L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens; il ne se repose jamais hors de soi et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu’il a de lui-même, de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient qu’il croit que ses sentiments sont morts lorsqu’ils ne sont qu’endormis, qu’il s’imagine n’avoir plus envie de courir dès qu’il se repose et qu’il pense avoir perdu tous les goûts qu’il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout; de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre. Rien n’est si intime et si fort que ses attachements, qu’il essaye de rompe inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu’il n’a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années; d’où l’on pourrait conclure assez vraisemblablement que c’est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets; que son goût est le prix qui les relève et le fard qui les embellit; que c’est après lui-même qu’il court, et qu’il suit son gré, lorsqu’il suit les choses qui sont à son gré. Il est tous les contraires, il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs; il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences; mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs ou de n’en avoir qu’une, parce qu’il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui plaît. Il est inconstant, et outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fonds; il est inconstant d’inconstance, de légèreté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie, et dans toutes les conditions; il vit partout, et il vit de tout, il vit de rien; il s’accommode des choses, et de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins; et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre; quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre, ou le changer, et lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l’amour-propre, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation; la mer en est une image sensible, et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels mouvements.
L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.
Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il reste bien encore des terres inconnues.
L’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.
La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.
La passion fait souvent du plus habile homme un fol, et rend quasi toujours les plus sots habiles.
Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands intérêts, au lieu que ce sont d’ordinaire les effets de l’humeur et des passions. Ainsi la guerre d’Auguste et d’Antoine, qu’on rapporte à l’ambition qu’ils avaient de se rendre maîtres du monde, était un effet de jalousie.
Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et l’homme le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que celui qui n’a que la seule éloquence.
Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables.
Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est toujours l’établissement d’une autre.
Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la libéralité, et la libéralité l’avarice; on est souvent ferme de faiblesse, et l’audace naît de la timidité.
Quelque industrie que l’on ait à cacher ses passions sous le voile de la piété, et de l’honneur, il y en a toujours quelque endroit qui se montre.
Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de la chaleur, et de la froideur, du sang.
Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre également le souvenir des bienfaits, et des injures, mais ils haïssent ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. L’application à récompenser le bien, et à se venger du mal, leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine à se soumettre.
La clémence des princes est souvent une politique dont ils se servent pour gagner l’affection des peuples.
La clémence, dont nous faisons une vertu, se pratique tantôt pour la gloire, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble.
La modération, dans la plupart des hommes, n’a garde de combattre et de soumettre l’ambition, puisqu’elles ne se peuvent trouver ensemble, la modération n’étant d’ordinaire qu’une paresse, une langueur, et un manque de courage: de manière qu’on peut justement dire à leur égard que la modération est une bassesse de l’âme, comme l’ambition en est l’élévation.
La modération dans la bonne fortune n’est que l’appréhension de la honte qui suit l’emportement, ou la peur de perdre ce que l’on a.
La modération des personnes heureuses est le calme de leur humeur, adoucie par la possession du bien.
La modération est une crainte de l’envie, et du mépris, qui suivent ceux qui s’enivrent de leur bonheur; c’est une vaine ostentation de la force de notre esprit; et enfin, pour la bien définir, la modération des hommes dans leurs plus hautes élévations est une ambition de paraître plus grands que les choses qui les élèvent.
La modération est comme la sobriété, on voudrait bien manger davantage, mais on craint de se faire mal.
Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.
La constance des sages n’est qu’un art, avec lequel ils savent enfermer leur agitation dans leur cœur.
Ceux qu’on fait mourir affectent quelquefois des constances, de froideurs, et des mépris de la mort, pour ne pas penser à elle, de sorte qu’on peut dire que ces froideurs et ces mépris font à leur esprit ce que le bandeau fait à leurs yeux.
La philosophie triomphe aisément de maux passés, et de ceux qui ne sont pas prêts d’arriver. Mais les maux présents triomphent d’elle.
Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume, et la plupart des hommes meurent parce qu’on meurt.
Les grands hommes s’abattent et se démontent à la fin par la longueur de leurs infortunes; cela fait bien voir qu’ils n’étaient pas forts quand ils les supportaient, mais seulement qu’ils se donnaient la gêne pour le paraître, et qu’ils soutenaient leurs malheurs par la force de leur ambition, et non pas par celle de leur âme, enfin, à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes.
Il faut de plus grandes vertus, et en plus grand nombre, pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise.
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.
Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion timide et honteuse d’elle-même, qui n’ose se laisser voir.
La jalousie est raisonnable, et juste en quelque manière, puisqu’elle ne cherche qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l’envie est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres.
Le mal que nous faisons ne nous attire point tant de persécution et de haine que les bonnes qualités que nous avons.
Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu’on trouve à redire en lui.
Si nous n’avions point de défauts, nous ne serions pas si aises d’en remarquer aux autres.
La jalousie ne subsiste que dans les doutes, l’incertitude est sa matière; c’est une passion qui cherche tous les jours de nouveaux sujets d’inquiétude, et de nouveaux tourments; on cesse d’être jaloux dès qu’on est éclairci de ce qui causait la jalousie.
L’orgueil se dédommage toujours, et il ne perd rien lors même qu’il renonce à la vanité.
L’orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se découvre par la fierté; de sorte qu’à proprement parler la fierté est l’éclat et la déclaration de l’orgueil.
Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.
L’orgueil est égal dans tous les hommes, et il n’y a de différence qu’aux moyens et à la manière de le mettre au jour.
La nature, qui a si sagement pourvu à la vie de l’homme par la disposition admirable des organes du corps, lui a sans doute donné l’orgueil pour lui épargner la douleur de connaître ses imperfections et ses misères.
L’orgueil a bien plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous les reprenons bien moins pour les en corriger que pour les persuader que nous en sommes exempts.
Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.
L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, et même celui de désintéressé.
L’intérêt, à qui on reproche d’aveugler les uns, est tout ce qui fait la lumière des autres.
Ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes.
Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.
L’homme est conduit, lorsqu’il croit se conduire, et pendant que par son esprit il vise à un endroit, son cœur l’achemine insensiblement à un autre
Nous ne nous apercevons que des emportements, et des mouvements extraordinaires de nos humeurs, et de notre tempérament, comme de la violence de la colère, mais personne quasi ne s’aperçoit que ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et tourne imperceptiblement notre volonté à des actions différentes, elles roulent ensemble, s’il faut ainsi dire, et exercent successivement un empire secret en nous-mêmes; de sorte qu’elles ont une part considérable en toutes nos actions, sans que nous le puissions reconnaître.
La force et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées: elles ne sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des organes du corps.
Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune.
La complexion qui fait le talent pour les petites choses est contraire à celle qu’il faut pour le talent des grandes.
L’attachement ou l’indifférence pour la vie sont des goûts de l’amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que de ceux de la langue ou du choix des couleurs.
C’est une espèce de bonheur de connaître jusques à quel point on doit être malheureux.
La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et c’est par avoir ce qu’on aime qu’on est heureux, et non pas par avoir ce que les autres trouvent aimable.
Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs.
On n’est jamais si heureux ni si malheureux que l’on pense.
Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d’être malheureux, pour persuader aux autres, et à eux-mêmes, qu’ils sont au-dessus de leurs malheurs, et qu’ils sont dignes d’être en butte à la fortune.
Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous avons été contents dans l’état, et dans les sentiments, que nous désapprouvons à cette heure.
On n’est jamais si malheureux qu’on croit, ni si heureux qu’on avait espéré.
On se console souvent d’être malheureux par un certain plaisir qu’on trouve à le paraître.
Quelque différence qu’il y ait entre les fortunes, il y a pourtant une certaine proportion de biens et de maux qui les rend égales.
Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle, mais la fortune qui fait les héros.
Le mépris des richesses dans les philosophes était un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait; c’était un secret qu’ils avaient trouvé pour se dédommager de l’avilissement de la pauvreté; c’était enfin un chemin détourné pour aller à la considération qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses.
La haine qu’on a pour les favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s’adoucit un peu par le mépris de ceux qui la possèdent; c’est enfin une secrète envie de la détruire, qui fait que nous leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.
Pour s’établir dans le monde on fait tout ce que l’on peut pour y paraître établi.
Quoique la grandeur des ministres se flatte de celle de leurs actions, elles sont bien plus souvent les effets du hasard ou de quelque petit dessein.
Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, aussi bien que nous, d’où dépend une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne.
Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.
La fortune ne laisse rien perdre pour les hommes heureux.
Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune, pour pouvoir répondre de ce que l’on fera.
La sincérité est une naturelle ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens; et celle qui se pratique d’ordinaire n’est qu’une fine dissimulation pour arriver à la confiance des autres.
L’aversion du mensonge est une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d’attirer à nos paroles un respect de religion.
La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que les apparences de la vérité font de mal.
Comment peut-on répondre de ce qu’on voudra à l’avenir, puisque l’on ne sait pas précisément ce que l’on veut dans le temps présent?
On élève la prudence jusqu’au ciel, et il n’est sorte d’éloge qu’on ne lui donne elle est la règle de nos actions et de notre conduite, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin des empires, sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les biens, et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu’est l’homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets: d’où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s’applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres.
Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables.
L’amour est à l’âme de celui qui aime ce que l’âme est au corps qu’elle anime.
Il est malaisé de définir l’amour; tout ce qu’on peut dire est que dans l’âme c’est une passion de régner, dans les esprits c’est une sympathie, et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de jouir de ce que l’on aime après beaucoup de mystères.
Il n’y a point d’amour pur et exempt de mélange de nos autres passions que celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.
Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.
Comme on n’est jamais en liberté d’aimer, ou de cesser d’aimer, l’amant ne peut se plaindre avec justice de l’inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.
Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié.
On peut trouver des femmes qui n’ont jamais fait de galanterie; mais il est rare d’en trouver qui n’en aient jamais fait qu’une.
Il n’y a que d’une sorte d’amour; mais il y en a mille différentes copies.
L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.
Il est de l’amour comme de l’apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, où il n’a non plus de part que le Doge en a à ce qui se fait à Venise.
La justice n’est qu’une vive appréhension qu’on ne nous ôte ce qui nous appartient; de là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice; cette crainte retient l’homme dans les bornes des biens que la naissance, ou la fortune, lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses continuelles sur les autres.
La justice, dans les juges qui sont modérés, n’est que l’amour de leur élévation.
On blâme l’injustice, non pas par l’aversion que l’on a pour elle, mais pour le préjudice que l’on en reçoit.
L’amour de la justice n’est que la crainte de souffrir l’injustice.
Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.
Ce qui rend nos inclinations si légères, et si changeantes, c’est qu’il est aisé de connaître les qualités de l’esprit, et difficile de connaître celles de l’âme.
L’amitié la plus désintéressée n’est qu’un trafic où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.
La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la sincérité, de la douceur et de la tendresse, n’est qu’un désir de rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement.
Quand nous sommes las d’aimer, nous sommes bien aises que l’on devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité.
Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l’amitié que nous avons pour eux; c’est un effet de l’amour-propre qui nous flatte de l’espérance d’être heureux à notre tour ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.
Nous nous persuadons souvent mal à propos d’aimer les gens plus puissants que nous; l’intérêt seul produit notre amitié, et nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.
Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas.
Comment prétendons-nous qu’un autre garde notre secret si nous n’avons pas pu le garder nous-mêmes?
Comme si ce n’était pas assez à l’amour-propre d’avoir la vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer les objets, ce qu’il fait d’une manière fort étonnante; car non seulement il les déguise si bien qu’il y est lui-même trompé, mais il change aussi l’état et la nature des choses. En effet, lorsqu’une personne nous est contraire, et qu’elle tourne sa haine et sa persécution contre nous, c’est avec toute la sévérité de la justice que l’amour-propre juge de ses actions; il donne à ses défauts une étendue qui les rend énormes, et il met ses bonnes qualités dans un jour si désavantageux qu’elles deviennent plus dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que cette même personne nous devient favorable ou que quelqu’un de nos intérêts la réconcilie avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt à son mérite le lustre que notre aversion venait de lui ôter; les mauvaises qualités s’effacent et les bonnes parassent avec plus d’avantage qu’auparavant; nous rappelons même toute notre indulgence pour la forcer à justifier la guerre qu’elle nous a faite. Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l’amour la fait voir plus clairement que les autres; car nous voyons un amoureux, agité de la rage où l’a mis l’oubli ou l’infidélité de ce qu’il aime, méditer pour sa vengeance tout ce que cette passion inspire de plus violent; néanmoins, aussitôt que sa vue a calmé la fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette beauté innocente, il n’accuse plus que lui-même, il condamne ses condamnations, et par cette vertu miraculeuse de l’amour-propre il ôte la noirceur aux mauvaises actions de sa maîtresse et en sépare le crime pour s’en charger lui-même.
L’aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur orgueil: il sert à le nourrir et à l’augmenter, et nous ôte la connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et nous guérir de nos défauts.
On n’a plus de raison, quand on n’espère plus d’en trouver aux autres.
On a autant de sujet de se plaindre de ceux qui nous apprennent à nous connaître nous-mêmes, qu’en eut ce fou d’Athènes de se plaindre du médecin qui l’avait guéri de l’opinion d’être riche.
Les philosophes, et Sénèque surtout, n’ont point ôté les crimes par leurs préceptes: ils n’ont fait que les employer au bâtiment de l’orgueil.
Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples.
Le jugement n’est autre chose que la grandeur de la lumière de l’esprit; son étendue est la mesure de sa lumière; sa profondeur est celle qui pénètre le fond des choses; son discernement les compare et les distingue; sa justesse ne voit que ce qu’il faut voir; sa droiture les prend toujours par le bon biais; sa délicatesse aperçoit celles qui paraissent imperceptibles, et le jugement décide ce que les choses sont. Si on l’examine bien, on trouvera que toutes ces qualités ne sont autre chose que la grandeur de l’esprit, lequel, voyant tout, rencontre dans la plénitude de ses lumières tous les avantages dont nous venons de parler.
Chacun dit du bien de son cœur, et personne n’en ose dire de son esprit.
La politesse de l’esprit est un tour par lequel il pense toujours des choses honnêtes et délicates.
La galanterie de l’esprit est un tour de l’esprit par lequel il entre dans les choses les plus flatteuses, c’est-à-dire celles qui sont le plus capables de plaire aux autres.
Il y a de jolies choses que l’esprit ne cherche point, et qu’il trouve toutes achevées en lui-même; il semble qu’elles y soient cachés, comme l’or et les diamants dans le sein de la terre.
L’esprit est toujours la dupe du cœur.
Bien des gens connaissent leur esprit, qui ne connaissent pas leur cœur.
Toutes les grandes choses ont leur point de perspective, comme les statues; il y en a qu’il faut voir de près pour en bien juger, et il y en a d’autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.
Celui-là n’est pas raisonnable à qui le hasard fait trouver la raison, mais celui qui la connaît, qui la discerne, et qui la goûte.
Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.
Il n’y a point de plaisir qu’on fasse plus volontiers à un ami que celui de lui donner conseil.
Rien n’est plus divertissant que de voir deux hommes assemblés, l’un pour demander conseil, et l’autre pour le donner: l’un paraît avec une déférence respectueuse, et dit qu’il vient recevoir des instructions pour sa conduite; et son dessein, le plus souvent, est de faire approuver ses sentiments, et de rendre celui qu’il vient consulter garant de l’affaire qu’il lui propose. Celui qui conseille paye d’abord la confiance de son ami des marques d’un zèle ardent et désintéressé, et il cherche en même temps, dans ses propres intérêts, des règles de conseiller; de sorte que son conseil lui est bien plus propre qu’à celui qui le reçoit.
On est au désespoir d’être trompé par ses ennemis, et trahi par ses amis; et on est souvent satisfait de l’être par soi-même.
Il est aussi aisé de se tromper soi-même sans s’en apercevoir qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’ils s’en aperçoivent.
La plus déliée de toutes les finesses est de savoir bien faire semblant de tomber dans les pièges que l’on nous tend; on n’est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres.
L’intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent trompés.
La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres, pour acquérir leur estime, fait qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.
L’on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein formé de trahir.
On fait souvent du bien pour pouvoir faire du mal impunément.
Les plus habiles affectent toute leur vie d’éviter les finesses pour s’en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intérêt.
L’usage ordinaire de la finesse est l’effet d’un petit esprit, et il arrive quasi toujours que celui qui s’en sert pour se couvrir en un endroit se découvre en un autre.
Si on était toujours assez habile, on ne ferait jamais de finesses ni de trahisons.
On est fort sujet à être trompé quand on croit être plus fin que les autres.
La subtilité est une fausse délicatesse, et la délicatesse est une solide subtilité.
C’est quelquefois assez d’être grossier pour n’être pas trompé par un habile homme.
Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires.
Il est plus aisé d’être sage pour les autres que de l’être assez pour soi-même.
La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse.
La sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup.
On n’est jamais si ridicule par les qualités que l’on a que par celles que l’on affecte d’avoir.
Chaque homme se trouve quelquefois aussi différent de lui-même qu’il l’est des autres.
Chaque talent dans les hommes, de même que chaque arbre, a ses propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers.
Quand la vanité ne fait point parler, on n’a pas envie de dire grand’chose.
On aime mieux dire du mal de soi que de n’en point parler.
Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a quasi personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit, et que les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire; au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation.
Un homme d’esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie des sots.
On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer, et l’homme est si glorieux qu’il ne veut pas se trouver de mauvaise compagnie.
On n’oublie jamais mieux les choses que quand on s’est lassé d’en parler.
Comme c’est le caractère des grands esprits de faire entendre avec peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits en revanche ont le don de beaucoup parler, et de ne dire rien.
C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par leur mérite; et nous nous louons en effet, lorsqu’il semble que nous leur donnons des louanges.
La modestie, qui semble refuser les louanges, n’est en effet qu’un désir d’en avoir de plus délicates.
On n’aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la reçoit. L’un la prend comme une récompense de son mérite; l’autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement.
1er état – Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir par contrecoup en ceux que nous louons des défauts que nous n’osons découvrir autrement.
2e état – Même texte, augmenté de la phrase suivante: Nous élevons la gloire des uns pour abaisser par là celle des autres, et on louerait moins Monsieur le Prince et Monsieur de Turenne si on ne les voulait point blâmer tous deux.
On ne loue que pour être loué.
On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.
Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui leur sert que la louange qui les trahit.
Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.
Le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois.
La louange qu’on nous donne sert au moins à nous fixer dans la pratique des vertus.
L’approbation que l’on donne à l’esprit, à la beauté et à la valeur, les augmente, les perfectionne, et leur fait faire de plus grands effets qu’ils n’auraient été capables de faire d’eux-mêmes.
L’amour-propre empêche bien que celui qui nous flatte ne soit jamais celui qui nous flatte le plus.
Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des autres ne nous ferait jamais de mal.
On ne fait point de distinction dans les espèces de colères, bien qu’il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de l’ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est à proprement parler la fureur de l’orgueil.
La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre.
Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grands desseins.
1er état – Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le cœur, il y a un mérite fade, et des personnes qui dégoûtent avec des qualités bonnes et inestimables.
2e état – Idem, sauf le dernier mot: estimables.
Il y a des gens dont le mérite consiste à dire et à faire des sottises utilement, et qui gâteraient tout s’ils changeaient de conduite.
L’art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités donne souvent plus de réputation que le véritable mérite.
Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie; ils les font valoir ce qu’ils veulent, et l’on est forcé de les recevoir selon leur cours, et non pas selon leur véritable prix.
Ce n’est pas assez d’avoir de grandes qualités, il en faut avoir l’économie.
On se mécompte toujours dans le jugement que l’on fait de nos actions, quand elles sont plus grandes que nos desseins.
Il faut une certaine proportion entre les actions et les desseins si on en veut tirer tous les effets qu’elles peuvent produire.
La gloire des grands hommes se doit mesurer aux moyens qu’ils ont eus pour l’acquérir.
Il y a une infinité de conduites qui ont un ridicule apparent, et qui sont, dans leurs raisons cachées, très sages et très solides.
Il est plus aisé de paraître digne des emplois qu’on n’a pas que de ceux qu’on exerce.
Notre mérite nous attire l’estime des honnêtes gens, et notre étoile celle du public.
Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le mérite même.
La férocité naturelle fait moins de cruels que l’amour-propre.
L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.
On peut dire de toutes nos vertus ce qu’un poète italien a dit de l’honnêteté des femmes, que ce n’est souvent autre chose qu’un art de paraître honnête.
Pendant que la paresse et la timidité ont seules le mérite de nous tenir dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur.
Il n’y a personne qui sache si un procédé net, sincère et honnête, est plutôt un effet de probité que d’habileté.
Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête, pour faire impunément ce qu’on veut.
Toutes les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.
Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce que nous prenons souvent pour des vertus n’est en effet qu’un nombre de vices qui leur ressemblent, et que l’orgueil et l’amour-propre nous ont déguisés.
La curiosité n’est pas comme l’on croit un simple amour de la nouveauté; il y en a une d’intérêt, qui fait que nous voulons savoir les choses pour nous en prévaloir; il y en a une autre d’orgueil, qui nous donne envie d’être au-dessus de ceux qui ignorent les choses, et de n’être pas au-dessous de ceux qui les savent.
Il vaut mieux employer son esprit à supporter les infortunes qui arrivent qu’à pénétrer celles qui peuvent arriver.
La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre; de sorte que cette constance n’est qu’une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet.
Il y a deux sortes de constance en amour: l’une vient de ce que l’on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime (comme dans une source inépuisable) de nouveaux sujets d’aimer, et l’autre vient de ce qu’on se fait un honneur de tenir sa parole.
La persévérance n’est digne ni de blâme ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments qu’on ne s’ôte et qu’on ne se donne point.
Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n’est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles ou le plaisir de changer, que le dégoût que nous avons de n’être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l’espérance que nous avons de l’être davantage de ceux qui ne nous connaissent guère.
Nous nous plaignons quelquefois légèrement de nos amis pour justifier par avance notre légèreté.
Notre repentir n’est pas une douleur du mal que nous avons fait; c’est une crainte de celui qui nous en peut arriver.
Il y a une inconstance qui vient de la légèreté de l’esprit, qui change à tout moment d’opinion, ou de sa faiblesse, qui lui fait recevoir toutes les opinions d’autrui; il y en a une autre qui est plus excusable, qui vient de la fin du goût des choses.
Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes de la médecine. La prudence les assemble et les tempère, et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie.
Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par leur éclat, leur nombre et leur excès. De là vient que les voleries publiques sont des habiletés, et que prendre des provinces injustement s’appelle faire des conquêtes.
Nous avouons nos défauts, afin qu’en donnant bonne opinion de la justice de notre esprit, nous réparions le tort qu’ils nous ont fait dans l’esprit des autres.
Il y a des héros en mal comme en bien.
On peut haïr et mépriser les vices, sans haïr ni mépriser les vicieux; mais on a toujours du mépris pour ceux qui manquent de vertu.
Le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que les vices.
La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’y est pas moins exposé qu’à tomber malade quand on se porte bien.
Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts.
La nature a prescrit à chaque homme dès sa naissance des bornes pour les vertus et pour les vices.
Nous n’avouons jamais nos défauts que par vanité.
On ne trouve point dans l’homme le bien ni le mal dans l’excès.
On pourrait dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez lesquels il faut successivement loger; et je doute que l’expérience nous les fît éviter s’il nous était permis de faire deux fois le même chemin.
Quand les vices nous quittent, nous voulons nous flatter que c’est nous qui les quittons.
Il y a des rechutes dans les maladies de l’âme comme dans celles du corps. Ce que nous prenons pour notre guérison n’est le plus souvent qu’un relâche ou un changement de mal.
Les défauts de l’âme sont comme les blessures du corps: quelque soin qu’on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et elles sont à tout moment en danger de se rouvrir.
Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs.
Quand il n’y a que nous qui savons nos crimes, ils sont bientôt oubliés.
Ceux qui sont incapables de commettre de grands crimes n’en soupçonnent pas facilement les autres.
Il y a des gens de qui l’on peut ne jamais croire de mal sans l’avoir vu; mais il n’y en a point en qui il nous doive surprendre en le voyant.
Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.
La vertu n’irait pas loin si la vanité ne lui tenait pas compagnie.
Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde se trompe fort; mais celui qui croit qu’on ne peut se passer de lui se trompe encore davantage.
La pompe des enterrements regarde plus la vanité des vivants que l’honneur des morts.
Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption de leur cœur aux autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont ceux qui la connaissent parfaitement et la confessent aux autres.
Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien.
La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu’elles ajoutent à leur beauté. C’est un attrait fin et délicat, et une douceur déguisée.
L’honnêteté des femmes est l’amour de leur réputation et de leur repos.
C’est être véritablement honnête homme que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens.
La folie nous suit dans tous les temps de la vie. Si quelqu’un paraît sage, c’est seulement parce que ses folies sont proportionnées à son âge et à sa fortune
Il y a des gens niais qui se connaissent, et qui emploient habilement leur niaiserie.
Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit.
En vieillissant on devient plus fou, et plus sage.
Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles que tout le monde chante un certain temps, quelque fades et dégoûtants qu’ils soient.
La plupart des gens ne voient dans les hommes que la vogue qu’ils ont, ou bien le mérite de leur fortune.
Quelque incertitude et quelque variété qui paraisse dans le monde, on y remarque néanmoins un certain enchaînement secret, et un ordre réglé de tout temps par la Providence, qui fait que chaque chose marche en son rang, et suit le cours de sa destinée.
L’amour de la gloire et plus encore la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, font naître cette valeur qui est si célèbre parmi les hommes.
La valeur dans les simples soldats est un métier périlleux qu’ils ont pris pour gagner leur vie
1er état (et le deuxième, pour chaque variante, entre parenthèses). La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des (deux) extrémités où on en arrive rarement. L’espace qui est entre le deux (entre-deux) est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage: il n’y a pas moins de différence entre eux (elles) qu’il y en a entre les visages et les humeurs; cependant ils (elles) conviennent en beaucoup de choses. Il y a des hommes qui s’exposent volontiers au commencement d’une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a qui sont assez contents quand ils ont satisfait à l’honneur du monde, et qui font fort peu de choses au-delà. On en voit qui ne sont pas (pas toujours) également maîtres de leur peur. D’autres se laissent quelquefois entraîner à des épouvantes générales. D’autres vont à la charge pour n’oser demeurer dans leurs postes; enfin il s’en trouve à qui l’habitude des moindres périls affermit le courage et les prépare à s’exposer à de plus grands.[2] Outre cela il y a un rapport général que l’on remarque entre tous les courages de différentes espèces dont nous venons de parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général qui, à parler absolument, s’étend sur toutes sortes d’hommes: c’est qu’il n’y en a point qui fassent tout ce qu’ils seraient capables de faire dans une occasion (action) s’ils avaient une certitude d’en revenir. De sorte[3] que la crainte de la mort ôte quelque chose à leur valeur et diminue son effet.
La pure valeur (s’il y en avait) serait de faire sans témoins ce qu’on est capable de faire devant le monde.
L’intrépidité est une force extraordinaire de l’âme par laquelle elle empêche les troubles, les désordres et les émotions que la vue des grands périls a accoutumé d’élever en elle; par cette force les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l’usage libre de toutes leurs fonctions dans les accidents les plus terribles et les plus surprenants.
L’intrépidité doit soutenir le cœur dans les conjurations, au lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est nécessaire dans les périls de la guerre.
Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance seraient tentés comme les poètes de l’appeler la fille du Ciel, puisqu’on ne trouve point son origine sur la terre. En effet, elle est produite par une infinité d’actions qui, au lieu de l’avoir pour but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand et si général.
La plupart des hommes s’exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s’exposent.
La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font la valeur des hommes.
On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire; de là vient que les braves ont plus d’adresse et d’esprit pour éviter la mort que les gens de chicane pour conserver leur bien.
On ne peut répondre de son courage quand on n’a jamais été dans le péril.
Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi de marchands: elle soutient le commerce; et nous ne payons pas pour la justice qu’il y a de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent.
Tous ceux qui s’acquittent des devoirs de la reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flatter d’être reconnaissants.
Ce qui fait tout le mécompte dans la reconnaissance qu’on attend des grâces qu’on a faites, c’est que l’orgueil de celui qui donne, et l’orgueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir du prix du bienfait.
Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude.
On donne plus souvent des bornes à sa reconnaissance qu’à ses désirs et à ses espérances.
L’orgueil ne veut pas devoir, et l’amour-propre ne veut pas payer.
Le bien qu’on nous a fait veut que nous respections le mal que l’on nous a fait après.
Rien n’est si contagieux que l’exemple, et nous ne faisons jamais de grands biens ni de grands maux qui ne produisent infailliblement leurs pareils. Nous imitons les bonnes actions par l’émulation, et les mauvaises par la malignité de notre nature qui étant retenue en prison par la honte est mise en liberté par l’exemple.
L’imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu’elles sont naturelles.
Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n’est que l’intérêt et la vanité qui les causent.
Il y a une espèce d’hypocrisie dans les afflictions, car sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère nous nous pleurons nous-mêmes; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération, en la personne que nous pleurons. De cette manière les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour ceux qui les versent. J’ai dit que c’était une espèce d’hypocrisie, parce que, par elle, l’homme se trompe seulement soi-même. Il y en a une autre qui n’est pas si innocente, et qui impose à tout le monde: c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur, car le temps, qui consume tout, l’ayant consumée, elles ne laissent pas d’opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions qu’elles égaleront la durée de tous leurs déplaisirs à leur propre vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les chemins qui mènent à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et s’efforcent à se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable douleur. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n’ont que de petites sources, qui coulent facilement et qui s’écoulent aussitôt: on pleure pour avoir la réputation d’être tendre, on pleure pour être plaint, ou pour être pleuré, et on pleure quelquefois de honte de ne pleurer pas.
Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur mérite, mais selon nos besoins et selon l’opinion que nous croyons leur avoir donnée de ce que nous valons.
Nous ne sommes pas difficiles à consoler des disgrâces de nos amis lorsqu’elles servent à signaler la tendresse que nous avons pour eux.
Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté qui nous fait sortir hors de nous-mêmes, et qui nous immole continuellement à l’avantage de tout le monde, sera tenté de croire que lorsqu’elle agit, l’amour-propre s’oublie et s’abandonne lui-même, ou se laisse dépouiller et appauvrir sans s’en apercevoir, de sorte qu’il semble que l’amour-propre soit la dupe de la bonté. Cependant c’est le plus utile de tous les moyens dont l’amour-propre se sert pour arriver à ses fins; c’est un chemin dérobé, par où il revient à lui-même, plus riche et plus abondant; c’est un désintéressement qu’il met à un furieuse usure; c’est enfin un ressort délicat avec lequel il réunit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur.
Nul ne mérite d’être loué de bonté s’il n’a la force, et la hardiesse, d’être méchant toute autre bonté n’est le plus souvent qu’une paresse ou une impuissance de la mauvaise volonté.
Il est bien malaisé de distinguer la bonté générale, et répandue sur tout le monde, de la grande habileté.
Il n’est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien.
Pour pouvoir être toujours bon, il faut que les autres croient qu’ils ne peuvent jamais nous être impunément méchants.
Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands, et des personnes considérables par leurs emplois, par leurs esprits, ou par leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir exquis et élève merveilleusement notre orgueil parce que nous le regardons comme un effet de notre fidélité; cependant, nous serions remplis de confusion si nous considérions l’imperfection et la bassesse de sa naissance, car elle vient de la vanité, de l’envie de parler, et de l’impuissance de retenir le secret: de sorte qu’on peut dire que la confiance est comme un relâchement de l’âme causé par le nombre et par le poids des choses dont elle est pleine.
La confiance de plaire est souvent un moyen de déplaire infailliblement.
Nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons.
La confiance que l’on a en soi fait naître la plus grande partie de celle que l’on a aux autres.
1er état – La sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup.
2e état – Il y a une révolution générale qui change le goût des esprits, aussi bien que les fortunes du monde.
La vérité est le fondement et la raison de la perfection, et de la beauté; une chose, de quelque nature qu’elle soit, ne saurait être belle, et parfaite, si elle n’est véritablement tout ce qu’elle doit être, et si elle n’a tout ce qu’elle doit avoir.
On peut dire de l’agrément séparé de la beauté que c’est une symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et avec l’air de la personne.
Il y a de belles choses qui ont plus d’éclat quand elles demeurent imparfaites que quand elles sont trop achevées.
1er état – La coquetterie est le fonds de l’humeur de toutes les femmes; mais toutes ne coquettent pas, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par leur tempérament et par leur raison.
2e état – La coquetterie est le fonds et l’humeur de toutes les femmes; mais toutes ne la mettent pas en pratique, parce que la coquetterie de quelques-unes est retenue par leur tempérament et par leur raison.
On incommode toujours les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder.
Il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes; et l’application pour les faire réussir nous manque bien plus que les moyens.
La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de chaque chose.
Le plus grand art d’un habile homme est celui de savoir cacher son habileté.
La générosité est un industrieux emploi du désintéressement pour aller plus tôt à un plus grand intérêt.
La fidélité est une invention rare de l’amour-propre, par laquelle l’homme, s’érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend lui-même infiniment précieux; de tous les trafics de l’amour-propre, c’est celui où il fait le moins d’avances et de plus grands profits; c’est un raffinement de sa politique, avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté, et par leur vie, qu’ils sont forcés de confier en quelques occasions, à élever l’homme fidèle au-dessus de tout le monde.
La magnanimité méprise tout pour avoir tout.
La magnanimité est un noble effort de l’orgueil par lequel il rend l’homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses.
1er état – Il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes, et l’on trouve plus de voies que l’on ne pense pour y arriver. Et si nous avions assez d’application et de volonté, nous aurions toujours assez de moyens.
2e état – Il n’y a pas moins d’éloquence dans le ton de la voix que dans le choix des paroles.
La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut et à ne dire que ce qu’il faut.
Il y a une éloquence dans les yeux et dans l’air de la personne qui ne persuade pas moins que celle de la parole.
Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu’il est rare de voir changer les inclinations.
L’intérêt donne toutes sortes de vertus et de vices.
L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission que nous employons pour soumettre effectivement tout le monde; c’est un mouvement de l’orgueil, par lequel il s’abaisse devant les hommes pour s’élever sur eux; c’est un déguisement, et son premier stratagème; mais quoique ces changements soient presque infinis, et qu’il soit admirable sous toutes sortes de figures, il faut avouer néanmoins qu’il n’est jamais si rare ni si extraordinaire que lorsqu’il se cache sous la forme et sous l’habit de l’humilité; car alors on le voir les yeux baissés, dans une contenance modeste et reposée; toutes ses paroles sont douces et respectueuses, pleines d’estime pour les autres et de dédain pour lui-même; si on l’en veut croire, il est indigne de tous les honneurs, il n’est capable d’aucun emploi, il ne reçoit les charges où on l’élève que comme un effet de la bonté des hommes, et de la faveur aveugle de la fortune. C’est l’orgueil qui joue tous ces personnages que l’on prend pour l’humilité.
Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, un geste et des mines qui leur sont propres; ce rapport bon, ou mauvais, fait les bons, ou les mauvais, comédiens, et c’est ce qui fait aussi que les personnes plaisent ou déplaisent.
Dans toutes les professions, et dans tous les arts, chacun se fait une mine et un extérieur qu’il met en la place de la chose dont il veut avoir le mérite, de sorte que tout le monde n’est composé que de mines, et c’est inutilement que nous travaillons à y trouver rien de réel.
La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit.
Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d’autres qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.
Le luxe et la trop grande politesse dans les États sont le présage assuré de leur décadence parce que, tous les particuliers s’attachant à leurs intérêts propres, ils se détournent du bien public.
La civilité est une envie d’en recevoir; c’est aussi un désir d’être estimé poli.
1er état – L’éducation que l’on donne aux princes est un second amour-propre qu’on leur inspire.
2e état – L’éducation que l’on donne d’ordinaire aux jeunes gens est un second orgueil qu’on leur inspire.
1er état – Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si persuadés qu’ils disent que la mort n’est pas un mal, que le tourment qu’ils se donnent pour établir l’immortalité de leur nom par la perte de la vie.
2e état – Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour; et on est toujours plus disposé de sacrifier tout le repos de ce qu’on aime que de perdre la moindre partie du sien.
Il n’y a point de libéralité; ce n’est que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.
La pitié est un sentiment de nos propres maux dans un sujet étranger, c’est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons tomber, qui nous fait donner du secours aux autres pour les engager à nous le rendre dans de semblables occasions, de sorte que les services que nous rendons à ceux qui en ont besoin sont à proprement parler des biens anticipés que nous nous faisons à nous-mêmes.
La petitesse de l’esprit fait souvent l’opiniâtreté; et nous ne croyons pas aisément ce qui est au delà de ce que nous voyons
On s’est trompé quand on a cru qu’il n’y avait que les violentes passions, comme l’ambition et l’amour, qui pussent triompher des autres. La paresse, toute languissante qu’elle est, ne laisse pas d’en être souvent la maîtresse; elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie; elle y détruit et y consomme insensiblement toutes les passions et toutes les vertus.
De toutes les passions celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu’elle cause soient très cachés; si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend en toutes rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos plaisirs; c’est la rémore qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, c’est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes, le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions; pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens.
La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans l’avoir assez examiné est un effet de la paresse et de l’orgueil. On veut trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine d’examiner les crimes.
Nous récusons tous les jours des juges pour les plus petits intérêts; et nous faisons dépendre notre gloire et notre réputation, qui sont les plus grands biens du monde, du jugement des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur malignité, ou par leur préoccupation, ou par leur sottise; et c’est pour obtenir d’eux un arrêt en notre faveur que nous exposons notre repos et notre vie en cent manières, et que nous la condamnons à une infinité de soucis, de peines et de travaux.
De plusieurs actions différentes que la Fortune arrange comme il lui plaît, il s’en fait plusieurs vertus.
L’honneur acquis est caution de celui qu’on doit acquérir.
La jeunesse est une ivresse continuelle; c’est la fièvre de la santé, c’est la folie de la raison.
On aime bien à deviner les autres; mais l’on n’aime pas être deviné.
Il y a des gens qu’on approuve dans le monde, qui n’ont pour tout mérite que les vices qui servent au commerce de la vie.
C’est une ennuyeuse maladie que de conserver sa santé par un trop grand régime.
Le bon naturel, qui se vante d’être toujours sensible, est dans la moindre occasion étouffé par l’intérêt.
1er état – Il est moins impossible de prendre de l’amour quand on n’en a pas, que de s’en défaire quand on en a.
2e état – Il est plus facile de prendre de l’amour quand on n’en a pas, que de s’en défaire quand on en a.
1er état – La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse que par passion; de là vient que pour l’ordinaire les femmes entreprenantes réussissent mieux que les autres, quoiqu’elles ne soient pas plus aimables.
2e état – La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse que par passion; de là vient que pour l’ordinaire les hommes entreprenants réussissent mieux que les autres, quoiqu’ils ne soient pas plus aimables.
N’aimer guère en amour est un moyen assuré pour être aimé.
L’absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.
La sincérité que se demandent les amants et les maîtresses, pour savoir l’un et l’autre quand ils cesseront de s’aimer, est biens moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus que pour être mieux assurés qu’on les aime, lorsqu’on ne dit point le contraire.
Les femmes croient souvent aimer quoiqu’elles n’aiment pas. L’occupation d’une intrigue, l’émotion d’esprit que donne la galanterie, la pente naturelle au plaisir d’être aimées, et la peine de refuser, leur persuadent qu’elles ont de la passion lorsqu’elles n’ont tout au plus que de la coquetterie.
La plus juste comparaison qu’on puisse faire de l’amour, c’est celle de la fièvre; nous n’avons non plus de pouvoir sur l’un que sur l’autre, soit pour sa violence ou pour sa durée.
Ce qui fait que l’on est souvent mécontent de ceux qui négocient, est qu’ils abandonnent quasi toujours l’intérêt de leurs amis pour l’intérêt du fond de la négociation, qui devient le leur par la gloire d’avoir réussi à ce qu’ils avaient entrepris.
Le plus souvent, quand nous exagérons la tendresse que nos amis ont pour nous, c’est moins par reconnaissance que par un désir habile de faire juger de notre mérite.
L’approbation que l’on donne à ceux qui entrent dans le monde est bien souvent une envie secrète que l’on a contre ceux qui y sont établis.
La plus grande habileté des moins habiles est de se savoir soumettre à la bonne conduite d’autrui.
Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité que ce serait mal juger que de ne s’y pas laisser tromper.
Il n’y a quelquefois pas moins d’habileté à savoir profiter d’un bon conseil qu’on nous donne, qu’à se bien conseiller soi-même.
Il y a de méchants hommes qui seraient moins dangereux s’ils n’avaient aucune bonté.
La magnanimité est assez définie par son nom; on pourrait dire toutefois que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges.
Il est impossible d’aimer une seconde fois ce qu’on a véritablement cessé d’aimer.
Ce n’est pas la fertilité de l’esprit qui fait trouver plusieurs expédients sur une même affaire; c’est plutôt le défaut de lumière qui nous fait arrêter à tout ce qui se présente à l’imagination, et qui nous empêche de discerner d’abord ce qui nous est propre.
Il est des affaires et des maladies que les remèdes aigrissent, et on peut dire que la grande habileté consiste à savoir connaître les temps où il est dangereux d’en faire.
Après avoir parlé de la fausseté des vertus, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J’entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l’espérance d’une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment, et la mépriser. Le premier sentiment est assez ordinaire; mais je crois que l’autre n’est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n’est point un mal; et les plus faibles hommes aussi bien que les héros ont donné mille célèbres exemples pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens en ait jamais été véritablement persuadé, et toute la peine qu’on se donne pour en venir à bout fait assez paraître que cette entreprise n’est pas aisée. On a mille sujets de mépriser la vie, mais on n’en peut avoir de mépriser la mort; ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils la rejettent et s’en étonnent comme les autres, lorsqu’elle vient à eux par une autre voie que celle qu’ils ont choisie. L’inégalité que l’on remarque dans le courage d’un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre à leur imagination et y paraît plus présente en un temps qu’en un autre. Et ainsi il arrive qu’après avoir méprisé ce qu’ils ne connaissaient pas, ils craignent enfin ce qu’ils connaissent. Il faut éviter de la voir avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu’elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de la considérer. Mais tout homme qui la sait voir telle qu’elle est, trouve que la cessation d’être comprend tout ce qu’il y a d’épouvantable. La nécessité inévitable de mourir fait toute la constance des philosophes: ils croient qu’il faut aller de bonne grâce où l’on ne se peut empêcher d’aller; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour éterniser leur gloire, et pour sauver ainsi du naufrage ce qui en peut être garanti. Contentons-nous pour faire bonne mine de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que des faibles raisonnements à l’abri desquels nous croyons pouvoir approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, la satisfaction d’être regretté de ses amis et de laisser une belle réputation, l’espérance de ne plus souffrir de douleurs, et d’être à couvert des autres misères de la vie et des caprices de la fortune, sont des remèdes qu’on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu’ils soient infaillibles. Ils font pour nous assurer ce qu’une simple haie fait souvent à la guerre, pour couvrir ceux qui doivent approcher d’un lieu d’où l’on tire. Quand on en est éloigné, on croit qu’elle peut être d’un grand secours; mais quand on en est proche, on voit que tout la peut percer. Nous nous flattons de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, que variété et que confusion, soient d’une trempe assez forte pour ne point souffrir d’altération par la plus rude de toutes les épreuves. C’est mal connaître les effets de l’amour-propre, que de croire qu’il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire, et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources, n’est que trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C’est elle qui nous trahit le plus souvent et, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, elle sert à nous découvrir ce qu’elle a d’affreux et de terrible. Tout ce qu’elle peut faire pour nous est de nous conseiller d’en détourner les yeux de les arrêter sur d’autres objets. Caton et Brutus en choisissent d’illustres et d’éclatants; un laquais se contenta dernièrement de danser les tricotets sur l’échafaud où il devait être roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent souvent les mêmes effets. De sorte qu’il est vrai de dire que, quelque disproportion qu’il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, les uns et les autres ont mille fois reçu la mort d’un même visage; mais ç’a toujours été avec cette différence que c’est l’amour de la gloire qui ôte aux grands hommes la vue de la mort dans le mépris qu’ils font paraître quelquefois pour elle, et dans les gens du commun ce n’est qu’un effet de leur peu de lumière qui, les empêchant de connaître toute la grandeur de leur mal, leur laisse la liberté de songer à autre chose.