré la main dans la gueule! C’était son monstre familier. Il se mit à lui parler comme à son chien.


– Viens, disait-il. Il l’aimait peut-être.


Il paraissait souhaiter qu’elle vînt à lui.


Mais venir à lui, c’était venir sur lui. Et alors il était perdu. Comment éviter l’écrasement? Là était la question. Tous regardaient, terrifiés.


Pas une poitrine ne respirait librement, excepté peut-être celle du vieillard qui était seul dans l’entrepont avec les deux combattants, témoin sinistre.


Il pouvait lui-même être broyé par la pièce. Il ne bougeait pas.


Sous eux le flot, aveugle, dirigeait le combat.


Au moment où, acceptant ce corps-à-corps effroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard des balancements de la mer fit que la caronade demeura un moment immobile et comme stupéfaite. «Viens donc!» lui disait l’homme. Elle semblait écouter.


Subitement elle sauta sur lui. L’homme esquiva le choc.


La lutte s’engagea. Lutte inouïe. Le fragile se colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la bête d’airain. D’un côté une force, de l’autre une âme.


Tout cela se passait dans une pénombre. C’était comme la vision indistincte d’un prodige.


Une âme; chose étrange, on eût dit que le canon en avait une, lui aussi; mais une âme de haine et de rage. Cette cécité paraissait avoir des yeux. Le monstre avait l’air de guetter l’homme. Il y avait, on l’eût pu croire du moins, de la ruse dans cette masse. Elle aussi choisissait son moment. C’était on ne sait quel gigantesque insecte de fer ayant ou semblant avoir une volonté de démon. Par moment, cette sauterelle colossale cognait le plafond bas de la batterie, puis elle retombait sur ses quatre roues comme un tigre sur ses quatre griffes, et se remettait à courir sur l’homme. Lui, souple, agile, adroit, se tordait comme une couleuvre sous tous ces mouvements de foudre. Il évitait les rencontres, mais les coups auxquels il se dérobait tombaient sur le navire et continuaient de le démolir.


Un bout de chaîne cassée était resté accroché à la caronade. Cette chaîne s’était enroulée on ne sait comment dans la vis du bouton de culasse. Une extrémité de la chaîne était fixée à l’affût. L’autre, libre, tournoyait éperdument autour du canon dont elle exagérait tous les soubresauts. La vis la tenait comme une main fermée, et cette chaîne, multipliant les coups de bélier par des coups de lanière, faisait autour du canon un tourbillon terrible, fouet de fer dans un poing d’airain. Cette chaîne compliquait le combat.


Pourtant l’homme luttait. Même, par instants, c’était l’homme qui attaquait le canon; il rampait le long du bordage, sa barre et sa corde à la main; et le canon avait l’air de comprendre, et, comme s’il devinait un piège, fuyait. L’homme, formidable, le poursuivait.


De telles choses ne peuvent durer longtemps. Le canon sembla se dire tout à coup: Allons! il faut en finir! et il s’arrêta. On sentit l’approche du dénoûment. Le canon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour tous c’était un être, une préméditation féroce. Brusquement, il se précipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de côté, le laissa passer, et lui cria en riant: «À refaire!» Le canon, comme furieux, brisa une caronade à bâbord; puis ressaisi par la fronde invisible qui le tenait, il s’élança à tribord sur l’homme, qui échappa. Trois caronades s’effondrèrent sous la poussée du canon; alors, comme aveugle et ne sachant plus ce qu’il faisait, il tourna le dos à l’homme, roula de l’arrière à l’avant, détraqua l’étrave et alla faire une brèche à la muraille de proue. L’homme s’était réfugié au pied de l’escalier, à quelques pas du vieillard témoin. Le canonnier tenait sa barre d’anspect en arrêt. Le canon parut l’apercevoir, et, sans prendre la peine de se retourner, recula sur l’homme avec une promptitude de coup de hache. L’homme acculé au bordage était perdu. Tout l’équipage poussa un cri.


Mais le vieux passager jusqu’alors immobile s’était élancé lui-même plus rapide que toutes ces rapidités farouches. Il avait saisi un ballot de faux assignats, et, au risque d’être écrasé, il avait réussi à le jeter entre les roues de la caronade. Ce mouvement décisif et périlleux n’eût pas été exécuté avec plus de justesse et de précision par un homme rompu à tous les exercices décrits dans le livre de Durosel sur la Manœuvredu canon de mer.


Le ballot fit l’effet d’un tampon. Un caillou enraye un bloc, une branche d’arbre détourne une avalanche. La caronade trébucha. Le canonnier à son tour, saisissant ce joint redoutable, plongea sa barre de fer entre les rayons d’une des roues d’arrière. Le canon s’arrêta.


Il penchait. L’homme, d’un mouvement de levier imprimé à la barre, le fit basculer. La lourde masse se renversa, avec le bruit d’une cloche qui s’écroule, et l’homme se ruant à corps perdu, ruisselant de sueur, passa le nœud coulant de la drosse au cou de bronze du monstre terrassé.


C’était fini. L’homme avait vaincu. La fourmi avait eu raison du mastodonte; le pygmée avait fait le tonnerre prisonnier.


Les soldats et les marins battirent des mains.


Tout l’équipage se précipita avec des câbles et des chaînes, et en un instant le canon fut amarré.


Le canonnier salua le passager.


– Monsieur, lui dit-il, vous m’avez sauvé la vie.


Le vieillard avait repris son attitude impassible, et ne répondit pas.

VI LES DEUX PLATEAUX DE LA BALANCE

L’homme avait vaincu, mais on pouvait dire que le canon avait vaincu aussi. Le naufrage immédiat était évité, mais la corvette n’était point sauvée. Le délabrement du navire paraissait irrémédiable. Le bordage avait cinq brèches, dont une fort grande à l’avant; vingt caronades sur trente gisaient dans leur cadre. La caronade ressaisie et remise à la chaîne était elle-même hors de service; la vis du bouton de culasse était forcée, et par conséquent le pointage impossible. La batterie était réduite à neuf pièces. La cale faisait eau. Il fallait tout de suite courir aux avaries et faire jouer les pompes.


L’entrepont, maintenant qu’on le pouvait regarder, était effroyable à voir. Le dedans d’une cage d’éléphant furieux n’est pas plus démantelé.


Quelle que fût pour la corvette la nécessité de ne pas être aperçue, il y avait une nécessité plus impérieuse encore, le sauvetage immédiat. Il avait fallu éclairer le pont par quelques falots plantés çà et là dans le bordage.


Cependant, tout le temps qu’avait duré cette diversion tragique, l’équipage étant absorbé par une question de vie ou de mort, on n’avait guère su ce qui se passait hors de la corvette. Le brouillard s’était épaissi; le temps avait changé; le vent avait fait du navire ce qu’il avait voulu; on était hors de route, à découvert de Jersey et de Guernesey, plus au sud qu’on ne devait l’être; on se trouvait en présence d’une mer démontée. De grosses vagues venaient baiser les plaies béantes de la corvette, baisers redoutables. Le bercement de la mer était menaçant. La brise devenait bise. Une bourrasque, une tempête peut-être, se dessinait. On ne voyait pas à quatre lames devant soi.


Pendant que les hommes d’équipage réparaient en hâte et sommairement les ravages de l’entrepont, aveuglaient les voies d’eau et remettaient en batterie les pièces échappées au désastre, le vieux passager était remonté sur le pont.


Il s’était adossé au grand mât.


Il n’avait point pris garde à un mouvement qui avait eu lieu dans le navire. Le chevalier de La Vieuville avait fait mettre en bataille des deux côtés du grand mât les soldats d’infanterie de marine, et, sur un coup de sifflet du maître d’équipage, les matelots occupés à la manœuvre s’étaient rangés debout sur les vergues.


Le comte du Boisberthelot s’avança vers le passager.


Derrière le capitaine marchait un homme hagard, haletant, les habits en désordre, l’air satisfait pourtant.


C’était le canonnier qui venait de se montrer si à propos dompteur de monstres, et qui avait eu raison du canon.


Le comte fit au vieillard vêtu en paysan le salut militaire, et lui dit:


– Mon général, voilà l’homme.


Le canonnier se tenait debout, les yeux baissés, dans l’attitude d’ordonnance.


Le comte du Boisberthelot reprit:


– Mon général, en présence de ce qu’a fait cet homme, ne pensez-vous pas qu’il y a pour ses chefs quelque chose à faire?


– Je le pense, dit le vieillard.


– Veuillez donner des ordres, repartit Boisberthelot.


– C’est à vous de les donner. Vous êtes le capitaine.


– Mais vous êtes le général, reprit Boisberthelot.


Le vieillard regarda le canonnier.


– Approche, dit-il.


Le canonnier fit un pas.


Le vieillard se tourna vers le comte du Boisberthelot, détacha la croix de Saint-Louis du capitaine, et la noua à la vareuse du canonnier.


– Hurrah! crièrent les matelots.


Les soldats de marine présentèrent les armes.


Et le vieux passager, montrant du doigt le canonnier ébloui, ajouta:


– Maintenant, qu’on fusille cet homme.


La stupeur succéda à l’acclamation.


Alors, au milieu d’un silence de tombe, le vieillard éleva la voix. Il dit:


– Une négligence a compromis ce navire. À cette heure il est peut-être perdu. Être en mer, c’est être devant l’ennemi. Un navire qui fait une traversée est une armée qui livre une bataille. La tempête se cache, mais ne s’absente pas. Toute la mer est une embuscade. Peine de mort à toute faute commise en présence de l’ennemi. Il n’y a pas de faute réparable. Le courage doit être récompensé, et la négligence doit être punie.


Ces paroles tombaient l’une après l’autre, lentement, gravement, avec une sorte de mesure inexorable, comme des coups de cognée sur un chêne.


Et le vieillard, regardant les soldats, ajouta:


– Faites.


L’homme à la veste duquel brillait la croix de Saint-Louis courba la tête.


Sur un signe du comte du Boisberthelot, deux matelots descendirent dans l’entrepont, puis revinrent apportant le hamac-suaire; l’aumônier du bord, qui depuis le départ était en prière dans le carré des officiers, accompagnait les deux matelots; un sergent détacha de la ligne de bataille douze soldats qu’il rangea sur deux rangs, six par six; le canonnier, sans dire un mot, se plaça entre les deux files. L’aumônier, le crucifix en main, s’avança et se mit près de lui. «Marche», dit le sergent. – Le peloton se dirigea à pas lents vers l’avant. Les deux matelots, portant le suaire, suivaient.


Un morne silence se fit sur la corvette. Un ouragan lointain soufflait.


Quelques instants après, une détonation éclata dans les ténèbres, une lueur passa, puis tout se tut, et l’on entendit le bruit que fait un corps en tombant dans la mer.


Le vieux passager, toujours adossé au grand mât, avait croisé les bras, et songeait.


Boisberthelot, dirigeant vers lui l’index de sa main gauche, dit bas à La Vieuville:


– La Vendée a une tête.

VII QUI MET À LA VOILE MET À LA LOTERIE

Mais qu’allait devenir la corvette?


Les nuages, qui toute la nuit s’étaient mêlés aux vagues, avaient fini par s’abaisser tellement qu’il n’y avait plus d’horizon et que toute la mer était comme sous un manteau. Rien que le brouillard. Situation toujours périlleuse, même pour un navire bien portant.


À la brume s’ajoutait la houle.


On avait mis le temps à profit; on avait allégé la corvette en jetant à la mer tout ce qu’on avait pu déblayer du dégât fait par la caronade, les canons démontés, les affûts brisés, les membrures tordues ou déclouées, les pièces de bois et de fer fracassées; on avait ouvert les sabords, et l’on avait fait glisser sur des planches dans les vagues les cadavres et les débris humains enveloppés dans des prélarts.


La mer commençait à n’être plus tenable. Non que la tempête devînt précisément imminente; il semblait au contraire qu’on entendît décroître l’ouragan qui bruissait derrière l’horizon, et la rafale s’en allait au nord; mais les lames restaient très hautes, ce qui indiquait un mauvais fond de mer, et, malade comme était la corvette, elle était peu résistante aux secousses, et les grandes vagues pouvaient lui être funestes.


Gacquoil était à la barre, pensif.


Faire bonne mine à mauvais jeu, c’est l’habitude des commandants de mer.


La Vieuville, qui était une nature d’homme gai dans les désastres, accosta Gacquoil.


– Eh bien, pilote, dit-il, l’ouragan rate. L’envie d’éternuer n’aboutit pas. Nous nous en tirerons. Nous aurons du vent. Voilà tout.


Gacquoil, sérieux, répondit:


– Qui a du vent a du flot.


Ni riant, ni triste, tel est le marin. La réponse avait un sens inquiétant. Pour un navire qui fait eau, avoir du flot, c’est s’emplir vite. Gacquoil avait souligné ce pronostic d’un vague froncement de sourcil. Peut-être, après la catastrophe du canon et du canonnier, La Vieuville avait-il dit, un peu trop tôt, des paroles presque joviales et légères. Il y a des choses qui portent malheur quand on est au large. La mer est secrète; on ne sait jamais ce qu’elle a. Il faut prendre garde.


La Vieuville sentit le besoin de redevenir grave.


– Où sommes-nous, pilote? demanda-t-il.


Le pilote répondit:


– Nous sommes dans la volonté de Dieu.


Un pilote est un maître; il faut toujours le laisser faire et il faut souvent le laisser dire.


D’ailleurs cette espèce d’homme parle peu. La Vieuville s’éloigna.


La Vieuville avait fait une question au pilote, ce fut l’horizon qui répondit.


La mer se découvrit tout à coup.


Les brumes qui traînaient sur les vagues se déchirèrent, tout l’obscur bouleversement des flots s’étala à perte de vue dans un demi-jour crépusculaire, et voici ce qu’on vit.


Le ciel avait comme un couvercle de nuages; mais les nuages ne touchaient plus la mer; à l’est apparaissait une blancheur qui était le lever du jour, à l’ouest blêmissait une autre blancheur qui était le coucher de la lune. Ces deux blancheurs faisaient sur l’horizon, vis-à-vis l’une de l’autre, deux bandes étroites de lueur pâle entre la mer sombre et le ciel ténébreux.


Sur ces deux clartés se dessinaient, droites et immobiles, des silhouettes noires.


Au couchant, sur le ciel éclairé par la lune, se découpaient trois hautes roches, debout comme des peulvens celtiques.


Au levant, sur l’horizon pâle du matin, se dressaient huit voiles rangées en ordre et espacées d’une façon redoutable.


Les trois roches étaient un écueil; les huit voiles étaient une escadre.


On avait derrière soi les Minquiers, un rocher qui avait mauvaise réputation, devant soi la croisière française. À l’ouest l’abîme, à l’est le carnage; on était entre un naufrage et un combat.


Pour faire face à l’écueil, la corvette avait une coque trouée, un gréement disloqué, une mâture ébranlée dans sa racine; pour faire face à la bataille, elle avait une artillerie dont vingt et un canons sur trente étaient démontés, et dont les meilleurs canonniers étaient morts.


Le point du jour était très faible, et l’on avait un peu de nuit devant soi. Cette nuit pouvait même durer encore assez longtemps, étant surtout faite par les nuages, qui étaient hauts, épais et profonds, et avaient l’aspect solide d’une voûte.


Le vent qui avait fini par emporter les brumes d’en bas drossait la corvette sur les Minquiers.


Dans l’excès de fatigue et de délabrement où elle était, elle n’obéissait presque plus à la barre, elle roulait plutôt qu’elle ne voguait, et, souffletée par le flot, elle se laissait faire par lui.


Les Minquiers, écueil tragique, étaient plus âpres encore en ce temps-là qu’aujourd’hui. Plusieurs tours de cette citadelle de l’abîme ont été rasées par l’incessant dépècement que fait la mer; la configuration des écueils change; ce n’est pas en vain que les flots s’appellent les lames; chaque marée est un trait de scie. À cette époque, toucher les Minquiers, c’était périr.


Quant à la croisière, c’était cette escadre de Cancale, devenue depuis célèbre sous le commandement de ce capitaine Duchesne que Léquinio appelait «le père Duchêne».


La situation était critique. La corvette avait, sans le savoir, pendant le déchaînement de la caronade, dévié et marché plutôt vers Granville que vers Saint-Malo. Quand même elle eût pu naviguer et faire voile, les Minquiers lui barraient le retour vers Jersey et la croisière lui barrait l’arrivée en France.


Du reste, de tempête point. Mais, comme l’avait dit le pilote, il y avait du flot. La mer, roulant sous un vent rude et sur un fond déchirant, était sauvage.


La mer ne dit jamais tout de suite ce qu’elle veut. Il y a de tout dans le gouffre, même de la chicane. On pourrait presque dire que la mer a une procédure; elle avance et recule, elle propose et se dédit, elle ébauche une bourrasque et elle y renonce, elle promet l’abîme et ne le tient pas, elle menace le nord et frappe le sud. Toute la nuit, la corvette la Claymore avait eu le brouillard et craint la tourmente; la mer venait de se démentir, mais d’une façon farouche; elle avait esquissé la tempête et réalisé l’écueil. C’était toujours, sous une autre forme, le naufrage.


Et à la perte sur les brisants s’ajoutait l’extermination par le combat. Un ennemi complétant l’autre.


La Vieuville s’écria à travers son vaillant rire:


– Naufrage ici, bataille là. Des deux côtés nous avons le quine.

VIII 9 = 380

La corvette n’était presque plus qu’une épave.


Dans la blême clarté éparse, dans la noirceur des nuées, dans les mobilités confuses de l’horizon, dans les mystérieux froncements des vagues, il y avait une solennité sépulcrale. Excepté le vent soufflant d’un souffle hostile, tout se taisait. La catastrophe sortait du gouffre avec majesté. Elle ressemblait plutôt à une apparition qu’à une attaque. Rien ne bougeait dans les rochers, rien ne remuait dans les navires. C’était on ne sait quel colossal silence. Avait-on affaire à quelque chose de réel? On eût dit un rêve passant sur la mer. Les légendes ont de ces visions; la corvette était en quelque sorte entre l’écueil démon et la flotte fantôme.


Le comte du Boisberthelot donna à demi-voix des ordres à La Vieuville qui descendit dans la batterie, puis le capitaine saisit sa longue-vue et vint se placer à l’arrière à côté du pilote.


Tout l’effort de Gacquoil était de maintenir la corvette debout au flot; car, prise de côté par le vent et par la mer, elle eût inévitablement chaviré.


– Pilote, dit le capitaine, où sommes-nous?


– Sur les Minquiers.


– De quel côté?


– Du mauvais.


– Quel fond?


– Roche criarde.


– Peut-on s’embosser?


– On peut toujours mourir, dit le pilote.


Le capitaine dirigea sa lunette d’approche vers l’ouest et examina les Minquiers; puis il la tourna vers l’est et considéra les voiles en vue.


Le pilote continua, comme se parlant à lui-même:


– C’est les Minquiers. Cela sert de reposoir à la mouette rieuse quand elle s’en va de Hollande et au grand goëland à manteau noir.


Cependant le capitaine avait compté les voiles.


Il y avait bien en effet huit navires correctement disposés et dressant sur l’eau leur profil de guerre. On apercevait au centre la haute stature d’un vaisseau à trois ponts.


Le capitaine questionna le pilote:


– Connaissez-vous ces voiles?


– Certes! répondit Gacquoil.


– Qu’est-ce?


– C’est l’escadre.


– De France?


– Du diable.


Il y eut un silence. Le capitaine reprit:


– Toute la croisière est-elle là?


– Pas toute.


En effet, le 2 avril, Valazé avait annoncé à la Convention que dix frégates et six vaisseaux de ligne croisaient dans la Manche. Ce souvenir revint à l’esprit du capitaine.


– Au fait, dit-il, l’escadre est de seize bâtiments. Il n’y en a ici que huit.


– Le reste, dit Gacquoil, traîne par là-bas sur toute la côte, et espionne.


Le capitaine, tout en regardant à travers sa longue-vue, murmura:


– Un vaisseau à trois ponts, deux frégates de premier rang, cinq de deuxième rang.


– Mais moi aussi, grommela Gacquoil, je les ai espionnés.


– Bons bâtiments, dit le capitaine. J’ai un peu commandé tout cela.


– Moi, dit Gacquoil, je les ai vus de près. Je ne prends pas l’un pour l’autre. J’ai leur signalement dans la cervelle.


Le capitaine passa sa longue-vue au pilote.


– Pilote, distinguez-vous bien le bâtiment de haut bord?


– Oui, mon commandant, c’est le vaisseau la Côte-d’Or.


– Qu’ils ont débaptisé, dit le capitaine. C’était autrefois les États-de-Bourgogne. Un navire neuf. Cent vingt-huit canons.


Il tira de sa poche un carnet et un crayon, et écrivit sur le carnet le chiffre 128.


Il poursuivit:


– Pilote, quelle est la première voile à bâbord?


– C’est l’Expérimentée.


– Frégate de premier rang. Cinquante-deux canons. Elle était en armement à Brest il y a deux mois.


Le capitaine marqua sur son carnet le chiffre 52.


– Pilote, reprit-il, quelle est la deuxième voile à bâbord?


La Dryade.


– Frégate de premier rang. Quarante canons de dix-huit. Elle a été dans l’Inde. Elle a une belle histoire militaire.


Et il écrivit au-dessous du chiffre 52 le chiffre 40; puis, relevant la tête:


– À tribord, maintenant.


– Mon commandant, ce sont toutes des frégates de second rang. Il y en a cinq.


– Quelle est la première à partir du vaisseau?


La Résolue.


– Trente-deux pièces de dix-huit. Et la seconde?


La Richemont.


– Même force. Après?


L’Athée.


– Drôle de nom pour aller en mer. Après?


La Calypso.


– Après?


La Preneuse.


– Cinq frégates de trente-deux chaque.


Le capitaine écrivit au-dessous des premiers chiffres, 160.


– Pilote, dit-il, vous les reconnaissez bien?


– Et vous, répondit Gacquoil, vous les connaissez bien, mon commandant. Reconnaître est quelque chose, connaître est mieux.


Le capitaine avait l’œil fixé sur son carnet et additionnait entre ses dents.


– Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante, cent soixante.


En ce moment La Vieuville remontait sur le pont.


– Chevalier, lui cria le capitaine, nous sommes en présence de trois cent quatre-vingts pièces de canon.


– Soit, dit La Vieuville.


– Vous revenez de l’inspection, La Vieuville; combien décidément avons-nous de pièces en état de faire feu?


– Neuf.


– Soit, dit à son tour Boisberthelot.


Il reprit la longue-vue des mains du pilote, et regarda l’horizon.


Les huit navires silencieux et noirs semblaient immobiles, mais ils grandissaient.


Ils se rapprochaient insensiblement.


La Vieuville fit le salut militaire.


– Commandant, dit La Vieuville, voici mon rapport. Je me défiais de cette corvette Claymore. C’est toujours ennuyeux d’être embarqué brusquement sur un navire qui ne vous connaît pas ou qui ne vous aime pas. Navire anglais, traître aux Français. La chienne de caronade l’a prouvé. J’ai fait la visite. Bonnes ancres. Ce n’est pas du fer de loupe, c’est forgé avec des barres soudées au martinet. Les cigales des ancres sont solides. Câbles excellents, faciles à débiter, ayant la longueur d’ordonnance, cent vingt brasses. Force munitions. Six canonniers morts. Cent soixante et onze coups à tirer par pièce.


– Parce qu’il n’y a plus que neuf pièces, murmura le capitaine.


Boisberthelot braqua sa longue-vue sur l’horizon.


La lente approche de l’escadre continuait.


Les caronades ont un avantage, trois hommes suffisent pour les manœuvrer; mais elles ont un inconvénient, elles portent moins loin et tirent moins juste que les canons. Il fallait donc laisser arriver l’escadre à portée de caronade.


Le capitaine donna ses ordres à voix basse. Le silence se fit dans le navire. On ne sonna point le branle-bas, mais on l’exécuta. La corvette était aussi hors de combat contre les hommes que contre les flots. On tira tout le parti possible de ce reste de navire de guerre. On accumula près des drosses, sur le passavant, tout ce qu’il y avait d’aussières et de grelins de rechange pour raffermir au besoin la mâture. On mit en ordre le poste des blessés. Selon la mode navale d’alors, on bastingua le pont, ce qui est une garantie contre les balles, mais non contre les boulets. On apporta les passe-balles, bien qu’il fût un peu tard pour vérifier les calibres; mais on n’avait pas prévu tant d’incidents. Chaque matelot reçut une giberne et mit dans sa ceinture une paire de pistolets et un poignard. On plia les branles; on pointa l’artillerie; on prépara la mousqueterie; on disposa les haches et les grappins; on tint prêtes les soutes à gargousses et les soutes à boulets; on ouvrit la soute aux poudres. Chaque homme prit son poste. Tout cela sans dire une parole et comme dans la chambre d’un mourant. Ce fut rapide et lugubre.


Puis on embossa la corvette. Elle avait six ancres comme une frégate. On les mouilla toutes les six; l’ancre de veille à l’avant, l’ancre de toue à l’arrière, l’ancre de flot du côté du large, l’ancre de jusant du côté des brisants, l’ancre d’affourche à tribord et la maîtresse-ancre à bâbord.


Les neuf caronades qui restaient vivantes furent mises en batterie toutes les neuf d’un seul côté, du côté de l’ennemi.


L’escadre, non moins silencieuse, avait, elle aussi, complété sa manœuvre. Les huit bâtiments formaient maintenant un demi-cercle dont les Minquiers faisaient la Corde. LaClaymore, enfermée dans ce demi-cercle, et d’ailleurs garrottée par ses propres ancres, était adossée à l’écueil, c’est-à-dire au naufrage.


C’était comme une meute autour d’un sanglier, ne donnant pas de voix, mais montrant les dents.


Il semblait de part et d’autre qu’on s’attendait.


Les canonniers de la Claymore étaient à leurs pièces.


Boisberthelot dit à La Vieuville:


– Je tiendrais à commencer le feu.


– Plaisir de coquette, dit La Vieuville.

IX QUELQU’UN ÉCHAPPE

Le passager n’avait pas quitté le pont, il observait tout, impassible.


Boisberthelot s’approcha de lui.


– Monsieur, lui dit-il, les préparatifs sont faits. Nous voilà maintenant cramponnés à notre tombeau, nous ne lâcherons pas prise. Nous sommes prisonniers de l’escadre ou de l’écueil. Nous rendre à l’ennemi ou sombrer dans les brisants, nous n’avons pas d’autre choix. Il nous reste une ressource, mourir. Combattre vaut mieux que naufrager. J’aime mieux être mitraillé que noyé; en fait de mort, je préfère le feu à l’eau. Mais mourir, c’est notre affaire à nous autres, ce n’est pas la vôtre, à vous. Vous êtes l’homme choisi par les princes, vous avez une grande mission, diriger la guerre de Vendée. Vous de moins, c’est peut-être la monarchie perdue; vous devez donc vivre. Notre honneur à nous est de rester ici, le vôtre est d’en sortir. Vous allez, mon général, quitter le navire. Je vais vous donner un homme et un canot. Gagner la côte par un détour n’est pas impossible. Il n’est pas encore jour, les lames sont hautes, la mer est obscure, vous échapperez. Il y a des cas où fuir, c’est vaincre.


Le vieillard fit, de sa tête sévère, un grave signe d’acquiescement.


Le comte du Boisberthelot éleva la voix:


– Soldats et matelots, cria-t-il.


Tous les mouvements s’arrêtèrent, et de tous les points du navire, les visages se tournèrent vers le capitaine.


Il poursuivit:


– L’homme qui est parmi nous représente le roi. Il nous est confié, nous devons le conserver. Il est nécessaire au trône de France; à défaut d’un prince, il sera, c’est du moins notre attente, le chef de la Vendée. C ’est un grand officier de guerre. Il devait aborder en France avec nous, il faut qu’il y aborde sans nous. Sauver la tête, c’est tout sauver.


– Oui! oui! oui! crièrent toutes les voix de l’équipage.


Le capitaine continua:


– Il va courir, lui aussi, de sérieux dangers. Atteindre la côte n’est pas aisé. Il faudrait que le canot fût grand pour affronter la haute mer et il faut qu’il soit petit pour échapper à la croisière. Il s’agit d’aller atterrir à un point quelconque, qui soit sûr, et plutôt du côté de Fougères que du côté de Coutances. Il faut un matelot solide, bon rameur et bon nageur; qui soit du pays et qui connaisse les passes. Il y a encore assez de nuit pour que le canot puisse s’éloigner de la corvette sans être aperçu. Et puis, il va y avoir de la fumée qui achèvera de le cacher. Sa petitesse l’aidera à se tirer des bas-fonds. Où la panthère est prise, la belette échappe. Il n’y a pas d’issue pour nous; il y en a pour lui. Le canot s’éloignera à force de rames; les navires ennemis ne le verront pas; et d’ailleurs pendant ce temps-là, nous ici, nous allons les amuser. Est-ce dit?


– Oui! oui! oui! cria l’équipage.


– Il n’y a pas une minute à perdre, reprit le capitaine.


Y a-t-il un homme de bonne volonté?


Un matelot dans l’obscurité sortit des rangs et dit:


– Moi.

X ÉCHAPPE-T-IL?

Quelques instants après, un de ces petits canots qu’on appelle you-yous et qui sont spécialement affectés au service des capitaines s’éloignait du navire. Dans ce canot, il y avait deux hommes, le vieux passager qui était à l’arrière, et le matelot «de bonne volonté» qui était à l’avant. La nuit était encore très obscure. Le matelot, conformément aux indications du capitaine, ramait vigoureusement dans la direction des Minquiers. Aucune autre issue n’était d’ailleurs possible.


On avait jeté au fond du canot quelques provisions, un sac de biscuits, une langue de bœuf fumée et un baril d’eau.


Au moment où le you-you prit la mer, La Vieuville, goguenard devant le gouffre, se pencha par-dessus l’étambot du gouvernail de la corvette, et ricana cet adieu au canot:


– C’est bon pour s’échapper, et excellent pour se noyer.


– Monsieur, dit le pilote, ne rions plus.


L’écart se fit vite et il y eut promptement bonne distance entre la corvette et le canot. Le vent et le flot étaient d’accord avec le rameur, et la petite barque fuyait rapidement, ondulant dans le crépuscule et cachée par les grands plis des vagues.


Il y avait sur la mer on ne sait quelle sombre attente.


Tout à coup, dans ce vaste et tumultueux silence de l’océan, il s’éleva une voix qui, grossie par le porte-voix comme par le masque d’airain de la tragédie antique, semblait presque surhumaine.


C’était le capitaine Boisberthelot qui prenait la parole.


– Marins du roi, cria-t-il, clouez le pavillon blanc au grand mât. Nous allons voir se lever notre dernier soleil.


Et un coup de canon partit de la corvette.


– Vive le roi! cria l’équipage.


Alors on entendit au fond de l’horizon un autre cri, immense, lointain, confus, distinct pourtant:


– Vive la République!


Et un bruit pareil au bruit de trois cents foudres éclata dans les profondeurs de l’océan.


La lutte commençait.


La mer se couvrit de fumée et de feu.


Les jets d’écume que font les boulets en tombant dans l’eau piquèrent les vagues de tous les côtés.


La Claymore se mit à cracher de la flamme sur les huit navires. En même temps toute l’escadre groupée en demi-lune autour de la Claymore faisait feu de toutes ses batteries. L’horizon s’incendia. On eût dit un volcan qui sort de la mer. Le vent tordait cette immense pourpre de la bataille où les navires apparaissaient et disparaissaient comme des spectres. Au premier plan, le squelette noir de la corvette se dessinait sur ce fond rouge.


On distinguait à la pointe du grand mât le pavillon fleurdelysé.


Les deux hommes qui étaient dans le canot se taisaient.


Le bas-fond triangulaire des Minquiers, sorte de trinacrie sous-marine, est plus vaste que l’île entière de Jersey; la mer le couvre; il a pour point culminant un plateau qui émerge des plus hautes marées et duquel se détachent au nord-est six puissants rochers rangés en droite ligne, qui font l’effet d’une grande muraille écroulée çà et là. Le détroit entre le plateau et les six écueils n’est praticable qu’aux barques d’un très faible tirant d’eau. Au delà de ce détroit, on trouve le large.


Le matelot qui s’était chargé du sauvetage du canot engagea l’embarcation dans le détroit. De cette façon il mettait les Minquiers entre la bataille et le canot. Il nagea avec adresse dans l’étroit chenal, évitant les récifs à bâbord comme à tribord; les rochers maintenant masquaient la bataille. La lueur de l’horizon et le fracas furieux de la canonnade commençaient à décroître, à cause de la distance qui augmentait; mais, à la continuité des détonations, on pouvait comprendre que la corvette tenait bon et qu’elle voulait épuiser, jusqu’à la dernière, ses cent quatre-vingt-onze bordées.


Bientôt, le canot se trouva dans une eau libre, hors de l’écueil, hors de la bataille, hors de la portée des projectiles.


Peu à peu le modelé de la mer devenait moins sombre, les luisants brusquement noyés de noirceurs s’élargissaient, les écumes compliquées se brisaient en jets de lumière, des blancheurs flottaient sur les méplats des vagues. Le jour parut.


Le canot était hors de l’atteinte de l’ennemi; mais le plus difficile restait à faire. Le canot était sauvé de la mitraille, mais non du naufrage. Il était en haute mer, coque imperceptible, sans pont, sans voile, sans mât, sans boussole, n’ayant de ressource que la rame, en présence de l’océan et de l’ouragan, atome à la merci des colosses.


Alors, dans cette immensité, dans cette solitude, levant sa face que blêmissait le matin, l’homme qui était à l’avant du canot regarda fixement l’homme qui était à l’arrière et lui dit:


– Je suis le frère de celui que vous avez fait fusiller.

LIVRE III. HALMALO

I LA PAROLE, C’EST LE VERBE

Le vieillard redressa lentement la tête.


L’homme qui lui parlait avait environ trente ans.


Il avait sur le front le hâle de la mer; ses yeux étaient étranges; c’était le regard sagace du matelot dans la prunelle candide du paysan. Il tenait puissamment les rames dans ses deux poings. Il avait l’air doux.


On voyait à sa ceinture un poignard, deux pistolets et un rosaire.


– Qui êtes-vous? dit le vieillard.


– Je viens de vous le dire.


– Qu’est-ce que vous me voulez?


L’homme quitta les avirons, croisa les bras et répondit:


– Vous tuer.


– Comme vous voudrez, dit le vieillard.


L’homme haussa la voix.


– Préparez-vous.


– À quoi?


– À mourir.


– Pourquoi? demanda le vieillard.


Il y eut un silence. L’homme sembla un moment comme interdit de la question. Il reprit:


– Je dis que je veux vous tuer.


– Et je vous demande pourquoi?


Un éclair passa dans les yeux du matelot.


– Parce que vous avez tué mon frère.


Le vieillard repartit avec calme:


– J’ai commencé par lui sauver la vie.


– C’est vrai. Vous l’avez sauvé d’abord et tué ensuite.


– Ce n’est pas moi qui l’ai tué.


– Qui donc l’a tué?


– Sa faute.


Le matelot, béant, regarda le vieillard; puis ses sourcils reprirent leur froncement farouche.


– Comment vous appelez-vous? dit le vieillard.


– Je m’appelle Halmalo, mais vous n’avez pas besoin de savoir mon nom pour être tué par moi.


En ce moment le soleil se leva. Un rayon frappa le matelot en plein visage et éclaira vivement cette figure sauvage. Le vieillard le considérait attentivement.


La canonnade, qui se prolongeait toujours, avait maintenant des interruptions et des saccades d’agonie. Une vaste fumée s’affaissait sur l’horizon. Le canot, que ne maniait plus le rameur, allait à la dérive.


Le matelot saisit de sa main droite un des pistolets de sa ceinture et de sa main gauche son chapelet.


Le vieillard se dressa debout:


– Tu crois en Dieu? dit-il.


– Notre Père qui est au ciel, répondit le matelot.


Et il fit le signe de la croix.


– As-tu ta mère?


– Oui.


Il fit un deuxième signe de croix. Puis il reprit:


– C’est dit. Je vous donne une minute, monseigneur.


Et il arma le pistolet.


– Pourquoi m’appelles-tu monseigneur?


– Parce que vous êtes un seigneur. Cela se voit.


– As-tu un seigneur, toi?


– Oui, et un grand. Est-ce qu’on vit sans seigneur?


– Où est-il?


– Je ne sais pas. Il a quitté le pays. Il s’appelle monsieur le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince en Bretagne; il est le seigneur des Sept-Forêts. Je ne l’ai jamais vu, ce qui ne l’empêche pas d’être mon maître.


– Et si tu le voyais, lui obéirais-tu?


– Certes. Je serais donc un païen, si je ne lui obéissais pas! on doit obéissance à Dieu, et puis au roi qui est comme Dieu, et puis au seigneur qui est comme le roi. Mais ce n’est pas tout ça, vous avez tué mon frère, il faut que je vous tue.


Le vieillard répondit:


– D’abord, j’ai tué ton frère, j’ai bien fait.


Le matelot crispa son poing sur son pistolet.


– Allons, dit-il.


– Soit, dit le vieillard.


Et, tranquille, il ajouta:


– Où est le prêtre?


Le matelot le regarda.


– Le prêtre?


– Oui, le prêtre. J’ai donné un prêtre à ton frère, tu me dois un prêtre.


– Je n’en ai pas, dit le matelot.


Et il continua:


– Est-ce qu’on a des prêtres en pleine mer?


On entendait les détonations convulsives du combat de plus en plus lointain.


– Ceux qui meurent là-bas ont le leur, dit le vieillard.


– C’est vrai, murmura le matelot. Ils ont monsieur l’aumônier.


Le vieillard poursuivit:


– Tu perds mon âme, ce qui est grave.


Le matelot baissa la tête, pensif.


– Et en perdant mon âme, reprit le vieillard, tu perds la tienne. Écoute. J’ai pitié de toi. Tu feras ce que tu voudras. Moi, j’ai fait mon devoir tout à l’heure, d’abord en sauvant la vie à ton frère et ensuite en la lui ôtant, et je fais mon devoir à présent en tâchant de sauver ton âme. Réfléchis. Cela te regarde. Entends-tu les coups de canon dans ce moment-ci? Il y a là des hommes qui périssent, il y a là des désespérés qui agonisent, il y a là des maris qui ne reverront plus leurs femmes, des pères qui ne reverront plus leur enfant, des frères qui, comme toi, ne reverront plus leur frère. Et par la faute de qui? par la faute de ton frère à toi. Tu crois en Dieu, n’est-ce pas? Eh bien, tu sais que Dieu souffre en ce moment; Dieu souffre dans son fils très-chrétien le roi de France qui est enfant comme l’enfant Jésus et qui est en prison dans la tour du Temple; Dieu souffre dans son église de Bretagne; Dieu souffre dans ses cathédrales insultées, dans ses évangiles déchirés, dans ses maisons de prière violées; Dieu souffre dans ses prêtres assassinés. Qu’est-ce que nous venions faire, nous, dans ce navire qui périt en ce moment? Nous venions secourir Dieu. Si ton frère avait été un bon serviteur, s’il avait fidèlement fait son office d’homme sage et utile, le malheur de la caronade ne serait pas arrivé, la corvette n’eût pas été désemparée, elle n’eût pas manqué sa route, elle ne fût pas tombée dans cette flotte de perdition, et nous débarquerions à cette heure en France, tous, en vaillants hommes de guerre et de mer que nous sommes, sabre au poing, drapeau blanc déployé, nombreux, contents, joyeux, et nous viendrions aider les braves paysans de Vendée à sauver la France, à sauver le roi, à sauver Dieu. Voilà ce que nous venions faire, voilà ce que nous ferions. Voilà ce que, moi, le seul qui reste, je viens faire. Mais tu t’y opposes. Dans cette lutte des impies contre les prêtres, dans cette lutte des régicides contre le roi, dans cette lutte de Satan contre Dieu, tu es pour Satan. Ton frère a été le premier auxiliaire du démon, tu es le second. Il a commencé, tu achèves. Tu es pour les régicides contre le trône, tu es pour les impies contre l’Église. Tu ôtes à Dieu sa dernière ressource. Parce que je ne serai point là, moi qui représente le roi, les hameaux vont continuer de brûler, les familles de pleurer, les prêtres de saigner, la Bretagne de souffrir, et le roi d’être en prison, et Jésus-Christ d’être en détresse. Et qui aura fait cela? Toi. Va, c’est ton affaire. Je comptais sur toi pour tout le contraire. Je me suis trompé. Ah oui, c’est vrai, tu as raison, j’ai tué ton frère. Ton frère avait été courageux, je l’ai récompensé; il avait été coupable, je l’ai puni. Il avait manqué à son devoir, je n’ai pas manqué au mien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore. Et, je le jure par la grande sainte Anne d’Auray qui nous regarde, en pareil cas, de même que j’ai fait fusiller ton frère, je ferais fusiller mon fils. Maintenant, tu es le maître. Oui, je te plains. Tu as menti à ton capitaine. Toi, chrétien, tu es sans foi; toi, Breton, tu es sans honneur; j’ai été confié à ta loyauté et accepté par ta trahison; tu donnes ma mort à ceux à qui tu as promis ma vie. Sais-tu qui tu perds ici? C’est toi. Tu prends ma vie au roi et tu donnes ton éternité au démon. Va, commets ton crime, c’est bien. Tu fais bon marché de ta part de paradis. Grâce à toi, le diable vaincra, grâce à toi, les églises tomberont, grâce à toi, les païens continueront de fondre les cloches et d’en faire des canons; on mitraillera les hommes avec ce qui sauvait les âmes. En ce moment où je parle, la cloche qui a sonné ton baptême tue peut-être ta mère. Va, aide le démon. Ne t’arrête pas. Oui, j’ai condamné ton frère, mais sache cela, je suis un instrument de Dieu. Ah! tu juges les moyens de Dieu! tu vas donc te mettre à juger la foudre qui est dans le ciel? Malheureux, tu seras jugé par elle. Prends garde à ce que tu vas faire. Sais-tu seulement si je suis en état de grâce? Non. Va tout de même. Fais ce que tu voudras. Tu es libre de me jeter en enfer et de t’y jeter avec moi. Nos deux damnations sont dans ta main. Le responsable devant Dieu, ce sera toi. Nous sommes seuls et face à face dans l’abîme. Continue, termine, achève. Je suis vieux et tu es jeune; je suis sans armes et tu es armé; tue-moi.


Pendant que le vieillard, debout, d’une voix plus haute que le bruit de la mer, disait ces paroles, les ondulations de la vague le faisaient apparaître tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière; le matelot était devenu livide; de grosses gouttes de sueur lui tombaient du front; il tremblait comme la feuille; par moments il baisait son rosaire; quand le vieillard eut fini, il jeta son pistolet et tomba à genoux.


– Grâce, monseigneur! pardonnez-moi, cria-t-il; vous parlez comme le bon Dieu. J’ai tort. Mon frère a eu tort. Je ferai tout pour réparer son crime. Disposez de moi. Ordonnez. J’obéirai.


– Je te fais grâce, dit le vieillard.

II MÉMOIRE DE PAYSAN VAUT SCIENCE DE CAPITAINE

Les provisions qui étaient dans le canot ne furent pas inutiles.


Les deux fugitifs, obligés à de longs détours, mirent trente-six heures à atteindre la côte. Ils passèrent une nuit en mer; mais la nuit fut belle, avec trop de lune cependant pour des gens qui cherchaient à se dérober.


Ils durent d’abord s’éloigner de France et gagner le large vers Jersey.


Ils entendirent la suprême canonnade de la corvette foudroyée, comme on entend le dernier rugissement du lion que les chasseurs tuent dans les bois. Puis le silence se fit sur la mer.


Cette corvette la Claymore mourut de la même façon que le Vengeur; mais la gloire l’a ignoré. On n’est pas héros contre son pays.


Halmalo était un marin surprenant. Il fit des miracles de dextérité et d’intelligence; cette improvisation d’un itinéraire à travers les écueils, les vagues et le guet de l’ennemi fut un chef-d’œuvre. Le vent avait décru et la mer était devenue maniable.


Halmalo évita les Caux des Minquiers, contourna la Chaussée-aux -Bœufs, s’y abrita, afin d’y prendre quelques heures de repos dans la petite crique qui s’y fait au nord à mer basse, et, redescendant au sud, trouva moyen de passer entre Granville et les îles Chausey sans être aperçu ni de la vigie de Chausey ni de la vigie de Granville. Il s’engagea dans la baie de Saint-Michel, ce qui était hardi à cause du voisinage de Cancale, lieu d’ancrage de la croisière.


Le soir du second jour, environ une heure avant le coucher du soleil, il laissa derrière lui le mont Saint-Michel, et vint atterrir à une grève qui est toujours déserte, parce qu’elle est dangereuse; on s’y enlise.


Heureusement la marée était haute.


Halmalo poussa l’embarcation le plus avant qu’il put, tâta le sable, le trouva solide, y échoua le canot et sauta à terre.


Le vieillard après lui enjamba le bord et examina l’horizon.


– Monseigneur, dit Halmalo, nous sommes ici à l’embouchure du Couesnon. Voilà Beauvoir à tribord et Huisnes à bâbord. Le clocher devant nous, c’est Ardevon.


Le vieillard se pencha dans le canot, y prit un biscuit qu’il mit dans sa poche, et dit à Halmalo:


– Prends le reste.


Halmalo mit dans le sac ce qui restait de viande avec ce qui restait de biscuit, et chargea le sac sur son épaule. Cela fait, il dit:


– Monseigneur, faut-il vous conduire ou vous suivre?


– Ni l’un ni l’autre.


Halmalo stupéfait regarda le vieillard.


Le vieillard continua:


– Halmalo, nous allons nous séparer. Être deux ne vaut rien. Il faut être mille ou seul.


Il s’interrompit, et tira d’une de ses poches un nœud de soie verte, assez pareil à une cocarde, au centre duquel était brodée une fleur de lys en or. Il reprit:


– Sais-tu lire?


– Non.


– C’est bien. Un homme qui lit, ça gêne. As-tu bonne mémoire?


– Oui.


– C’est bien. Écoute, Halmalo. Tu vas prendre à droite et moi à gauche. J’irai du côté de Fougères, toi du côté de Bazouges. Garde ton sac qui te donne l’air d’un paysan. Cache tes armes. Coupe-toi un bâton dans les haies. Rampe dans les seigles qui sont hauts. Glisse-toi derrière les clôtures. Enjambe les échaliers pour aller à travers champs. Laisse à distance les passants. Évite les chemins et les ponts. N’entre pas à Pontorson. Ah! tu auras à traverser le Couesnon. Comment le passeras-tu?


– À la nage.


– C’est bien. Et puis il y a un gué. Sais-tu où il est?


– Entre Ancey et Vieux-Viel.


– C’est bien. Tu es vraiment du pays.


– Mais la nuit vient. Où monseigneur couchera-t-il?


– Je me charge de moi. Et toi, où coucheras-tu?


– Il y a des émousses. Avant d’être matelot j’ai été paysan.


– Jette ton chapeau de marin qui te trahirait. Tu trouveras bien quelque part une carapousse.


– Oh! nu tapabor, cela se trouve partout. Le premier pêcheur venu me vendra le sien.


– C’est bien. Maintenant, écoute. Tu connais les bois?


– Tous.


– De tout le pays?


– Depuis Noirmoutier jusqu’à Laval.


– Connais-tu aussi les noms?


– Je connais les bois, je connais les noms, je connais tout.


– Tu n’oublieras rien?


– Rien.


– C’est bien. À présent, attention. Combien peux-tu faire de lieues par jour?


– Dix, quinze, dix-huit, vingt, s’il le faut.


– Il le faudra. Ne perds pas un mot de ce que je vais te dire. Tu iras au bois de Saint-Aubin.


– Près de Lamballe?


– Oui. Sur la lisière du ravin qui est entre Saint-Rieul et Plédéliac il y a un gros châtaignier. Tu t’arrêteras là. Tu ne verras personne.


– Ce qui n’empêche pas qu’il y aura quelqu’un. Je sais.


– Tu feras l’appel. Sais-tu faire l’appel?


Halmalo enfla ses joues, se tourna du côté de la mer, et l’on entendit le hou-hou de la chouette.


On eût dit que cela venait des profondeurs nocturnes; c’était ressemblant et sinistre.


– Bien, dit le vieillard. Tu en es.


Il tendit à Halmalo le nœud de soie verte.


– Voici mon nœud de commandement. Prends-le. Il importe que personne encore ne sache mon nom. Mais ce nœud suffit. La fleur de lys a été brodée par Madame Royale dans la prison du Temple.


Halmalo mit un genou en terre. Il reçut avec un tremblement le nœud fleurdelysé, et en approcha ses lèvres; puis s’arrêtant comme effrayé de ce baiser:


– Le puis-je? demanda-t-il.


– Oui, puisque tu baises le crucifix.


Halmalo baisa la fleur de lys.


– Relève-toi, dit le vieillard.


Halmalo se releva et mit le nœud dans sa poitrine.


Le vieillard poursuivit:


– Écoute bien ceci. Voici l’ordre: Insurgez-vous. Pas de quartier. Donc, sur la lisière du bois de Saint-Aubin tu feras l’appel. Tu le feras trois fois. À la troisième fois tu verras un homme sortir de terre.


– D’un trou sous les arbres. Je sais.


– Cet homme, c’est Planchenault, qu’on appelle aussi Cœur-de-Roi. Tu lui montreras ce nœud. Il comprendra. Tu iras ensuite, par les chemins que tu inventeras, au bois d’Astillé; tu y trouveras un homme cagneux qui est surnommé Mousqueton, et qui ne fait miséricorde à personne. Tu lui diras que je l’aime, et qu’il mette en branle ses paroisses. Tu iras ensuite au bois de Couesbon qui est à une lieue de Ploërmel. Tu feras l’appel de la chouette; un homme sortira d’un trou; c’est M. Thuault, sénéchal de Ploërmel, qui a été de ce qu’on appelle l’Assemblée constituante, mais du bon côté. Tu lui diras d’armer le château de Couesbon qui est au marquis de Guer, émigré. Ravins, petits bois, terrain inégal, bon endroit. M. Thuault est un homme droit et d’esprit. Tu iras ensuite à Saint-Ouen-les-Toits, et tu parleras à Jean Chouan, qui est à mes yeux le vrai chef. Tu iras ensuite au bois de Ville-Anglose, tu y verras Guitter, qu’on appelle Saint-Martin, tu lui diras d’avoir l’œil sur un certain Courmesnil, qui est gendre du vieux Goupil de Préfeln et qui mène la jacobinière d’Argentan. Retiens bien tout. Je n’écris rien parce qu’il ne faut rien écrire. La Rouarie a écrit une liste; cela a tout perdu. Tu iras ensuite au bois de Rougefeu où est Miélette qui saute par-dessus les ravins en s’arc-boutant sur une longue perche.


– Cela s’appelle une ferte.


– Sais-tu t’en servir?


– Je ne serais donc pas Breton et je ne serais donc pas paysan? La ferte, c’est notre amie. Elle agrandit nos bras et allonge nos jambes.


– C’est-à-dire qu’elle rapetisse l’ennemi et raccourcit le chemin. Bon engin.


– Une fois, avec ma ferte, j’ai tenu tête à trois gabeloux qui avaient des sabres.


– Quand ça?


– Il y a dix ans.


– Sous le roi?


– Mais oui.


– Tu t’es donc battu sous le roi?


– Mais oui.


– Contre qui?


– Ma foi, je ne sais pas. J’étais faux-saulnier.


– C’est bien.


– On appelait cela se battre contre les gabelles. Les gabelles, est-ce que c’est la même chose que le roi?


– Oui. Non. Mais il n’est pas nécessaire que tu comprennes cela.


– Je demande pardon à monseigneur d’avoir fait une question à monseigneur.


– Continuons. Connais-tu la Tourgue?


– Si je connais la Tourgue! j’en suis.


– Comment?


– Oui, puisque je suis de Parigné.


– En effet, la Tourgue est voisine de Parigné.


– Si je connais la Tourgue! Le gros château rond qui est le château de famille de mes seigneurs! Il y a une grosse porte de fer qui sépare le bâtiment neuf du bâtiment vieux et qu’on n’enfoncerait pas avec du canon. C’est dans le bâtiment neuf qu’est le fameux livre sur saint Barthélemy qu’on venait voir par curiosité. Il y a des grenouilles dans l’herbe. J’ai joué tout petit avec ces grenouilles-là. Et la passe souterraine! je la connais. Il n’y a peut-être plus que moi qui la connaisse.


– Quelle passe souterraine? Je ne sais pas ce que tu veux dire.


– C’était pour autrefois, dans les temps, quand la Tourgue était assiégée. Les gens du dedans pouvaient se sauver dehors en passant par un passage sous terre qui va aboutir à la forêt.


– En effet, il y a un passage souterrain de ce genre au château de la Jupellière, et au château de la Hunaudaye, et à la tour de Champéon; mais il n’y a rien de pareil à la Tourgue.


– Si fait, monseigneur. Je ne connais pas ces passages-là dont monseigneur parle. Je ne connais que celui de la Tourgue, parce que je suis du pays. Et, encore, il n’y a guère que moi qui sache cette passe-là. On n’en parlait pas. C’était défendu, parce que ce passage avait servi du temps des guerres de M. de Rohan. Mon père savait le secret et il me l’a montré. Je connais le secret pour entrer et le secret pour sortir. Si je suis dans la forêt, je puis aller dans la tour, et si je suis dans la tour, je puis aller dans la forêt, sans qu’on me voie. Et quand les ennemis entrent, il n’y a plus personne. Voilà ce que c’est que la Tourgue. Ah! je la connais.


Le vieillard demeura un moment silencieux.


– Tu te trompes évidemment; s’il y avait un tel secret, je le saurais.


– Monseigneur, j’en suis sûr. Il y a une pierre qui tourne.


– Ah bon! Vous autres paysans, vous croyez aux pierres qui tournent, aux pierres qui chantent, aux pierres qui vont boire la nuit au ruisseau d’à côté. Tas de contes.


– Mais puisque je l’ai fait tourner, la pierre…


– Comme d’autres l’ont entendue chanter. Camarade, la Tourgue est une bastille sûre et forte, facile à défendre; mais celui qui compterait sur une issue souterraine pour s’en tirer serait naïf.


– Mais, monseigneur…


Le vieillard haussa les épaules.


– Ne perdons pas de temps, parlons de nos affaires.


Ce ton péremptoire coupa court à l’insistance de Halmalo.


Le vieillard reprit:


– Poursuivons. Écoute. De Rougefeu, tu iras au bois de Montchevrier, où est Bénédicité, qui est le chef des Douze. C’est encore un bon. Il dit son Benedicite pendant qu’il fait arquebuser les gens. En guerre, pas de sensiblerie. De Montchevrier, tu iras…


Il s’interrompit.


– J’oubliais l’argent.


Il prit dans sa poche et mit dans la main de Halmalo une bourse et un portefeuille.


– Voilà dans ce portefeuille trente mille francs en assignats, quelque chose comme trois livres dix sous; il faut dire que les assignats sont faux, mais les vrais valent juste autant; et voici dans cette bourse, attention, cent louis en or. Je te donne tout ce que j’ai. Je n’ai plus besoin de rien ici. D’ailleurs, il vaut mieux qu’on ne puisse pas trouver d’argent sur moi. Je reprends. De Montchevrier tu iras à Antrain, où tu verras M. de Frotté; d’Antrain à la Jupellière, où tu verras M. de Rochecotte; de la Jupellière à Noirieux, où tu verras l’abbé Baudouin. Te rappelleras-tu tout cela?


– Comme mon Pater.


– Tu verras M. Dubois-Guy à Saint-Brice-en-Cogle, M. de Turpin, à Morannes, qui est un bourg fortifié, et le prince de Talmont, à Château-Gonthier.


– Est-ce qu’un prince me parlera?


– Puisque je te parle.


Halmalo ôta son chapeau.


– Tout le monde te recevra bien en voyant cette fleur de lys de Madame. N’oublie pas qu’il faut que tu ailles dans des endroits où il y a des montagnards et des patauds. Tu te déguiseras. C’est facile. Ces républicains sont si bêtes, qu’avec un habit bleu, un chapeau à trois cornes et une cocarde tricolore on passe partout. Il n’y a plus de régiments, il n’y a plus d’uniformes, les corps n’ont pas de numéros; chacun met la guenille qu’il veut. Tu iras à Saint-Mhervé. Tu y verras Gaulier, dit Grand-Pierre. Tu iras au cantonnement de Parné où sont les hommes aux visages noircis. Ils mettent du gravier dans leurs fusils et double charge de poudre pour faire plus de bruit, ils font bien; mais surtout dis-leur de tuer, de tuer, de tuer. Tu iras au camp de la Vache-Noire qui est sur une hauteur, au milieu du bois de la Charnie, puis au camp de l’Avoine, puis au camp Vert, puis au camp des Fourmis. Tu iras au Grand-Bordage, qu’on appelle aussi le Haut-du-Pré, et qui est habité par une veuve dont Treton, dit l’Anglais, a épousé la fille. Le Grand-Bordage est dans la paroisse de Quelaines. Tu visiteras Épineux-le-Chevreuil, Sillé-le-Guillaume, Parannes, et tous les hommes qui sont dans tous les bois. Tu auras des amis et tu les enverras sur la lisière du haut et du bas Maine; tu verras Jean Treton dans la paroisse de Vaisges, Sans-Regret au Bignon, Chambord à Bonchamps, les frères Corbin à Maisoncelles, et le Petit-Sans-Peur, à Saint-Jean-sur-Erve. C’est le même qui s’appelle Bourdoiseau. Tout cela fait, et le mot d’ordre, Insurgez-vous, Pas de quartier, donné partout, tu joindras la grande armée, l’armée catholique et royale, où elle sera. Tu verras MM. d’Elbée, de Lescure, de La Rochejaquelein, ceux des chefs qui vivront alors. Tu leur montreras mon nœud de commandement. Ils savent ce que c’est. Tu n’es qu’un matelot, mais Cathelineau n’est qu’un charretier. Tu leur diras de ma part ceci: Il est temps de faire les deux guerres ensemble; la grande et la petite. La grande fait plus de tapage, la petite plus de besogne. La Vendée est bonne, la Chouannerie est pire; et en guerre civile, c’est la pire qui est la meilleure. La bonté d’une guerre se juge à la quantité de mal qu’elle fait.


Il s’interrompit.


– Halmalo, je te dis tout cela. Tu ne comprends pas les mots, mais tu comprends les choses. J’ai pris confiance en toi en te voyant manœuvrer le canot; tu ne sais pas la géométrie, et tu fais des mouvements de mer surprenants; qui sait mener une barque peut piloter une insurrection; à la façon dont tu as manié l’intrigue de la mer, j’affirme que tu te tireras bien de toutes mes commissions. Je reprends. Tu diras donc ceci aux chefs, à peu près, comme tu pourras, mais ce sera bien. J’aime mieux la guerre des forêts que la guerre des plaines; je ne tiens pas à aligner cent mille paysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l’artillerie de monsieur Carnot; avant un mois je veux avoir cinq cent mille tueurs embusqués dans les bois. L’armée républicaine est mon gibier. Braconner, c’est guerroyer. Je suis le stratège des broussailles. Bon, voilà encore un mot que tu ne saisiras pas, c’est égal, tu saisiras ceci: Pas de quartier! et des embuscades partout! Je veux faire plus de Chouannerie que de Vendée. Tu ajouteras que les Anglais sont avec nous. Prenons la république entre deux feux. L’Europe nous aide. Finissons-en avec la révolution. Les rois lui font la guerre des royaumes, faisons-lui la guerre des paroisses. Tu diras cela. As-tu compris?


– Oui. Il faut tout mettre à feu et à sang.


– C’est ça.


– Pas de quartier.


– À personne. C’est ça.


– J’irai partout.


– Et prends garde. Car dans ce pays-ci on est facilement un homme mort.


– La mort, cela ne me regarde point. Qui fait son premier pas use peut-être ses derniers souliers.


– Tu es un brave.


– Et si l’on me demande le nom de monseigneur?


– On ne doit pas le savoir encore. Tu diras que tu ne le sais pas, et ce sera la vérité.


– Où reverrai-je monseigneur?


– Où je serai.


– Comment le saurai-je?


– Parce que tout le monde le saura. Avant huit jours on parlera de moi, je ferai des exemples, je vengerai le roi et la religion, et tu reconnaîtras bien que c’est de moi qu’on parle.


– J’entends.


– N’oublie rien.


– Soyez tranquille.


– Pars maintenant. Que Dieu te conduise. Va.


– Je ferai tout ce que vous m’avez dit. J’irai. Je parlerai. J’obéirai. Je commanderai.


– Bien.


– Et si je réussis…


– Je te ferai chevalier de Saint-Louis.


– Comme mon frère; et si je ne réussis pas, vous me ferez fusiller.


– Comme ton frère.


– C’est dit, monseigneur.


Le vieillard baissa la tête et sembla tomber dans une sévère rêverie. Quand il releva les yeux, il était seul. Halmalo n’était plus qu’un point noir s’enfonçant dans l’horizon.


Le soleil venait de se coucher.


Les goëlands et les mouettes à capuchon rentraient; la mer c’est dehors.


On sentait dans l’espace cette espèce d’inquiétude qui précède la nuit; les rainettes coassaient, les jaquets s’envolaient des flaques d’eau en sifflant, les mauves, les freux, les carabins, les grolles, faisaient leur vacarme du soir; les oiseaux de rivage s’appelaient; mais pas un bruit humain. La solitude était profonde. Pas une voile dans la baie, pas un paysan dans la campagne. À perte de vue l’étendue déserte. Les grands chardons des sables frissonnaient. Le ciel blanc du crépuscule jetait sur la grève une vaste clarté livide. Au loin les étangs dans la plaine sombre ressemblaient à des plaques d’étain posées à plat sur le sol. Le vent soufflait du large.

LIVRE IV. TELLMARCH

I LE HAUT DE LA DUNE

Le vieillard laissa disparaître Halmalo, puis serra son manteau de mer autour de lui, et se mit en marche. Il cheminait à pas lents, pensif. Il se dirigeait vers Huisnes, pendant que Halmalo s’en allait vers Beauvoir.


Derrière lui se dressait, énorme triangle noir, avec sa tiare de cathédrale et sa cuirasse de forteresse, avec ses deux grosses tours du levant, l’une ronde, l’autre carrée, qui aident la montagne à porter le poids de l’église et du village, le mont Saint-Michel, qui est à l’océan ce que Chéops est au désert.


Les sables mouvants de la baie du mont Saint-Michel déplacent insensiblement leurs dunes. Il y avait à cette époque entre Huisnes et Ardevon une dune très haute, effacée aujourd’hui. Cette dune, qu’un coup d’équinoxe a nivelée, avait cette rareté d’être ancienne et de porter à son sommet une pierre milliaire érigée au XIIe siècle en commémoration du concile tenu à Avranches contre les assassins de saint Thomas de Cantorbéry. Du haut de cette dune on découvrait tout le pays, et l’on pouvait s’orienter.


Le vieillard marcha vers cette dune et y monta.


Quand il fut sur le sommet, il s’adossa à la pierre milliaire, s’assit sur une des quatre bornes qui en marquaient les angles, et se mit à examiner l’espèce de carte de géographie qu’il avait sous les pieds. Il semblait chercher une route dans un pays d’ailleurs connu. Dans ce vaste paysage, trouble à cause du crépuscule, il n’y avait de précis que l’horizon, noir sur le ciel blanc.


On y apercevait les groupes de toits de onze bourgs et villages; on distinguait à plusieurs lieues de distance tous les clochers de la côte, qui sont très hauts, afin de servir au besoin de points de repère aux gens qui sont en mer.


Au bout de quelques instants, le vieillard sembla avoir trouvé dans ce clair-obscur ce qu’il cherchait; son regard s’arrêta sur un enclos d’arbres, de murs et de toitures, à peu près visible au milieu de la plaine et des bois, et qui était une métairie; il eut ce hochement de tête satisfait d’un homme qui se dit mentalement: C’est là; et il se mit à tracer avec son doigt dans l’espace l’ébauche d’un itinéraire à travers les haies et les cultures. De temps en temps il examinait un objet informe et peu distinct, qui s’agitait au-dessus du toit principal de la métairie, et il semblait se demander: Qu’est-ce que c’est? Cela était incolore et confus à cause de l’heure; ce n’était pas une girouette puisque cela flottait, et il n’y avait aucune raison pour que ce fût un drapeau.


Il était las; il restait volontiers assis sur cette borne où il était; et il se laissait aller à cette sorte de vague oubli que donne aux hommes fatigués la première minute de repos.


Il y a une heure du jour qu’on pourrait appeler l’absence de bruit, c’est l’heure sereine, l’heure du soir.


On était dans cette heure-là. Il en jouissait; il regardait, il écoutait, quoi? la tranquillité. Les farouches eux-mêmes ont leur instant de mélancolie. Subitement, cette tranquillité fut, non troublée, mais accentuée par des voix qui passaient; c’étaient des voix de femmes et d’enfants. Il y a parfois dans l’ombre de ces carillons de joie inattendus. On ne voyait point, à cause des broussailles, le groupe d’où sortaient les voix, mais ce groupe cheminait au pied de la dune et s’en allait vers la plaine et la forêt. Ces voix montaient claires et fraîches jusqu’au vieillard pensif; elles étaient si près qu’il n’en perdait rien.


Une voix de femme disait:


– Dépêchons-nous, la Flécharde. Est-ce par ici?


– Non, c’est par là.


Et le dialogue continuait entre les deux voix, l’une haute, l’autre timide.


– Comment appelez-vous cette métairie que nous habitons en ce moment?


– L’Herbe-en-Pail.


– En sommes-nous encore loin?


– À un bon quart d’heure.


– Dépêchons-nous d’aller manger la soupe.


– C’est vrai que nous sommes en retard.


– Il faudrait courir. Mais vos mômes sont fatigués. Nous ne sommes que deux femmes, nous ne pouvons pas porter trois mioches. Et puis, vous en portez déjà un, vous, la Flécharde. Un vrai plomb. Vous l’avez sevrée, cette goinfre, mais vous la portez toujours. Mauvaise habitude. Faites-moi donc marcher ça. Ah! tant pis, la soupe sera froide.


– Ah! les bons souliers que vous m’avez donnés là! On dirait qu’ils sont faits pour moi.


– Ça vaut mieux que d’aller nu-pattes.


– Dépêche-toi donc, René-Jean.


– C’est pourtant lui qui nous a retardées. Il faut qu’il parle à toutes les petites paysannes qu’on rencontre. Ça fait son homme.


– Dame, il va sur cinq ans.


– Dis donc, René-Jean, pourquoi as-tu parlé à cette petite dans le village?


Une voix d’enfant, qui était une voix de garçon, répondit:


– Parce que c’est une que je connais.


La femme reprit:


– Comment, tu la connais?


– Oui, répondit le petit garçon, puisqu’elle m’a donné des bêtes ce matin.


– Voilà qui est fort! s’écria la femme, nous ne sommes dans le pays que depuis trois jours, c’est gros comme le poing, et ça vous a déjà une amoureuse!


Les voix s’éloignèrent. Tout bruit cessa.

II AURES HABET, ET NON AUDIET

Le vieillard restait immobile. Il ne pensait, pas; à peine songeait-il. Autour de lui tout était sérénité, assoupissement, confiance, solitude. Il faisait grand jour encore sur la dune, mais presque nuit dans la plaine et tout à fait nuit dans les bois. La lune montait à l’orient. Quelques étoiles piquaient le bleu pâle du zénith. Cet homme, bien que plein de préoccupations violentes, s’abîmait dans l’inexprimable mansuétude de l’infini. Il sentait monter en lui cette aube obscure, l’espérance, si le mot espérance peut s’appliquer aux attentes de la guerre civile. Pour l’instant, il lui semblait qu’en sortant de cette mer qui venait d’être si inexorable, et en touchant la terre, tout danger s’était évanoui. Personne ne savait son nom, il était seul, perdu pour l’ennemi, sans trace derrière lui, car la surface de la mer ne garde rien, caché, ignoré, pas même soupçonné. Il sentait on ne sait quel apaisement suprême. Un peu plus il se serait endormi.


Ce qui, pour cet homme, en proie au dedans comme au dehors à tant de tumultes, donnait un charme étrange à cette heure calme qu’il traversait, c’était, sur la terre comme au ciel, un profond silence.


On n’entendait que le vent qui venait de la mer, mais le vent est une basse continue et cesse presque d’être un bruit, tant il devient une habitude.


Tout à coup, il se dressa debout.


Son attention venait d’être brusquement réveillée; il considéra l’horizon. Quelque chose donnait à son regard une fixité particulière.


Ce qu’il regardait, c’était le clocher de Cormeray qu’il avait devant lui au fond de la plaine. On ne sait quoi d’extraordinaire se passait en effet dans ce clocher.


La silhouette de ce clocher se découpait nettement; on voyait la tour surmontée de la pyramide, et, entre la tour et la pyramide, la cage de la cloche, carrée, à jour, sans abat-vent, et ouverte aux regards des quatre côtés, ce qui est la mode des clochers bretons.


Or cette cage apparaissait alternativement ouverte et fermée, à intervalles égaux; sa haute fenêtre se dessinait toute blanche, puis toute noire; on voyait le ciel à travers, puis on ne le voyait plus; il y avait clarté, puis occultation, et l’ouverture et la fermeture se succédaient d’une seconde à l’autre avec la régularité du marteau sur l’enclume.


Le vieillard avait ce clocher de Cormeray devant lui, à une distance d’environ deux lieues; il regarda à sa droite le clocher de Baguer-Pican, également droit sur l’horizon; la cage de ce clocher s’ouvrait et se fermait comme celle de Cormeray.


Il regarda à sa gauche le clocher de Tanis; la cage du clocher de Tanis s’ouvrait et se fermait comme celle de Baguer-Pican.


Il regarda tous les clochers de l’horizon l’un après l’autre, à sa gauche les clochers de Courtils, de Précey, de Crollon et de la Croix-Avranchin; à sa droite les clochers de Raz-sur-Couesnon, de Mordrey et des Pas; en face de lui, le clocher de Pontorson. La cage de tous ces clochers était alternativement noire et blanche.


Qu’est-ce que cela voulait dire?


Cela signifiait que toutes les cloches étaient en branle.


Il fallait, pour apparaître et disparaître ainsi, qu’elles fussent furieusement secouées.


Qu’était-ce donc? évidemment le tocsin.


On sonnait le tocsin, on le sonnait frénétiquement, on le sonnait partout, dans tous les clochers, dans toutes les paroisses, dans tous les villages, et l’on n’entendait rien.


Cela tenait à la distance qui empêchait les sons d’arriver et au vent de mer qui soufflait du côté opposé et qui emportait tous les bruits de la terre hors de l’horizon.


Toutes ces cloches forcenées appelant de toutes parts, et en même temps ce silence, rien de plus sinistre.


Le vieillard regardait et écoutait.


Il n’entendait pas le tocsin, et il le voyait. Voir le tocsin, sensation étrange.


À qui en voulaient ces cloches?


Contre qui ce tocsin?

III UTILITÉ DES GROS CARACTÈRES

Certainement quelqu’un était traqué.


Qui?


Cet homme d’acier eut un frémissement.


Ce ne pouvait être lui. On n’avait pu deviner son arrivée, il était impossible que les représentants en mission fussent déjà informés; il venait à peine de débarquer. La corvette avait évidemment sombré sans qu’un homme échappât. Et dans la corvette même, excepté Boisberthelot et La Vieuville, personne ne savait son nom.


Les clochers continuaient leur jeu farouche. Il les examinait et les comptait machinalement, et sa rêverie, poussée d’une conjecture à l’autre, avait cette fluctuation que donne le passage d’une sécurité profonde à une certitude terrible. Pourtant, après tout, ce tocsin pouvait s’expliquer de bien des façons, et il finissait par se rassurer en se répétant: «En somme, personne ne sait mon arrivée et personne ne sait mon nom.» Depuis quelques instants il se faisait un léger bruit au-dessus de lui et derrière lui. Ce bruit ressemblait au froissement d’une feuille d’arbre agitée. Il n’y prit d’abord pas garde; puis, comme le bruit persistait, on pourrait dire insistait, il finit par se retourner. C’était une feuille en effet, mais une feuille de papier. Le vent était en train de décoller au-dessus de sa tête une large affiche appliquée sur la pierre milliaire. Cette affiche était placardée depuis peu de temps, car elle était encore humide et offrait prise au vent qui s’était mis à jouer avec elle et qui la détachait.


Le vieillard avait gravi la dune du côté opposé et n’avait pas vu cette affiche en arrivant.


Il monta sur la borne où il était assis, et posa sa main sur le coin du placard que le vent soulevait; le ciel était serein, les crépuscules sont longs en juin; le bas de la dune était ténébreux, mais le haut était éclairé; une partie de l’affiche était imprimée en grosses lettres, et il faisait encore assez de jour pour qu’on pût les lire. Il lut ceci:


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE ET INDIVISIBLE.


«Nous, Prieur, de la Marne, représentant du peuple en mission près de l’armée des Côtes-de-Cherbourg, – ordonnons: – Le ci-devant marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, soi-disant prince breton, furtivement débarqué sur la côte de Granville, est mis hors la loi. – Sa tête est mise à prix. – Il sera payé à qui le livrera, mort ou vivant, la somme de soixante mille livres. – Cette somme ne sera point payée en assignats, mais en or. – Un bataillon de l’armée des Côtes-de-Cherbourg sera immédiatement envoyé à la rencontre et à la recherche du ci-devant marquis de Lantenac. – Les communes sont requises de prêter main-forte. – Fait en la maison commune de Granville, le 2 juin 1793. – Signé:


«PRIEUR, DE LA MARNE.»


Au-dessous de ce nom il y avait une autre signature, qui était en beaucoup plus petit caractère, et qu’on ne pouvait lire à cause du peu de jour qui restait.


Le vieillard rabaissa son chapeau sur ses yeux, croisa sa cape de mer jusque sous son menton, et descendit rapidement la dune. Il était évidemment inutile de s’attarder sur ce sommet éclairé.


Il y avait été peut-être trop longtemps déjà; le haut de la dune était le seul point du paysage qui fût resté visible.


Quand il fut en bas et dans l’obscurité, il ralentit le pas.


Il se dirigeait dans le sens de l’itinéraire qu’il s’était tracé vers la métairie, ayant probablement des raisons de sécurité de ce côté-là.


Tout était désert. C’était l’heure où il n’y avait plus de passants.


Derrière une broussaille, il s’arrêta, défit son manteau, retourna sa veste du côté velu, rattacha à son cou son manteau qui était une guenille nouée d’une corde, et se remit en route.


Il faisait clair de lune.


Il arriva à un embranchement de deux chemins où se dressait une vieille croix de pierre. Sur le piédestal de la croix on distinguait un carré blanc qui était vraisemblablement une affiche pareille à celle qu’il venait de lire. Il s’en approcha.


– Où allez-vous? lui dit une voix.


Il se retourna.


Un homme était là dans les haies, de haute taille comme lui, vieux comme lui, comme lui en cheveux blancs, et plus en haillons encore que lui-même. Presque son pareil.


Cet homme s’appuyait sur un long bâton.


L’homme reprit:


– Je vous demande où vous allez?


– D’abord où suis-je? dit-il, avec un calme presque hautain.


L’homme répondit:


– Vous êtes dans la seigneurie de Tanis, et j’en suis le mendiant, et vous en êtes le seigneur.


– Moi?


– Oui, vous, monsieur le marquis de Lantenac.

IV LE CAIMAND

Le marquis de Lantenac, nous le nommerons par son nom désormais, répondit gravement:


– Soit. Livrez-moi.


L’homme poursuivit:


– Nous sommes tous deux chez nous ici, vous dans le château, moi dans le buisson.


– Finissons. Faites. Livrez-moi, dit le marquis.


L’homme continua:


– Vous alliez à la métairie d’Herbe-en-Pail, n’est-ce pas?


– Oui.


– N’y allez point.


– Pourquoi?


– Parce que les bleus y sont.


– Depuis quand?


– Depuis trois jours.


– Les habitants de la ferme et du hameau ont-ils résisté?


– Non. Ils ont ouvert toutes les portes.


– Ah! dit le marquis.


L’homme montra du doigt le toit de la métairie qu’on apercevait à quelque distance par-dessus les arbres.


– Voyez-vous le toit, monsieur le marquis?


– Oui.


– Voyez-vous ce qu’il y a dessus?


– Qui flotte?


– Oui.


– C’est un drapeau.


– Tricolore, dit l’homme.


C’était l’objet qui avait déjà attiré l’attention du marquis quand il était au haut de la dune.


– Ne sonne-t-on pas le tocsin? demanda le marquis.


– Oui.


– À cause de quoi?


– Évidemment à cause de vous.


– Mais on ne l’entend pas?


– C’est le vent qui empêche.


L’homme continua:


– Vous avez vu votre affiche?


– Oui.


– On vous cherche.


Et, jetant un regard du côté de la métairie, il ajouta:


– Il y a là un demi-bataillon.


– De républicains?


– Parisiens.


– Eh bien, dit le marquis, marchons.


Et il fit un pas vers la métairie.


L’homme lui saisit le bras.


– N’y allez pas.


– Et où voulez-vous que j’aille?


– Chez moi.


Le marquis regarda le mendiant.


– Écoutez, monsieur le marquis, ce n’est pas beau chez moi, mais c’est sûr. Une cabane plus basse qu’une cave. Pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches et d’herbe. Venez. À la métairie vous seriez fusillé. Chez moi vous dormirez. Vous devez être las; et demain matin les bleus se seront remis en marche, et vous irez où vous voudrez.


Le marquis considérait cet homme.


– De quel côté êtes-vous donc? demanda le marquis; êtes-vous républicain? êtes-vous royaliste?


– Je suis un pauvre.


– Ni royaliste, ni républicain?


– Je ne crois pas.


– Êtes-vous pour ou contre le roi?


– Je n’ai pas le temps de ça.


– Qu’est-ce que vous pensez de ce qui se passe?


– Je n’ai pas de quoi vivre.


– Pourtant vous venez à mon secours.


– J’ai vu que vous étiez hors la loi. Qu’est-ce que c’est que cela, la loi? On peut donc être dehors. Je ne comprends pas. Quant à moi, suis-je dans la loi? suis-je hors la loi? Je n’en sais rien. Mourir de faim, est-ce être dans la loi?


– Depuis quand mourez-vous de faim?


– Depuis toute ma vie.


– Et vous me sauvez?


– Oui.


– Pourquoi?


– Parce que j’ai dit: Voilà encore un plus pauvre que moi. J’ai le droit de respirer, lui ne l’a pas.


– C’est vrai. Et vous me sauvez?


– Sans doute. Nous voilà frères, monseigneur. Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deux mendiants.


– Mais savez-vous que ma tête est mise à prix?


– Oui.


– Comment le savez-vous?


– J’ai lu l’affiche.


– Vous savez lire?


– Oui. Et écrire aussi. Pourquoi serais-je une brute?


– Alors, puisque vous savez lire, et puisque vous avez lu l’affiche, vous savez qu’un homme qui me livrerait gagnerait soixante mille francs?


– Je le sais.


– Pas en assignats.


– Oui, je sais, en or.


– Vous savez que soixante mille francs, c’est une fortune?


– Oui.


– Et que quelqu’un qui me livrerait ferait sa fortune?


– Eh bien, après?


– Sa fortune!


– C’est justement ce que j’ai pensé. En vous voyant je me suis dit: Quand je pense que quelqu’un qui livrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait sa fortune! Dépêchons-nous de le cacher.


Le marquis suivit le pauvre.


Ils entrèrent dans un fourré. La tanière du mendiait était là. C’était une sorte de chambre qu’un grand vieux chêne avait laissé prendre chez lui à cet homme; elle était creusée sous ses racines et couverte de ses branches. C’était obscur, bas, caché, invisible. Il y avait place pour deux.


– J’ai prévu que je pouvais avoir un hôte, dit le mendiant.


Cette espèce de logis sous terre, moins rare en Bretagne qu’on ne croit, s’appelle en langue paysanne carnichot. Ce nom s’applique aussi à des cachettes pratiquées dans l’épaisseur des murs.


C’est meublé de quelques pots, d’un grabat de paille ou de goémon lavé et séché, d’une grosse couverture de créseau, et de quelques mèches de suif avec un briquet et des tiges creuses de brane-ursine pour allumettes.


Ils se courbèrent, rampèrent un peu, pénétrèrent dans la chambre où les grosses racines de l’arbre découpaient des compartiments bizarres, et s’assirent sur un tas de varech sec qui était le lit. L’intervalle de deux racines par où l’on entrait et qui servait de porte donnait quelque clarté. La nuit était venue, mais le regard se proportionne à la lumière, et l’on finit par trouver toujours un peu de jour dans l’ombre. Un reflet du clair de lune blanchissait vaguement l’entrée. Il y avait dans un coin une cruche d’eau, une galette de sarrasin et des châtaignes.


– Soupons, dit le pauvre.


Ils se partagèrent les châtaignes; le marquis donna son morceau de biscuit; ils mordirent à la même miche de blé noir et burent à la cruche l’un après l’autre.


Ils causèrent.


Le marquis se mit à interroger cet homme.


– Ainsi, tout ce qui arrive ou rien, c’est pour vous la même chose?


– À peu près. Vous êtes des seigneurs, vous autres. Ce sont vos affaires.


– Mais enfin, ce qui se passe…


– Ça se passe là-haut.


Le mendiant ajouta:


– Et puis il y a des choses qui se passent encore plus haut, le soleil qui se lève, la lune qui augmente ou diminue, c’est de celles-là que je m’occupe.


Il but une gorgée à la cruche et dit:


– La bonne eau fraîche!


Et il reprit:


– Comment trouvez-vous cette eau, monseigneur?


– Comment vous appelez-vous? dit le marquis.


– Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle le Caimand.


– Je sais. Caimand est un mot du pays.


– Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussi le Vieux.


Il poursuivit:


– Voilà quarante ans qu’on m’appelle le Vieux.


– Quarante ans! mais vous étiez jeune?


– Je n’ai jamais été jeune. Vous l’êtes toujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingt ans, vous escaladez la grande dune; moi, je commence à ne plus marcher; au bout d’un quart de lieue je suis las. Nous sommes pourtant du même âge; mais les riches, ça a sur nous un avantage, c’est que ça mange tous les jours. Manger conserve.


Le mendiant, après un silence, continua:


– Les pauvres, les riches, c’est une terrible affaire. C’est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça me fait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches ne veulent pas être pauvres. Je crois que c’est un peu là le fond. Je ne m’en mêle pas. Les événements sont les événements. Je ne suis ni pour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu’il y a une dette et qu’on la paye. Voilà tout. J’aurais mieux aimé qu’on ne tuât pas le roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, on me répond: Mais autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout! Tenez, moi, pour un méchant coup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j’ai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deux côtés.


Il se tut encore, puis ajouta:


– Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses; moi, je suis là sous les étoiles.


Tellmarch eut encore une interruption de rêverie, puis continua:


– Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, je connais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans me voient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier. Parce que je songe, on croit que je sais.


– Vous êtes du pays? dit le marquis.


– Je n’en suis jamais sorti.


– Vous me connaissez?


– Sans doute. La dernière fois que je vous ai vu, c’est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes allé d’ici en Angleterre. Tout à l’heure j’ai aperçu un homme au haut de la dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sont rares; c’est un pays d’hommes petits, la Bretagne. J ’ai bien regardé, j’avais lu l’affiche. J’ai dit: tiens! Et quand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous ai reconnu.


– Pourtant, moi, je ne vous connais pas.


– Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas vu.


Et Tellmarch le Caimand ajouta:


– Je vous voyais, moi. De mendiant à passant, le regard n’est pas le même.


– Est-ce que je vous avais rencontré autrefois?


– Souvent, puisque je suis votre mendiant. J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m’avez dans l’occasion fait l’aumône; mais celui qui donne ne regarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiant dit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pas être un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatre heures sans manger. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends.


– C’est vrai, vous me sauvez.


– Oui, je vous sauve, monseigneur.


Et la voix de Tellmarch devint grave.


– À une condition.


– Laquelle?


– C’est que vous ne venez pas ici pour faire le mal.


– Je viens ici pour faire le bien, dit le marquis.


– Dormons, dit le mendiant.


Ils se couchèrent côte à côte sur le lit de varech.


Le mendiant fut tout de suite endormi. Le marquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, dans cette ombre, il regarda le pauvre, et se coucha. Se coucher sur ce lit, c’était se coucher sur le sol; il en profita pour coller son oreille à terre, et il écouta.


Il y avait sous la terre un sombre bourdonnement; on sait que le son se propage dans les profondeurs du sol; on entendait le bruit des cloches.


Le tocsin continuait.


Le marquis s’endormit.

V SIGNÉ GAUVAIN

Quand il se réveilla, il faisait jour.


Le mendiant était debout, non dans la tanière, car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il était appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur son visage.


– Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu les quatre coups. Donc le vent a changé; c’est le vent de terre; je n’entends aucun autre bruit; donc le tocsin a cessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameau d’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passé; il est sage de nous séparer. C’est mon heure de m’en aller.


Il désigna un point de l’horizon.


– Je m’en vais par là.


Et il désigna le point opposé.


– Vous, allez-vous-en par ici.


Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main.


Il ajouta en montrant ce qui restait du souper:


– Emportez des châtaignes, si vous avez faim.


Un moment après, il avait disparu sous les arbres.


Le marquis se leva, et s’en alla du côté que lui avait indiqué Tellmarch.


C’était l’heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la «piperette du jour».


On entendait jaser les cardrounettes et les moineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaient venus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva à l’embranchement de routes marqué par la croix de pierre. L’affiche y était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappela qu’il y avait au bas de l’affiche quelque chose qu’il n’avait pu lire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jour qu’il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L’affiche se terminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR, DE LA MARNE, par ces deux lignes en petits caractères:


«L’identité du ci-devant marquis de Lantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes.


– Signé: le chef de bataillon, commandant la colonne d’expédition, GAUVAIN.»


– Gauvain! dit le marquis.


Il s’arrêta profondément pensif, l’œil fixé sur l’affiche.


– Gauvain! répéta-t-il.


Il se remit en marche, se retourna, regarda la croix, revint sur ses pas, et lut l’affiche encore une fois.


Puis il s’éloigna à pas lents. Quelqu’un qui eût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix: «Gauvain!»


Du fond des chemins creux où il se glissait, on ne voyait pas les toits de la métairie qu’il avait laissée à sa gauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d’ajoncs en fleur, de l’espèce dite longue-épine. Cette éminence avait pour sommet une de ces pointes de terre qu’on appelle dans le pays une «hure». Au pied de l’éminence, le regard se perdait tout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempés de lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.


Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil s’abattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et l’on vit s’élever, du côté où était la métairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si le hameau et la ferme n’étaient plus qu’une botte de paille qui brûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à la furie, une explosion de l’enfer en pleine aurore, l’horreur sans transition. On se battait du côté d’Herbe-en-Pail. Le marquis s’arrêta.


Il n’est personne qui, en pareil cas, ne l’ait éprouvé, la curiosité est plus forte que le danger; on veut savoir, dût-on périr. Il monta sur l’éminence au bas de laquelle passait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il fut sur la hure en quelques minutes.


Il regarda.


En effet, il y avait une fusillade et un incendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairie était comme le centre d’on ne sait quelle catastrophe. Qu’était-ce? La métairie d’Herbe-en-Pail était-elle attaquée? Mais par qui? Était-ce un combat? N’était-ce pas plutôt une exécution militaire? Les bleus, et cela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaient très souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villages réfractaires; on brûlait, pour l’exemple, toute métairie et tout hameau qui n’avaient point fait les abatis d’arbres prescrits par la loi et qui n’avaient pas ouvert et taillé dans les fourrés des passages pour la cavalerie républicaine. On avait notamment exécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d’Ernée. Herbe-en-Pail était-il dans le même cas? Il était visible qu’aucune des percées stratégiques commandées par le décret n’avait été faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis et d’Herbe-en-Pail. Était-ce le châtiment? Était-il arrivé un ordre à l’avant-garde qui occupait la métairie? Cette avant-garde ne faisait-elle pas partie d’une de ces colonnes d’expédition surnommées colonnes infernales?


Un fourré très hérissé et très fauve entourait de toutes parts l’éminence au sommet de laquelle le marquis s’était placé en observation. Ce fourré, qu’on appelait le bocage d’Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d’un bois, s’étendait jusqu’à la métairie, et cachait, comme tous les halliers bretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.


L’exécution, si c’était une exécution, avait dû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes les choses brutales, tout de suite fait. L’atrocité des guerres civiles comporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant les conjectures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait et épiait, ce fracas d’extermination cessa, ou pour mieux dire se dispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l’éparpillement d’une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fit sous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il y avait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus de coups de fusil. Cela ressemblait maintenant à une battue; on semblait fouiller, poursuivre, traquer; il était évident qu’on cherchait quelqu’un; le bruit était diffus et profond; c’était une confusion de paroles de colère et de triomphe, une rumeur composée de clameurs; on n’y distinguait rien; brusquement, comme un linéament se dessine dans une fumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte, c’était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquis entendit nettement ce cri:


«Lantenac! Lantenac! le marquis de Lantenac!»


C’était lui qu’on cherchait.

VI LES PÉRIPÉTIES DE LA GUERRE CIVILE

Et subitement, autour de lui, et de tous les côtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes et de sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le cri Lantenac! éclata à son oreille, et à ses pieds, à travers les ronces et les branches, des faces violentes apparurent.


Le marquis était seul, debout sur un sommet, visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux qui criaient son nom, mais il était vu de tous. S’il y avait mille fusils dans le bois, il était là comme une cible.


Il ne distinguait rien dans le taillis que des prunelles ardentes fixées sur lui.


Il ôta son chapeau, en retroussa le bord, arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche une cocarde blanche, fixa avec l’épine le bord retroussé et la cocarde à la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont le bord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d’une voix haute, parlant à toute la forêt à la fois:


– Je suis l’homme que vous cherchez. Je suis le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, lieutenant général des armées du roi. Finissons-en. En joue! Feu!


Et, écartant de ses deux mains sa veste de peau de chèvre, il montra sa poitrine nue.


Il baissa les yeux, cherchant du regard les fusils braqués, et se vit entouré d’hommes à genoux.


Un immense cri s’éleva: «Vive Lantenac! Vive monseigneur! Vive le général!» En même temps des chapeaux sautaient en l’air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l’on voyait dans tout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s’agitaient des bonnets de laine brune.


Ce qu’il avait autour de lui, c’était une bande vendéenne.


Cette bande s’était agenouillée en le voyant.


La légende raconte qu’il y avait dans les vieilles forêts thuringiennes des êtres étranges, race des géants, plus et moins qu’hommes, qui étaient considérés par les Romains comme des animaux horribles et par les Germains comme des incarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient la chance d’être exterminés ou adorés.


Le marquis éprouva quelque chose de pareil à ce que devait ressentir un de ces êtres quand, s’attendant à être traité comme un monstre, il était brusquement traité comme un dieu.


Tous ces yeux pleins d’éclairs redoutables se fixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.


Cette cohue était armée de fusils, de sabres, de faulx, de perches, de bâtons; tous avaient de grands feutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanches, une profusion de rosaires et d’amulettes, de larges culottes ouvertes au genou, des casaques de poil, des guêtres en cuir, le jarret nu, les cheveux longs, quelques-uns l’air féroce, tous l’air naïf.


Un homme jeune et de belle mine traversa les gens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet homme était, comme les paysans, coiffé d’un feutre à bord relevé et à cocarde blanche, et vêtu d’une casaque de poil, mais il avait les mains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus sa veste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée à poignée dorée.


Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau, détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquis l’écharpe et l’épée, et dit:


– Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouvé. Voici l’épée de commandement. Ces hommes sont maintenant à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon général.


Puis il fit un signe, et des hommes qui portaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommes montèrent jusqu’au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds. C’était le drapeau qu’il venait d’entrevoir à travers les arbres.


– Mon général, dit le jeune homme qui lui avait présenté l’épée et l’écharpe, ceci est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui étaient dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Monseigneur, je m’appelle Gavard. J’ai été au marquis de la Rouarie.


– C’est bien, dit le marquis.


Et, calme et grave, il ceignit l’écharpe.


Puis il tira l’épée, et l’agitant nue au-dessus de sa tête:


– Debout! dit-il, et vive le roi!


Tous se levèrent.


Et l’on entendit dans les profondeurs du bois une clameur éperdue et triomphante: Vive le roi! Vive notre marquis! Vive Lantenac!


Le marquis se tourna vers Gavard.


– Combien donc êtes-vous?


– Sept mille.


Et tout en descendant de l’éminence, pendant que les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis de Lantenac, Gavard continua:


– Monseigneur, rien de plus simple. Tout cela s’explique d’un mot. On n’attendait qu’une étincelle. L’affiche de la république, en révélant votre présence, a insurgé le pays pour le roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire de Granville qui est un homme à nous, le même qui a sauvé l’abbé Olivier. Cette nuit on a sonné le tocsin.


– Pour qui?


– Pour vous.


– Ah! dit le marquis.


– Et nous voilà, reprit Gavard.


– Et vous êtes sept mille?


– Aujourd’hui. Nous serons quinze mille demain. C’est le rendement du pays. Quand M. Henri de La Rochejaquelein est parti pour l’armée catholique, on a sonné le tocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, les Échaubroignes, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dix mille hommes. On n’avait pas de munitions, on a trouvé chez un maçon soixante livres de poudre de mine, et M. de La Rochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vous deviez être quelque part dans cette forêt, et nous vous cherchions.


– Et vous avez attaqué les bleus dans la ferme d’Herbe-en-Pail?


– Le vent les avait empêchés d’entendre le tocsin. Ils ne se défiaient pas; les gens du hameau, qui sont patauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi la ferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a été faite. J’ai un cheval. Daignez-vous l’accepter, mon général?


– Oui.


Un paysan amena un cheval blanc militairement harnaché. Le marquis, sans user de l’aide que lui offrait Gavard, monta à cheval.


– Hurrah! crièrent les paysans. Car les cris anglais sont fort usités sur la côte bretonne-normande, en commerce perpétuel avec les îles de la Manche.


Gavard fit le salut militaire et demanda:


– Quel sera votre quartier général, monseigneur?


– D’abord la forêt de Fougères.


– C’est une de vos sept forêts, monsieur le marquis.


– Il faut un prêtre.


– Nous en avons un.


– Qui?


– Le vicaire de la Chapelle-Erbrée.


– Je le connais. Il a fait le voyage de Jersey.


Un prêtre sortit des rangs et dit:


– Trois fois.


Le marquis tourna la tête.


– Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allez avoir de la besogne.


– Tant mieux, monsieur le marquis.


– Vous aurez du monde à confesser. Ceux qui voudront. On ne force personne.


– Monsieur le marquis, dit le prêtre, Gaston, à Guéménée, force les républicains à se confesser.


– C’est un perruquier, dit le marquis; mais la mort doit être libre.


Gavard, qui était allé donner quelques consignes, revint:


– Mon général, j’attends vos commandements.


– D’abord, le rendez-vous est à la forêt de Fougères. Qu’on se disperse et qu’on y aille.


– L’ordre est donné.


– Ne m’avez-vous pas dit que les gens d’Herbe-en-Pail avaient bien reçu les bleus?


– Oui, mon général.


– Vous avez brûlé la ferme?


– Oui.


– Avez-vous brûlé le hameau?


– Non.


– Brûlez-le.


– Les bleus ont essayé de se défendre; mais ils étaient cent cinquante et nous étions sept mille.


– Qu’est-ce que c’est que ces bleus-là?


– Des bleus de Santerre.


– Qui a commandé le roulement de tambours pendant qu’on coupait la tête au roi. Alors c’est un bataillon de Paris?


– Un demi-bataillon.


– Comment s’appelle ce bataillon?


– Mon général, il y a sur le drapeau: Bataillon du Bonnet-Rouge.


– Des bêtes féroces.


– Que faut-il faire des blessés?


– Achevez-les.


– Que faut-il faire des prisonniers?


– Fusillez-les.


– Il y en a environ quatre-vingts.


– Fusillez tout.


– Il y a deux femmes.


– Aussi.


– Il y a trois enfants.


– Emmenez-les. On verra ce qu’on en fera.


Et le marquis poussa son cheval.

VII PAS DE GRÂCE (MOT D’ORDRE DE LA COMMUNE) PAS DE QUARTIER (MOT D’ORDRE DES PRINCES)

Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.


Il était vieux et lent; il ne pouvait aller loin; comme il l’avait dit au marquis de Lantenac, un quart de lieue le fatiguait; il fit un court circuit vers la Croix-Avranchin, et le soir était venu quand il s’en retourna.


Un peu au delà de Macey, le sentier qu’il suivait le conduisit sur une sorte de point culminant dégagé d’arbres, d’où l’on voit de très loin et d’où l’on découvre tout l’horizon de l’ouest jusqu’à la mer.


Une fumée appela son attention.


Rien de plus doux qu’une fumée, rien de plus effrayant. Il y a les fumées paisibles et il y a les fumées scélérates. Une fumée, l’épaisseur et la couleur d’une fumée, c’est toute la différence entre la paix et la guerre, entre la fraternité et la haine, entre l’hospitalité et le sépulcre, entre la vie et la mort. Une fumée qui monte dans les arbres peut signifier ce qu’il y a de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu’il y a de plus affreux, l’incendie; et tout le bonheur comme tout le malheur de l’homme sont parfois dans cette chose éparse au vent.


La fumée que regardait Tellmarch était inquiétante.


Elle était noire avec des rougeurs subites comme si le brasier d’où elle sortait avait des intermittences et achevait de s’éteindre, et elle s’élevait au-dessus d’Herbe-en-Pail.


Tellmarch hâta le pas et se dirigea vers cette fumée.


Il était bien las, mais il voulait savoir ce que c’était.


Il arriva au sommet d’un coteau auquel étaient adossés le hameau et la métairie.


Il n’y avait plus ni métairie ni hameau.


Un tas de masures brûlait, et c’était là Herbe-en-Pail.


Il y a quelque chose de plus poignant à voir brûler qu’un palais, c’est une chaumière. Une chaumière en feu est lamentable. La dévastation s’abattant sur la misère, le vautour s’acharnant sur le ver de terre, il y a là on ne sait quel contre-sens qui serre le cœur.


À en croire la légende biblique, un incendie regardé change une créature humaine en statue; Tellmarch fut un moment cette statue. Le spectacle qu’il avait sous les yeux le fit immobile. Cette destruction s’accomplissait en silence. Pas un cri ne s’élevait; pas un soupir humain ne se mêlait à cette fumée; cette fournaise travaillait et achevait de dévorer ce village sans qu’on entendît d’autre bruit que le craquement des charpentes et le pétillement des chaumes. Par moments la fumée se déchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambres béantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenilles écarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre se dressaient dans ces intérieurs vermeils, et Tellmarch avait le sinistre éblouissement du désastre.


Quelques arbres d’une châtaigneraie contiguë aux maisons avaient pris feu et flambaient.


Il écoutait, tâchant d’entendre une voix, un appel, une clameur; rien ne remuait, excepté les flammes; tout se taisait, excepté l’incendie. Est-ce donc que tous avaient fui?


Où était ce groupe vivant et travaillant Herbe-en-Pail? Qu’était devenu tout ce petit peuple?


Tellmarch descendit du coteau.


Une énigme funèbre était devant lui. Il s’en approchait sans hâte et l’œil fixe. Il avançait vers cette ruine avec une lenteur d’ombre; il se sentait fantôme dans cette tombe.


Il arriva à ce qui avait été la porte de la métairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n’avait plus de murailles et se confondait avec le hameau groupé autour d’elle.


Ce qu’il avait vu n’était rien. Il n’avait encore aperçu que le terrible, l’horrible lui apparut.


Au milieu de la cour il y avait un monceau noir, vaguement modelé d’un côté par la flamme, de l’autre par la lune; ce monceau était un tas d’hommes; ces hommes étaient morts.


Il y avait autour de ce tas une grande mare qui fumait un peu; l’incendie se reflétait dans cette mare; mais elle n’avait pas besoin du feu pour être rouge; c’était du sang.


Tellmarch s’approcha. Il se mit à examiner, l’un après l’autre, ces corps gisants; tous étaient des cadavres.


La lune éclairait, l’incendie aussi.


Ces cadavres étaient des soldats. Tous étaient pieds nus; on leur avait pris leurs souliers; on leur avait aussi pris leurs armes; ils avaient encore leurs uniformes qui étaient bleus; çà et là on distinguait, dans l’amoncellement des membres et des têtes, des chapeaux troués avec des cocardes tricolores. C’étaient des républicains. C’étaient ces Parisiens qui, la veille encore, étaient là tous vivants, et tenaient garnison dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Ces hommes avaient été suppliciés, ce qu’indiquait la chute symétrique des corps; ils avaient été foudroyés sur place, et avec soin. Ils étaient tous morts. Pas un râle ne sortait du tas.


Tellmarch passa cette revue des cadavres, sans en omettre un seul; tous étaient criblés de balles.


Ceux qui les avaient mitraillés, pressés probablement d’aller ailleurs, n’avaient pas pris le temps de les enterrer.


Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrent sur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds qui passaient de derrière l’angle de ce mur.


Ces pieds avaient des souliers; ils étaient plus petits que les autres; Tellmarch approcha. C’étaient des pieds de femme.


Deux femmes étaient gisantes côte à côte derrière le mur, fusillées aussi.


Tellmarch se pencha sur elles. L’une de ces femmes avait une sorte d’uniforme; à côté d’elle était un bidon brisé et vidé; c’était une vivandière. Elle avait quatre balles dans la tête. Elle était morte.


Tellmarch examina l’autre. C’était une paysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Elle n’avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues, sans doute, avaient fait des haillons, s’étaient ouverts dans sa chute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva de les écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait une balle; la clavicule était cassée. Il regarda ce sein livide.


– Mère et nourrice, murmura-t-il.


Il la toucha. Elle n’était pas froide.


Elle n’avait pas d’autre blessure que la clavicule cassée et la plaie à l’épaule.


Il posa la main sur le cœur et sentit un faible battement. Elle n’était pas morte.


Tellmarch se redressa debout et cria d’une voix terrible:


– Il n’y a donc personne ici?


– C’est toi, le caimand! répondit une voix, si basse qu’on l’entendait à peine.


Et en même temps une tête sortit d’un trou de ruine.


Puis une autre face apparut dans une autre masure.


C’étaient deux paysans qui s’étaient cachés; les seuls qui survécussent.


La voix connue du caimand les avait rassurés et les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.


Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblants encore.


Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler; les émotions profondes sont ainsi.


Il leur montra du doigt la femme étendue à ses pieds.


– Est-ce qu’elle est encore en vie? dit l’un des paysans.


Tellmarch fit de la tête signe que oui.


– L’autre femme est-elle vivante? demanda l’autre paysan.


Tellmarch fit signe que non.


Le paysan qui s’était montré le premier, reprit:


– Tous les autres sont morts, n’est-ce pas? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille! Ma maison brûlait. Seigneur Jésus! on a tout tué. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants, tout petits! Les enfants criaient: Mère! La mère criait: Mes enfants! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vu cela, mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ceux qui ont tout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené les petits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas, elle n’est pas morte? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver? veux-tu que nous t’aidions à la porter dans ton carnichot?


Tellmarch fit signe que oui.


Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrent sur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à la tête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme et lui tâtant le pouls.


Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la face pâle, ils échangeaient des exclamations effarées.


– Tout tuer!


– Tout brûler!


– Ah! monseigneur Dieu! est-ce qu’on va être comme ça à présent?


– C’est ce grand homme vieux qui l’a voulu.


– Oui, c’est lui qui commandait.


– Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-ce qu’il était là?


– Non. Il était parti. Mais c’est égal, tout s’est fait par son commandement.


– Alors, c’est lui qui a tout fait.


– Il avait dit: Tuez! brûlez! pas de quartier!


– C’est un marquis?


– Oui, puisque c’est notre marquis.


– Comment s’appelle-t-il donc déjà?


– C’est monsieur de Lantenac.


Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents:


– Si j’avais su!

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