On vivait en public, on mangeait sur des tables dressées devant les portes, les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manœuvre, il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains; on n’entendait que ce mot dans toutes les bouches: Patience. Nous sommes en révolution. On souriait héroïquement. On allait au spectacle comme à Athènes pendant la guerre du Péloponèse; on voyait affichés au coin des rues: Le Siège de Thionville. – La Mère de famille sauvée des flammes. – Le Club des Sans-Soucis. – L’Aînée des papesses Jeanne. – Les Philosophes soldats. – L’Art d’aimer au village. – Les Allemands étaient aux portes; le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des loges à l’Opéra. Tout était effrayant et personne n’était effrayé. La ténébreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai, faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les têtes. Un procureur, nommé Séran, dénoncé, attendait qu’on vînt l’arrêter, en robe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flûte à sa fenêtre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde se hâtait. Pas un chapeau qui n’eût une cocarde. Les femmes disaient: Nous sommes jolies sous le bonnet rouge. Paris semblait plein d’un déménagement. Les marchands de bric-à-brac étaient encombrés de couronnes, de mitres, de sceptres en bois doré et de fleurs de lys, défroques des maisons royales; c’était la démolition de la monarchie qui passait. On voyait chez les fripiers des chapes et des rochets à vendre au décroche-moi-ça. Aux Porcherons et chez Ramponneau, des hommes affublés de surplis et d’étoles, montés sur des ânes caparaçonnés de chasubles, se faisaient verser le vin du cabaret dans les ciboires des cathédrales. Rue Saint-Jacques, des paveurs, pieds nus, arrêtaient la brouette d’un colporteur qui offrait des chaussures à vendre, se cotisaient et achetaient quinze paires de souliers qu’ils envoyaient à la Convention pour nos soldats. Les bustes de Franklin, de Rousseau, de Brutus, et il faut ajouter de Marat, abondaient; au-dessous d’un de ces bustes de Marat, rue Cloche-Perce, était accroché sous verre, dans un cadre de bois noir, un réquisitoire contre Malouet, avec faits à l’appui et ces deux lignes en marge: «Ces détails m’ont été donnés par la maîtresse de Sylvain Bailly, bonne patriote qui a des bontés pour moi. – Signé: MARAT.» Sur la place du Palais-Royal, l’inscription de la fontaine: Quantos effundit in usus! était cachée par deux grandes toiles peintes à la détrempe, représentant l’une, Cahier de Gerville dénonçant à l’Assemblée nationale le signe de ralliement des «chiffonnistes» d’Arles; l’autre, Louis XVI ramené de Varennes dans son carrosse royal, et sous ce carrosse une planche liée par des cordes portant à ses deux bouts deux grenadiers, la bayonnette au fusil. Peu de grandes boutiques étaient ouvertes; des merceries et des bimbeloteries roulantes circulaient traînées par des femmes, éclairées par des chandelles, les suifs fondant sur les marchandises; des boutiques en plein vent étaient tenues par des ex-religieuses en perruque blonde; telle ravaudeuse, raccommodant des bas dans une échoppe, était une comtesse; telle couturière était une marquise; madame de Boufflers habitait un grenier d’où elle voyait son hôtel. Des crieurs couraient, offrant les «papiers-nouvelles». On appelait écrouelleux ceux qui cachaient leur menton dans leur cravate. Les chanteurs ambulants pullulaient. La foule huait Pitou, le chansonnier royaliste, vaillant d’ailleurs, car il fut emprisonné vingt-deux fois et fut traduit devant le tribunal révolutionnaire pour s’être frappé le bas des reins en prononçant le mot civisme; voyant sa tête en danger, il s’écria: Mais c’est le contraire de ma tête qui est coupable! ce qui fit rire les juges et le sauva. Ce Pitou raillait la mode des noms grecs et latins; sa chanson favorite était sur un savetier qu’il appelait Cujus, et dont il appelait la femme Cujusdam. On faisait des rondes de carmagnole; on ne disait pas le cavalier et la dame, on disait «le citoyen et la citoyenne». On dansait dans les cloîtres en ruine, avec des lampions sur l’autel, à la voûte deux bâtons en croix portant quatre chandelles, et des tombes sous la danse. – On portait des vestes bleu de tyran. On avait des épingles de chemise «au bonnet de la liberté» faites de pierres blanches, bleues et rouges. La rue de Richelieu se nommait rue de la Loi; le faubourg Saint-Antoine se nommait le faubourg de Gloire; il y avait sur la place de la Bastille une statue de la Nature. On se montrait certains passants connus, Chatelet, Didier, Nicolas et Garnier-Delaunay, qui veillaient à la porte du menuisier Duplay; Voullant, qui ne manquait pas un jour de guillotine et suivait les charretées de condamnés, et qui appelait cela «aller à la messe rouge»; Montflabert, juré révolutionnaire et marquis, lequel se faisait appeler Dix-Août. On regardait défiler les élèves de l’École militaire, qualifiés par les décrets de la Convention «aspirants à l’école de Mars», et par le peuple «pages de Robespierre». On lisait les proclamations de Fréron, dénonçant les suspects du crime de «négotiantisme». Les «muscadins», ameutés aux portes des mairies, raillaient les mariages civils, s’attroupaient au passage de l’épousée et de l’époux, et disaient: «mariés municipaliter». Aux Invalides les statues des saints et des rois étaient coiffées du bonnet phrygien. On jouait aux cartes sur la borne des carrefours; les jeux de cartes étaient, eux aussi, en pleine révolution; les rois étaient remplacés par les génies, les dames par les libertés, les valets par les égalités, et les as par les lois. On labourait les jardins publics; la charrue travaillait aux Tuileries. À tout cela était mêlée, surtout dans les partis vaincus, on ne sait quelle hautaine lassitude de vivre; un homme écrivait à Fouquier-Tinville: «Ayez la bonté de me délivrer de la vie. Voici mon adresse.» Champcenetz était arrêté pour s’être écrié en plein Palais-Royal: «À quand la révolution de Turquie? Je voudrais voir la république à la Porte.» Partout des journaux. Des garçons perruquiers crêpaient en public des perruques de femmes, pendant que le patron lisait à haute voix le Moniteur; d’autres commentaient au milieu des groupes, avec force gestes, le journal Entendons-nous, de Dubois-Crancé, ou la Trompettedu Père Bellerose. Quelquefois les barbiers étaient en même temps charcutiers; et l’on voyait des jambons et des andouilles pendre à côté d’une poupée coiffée de cheveux d’or. Des marchands vendaient sur la voie publique «des vins d’émigrés»; un marchand affichait des vins de cinquante-deux espèces; d’autres brocantaient des pendules en lyre et des sophas à la duchesse; un perruquier avait pour enseigne ceci: «je rase le clergé, je peigne la noblesse, j’accommode le tiers-état.» On allait se faire tirer les cartes par Martin, au n° 173 de la rue d’Anjou, ci-devant Dauphine. Le pain manquait, le charbon manquait, le savon manquait; on voyait passer des bandes de vaches laitières arrivant des provinces. À la Vallée, l’agneau se vendait quinze francs la livre. Une affiche de la Commune assignait à chaque bouche une livre de viande par décade. On faisait queue aux portes des marchands; une de ces queues est restée légendaire, elle allait de la porte d’un épicier de la rue du Petit-Carreau jusqu’au milieu de la rue Montorgueil. Faire queue, cela s’appelait «tenir la ficelle», à cause d’une longue corde que prenaient dans leur main, l’un derrière l’autre, ceux qui étaient à la file. Les femmes dans cette misère étaient vaillantes et douces. Elles passaient les nuits à attendre leur tour d’entrer chez le boulanger. Les expédients réussissaient à la révolution; elle soulevait cette vaste détresse avec deux moyens périlleux, l’assignat et le maximum; l’assignat était le levier, le maximum était le point d’appui. Cet empirisme sauva la France. L ’ennemi, aussi bien l’ennemi de Coblentz que l’ennemi de Londres, agiotait sur l’assignat. Des filles allaient et venaient, offrant de l’eau de lavande, des jarretières et des cadenettes, et faisant l’agio; il y avait les agioteurs du Perron de la rue Vivienne, en souliers crottés, en cheveux gras, en bonnet à poil à queue de renard, et les mayolets de la rue de Valois en bottes cirées, le cure-dents à la bouche, le chapeau velu sur la tête, tutoyés par les filles. Le peuple leur faisait la chasse, ainsi qu’aux voleurs, que les royalistes appelaient «citoyens actifs». Du reste, très peu de vols. Un dénûment farouche, une probité stoïque. Les va-nu-pieds et les meurt-de-faim passaient, les yeux gravement baissés, devant les devantures des bijoutiers du Palais-Égalité. Dans une visite domiciliaire que fit la section Antoine chez Beaumarchais, une femme cueillit dans le jardin une fleur; le peuple la souffleta. Le bois coûtait quatre cents francs, argent, la corde; on voyait dans les rues des gens scier leur bois de lit; l’hiver, les fontaines étaient gelées; l’eau coûtait vingt sous la voie; tout le monde se faisait porteur d’eau. Le louis d’or valait trois mille neuf cent cinquante francs. Une course en fiacre coûtait six cents francs. Après une journée de fiacre on entendait ce dialogue: – Cocher, combien vous dois-je? – Six mille livres. Une marchande d’herbe vendait pour vingt mille francs par jour. Un mendiant disait: Par charité, secourez-moi! il me manque deux cent trente livres pour payer mes souliers. À l’entrée des ponts, on voyait des colosses sculptés et peints par David que Mercier insultait: Énormes polichinelles de bois, disait-il. Ces colosses figuraient le fédéralisme et la coalition terrassés. Aucune défaillance dans ce peuple. La sombre joie d’en avoir fini avec les trônes. Les volontaires affluaient, offrant leurs poitrines. Chaque rue donnait un bataillon. Les drapeaux des districts allaient et venaient, chacun avec sa devise. Sur le drapeau du district des Capucins on lisait: Nul ne nous fera la barbe. Sur un autre: Plus de noblesse que dans le cœur. Sur tous les murs, des affiches, grandes, petites, blanches, jaunes, vertes, rouges, imprimées, manuscrites, où on lisait ce cri: Vive la République! Les petits enfants bégayaient Ça ira.
Ces petits enfants, c’était l’immense avenir.
Plus tard, à la ville tragique succéda la ville cynique; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien; et, ce sont là les continuelles antithèses de Dieu, immédiatement après le Sinaï, la Courtille apparut.
Un accès de folie publique, cela se voit. Cela s’était déjà vu quatre-vingts ans auparavant. On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée.
Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa. On eut un Trimalcion qui s’appela Grimod de la Reynière; on eut l’Almanach des Gourmands. On dîna au bruit des fanfares dans les entre-sols du Palais-Royal, avec des orchestres de femmes battant du tambour et sonnant de la trompette; «le rigaudinier», l’archet au poing, régna; on soupa «à l’orientale» chez Méot, au milieu des cassolettes pleines de parfums. Le peintre Boze peignait ses filles, innocentes et charmantes têtes de seize ans, «en guillotinées», c’est-à-dire décolletées avec des chemises rouges. Aux danses violentes dans les églises en ruine succédèrent les bals de Ruggieri, de Luquet, de Wenzel, de Mauduit, de la Montansier; aux graves citoyennes qui faisaient de la charpie succédèrent les sultanes, les sauvages, les nymphes; aux pieds nus des soldats couverts de sang, de boue et de poussière succédèrent les pieds nus des femmes ornés de diamants; en même temps que l’impudeur, l’improbité reparut; il y eut en haut les fournisseurs et en bas «la petite pègre»; un fourmillement de filous emplit Paris, et chacun dut veiller sur son «luc», c’est-à-dire sur son portefeuille: un des passe-temps était d’aller voir, place du Palais-de-Justice, les voleuses au tabouret; on était obligé de leur lier les jupes; à la sortie des théâtres, des gamins offraient des cabriolets en disant: Citoyen et citoyenne, il y a place pour deux; on ne criait plus le Vieux Cordelier et l’Ami du peuple, on criait la Lettrede Polichinelle et la Pétitiondes Galopins; le marquis de Sade présidait la section des Piques, place Vendôme. La réaction était joviale et féroce: les Dragons de la Liberté de 92 renaissaient sous le nom de Chevaliers du Poignard. En même temps surgit sur les tréteaux ce type, Jocrisse. On eut les «merveilleuses», et au delà des merveilleuses les «inconcevables»; on jura par sa paole victimée et par sa paole verte; on recula de Mirabeau jusqu’à Bobèche. C’est ainsi que Paris va et vient; il est l’énorme pendule de la civilisation; il touche tour à tour un pôle et l’autre, les Thermopyles et Gomorrhe. Après 93, la Révolution traversa une occultation singulière, le siècle sembla oublier de finir ce qu’il avait commencé, on ne sait quelle orgie s’interposa, prit le premier plan, fit reculer au second l’effrayante apocalypse, voila la vision démesurée, et éclata de rire après l’épouvante; la tragédie disparut dans la parodie, et au fond de l’horizon une fumée de carnaval effaça vaguement Méduse.
Mais en 93, où nous sommes, les rues de Paris avaient encore tout l’aspect grandiose et farouche des commencements. Elles avaient leurs orateurs, Varlet qui promenait une baraque roulante du haut de laquelle il haranguait les passants, leurs héros, dont un s’appelait «le capitaine des bâtons ferrés», leurs favoris, Guffroy, l’auteur du pamphlet Rougiff. Quelques-unes de ces popularités étaient malfaisantes; d’autres étaient saines. Une entre toutes était honnête et fatale: c’était celle de Cimourdain.
Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l’absolu. Il avait été prêtre, ce qui est grave. L’homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire; il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l’est.
Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans les ténèbres.
Son histoire était courte à faire. Il avait été curé de village et précepteur dans une grande maison; puis un petit héritage lui était venu, et il s’était fait libre.
C’était par-dessus tout un opiniâtre. Il se servait de la méditation comme on se sert d’une tenaille; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu’il était arrivé au bout; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l’Europe et un peu les autres; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chasteté, mais rien de plus dangereux qu’un tel refoulement.
Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d’âme, observé ses vœux; mais il n’avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi; le dogme s’était évanoui en lui. Alors, s’examinant, il s’était senti comme mutilé, et, ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme, mais d’une façon austère; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l’humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide.
Ses parents, paysans, en le faisant prêtre, avaient voulu le faire sortir du peuple; il était rentré dans le peuple.
Et il y était rentré passionnément. Il regardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De prêtre il était devenu philosophe, et de philosophe athlète. Louis XV vivait encore que déjà Cimourdain se sentait vaguement républicain. De quelle république? De la république de Platon peut-être, et peut-être aussi de la république de Dracon.
Défense lui étant faite d’aimer, il s’était mis à haïr. Il haïssait les mensonges, la monarchie, la théocratie, son habit de prêtre; il haïssait le présent, et il appelait à grands cris l’avenir; il le pressentait, il l’entrevoyait d’avance, il le devinait effrayant et magnifique; il comprenait, pour le dénoûment de la lamentable misère humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un libérateur. Il adorait de loin la catastrophe.
En 1789, cette catastrophe était arrivée, et l’avait trouvé prêt. Cimourdain s’était jeté dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c’est-à-dire, pour un esprit de sa trempe, inexorablement; la logique ne s’attendrit pas. Il avait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles: 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples; 90, le 4 août, la fin de la féodalité; 91, Varennes, la fin de la royauté; 92, l’avènement de la République. Il avait vu se lever la Révolution; il n’était pas homme à avoir peur de cette géante; loin de là, cette croissance de tout l’avait vivifié; et quoique déjà presque vieux – il avait cinquante ans, – et un prêtre est plus vite vieux qu’un autre homme, il s’était mis à croître, lui aussi. D’année en année, il avait regardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d’abord que la Révolution n’avortât, il l’observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu’elle eût aussi le succès; et à mesure qu’elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l’avenir, fût aussi Pallas et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son œil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.
Il était arrivé ainsi à 93.
93 est la guerre de l’Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu’est-ce que la Révolution? C’est la victoire de la France sur l’Europe et de Paris sur la France. De là, l’immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle.
Rien de plus tragique, l’Europe attaquant la France et la France attaquant Paris. Drame qui a la stature de l’épopée.
93 est une année intense. L’orage est là dans toute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s’y sentait à l’aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à son envergure. Cet homme avait, comme l’aigle de mer, un profond calme intérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines natures ailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les âmes de tempête, cela existe.
Il avait une pitié à part, réservée seulement aux misérables. Devant l’espèce de souffrance qui fait horreur, il se dévouait. Rien ne lui répugnait. C’était là son genre de bonté. Il était hideusement secourable, et divinement. Il cherchait les ulcères pour les baiser. Les belles actions laides à voir sont les plus difficiles à faire; il préférait celles-là. Un jour à l’Hôtel-Dieu, un homme allait mourir, étouffé par une tumeur à la gorge, abcès fétide, affreux, contagieux peut-être et qu’il fallait vider sur-le-champ. Cimourdain était là; il appliqua sa bouche à la tumeur, la pompa, recrachant à mesure que sa bouche était pleine, vida l’abcès, et sauva l’homme. Comme il portait encore à cette époque son habit de prêtre, quelqu’un lui dit: – Si vous faisiez cela au roi, vous seriez évêque. – Je ne le ferais pas au roi, répondit Cimourdain. L’acte et la réponse le firent populaire dans les quartiers sombres de Paris.
Si bien qu’il faisait de ceux qui souffrent, qui pleurent et qui menacent, ce qu’il voulait. À l’époque des colères contre les accapareurs, colères si fécondes en méprises, ce fut Cimourdain qui, d’un mot, empêcha le pillage d’un bateau chargé de savon sur le port Saint-Nicolas et qui dissipa les attroupements furieux arrêtant les voitures à la barrière Saint-Lazare.
Ce fut lui qui, deux jours après le 10 août, mena le peuple jeter bas les statues des rois. En tombant elles tuèrent; place Vendôme, une femme, Reine Violet, fut écrasée par Louis XIV au cou duquel elle avait mis une corde qu’elle tirait. Cette statue de Louis XIV avait été cent ans debout; elle avait été érigée le 12 août 1692, elle fut renversée le 12 août 1792. Place de la Concorde, un nommé Guinguerlot ayant appelé les démolisseurs: canailles! fut assommé sur le piédestal de Louis XV. La statue fut mise en pièces. Plus tard on en fit des sous. Le bras seul échappa; c’était le bras droit que Louis XV étendait avec un geste d’empereur romain. Ce fut sur la demande de Cimourdain que le peuple donna et qu’une députation porta ce bras à Latude, l’homme enterré trente-sept ans à la Bastille. Quand Latude, le carcan au cou, la chaîne au ventre, pourrissait vivant au fond de cette prison par ordre de ce roi dont la statue dominait Paris, qui lui eût dit que cette prison tomberait, que cette statue tomberait, qu’il sortirait du sépulcre et que la monarchie y entrerait, que lui, le prisonnier, il serait le maître de cette main de bronze qui avait signé son écrou, et que de ce roi de boue il ne resterait que ce bras d’airain!
Cimourdain était de ces hommes qui ont en eux une voix, et qui l’écoutent. Ces hommes-là semblent distraits; point; ils sont attentifs.
Cimourdain savait tout et ignorait tout. Il savait tout de la science et ignorait tout de la vie. De là sa rigidité. Il avait les yeux bandés comme la Thémis d’Homère. Il avait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but et qui y va. En révolution rien de redoutable comme la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, fatal.
Cimourdain croyait que, dans les genèses sociales, le point extrême est le terrain solide; erreur propre aux esprits qui remplacent la raison par la logique. Il dépassait la Convention; il dépassait la Commune; il était de l’Évêché.
La réunion, dite l’Évêché, parce qu’elle tenait ses séances dans une salle du vieux palais épiscopal, était plutôt une complication d’hommes qu’une réunion. Là assistaient, comme à la Commune, ces spectateurs silencieux et significatifs qui avaient sur eux, comme dit Garat, «autant de pistolets que de poches». Évêché était un pêle-mêle étrange; pêle-mêle cosmopolite et parisien, ce qui ne s’exclut point, Paris étant le lieu où bat le cœur des peuples. Là était la grande incandescence plébéienne. Près de l’Évêché la Convention était froide et la Commune était tiède. Évêché était une de ces formations révolutionnaires pareilles aux formations volcaniques; Évêché contenait de tout, de l’ignorance, de la bêtise, de la probité, de l’héroïsme, de la colère et de la police. Brunswick y avait des agents. Il y avait là des hommes dignes de Sparte et des hommes dignes du bagne. La plupart étaient forcenés et honnêtes. La Gironde, par la bouche d’Isnard, président momentané de la Convention, avait dit un mot monstrueux: – Prenez garde, Parisiens. Il ne restera pas pierre sur pierre de votre ville, et l’on cherchera un jour la place où fut Paris. – Ce mot avait créé l’Évêché. Des hommes, et, nous venons de le dire, des hommes de toutes nations, avaient senti le besoin de se serrer autour de Paris. Cimourdain s’était rallié à ce groupe.
Ce groupe réagissait contre les réacteurs. Il était né de ce besoin public de violence qui est le côté redoutable et mystérieux des révolutions. Fort de cette force, l’Évêché s’était tout de suite fait sa part. Dans les commotions de Paris, c’était la Commune qui tirait le canon, c’était l’Évêché qui sonnait le tocsin.
Cimourdain croyait, dans son ingénuité implacable, que tout est équité au service du vrai; ce qui le rendait propre à dominer les partis extrêmes. Les coquins le sentaient honnête, et étaient contents. Des crimes sont flattés d’être présidés par une vertu. Cela les gêne et leur plaît. Palloy, l’architecte qui avait exploité la démolition de la Bastille, vendant ces pierres à son profit, et qui, chargé de badigeonner le cachot de Louis XVI, avait, par zèle, couvert le mur de barreaux, de chaînes et de carcans; Gonchon, l’orateur suspect du faubourg Saint-Antoine dont on a retrouvé plus tard des quittances; Fournier, l’Américain qui, le 17 juillet, avait tiré sur Lafayette un coup de pistolet payé, disait-on, par Lafayette; Henriot, qui sortait de Bicêtre, et qui avait été valet, saltimbanque, voleur et espion avant d’être général et de pointer des canons sur la Convention; La Reynie, l’ancien grand vicaire de Chartres, qui avait remplacé son bréviaire par le Père Duchesne; tous ces hommes étaient tenus en respect par Cimourdain, et, à de certains moments, pour empêcher les pires de broncher, il suffisait qu’ils sentissent en arrêt devant eux cette redoutable candeur convaincue. C’est ainsi que Saint-Just terrifiait Schneider. En même temps, la majorité de l’Évêché, composée surtout de pauvres et d’hommes violents, qui étaient bons, croyait en Cimourdain et le suivait. Il avait pour vicaire ou pour aide de camp, comme on voudra, cet autre prêtre républicain, Danjou, que le peuple aimait pour sa haute taille et avait baptisé l’abbé Six-Pieds. Cimourdain eût mené où il eût voulu cet intrépide chef qu’on appelait le général la Pique , et ce hardi Truchon, dit le Grand-Nicolas, qui avait voulu sauver madame de Lamballe, et qui lui avait donné le bras et fait enjamber les cadavres; ce qui eût réussi sans la féroce plaisanterie du barbier Charlot.
La Commune surveillait la Convention, l’Évêché surveillait la Commune; Cimourdain, esprit droit et répugnant à l’intrigue, avait cassé plus d’un fil mystérieux dans la main de Pache, que Beurnonville appelait «l’homme noir». Cimourdain, à l’Évêché, était de plain-pied avec tous. Il était consulté par Dobsent et Momoro. Il parlait espagnol à Gusman, italien à Pio, anglais à Arthur, flamand à Pereyra, allemand à l’Autrichien Proly, bâtard d’un prince. Il créait l’entente entre ces discordances. De là une situation obscure et forte. Hébert le craignait.
Cimourdain avait, dans ces temps et dans ces groupes tragiques, la puissance des inexorables. C’était un impeccable qui se croit infaillible. Personne ne l’avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l’effrayant homme juste.
Pas de milieu pour un prêtre dans la révolution. Un prêtre ne pouvait se donner à la prodigieuse aventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plus hauts; il fallait qu’il fût infâme ou qu’il fût sublime. Cimourdain était sublime; mais sublime dans l’isolement, dans l’escarpement, dans la lividité inhospitalière; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre.
Cimourdain avait l’apparence d’un homme ordinaire; vêtu de vêtements quelconques, d’aspect pauvre. Jeune, il avait été tonsuré; vieux, il était chauve. Le peu de cheveux qu’il avait étaient gris. Son front était large, et sur ce front il y avait pour l’observateur un signe. Cimourdain avait une façon de parler brusque, passionnée et solennelle; la voix brève; l’accent péremptoire; la bouche triste et amère; l’œil clair et profond, et sur tout le visage on ne sait quel air indigné.
Tel était Cimourdain.
Personne aujourd’hui ne sait son nom. L’histoire a de ces inconnus terribles.
Un tel homme était-il un homme? Le serviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection? N’était-il pas trop une âme pour être un cœur? Cet embrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il se réserver à quelqu’un? Cimourdain pouvait-il aimer? Disons-le. Oui.
Étant jeune et précepteur dans une maison presque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de la maison, et il l’aimait. Aimer un enfant est si facile. Que ne pardonne-t-on pas à un enfant? On lui pardonne d’être seigneur, d’être prince, d’être roi. L’innocence de l’âge fait oublier les crimes de la race; la faiblesse de l’être fait oublier l’exagération du rang. Il est si petit qu’on lui pardonne d’être grand. L’esclave lui pardonne d’être le maître. Le vieillard nègre idolâtre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passion son élève. L’enfance a cela d’ineffable qu’on peut épuiser sur elle tous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’était abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant; ce doux être innocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à la solitude. Il l’aimait de toutes les tendresses à la fois, comme père, comme frère, comme ami, comme créateur. C’était son fils; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Il n’était pas le père, et ce n’était pas son œuvre; mais il était le maître, et c’était son chef-d’œuvre. De ce petit seigneur, il avait fait un homme. Qui sait? Un grand homme peut-être. Car tels sont les rêves. À l’insu de la famille, – a-t-on besoin de permission pour créer une intelligence, une volonté et une droiture? – il avait communiqué au jeune vicomte, son élève, tout le progrès qu’il avait en lui; il lui avait inoculé le virus redoutable de sa vertu; il lui avait infusé dans les veines sa conviction, sa conscience, son idéal; dans ce cerveau d’aristocrate, il avait versé l’âme du peuple.
L’esprit allaite; l’intelligence est une mamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et le précepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est plus père que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère que la mère.
Cette profonde paternité spirituelle liait Cimourdain à son élève. La seule vue de cet enfant l’attendrissait.
Ajoutons ceci: remplacer le père était facile, l’enfant n’en avait plus; il était orphelin; son père était mort, sa mère était morte; il n’avait pour veiller sur lui qu’une grand’mère aveugle et un grand-oncle absent. La grand’mère mourut; le grand-oncle, chef de la famille, homme d’épée et de grande seigneurie, pourvu de charges à la cour, fuyait le vieux donjon de famille, vivait à Versailles, allait aux armées, et laissait l’orphelin seul dans le château solitaire. Le précepteur était donc le maître, dans toute l’acception du mot.
Ajoutons ceci encore: Cimourdain avait vu naître l’enfant qui avait été son élève. L’enfant, orphelin tout petit, avait eu une maladie grave. Cimourdain, en ce danger de mort, l’avait veillé jour et nuit; c’est le médecin qui soigne, c’est le garde-malade qui sauve, et Cimourdain avait sauvé l’enfant. Non seulement son élève lui avait dû l’éducation, l’instruction, la science; mais il lui avait dû la convalescence et la santé; non seulement son élève lui devait de penser; mais il lui devait de vivre. Ceux qui nous doivent tout, on les adore; Cimourdain adorait cet enfant.
L’écart naturel de la vie s’était fait. L’éducation finie, Cimourdain avait dû quitter l’enfant devenu jeune homme. Avec quelle froide et inconsciente cruauté ces séparations-là se font! Comme les familles congédient tranquillement le précepteur qui laisse sa pensée dans un enfant, et la nourrice qui y laisse ses entrailles! Cimourdain, payé et mis dehors, était sorti du monde d’en haut et rentré dans le monde d’en bas; la cloison entre les grands et les petits s’était refermée; le jeune seigneur, officier de naissance et fait d’emblée capitaine, était parti pour une garnison quelconque; l’humble précepteur, déjà au fond de son cœur prêtre insoumis, s’était hâté de redescendre dans cet obscur rez-de-chaussée de l’Église, qu’on appelait le bas clergé; et Cimourdain avait perdu de vue son élève.
La Révolution était venue; le souvenir de cet être dont il avait fait un homme, avait continué de couver en lui, caché, mais non éteint, par l’immensité des choses publiques.
Modeler une statue et lui donner la vie, c’est beau; modeler une intelligence et lui donner la vérité, c’est plus beau encore. Cimourdain était le Pygmalion d’une âme.
Un esprit peut avoir un enfant.
Cet élève, cet enfant, cet orphelin, était le seul être qu’il aimât sur la terre.
Mais, même dans une telle affection, un tel homme était-il vulnérable?
On va le voir.
Il y avait rue du Paon un cabaret qu’on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd’hui historique. C’était là que se rencontraient parfois à peu près secrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu’ils hésitaient à se parler en public. C’était là qu’avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C ’était là que Garat, bien qu’il n’en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.
Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d’une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l’arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d’alors, éclairait la table.
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d’argent. Les deux autres hommes étaient, l’un, une espèce de géant, l’autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu’on y vît un reste de coiffure et d’apprêt; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.
Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat. Ils étaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bière de Luther, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers.
Auprès des papiers on voyait un de ces lourds encriers de plomb, ronds et striés, que se rappellent ceux qui étaient écoliers au commencement de ce siècle. Une plume était jetée à côté de l’écritoire. Sur les papiers était posé un gros cachet de cuivre sur lequel on lisait Palloy fecit, et qui figurait un petit modèle exact de la Bastille.
Une carte de France était étalée au milieu de la table.
À la porte et dehors se tenait le chien de garde de Marat, ce Laurent Basse, commissionnaire du numéro 18 de la rue des Cordeliers, qui, le 13 juillet, environ quinze jours après ce 28 juin, devait asséner un coup de chaise sur la tête d’une femme nommée Charlotte Corday, laquelle en ce moment-là était à Caen, songeant vaguement. Laurent Basse était le porteur d’épreuves de l’Ami du peuple. Ce soir-là, amené par son maître au café de la rue du Paon, il avait la consigne de tenir fermée la salle où étaient Marat, Danton et Robespierre, et de n’y laisser pénétrer personne, à moins que ce ne fût quelqu’un du Comité de salut public, de la Commune ou de l’Évêché
Robespierre ne voulait pas fermer la porte à Saint-Just, Danton ne voulait pas la fermer à Pache, Marat ne voulait pas la fermer à Gusman.
La conférence durait depuis longtemps déjà. Elle avait pour sujet les papiers étalés sur la table et dont Robespierre avait donné lecture. Les voix commençaient à s’élever. Quelque chose comme de la colère grondait entre ces trois hommes. Du dehors on entendait par moment des éclats de parole. À cette époque l’habitude des tribunes publiques semblait avoir créé le droit d’écouter. C’était le temps où l’expéditionnaire Fabricius Pâris regardait par le trou de la serrure ce que faisait le Comité de salut public. Ce qui, soit dit en passant, ne fut pas inutile, car ce fut Pâris qui avertit Danton la nuit du 30 au 31 mars 1794. Laurent Basse avait appliqué son oreille contre la porte de l’arrière-salle où étaient Danton, Marat et Robespierre. Laurent Basse servait Marat, mais il était de l’Évêché
Danton venait de se lever; il avait vivement reculé sa chaise.
– Écoutez, cria-t-il. Il n’y a qu’une urgence, la République en danger. Je ne connais qu’une chose, délivrer la France de l’ennemi. Pour cela tous les moyens sont bons. Tous! tous! tous! quand j’ai affaire à tous les périls, j’ai recours à toutes les ressources, et quand je crains tout, je brave tout. Ma pensée est une lionne. Pas de demi-mesures. Pas de pruderie en révolution. Némésis n’est pas une bégueule. Soyons épouvantables et utiles. Est-ce que l’éléphant regarde où il met sa patte? Écrasons l’ennemi.
Robespierre répondit avec douceur:
– Je veux bien.
Et il ajouta:
– La question est de savoir où est l’ennemi.
– Il est dehors, et je l’ai chassé, dit Danton.
– Il est dedans, et je le surveille, dit Robespierre.
– Et je le chasserai encore, reprit Danton.
– On ne chasse pas l’ennemi du dedans.
– Qu’est-ce donc qu’on fait?
– On l’extermine.
– J’y consens, dit à son tour Danton.
Et il reprit:
– Je vous dis qu’il est dehors, Robespierre.
– Danton, je vous dis qu’il est dedans.
– Robespierre, il est à la frontière.
– Danton, il est en Vendée.
– Calmez-vous, dit une troisième voix, il est partout; et vous êtes perdus.
C’était Marat qui parlait.
Robespierre regarda Marat et repartit tranquillement:
– Trêve aux généralités. Je précise. Voici des faits.
– Pédant! grommela Marat.
Robespierre posa la main sur les papiers étalés devant lui et continua:
– Je viens de vous lire les dépêches de Prieur de la Marne. Je viens de vous communiquer les renseignements donnés par ce Gélambre. Danton, écoutez, la guerre étrangère n’est rien, la guerre civile est tout. La guerre étrangère, c’est une écorchure qu’on a au coude; la guerre civile, c’est l’ulcère qui vous mange le foie. De tout ce que je viens de vous lire, il résulte ceci: la Vendée, jusqu’à ce jour éparse entre plusieurs chefs, est au moment de se concentrer. Elle va désormais avoir un capitaine unique…
– Un brigand central, murmura Danton.
– C’est, poursuivit Robespierre, l’homme débarqué près de Pontorson le 2 juin. Vous avez vu ce qu’il est. Remarquez que ce débarquement coïncide avec l’arrestation des représentants en mission, Prieur de la Côte-d ’Or et Romme, à Bayeux, par ce district traître du Calvados, le 2 juin, le même jour.
– Et leur translation au château de Caen, dit Danton.
Robespierre reprit:
– Je continue de résumer les dépêches. La guerre de forêt s’organise sur une vaste échelle. En même temps une descente anglaise se prépare; Vendéens et Anglais, c’est Bretagne avec Bretagne. Les hurons du Finistère parlent la même langue que les topinamboux du Cornouailles. J’ai mis sous vos yeux une lettre interceptée de Puisaye où il est dit que «vingt mille habits rouges distribués aux insurgés en feront lever cent mille». Quand l’insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise se fera. Voici le plan suivez-le sur la carte.
Robespierre posa le doigt sur la carte, et poursuivit:
– Les Anglais ont le choix du point de descente, de Cancale à Paimpol. Craig préférerait la baie de Saint-Brieuc, Cornwallis la baie de Saint-Cast. C’est un détail. La rive gauche de la Loire est gardée par l’armée vendéenne rebelle, et quant aux vingt-huit lieues à découvert entre Ancenis et Pontorson, quarante paroisses normandes ont promis leur concours. La descente se fera sur trois points, Plérin, Iffiniac et Pléneuf; de Plérin on ira à Saint-Brieuc, et de Pléneuf à Lamballe; le deuxième jour on gagnera Dinan où il y a neuf cents prisonniers anglais, et l’on occupera en même temps Saint-Jouan et Saint-Méen; on y laissera de la cavalerie; le troisième jour, deux colonnes se dirigeront l’une de Jouan sur Bédée, l’autre de Dinan sur Bécherel qui est une forteresse naturelle, et où l’on établira deux batteries; le quatrième jour, on est à Rennes. Rennes, c’est la clef de la Bretagne. Qui a Rennes a tout. Rennes prise, Châteauneuf et Saint-Malo tombent. Il y a à Rennes un million de cartouches et cinquante pièces d’artillerie de campagne…
– Qu’ils rafleraient, murmura Danton.
Robespierre continua:
– Je termine. De Rennes trois colonnes se jetteront l’une sur Fougères, l’autre sur Vitré, l’autre sur Redon. Comme les ponts sont coupés, les ennemis se muniront, vous avez vu ce fait précisé, de pontons et de madriers, et ils auront des guides pour les points guéables à la cavalerie. De Fougères on rayonnera sur Avranches, de Redon sur Ancenis, de Vitré sur Laval. Nantes se rendra, Brest se rendra. Redon donne tout le cours de la Vilaine, Fougères donne la route de Normandie, Vitré donne la route de Paris. Dans quinze jours on aura une armée de brigands de trois cent mille hommes, et toute la Bretagne sera au roi de France.
– C’est-à-dire au roi d’Angleterre, dit Danton.
– Non, au roi de France.
Et Robespierre ajouta:
– Le roi de France est pire. Il faut quinze jours pour chasser l’étranger, et dix-huit cents ans pour éliminer la monarchie.
Danton, qui s’était rassis, mit ses coudes sur la table et la tête dans ses mains, rêveur.
– Vous voyez le péril, dit Robespierre. Vitré donne la route de Paris aux Anglais.
Danton redressa le front et rabattit ses deux grosses mains crispées sur la carte, comme sur une enclume.
– Robespierre, est-ce que Verdun ne donnait pas la route de Paris aux Prussiens?
– Eh bien?
– Eh bien, on chassera les Anglais comme on a chassé les Prussiens.
Et Danton se leva de nouveau.
Robespierre posa sa main froide sur le poing fiévreux de Danton.
– Danton, la Champagne n’était pas pour les Prussiens et la Bretagne est pour les Anglais. Reprendre Verdun, c’est de la guerre étrangère; reprendre Vitré, c’est de la guerre civile.
Et Robespierre murmura avec un accent froid et profond:
– Sérieuse différence.
Il reprit:
– Rasseyez-vous, Danton, et regardez la carte au lieu de lui donner des coups de poing.
Mais Danton était tout à sa pensée.
– Voilà qui est fort! s’écria-t-il, voir la catastrophe à l’ouest quand elle est à l’est. Robespierre, je vous accorde que l’Angleterre se dresse sur l’Océan; mais l’Espagne se dresse aux Pyrénées, mais l’Italie se dresse aux Alpes, mais l’Allemagne se dresse sur le Rhin. Et le grand ours russe est au fond. Robespierre, le danger est un cercle et nous sommes dedans. À l’extérieur la coalition, à l’intérieur la trahison. Au midi Servant entre-bâille la porte de la France au roi d’Espagne. Au nord Dumouriez passe à l’ennemi. Au reste il avait toujours moins menacé la Hollande que Paris. Nerwinde efface Jemmapes et Valmy. Le philosophe Rabaut Saint-Etienne, traître comme un protestant qu’il est, correspond avec le courtisan Montesquiou. L’armée est décimée. Pas un bataillon qui ait maintenant plus de quatre cents hommes; le vaillant régiment de Deux-Ponts est réduit à cent cinquante hommes; le camp de Pamars est livré; il ne reste plus à Givet que cinq cents sacs de farine; nous rétrogradons sur Landau; Wurmser presse Kléber; Mayence succombe vaillamment, Condé lâchement. Valenciennes aussi. Ce qui n’empêche pas Chancel qui défend Valenciennes et le vieux Féraud qui défend Condé d’être deux héros, aussi bien que Meunier qui défendait Mayence. Mais tous les autres trahissent. Dharville trahit à Aix-la-Chapelle, Mouton trahit à Bruxelles, Valence trahit à Bréda, Neuilly trahit à Limbourg, Miranda trahit à Maëstricht; Stengel, traître, Lanoue, traître, Ligonnier, traître, Menou, traître, Dillon, traître; monnaie hideuse de Dumouriez. Il faut des exemples. Les contre-marches de Custine me sont suspectes; je soupçonne Custine de préférer la prise lucrative de Francfort à la prise utile de Coblentz. Francfort peut payer quatre millions de contributions de guerre, soit. Qu’est-ce que cela à côté du nid des émigrés écrasé? Trahison, dis-je. Meunier est mort le 13 juin. Voilà Kléber seul. En attendant, Brunswick grossit et avance. Il arbore le drapeau allemand sur toutes les places françaises qu’il prend. Le margrave de Brandebourg est aujourd’hui l’arbitre de l’Europe; il empoche nos provinces; il s’adjugera la Belgique, vous verrez; on dirait que c’est pour Berlin que nous travaillons; si cela continue, et si nous n’y mettons ordre, la révolution française se sera faite au profit de Potsdam; elle aura eu pour unique résultat d’agrandir le petit État de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France pour le roi de Prusse.
Et Danton, terrible, éclata de rire.
Le rire de Danton fit sourire Marat.
– Vous avez chacun votre dada; vous, Danton, la Prusse; vous, Robespierre, la Vendée. Je vais préciser, moi aussi. Vous ne voyez pas le vrai péril; le voici: les cafés et les tripots. Le café de Choiseul est jacobin, le café Patin est royaliste, le café du Rendez-Vous attaque la garde nationale, le café de la Porte-Saint -Martin la défend, le café de la Régence est contre Brissot, le café Corazza est pour, le café Procope jure par Diderot, le café du Théâtre-Français jure par Voltaire, à la Rotonde on déchire les assignats, les cafés Saint-Marceau sont en fureur, le café Manouri agite la question des farines, au café de Foy tapages et gourmades, au Perron bourdonnement des frelons de finance. Voilà ce qui est sérieux.
Danton ne riait plus. Marat souriait toujours. Sourire de nain, pire qu’un rire de colosse.
– Vous moquez-vous, Marat? gronda Danton.
Marat eut ce mouvement de hanche convulsif, qui était célèbre. Son sourire s’était effacé.
– Ah! je vous retrouve, citoyen Danton. C’est bien vous qui en pleine Convention m’avez appelé «l’individu Marat». Écoutez. Je vous pardonne. Nous traversons un moment imbécile. Ah! je me moque? En effet, quel homme suis-je? J’ai dénoncé Chazot, j’ai dénoncé Pétion, j’ai dénoncé Kersaint, j’ai dénoncé Moreton, j’ai dénoncé Dufriche-Valazé, j’ai dénoncé Ligonnier, j’ai dénoncé Menou, j’ai dénoncé Banneville, j’ai dénoncé Gensonné, j’ai dénoncé Biron, j’ai dénoncé Lidon et Chambon; ai-je eu tort? je flaire la trahison dans le traître, et je trouve utile de dénoncer le criminel avant le crime. J’ai l’habitude de dire la veille ce que vous autres vous dites le lendemain. Je suis l’homme qui a proposé à l’Assemblée un plan complet de législation criminelle. Qu’ai-je fait jusqu’à présent? J’ai demandé qu’on instruise les sections afin de les discipliner à la révolution, j’ai fait lever les scellés des trente-deux cartons, j’ai réclamé les diamants déposés dans les mains de Roland, j’ai prouvé que les Brissotins avaient donné au Comité de sûreté générale des mandats d’arrêt en blanc, j’ai signalé les omissions du rapport de Lindet sur les crimes de Capet, j’ai voté le supplice du tyran dans les vingt-quatre heures, j’ai défendu les bataillons le Mauconseil et le Républicain, j’ai empêché la lecture de la lettre de Narbonne et de Malouet, j’ai fait une motion pour les soldats blessés, j’ai fait supprimer la commission des six, j’ai pressenti dans l’affaire de Mons la trahison de Dumouriez, j’ai demandé qu’on prît cent mille parents d’émigrés comme otages pour les commissaires livrés à l’ennemi, j’ai proposé de déclarer traître tout représentant qui passerait les barrières, j’ai démasqué la faction rolandine dans les troubles de Marseille, j’ai insisté pour qu’on mît à prix la tête d’Égalité fils, j’ai défendu Bouchotte, j’ai voulu l’appel nominal pour chasser Isnard du fauteuil, j’ai fait déclarer que les Parisiens ont bien mérité de la patrie; c’est pourquoi je suis traité de pantin par Louvet, le Finistère demande qu’on m’expulse, la ville de Loudun souhaite qu’on m’exile, la ville d’Amiens désire qu’on me mette une muselière, Cobourg veut qu’on m’arrête, et Lecointe-Puiraveau propose à la Convention de me décréter fou. Ah çà! citoyen Danton, pourquoi m’avez-vous fait venir à votre conciliabule, si ce n’est pour avoir mon avis? Est-ce que je vous demandais d’en être? loin de là. Je n’ai aucun goût pour les tête-à-tête avec des contre-révolutionnaires tels que Robespierre et vous. Du reste, je devais m’y attendre, vous ne m’avez pas compris; pas plus vous que Robespierre, pas plus Robespierre que vous. Il n’y a donc pas d’homme d’État ici? Il faut donc vous faire épeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur les i. Ce que je vous ai dit voulait dire ceci: vous vous trompez tous les deux. Le danger n’est ni à Londres, comme le croit Robespierre, ni à Berlin, comme le croit Danton; il est à Paris. Il est dans l’absence d’unité, dans le droit qu’a chacun de tirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l’anarchie des volontés…
– L’anarchie! interrompit Danton, qui la fait, si ce n’est vous?
Marat ne s’arrêta pas.
– Robespierre, Danton, le danger est dans ce tas de cafés, dans ce tas de brelans, dans ce tas de clubs, club des Noirs, club des Fédérés, club des Dames, club des Impartiaux, qui date de Clermont-Tonnerre, et qui a été le club monarchique de 1790, cercle social imaginé par le prêtre Claude Fauchet, club des Bonnets de laine, fondé par le gazetier Prudhomme, et cætera sans compter votre club des Jacobins, Robespierre, et votre club des Cordeliers, Danton. Le danger est dans la famine, qui fait que le porte-sacs Blin a accroché à la lanterne de l’Hôtel de ville le boulanger du marché Palu, François Denis, et dans la justice, qui a pendu le porte-sacs Blin pour avoir pendu le boulanger Denis. Le danger est dans le papier-monnaie qu’on déprécie. Rue du Temple, un assignat de cent francs est tombé à terre, et un passant, un homme du peuple, a dit: Il ne vaut pas la peine d’être ramassé. Les agioteurs et les accapareurs, voilà le danger. Arborer le drapeau noir à l’Hôtel de ville, la belle avance! Vous arrêtez le baron de Trenck, cela ne suffit pas. Tordez-moi le cou à ce vieil intrigant de prison. Vous croyez-vous tirés d’affaire parce que le président de la Convention pose une couronne civique sur la tête de Labertèche, qui a reçu quarante et un coups de sabre à Jemmapes, et dont Chénier se fait le cornac? Comédies et batelages. Ah! vous ne regardez pas Paris! Ah! vous cherchez le danger loin, quand il est près. À quoi vous sert votre police, Robespierre? Car vous avez vos espions, Payan, à la Commune, Coffinhal, au Tribunal révolutionnaire, David, au Comité de sûreté générale, Couthon, au Comité de salut public. Vous voyez que je suis informé. Eh bien, sachez ceci: le danger est sur vos têtes, le danger est sous vos pieds; on conspire, on conspire, on conspire; les passants dans les rues s’entre-lisent les journaux et se font des signes de tête; six mille hommes, sans cartes de civisme, émigrés rentrés, muscadins et mathevons, sont cachés dans les caves et dans les greniers, et dans les galeries de buis du Palais-Royal; on fait queue chez les boulangers; les bonnes femmes, sur le pas des portes, joignent les mains et disent: Quand aura-t-on la paix? Vous avez beau aller vous enfermer, pour être entre vous, dans la salle du Conseil exécutif, on sait tout ce que vous y dites; et la preuve, Robespierre, c’est que voici les paroles que vous avez dites hier soir à Saint-Just: «Barbaroux commence à prendre du ventre, cela va le gêner dans sa fuite.» Oui, le danger est partout, et surtout au centre. À Paris, les ci-devant complotent, les patriotes vont pieds nus, les aristocrates arrêtés le 9 mars sont déjà relâchés, les chevaux de luxe qui devraient être attelés aux canons sur la frontière nous éclaboussent dans les rues, le pain de quatre livres vaut trois francs douze sous, les théâtres jouent des pièces impures, et Robespierre fera guillotiner Danton.
– Ouiche! dit Danton.
Robespierre regardait attentivement la carte.
– Ce qu’il faut, cria brusquement Marat, c’est un dictateur. Robespierre, vous savez que je veux un dictateur.
Robespierre releva la tête.
– Je sais, Marat, vous ou moi.
– Moi ou vous, dit Marat.
Danton grommela entre ses dents:
– La dictature, touchez-y!
Marat vit le froncement de sourcil de Danton.
– Tenez, reprit-il. Un dernier effort. Mettons-nous d’accord. La situation en vaut la peine. Ne nous sommes-nous déjà pas mis d’accord pour la journée du 31 mai? La question d’ensemble est plus grave encore que le girondinisme qui est une question de détail. Il y a du vrai dans ce que vous dites; mais le vrai, tout le vrai, le vrai vrai, c’est ce que je dis. Au midi, le fédéralisme; à l’ouest, le royalisme; à Paris, le duel de la Convention et de la Commune; aux frontières, la reculade de Custine et la trahison de Dumouriez. Qu’est-ce que tout cela? Le démembrement. Que nous faut-il? L’unité. Là est le salut; mais hâtons-nous. Il faut que Paris prenne le gouvernement de la Révolution. Si nous perdons une heure, demain les Vendéens peuvent être à Orléans, et les Prussiens à Paris. Je vous accorde ceci, Danton, je vous concède cela, Robespierre. Soit. Eh bien, la conclusion, c’est la dictature. Prenons la dictature, à nous trois nous représentons la Révolution. Nous sommes les trois têtes de Cerbère. De ces trois têtes, l’une parle, c’est vous, Robespierre; l’autre rugit, c’est vous, Danton…
– L’autre mord, dit Danton, c’est vous, Marat.
– Toutes trois mordent, dit Robespierre.
Il y eut un silence. Puis le dialogue, plein de secousses sombres, recommença.
– Écoutez, Marat, avant de s’épouser, il faut se connaître. Comment avez-vous su le mot que j’ai dit hier à Saint-Just?
– Ceci me regarde, Robespierre.
– Marat!
– C’est mon devoir de m’éclairer, et c’est mon affaire de me renseigner.
– Marat!
– J’aime à savoir.
– Marat!
– Robespierre, je sais ce que vous dites à Saint-Just, comme je sais ce que Danton dit à Lacroix; comme je sais ce qui se passe quai des Théatins, à l’hôtel de Labriffe, repaire où se rendent les nymphes de l’émigration; comme je sais ce qui se passe dans la maison des Thilles, près Gonesse, qui est à Valmerange, l’ancien administrateur des postes, où allaient jadis Maury et Cazalès, où sont allés depuis Sieyès et Vergniaud, et où, maintenant, on va une fois par semaine.
En prononçant cet on, Marat regarda Danton.
Danton s’écria:
– Si j’avais deux liards de pouvoir, ce serait terrible.
Marat poursuivit:
– Je sais ce que vous dites, Robespierre, comme je sais ce qui se passait à la tour du Temple quand on y engraissait Louis XVI, si bien que, seulement dans le mois de septembre, le loup, la louve et les louveteaux ont mangé quatre-vingt-six paniers de pêches. Pendant ce temps-là le peuple est affamé. Je sais cela, comme je sais que Roland a été caché dans un logis donnant sur une arrière-cour, rue de la Harpe; comme je sais que six cents des piques du 14 juillet avaient été fabriquées par Faure, serrurier du duc d’Orléans; comme je sais ce qu’on fait chez la Saint-Hilaire, maîtresse de Sillery; les jours de bal, c’est le vieux Sillery qui frotte lui-même, avec de la craie, les parquets du salon jaune de la rue Neuve-des-Mathurins; Buzot et Kersaint y dînaient. Saladin y a dîné le 27, et avec qui, Robespierre? Avec votre ami Lasource.
– Verbiage, murmura Robespierre. Lasource n’est pas mon ami.
Et il ajouta, pensif:
– En attendant il y a à Londres dix-huit fabriques de faux assignats.
Marat continua d’une voix tranquille, mais avec un léger tremblement, qui était effrayant:
– Vous êtes la faction des importants. Oui, je sais tout, malgré ce que Saint-Just appelle le silence d’État…
Marat souligna ce mot par l’accent, regarda Robespierre, et poursuivit:
– Je sais ce qu’on dit à votre table les jours où Lebas invite David à venir manger la cuisine faite par sa promise, Elisabeth Duplay, votre future belle-sœur, Robespierre. Je suis l’œil énorme du peuple, et du fond de ma cave, je regarde. Oui, je vois, oui, j’entends, oui, je sais. Les petites choses vous suffisent. Vous vous admirez. Robespierre se fait contempler par sa madame de Chalabre, la fille de ce marquis de Chalabre qui fit le whist avec Louis XV le soir de l’exécution de Damiens. Oui, on porte haut la tête. Saint-Just habite une cravate. Legendre est correct; lévite neuve et gilet blanc, et un jabot pour faire oublier son tablier. Robespierre s’imagine que l’histoire voudra savoir qu’il avait une redingote olive à la Constituante et un habit bleu-ciel à la Convention. Il a son portrait sur tous les murs de sa chambre…
Robespierre interrompit d’une voix plus calme encore que celle de Marat.
– Et vous, Marat, vous avez le vôtre dans tous les égouts.
Ils continuèrent sur un ton de causerie dont la lenteur accentuait la violence des répliques et des ripostes, et ajoutait on ne sait quelle ironie à la menace.
– Robespierre, vous avez qualifié ceux qui veulent le renversement des trônes, les Don Quichottes du genre humain.
– Et vous, Marat, après le 4 août, dans votre numéro 559 de l’Ami du Peuple, ah! j’ai retenu le chiffre, c’est utile, vous avez demandé qu’on rendît aux nobles leurs titres. Vous avez dit: Un duc est toujours un duc.
– Robespierre, dans la séance du 7 décembre, vous avez défendu la femme Roland contre Viard.
– De même que mon frère vous a défendu, Marat, quand on vous a attaqué aux Jacobins. Qu’est-ce que cela prouve? rien.
– Robespierre, on connaît le cabinet des Tuileries où vous avez dit à Garat: Je suis las de la Révolution.
– Marat, c’est ici, dans ce cabaret, que, le 29 octobre, vous avez embrassé Barbaroux.
– Robespierre, vous avez dit à Buzot: La République, qu’est-ce que cela?
– Marat, c’est dans ce cabaret que vous avez invité à déjeuner trois Marseillais par compagnie.
– Robespierre, vous vous faites escorter d’un fort de la halle armé d’un bâton.
– Et vous, Marat, la veille du 10 août, vous avez demandé à Buzot de vous aider à fuir à Marseille déguisé en jockey.
– Pendant les justices de septembre, vous vous êtes caché, Robespierre.
– Et vous, Marat, vous vous êtes montré.
– Robespierre, vous avez jeté à terre le bonnet rouge.
– Oui, quand un traître l’arborait. Ce qui pare Dumouriez souille Robespierre.
– Robespierre, vous avez refusé, pendant le passage des soldats de Chateauvieux, de couvrir d’un voile la tête de Louis XVI.
– J’ai fait mieux que lui voiler la tête, je la lui ai coupée.
Danton intervint, mais comme l’huile intervient dans le feu.
– Robespierre, Marat, dit-il, calmez-vous.
Marat n’aimait pas à être nommé le second. Il se retourna.
– De quoi se mêle Danton? dit-il.
Danton bondit.
– De quoi je me mêle? de ceci. Qu’il ne faut pas de fratricide; qu’il ne faut pas de lutte entre deux hommes qui servent le peuple; que c’est assez de la guerre étrangère, que c’est assez de la guerre civile, et que ce serait trop de la guerre domestique; que c’est moi qui ai fait la Révolution, et que je ne veux pas qu’on la défasse. Voilà de quoi je me mêle.
Marat répondit sans élever la voix.
– Mêlez-vous de rendre vos comptes.
– Mes comptes! cria Danton. Allez les demander aux défilés de l’Argonne, à la Champagne délivrée, à la Belgique conquise, aux armées où j’ai été quatre fois déjà offrir ma poitrine à la mitraille! allez les demander à la place de la Révolution, à l’échafaud du 21 janvier, au trône jeté à terre, à la guillotine, cette veuve…
Marat interrompit Danton.
– La guillotine est une vierge; on se couche sur elle, on ne la féconde pas.
– Qu’en savez-vous? répliqua Danton, je la féconderais, moi!
– Nous verrons, dit Marat.
Et il sourit.
Danton vit ce sourire.
– Marat, cria-t-il, vous êtes l’homme caché, moi je suis l’homme du grand air et du grand jour. Je hais la vie reptile. Être cloporte ne me va pas. Vous habitez une cave; moi j’habite la rue. Vous ne communiquez avec personne; moi, quiconque passe peut me voir et me parler.
– Joli garçon, voulez-vous monter chez moi? grommela Marat.
Et, cessant de sourire, il reprit d’un accent péremptoire:
– Danton, rendez compte des trente-trois mille écus, argent sonnant, que Montmorin vous a payés au nom du roi, sous prétexte de vous indemniser de votre charge de procureur au Châtelet.
– J’étais du 14 juillet, dit Danton avec hauteur.
– Et le garde-meuble? et les diamants de la couronne?
– J’étais du 6 octobre.
– Et les vols de votre alter ego, Lacroix, en Belgique?
– J’étais du 20 juin.
– Et les prêts faits à la Montansier?
– Je poussais le peuple au retour de Varennes.
– Et la salle de l’Opéra qu’on bâtit avec de l’argent fourni par vous?
– J’ai armé les sections de Paris.
– Et les cent mille livres de fonds secrets du ministère de la justice?
– J’ai fait le 10 août.
– Et les deux millions de dépenses secrètes de l’Assemblée dont vous avez pris le quart?
– J’ai arrêté l’ennemi en marche et j’ai barré le passage aux rois coalisés.
– Prostitué! dit Marat.
Danton se dressa, effrayant.
– Oui, cria-t-il! je suis une fille publique, j’ai vendu mon ventre, mais j’ai sauvé le monde.
Robespierre s’était remis à se ronger les ongles. Il ne pouvait, lui, ni rire, ni sourire. Le rire, éclair de Danton, et le sourire, piqûre de Marat, lui manquaient.
Danton reprit:
– Je suis comme l’océan; j’ai mon flux et mon reflux; à mer basse on voit mes bas-fonds, à mer haute on voit mes flots.
– Votre écume, dit Marat.
– Ma tempête, dit Danton.
En même temps que Danton, Marat s’était levé.
Lui aussi éclata. La couleuvre devint subitement dragon.
– Ah! cria-t-il, ah! Robespierre! ah! Danton! vous ne voulez pas m’écouter! Eh bien, je vous le dis, vous êtes perdus. Votre politique aboutit à des impossibilités d’aller plus loin; vous n’avez plus d’issue; et vous faites des choses qui ferment devant vous toutes les portes, excepté celle du tombeau.
– C’est notre grandeur, dit Danton.
Et il haussa les épaules.
Marat continua:
– Danton, prends garde. Vergniaud aussi a la bouche large et les lèvres épaisses et les sourcils en colère; Vergniaud aussi est grêlé comme Mirabeau et comme toi; cela n’a pas empêché le 31 mai. Ah! tu hausses les épaules. Quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête. Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lâche, tes bottes molles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regarde Louisette.
Louisette était le nom d’amitié que Marat donnait à la guillotine.
Il poursuivit:
– Et quant à toi, Robespierre, tu es un modéré, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pincé, frisé, calamistré, tu n’en iras pas moins place de Grève; lis la déclaration de Brunswick; tu n’en seras pas moins traité comme le régicide Damiens, et tu es tiré à quatre épingles en attendant que tu sois tiré à quatre chevaux.
– Écho de Coblentz! dit Robespierre entre ses dents.
– Robespierre, je ne suis l’écho de rien, je suis le cri de tout. Ah! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu, Danton? trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre? trente-trois ans. Eh bien, moi, j’ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six mille ans.
– C’est vrai, répliqua Danton, depuis six mille ans, Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat.
– Danton! cria Marat. Et une lueur livide apparut dans ses yeux.
– Eh bien quoi? dit Danton.
Ainsi parlaient ces trois hommes formidables. Querelle de tonnerres.
Le dialogue eut un répit; ces titans rentrèrent un moment chacun dans sa pensée.
Les lions s’inquiètent des hydres. Robespierre était devenu très pâle et Danton très rouge. Tous deux avaient un frémissement. La prunelle fauve de Marat s’était éteinte; le calme, un calme impérieux, s’était refait sur la face de cet homme, redouté des redoutables.
Danton se sentait vaincu, mais ne voulait pas se rendre. Il reprit:
– Marat parle très haut de dictature et d’unité, mais il n’a qu’une puissance, dissoudre.
Robespierre, desserrant ses lèvres étroites, ajouta:
– Moi, je suis de l’avis d’Anacharsis Cloots; je dis: Ni Roland, ni Marat.
– Et moi, répondit Marat, je dis: Ni Danton, ni Robespierre.
Il les regarda tous deux fixement et ajouta:
– Laissez-moi vous donner un conseil, Danton. Vous êtes amoureux, vous songez à vous remarier, ne vous mêlez plus de politique, soyez sage.
Et reculant d’un pas vers la porte pour sortir, il leur fit ce salut sinistre:
– Adieu, messieurs.
Danton et Robespierre eurent un frisson.
En ce moment une voix s’éleva au fond de la salle, et dit:
– Tu as tort, Marat.
Tous se retournèrent. Pendant l’explosion de Marat, et sans qu’ils s’en fussent aperçus, quelqu’un était entré par la porte du fond.
– C’est toi, citoyen Cimourdain? dit Marat. Bonjour.
C’était Cimourdain en effet.
– Je dis que tu as tort, Marat, reprit-il.
Marat verdit, ce qui était sa façon de pâlir.
Cimourdain ajouta:
– Tu es utile, mais Robespierre et Danton sont nécessaires. Pourquoi les menacer? Union! union, citoyens! le peuple veut qu’on soit uni.
Cette entrée fit un effet d’eau froide, et, comme l’arrivée d’un étranger dans une querelle de ménage, apaisa, sinon le fond, du moins la surface.
Cimourdain s’avança vers la table.
Danton et Robespierre le connaissaient. Ils avaient souvent remarqué dans les tribunes publiques de la Convention ce puissant homme obscur que le peuple saluait. Robespierre pourtant, formaliste, demanda:
– Citoyen, comment êtes-vous entré?
– Il est de l’Évêché, répondit Marat d’une voix où l’on sentait on ne sait quelle soumission.
Marat bravait la Convention, menait la Commune et craignait l’Évêché.
Ceci est une loi.
Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête.
Savoir distinguer le mouvement qui vient des convoitises du mouvement qui vient des principes, combattre l’un et seconder l’autre, c’est là le génie et la vertu des grands révolutionnaires.
Danton vit plier Marat.
– Oh! le citoyen Cimourdain n’est pas de trop, dit-il.
Et il tendit la main à Cimourdain.
Puis:
– Parbleu, dit-il, expliquons la situation au citoyen Cimourdain. Il vient à propos. Je représente la Montagne, Robespierre représente le Comité de salut public, Marat représente la Commune, Cimourdain représente l’Évêché. Il va nous départager.
– Soit, dit Cimourdain, grave et simple. De quoi s’agit-il?
– De la Vendée, répondit Robespierre.
– La Vendée! dit Cimourdain.
Et il reprit:
– C’est la grande menace. Si la Révolution meurt, elle mourra par la Vendée. Une Vendée est plus redoutable que dix Allemagnes. Pour que la France vive, il faut tuer la Vendée.
Ces quelques mots lui gagnèrent Robespierre.
Robespierre pourtant fit cette question:
– N’êtes-vous pas un ancien prêtre?
L’air prêtre n’échappait pas à Robespierre. Il reconnaissait hors de lui ce qu’il avait au dedans de lui.
Cimourdain répondit:
– Oui, citoyen.
– Qu’est-ce que cela fait? s’écria Danton. Quand les prêtres sont bons, ils valent mieux que les autres. En temps de révolution, les prêtres se fondent en citoyens comme les cloches en sous et en canons. Danjou est prêtre, Daunou est prêtre. Thomas Lindet est évêque d’Évreux. Robespierre, vous vous asseyez à la Convention coude à coude avec Massieu, évêque de Beauvais. Le grand-vicaire Vaugeois était du comité d’insurrection du 10 août. Chabot est capucin. C’est dom Gerle qui a fait le serment du Jeu de paume; c’est l’abbé Audran qui a fait déclarer l’Assemblée nationale supérieure au roi; c’est l’abbé Goutte qui a demandé à la Législative qu’on ôtât le dais du fauteuil de Louis XVI; c’est l’abbé Grégoire qui a provoqué l’abolition de la royauté.
– Appuyé, ricana Marat, par l’histrion Collot-d’Herbois. À eux deux, ils ont fait la besogne; le prêtre a renversé le trône, le comédien a jeté bas le roi.
– Revenons à la Vendée, dit Robespierre.
– Eh bien, demanda Cimourdain, qu’y a-t-il? qu’est-ce qu’elle fait, cette Vendée?
Robespierre répondit:
– Ceci: elle a un chef. Elle va devenir épouvantable.
– Qui est ce chef, citoyen Robespierre?
– C’est un ci-devant marquis de Lantenac, qui s’intitule prince breton.
Cimourdain fit un mouvement.
– Je le connais, dit-il. J’ai été prêtre chez lui.
Il songea un moment, et reprit:
– C’était un homme à femmes avant d’être un homme de guerre.
– Comme Biron qui a été Lauzun, dit Danton.
Et Cimourdain, pensif, ajouta:
– Oui, c’est un ancien homme de plaisir. Il doit être terrible.
– Affreux, dit Robespierre. Il brûle les villages, achève les blessés, massacre les prisonniers, fusille les femmes.
– Les femmes?
– Oui. Il a fait fusiller entre autres une mère de trois enfants. On ne sait ce que les enfants sont devenus. En outre, c’est un capitaine. Il sait la guerre.
– En effet, répondit Cimourdain. Il a fait la guerre de Hanovre, et les soldats disaient: Richelieu en dessus, Lantenac en dessous; c’est Lantenac qui a été le vrai général. Parlez-en à Dussaulx, votre collègue.
Robespierre resta un moment pensif, puis le dialogue reprit entre lui et Cimourdain.
– Eh bien, citoyen Cimourdain, cet homme-là est en Vendée.
– Depuis quand?
– Depuis trois semaines.
– Il faut le mettre hors la loi.
– C’est fait.
– Il faut mettre sa tête à prix.
– C’est fait.
– Il faut offrir, à qui le prendra, beaucoup d’argent.
– C’est fait.
– Pas en assignats.
– C’est fait.
– En or.
– C’est fait.
– Et il faut le guillotiner.
– Ce sera fait.
– Par qui?
– Par vous.
– Par moi?
– Oui, vous serez délégué du Comité de salut public, avec pleins pouvoirs.
– J’accepte, dit Cimourdain.
Robespierre était rapide dans ses choix; qualité d’homme d’État. Il prit dans le dossier qui était devant lui une feuille de papier blanc sur laquelle on lisait cet en-tête imprimé: RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE ET INDIVISIBLE. COMITÉ DE SALUT PUBLIC.
Cimourdain continua:
– Oui, j’accepte. Terrible contre terrible. Lantenac est féroce, je le serai. Guerre à mort avec cet homme. J’en délivrerai la République, s’il plaît à Dieu.
Il s’arrêta, puis reprit:
– Je suis prêtre; c’est égal, je crois en Dieu.
– Dieu a vieilli, dit Danton.
– Je crois en Dieu, dit Cimourdain impassible.
D’un signe de tête, Robespierre, sinistre, approuva.
Cimourdain reprit:
– Près de qui serai-je délégué?
Robespierre répondit:
– Près du commandant de la colonne expéditionnaire envoyée contre Lantenac. Seulement, je vous en préviens, c’est un noble.
Danton s’écria:
– Voilà encore de quoi je me moque. Un noble? Eh bien, après? Il en est du noble comme du prêtre. Quand il est bon, il est excellent. La noblesse est un préjugé; mais il ne faut pas plus l’avoir dans un sens que dans l’autre, pas plus contre que pour. Robespierre, est-ce que Saint-Just n’est pas un noble? Florelle de Saint-Just, parbleu! Anacharsis Cloots est baron. Notre ami Charles Hesse, qui ne manque pas une séance des Cordeliers, est prince et frère du landgrave régnant de Hesse-Rothenbourg. Montaut, l’intime de Marat, est marquis de Montaut. Il y a dans le tribunal révolutionnaire un juré qui est prêtre, Vilate, et un juré qui est noble, Leroy, marquis de Montflabert. Tous deux sont sûrs.
– Et vous oubliez, ajouta Robespierre, le chef du jury révolutionnaire…
– Antonelle?
– Qui est le marquis Antonelle, dit Robespierre.
Danton reprit:
– C’est un noble, Dampierre, qui vient de se faire tuer devant Condé pour la République, et c’est un noble, Beaurepaire, qui s’est brûlé la cervelle plutôt que d’ouvrir les portes de Verdun aux Prussiens.
– Ce qui n’empêche pas, grommela Marat, que, le jour où Condorcet a dit: Les Gracques [4] étaient des nobles, Danton n’ait crié à Condorcet: Tous les nobles sont des traîtres, à commencer par Mirabeau et à finir par toi.
La voix grave de Cimourdain s’éleva.
– Citoyen Danton, citoyen Robespierre, vous avez raison peut-être de vous confier, mais le peuple se défie, et il n’a pas tort de se défier. Quand c’est un prêtre qui est chargé de surveiller un noble, la responsabilité est double, et il faut que le prêtre soit inflexible.
– Certes, dit Robespierre.
Cimourdain ajouta:
– Et inexorable.
Robespierre reprit:
– C’est bien dit, citoyen Cimourdain. Vous aurez affaire à un jeune homme. Vous aurez de l’ascendant sur lui, ayant le double de son âge. Il faut le diriger, mais le ménager. Il paraît qu’il a des talents militaires, tous les rapports sont unanimes là-dessus. Il fait partie d’un corps qu’on a détaché de l’armée du Rhin pour aller en Vendée. Il arrive de la frontière où il a été admirable d’intelligence et de bravoure. Il mène supérieurement la colonne expéditionnaire. Depuis quinze jours, il tient en échec ce vieux marquis de Lantenac. Il le réprime et le chasse devant lui. Il finira par l’acculer à la mer et par l’y culbuter. Lantenac a la ruse d’un vieux général et lui a l’audace d’un jeune capitaine. Ce jeune homme a déjà des ennemis et des envieux. L’adjudant général Léchelle est jaloux de lui…
– Ce Léchelle, interrompit Danton, il veut être général en chef! il n’a pour lui qu’un calembour: Il faut Léchelle pour monter sur Charette. En attendant Charette le bat.
– Et il ne veut pas, poursuivit Robespierre, qu’un autre que lui batte Lantenac. Le malheur de la guerre de Vendée est dans ces rivalités-là. Des héros mal commandés, voilà nos soldats. Un simple capitaine de hussards, Chérin, entre dans Saumur avec un trompette en sonnant Ça ira; il prend Saumur; il pourrait continuer et prendre Cholet, mais il n’a pas d’ordres, et il s’arrête. Il faut remanier tous les commandements de la Vendée. On éparpille les corps de garde, on disperse les forces; une armée éparse est une armée paralysée; c’est un bloc dont on fait de la poussière. Au camp de Paramé il n’y a plus que des tentes. Il y a entre Tréguier et Dinan cent petits postes inutiles avec lesquels on pourrait faire une division et couvrir tout le littoral. Léchelle, appuyé par Parein, dégarnit la côte nord sous prétexte de protéger la côte sud, et ouvre ainsi la France aux Anglais. Un demi-million de paysans soulevés, et une descente de l’Angleterre en France, tel est le plan de Lantenac. Le jeune commandant de la colonne expéditionnaire met l’épée aux reins à ce Lantenac et le presse et le bat, sans la permission de Léchelle; or Léchelle est son chef; aussi Léchelle le dénonce. Les avis sont partagés sur ce jeune homme. Léchelle veut le faire fusiller. Prieur de la Marne veut le faire adjudant général.
– Ce jeune homme, dit Cimourdain, me semble avoir de grandes qualités.
– Mais il a un défaut!
L’interruption était de Marat.
– Lequel? demanda Cimourdain.
– La clémence, dit Marat.
Et Marat poursuivit:
– C’est ferme au combat, et mou après. Ça donne dans l’indulgence, ça pardonne, ça fait grâce, ça protège les religieuses et les nonnes, ça sauve les femmes et les filles des aristocrates, ça relâche les prisonniers, ça met en liberté les prêtres.
– Grave faute, murmura Cimourdain.
– Crime, dit Marat.
– Quelquefois, dit Danton.
– Souvent, dit Robespierre.
– Presque toujours, reprit Marat.
– Quand on a affaire aux ennemis de la patrie, toujours, dit Cimourdain.
Marat se tourna vers Cimourdain.
– Et que ferais-tu donc d’un chef républicain qui mettrait en liberté un chef royaliste?
– Je serais de l’avis de Léchelle, je le ferais fusiller.
– Ou guillotiner, dit Marat.
– Au choix, dit Cimourdain.
Danton se mit à rire.
– J’aime autant l’un que l’autre.
– Tu es sûr d’avoir l’un ou l’autre, grommela Marat.
Et son regard, quittant Danton, revint sur Cimourdain.
– Ainsi, citoyen Cimourdain, si un chef républicain bronchait, tu lui ferais couper la tête?
– Dans les vingt-quatre heures.
– Eh bien, repartit Marat, je suis de l’avis de Robespierre, il faut envoyer le citoyen Cimourdain comme commissaire délégué du Comité de salut public, près du commandant de la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes. Comment s’appelle-t-il déjà, ce commandant?
Robespierre répondit:
– C’est un ci-devant, un noble.
Et il se mit à feuilleter le dossier.
– Donnons au prêtre le noble à garder, dit Danton. Je me défie d’un prêtre qui est seul; je me défie d’un noble qui est seul; quand ils sont ensemble, je ne les crains pas; l’un surveille l’autre, et ils vont.
L’indignation propre au sourcil de Cimourdain s’accentua, mais trouvant sans doute l’observation juste au fond, il ne se tourna point vers Danton, et il éleva sa voix sévère.
– Si le commandant républicain qui m’est confié fait un faux pas, peine de mort.
Robespierre, les yeux sur le dossier, dit:
– Voici le nom. Citoyen Cimourdain, le commandant sur qui vous aurez pleins pouvoirs est un ci-devant vicomte, il s’appelle Gauvain.
Cimourdain pâlit.
– Gauvain! s’écria-t-il.
Marat vit la pâleur de Cimourdain.
– Le vicomte Gauvain! répéta Cimourdain.
– Oui, dit Robespierre.
– Eh bien? dit Marat, l’œil fixé sur Cimourdain.
Il y eut un temps d’arrêt. Marat reprit:
– Citoyen Cimourdain, aux conditions indiquées par vous-même, acceptez-vous la mission de commissaire délégué près le commandant Gauvain? Est-ce dit?
– C’est dit, répondit Cimourdain.
Il était de plus en plus pâle.
Robespierre prit la plume qui était près de lui, écrivit de son écriture lente et correcte quatre lignes sur la feuille de papier portant en tête: COMITE DE SALUT PUBLIC, signa, et passa la feuille et la plume à Danton; Danton signa, et Marat, qui ne quittait pas des yeux la face livide de. Cimourdain, signa après Danton.
Robespierre, reprenant la feuille, la data et la remit à Cimourdain qui lut:
«AN II DE LA RÉPUBLIQUE
«Pleins pouvoirs sont donnés au citoyen Cimourdain, commissaire délégué du Comité de salut public près le citoyen Gauvain, commandant la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes.
«ROBESPIERRE. – DANTON. – MARAT.»
Et au-dessous des signatures:
«28 juin 1793.»
Le calendrier révolutionnaire, dit calendrier civil, n’existait pas encore légalement à cette époque, et ne devait être adopté par la Convention, sur la proposition de Romme, que le 5 octobre 1793.
Pendant que Cimourdain lisait, Marat le regardait.
Marat dit à demi-voix, comme se parlant à lui-même:
– Il faudra faire préciser tout cela par un décret de la Convention ou par un arrêté spécial du Comité de salut public. Il reste quelque chose à faire.
– Citoyen Cimourdain, demanda Robespierre, où demeurez-vous?
– Cour du Commerce.
– Tiens, moi aussi, dit Danton, vous êtes mon voisin.
Robespierre reprit:
– Il n’y a pas un moment à perdre. Demain vous recevrez votre commission en règle, signée de tous les membres du Comité de salut public. Ceci est une confirmation de la commission, qui vous accréditera spécialement près des représentants en mission, Philippeaux, Prieur de la Marne, Lecointre, Alquier et les autres. Nous savons qui vous êtes. Vos pouvoirs sont illimités. Vous pouvez faire Gauvain général ou l’envoyer à l’échafaud. Vous aurez votre commission demain à trois heures. Quand partirez-vous?
– À quatre heures, dit Cimourdain.
Et ils se séparèrent.
En rentrant chez lui, Marat prévint Simonne Évrard qu’il irait le lendemain à la Convention.
Nous approchons de la grande cime.
Voici la Convention.
Le regard devient fixe en présence de ce sommet.
Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.
Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.
La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire.
Du vivant de la Convention, car cela vit, une assemblée, on ne se rendait pas compte de ce qu’elle était. Ce qui échappait aux contemporains, c’était précisément sa grandeur; on était trop effrayé pour être ébloui. Tout ce qui est grand a une horreur sacrée. Admirer les médiocres et les collines, c’est aisé; mais ce qui est trop haut, un génie aussi bien qu’une montagne, une assemblée aussi bien qu’un chef-d’œuvre, vus de trop près, épouvantent. Toute cime semble une exagération. Gravir fatigue. On s’essouffle aux escarpements, on glisse sur les pentes, on se blesse à des aspérités qui sont des beautés; les torrents, en écumant, dénoncent les précipices, les nuages cachent les sommets; l’ascension terrifie autant que la chute. De là plus d’effroi que d’admiration. On éprouve ce sentiment bizarre, l’aversion du grand. On voit les abîmes, on ne voit pas les sublimités; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige. Ainsi fut d’abord jugée la Convention. La Convention fut toisée par les myopes, elle, faite pour être contemplée par les aigles.
Aujourd’hui elle est en perspective, et elle dessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique, l’immense profil de la révolution française.
Le 14 juillet avait délivré.
Le 10 août avait foudroyé.
Le 21 septembre fonda.
Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre. Libra. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme, sous ce signe de l’Égalité et de la Justice que la république fut proclamée. Une constellation fit l’annonce.
La Convention est le premier avatar du peuple. C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et que l’avenir d’aujourd’hui commença.
À toute idée il faut une enveloppe visible, à tout principe il faut une habitation; une église, c’est Dieu entre quatre murs; à tout dogme, il faut un temple.
Quand la Convention fut, il y eut un premier problème à résoudre, loger la Convention.
On prit d’abord le Manège, puis les Tuileries. On y dressa un châssis, un décor, une grande grisaille peinte par David, des bancs symétriques, une tribune carrée, des pilastres parallèles, des socles pareils à des billots, de longues étraves rectilignes, des alvéoles rectangulaires où se pressait la multitude et qu’on appelait les tribunes publiques, un velarium romain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dans ces lignes droites on installa la Convention; dans cette géométrie on mit la tempête. Sur la tribune le bonnet rouge était peint en gris. Les royalistes commencèrent par rire de ce bonnet rouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, de ce sanctuaire de papier mâché, de ce panthéon de boue et de crachat. Comme cela devait disparaître vite! Les colonnes étaient en douves de tonneau, les voûtes étaient en volige, les bas-reliefs étaient en mastic, les entablements étaient en sapin, les statues étaient en plâtre, les marbres étaient en peinture, les murailles étaient en toile, et dans ce provisoire la France a fait de l’éternel.
Les murailles de la salle du Manège, quand la Convention vint y tenir séance, étaient toutes couvertes des affiches qui avaient pullulé dans Paris à l’époque du retour de Varennes. On lisait sur l’une: – Le roi rentre. Bâtonner qui l’applaudira, pendre qui l’insultera. – Sur une autre: – Paix là. Chapeaux sur la tête. Il va parler devant ses juges. – Sur une autre: – Le roi a couché la nation en joue. Il a fait long feu, à la nation de tirer maintenant. – Sur une autre: – La Loi! la Loi! Ce fut entre ces murs-là que la Convention jugea Louis XVI.
Aux Tuileries, où la Convention vint siéger le 10 mai 1793, et qui s’appelèrent le Palais-National, la salle des séances occupait tout l’intervalle entre le pavillon de l’Horloge appelé pavillon-Unité et le pavillon Marsan appelé pavillon-Liberté. Le pavillon de Flore s’appelait pavillon-Égalité. C’est par le grand escalier de Jean Bullant qu’on montait à la salle des séances. Sous le premier étage occupé par l’assemblée, tout le rez-de-chaussée du palais était une sorte de longue salle des gardes encombrée des faisceaux et des lits de camp des troupes de toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L ’assemblée avait une garde d’honneur qu’on appelait «les grenadiers de la Convention».
Un ruban tricolore séparait le château où était l’assemblée du jardin où le peuple allait et venait.
Ce qu’était la salle des séances, achevons de le dire. Tout intéresse de ce lieu terrible.
Ce qui, en entrant, frappait d’abord le regard, c’était entre deux larges fenêtres une haute statue de la Liberté.
Quarante-deux mètres de longueur, dix mètres de largeur, onze mètres de hauteur, telles étaient les dimensions de ce qui avait été le théâtre du roi et de ce qui devint le théâtre de la révolution. L’élégante et magnifique salle bâtie par Vigarani pour les courtisans disparut sous la sauvage charpente qui en 93 dut subir le poids du peuple. Cette charpente, sur laquelle s’échafaudaient les tribunes publiques, avait, détail qui vaut la peine d’être noté, pour point d’appui unique un poteau. Ce poteau était d’un seul morceau, et avait dix mètres de portée. Peu de cariatides ont travaillé comme ce poteau; il a soutenu pendant des années la rude poussée de la révolution. Il a porté l’acclamation, l’enthousiasme, l’injure, le bruit, le tumulte, l’immense chaos des colères, l’émeute. Il n’a pas fléchi. Après la Convention, il a vu le conseil des Anciens. Le 18 brumaire l’a relayé.
Percier alors remplaça le pilier de bois par des colonnes de marbre, qui ont moins duré.
L’idéal des architectes est parfois singulier; l’architecte de la rue de Rivoli a eu pour idéal la trajectoire d’un boulet de canon, l’architecte de Carlsruhe a eu pour idéal un éventail; un gigantesque tiroir de commode, tel semble avoir été l’idéal de l’architecte qui construisit la salle où la Convention vint siéger le 10 mai 1793; c’était long, haut et plat. À l’un des grands côtés du parallélogramme était adossé un vaste demi-cirque, c’était l’amphithéâtre des bancs des représentants, sans tables ni pupitres; Garan-Coulon, qui écrivait beaucoup, écrivait sur son genou; en face des bancs, la tribune; devant la tribune, le buste de Lepelletier – Saint-Fargeau; derrière la tribune, le fauteuil du président.
La tête du buste dépassait un peu le rebord de la tribune; ce qui fit que, plus tard, on l’ôta de là.
L’amphithéâtre se composait de dix-neuf bancs demi-circulaires, étagés les uns derrière les autres; des tronçons de bancs prolongeaient cet amphithéâtre dans les deux encoignures.
En bas, dans le fer à cheval au pied de la tribune, se tenaient les huissiers.
D’un autre côté de la tribune, dans un cadre de bois noir, était appliquée au mur une pancarte de neuf pieds de haut, portant sur deux pages séparées par une sorte de sceptre la Déclaration des droits de l’homme; de l’autre côté il y avait une place vide qui plus tard fut occupée par un cadre pareil contenant la Constitution de l’an II, dont les deux pages étaient séparées par un glaive. Au-dessus de la tribune, au-dessus de la tête de l’orateur, frissonnaient, sortant d’une profonde loge à deux compartiments pleine de peuple, trois immenses drapeaux tricolores, presque horizontaux, appuyés à un autel sur lequel on lisait ce mot: LA LOI. Derrière Cet autel se dressait, comme la sentinelle de la parole libre, un énorme faisceau romain, haut comme une colonne. Des statues colossales, droites contre le mur, faisaient face aux représentants. Le président avait à sa droite Lycurgue et à sa gauche Solon; au-dessus de la Montagne il y avait Platon.
Ces statues avaient pour piédestaux de simples dés, posés sur une longue corniche saillante qui faisait le tour de la salle et séparait le peuple de l’assemblée. Les spectateurs s’accoudaient à cette corniche.
Le cadre de bois noir du placard des Droits de l’Homme montait jusqu’à la corniche et entamait le dessin de l’entablement, effraction de la ligne droite qui faisait murmurer Chabot. – C’est laid, disait-il à Vadier.
Sur les têtes des statues, alternaient des couronnes de chêne et de laurier.
Une draperie verte, où étaient peintes en vert plus foncé les mêmes couronnes, descendait à gros plis droits de la corniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussée de la salle occupée par l’assemblée. Au-dessus de cette draperie la muraille était blanche et froide. Dans cette muraille se creusaient, coupés comme à l’emporte-pièce, sans moulure ni rinceau, deux étages de tribunes publiques, les carrées en bas, les rondes en haut; selon la règle, car Vitruve n’était pas détrôné, les archivoltes étaient superposées aux architraves. Il y avait dix tribunes sur chacun des grands côtés de la salle, et à chacune des deux extrémités deux loges démesurées; en tout vingt-quatre. Là s’entassaient les foules.
Les spectateurs des tribunes inférieures débordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous les reliefs de l’architecture. Une longue barre de fer, solidement scellée à hauteur d’appui, servait de garde-fou aux tribunes hautes, et garantissait les spectateurs contre la pression des cohues montant les escaliers. Une fois pourtant un homme fut précipité dans l’Assemblée, il tomba un peu sur Massieu, évêque de Beauvais, ne se tua pas, et dit: Tiens! c’est donc bon à quelque chose, un évêque!
La salle de la Convention pouvait contenir deux mille personnes, et, les jours d’insurrection, trois mille.
La Convention avait deux séances, une du jour, une du soir.
Le dossier du président était rond, à clous dorés. Sa table était contrebutée par quatre monstres ailés à un seul pied, qu’on eût dit sortis de l’Apocalypse pour assister à la révolution. Ils semblaient avoir été dételés du char d’Ézéchiel pour venir traîner le tombereau de Sanson.
Sur la table du président il y avait une grosse sonnette, presque une cloche, un large encrier de cuivre, et un in-folio relié en parchemin qui était le livre des procès-verbaux.
Des têtes coupées, portées au bout d’une pique, se sont égouttées sur cette table.
On montait à la tribune par un degré de neuf marches. Ces marches étaient hautes, roides et assez difficiles; elles firent un jour trébucher Gensonné qui les gravissait. C’est un escalier d’échafaud! dit-il. – Fais ton apprentissage, lui cria Carrier.
Là où le mur avait paru trop nu, dans les angles de la salle, l’architecte avait appliqué pour ornements des faisceaux, la hache en dehors.
À droite et à gauche de la tribune, des socles portaient deux candélabres de douze pieds de haut, ayant à leur sommet quatre paires de quinquets. Il y avait dans chaque loge publique un candélabre pareil. Sur les socles de ces candélabres étaient sculptés des ronds que le peuple appelait «colliers de guillotine».
Les bancs de l’Assemblée montaient presque jusqu’à la corniche des tribunes; les représentants et le peuple pouvaient dialoguer.
Les vomitoires des tribunes se dégorgeaient dans un labyrinthe de corridors plein parfois d’un bruit farouche.
La Convention encombrait le palais et refluait jusque dans les hôtels voisins, l’hôtel de Longueville, l’hôtel de Coigny. C’est à l’hôtel de Coigny qu’après le 10 août, si l’on en croit une lettre de lord Bradford, on transporta le mobilier royal. Il fallut deux mois pour vider les Tuileries.
Les comités étaient logés aux environs de la salle; au pavillon-Égalité, la législation, l’agriculture et le commerce; au pavillon-Liberté, la marine, les colonies, les finances, les assignats, le salut public; au pavillon-Unité, la guerre.
Le Comité de sûreté générale communiquait directement avec le Comité de salut public par un couloir obscur, éclairé nuit et jour d’un réverbère, où allaient et venaient les espions de tous les partis. On n’y parlait pas.
La barre de la Convention a été plusieurs fois déplacée. Habituellement elle était à droite du président.
Aux deux extrémités de la salle, les deux cloisons verticales qui fermaient du côté droit et du côté gauche les demi-cercles concentriques de l’amphithéâtre laissaient entre elles et le mur deux couloirs étroits et profonds sur lesquels s’ouvraient deux sombres portes carrées. On entrait et on sortait par là.
Les représentants entraient directement dans la salle par une porte donnant sur la terrasse des Feuillants.
Cette salle, peu éclairée le jour par de pâles fenêtres, mal éclairée, quand venait le crépuscule, par des flambeaux livides, avait on ne sait quoi de nocturne. Ce demi-éclairage s’ajoutait aux ténèbres du soir; les séances aux lampes étaient lugubres. On ne se voyait pas; d’un bout de la salle à l’autre, de la droite à la gauche, des groupes de faces vagues s’insultaient. On se rencontrait sans se reconnaître. Un jour Laignelot, courant à la tribune, se heurte, dans le couloir de descente, à quelqu’un. – Pardon, Robespierre, dit-il. – Pour qui me prends-tu? répond une voix rauque. – Pardon, Marat, dit Laignelot.
En bas, à droite et à gauche du président, deux tribunes étaient réservées; car, chose étrange, il y avait à la Convention des spectateurs privilégiés. Ces tribunes étaient les seules qui eussent une draperie. Au milieu de l’architrave, deux glands d’or relevaient cette draperie. Les tribunes du peuple étaient nues.
Tout cet ensemble était violent, sauvage, régulier. Le correct dans le farouche; c’est un peu toute la révolution. La salle de la Convention offrait le plus complet spécimen de ce que les artistes ont appelé depuis «l’architecture messidor»; c’était massif et grêle. Les bâtisseurs de ce temps-là prenaient le symétrique pour le beau. Le dernier mot de la Renaissance avait été dit sous Louis XV, et une réaction s’était faite. On avait poussé le noble jusqu’au fade, et la pureté jusqu’à l’ennui. La pruderie existe en architecture. Après les éblouissantes orgies de forme et de couleur du dix-huitième siècle, l’art s’était mis à la diète, et ne se permettait plus que la ligne droite. Ce genre de progrès aboutit à la laideur. L’art réduit au squelette, tel est le phénomène. C’est l’inconvénient de ces sortes de sagesses et d’abstinences; le style est si sobre qu’il devient maigre.
En dehors de toute émotion politique, et à ne voir que l’architecture, un certain frisson se dégageait de cette salle. On se rappelait confusément l’ancien théâtre, les loges enguirlandées, le plafond d’azur et de pourpre, le lustre à facettes, les girandoles à reflets de diamants, les tentures gorge de pigeon, la profusion d’amours et de nymphes sur le rideau et sur les draperies, toute l’idylle royale et galante, peinte, sculptée et dorée, qui avait empli de son sourire ce lieu sévère, et l’on regardait partout autour de soi ces durs angles rectilignes, froids et tranchants comme l’acier; c’était quelque chose comme Boucher guillotiné par David.
Qui voyait l’Assemblée ne songeait plus à la salle. Qui voyait le drame ne pensait plus au théâtre. Rien de plus difforme et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau de lâches. Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais. Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient, luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd’hui des fantômes.
Dénombrement titanique.
À droite, la Gironde, légion de penseurs; à gauche, la Montagne, groupe d’athlètes. D’un côté, Brissot, qui avait reçu les clefs de la Bastille; Barbaroux, auquel obéissaient les Marseillais; Kervélégan, qui avait sous la main le bataillon de Brest caserné au faubourg Saint-Marceau; Gensonné, qui avait établi la suprématie des représentants sur les généraux; le fatal Guadet, auquel une nuit, aux Tuileries, la reine avait montré le dauphin endormi; Guadet baisa le front de l’enfant et fit tomber la tête du père; Salles, le dénonciateur chimérique des intimités de la Montagne avec l’Autriche; Sillery, le boiteux de la droite, comme Couthon était le cul-de-jatte de la gauche; Lause-Duperret, qui, traité de scélérat par un journaliste, l’invita à dîner en lui disant: «Je sais que «scélérat» veut simplement dire «l’homme qui ne pense pas comme nous»; Rabaut-Saint-Étienne, qui avait commencé son Almanach de 1790 par ce mot: La Révolutionest finie; Quinette, un de ceux qui précipitèrent Louis XVI; le janséniste Camus, qui rédigeait la constitution civile du clergé, croyait aux miracles du diacre Pâris, et se prosternait toutes les nuits devant un Christ de sept pieds de haut cloué au mur de sa chambre; Fauchet, un prêtre qui, avec Camille Desmoulins, avait fait le 14 juillet; Isnard, qui commit le crime de dire: Paris sera détruit, au moment même où Brunswick disait: Paris sera brûlé; Jacob Dupont, le premier qui cria: Je suis athée, et à qui Robespierre répondit: L’athéisme est aristocratique; Lanjuinais, dure, sagace et vaillante tête bretonne; Ducos, l’Euryale de Boyer-Fonfrède; Rebecqui, le Pylade de Barbaroux; Rebecqui donnait sa démission parce qu’on n’avait pas encore guillotiné Robespierre; Richaud, qui combattait la permanence des sections; Lasource, qui avait émis cet apophthegme meurtrier: Malheur aux nations reconnaissantes! et qui, au pied de l’échafaud, devait se contredire par cette fière parole jetée aux montagnards: Nous mourons parce que le peuple dort, et vous mourrez parce que le peuple se réveillera; Biroteau, qui fit décréter l’abolition de l’inviolabilité, fut ainsi, sans le savoir, le forgeron du couperet, et dressa l’échafaud pour lui-même; Charles Villatte, qui abrita sa conscience sous cette protestation: Je ne veux pas voter sous les couteaux; Louvet, l’auteur de Faublas, qui devait finir libraire au Palais-Royal avec Lodoïska au comptoir; Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, qui s’écriait: Tous les rois ont senti sur leurs nuques le 21 janvier; Marec, qui avait pour souci «la faction des anciennes limites»; le journaliste Carra qui, au pied de l’échafaud, dit au bourreau: Ça m’ennuie de mourir. J’aurais voulu voir la suite; Vigée, qui s’intitulait grenadier dans le deuxième bataillon de Mayenne-et-Loire, et qui, menacé par les tribunes publiques, s’écriait: Je demande qu’au premier murmure des tribunes, nous nous retirions tous, et marchions à Versailles, le sabre à la main! Buzot, réservé à la mort de faim; Valazé, promis à son propre poignard; Condorcet, qui devait périr à Bourg-la-Reine devenu Bourg-Égalité, dénoncé par l’Horace qu’il avait dans sa poche; Pétion, dont la destinée était d’être adoré par la foule en 1792 et dévoré par les loups en 1793; vingt autres encore, Pontécoulant, Marboz, Lidon, Saint-Martin, Dussaulx, traducteur de Juvénal, qui avait fait la campagne de Hanovre, Boilleau, Bertrand, Lesterp-Beauvais, Lesage, Gomaire, Gardien, Mainvielle, Duplantier, Lacaze, Antiboul, et en tête un Barnave qu’on appelait Vergniaud.
De l’autre côté, Antoine-Louis-Léon Florelle de Saint-Just, pâle, front bas, profil correct, œil mystérieux, tristesse profonde, vingt-trois ans; Merlin de Thionville, que les Allemands appelaient Feuer-Teufel, «le diable de feu»; Merlin de Douai, le coupable auteur de la loi des suspects; Soubrany, que le peuple de Paris, au premier prairial, demanda pour général; l’ancien curé Lebon, tenant un sabre de la main qui avait jeté de l’eau bénite; Billaud-Varennes, qui entrevoyait la magistrature de l’avenir; pas de juges, des arbitres; Fabre d’Églantine, qui eut une trouvaille charmante, le calendrier républicain, comme Rouget de Lisle eut une inspiration sublime, la Marseillaise, mais l’un et l’autre sans récidive; Manuel, le procureur de la Commune, qui avait dit: Un roi mort n’est par un homme de moins; Goujon, qui était entré dans Tripstadt, dans Newstadt et dans Spire, et avait vu fuir l’armée prussienne; Lacroix, avocat changé en général, fait chevalier de Saint-Louis six jours avant le 10 août; Fréron-Thersite, fils de Fréron-Zoïle; Rulh, l’inexorable fouilleur de l’armoire de fer, prédestiné au grand suicide républicain, devant se tuer le jour où mourrait la république; Fouché, âme de démon, face de cadavre; Camboulas, l’ami du père Duchesne, lequel disait à Guillotin: Tu es du club des Feuillants, mais ta fille est du club des Jacobins; Jagot, qui à ceux qui plaignaient la nudité des prisonniers répondait ce mot farouche: Une prison est un habit de pierre; Javogues, l’effrayant déterreur des tombeaux de Saint-Denis; Osselin, proscripteur qui cachait chez lui une proscrite, madame Charry; Bentabolle, qui, lorsqu’il présidait, faisait signe aux tribunes d’applaudir ou de huer; le journaliste Robert, mari de mademoiselle Kéralio, laquelle écrivait: Ni Robespierre, ni Marat ne viennent chez moi, Robespierre y viendra quand il voudra, Marat jamais; Garan-Coulon, qui avait fièrement demandé, quand l’Espagne était intervenue dans le procès de Louis XVI, que l’Assemblée ne daignât pas lire la lettre d’un roi pour un roi; Grégoire, évêque, digne d’abord de la primitive Église, mais qui plus tard sous l’empire effaça le républicain Grégoire par le comte Grégoire; Amar qui disait: Toute la terre condamne Louis XVI. À qui donc appeler du jugement? aux planètes; Rouyer, qui s’était opposé, le 21 janvier, à ce qu’on tirât le canon du Pont-Neuf, disant: Une tête de roi ne doit par faire en tombant plus de bruit que la tête d’un autre homme; Chénier, frère d’André; Vadier, un de ceux qui posaient un pistolet sur la tribune; Panis, qui disait à Momoro: – Je veux que Marat et Robespierre s’embrassent à ma table chez moi. – Où demeures-tu? – À Charenton. – Ailleurs m’eût étonné, disait Momoro; Legendre, qui fut le boucher de la révolution de France comme Pride avait été le boucher de la révolution d’Angleterre; – Viens, que je t’assomme, criait-il à Lanjuinais. Et Lanjuinais répondait: Fais d’abord décréter que je suis un bœuf; Collot d’Herbois, ce lugubre comédien, ayant sur la face l’antique masque aux deux bouches qui disent Oui et Non, approuvant par l’une ce qu’il blâmait par l’autre, flétrissant Carrier à Nantes et déifiant Châlier à Lyon, envoyant Robespierre à l’échafaud et Marat au Panthéon; Génissieux, qui demandait la peine de mort contre quiconque aurait sur lui la médaille Louis XVI martyrisé; Léonard Bourdon, le maître d’école qui avait offert sa maison au vieillard du Mont-Jura; Topsent, marin, Goupilleau, avocat, Laurent Lecointre, marchand, Duhem, médecin, Sergent, statuaire, David, peintre, Joseph Égalité, prince. D’autres encore: Lecointe Puiraveau, qui demandait que Marat fût déclaré par décret «en état de démence»; Robert Lindet, l’inquiétant créateur de cette pieuvre dont la tête était le Comité de sûreté générale et qui couvrait la France de ses vingt et un mille bras, qu’on appelait les comités révolutionnaires; Lebœuf, sur qui Girey-Dupré, dans son Noël des faux patriotes, avait fait ce vers:
Lebœuf vif Legendre et beugla.
Thomas Payne, Américain, et clément; Anacharsis Cloots, Allemand, baron, millionnaire, athée, hébertiste, candide; l’intègre Lebas, l’ami des Duplay; Rovère, un des rares hommes qui sont méchants pour la méchanceté, car l’art pour l’art existe plus qu’on ne croit; Charlier, qui voulait qu’on dît vous aux aristocrates; Tallien, élégiaque et féroce, qui fera le 9 thermidor par amour; Cambacérès, procureur qui sera prince, Carrier, procureur qui sera tigre; Laplanche, qui s’écria un jour: Je demande la priorité pour le canon d’alarme; Thuriot qui voulait le vote à haute voix des jurés du tribunal révolutionnaire; Bourdon de l’Oise, qui provoquait en duel Chambon, dénonçait Payne, et était dénoncé par Hébert; Fayau, qui proposait «l’envoi d’une armée incendiaire» dans la Vendée; Tavaux, qui le 13 avril fut presque un médiateur entre la Gironde et la Montagne; Vernier, qui demandait que les chefs girondins et les chefs montagnards allassent servir comme simples soldats; Rewbell qui s’enferma dans Mayence; Bourbotte qui eut son cheval tué sous lui à la prise de Saumur; Guimberteau qui dirigea l’armée des Côtes de Cherbourg; Jard-Panvilliers qui dirigea l’armée des Côtes de la Rochelle, Lecarpentier qui dirigea l’escadre de Cancale; Roberjot qu’attendait le guet-apens de Rastadt; Prieur de la Marne qui portait dans les camps sa vieille contre-épaulette de chef d’escadron; Levasseur de la Sarthe qui, d’un mot, décidait Serrent, commandant du bataillon de Saint-Amand, à se faire tuer; Reverchon, Maure, Bernard de Saintes, Charles Richard, Lequinio, et au sommet de ce groupe un Mirabeau qu’on appelait Danton.
En dehors de ces deux camps, et les tenant tous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre.
Au-dessous se courbaient l’épouvante, qui peut être noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous les héroïsmes, sous les dévouements, sous les rages, la morne cohue des anonymes. Les bas-fonds de l’Assemblée s’appelaient la Plaine. Il y avait là tout ce qui flotte; les hommes qui doutent, qui hésitent, qui reculent, qui ajournent, qui épient, chacun craignant quelqu’un. La Montagne, c’était une élite; la Gironde, c’était une élite; la Plaine, c’était la foule. La Plaine se résumait et se condensait en Sieyès.
Sieyès, homme profond qui était devenu creux. Il s’était arrêté au tiers-état, et n’avait pu monter jusqu’au peuple. De certains esprits sont faits pour rester à mi-côte. Sieyès appelait tigre Robespierre qui l’appelait taupe. Ce métaphysicien avait abouti, non à la sagesse, mais à la prudence. Il était courtisan et non serviteur de la révolution. Il prenait une pelle et allait, avec le peuple, travailler au Champ de Mars, attelé à la même charrette qu’Alexandre de Beauharnais. Il conseillait l’énergie dont il n’usait point. Il disait aux Girondins: Mettez le canon de votre parti. Il y a les penseurs qui sont les lutteurs; ceux-là étaient, comme Condorcet, avec Vergniaud, ou, comme Camille Desmoulins, avec Danton. Il y a les penseurs qui veulent vivre, ceux-ci étaient avec Sieyès.
Les cuves les plus généreuses ont leur lie. Au-dessous même de la Plaine, il y avait le Marais. Stagnation hideuse laissant voir les transparences de l’égoïsme. Là grelottait l’attente muette des trembleurs. Rien de plus misérable. Tous les opprobres, et aucune honte; la colère latente; la révolte sous la servitude. Ils étaient cyniquement effrayés; ils avaient tous les courages de la lâcheté; ils préféraient la Gironde et choisissaient la Montagne; le dénoûment dépendait d’eux; ils versaient du côté qui réussissait; ils livraient Louis XVI à Vergniaud, Vergniaud à Danton, Danton à Robespierre, Robespierre à Tallien. Ils piloriaient Marat vivant et divinisaient Marat mort. Ils soutenaient tout jusqu’au jour où ils renversaient tout. Ils avaient l’instinct de la poussée décisive à donner à tout ce qui chancelle. À leurs yeux, comme ils s’étaient mis en service à la condition qu’on fût solide, chanceler, c’était les trahir. Ils étaient le nombre, ils étaient la force, ils étaient la peur. De là l’audace des turpitudes.
De là le 31 mai, le 11 germinal, le 9 thermidor; tragédies nouées par les géants et dénouées par les nains.
À ces hommes pleins de passions étaient mêlés les hommes pleins de songes. L’utopie était là sous toutes ses formes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et sous sa forme innocente qui abolissait la peine de mort; spectre du côté des trônes, ange du côté des peuples. En regard des esprits qui combattaient, il y avait les esprits qui couvaient. Les uns avaient dans la tête la guerre, les autres la paix; un cerveau, Carnot, enfantait quatorze armées; un autre cerveau, Jean Debry, méditait une fédération démocratique universelle. Parmi ces éloquences furieuses, parmi ces voix hurlantes et grondantes, il y avait des silences féconds. Lakanal se taisait, et combinait dans sa pensée l’éducation publique nationale; Lanthenas se taisait, et créait les écoles primaires; Révellière-Lépeaux se taisait, et rêvait l’élévation de la philosophie à la dignité de religion. D’autres s’occupaient de questions de détail, plus petites et plus pratiques. Guyton-Morveau étudiait l’assainissement des hôpitaux, Maire l’abolition des servitudes réelles, Jean-Bon-Saint-André la suppression de la prison pour dettes et de la contrainte par corps, Romme la proposition de Chappe, Duboë la mise en ordre des archives, Coren-Fustier la création du cabinet d’anatomie et du muséum d’histoire naturelle, Guyomard la navigation fluviale et le barrage de l’Escaut. L’art avait ses fanatiques et même ses monomanes; le 21 janvier, pendant que la tête de la monarchie tombait sur la place de la Révolution, Bézard, représentant de l’Oise, allait voir un tableau de Rubens trouvé dans un galetas de la rue Saint-Lazare. Artistes, orateurs, prophètes, hommes-colosses comme Danton, hommes-enfants comme Cloots, gladiateurs et philosophes, tous allaient au même but, le progrès. Rien ne les déconcertait. La grandeur de la Convention fut de chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommes appellent l’impossible. À l’une de ses extrémités, Robespierre avait l’œil fixé sur le droit; à l’autre extrémité, Condorcet avait l’œil fixé sur le devoir.
Condorcet était un homme de rêverie et de clarté; Robespierre était un homme d’exécution; et quelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies, exécution signifie extermination. Les révolutions ont deux versants, montée et descente, et portent étagées sur ces versants toutes les saisons, depuis la glace jusqu’aux fleurs. Chaque zone de ces versants produit les hommes qui conviennent à son climat, depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu’à ceux qui vivent dans la foudre.
On se montrait le repli du couloir de gauche où Robespierre avait dit bas à l’oreille de Garat, l’ami de Clavière, ce mot redoutable: Clavière a conspiré partout où il a respiré. Dans ce même recoin, commode aux apartés et aux colères à demi-voix, Fabre d’Églantine avait querellé Romme, et lui avait reproché de défigurer son calendrier par le changement de Fervidor en Thermidor. On se montrait l’angle où siégeaient, se touchant le coude, les sept représentants de la Haute-Garonne qui, appelés les premiers à prononcer leur verdict sur Louis XVI, avaient ainsi répondu l’un après l’autre: Mailhe: la mort. – Delmas: la mort. – Projean: la mort. – Calès: la mort. – Ayral: la mort. – Julien: la mort. – Desaby: la mort. Éternelle répercussion qui emplit toute l’histoire, et qui, depuis que la justice humaine existe, a toujours mis l’écho du sépulcre sur le mur du tribunal. On désignait du doigt, dans la tumultueuse mêlée des visages, tous ces hommes d’où était sorti le brouhaha des votes tragiques; Paganel, qui avait dit: La mort. Un roi n’est utile que par sa mort; Millaud, qui avait dit: Aujourd’hui, si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer; le vieux Raffron du Trouillet, qui avait dit: La mort vite! Goupilleau, qui avait crié: L’échafaud tout de suite. La lenteur aggrave la mort; Sieyès, qui avait eu cette concision funèbre: La mort; Thuriot, qui avait rejeté l’appel au peuple proposé par Buzot: Quoi! les assemblées primaires! quoi! quarante-quatre mille tribunaux! Procès sans terme. La tête de Louis XVI aurait le temps de blanchir avant de tomber; Augustin-Bon Robespierre, qui, après son frère, s’était écrié: Je ne connais point l’humanité qui égorge les peuples, et qui pardonne aux despotes. La mort! demander un sursis c’est substituer à l’appel au peuple un appel aux tyrans; Foussedoire, le remplaçant de Bernardin de Saint-Pierre, qui avait dit: J’ai en horreur l’effusion du sang humain, mais le sang d’un roi n’est pas le sang d’un homme. La mort; Jean-Bon-Saint-André, qui avait dit: Pas de peuple libre sans le tyran mort; Lavicomterie, qui avait proclamé cette formule: Tant que le tyran respire, la liberté étouffe. La mort. Chateauneuf-Randon, qui avait jeté ce cri: La mort de Louis le Dernier! Guyardin, qui avait émis ce vœu: Qu’on l’exécute Barrière-Renversée! la Barrière-Renversée c’était la barrière du Trône; Tellier, qui avait dit: Qu’on forge, pour tirer contre l’ennemi, un canon du calibre de la tête de Louis XVI. Et les indulgents: Gentil, qui avait dit: Je vote la réclusion. Faire un Charles Ier, c’est faire un Cromwell; Bancal, qui avait dit: L’exil. Je veux voir le premier roi de l’univers condamné à faire un métier pour gagner sa vie; Albouys, qui avait dit: Le bannissement. Que ce spectre vivant aille errer autour des trônes; Zangiacomi, qui avait dit: La détention. Gardons Capet vivant comme épouvantail; Chaillon, qui avait dit: Qu’il vive. Je ne veux par faire un mort dont Rome fera un saint. Pendant que ces sentences tombaient de ces lèvres sévères et, l’une après l’autre, se dispersaient dans l’histoire, dans les tribunes des femmes décolletées et parées comptaient les voix, une liste à la main, et piquaient des épingles sous chaque vote.
Où est entrée la tragédie, l’horreur et la pitié restent.
Voir la Convention, à quelque époque de son règne que ce fût, c’était revoir le jugement du dernier Capet; la légende du 21 janvier semblait mêlée à tous ses actes; la redoutable assemblée était pleine de ces haleines fatales qui avaient passé sur le vieux flambeau monarchique allumé depuis dix-huit siècles, et l’avaient éteint; le décisif procès de tous les rois dans un roi était comme le point de départ de la grande guerre qu’elle faisait au passé; quelle que fût la séance de la Convention à laquelle on assistât, on voyait s’y projeter l’ombre portée de l’échafaud de Louis XVI; les spectateurs se racontaient les uns aux autres la démission de Kersaint, la démission de Roland, Duchâtel le député des Deux-Sèvres, qui se fit apporter malade sur son lit, et, mourant, vota la vie, ce qui fit rire Marat; et l’on cherchait des yeux le représentant, oublié par l’histoire aujourd’hui, qui, après cette séance de trente-sept heures, tombé de lassitude et de sommeil sur son banc, et réveillé par l’huissier quand ce fut son tour de voter, entr’ouvrit les yeux, dit: La mort! et se rendormit.
Au moment où ils condamnèrent à mort Louis XVI, Robespierre avait encore dix-huit mois à vivre, Danton quinze mois, Vergniaud neuf mois, Marat cinq mois et trois semaines, Lepelletier-Saint-Fargeau un jour. Court et terrible souffle des bouches humaines!
Le peuple avait sur la Convention une fenêtre ouverte, les tribunes publiques, et, quand la fenêtre ne suffisait pas, il ouvrait la porte, et la rue entrait dans l’assemblée. Ces invasions de la foule dans ce sénat sont une des plus surprenantes visions de l’histoire. Habituellement, ces irruptions étaient cordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Mais c’est une cordialité redoutable que celle d’un peuple qui, un jour, en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarante mille fusils. À chaque instant, un défilé interrompait la séance; c’étaient des députations admises à la barre, des pétitions, des hommages, des offrandes. La pique d’honneur du faubourg Saint-Antoine entrait, portée par des femmes. Des Anglais offraient vingt mille souliers aux pieds nus de nos soldats. «Le citoyen Arnoux, disait le Moniteur, curé d’Aubignan, commandant du bataillon de la Drôme, demande à marcher aux frontières, et que sa cure lui soit conservée.» Les délégués des sections arrivaient apportant sur des brancards des plats, des patènes, des calices, des ostensoirs, des monceaux d’or, d’argent et de vermeil, offerts à la patrie par cette multitude en haillons, et demandaient pour récompense la permission de danser la carmagnole devant la Convention. Chenard, Narbonne et Vallière venaient chanter des couplets en l’honneur de la Montagne. La section du Mont-Blanc apportait le buste de Lepelletier, et une femme posait un bonnet rouge sur la tête du président qui l’embrassait; «les citoyennes de la section du Mail» jetaient des fleurs «aux législateurs»; les «élèves de la patrie» venaient, musique en tête, remercier la Convention d’avoir «préparé la prospérité du siècle»; les femmes de la section des Gardes-Françaises offraient des roses; les femmes de la section des Champs-Élysées offraient une couronne de chêne; les femmes de la section du Temple venaient à la barre jurer de ne s’unir qu’à de vrais républicains; la section de Molière présentait une médaille de Franklin qu’on suspendait, par décret, à la couronne de la statue de la Liberté; les Enfants-Trouvés, déclarés Enfants de la République, défilaient, revêtus de l’uniforme national; les jeunes filles de la section de Quatre-vingt-douze arrivaient en longues robes blanches, et le lendemain le Moniteur contenait cette ligne: «Le président reçoit un bouquet des mains innocentes d’une jeune beauté.» Les orateurs saluaient les foules; parfois ils les flattaient; ils disaient à la multitude: – Tu es infaillible, tu es irréprochable, tu es sublime; – le peuple a un côté enfant; il aime ces sucreries. Quelquefois l’émeute traversait l’assemblée, y entrait furieuse et sortait apaisée, comme le Rhône qui traverse le lac Léman, et qui est de fange en y entrant, et d’azur en en sortant.
Parfois c’était moins pacifique, et Henriot faisait apporter devant la porte des Tuileries des grils à rougir les boulets.
En même temps qu’elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome: La Libertédu citoyen finit où la Liberté d’un autre citoyen commence; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.
Lieu immense. Tous les types humains, inhumains et surhumains étaient là. Amas épique d’antagonismes.
Guillotin évitant David, Bazire insultant Chabot, Guadet raillant Saint-Just, Vergniaud dédaignant Danton, Louvet attaquant Robespierre, Buzot dénonçant Égalité, Chambon flétrissant Pache, tous exécrant Marat. Et que de noms encore il faudrait enregistrer! Armonville, dit Bonnet-Rouge, parce qu’il ne siégeait qu’en bonnet phrygien, ami de Robespierre, et voulant, «après Louis XVI, guillotiner Robespierre» par goût de l’équilibre; Massieu, collègue et ménechme de ce bon Lamourette, évêque fait pour laisser son nom à un baiser; Lehardy du Morbihan stigmatisant les prêtres de Bretagne; Barère, l’homme des majorités, qui présidait quand Louis XVI parut à la barre, et qui était à Paméla ce que Louvet était à Lodoïska; l’oratorien Daunou qui disait: Gagnons du temps; Dubois-Crancé à l’oreille de qui se penchait Marat; le marquis de Chateauneuf, Laclos, Hérault de Séchelles qui reculait devant Henriot criant: Canonniers, à vos pièces; Julien, qui comparait la Montagne aux Thermopyles; Gamon, qui voulait une tribune publique réservée uniquement aux femmes; Laloy, qui décerna les honneurs de la séance à l’évêque Gobel venant à la Convention déposer la mitre et coiffer le bonnet rouge; Lecomte, qui s’écriait: C’est donc à qui se déprêtrisera! Féraud, dont Boissy-d’Anglas saluera la tête, laissant à l’histoire cette question: – Boissy-d’Anglas a-t-il salué la tête, c’est-à-dire la victime, ou la pique, c’est-à-dire les assassins? – Les deux frères Duprat, l’un montagnard, l’autre girondin, qui se haïssaient comme les deux frères Chénier.
Il s’est dit à cette tribune de ces vertigineuses paroles qui ont, quelquefois, à l’insu même de celui qui les prononce, l’accent fatidique des révolutions, et à la suite desquelles les faits matériels paraissent avoir brusquement on ne sait quoi de mécontent et de passionné, comme s’ils avaient mal pris les choses qu’on vient d’entendre; ce qui se passe semble courroucé de ce qui se dit; les catastrophes surviennent furieuses et comme exaspérées par les paroles des hommes. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour détacher l’avalanche. Un mot de trop peut être suivi d’un écroulement. Si l’on n’avait pas parlé, cela ne serait pas arrivé. On dirait parfois que les événements sont irascibles.
C’est de cette façon, c’est par le hasard d’un mot d’orateur mal compris qu’est tombée la tête de madame Elisabeth.
À la Convention l’intempérance de langage était de droit.
Les menaces volaient et se croisaient dans la discussion comme les flammèches dans l’incendie. PÉTION: Robespierre, venez au fait. – ROBESPIERRE: Le fait, c’est vous, Pétion, j’y viendrai, et vous le verrez. – UNE VOIX: Mort à Marat! – MARAT: Le jour où Marat mourra, il n’y aura plus de Paris, et le jour où Paris périra, il n’y aura plus de République. – Billaud-Varennes se lève et dit: Nous voulons… Barrère l’interrompt: Tu parles comme un roi. – Un autre jour, PHILIPPEAUX: Un membre a tiré l’épée contre moi. – AUDOUIN: Président, rappelez à l’ordre l’assassin. – LE PRÉSIDENT: Attendez. – PANIS: Président, je vous rappelle à l’ordre, moi. – On riait aussi, rudement: LECOINTRE: Le curé du Chant-de-Bout se plaint de Fauchet, son évêque, qui lui défend de se marier. – UNE VOIX: Je ne vois pas pourquoi Fauchet, qui a des maîtresses, veut empêcher les autres d’avoir des épouses. – UNE AUTRE VOIX: Prêtre, prends femme! – Les tribunes se mêlaient à la conversation. Elles tutoyaient l’Assemblée. Un jour le représentant Ruamps monte à la tribune. Il avait une «hanche» beaucoup plus grosse que l’autre. Un des spectateurs lui cria: – Tourne ça du côté de la droite, puisque tu as une «joue» à la David! – Telles étaient les libertés que le peuple prenait avec la Convention. Une fois pourtant, dans le tumulte du 11 avril 1793, le président fit arrêter un interrupteur des tribunes.
Un jour, cette séance a eu pour témoin le vieux Buonarotti, Robespierre prend la parole et parle deux heures, regardant Danton, tantôt fixement, ce qui était grave, tantôt obliquement, ce qui était pire. Il foudroie à bout portant. Il termine par une explosion indignée, pleine de mots funèbres: – On connaît les intrigants, on connaît les corrupteurs et les corrompus, on connaît les traîtres; ils sont dans cette assemblée. Ils nous entendent; nous les voyons et nous ne les quittons pas des yeux. Qu’ils regardent au-dessus de leur tête, et ils y verront le glaive de la loi; qu’ils regardent dans leur conscience, et ils y verront leur infamie. Qu’ils prennent garde à eux. – Et quand Robespierre a fini, Danton, la face au plafond, les yeux à demi fermés, un bras pendant par-dessus le dossier de son banc, se renverse en arrière, et on l’entend fredonner:
Cadet Roussel fait des discours
Qui ne sont pas longs quand ils sont courts.
Les imprécations se donnaient la réplique. – Conspirateur! – Assassin! – Scélérat! – Factieux! – Modéré! – On se dénonçait au buste de Brutus qui était là. Apostrophes, injures, défis. Regards furieux d’un côté à l’autre, poings montrés, pistolets entrevus, poignards à demi tirés. Énorme flamboiement de la tribune. Quelques-uns parlaient comme s’ils étaient adossés à la guillotine. Les têtes ondulaient, épouvantées et terribles. Montagnards, Girondins, Feuillants, Modérantistes, Terroristes, Jacobins, Cordeliers; dix-huit prêtres régicides.
Tous ces hommes! tas de fumées poussées dans tous les sens.
Esprits en proie au vent.
Mais ce vent était un vent de prodige.
Être un membre de la Convention, c’était être une vague de l’Océan. Et ceci était vrai des plus grands. La force d’impulsion venait d’en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n’était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflait dans l’ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l’un et soulevait l’autre; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils. Cette idée savait où elle allait, et poussait le gouffre devant elle. Imputer la révolution aux hommes, c’est imputer la marée aux flots.
La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Les événements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes!
La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.
Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi? de l’histoire.
Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout.
En présence de ces catastrophes climatériques qui dévastent et vivifient la civilisation, on hésite à juger le détail. Blâmer ou louer les hommes à cause du résultat, c’est presque comme si on louait ou blâmait les chiffres à cause du total. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. La sérénité éternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus des révolutions la vérité et la justice demeurent comme le ciel étoilé au-dessus des tempêtes.
Telle était cette Convention démesurée; camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à la fois, feux nocturnes d’une armée d’idées assiégées, immense bivouac d’esprits sur un versant d’abîme. Rien dans l’histoire n’est comparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave et carrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.
La Convention a toujours ployé au vent; mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle de Dieu.
Et aujourd’hui, après quatre-vingts ans écoulés, chaque fois que devant la pensée d’un homme, quel qu’il soit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet homme s’arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grand passage d’ombres.
Comme il l’avait annoncé à Simonne Évrard, Marat, le lendemain de la rencontre de la rue du Paon, alla à la Convention.
Il y avait à la Convention un marquis maratiste, Louis de Montaut, celui qui plus tard offrit à la Convention une pendule décimale surmontée du buste de Marat.
Au moment où Marat entrait, Chabot venait de s’approcher de Montaut.
– Ci-devant… dit-il.
Montaut leva les yeux.
– Pourquoi m’appelles-tu ci-devant?
– Parce que tu l’es.
– Moi?
– Puisque tu étais marquis.
– Jamais.
– Bah!
– Mon père était soldat, mon grand-père était tisserand.
– Qu’est-ce que tu nous chantes là, Montaut?
– Je ne m’appelle pas Montaut.
– Comment donc t’appelles-tu?
– Je m’appelle Maribon.
– Au fait, dit Chabot, cela m’est égal.
Et il ajouta entre ses dents:
– C’est à qui ne sera pas marquis.
Marat s’était arrêté dans le couloir de gauche et regardait Montaut et Chabot.
Toutes les fois que Marat entrait, il y avait une rumeur; mais loin de lui. Autour de lui on se taisait. Marat n’y prenait pas garde. Il dédaignait le «coassement du marais».
Dans la pénombre des bancs obscurs d’en bas, Conpé de l’Oise, Prunelle, Villars, évêque, qui plus tard fut membre de l’Académie française, Boutroue, Petit, Plaichard, Bonet, Thibaudeau, Valdruche, se le montraient du doigt.
– Tiens, Marat!
– Il n’est donc pas malade?
– Si, puisqu’il est en robe de chambre.
– En robe de chambre?
– Pardieu oui!
– Il se permet tout!
– Il ose venir ainsi à la Convention!
– Puisqu’un jour il y est venu coiffé de lauriers, il peut bien y venir en robe de chambre!
– Face de cuivre et dents de vert-de-gris.
– Sa robe de chambre paraît neuve.
– En quoi est-elle?
– En reps.
– Rayé.
– Regardez donc les revers.
– Ils sont en peau.
– De tigre.
– Non, d’hermine.
– Fausse.
– Et il a des bas!
– C’est étrange.
– Et des souliers à boucles.
– D’argent!
– Voilà ce que les sabots de Camboulas ne lui pardonneront pas.
Sur d’autres bancs on affectait de ne pas voir Marat. On causait d’autre chose. Santhonax abordait Dussaulx.
– Vous savez, Dussaulx?
– Quoi?
– Le ci-devant comte de Brienne?
– Qui était à la Force avec le ci-devant duc de Villeroy?
– Oui.
– Je les ai connus tous les deux. Eh bien?
– Ils avaient si grand’peur qu’ils saluaient tous les bonnets rouges de tous les guichetiers, et qu’un jour ils ont refusé de jouer une partie de piquet parce qu’on leur présentait un jeu de cartes à rois et à reines.
– Eh bien?
– On les a guillotinés hier.
– Tous les deux?
– Tous les deux.
– En somme, comment avaient-ils été dans la prison?
– Lâches.
– Et comment ont-ils été sur l’échafaud?
– Intrépides.
Et Dussaulx jetait cette exclamation:
– Mourir est plus facile que vivre.
Barère était en train de lire un rapport: il s’agissait de la Vendée. Neuf cents hommes du Morbihan étaient partis avec du canon pour secourir Nantes. Redon était menacé par les paysans. Paimbœuf était attaqué. Une station navale croisait à Maindrin pour empêcher les descentes. Depuis Ingrande jusqu’à Maure, toute la rive gauche de la Loire était hérissée de batteries royalistes. Trois mille paysans étaient maîtres de Pornic. Ils criaient Vivent les Anglais! Une lettre de Santerre à la Convention, que Barère lisait, se terminait ainsi: «Sept mille paysans ont attaqué Vannes. Nous les avons repoussés, et ils ont laissé dans nos mains quatre canons…»
– Et combien de prisonniers? interrompit une voix.
Barère continua… – Post-scriptum de la lettre: «Nous n’avons pas de prisonniers, parce que nous n’en faisons plus.» Marat toujours immobile n’écoutait pas, il était comme absorbé par une préoccupation sévère.
Il tenait dans sa main et froissait entre ses doigts un papier sur lequel quelqu’un qui l’eût déplié eût pu lire ces lignes, qui étaient de l’écriture de Momoro et qui étaient probablement une réponse à une question posée par Marat:
«- Il n’y a rien à faire contre l’omnipotence des commissaires délégués, surtout contre les délégués du Comité de salut public. Génissieux a eu beau dire dans la séance du 6 mai:» Chaque commissaire est plus qu’un roi «, cela n’y fait rien. Ils ont pouvoir de vie et de mort. Massade à Angers, Trullard à Saint-Amand, Nyon près du général Marcé, Parrein à l’armée des Sables, Millier à l’armée de Niort, sont tout-puissants. Le club des Jacobins a été jusqu’à nommer Parrein général de brigade. Les circonstances absolvent tout. Un délégué du Comité de salut public tient en échec un général en chef.»
Marat acheva de froisser le papier, le mit dans sa poche et s’avança lentement vers Montaut et Chabot qui continuaient à causer et ne l’avaient pas vu entrer.
Chabot disait:
– Maribon ou Montaut, écoute ceci: je sors du Comité de salut public.
– Et qu’y fait-on?
– On y donne un noble à garder à un prêtre.
– Ah!
– Un noble comme toi…
– Je ne suis pas noble, dit Montaut.
– À un prêtre…
– Comme toi.
– Je ne suis pas prêtre, dit Chabot.
Tous deux se mirent à rire.
– Précise l’anecdote, repartit Montaut.
– Voici ce que c’est. Un prêtre appelé Cimourdain est délégué avec pleins pouvoirs près d’un vicomte nommé Gauvain; ce vicomte commande la colonne expéditionnaire de l’armée des Côtes. Il s’agit d’empêcher le noble de tricher et le prêtre de trahir.
– C’est bien simple, répondit Montaut. Il n’y a qu’à mettre la mort dans l’aventure.
– Je viens pour cela, dit Marat.
Ils levèrent la tête.
– Bonjour, Marat, dit Chabot, tu assistes rarement à nos séances.
– Mon médecin me commande les bains, répondit Marat.
– Il faut se défier des bains, reprit Chabot; Sénèque est mort dans un bain.
Marat sourit:
– Chabot, il n’y a pas ici de Néron.
– Il y a toi, dit une voix rude.
C’était Danton qui passait et qui montait à son banc.
Marat ne se retourna pas.
Il pencha sa tête entre les deux visages de Montaut et de Chabot.
– Écoutez, je viens pour une chose sérieuse, il faut qu’un de nous trois propose aujourd’hui un projet de décret à la Convention.
– Pas moi, dit Montaut, on ne m’écoute pas, je suis marquis.
– Moi, dit Chabot, on ne m’écoute pas, je suis capucin.
– Et moi, dit Marat, on ne m’écoute pas, je suis Marat.
Il y eut entre eux un silence.
Marat préoccupé n’était pas aisé à interroger. Montaut pourtant hasarda une question.
– Marat, quel est le décret que tu désires?
– Un décret qui punisse de mort tout chef militaire qui fait évader un rebelle prisonnier.
Chabot intervint.
– Ce décret existe, on a voté cela fin avril.
– Alors c’est comme s’il n’existait pas, dit Marat. Partout dans toute la Vendée, c’est à qui fera évader les prisonniers, et l’asile est impuni.
– Marat, c’est que le décret est en désuétude.
– Chabot, il faut le remettre en vigueur.
– Sans doute.
– Et pour cela parler à la Convention.
– Marat, la Convention n’est pas nécessaire; le Comité de salut public suffit.
– Le but est atteint, ajouta Montaut, si le Comité de salut public fait placarder le décret dans toutes les communes de la Vendée, et fait deux ou trois bons exemples.
– Sur les grandes têtes, reprit Chabot. Sur les généraux.
Marat grommela: – En effet, cela suffira.
– Marat, repartit Chabot, va toi-même dire cela au Comité de salut public.
Marat le regarda entre les deux yeux, ce qui n’était pas agréable, même pour Chabot.
– Chabot, dit-il, le Comité de salut public, c’est chez Robespierre; je ne vais pas chez Robespierre.
– J’irai, moi, dit Montaut.
– Bien, dit Marat.
Le lendemain était expédié dans toutes les directions un ordre du Comité de salut public enjoignant d’afficher dans les villes et villages de Vendée et de faire exécuter strictement le décret portant peine de mort contre toute connivence dans les évasions de brigands et d’insurgés prisonniers.
Ce décret n’était qu’un premier pas; la Convention devait aller plus loin encore. Quelques mois après, le 11 brumaire an II (novembre 1793), à propos de Laval qui avait ouvert ses portes aux Vendéens fugitifs, elle décréta que toute ville qui donnerait asile aux rebelles serait démolie et détruite.
De leur côté, les princes de l’Europe, dans le manifeste du duc de Brunswick, inspiré par les émigrés et rédigé par le marquis de Linnon, intendant du duc d’Orléans, avaient déclaré que tout Français pris les armes à la main serait fusillé, et que, si un cheveu tombait de la tête du roi, Paris serait rasé.
Sauvagerie contre barbarie.