Si un jour votre grand-mère vous demande le nom du type le plus malin de la Terre, dites-lui sans hésiter une paire de minutes que le gars en question s’appelle San Antonio. Et vous pourrez parier une douzaine de couleuvres contre le dôme des Invalides que vous avez mis dans le mille ; parce que je peux vous garantir que la chose est exacte étant donné que le garçon en question c’est moi.
Ça vous surprend, hein ?
Et d’abord vous vous dites : « Pourquoi se fait-il appeler San Antonio ? »
Eh bien, je vais vous répondre. Lorsqu’un type dans mon genre écrit ses mémoires, après avoir exercé pendant quinze ans le plus dangereux de tous les métiers, c’est qu’il en a gros comme l’Himalaya à raconter ; en conséquence, il ne peut s’offrir le luxe de faire clicher son bulletin de naissance sur la page de couverture.
Mon nom importe peu. Du reste, il n’y a pas dix personnes au monde qui connaissent ma véritable identité. Et ceux qui ont essayé d’en apprendre trop long sur la question ressemblaient davantage à une demi-livre de pâté de foie qu’à Tyrone Power après que je leur ai eu conseillé de cesser les recherches.
Vous saisissez ?
Bon !
Maintenant je vais vous parler de moi, et vous donner des détails indispensables sur ma petite personne. Je dois vous dire pour commencer que si je ne suis pas le sosie d’Apollon, je n’évoque pas non plus un tableau de Picasso. Je ne me souviens plus du nom du bonhomme qui a dit que la beauté ne se mangeait pas en salade, mais j’ai dans l’idée que ce type-là n’avait pas du ciment armé à la place du cerveau. Il avait extraordinairement raison, et les femmes ne vous diront pas le contraire. Essayez de leur présenter, sur une assiette, un petit freluquet bien frisotté avec, à côté, un gaillard de ma trempe, et vous verrez si ce n’est pas San Antonio qu’elles choisiront, malgré sa tête de bagarreur et ses façons brusques.
Je connais à fond la question.
Sur les femmes, je pourrais vous en écrire si long qu’un rouleau de papier peint ne me suffirait pas.
Mais je ne suis pas de l’Académie française, et le blablabla psychologique n’est pas mon fort. Je vous assure que chez nous, aux services secrets, nous ne passons pas nos loisirs à lire des romans à la réglisse. Pour nous chanter le couplet sentimental il faut se lever de bonne heure, ça je vous le dis ; et il serait plus facile de charmer un ménage de crocodiles avec des boniments de midinette que de nous faire tomber en pâmoison avec des histoires de clair de lune.
Les petites mômes c’est bien joli, mais moins on y attache d’importance, mieux ça vaut. Surtout lorsqu’on pratique une profession où il y a plus de morceaux de plomb à gagner que de coquetiers en buis sculpté. Avec moi pas de pommade. Dites-vous bien que si je me bagarre avec mon porte-plume présentement, c’est pas pour jouer les romantiques. Les mandolines, c’est pas le genre de la maison et je me sens plus à l’aise avec la crosse de mon Walter 7,65 silencieux dans la main, qu’avec ce stylo qui bave comme un escargot qui voudrait traverser les Salins d’Hyères.
Dans l’affaire que je vais avoir l’honneur et l’avantage de vous relater, il y a des poupées bien tournées, des chouettes, des pin-up n° 1 comme vous n’en avez jamais vues dans les Technicolor d’Hollywood…
Mais je vous jure que je m’en serais bien passé…
Ça a commencé comme d’habitude : je dormais. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve qu’à part la bombe atomique, on n’a jamais rien inventé de mieux que le lit.
J’étais en train de rêver que le shah de Perse me faisait visiter sa basse-cour, ou je ne sais pas quoi de rigolo, quand voilà Félicie qui me réveille. Félicie, pour tout vous expliquer, c’est ma mère. Une bonne vieille, pas du tout le genre ruine, mais pas non plus la tête de Lady qu’on voit sur les bouteilles de Marie Brizard. Une tête de chic vieille maman de chez nous, vous voyez ce que je veux dire ?
Elle a un coup particulier pour m’appeler lorsque j’en écrase. Elle toussote et éternue comme une souris. Boum ! J’ouvre les yeux. Il fait grand jour. Tout de suite, je me dis que c’est au poil et que je vais pouvoir faire ma partie de pêche sur les bords de la Seine. Et puis ma matière grise démarre à cent à l’heure et je comprends que si Félicie m’a réveillé, c’est pas pour me raconter que la chatte de la laitière a fait des petits.
Dans ce métier il faut s’attendre à tout. Vous rentrez de mission, vous croyez tirer quelques jours au vert, dans votre pavillon de Neuilly, et puis voilà qu’un motard rapplique avec une enveloppe bleue dans les doigts. Je regarde les mains de Félicie et justement, j’aperçois une enveloppe bleue. Je me mets en rogne. Alors quoi, il n’y a plus moyen de tirer douze heures consécutives sous les plumes ! Félicie baisse la tête comme si c’était sa faute. Elle qui devait me faire une quiche lorraine pour le repas de midi…
J’ouvre le message. Le chef m’ordonne de filer illico à Marseille pour m’occuper d’une affaire bien gratinée qui est peut-être plus de notre ressort que de celui de la Sûreté. Je dis à Félicie de me préparer une petite valise, je décroche le téléphone et je demande Orly. Un gars de l’aéroport me répond que l’avion pour Marseille va partir dans une heure, mais qu’il est complet. Alors, je lui chuchote quelques mots magiques et je l’entends qui se met au garde-à-vous. Il me dit que ça colle et que je peux amener mes cent quatre-vingts livres dans son Dakota. Une heure ! Je m’habille si vite que Frégoli à côté de moi est un paralytique. J’avale une tasse de thé-citron. J’embrasse Félicie qui, comme chaque fois, me recommande de faire attention à son fils unique et je saute dans ma traction.
Quand je suis au volant de ma bagnole, vous pouvez être assurés qu’un météore ne va pas plus vite que moi.
Il faut me voir traverser Paris !
Pour commencer, j’écrase le champignon jusqu’à ce que l’aiguille du compteur de vitesse aille se mettre sur le cent vingt et n’en bouge plus. Je traverse la ville à l’allure des pompiers lorsqu’il y a le feu chez le président de la République ; les flics sifflent tellement qu’on se croirait à un examen de garçons laitiers. Mais vous pensez si je m’en balance…
En passant à la porte d’Italie, je manque aplatir un cantonnier et je l’entends qui me crie sa façon de penser sur les types qui prennent les avenues de Paname pour la piste de Montlhéry. Je rigole un bon coup et je continue à enfoncer la pédale d’accélération. Je file tellement vite que je me demande presque si ça vaut le coup de prendre l’avion. À cette vitesse-là, il y a gros à parier que je peux être à Marseille avant le Dakota.
Lorsque je débouche sur le port aérien, je m’aperçois que les deux moteurs de mon oiseau tournent déjà à plein régime et l’hôtesse de l’air s’apprête à grimper dans le toboggan.
Elle est drôlement bien fabriquée, cette gamine.
J’escalade la passerelle à sa suite.
Il était temps, moi je vous le dis.
Sitôt débarqué à Marseille, je saute dans un taxi. Le chauffeur est une espèce de mulâtre triste qui a les yeux d’un cheval qui viendrait de se faire opérer de la vésicule biliaire. Je lui ordonne de me conduire dare-dare à la Sûreté, et surtout de ne pas compter les bordures de trottoirs en route, because je ne m’intéresse pas à la question. Il sourit lugubrement. Ce moricaud a dû lire, la veille, un roman de Pierre Loti, ou alors il a reçu sa feuille d’impôts. Néanmoins, il conduit comme un prince russe. Il faut le voir doubler les tramways à gauche et brûler les signaux rouges ! En dix minutes je suis arrivé. Dans mon enthousiasme je lui refile cent balles de gratification. Il a l’air ahuri par ma générosité et se demande si, pour ce prix-là, il ne doit pas me chanter quelque chose. Je me lance dans les escaliers. Dans le hall, un agent m’avertit que le chef de la police ne reçoit pas le public. Alors je lui flanque mon insigne sous le nez et il me fait le salut militaire. Un de ses collègues prend livraison de ma personne et la véhicule à travers des bureaux où des inspecteurs cassent la croûte. Un instant plus tard, je suis introduit dans le cabinet du grand patron. Ils me plaisent tous les deux : le bureau parce qu’il est clair, et le patron parce qu’il n’a pas l’air m’as-tu-vu. C’est un grand type maigre qui ressemble à Anthony Eden. Il se lève, fait le tour de son bureau, et me serre chaleureusement la main.
— C’est vous San Antonio ?
— Tout me porte à le croire, chef.
Il sourit. Voilà au moins un bonhomme qui aime le parler relâché.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, déclare-t-il.
S’il croit chatouiller ma modestie, il se trompe.
— Ça ne m’étonne pas, je lui réponds tranquillement.
Il m’examine avec curiosité.
— Vous êtes un drôle de corps, hé ?
Il me désigne un fauteuil assez large pour que puissent y prendre place deux centenaires et leurs descendants. Je m’y répands illico. Ouf ! Ça n’est pas mauvais de s’asseoir sur quelque chose d’immobile après une galopade comme celle que je viens de faire.
Je sors une cigarette de ma poche et je me l’offre sans manières.
— Allez-y, patron, je vous écoute.
Il ouvre un tiroir et en extrait un dossier vert sur lequel un type a dû tirer une langue longue comme ça pour écrire un titre en ronde. Il se met à le caresser amoureusement, comme s’il s’agissait d’un petit chat.
— Une étrange affaire, murmure-t-il.
Je ricane :
— Vous m’excitez…
Il secoue la tête rêveusement et dit d’une voix sourde :
— C’est très excitant en effet. Avez-vous lu des romans policiers, commissaire ?
— Quelquefois, mais à la vingtième page, j’avais mis le grappin sur le coupable.
— Espérons qu’il en sera de même cette fois-ci, malgré que l’affaire n’appartienne pas à la fiction. Voilà un résumé de l’histoire… Hier, des ouvriers de la ville qui réparaient une canalisation d’eau souterraine ont trouvé un cadavre dans la rue Paradis. Le sous-sol, particulièrement humide à cet endroit, a hâté la décomposition. L’homme, car c’est d’un homme qu’il s’agit, était nu. Il ne reste pas grand-chose de lui, comme vous verrez. Nous pouvons néanmoins nous prononcer très exactement sur la date de son inhumation. Celle-ci a eu lieu voici huit mois. À cette époque, en effet, des travaux furent faits à la même canalisation. On peut penser, sans crainte de se tromper, que le cadavre fut enterré à ce moment-là, car on ne peut imaginer un seul instant que des particuliers dépavent la chaussée et creusent une tombe au milieu d’une des rues les plus passantes de Marseille.
Moi, je suis d’accord avec le chef. Intérieurement je jubile parce que je trouve que l’assassin est un drôle de petit malin. Vous avouerez que l’idée d’enterrer un citoyen à cet endroit indique clairement que nous avons affaire à quelqu’un de fortiche.
J’en ai l’eau à la bouche, car je suis pour les parties difficiles à jouer, et je suppose que pour gagner celle-ci, il faut être sorti de nourrice depuis un bout de temps…
— Merveilleux, chef. Seulement, entre nous, je ne vois pas ce que je viens fiche dans l’aventure qui m’a plus l’air de relever de la Sûreté que de nos services. Le fait divers, c’est pas notre job.
Le directeur secoue la tête gentiment. Il ouvre son dossier et y prend une enveloppe dont il vide le contenu sur son bureau. Un petit tube de Celluloïd tombe sur le sous-main.
— Voilà pourquoi vous êtes ici, assure-t-il en faisant rouler le minuscule objet au bout du doigt.
Je le regarde d’un œil éperdu, parce que, franchement, je ne comprends pas en quoi ce tube justifie mon entrée dans la danse.
— Le type, poursuit mon interlocuteur, n’a pu être identifié, son signalement a été transmis au service des disparitions, mais ça n’a encore rien donné. Il faut dire aussi que ce signalement-là est bien imprécis. (Il pousse un petit rire cynique.) Le corps ne révèle aucun signe particulier, c’est celui d’un homme adulte d’une quarantaine d’années, de taille normale. Il possède une denture impeccable, donc il n’y a rien à chercher du côté des dentistes. Mais… car dans toutes les affaires, heureusement pour les policiers, il y a un mais, le mort avait ce tube dans la bouche.
Je me penche sur le bureau. Je vois que l’engin en question ressemble à un étui de mines.
— Vous savez ce que c’est ? me demande le grand patron.
Je vais pour dire non, puis voilà que tout à coup, je pige.
— J’y suis ! C’est un étui pour messages par pigeons voyageurs.
— Exactement !
— Alors, vous croyez à une affaire d’espionnage ?
— Je ne crois à rien… C’est une indication…
— Fragile…
Il fronce les sourcils.
— Fragile, oui, je vous l’accorde. Mais caractéristique tout de même. Vous conviendrez que la présence de cet objet dans la bouche de mon bonhomme est pour le moins singulière. Par ailleurs, la disparition de cet homme n’ayant pas été signalée, j’ai tout lieu de croire qu’il s’agit d’une affaire de votre ressort.
C’est un peu mon avis.
Il me remet le dossier et se lève pour me signifier qu’il m’a assez vu.
— Si vous avez besoin d’auxiliaires, me dit-il, demandez le commissaire Favelli. Je vais lui donner des instructions. C’est un garçon très bien. Quant au macchabée, il est à la morgue. À bientôt !
Je serre sa main nerveuse. Et je me rue vers la sortie. Parce que depuis un moment déjà, j’ai des idées de pastis dans la tête. Et quand San Antonio a soif, il n’est même pas capable de gagner une partie de dominos à un nouveau-né.
Me voilà dans la rue. Il fait un soleil à tout casser. Je m’écroule à une terrasse et je me fais servir un double pastis, aussi épais que la conscience d’un huissier. Après quoi, je décide de trouver une chambre. Je me dirige vers un hôtel confortable du cours Belzunce. Je prends une chambre aussi vaste que l’hémicycle du Palais-Bourbon car je ne sais pas si je vous l’ai appris, mais je suis claustrophobe, c’est-à-dire que dans les endroits exigus j’étouffe comme si j’étais dans une guêpière. Je jette un coup d’œil au lit et je comprends illico que nous allons devenir une paire d’amis tous les deux. Ce citoyen a tout ce qu’il faut pour plaire à un type qui a été réveillé en sursaut. Je sens aussitôt qu’un voyage au pays des rêves m’est absolument nécessaire. Moi, je ne suis pas ce genre de beauté qui reste trois mois en ébullition rien qu’en buvant du café. Avant de me mettre dans le bain du boulot il faut que je sois neuf. Et pour retaper un bonhomme, on n’a rien inventé de mieux que le dodo.
Je sonne le garçon d’étage, et je lui dis de m’amener une bouteille de cognac. Car, excepté mon double pastis, je n’ai avalé, depuis ce matin, qu’une furieuse ration de kilomètres, et je trouve qu’en fait de vitamines, c’est un peu mince. Ce bovidé m’apporte une mixture qui tient du vernis à ongles et de la lotion capillaire ; je le rappelle et je lui explique posément qu’il devrait courir chez l’oculiste du coin, parce que sa vue doit être chancelante s’il a cru qu’avec la tête que je trimbale sur mes épaules j’accepterai sa bouteille de truc à zigouiller le doryphore pour du cognac. Après quoi, toujours sur le ton de l’amitié, je lui conseille de me ramener une drogue plus sérieuse, s’il ne veut pas que je lui fasse manger la pomme d’escalier. Cette fois il comprend illico la différence qu’il y a entre mon gosier et une sulfateuse. Il me ramène un flacon de véritable, je le débouche et je me fais un bon lavage d’estomac. Et puis, je me couche. De toute façon, il n’y a pas urgence. Le macchabée ne se sauvera pas de la morgue, et si celui qui lui a fait avaler son extrait de naissance n’a pas eu le temps, en huit mois, de se faire naturaliser papou ou esquimau, c’est qu’il s’agit d’une superbe nave, auquel cas il doit m’attendre au café voisin.
Je plonge dans le sommeil la tête la première.
Je me réveille vers la fin de l’après-midi. J’ai la bouche triste comme si j’avais mangé un édredon. Pour combattre ce malaise, j’empoigne la bouteille et je lui dis deux mots dans le tuyau du goulot. À ce moment-là, je m’épanouis comme un massif de glaïeuls en été. Mes idées se remettent en place comme les chevaux savants du cirque Bouglione. Je m’habille, je m’envoie un coup de vaporisateur, au cas où je rencontrerais une dame qui aurait perdu son chemin, et je décide de rendre une petite visite de politesse au zèbre de la morgue qui prend la rue Paradis pour le Père-Lachaise.
Croyez-moi, ou ne me croyez pas, le spectacle n’a rien de folichon. Le pauvre garçon fait une drôle de tête, si l’on peut dire, car maintenant il ne ressemble pas à grand-chose. J’ai beau le regarder, je n’en apprends pas plus sur son identité que si j’examinais une collection de caméléons empaillés. Cette enquête me promet bien de la volupté. Et d’abord de quoi est-il mort ? Je pense tout à coup que le directeur de la Sûreté a oublié de me le dire. Je pose la question qui me tracasse au gardien-chef.
— Dites donc, je suppose qu’il n’est pas décédé des suites d’une pneumonie ?
Le gardien rigole.
— Sûr que non ! Le professeur Plassard qui l’a autopsié assure qu’il a été empoisonné à l’acide prussique.
Je dis merci, que ça va bien comme ça, et je m’en vais. Où ? Je n’en sais rien. Peut-être me taper la cloche. Je me sens tout chose. Excepté le petit tube de Celluloïd, il n’y a pas plus d’indices dans cette histoire que de cheveux sur la tête d’un hanneton. J’ai nettement l’impression que, pour apercevoir quelque chose, il faudra que j’emprunte la lorgnette du copain qui fait admirer Marseille aux touristes du haut de Notre-Dame-de-la-Garde.
Mais, je vous l’ai affirmé, je ne suis pas homme à m’avouer vaincu avant d’avoir combattu.
Afin de chasser mes idées noires, je vais me gargariser dans un bistrot où je demande au barman l’adresse d’un restaurant sérieux. Ça fait au moins vingt-quatre heures que mes dents sont en grève. Et Félicie m’a toujours dit que notre cerveau devient aussi désert qu’une salle de conférences lorsque notre tube digestif reste en panne trop longtemps.
Tout en mangeant, je voue le barman qui m’a donné l’adresse de ce restaurant aux cinq cents diables. Ce garçon s’est royalement moqué de moi, ou alors il a des intérêts dans cette maison, parce que, si l’action à laquelle je me livre présentement s’appelle dîner, moi, je suis Christophe Colomb.
On me sert un pâté maison façon briquette d’aggloméré, puis un civet de lapin, et je comprends, en examinant les os de la bestiole, que la pauvre bête a mangé plus de souris que de foin dans sa vie. Mais, vous l’avez deviné, j’ai un estomac d’autruche et je peux vous avouer qu’un jour, à Cuba, j’ai dû manger des épluchures d’oranges pour me sustenter. Il n’empêche que je déteste me taper des résidus de poubelles. Je note l’adresse de la gargote en me promettant de la refiler à ma belle-mère, si un jour je me marie.
La seule chose possible dans cet établissement à la flan, c’est le café filtre. Je m’en expédie deux, coup sur coup, dans l’œsophage, car je sens que je vais en avoir rudement besoin dans un proche avenir. Après quoi, je règle la note à contrecœur.
Jusqu’ici je n’ai encore rien décidé quant à la conduite à tenir.
Et si je m’y mettais ?
Il n’y a pas besoin d’avoir fait ses études à la Sorbonne pour comprendre que, dans le cas qui m’intéresse, la seule chose intelligente à faire, c’est d’aller fouiner du côté de la rue Paradis. On a beau dire, mais le lieu du crime est toujours capital dans une enquête, même si, contrairement à la légende, l’assassin ne vient pas, avec un casse-croûte et un bouquin de cinq cents pages, attendre que le flic maison rapplique pour lui passer les menottes.
Me voilà donc sur la Canebière. Je me laisse porter un moment par la foule. Puis j’oblique sur la gauche. Je bifurque dans des rues étroites qui sentent le poisson, le patchouli et le parfum de Prisunic. Je trouve enfin cette fameuse rue Paradis où des colombophiles s’offrent des concessions à bon marché. Je n’ai pas à arpenter beaucoup pour trouver la tombe du monsieur de la morgue. Une lanterne rouge éclaire une pancarte sur laquelle est écrit : « Attention au chantier ! »
Tu parles qu’il faut y faire attention à ce chantier-là ! La voirie a le sens de l’humour. Je connais un contribuable qui aurait eu de bonnes raisons pour s’inquiéter de l’écriteau il y a huit mois. Peut-être que ça lui aurait donné à réfléchir, et qu’il ne serait pas en ce moment en train de s’expliquer avec saint Pierre. Mais enfin, c’est la destinée. Et j’ai pas à crâner, parce qu’il se pourrait qu’un jour on retrouve aussi ma carcasse dans un tout-à-l’égout…
Levius fit patientia quidquid corrigere est nefas, comme disait un copain à moi qui connaissait par cœur les pages roses du Larousse.
Je me penche au-dessus du trou. Il y a de la flotte au fond et j’aperçois un énorme tuyau. Je sors ma lampe électrique pour inspecter la fosse ; mais le chef de la police a dit vrai : à part le défunt, elle ne contenait rien d’autre et les recherches ont été sérieuses ; j’en suis persuadé, car j’aperçois un tamis.
Bon ! Je resterais là jusqu’à ce que les quatre grands se soient mis d’accord, que je n’en apprendrais pas davantage.
J’éteins ma lampe et je regarde autour de moi. Les magasins sont fermés et on ne voit personne dans la rue…
En remontant un peu, sur la droite, je découvre un bar dont l’enseigne tremblote comme de la gelée de groseilles. Je peux toujours y entrer pour déguster une fine à l’eau. Qu’est-ce que je risque ?
Je pousse la porte, je vois illico que c’est le genre boîte de nuit. La salle capitonnée est décorée de trucs exotiques. Près de l’entrée, il y a un bar en forme de proue, avec des tabourets rupins. Au fond, j’aperçois une minuscule piste de danse, à l’extrémité de laquelle, juchés sur une estrade représentant une pagode, des musiciens essaient de jouer un truc trépidant.
Des couples boivent du champagne. D’autres dansent. Tout le monde a l’air de se faire tartir consciencieusement. Je me juche sur un tabouret, je pose mon chapeau sur le comptoir et je fais signe au barman — c’est un Chinois.
— Sers-moi une double fine dans un grand verre, et si tu te rencontres nez à nez avec un siphon, tu balanceras quelques gouttes d’eau de Seltz dans le verre.
Il s’empresse. Comme j’aime mieux introduire mon nez dans un verre à dégustation que dans un masque à gaz, je plonge le mien dans la fine. C’est de la véritable. Je me sens tout à coup de la tendresse pour mes semblables.
— Écoute, dis-je au bonze à veste blanche, laisse tomber tes flacons un instant et amène ce qui te sert d’oreilles.
Car, il faut bien que je vous l’avoue, il m’est venu une idée. Je me suis dit que l’enterrement du mort n’a pas dû avoir lieu au début de la nuit, mais plutôt sur la fin because le risque de rencontrer des noctambules. Or, dans cette rue, qui est-ce qui a une chance de jeter un coup d’œil à trois ou quatre heures du matin, sinon les gens du cabaret : employés ou clients ?
Hein ! Qu’en dites-vous ? Avouez que ça n’est pas mal emballé comme raisonnement.
Le Chinetoque me regarde de biais. Il ressemble à un vieux matou de salon.
Je l’attaque aussitôt.
— Dis donc, mon bijou, imagine-toi qu’il y a dans ma poche un billet de la Banque de France qui aimerait voyager. Ça te ferait plaisir qu’il traverse le comptoir ?
Son visage ne change pas d’expression. C’est à peine si ses yeux deviennent un peu plus mornes.
— Eh bien, réponds !
Il a un sourire crispant auquel je voudrais pouvoir mettre le feu.
— De quoi s’agit-il ? se décide-t-il enfin.
Je rigole doucement, à cause de sa question qui me fait songer au maréchal Foch. Je lui mets mon insigne sous le nez.
— Tiens, mon chéri, je lui murmure.
C’est raté. Ce croquant-là n’est pas plus ému par mon insigne que par un presse-citron. Il ne sourcille pas et ça me met en rogne.
— Écoute bien, trésor. Tu dois être au courant de la découverte que les égoutiers ont faite hier matin en réparant la conduite de flotte ?
Il fait oui d’un mouvement de tête. Je continue.
— Figure-toi que mon petit doigt m’a dit que tu pourrais me rencarder sur cette histoire-là.
Le plus drôle, c’est que je ne sais pas ce qui me pousse à dire ça… L’intuition sans doute. Vous pensez bien que je ne suis pas Sherlock Holmes ; si je veux découvrir un jour la vérité sur le décès du type et sur son étui de message, il me faut du toupet, à défaut d’indices. Est-ce une illusion ? Cette fois, il me semble que le Chinois a tiqué légèrement.
— Alors ?
— Je regrette, mais je ne sais rien. Rien de rien. Parole d’honneur.
— Moule-moi avec ton honneur, et parle un peu.
— Mais je ne sais rien ! dit-il précipitamment.
Ce garçon, malgré sa race, doit être assez émotif. Si seulement je possédais un argument à lui servir, il se laisserait peut-être glisser…
Je me décide à tenter quelque chose.
— C’est bon, montre-moi tes papiers.
Il s’appelle Su-Chang, et il habite rue Saint-Ferréol. Sans insister, je prends deux jetons à la caisse, et je descends au sous-sol où se trouve la cabine téléphonique.
Je compose le numéro de la Sûreté.
— Passez-moi le commissaire Favelli, dis-je sèchement.
On me répond que le commissaire est chez lui, mais qu’il y a encore dans son bureau son second : l’inspecteur Baudron.
Je dis que je m’en contenterai et le standardiste me le sert sur un plateau.
— Allô, Baudron ? Ici commissaire San Antonio.
Au Baudron ça lui fait l’effet du tonnerre. Sa voix se transforme en miel ; il a les inflexions de l’ange qui disait à Jeanne d’Arc de mouler ses moutons et d’aller se bigorner avec les Anglais. Il me dit que son chef l’a mis au courant de ma mission et que c’est précisément à cause de moi qu’il passe la nuit à la grande maison.
— Très bien, approuvé-je, vous allez courir aux sommiers et regarder si vous ne trouvez pas quelque chose au sujet d’un Chinois nommé Su-Chang, qui est barman et qui crèche rue Saint-Ferréol. Faites-vite, je vous rappelle dans dix minutes…
En attendant le moment d’utiliser mon second jeton, je me fais les ongles tout en réfléchissant. Peut-être que cette piste ne me mènera nulle part. Mais il faut ne rien négliger… Puis, je m’allume une cigarette et je m’intéresse à la grosse aiguille de ma montre.
Dix minutes plus tard, je décroche à nouveau et Baudron tout essoufflé m’apprend que mon Chinois a tiré six mois de ballon, il y a quelques années, pour trafic de stupéfiants. Ces paroles me semblent aussi suaves que la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel. J’affirme à Baudron qu’il est le type le plus sensationnel de Marseille et que s’il connaît un coin où le pastis n’est pas trop moche, je lui en offrirai une caisse avec robinet demain.
Et maintenant, croyez-vous que j’aie le nez creux ?
Je remonte au bar et, oh pardon ! J’en prends plein les yeux. Assise au comptoir, il y a maintenant une gamine, façon déesse, qui me détraque l’oreillette droite, rien qu’à cause de sa mise en plis. Au début de ce récit, je me suis permis quelques considérations sur les femmes ; je vous ai expliqué qu’au cours de ma carrière, j’en avais connu quelques-unes, mais, croyez-moi, des filles comme celle-ci, j’ai eu beau me lever matin, je n’en ai jamais vu. Si un magazine flanquait sa photo en bikini à la une, le gouvernement serait obligé de rappeler trois classes pour établir un service d’ordre devant les marchands de journaux, tant il y aurait d’amateurs.
Elle est blonde comme un champ de blé et ses cheveux lui coulent sur les épaules. Elle a des yeux verts frangés de longs cils et la couleur de sa peau me coupe la respiration. Sérieusement, à côté d’elle, Rita Hayworth est tout juste bonne à rempailler des chaises. Cette Joconde porte une robe du soir en velours noir, et elle boit un gin-fizz…
Je regrette que les exigences de mon métier ne me permettent pas de tenter l’abordage de cette sirène. Je commande une fine en me disant que si j’étais en tête à tête avec elle, je n’essaierais pas de lui enseigner la trigonométrie. Vous saisissez bien ?
L’alcool me donne un coup de fouet. Aussitôt je réagis et je réattrape le Chinois.
Je l’attire au bout du bar.
— Maintenant, lui dis-je, nous allons discuter sérieusement. Écoute, beau masque, je viens d’apprendre que tu t’es tapé six mois de mitard avant guerre pour une histoire de drogue. C’est exact, hein ?
Il bat les paupières, on dirait qu’il fait du morse.
Je poursuis :
— D’ac, alors voici ce que je te propose : tu me chuchotes ce que tu sais au sujet de l’affaire en question et tu palpes le billet dont je t’ai parlé. Ou bien tu la boucles et je te fiche en cabane. Ne t’inquiète pas pour le motif, j’en trouverai un. Au besoin, si je le veux, on dénichera suffisamment d’opium chez toi pour que le juge le plus débonnaire t’envoie en tôle jusqu’à ce qu’il te pousse des champignons sous les pieds.
Je constate que mon barman est convenablement ébranlé. Il balbutie des mots incohérents et jette des regards affolés par-dessus mon épaule. Vraisemblablement, c’est un petit bonhomme qui craint la pluie.
— Tout à l’heure, dit-il, attendez-moi au coin de la rue. Je quitte mon service à une heure. Si je peux vous être utile…
Je m’exclame :
— Et comment que tu le peux ! Entendu pour le coin de la rue. Et tâche pas de me jouer un tour de Chinois, si tu ne veux pas que je t’administre une correction tellement sévère que tes arrière-petits-enfants eux-mêmes ne pourront pas encore s’asseoir. Du reste, je ne bouge pas d’ici avant la fermeture.
Ayant dit, je siffle mon glass. Cette fois je commande un armagnac afin de varier les plaisirs. Et je ne suis pas plus déçu par l’armagnac que par la fine Martel. Cette boîte est peut-être pourrie de repris de justice, mais elle soigne sa cave. Surtout n’allez pas croire que les alcools que je distille risquent de me faire virer le dôme, parce que vous auriez tort. Si vous vouliez m’offrir une biture, vous pourriez aller retirer toutes vos économies à la Caisse d’Épargne, et vous faire plongeur dans un restaurant pendant trente-quatre ans pour finir de régler la note.
Je pense qu’il n’est pas minuit et que j’ai encore deux heures à m’expédier des petits verres dans le portrait, si je ne veux pas perdre de vue mon zigoto. Alors, histoire de tuer le temps, je fais pirouetter mon tabouret du côté de la belle môme qui est là.
J’attaque en essayant mon sourire à la Clark Gable.
— Vous avez l’air de broyer du noir, ma jolie !
— Oh ! ça va, fait-elle d’un ton rogue, moulez-moi.
La moutarde me monte au nez. Je pense à une gosseline que j’ai connue autrefois à Venise. Elle avait essayé de me traiter comme le dernier des cireurs de bottes, mais ça ne lui avait pas porté chance, parce que San Antonio n’a pas bon caractère lorsqu’on l’énerve.
Je souris en pensant à cette histoire. La belle blonde m’examine et me demande d’un ton mauvais si, par hasard, je ne me moque pas d’elle. Pour la distraire, je lui raconte les trucs malsains qui sont arrivés à la Vénitienne. Elle ne trouve pas l’allusion à sa convenance et se met en rogne.
Voilà qu’à cet instant un grand type qui discutait à une table voisine, s’approche, attiré par les éclats de voix.
Il est en smoking et sa tête ne me revient pas. Je crois même qu’elle ne reviendrait qu’à Deibler, si Deibler était encore là.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il.
Il se tourne vers moi.
— C’est toi qui embêtes Julia ?
Je vide mon verre et j’écarte mon feutre sur le comptoir.
— Écoute, macaque, que je lui rétorque, on n’a pas gardé les cochons ensemble pour te permettre de me tutoyer. Et comme t’as un blair qui a été loupé à la fabrication, je peux, si tu insistes, réparer cette malfaçon en trois coups de cuillère à pot.
Il hausse les épaules et n’insiste pas. Je ricane et m’adresse à la princesse blonde.
— Si c’est tout ce que tu as comme garde du corps quand tu vas dans le monde, tu n’as plus qu’à rentrer aux Petites Sœurs des Pauvres, ma mignonne.
D’un coup d’œil, je m’aperçois que j’ai réussi mon petit effet. Les femmes sont comme ça ; pourvu que vous ayez les biceps et que vous sachiez river son clou à une pauvre gonfle comme ce marlou, elles commencent à vous regarder d’un air chaviré.
— Vous êtes un drôle d’homme, dit-elle.
Je souris finement.
— Tu t’imagines pas ce que tu peux avoir raison. Des types comme moi on n’en fait plus parce qu’ils reviennent trop cher d’entretien, ma petite Julia.
— Tiens, vous savez mon nom ! s’exclama-t-elle.
— Et comment ! Ton petit pote me l’a appris. C’est la seule chose bien qu’il ait dite, du reste.
Elle rougit presque.
— Ça c’est gentil ! murmure-t-elle.
Je m’approche un peu plus d’elle et je joue ma grande scène du deux.
— On sait causer ! Alors, belle de nuit, qu’est-ce que je vous offre ?
Elle recommande un gin-fizz.
Je parcours sa géographie du regard et je murmure :
— Je sens qu’on peut faire des bêtises pour une fille…
Vous parlez si elle est flattée. Elle se tortille comme un type qui serait assis dans l’autobus en face de son percepteur. Et surtout n’allez pas penser que je m’emballe pour Julia. Le jour où une fille comme ça fera son baluchon et viendra s’installer dans mon petit cœur, vous pourrez être certains que les pyramides deviendront les succursales des Galeries Barbès.
Enfin, nous bavardons gentiment et nous nous trouvons faire une paire d’amis en dix minutes. Elle me raconte sa vie et je fais semblant de prendre sa salade pour argent comptant : elle me dit qu’elle est la fille d’un riche industriel de Nice mais qu’elle a des idées d’indépendance, et qu’étant donné, elle préfère habiter seule à Marseille plutôt que de broder des chemins de table chez ses ancêtres. On discute d’un peu tout. Moi, prudent, je la boucle au sujet de mon cadavre, mais je me lance à fond sur les tenanciers de cette boîte — laquelle s’appelle le Colorado-Bar.
J’apprends de la sorte que le faux-râleur qui a ramené sa grillotte tout à l’heure, c’est Batavia, un des associés du patron. J’enregistre le fait et je me dis qu’il faudra faire attention si je veux pas que ce grand délabré me farcisse à l’arsenic… Enfin la demoiselle descend de son tabouret.
— Vous partez déjà ?
— Oui, me dit-elle, d’un ton engageant. Cette atmosphère de boîte me porte sur les nerfs.
— Alors, pourquoi y venez-vous ?
Elle hausse les épaules.
— Peut-être que j’ai des insomnies…
Je la regarde langoureusement. Les regards langoureux sont mon triomphe. Si j’étais riche, je ne ferais que ça. Et ça rend à tous les coups. Ses longs cils battent comme des ailes de mouette.
— Si vous me passiez votre adresse, peut-être pourrais-je aller vous porter un bouquet de mimosa un de ces quatre…
Cette tourterelle niche au Roucas-Blanc, près de la Corniche.
Elle est d’accord pour que je lui fasse une petite visite très bientôt.
Je l’accompagne jusqu’à la porte, et je la regarde partir. Elle se retourne à plusieurs reprises et m’adresse des petits signes. Ses cheveux lui font comme une auréole. Cette fille a quelque chose de céleste par instants, et je me sens devenir poète à toute allure.
Alors, pour réagir, je retourne m’administrer un grand armagnac.
Je rêvasse. Une fois de plus me voilà embarqué à bord d’une caravelle qui va naviguer Dieu sait où ! Quel métier ! Je n’ai que trente-huit ans et je connais plus de trucs que Mathusalem. Des belles gosses… Des crapules… Des coups de pétards… Ma vie en est remplie. Un jour, si je vous raconte tout ça, vos cheveux se mettront tout droits sur votre tête comme si on leur jouait La Marseillaise et, si vous êtes aussi chauve qu’une brioche, vous serez obligé de vous poser des compresses sur la coupole.
Tout en avalant mon alcool, j’observe les mouvements du bar. Je ne tarde pas à apercevoir le gars Batavia. Il est assis dans un renfoncement en compagnie de deux métèques carrés d’épaules qui ont des têtes de fiches anthropométriques. Ces trois caves discutent à voix basse, et il m’est avis qu’ils ne projettent pas d’organiser une kermesse au profit des enfants abandonnés.
Tout à coup, un garçon vient parler à l’oreille du Batavia ; celui-ci se lève et se dirige vers le téléphone qui se trouve derrière la caisse. Cette pauvre cloche se croit possesseur d’un appareil de télévision car il ne pipe pas mot, se contentant de secouer la tête affirmativement. Au bout d’un moment de ce manège, il raccroche et fait signe à ses petits copains de le rejoindre. Tous sortent par la porte du fond qui est à côté de l’office.
— Bonsoir !
Certainement, ce joli trio ne va pas pêcher l’écrevisse à la lanterne cette nuit.
Je regarde ma montre et je vois qu’il va être bientôt une heure. Je paie et dis deux mots à mon Su-Chang pour le cas où il aurait tendance à revenir sur sa décision.
Je lui allonge un bon pourboire afin de le mettre en confidence.
Je le regarde droit dans les yeux.
— Et maintenant, je vais t’attendre au coin de la rue. Manie-toi, car les nuits sont fraîches et je ne veux pas risquer d’attraper l’influenza.
La soirée est belle. C’est plein d’étoiles par là-haut et la lune se balade au-dessus de Marseille. On y voit comme en plein jour.
Je remonte le col de mon pardessus et je descends la rue endormie.
Parvenu à hauteur de la tranchée, je jette un coup d’œil à l’intérieur. J’imagine que l’inhumation a dû se faire à un moment comme celui-ci, où les braves gens rêvent, la tête dans les plumes, qu’ils ont gagné à la Loterie nationale. Le cadavre ne devait pas être loin et le, ou les assassins, avaient repéré la tranchée. Probablement qu’ils manquaient de moyens de transport…
Je fais le poireau un petit quart d’heure devant un marchand de corsets. La rue n’est pas très éclairée et les machins de soie rose brillent délicatement dans la pénombre. Je ne sais pas pourquoi je pense à Julia. C’est une pépée qu’on aurait du plaisir à trouver dans son sabot de Noël. Elle a un je ne sais quoi dans les yeux qui vous va droit au cœur et vous met les jambes en coton. Si je la revois, il faudra que je lui récite du Géraldy.
À peine ai-je pris cette décision, que je vois rappliquer mon Chinois.
Jusque-là, il a l’air assez réglo, le collègue… On verra bien par la suite. Je sens qu’il sait quelque chose, au sujet du cadavre de la rue, et je sais aussi qu’il va me dire ce dont il retourne. Je suis prêt à lui faire le grand jeu pour le décider à me choisir comme confident. C’est mon seul espoir.
Dès qu’il parvient à ma hauteur, je le chauffe.
— Alors, maintenant, tu vas ouvrir ta boîte à musique, mon joli, et me réciter ton poème.
— Pas là, chuchote-t-il, pas là !
Il semble inquiet. Mais je me méfie ; ce frère-la-jaunisse essaierait-il de me tendre un piège ? Je décide de m’en assurer illico. Et je questionne innocemment :
— Où veux-tu que nous allions ?
Il hausse ses épaules de bouteille Saint-Galmier.
— Où vous voudrez !
— À mon hôtel ?
— Si vous voulez.
Bon, ça boume. Il est correct. Nous marchons en silence.
Soudain, j’entends le ronflement d’une voiture. Au bruit des freins je comprends qu’elle va tourner. Elle tourne. J’ai juste le temps de m’apercevoir que ses phares sont éteints. Chez moi l’instinct commande avant le cerveau ; je pique un plongeon sur le trottoir et je ne bouge plus. Une seconde plus tard, je m’aperçois que j’ai eu une riche idée. Un enfant de salaud sort une sulfateuse par la portière et nous joue un air de mandoline. Les balles pleuvent au-dessus de moi et font dégringoler des devantures. Et puis l’auto disparaît à fond de train. J’entends hurler un peu partout ; des fenêtres s’ouvrent… Je comprends que dans un instant tout ce quartier va crouler sur moi et m’accabler de questions. Je connais les Marseillais. Je me penche sur Su-Chang ; le pauvre Confucius est aussi mort qu’une escalope panée. Il a pris des dragées dans le ventre et il est tout perforé comme un ticket-matière.
Décidément cette rue est malsaine. J’hésite à fouiller le gars, mais je me dis que la police va rappliquer et mettra ses fringues à l’abri.
Alors je décide de jouer au courant d’air et je m’évapore dans les petites rues.
Je ne sais pas ce que vous pensez de tout ça, mais je peux vous dire pour ma part je me sens plus à mon aise. Vous croyez peut-être que parce qu’un type me distribue du plomb, mon moral baisse. Eh bien, vous vous gourez drôlement.
Des bonshommes qui sortent leur artillerie en m’apercevant, j’en ai rencontré des masses et comment que je les ai dressés !
Tout de même je suis content, parce que tout à l’heure je n’y voyais pas plus clair dans cette affaire qu’un aveugle qui chercherait un nègre dans un tunnel pendant le couvre-feu, et voilà que maintenant le jour pointe sous mon chapiteau.
Je vous prie de croire que mon cerveau fonctionne à plein rendement. Ah ! mes amis… Quelle turbine !
Je file à mon hôtel. Je grimpe dans ma chambre et je m’abats dans un fauteuil. À ce moment, je sens que mes reins sont mouillés et je m’informe : une balle a crevé le petit flask de vulnéraire que je trimbale dans ma poche-revolver en cas de besoin ; comme quoi il est parfois bon de ne pas appartenir à la ligue anti-alcoolique. Par association d’idées, je découvre qu’un coup de raide serait le bienvenu et je fais un sort à la bouteille de cognac que j’avais laissée sur la tablette du lavabo. Après quoi, je m’invite à réfléchir. Le Colorado-Bar, ou plutôt certains de ses familiers, en connaissent plus long sur l’histoire du cadavre enterré dans la rue que sur la géométrie dans l’espace.
La preuve, c’est qu’ils m’ont identifié d’emblée et qu’ils ne tiennent pas à ce que je continue d’utiliser ma carte d’alimentation. Leur petite séance d’arquebuse à répétition en est la meilleure preuve. Seulement, comme je me doute que ce n’est pas leur petit doigt qui les a affranchis sur mon compte, il faut convenir que quelqu’un a parlé. Ce quelqu’un ce n’est pas non plus le Chinois car le pauvre vieux vient de se faire transformer en passoire. Non, le barman était réglo malgré ses yeux de chat de luxe. Alors ? Alors, je me souviens que la môme Julia se trouvait accoudée au comptoir lorsque je suis revenu du téléphone… Et je me souviens aussi qu’après son départ du Colorado, cette engelure de Batavia a reçu une communication… Ça se tient… Je regarde ma montre, elle indique trois heures… Sûrement que les tueurs de l’auto croient m’avoir rayé des listes électorales. Ça ne serait peut-être pas tellement idiot de profiter de cette confusion… Félicie m’a toujours dit que les beignets aux pommes doivent se manger très chauds… Je descends au bureau de l’hôtel et je réveille le veilleur de nuit. C’est un vieux croquant. Je fais tellement de raffut qu’il croit qu’on va flanquer le feu à la gare Saint-Charles. Comme il s’apprête à rouspéter, je lui file cent balles et je lui demande où se trouve le téléphone. Je m’aperçois que c’est un zèbre qui a de l’éducation. Il empoche mon fric et me conduit dans un petit salon où se trouve l’appareil de mes rêves. Je bondis dessus et je sonne la préfecture. C’est Baudron qui me répond. Quel brave type ! Je lui raconte en deux mots le coup de la mitraillade et je lui dis de me mettre le corps du Chinois au frais. Il me répond qu’il s’en charge.
— Ça colle, dis-je, maintenant, mon petit, dès que vous aurez passé vos instructions, rappliquez dare-dare à mon hôtel en voiture, en compagnie de deux ou trois costauds. Lorsque je sortirai, suivez-moi à distance, mine de rien. Quand j’entrerai quelque part, planquez-vous et attendez-moi vingt minutes, au bout de ce temps, si je n’ai pas reparu, faites donner le dernier carré.
Décidément, ce Baudron c’est pas un idiot. Il me dit qu’il a tout saisi et je me sens tranquille comme Baptiste.
Maintenant, la nuit est noire comme une bonbonne d’encre de Chine. Je sors de l’hôtel et je hèle un taxi. Le chauffeur me dit qu’il ne peut pas me conduire au Roucas-Blanc, because il rentre se coucher. Mais ce sont des balivernes, je brandis une liasse de biffetons et il se déclare prêt à m’emmener jusqu’aux Indes.
En un quart d’heure, nous arrivons devant la crèche de la môme Julia. C’est une petite villa à tyrolienne jaune. Je dis au conducteur de m’attendre et je regarde derrière moi. Je vois une paire de phares qui s’éteignent à cinquante mètres ; c’est bon signe. Baudron est là avec ses forts des Halles. J’escalade la grille et je saute dans un massif de bégonias à moins que ce ne soit des glaïeuls. Heureusement pour mon pantalon, il n’y a pas de clebs méchants dans le secteur. En toute tranquillité, je me dirige vers la porte d’entrée.
Après une seconde de réflexion, je sonne ; ceci fait, je cours me planquer à l’ombre d’un petit hangar par mesure de prudence, et là, quelle n’est pas ma surprise d’entendre roucouler des pigeons. Décidément je suis sur la bonne piste. Je sors mon 7,65 à crosse de nacre de ma poche et j’attends…
Quelques minutes se passent, enfin une lumière s’allume et la porte s’ouvre. Dans l’encadrement, je découvre Julia en robe de chambre. Mince alors ! Vous parlez d’une vision ! Ses cheveux dénoués ruissellent sur ses épaules. On dirait une sainte de vitrail.
— Qui est là ? demande-t-elle d’une petite voix mal assurée.
Alors je prends mon arquebuse à pleine main et je m’avance dans la lumière.
Je ricane :
— C’est le petit San Antonio, ma jolie ! Tony pour les dames, qui chasse le ver luisant et vient en passant vous faire un brin de causette.
Elle semble quelque peu surprise, mais elle se ressaisit rapidement.
— Mince alors ! s’écrie-t-elle. Qu’est-ce qui vous prend de venir jouer La Marche turque sur ma sonnette à deux heures du matin ?
Je lui montre mon pétard en guise de réponse. Elle pousse un petit cri.
— Ne vous émotionnez pas, lui dis-je. Je viens simplement prendre des nouvelles de c’t’enfant de carne de Batavia.
— Batavia ?
Son étonnement a l’air sincère. Néanmoins il me met en rogne.
— Oh ! ça va, pas de musique ! Dites-moi où je peux le trouver.
— Eh bien, chez lui, répond-elle. Il habite sur la Corniche.
— Ça se peut. Mais dites-moi, pourquoi vous élevez des pigeons ?
Là, elle semble émotionnée.
— Des pigeons ?
Je m’approche d’elle et je lui file une paire de tartes.
— Bonté ! s’écrie-t-elle.
C’est pas la première fois qu’une môme essaie de me la faire à la femme outragée, aussi en guise de réponse, je souris un tantinet. Brusquement je tire mon insigne.
— Ma jolie ! lui dis-je, la rigolade touche à sa fin. Regarde un peu ça et mets-toi à table !
Elle semble paralysée. Elle balbutie :
— Mais, mais, qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Je sors mon Colt et je tire trois fois en l’air.
En cinq secs, trois copains apparaissent.
Je demande Baudron. Aussitôt un petit gars s’avance.
— Commissaire San Antonio ? murmure-t-il.
Je lui tends la main.
— Salut, Baudron ! Heureux de vous connaître. Vous allez embarquer cette beauté et ne pas la perdre de vue. Compris ?
Pendant qu’ils s’assurent de la personne de Julia, je visite la baraque. Personne ! Cette maison est aussi vide que la conscience d’un percepteur. Alors je retourne au hangar et j’aperçois un joli colombier. Un petit coup de lampe électrique et je vois qu’il s’agit de pigeons voyageurs.
Cette fois je brûle et comment !
Baudron revient vers moi et me demande si j’ai encore besoin de ses zèbres. J’hésite et je lui réponds qu’ils peuvent aller faire une belote à la Sûreté, à condition toutefois de tenir la môme Julia à l’œil. Il me fait un salut militaire grand format, comme pour un ambassadeur, et se trotte. Je réfléchis. Dois-je conserver mon taxi ou dois-je lui dire d’aller voir sur le Vieux-Port si je n’ai pas perdu mon briquet ? J’opte pour la seconde solution. D’abord parce que l’endroit où je me rends est proche, ensuite parce que pour y aller j’ai pas besoin d’être précédé par la musique de la garde républicaine. C’est bien votre avis ?
Si vous avez pour vingt sous de cervelle sous le capot, vous devez comprendre que je ne vais pas faire brûler un cierge à Notre-Dame-de-la-Garde, mais que l’envie me démange fortement de rendre visite à c’t’enfant de zouave de Batavia ; car il m’est encore venu une idée, et une chouette. Des idées, il m’en passe dans le caberlot comme des trains dans une gare régulatrice un jour de mobilisation générale. J’ai qu’à me baisser pour en ramasser.
Me voilà sur la corniche, en train de repérer le terrier du métèque, et je ne tarde pas à le découvrir. Si la gosse Julia ne s’est pas payé ma cerise, ça doit être cette villa façon Médicis.
Il y a du feu derrière les contrevents, c’est bon signe. J’enjambe la balustrade et je vais frapper à la porte. Au bout d’un moment une voix demande :
— Qui est là ?
Je réponds que c’est Louis XIV qui vient de la part de Mlle de La Vallière, voir si M. Batavia n’a pas besoin du palais de Versailles pour élever des condors.
Le type ricane et ouvre la porte. C’est une grosse brute qui ferait une belle carrière de tête de lard dans un jeu de massacre. Je crois l’avoir aperçu tout à l’heure au Colorado. En tout cas, lui me reconnaît. Il a un sale sourire.
— Qu’est-ce que vous venez ramener votre fraise à des heures pareilles ? demande-t-il.
Sans répondre, je fixe la suspension du hall avec intérêt. Machinalement, il lève la tête aussi. C’est le moment que je choisis pour lui faire goûter mon crochet du gauche favori. Il pousse un petit cri rigolo et se répand sur le carrelage. Je l’enjambe et je me dirige vers un petit salon d’où vient un bruit de conversation. Au moment où je vais entrer, j’entends la voix de Batavia qui crie à la cantonade :
— Qui est-ce, Tom ?
Je pousse la porte et je me montre, souriant.
De saisissement, Batavia laisse choir le cigare qu’il fumait.
— Salut, chéri, dis-je. Tu ne t’attendais pas à me voir debout, hein ? Que veux-tu, les balles de mitraillette, c’est mon aliment favori. Ramasse ton cigare ou le tapis va prendre feu.
Enfin, il réagit.
— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-il d’un ton mal assuré. Et Tom ? ajoute-t-il en se penchant pour essayer de voir derrière moi.
Je m’avance dans la pièce.
— Il avait sommeil, dis-je. Il s’est endormi après que je lui ai administré une petite infusion de tilleul. Il se réveillera d’ici une heure ou deux, seulement il ne pourra pas manger de lentilles pendant un certain temps parce qu’il lui manquera quelques dents de devant.
Je regarde cette couvée de serpents ; ils sont trois : Batavia, un autre type du Colorado et un nègre aux cheveux lisses. J’ai idée que ce dernier doit se faire livrer la gomina par wagons. Je m’amuse follement de leur figure ahurie.
— Alors, mes amours ! leur dis-je, vous pensiez comme ça que j’allais me laisser canarder sans rien dire. Eh ben vrai, vous ne connaissez pas San Antonio !
Batavia éclate de rire et regarde ses copains.
— Qu’est-ce qu’il tient comme malouse pour débloquer de cette façon, dit-il, vous l’entendez ?
La moutarde me monte au nez. Je sors mon arsenal et je tiens mes ouistitis en respect.
— Le premier qui lève le petit doigt, je le poinçonne comme un ticket de métro.
— Ça va, dit vivement Batavia. Te fâche pas, qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?
Je hausse les épaules.
— Trêve de plaisanteries, mes agneaux. Vous allez vous mettre à table et me raconter l’histoire du zig qui s’est laissé enterrer dans la rue Paradis. Et puis, celui qui me parlera de la môme Julia et de ses pigeons aura une image, ça boume ?
Ils s’examinent. Je vois qu’ils sont un tantinet ébranlés. Je trépigne d’énervement.
— Bande de caves ! Vous ne croyiez pas m’avoir comme un enfant de chœur. Si vous ne connaissez pas San Antonio, je vais vous raconter son curriculum vitæ. Et ça vous donnera sûrement à réfléchir.
Je recommence à me cintrer. À ce moment, je reçois un gnon terrible derrière le bocal. Je pense à cette carne de Tom que j’ai dû mal estourbir et qui vient, sur la pointe des pieds, demander la communication avec ma moelle épinière. Tout d’un coup je ne me souviens plus si je m’appelle San Antonio ou si on est vendredi saint. J’entends une curieuse musique d’orgues et les motifs du tapis viennent à ma rencontre, à fond de train. Puis c’est un noir brutal coupé d’étincelles d’or.
Quand je reviens à moi, je suis dans le salon.
Ma tête repose sur les pédales d’un piano et, entre mes cils, j’aperçois ces quatre salopards penchés sur moi.
Batavia m’administre des verres d’eau sur la figure. Moi qui n’aime pas la flotte, ça me contrarie. Je m’ébroue et j’éternue violemment.
— T’enrhume pas, fait-il, je vais te donner du Gomenol, tu vas voir, mon joli. Allez, lève-toi ! Et ne tâte pas tes poches parce que ton soufflant n’y est plus.
Le mieux que je puisse faire c’est d’obéir. Je me lève tout en me maudissant pour n’avoir pas administré la forte dose à ce Tom de malheur.
On est toujours trop doux avec ces crapules-là !
Batavia me met un joli Luger dans les côtes et m’intime l’ordre de sortir. Nous voilà devant la baraque. Le nègre se dirige vers un petit garage et sort une 402 noire. Je la reconnais ; c’est de ce toboggan que les crapules nous ont canardés, le Chinois et moi. J’ai pigé. Ils vont me balader une dernière fois, et puis ils vont m’adosser à la falaise et m’envoyer un peu de plomb dans les tripes. La chose est connue. Je me dis que c’est un peu toquard de finir comme ça et que Félicie va faire une drôle de tête en recevant un petit communiqué du chef.
Sûrement qu’ils me ficheront une médaille à titre posthume, mais une médaille n’a jamais réveillé un mort et pour l’instant je m’en balance.
Ils me font grimper dans la bagnole. Le nègre conduit. Batavia s’assied à côté de lui. Tom et son collègue m’encadrent sur la banquette arrière. Chacun d’eux me tient par un bras. Inutile de jouer au petit soldat, la voiture tape le cent dix. Nous suivons la côte, et je m’aperçois que nous nous dirigeons vers un petit bled que j’ai connu autrefois. J’étais allé y manger une bouillabaisse avec une poupée tout ce qu’il y a de chouïa. Un vieux pêcheur nous avait indiqué le coin.
C’était le bon temps ! Maintenant, on m’y emmène pour me buter…
La roue tourne, hein ?
Soudain, le nègre stoppe.
— Ça boume, fait Batavia. Le coin est pépère.
Ils me font descendre et je regarde la nuit mélancoliquement. Une rude nuit, moi je vous le dis, avec des étoiles en veux-tu en voilà et une lune pareille à celle qu’on voit sur le fanion des bataillons algériens. J’examine la géographie de la région. Nous sommes au sommet d’une sorte de falaise surplombant la mer.
Ils m’entraînent, à coups de pied, à l’extrémité de la falaise, je suis adossé à l’infini, les tifs au vent. Je dois ressembler à Chateaubriand sur son rocher, mais ces affreux-là se moquent du romantisme comme de leur premier fric-frac. Ils vont m’administrer une livre de plomb dans le buffet, après quoi ils me balanceront au bouillon. Alors, j’en ai gros sur la patate, n’est-ce pas ?
Ça n’est pas le fait de mourir qui me turlupine — encore que ça ne m’emballe pas tellement.
Non, ce qui me met en crosse c’est de m’être laissé avoir par un Batavia à la flan. Si au moins je n’avais pas renvoyé Baudron ! Je me rebelle ! Je ne veux pas que ce soit dit de me faire descendre bêtement comme un sourd-muet qui aurait pas entendu les sommations de la sentinelle.
— Alors, dit Batavia, tu es plus calme, mon flic… Tu ne pensais pas donner à manger aux poissons ce soir, hein ? Ils vont se casser les dents sur ta sacrée carcasse de poulet, ces pauvres requins.
Il se tient les côtes. Il caracole devant moi. Ça me plaît. Les cabots sont plus faciles à avoir que les durs. Un vrai gangster ne perd pas son temps à vous raconter la vie de sa petite sœur avant de vous descendre. Il vous envoie un échantillon de son Luger par-dessous la table ou dans les reins, et vous êtes mort avant d’avoir compris ce qui vous arrive. Je décide de jouer ma dernière partie, bien que je ne la juge pas fameuse.
— Bande de rigolos ! Alors vous croyez que San Antonio se laisse fabriquer comme un collégien. Non mais, vous perdez la boussole, espèces de foies blancs !
— De quoi ? fait Batavia, un peu inquiet.
— De quoi ? je lui réponds, eh bien, regarde donc derrière toi, pauvre cloche !
Tous se retournent, à l’exception du gros Tom qui connaît déjà le truc. Tant pis, je risque le paquet. Je prends mon élan et je pique une tête par-dessus la falaise. Le gros Tom vide son magasin de quincaillerie et je bloque une balle dans le gras du bras gauche. Maintenant reste à savoir si je vais tomber à la flotte ou sur les rochers. Tout mon corps est contracté par l’effroi de l’attente. La chute me paraît interminable. Et puis c’est un plongeon délicieux. Malgré que je n’aime pas l’eau, je boirais la Méditerranée tant est grande ma gratitude… Je me mets à nager sans bruit, en rasant les rochers afin d’éviter la pluie de balles qui crépite autour de moi ; car il pleut du plomb. Et, comme radée, ça se pose là…
J’entends la voix de Batavia qui hurle :
— Descendez au bord de la flotte ! Maniez-vous, il ne faut pas qu’il s’échappe, sans quoi nous sommes tous bons pour le poteau.
J’aborde sur une petite plage sableuse et je cours silencieusement. Là-bas, c’est une vraie cavalcade. Les gens du métèque descendent jusqu’à la plage afin de chercher ma carcasse. C’est alors que ma belle étoile se met à briller formidablement, comme si l’ange de service venait de la fourbir au Miralex. Je déniche un bath petit sentier qui rejoint la route. Je l’escalade et je me trouve dans un fossé, à cent mètres de la bagnole. Aubaine inespérée.
Batavia est tout seul sur la falaise. Penché au-dessus du gouffre, il exhorte ses copains. Le bandit est loin de me croire derrière lui. Je m’approche en rampant. J’ai bougrement envie de lui envoyer une bourrade afin de me rendre compte s’il sait nager. Mais San Antonio fait passer le service avant ses rancunes personnelles.
Je me dresse derrière Batavia. Le grondement des flots et ses hurlements couvrent le bruit de mes pas. Brusquement, je passe mon bras autour de son cou et je l’attire en arrière. Il perd l’équilibre et s’allonge sur le dos. La surprise lui a fait lâcher son soufflant. Alors je lui mets un de ces coups de talon dans l’estomac comme je ne vous souhaite pas d’en recevoir, même en rêve. Il a le souffle coupé net, il hoquette puis s’immobilise. Je le traîne jusqu’à l’auto. De mon bras valide, je le hisse dans la 402. Pour plus de sûreté, je lui passe les bracelets. Ceci fait, je m’installe au volant et je démarre sec en direction de Marseille.
On peut dire que je reviens de loin !
Quarante minutes plus tard, nous stoppons devant la Sûreté. J’ai dû perdre un demi-litre de sang, mais je me sens rudement joyeux et je n’échangerais pas ma place contre celle du mikado. J’ameute le poste de garde. Je dis qu’on mette Batavia sous clef et qu’on me conduise à l’infirmerie car je ne tiens pas à me saigner tout à fait ; et puis je demande à voir Baudron. Celui-ci rapplique au moment où le toubib extrait la balle de ma blessure. Il demande ce qui se passe et je lui raconte tout. Ce brave garçon en bave des ronds de chapeau. Il me prend pour le père Noël et ses yeux brillent comme du silex au soleil. Ça me réjouit le cœur. Un Marseillais qui s’épate à ce point, ça ne se voit pas toutes les années bissextiles. Lorsque mon pansement est achevé, nous allons prendre des nouvelles de Batavia. Le métèque est allongé sur une table, il est vert comme un sapin et n’a pas encore repris connaissance. Je réclame une bouteille de rhum ; un agent m’en sort une d’un placard et je m’en administre une bonne dose, après quoi, avec un coupe-papier, j’entrouvre les dents de ma victime et je fais couler un filet du précieux liquide dans sa bouche. Ça me fait mal aux seins de donner du nanan pareil à ce nez plat, mais faut ce qu’il faut, comme dit mon pote Bourvil. Au bout de quelques secondes, il ouvre les yeux et se met à geindre.
— Alors, chéri, lui dis-je, tu as compris à qui tu avais affaire ? Apprends une chose, mon gros loup, et retiens-la, bien qu’a priori ça ne puisse plus te servir à grand-chose ! On ne la fait pas à San Antonio. Et maintenant, le mieux qu’il te reste à faire est de te mettre à table, si tu ne veux pas que j’emploie les grands moyens.
Il ne se le fait pas dire deux fois, je vous jure. Ce gars-là n’aime pas les complications et il prend le crachoir illico. Nous apprenons que le vrai propriétaire du Colorado est un nazi, du nom de Früger, camouflé depuis la Libération, et qu’il collectionne des renseignements relatifs à la réorganisation de notre flotte, pour le compte d’une puissance étrangère. Il a, pour le servir, la bande de jolis cocos que vous connaissez déjà. Tous les messages sont transmis par pigeons au centre de Nice, dont Batavia ignore l’adresse. Précisément, il y a huit mois, l’un des membres de la bande s’était rencardé sur ce centre mystérieux. Früger l’apprit et lui fit perdre la mémoire en mettant de l’acide prussique dans son Martini vespéral. Puis le cadavre fut dévêtu et remisé dans un frigidaire en attendant la nuit. Malheureusement pour ces messieurs, il y eut une rafle ce soir-là, Batavia n’eut que le temps de flanquer le cadavre dans la tranchée de canalisation ouverte ce même jour par les ouvriers de la ville.
Comment se fait-il que le mort ait un étui à message dans la bouche ? Il n’en sait rien. Il faudra que j’éclaircisse cette histoire plus tard.
— Maintenant, dis-je à Batavia, parle-moi un peu de la môme Julia.
Il ouvre de grands yeux.
— C’est une habituée de la maison, dit-il, mais elle n’est pas mêlée à l’affaire.
Je hausse les épaules.
— Si elle n’y est pas mêlée, lui dis-je, comment expliques-tu que le colombier se trouve dans sa propriété ?
— Parce qu’elle habite en sous-location chez le patron, fait Batavia. Elle ne s’occupait pas des pigeons.
— Bon, alors, explique-moi comment tu as su qui j’étais et comment tu as su aussi que j’avais contacté le barman chinois ?
Il se met à rire.
— Non, mais des fois, fait-il, vous le croyez p’t-être pas, mais j’ai l’œil à reconnaître les poulets, sauf vot’ respect. Quand je vous ai vu en discussion avec Su-Chang, ça m’a défrisé, et lorsque vous êtes allé téléphoner en bas, j’ai intercepté votre communication grâce à un système d’écoute qui est possible avec l’appareil du haut. J’ai aussitôt prévenu le patron de ce qui se passait. Il m’a ordonné de suivre le Chinois et de vous descendre tous les deux si vous vous rencontriez.
— L’adresse du patron ?
Je lis de l’effroi dans son regard. Il se tait. Je réfléchis : peut-être vaut-il mieux de ne pas essayer de l’avoir au forcing. Ces naves-là, lorsqu’elles se butent, ne parlent pas plus qu’une côtelette de mouton. On va le laisser moisir quelque temps dans le noir, ce cher Batavia, ça ne lui fera pas de mal. Je fais signe aux gardes de l’emmener. Puis je donne le signalement de la collection de rascals que j’ai laissée au bord de la mer ; dans un quart d’heure, tous les flics du territoire vont être aux abois. Ils n’ont pas plus de chance de rester en liberté que moi de devenir sultan du Maroc.
Ces dispositions prises, je me fais conduire à la cellule de Julia. Ma blessure me rend bucolique, je ne sais pas ce que je lui raconte, mais au bout d’un instant, elle m’a tout pardonné ! Elle trouve même cette aventure pleine de piquant et elle a l’impression de vivre dans un film de la Metro, je parie qu’elle me prend pour Edward Robinson…
— Dites donc, amour, vous n’avez pas sommeil ? Il va être quatre heures… Nous avons eu une nuit agitée, il faut aller au dodo. Venez donc à mon hôtel, je vous ferai donner une chambre ravissante, le veilleur de nuit est un copain.
Elle me regarde de biais, en réprimant un sourire.
Du coup je ne sens plus ma blessure.
L’aube commence à poindre du côté du large.