Et huit jours plus tard le cirque a recommencé.
Je vais essayer de vous raconter ça.
Ceux qui en ont marre de ma prose n’ont qu’à fermer ce bouquin et à se débiner pour ne pas embêter leurs voisins ; les autres ont droit à un quart d’heure d’entracte.
Bonbons, glaçons, caramels, glaces, pingouins !
Pour ceux qui auraient des explications à demander, je suis au bistrot d’à côté, en train de convertir mes droits d’auteur en boissons fermentées.
Si vous avez un tout petit peu plus d’imagination qu’un tombereau de betteraves, vous allez essayer de comprendre ce qui s’est passé.
En ce qui me concerne, je n’ai inventé ni le télégraphe morse, ni la poudre à faire éternuer, mais j’ai pigé illico. On peut bien avouer — entre nous — que lorsqu’un type décharge son soufflant dans votre poire, vous pouvez conclure qu’il ne nourrit pas une grosse tendresse à votre endroit.
Il y a des plaisanteries d’un goût douteux, vous conviendrez que celle-ci en est une. J’arrive en Italie en plein été pour m’occuper d’une affaire tout ce qu’il y a de tsoin-tsoin, dont je vous entretiendrai plus loin, et la première figure que j’aperçois en débarquant à Torino, c’est celle d’un zèbre que j’ai connu à Bogota. Ce type-là est le plus réputé tueur à gages que j’aie jamais rencontré et, à lui tout seul, il a envoyé plus de clients au père Bon Dieu que la bombe d’Hiroshima.
Je me dis que l’Italie est vraiment un bled accueillant et, sans plus m’occuper de lui que d’un vieux bouton de jarretelle, je me mets à la recherche d’un petit hôtel.
Je me décide pour l’Albergo Porto Nova parce que c’est une crèche modeste située à cinquante pas de la gare. Le patron a une tête à vous demander du feu, à minuit, dans un terrain vague ; les bonniches doivent faire le ménage à l’Armée du Salut après leur service et les piaules sont aussi folichonnes que des cabanons d’aliénés, mais je m’en balance. Demain, je file sur Rome où m’attend le chef italien des services secrets. Pour une nuit, je peux me contenter de cette boîte, d’autant plus que je ne toucherai des devises qu’à Rome et qu’en attendant d’y parvenir, je dois me débrouiller avec les quatre mille francs autorisés par les douanes.
Je fais un brin de toilette pour le cas où je rencontrerais une fillette qui aimerait prendre des cours de français et je me précipite dehors pour profiter du crépuscule qui est aussi bath que sur les tableaux de Del Bosco.
Connaissez-vous Turin ? Moi, je vous le dis, c’est une ville pépère, tirée au cordeau, propre et nette, où toutes les rues sont bordées d’arcades. Les flics sont vêtus de blanc et les tramways y déambulent à toute vitesse.
C’est samedi. Les trottoirs sont pleins de monde. Il y a du populo à toutes les terrasses de café. J’examine la foule, à la recherche d’un beau petit lot avec lequel je pourrais, éventuellement, passer la soirée. Mais je vais vous faire une révélation qui va bouleverser toutes les vieilles théories que vous trimbalez dans votre magasin d’antiquités : dans l’ensemble, les Italiennes ne sont pas sensationnelles. Certes, elles ont des yeux qui feraient fondre une glace à la pistache, des cheveux noirs et lustrés ; mais comme châssis, elles ne cassent rien. Et puis elles ont pour la plupart de gros sourcils comme les griffons, du poil aux jambes et aux pommettes, si bien que beaucoup ressemblent davantage à un cactus qu’à la Vénus de Milo. Çà et là, on distingue un beau brin de fille dans le tas ; seulement, l’inconvénient est que ces privilégiées sont munies d’une cour de zouaves tout ce qu’il y a de fringants.
Fatigué par ces déprimantes constatations, je m’installe à la terrasse du Grand Café Piémontais, en face de la gare. Il y a là, en plein air, un orchestre de types en habit, qui joue des grands airs d’opéra et des valses de Strauss. Je commande un Martini bianco. On me sert ça dans une petite bouteille qui est une réduction exacte de la bouteille de Martini. Le garçon m’apporte aussi une carafe d’eau. Je lui demande pour quoi faire et comme il connaît admirablement le français, il se marre doucement.
— Vous le buvez sec ? me demande-t-il.
— Et comment, je lui réponds. Tu ne penses pas que j’ai traversé le mont Cenis pour venir me rendre compte si l’eau de Turin est suffisamment javellisée.
Sur ces entrefaites, le chef d’orchestre arrête ses zèbres et triture un petit micro planté en avant de l’estrade. Il se met à raconter sa vie, mais comme il le fait en italien, je ne peux que m’intéresser aux plis de son pantalon. Dès qu’il a fini de débloquer, voilà une môme qui s’amène, une vraie. Aussitôt je révise mon jugement concernant les femmes transalpines, parce que si ce n’est pas à celle-là que Léonard de Vinci rêvait en peignant la Joconde, c’est sûrement à la dame qui tient les lavatories à l’angle des boulevards Poissonnière et Sébastopol.
Cette môme-là a des cheveux châtains sombres, soigneusement séparés par une raie, des yeux couleur noisette et un tas de trucs épatants que je ne veux pas vous détailler pour ne pas vous empêcher de roupiller. Rappelez-vous d’une chose : c’est que son constructeur savait travailler ; ses yeux et sa bouche ça fait une belle tierce à cœur.
Je siffle mon Martini et je mets toute grande l’antenne parce que cette poupée s’apprête à pousser une romance. Si vous n’avez jamais entendu chanter l’air de « la mer calmée » de la signora Butterfly, par la plus belle voix d’Italie, vous pouvez d’ores et déjà demander votre passeport à la préfecture. Je connais l’opéra de Pantruche, le Metropolitan de New York, la Scala de Milan, la Monnaie de Bruxelles, mais jamais je n’y ai entendu un timbre pareil. À côté de cette poupée, Lily Pons et Georie Boué sont juste bonnes à vendre des pingouins pendant l’entracte, moi je vous le jure, et San Antonio n’avance jamais rien à la légère.
Quand elle a fini, ma chanteuse à la voix d’or entame La Mer de Trenet, ce qui prouve qu’elle est éclectique dans ses chansons et qu’elle a un penchant pour la marine. Le public se met à baver d’admiration et les garçons en profitent pour torcher les consommations des clients. Autour de la terrasse, il y a une barrière blanche contre laquelle se pressent les passants : tous les peigne-zizi qui n’ont pas le temps de venir s’asseoir ou qui sont trop fauchés pour s’offrir un apéro de luxe.
Machinalement, je regarde la foule extasiée et je fronce les sourcils. À deux pas de moi, j’aperçois le tueur dont je vous ai parlé. C’est un épouvantail de deux mètres de haut qui passe aussi inaperçu qu’une auto de pompier dans la vitrine d’un marchand de couronnes mortuaires. Il a la physionomie d’un type qui a reçu le contenu d’une benne basculante sur la trompette. Sa tête énorme ressemble à une courge ; il a des yeux de goret lubrique et le sourire du bonhomme qui vient d’être guéri de la constipation par les petites pilules Toucan. Je sais son nom : Tacaba, s’il n’est pas issu d’un croisement d’un bull-dog et d’une horloge normande, il doit être mexicain. Il a travaillé longtemps en Amérique et il s’est évadé d’un pénitencier deux jours avant de passer à la grande friture.
Au moment où mes yeux se posent sur lui, il détourne la tête et voilà que je sursaute et que je ne prête pas plus d’attention à ma belle chanteuse que s’il s’agissait d’une marchande de poissons proposant sa camelote. Quelque chose me dit que ce n’est pas par hasard que ce gorille se trouve sur mon chemin. Est-ce que quelqu’un se douterait de mon voyage en Italie et des raisons de ce voyage ? Ça alors, ce serait le bouquet.
Sur l’estrade, la jolie gosseline hurle que la mer a bercé son cœur pour la vie. C’est la fin de la chanson. Elle salue un coup à droite, un coup à gauche et s’en va au milieu des applaudissements. Je règle ma consommation et je me fais la paire.
La musique c’est bien joli, mais comme je ne suis pas pressé d’aller apprécier celle des anges, je préfère me rendre compte de certaines choses importantes. La plus importante pour l’instant consiste à m’intéresser aux agissements de Tacaba, pour le cas où ce rescapé de la chaise aurait l’intention de m’envoyer dehors.
Un orage se déclenche brusquement. Ce n’est pas grave, mais je décide néanmoins de repasser à mon hôtel afin d’y prendre la chouette gabardine que Félicie — ma brave femme de mère — m’a offerte pour mon anniversaire. Je grimpe dans ma chambre et l’endosse ; c’est un imper d’officier américain couleur caca d’oie avec des épaulettes et des boutons tout ce qu’il y a de marrant. Comme Félicie ne fait jamais rien à moitié, elle m’a acheté, en même temps, un chapeau imperméable, à l’intérieur duquel je pourrai, quand je serai à la retraite, élever des poissons rouges.
Ainsi affublé, je ressemble au général MacArthur, d’autant plus que, depuis ma dernière enquête sensationnelle, j’ai laissé pousser ma moustache.
Je me baguenaude sous les arcades en reluquant les magasins. Je me dis de plus en plus que les Ritals ne sont pas trop maladroits, parce que, pour des gars qui ont porté Adolf en triomphe, ils ont tout ce qu’il leur faut pour se remplir la panse, pour se relinger et, oh merveille, pour fumer. Je me précipite dans un tabbaccaio et j’achète une boîte de sigari.
Je ne sais pas si vous avez assez de jugeote pour vous en apercevoir, mais je me mets à apprendre l’italomuche à toute vitesse.
En sortant du bureau de tabac, je jette sur le cours un de ces coups d’œil en lance-flammes dont j’ai le secret et je découvre ma bouille de pinceau usagé dans les parages. Cet affreux Tacaba ne me perd pas de vue. J’ai dans l’idée que si je lâche le guidon un seul instant, il m’assaisonnera à sa manière, laquelle, croyez-moi, manque de douceur. Pourtant, n’allez pas croire que j’aie les jetons ; c’est pas une machine à distribuer des bouts de plomb, comme le Mexicain, qui fera perdre de sa superbe à San Antonio. Si ce gorille me cherche, il va me trouver avant que le Vésuve soit transformé en vélodrome. J’en ai connu des plus coriaces à qui j’ai fait manger leurs dents.
Je regarde ma toquante et la mets à l’heure italienne ; après quoi je me dis que huit heures moins le quart est une bonne heure pour s’empiffrer des spaghetti. Je choisis un restaurant sympathique. Il y a du monde à la terrasse couverte ; des gens légèrement vêtus, aux yeux luisants. Je vous le dis, c’est un peuple curieux que celui-ci. Les hommes ont un air de se ficher de tout qui vous donne envie de vous asseoir par terre et d’attendre la fin du monde en fumant et en rêvassant à de belles mômes au soleil. Si les femmes ne sont pas toutes des reines de beauté, les bonshommes, par contre, ont des bouilles de dieux de l’Olympe.
Je m’installe à une table, au fond de la salle, après avoir accroché mon imperméable et mon galure au portemanteau. Je continue à reluquer les chalands. Je remarque que les jeunes garçons portent des gilets de couleur dont le dos est en laine et le devant en velours ; en général ils sont rouges et verts, ou bien jaunes et bleus, car les copains qui habitent la Botte n’ont pas particulièrement le sens de la discrétion.
Il faudra que je m’offre un truc comme ça ; je le mettrai à Paname pour aller à la pêche, ça épatera les copains.
Le maître d’hôtel s’approche de moi. Il a une tête de veuf inconsolable ; je l’imagine davantage derrière un corbillard que dans un établissement de ce genre.
J’ai l’impression qu’il va me serrer la main en pleurant. Aussi, je me dépêche de faire mon menu, pour me passer l’envie de lui présenter mes condoléances.
— Vous parlez français ?
— Parfaitement, monsieur.
— Alors, qu’est-ce que c’est que de la baccala ?
— De la morue salée.
Je commande des spaghetti et des rognons à la milanaise, parce que, en ce qui concerne ces plats, je sais de quoi il retourne. Je me rattraperai sur la pâtisserie qui est excellente de l’autre côté des Alpes.
Je m’alimente tranquillement. Pour l’instant, Tacaba a disparu. Peut-être que ça lui a donné faim de me voir lire le menu et qu’il est allé s’acheter un sandwich. Peut-être aussi qu’il me prépare un petit récital de Luger qui ne sera pas dans une musette. Il paraît que ce brave cœur peut, à cinquante pas, enlever l’oreille d’un type, sans même déranger ses favoris. Quoi qu’il en soit, je m’expédie mes spaghetti franco de port et d’emballage… Félicie m’ayant toujours enseigné que se remplir convenablement l’estomac est une des plus belles obligations humaines.
Le chianti n’est pas mauvais. Celui-ci a un petit goût de pierre chaude pas désagréable du tout. J’en boirais une pleine citerne sans m’en rendre compte. Je liquide ma fiashe afin de pouvoir examiner l’étiquette du fond tout à mon aise ; après quoi je déguste une tranche napolitaine extra et j’allume un cigare à peine moins gros que la colonne Vendôme.
Comme ça la vie est au poil, et le gars qui viendrait me soustraire à ma béatitude pour me dire le contraire serait aussi bien reçu qu’un encaisseur du gaz qui sonnerait à la porte d’un monsieur en train d’expliquer à sa fiancée les rudiments de la vie conjugale.
Vous comprenez ?
Bon.
Il va être bientôt neuf heures et il y a toujours autant de peuple sous les arcades. Je ne me lasse pas de contempler le va-et-vient ; tous ces visages, toutes ces nippes colorées composent une sarabande qui, la fatigue du voyage aidant, m’envoûte littéralement.
Tout à coup, je crois avoir une hallucination : mes yeux se sont posés sur un type qui sort du restaurant d’un air pressé ; or, chose prodigieuse, j’ai l’impression que le type en question c’est moi. Comme heureusement ma matière grise fonctionne à la vitesse d’un avion à réaction, je réalise que la ressemblance inouïe vient tout simplement de ce que cette crème de salopard a fauché mon bath imperméable et mon chapeau aquarium. Je me mets à braire comme un âne à qui on aurait fait manger un poivron rouge. Je renverse ma chaise et bondis dehors, suivi par le croque-mort-maître d’hôtel qui me poursuit en brandissant un papelard et en glapissant :
— Il conto ! Il conto !
Je me dis que si je ne règle pas l’addition illico, toute la population de Torino va me tomber dessus et me passer au presse-purée. Aussi, sans cesser de courir, pour ne pas perdre mon zigoto de vue, je sors un billet de mille lires de ma poche et je le tends au garçon. Comme par enchantement, celui-ci s’essouffle et découvre qu’il n’a plus assez de jambes pour me rendre la monnaie.
Le voyage débute bien ! Après m’être aperçu qu’on a collé un tueur à gages à mes chausses, voilà qu’un Rital trouve mon imperméable à son goût. Quel pays !..
Le voleur s’est aperçu que je jouais à Police-Secours. Aussi s’est-il mis à courir. Courir n’est pas le mot, à marcher vite devrais-je dire. Et pardon, comment qu’il connaît le patelin, ce mandolinier ! Il attrape des rues mal éclairées, traverse les carrefours au plus fort de la circulation, s’esbigne derrière les arcades. C’est un fortiche ; si je ne mets pas le grand développement, je vais être jojo pour ce qui est de récupérer mon bien.
Précisément, je parviens au bout d’une rue. Je pousse un rugissement, le rascal a disparu ; il n’y a pas plus de type en imperméable dans les environs que d’alligator dans la boutique d’un teinturier-dégraisseur. Je me suis laissé posséder comme une rosière un jour de Quatorze Juillet.
Je m’arrête pour respirer et dès que j’ai repris mon souffle, je me mets à m’enguirlander copieusement. Je me traite d’un tas de noms qui ne sont pas tous dans le dictionnaire. Si M. Larousse m’entendait, il se dirait que son bouquin retarde passablement.
Soudain, je ferme mon appareil et je dresse l’oreille. Un bruit très particulier vient de résonner dans le voisinage.
Ce genre de bruit-là, je vous le garantis, c’est un coup de pistolet à canon scié, sans aucun doute. En fait d’armurerie et de balistique, j’en connais aussi long que la rue de Rivoli. M’est avis que l’endroit est malsain et qu’il faut prendre garde à la peinture.
En rasant les murs, je me dirige dans la direction d’où vient la détonation. Je parcours quelques mètres ainsi, dans l’ombre, et je découvre brusquement, sous un porche, le corps d’un zigoto.
Je sors ma lampe électrique-stylo et j’en dirige le faisceau sur le type étendu par terre. Je le reconnais, c’est mon voleur ; il est mort comme il n’est pas possible de l’être : une balle en pleine poire, ça doit être du 9 mm, car sa tronche a éclaté comme une vieille noix de coco hors d’usage. Mon imperméable est rouge de sang et il a sa cervelle dans mon chapeau. Décidément, je n’élèverai jamais de poissons rouges dans ce galurin.
Je réfléchis ferme, vous pouvez m’en croire, et j’arrive à une déduction lourde de sens : Tacaba avait l’ordre d’arrêter mes comptes de fin d’année avec une balle bien administrée. Mon voleur l’a trompé, grâce à l’imper et au chapeau faciles à repérer ; dans l’obscurité, le tueur s’est gouré (heureusement pour le fiston à Félicie) et c’est le pickpocket qui a écopé.
Ceci pour vous prouver une chose, c’est que bien mal acquis ne profite jamais, ainsi que le répétait mon vieux maître d’école.
Si cette figure de fifre n’avait pas eu l’idée de vouloir s’offrir mes fringues, il serait peut-être confortablement assis au Café Piémontais, au lieu d’être ratatiné sur ces marches. Il écouterait la belle pépée de tout à l’heure dans son répertoire. Il reluquerait ses gambettes qui composent la plus belle paire de jambes de Turin.
Alors que maintenant il a la tête aussi grande ouverte que les Galeries Lafayette un jour de vente réclame, et les doigts de pied en bouquet de violettes.
Il y a des individus qui sont marqués par le destin ; j’en connais un ; dans l’intimité je l’appelle Bibi. En ce monde, il existe des pégreleux qui sont nés pour balayer le trottoir, d’autres pour vendre des bananes et d’autres encore pour manipuler des sulfateuses à répétition. Cela fait une paie qu’en ce qui me concerne, partout où je passe, la nature se transforme en cimetière.
Je regarde avec apitoiement la pauvre gonfle qui vient de se faire descendre et je m’évanouis rapidos en direction de mon hôtel.
Parvenu dans ma piaule, je tire le verrou et je m’allonge sur le lit pour réfléchir convenablement.
Il serait p’t-être temps de vous tuyauter un brin sur l’affaire qui a motivé mon déplacement en Italie. Je suppose que vous êtes tous une bande de navetons menant une vie pénarde et que vous vous y connaissez en matière d’espionnage à peu près autant que moi en matière de cosmographie ; néanmoins, pour ceux qui n’auraient pas le cervelet en iridium, je dois donner quelques explications.
Les voilà :
Début juillet, une bande organisée a fauché à Paname des plans concernant une nouvelle utilisation de l’énergie atomique. L’affaire a été étouffée soigneusement, le Conseil des ministres ayant estimé que, depuis trop longtemps, les Français passent pour des clochettes. Néanmoins, elle est extrêmement grave.
Une rapide enquête des services spéciaux a prouvé que le coup avait été réalisé par une bande organisée, composée des plus baths spécimens de gangsters qui aient jamais tenu un feu en Europe et en Amérique. Il a été prouvé que ces oiseaux de malheur se sont taillés en Italie et que c’est à Rome qu’ils comptent mener les négociations avec des puissances étrangères pour vendre le produit de leur larcin.
Comme on estime que le gars San Antonio n’est pas trop maladroit, c’est moi qu’on a expédié de l’autre côté des Alpes pour essayer de limiter la casse.
Le gouvernement français est entré en contact avec le ministère des Affaires étrangères d’Italie, afin de solliciter son appui. Ce dernier a promis de me prêter un concours total. Mais, malgré cette promesse, je suis résolu à agir seul, because les événements ont toujours prouvé que si les Ritals sont fortiches pour la mandoline, il vaut mieux, dans les cas très graves, compter sur un vieux soutien-gorge que sur eux pour vous soutenir.
Mes chefs m’ont expliqué que la patrie comptait sur moi et ils m’ont servi un tas de boniments tricolores, mais à travers leur salade, j’ai compris que si je ne remportais pas la victoire, je n’aurais plus qu’à me présenter aux services de la voirie afin de me faire évacuer avec les ordures dans le coin où on fabrique l’engrais.
Jusqu’ici, j’ai fait une découverte : c’est que la bande que je pourchasse a été informée de ma présence en Italie et qu’elle a décidé de me faire délivrer un billet d’aller simple pour le Père-Lachaise.
L’enfant se présente mal, vous en convenez ? Je croyais arriver sur la pointe des pieds et voilà que je suis attendu par les artificiers. Heureusement que je dispose d’un répit. En effet, Tacaba, à l’heure actuelle, doit être persuadé que je suis en route pour le purgatoire. Il s’agit donc d’utiliser cette illusion provisoire.
J’attrape mon indicateur et je le compulse vivement. Je découvre qu’il y a un train pour Rome dans une heure, et je suis persuadé que mon tueur va le prendre.
Question de déduction et de psychologie. En effet, quel est le souci dominant d’un gars qui vient d’en étendre un autre ? Se planquer en mettant le plus grand nombre de kilomètres entre le cadavre et lui. Donc, ce bédouin se prépare à quitter Torino pour rejoindre sa bande à Rome.
Je peux me fier à mon raisonnement.
Le temps de réciter un quatrain et mes bagages à peine défaits sont prêts à reprendre la piste. J’explique à l’hôtelier qu’il y a trop de bestioles non homologuées sous le couvre-pied et que je préfère m’évacuer.
Il se met en colère et m’assure « qué lé signore il dité des choses qu’elles étaient honteuses ».
Je pousse la porte sans attendre la fin de ses litanies.
Rappelez-vous que je suis un drôle de futé. La preuve en est que malgré que tout soit complet dans le train de Rome, j’arrive à me faire cloquer une couchette. C’est pas que je tienne tellement à mes aises, mais je me dis que je serai moins en vue dans un wagon-lit que dans un compartiment ordinaire. Le préposé du guichet à qui je demande « una carrozza con letti per Roma » en me demandant si mon petit manuel d’italien parlé ne me fiche pas dedans, me répond que c’est complet. Aussitôt je me triture le caberlot pour savoir comment je vais expliquer à cet endoffé qu’il n’y a jamais eu un train complet pour San Antonio. Mais je le regarde et je constate illico que son angle facial ne me revient pas ; j’ai autant de chances de m’entendre avec cet appareil distributeur qu’une clef à molette avec une demi-livre de sel gros. Je n’insiste pas et m’adresse à un type qui, à en juger par ses galons, doit être général au Honduras ; ça tombe au petit poil parce qu’il s’agit du sous-chef de gare. Je lui montre un billet de cinq cents lires, et, comme par enchantement, il se met à parler français. J’en profite pour sortir ma carte et alors c’est du délire, ce brave homme enlève son képi, ce qui me permet de constater qu’il est chauve comme un hanneton. Je lui affirme que, s’il peut m’avoir une couchette, je lui offrirai, en échange, le billet que je tiens à la main, ma sympathie et un flacon de Lacpène pour faire repousser ses crins.
J’ajoute que dans le cas contraire, je vais commencer à tout casser et que les typhons de la Jamaïque sont de la gnognote comparés à mes colères.
Vous l’avez deviné, et du reste je vous l’ai dit plus haut, cinq minutes plus tard, je suis installé dans un wagon-couchettes.
Ce qui vous indique clairement qu’il ne faut jamais s’avouer vaincu et que les pauvres caves qui se fient aux affirmations d’un guichetier sont tout juste mûrs pour manger des nouilles à l’eau et payer leurs impôts.
J’ôte mes godasses et passe mes pantoufles de cuir à semelle de caoutchouc ; après quoi, je troque mon veston contre une veste d’intérieur, je dénoue ma cravate et je sonne le préposé au wagon. D’un coup d’œil, je l’évalue ; je décide que ce lapin-là ne doit pas être bête du tout : ses yeux pétillent de malice et de cupidité ; c’est un de ces piafs qui s’entendent comme pas un pour accrocher des pourboires. Je remarque que ses mains sont en forme de sébile.
— Écoute, Kiki, je lui dis, je suppose qu’étant donné tes fonctions, tu dois parler plusieurs langues ?
— J’en parle huit, déclare-t-il.
— C’est plus qu’il n’en faut pour mon usage personnel, mon joli. Du moment que tu t’exprimes en français, tu as droit à toute ma considération.
Il s’incline.
— Voilà ce que j’attends de toi, poursuis-je, j’ai aperçu sur le quai de départ un vieux copain à moi. Dans la bousculade, je l’ai perdu de vue. Tout ce que je sais, c’est qu’il se trouve dans ce toboggan et qu’il y a cinq cents lires pour ta pomme si tu me le trouves.
— À votre service.
— O.K.
Là-dessus, je lui fais le portrait parlé de Tacaba. Décidément, j’aurais dû me lancer dans la littérature, parce que pour les descriptions je suis un peu là. Si, avec le signalement que je donne du personnage, le garçon de train ne le retrouve pas, c’est que mon Mexicain est allé se cacher dans la chasse d’eau des lavatories. Je lui recommande de ne rien dire à Tacaba, parce que je veux lui faire comme qui dirait une petite surprise. Il s’éloigne et j’allume une cigarette turque. Vous dire de quelle façon je vais mener les opérations m’est impossible. Je n’ai pas d’idées préétablies et je m’en remets à mon sens inné de l’improvisation.
Cinq minutes plus tard, le garçon est de retour. À son petit sourire, je devine qu’il a gagné ses cinq cents lires et, en effet, il m’annonce que mon « ami » se trouve dans le wagon précédent : compartiment 9.
— Kiki, lui dis-je, tu es le type qui peut remplacer une demi-livre de beurre au pied levé. Voilà l’osier promis et j’y ajoute cent balles de mieux parce que tu vas me prêter ton képi pour un moment.
Il se décoiffe en se marrant parce qu’il devine que je vais jouer un bon tour à ce vieux copain de Tacaba. Et il ne se met pas trop le doigt dans l’œil, car pour un bon tour, ça va en être un, ça je peux vous le garantir sur papier timbré.
Son galure me va à ravir ; grâce à lui, je dois ressembler à un officier de la marine albanaise. Avec ma veste d’intérieur rouge, j’ai vraiment l’air d’avoir revêtu un uniforme.
Je crois que ça va boumer. Prestement, je change de wagon. Il n’y a personne en vue dans le couloir de Tacaba. Je tire mon manuel de ma poche et je cherche le mot contrôleur, en italien on dit controllore, ça n’a rien de duraille. Je remets mon opuscule en place, puis j’attrape mon Luger. C’est un bon copain qui ne rechigne jamais au boulot. Je m’arrête devant le compartiment n° 9, et je frappe deux petits coups secs, de la façon impérative des contrôleurs.
Derrière la porte, une voix de mêlé-cass grogne une question en américain.
— Controllore ! fais-je avec beaucoup d’assurance.
J’entends tirer la targette ; l’huis s’entrouvre. Je sens le regard charbonneux de Tacaba posé sur moi. Pour plus de sécurité, je me tiens de profil. Mis en confiance par ma tenue, cet enfant de salaud ouvre grand la porte. Il est en bras de chemise.
Je répète : Controllore ! d’un ton obstiné, qui est comme une invite. Docilement, Tacaba tourne les talons pour attraper sa veste pendue au fond du compartiment. Je ne perds pas une seconde, saisissant mon arme par le canon, je lui allonge un vieux coup de crosse sur le bocal. Le Mexicain pousse un petit gloussement, comme s’il avait avalé un noyau de cerise, et il répand ses cent vingt kilos sur le tapis ; je suis obligé de le tirer un peu par les pieds pour pouvoir refermer la porte.
Jusqu’ici ça va très bien… Pour moi tout au moins.
Dès que j’ai fouillé les fringues de mon tueur et que j’ai raflé son pistolet, j’entreprends de le ranimer. Ce n’est pas aisé, car je lui ai administré une bonne dose de somnifère. Il ne faut pas moins de trois verres d’eau violemment projetés sur son visage, pour qu’il se décide à ouvrir ses jolis yeux.
Aussitôt il me reconnaît, et il sursaute comme s’il venait de s’asseoir sur un nid de serpents minutes.
— San Antonio, balbutie-t-il.
— Soi-même, gros vilain. Ça t’en bouche un coin, hein ? Tu croyais bien m’avoir descendu, pauvre tordu. Mais je suis un gars aussi coriace que Raspoutine, alors tu te rends compte…
Il se met sur son séant.
— Ne t’excite pas, conseillé-je, regarde plutôt le joli joujou que je tiens dans la main. Avec celui-là, j’en ai calmé des plus turbulents que toi.
Mon discours n’a pas l’air de lui plaire. Il me roule des yeux tellement féroces qu’en comparaison ceux d’une gargouille moyenageuse paraîtraient aussi doux que les yeux d’une biche. Je me dis, in petto, que je dois tenir ce vilain-pas-beau à l’œil, si je ne veux pas qu’il me joue un des tours de fumier dont il a le secret.
— Tu vas rester assis contre la cloison, dis-je, et ne pas trop remuer. Si tu as le malheur de lever, fût-ce ton gros orteil gauche, je t’en mets une en plein bide, là où ça fait mal. Compris ? Et maintenant, c’est bien simple, tu vas tout bonnement me donner quelques tuyaux sur le gang qui t’emploie.
— Si tu comptes là-dessus, poulet, rétorque cette carne, t’as meilleur compte d’attendre que le pape fasse le Tour de France cycliste.
— Oh que non, ma douceur.
— Oh que si, répond-il en se marrant.
Franchement, je m’admire de pouvoir ainsi freiner mes réflexes. Si je m’écoutais, Tacaba ressemblerait déjà à un baril de rillettes. Je sens que la moutarde me monte au blair, et soyez-en sûrs, c’est de l’extra-forte. Je me force à sourire afin de le mettre en confiance, et, soudain, je lui décoche un coup de pied à la pointe du menton. Il retombe illico dans les pommes.
— Excuse-moi, lui dis-je, j’avais besoin de t’envoyer un moment dans les limbes pour avoir la liberté de mes mouvements.
Tout en parlant, je m’empare des sangles de sa valise et je les utilise pour lui lier les jambes et les mains. De cette façon, je vais pouvoir m’expliquer une bonne fois pour toutes avec ce gorille. Lorsque ce petit exercice est achevé, j’allume une cigarette — toujours une turque — et j’attends que mon compagnon récupère sa lucidité, ce qui ne tarde pas trop.
— Décidément, lui dis-je, t’as le dôme en Celluloïd. À te voir on a l’impression qu’il faudrait un tank pour te renverser et un coup de pantoufle te liquéfie.
Il ouvre grand son moulin à braire et se met à m’affranchir au sujet des sentiments qu’il nourrit à mon endroit. Il me fait des révélations sur mes origines et sur mon futur et trouve des noms jusqu’ici inconnus pour me qualifier. Je le laisse faire en tirant sur le bout de carton doré de ma cigarette. Lorsqu’un zèbre a trop de bile sur la patate, il faut le laisser se soulager si on veut lui tirer des paroles sensées par la suite. Au bout d’un quart d’heure, il a épuisé son vocabulaire et son imagination.
— Bon, lui fais-je posément, tu as terminé l’inventaire. Alors, c’est à moi de jouer. Tu sais, j’ai de la suite dans les idées. Maintenant, j’aurais mauvaise grâce à te cacher que je m’occupe de l’affaire des plans volés à Pantruche. Je suis assez bien rencardé sur le gang, puisque je sais que c’est de Rome qu’il compte négocier son vol. Je suppose qu’il a appris que j’étais sur la piste et qu’il t’a payé pour me liquider dès mon entrée en Italie ! Tu t’es gouré un brin et tu as démoli un pauvre gnaf de pickpocket qui avait volé ma gabardine. Ceci pour te rassurer quant à ton adresse au tir. Enfin, la nature humaine est égoïste et je préfère que ce soit un autre qui ait hérité ton pruneau, ça me permet de vivre et de pouvoir te proposer le marché suivant : tu réponds à mes questions et je te fais coffrer en gare de Gênes pour vol de mes bagages, ou tu la fermes et j’emploie les grands moyens. J’ajoute qu’au cas où ceux-ci ne réussiraient pas, je te ferais cueillir pour meurtre. Tu le vois, je suis bon zig et c’est le moment d’en profiter, crois-moi.
Je le soulève et le fais asseoir sur la couchette. Je m’assieds gentiment à ses côtés, quelqu’un qui nous verrait nous prendrait vraiment pour une paire de copains.
— Alors ?
Il tourne la tête vers moi, me regarde dans le blanc des yeux et me crache au visage.
Il n’en faut pas davantage pour me décider. Je lui attrape le petit doigt de la main gauche et je le lui casse en le renversant. Le Tacaba pousse un cri qui doit être perçu depuis le détroit de Béring.
Aussitôt, le garçon de wagon frappe à la porte, je lui ouvre en prenant soin de masquer Tacaba qui se tord de douleur sur sa couchette, je fais mine d’être ivre et j’entonne Le Grenadier des Flandres.
— Whisky ! hurlé-je.
Le zigoto s’incline et s’évacue. Il revient au bout d’un instant avec une bouteille carrée. J’y saute dessus comme un tigre du Bengale sur entrecôte panée. Je règle la note et me remets à chanter afin de couvrir les gémissements de ma victime. Aussitôt que nous sommes seuls, je débouche le flacon et m’en administre un grand coup. Je dois vous avouer que je suis un hypersensible, j’ai horreur de voir la souffrance d’autrui, surtout lorsque, par obligation, c’est moi qui l’ai provoquée.
— Tiens, lui dis-je, colle-t’en une rasade dans le cornet, ça te remontera le moral.
Cette fois, il ne fait plus le flambard. Comme il a les mains attachées, je desserre un peu la sangle afin de lui permettre de boire.
Vous allez voir qu’il faut mesurer ses largesses et qu’il n’est pas toujours indiqué de jouer les bons samaritains. Mon loustic prend le flacon et ajuste le goulot au trou qu’il a sous le nez. Je le regarde pinter avec satisfaction, je suis en train de me dire que le whisky va donner un coup de fouet à Tacaba et peut-être même le ramener à de meilleurs sentiments. J’ai raison en ce qui concerne la première supposition, mais pardon, je me trompe au sujet de la seconde. Voilà ce nénuphar de water-closet qui enlève brusquement la bouteille de ses lèvres et me la balancetique en pleine cafetière. Je la déguste sur le sommet du crâne et j’ai instantanément l’impression que l’Empire State Building vient de me choir sur la coupole. Je n’ai pas le temps de récupérer que le gorille est déjà sur moi. Il s’arrange de façon à me passer la sangle entravant ses poignets autour du cou. Et comment qu’il serre ! Ma langue jaillit de ma bouche et devient aussi longue que le tapis qu’on déploie dans l’allée centrale de Notre-Dame un jour de grand Te Deum. Je sens que mon sang se bloque dans ma tête. J’étouffe. Quelques secondes encore et je suis ratatiné. Il faudrait que je puisse réagir, je me le répète à toute volée ; mais comment ? Mes nerfs sont comme du chewing-gum mâché pendant trois mois, et mes muscles un peu moins durs que du coton hydrophile. Cette fois, je vais perdre connaissance, je m’efforce de tenir encore, je sens sur ma nuque le souffle haletant de Tacaba.
Sapristi ! Mes doigts viennent de se souvenir qu’ils tiennent un fameux Luger. Si je peux vivre encore quelques secondes, rien n’est perdu. Avec des mouvements fantomatiques, je passe ma main derrière mon dos. Je tâte maladroitement du bout de mon pistolet le bide de Tacaba et je presse la détente. Une bouffée d’air bondit dans ma gorge meurtrie, dans mes poumons vides. J’ai un étourdissement. Je fais quelques pas en avant et me cramponne au lavabo. Je suis haletant, des frissons me traversent l’échine, mes tempes battent violemment, des lueurs mauves et rouges passent dans mes yeux.
Dès que je peux me permettre un mouvement, je tourne le robinet et plonge ma tête dans la cuvette. Ouf ! Ce que cette flotte est fameuse malgré son goût de tuyauterie. Je récupère et me retourne pour voir où en est Tacaba.
Croyez-moi, il n’est pas brillant. Il est à genoux et se tient le ventre à deux mains. Son mufle est livide, de la sueur dégouline sur son front.
— Tu m’as eu, poulet, grommelle-t-il.
— Tu n’avais qu’à pas jouer au petit soldat, lui fais-je. Malgré que tu aies essayé de me buter à Turin, je t’avais fait une proposition honnête.
— J’ai mon taf.
— Et comment que tu l’as, mon pauvre vieux !
Il hoquète :
— San Antonio, mets-m’en une dans le citron, je souffre trop.
J’hésite, je ne sais si je dois accéder à sa requête.
— Écoute, lui dis-je, prenant une brusque décision ; je peux encore faire ça pour toi. Seulement, sois gentil et donne-moi une indication au sujet de la bande. Enfin quoi, ce gang-là, c’est pas ta patrie, c’est à cause de lui que tu calambutes en ce moment, l’oublie pas.
Un voile passe dans son regard.
— Tu peux… tu peux pas piger… j’ai le pépin pour elle…
— Qui, elle ?
— Else.
— Qui est Else ?
— Le n° 1… Elle… elle t’aura… tout San Antonio que tu es.
Soudain, son visage se crispe et ses yeux deviennent fixes. Pas besoin d’une seconde balle, Tacaba vient de lâcher la rampe. Son corps glisse le long de la couchette et sa tête sonne contre la cloison du compartiment.
Je rengaine mon feu, ramasse la bouteille de whisky et torche les quelques gouttes demeurant au fond du flacon. Après quoi je sors. Dans le couloir, je croise le garçon de train et je lui restitue son képi d’amiral.
— On a bien rigolé, lui dis-je.
J’attends Gênes. Dans le lointain, les lumières du port scintillent comme la Voie lactée au mois de juillet. Je m’habille et empoigne ma valise. Il s’agit de filer sur la pointe des pieds si je ne veux pas que les carabiniers me cueillent au virage. Je n’oublie pas que je suis dans un bled étranger et que mon insigne ne contenterait pas la police italienne si celle-ci prenait la fantaisie de m’arrêter pour le meurtre de Tacaba. Si jamais un garçon de wagon ou un contrôleur découvrait le corps du gangster, je ne doute pas que les recherches s’orienteraient illico sur le gars San Antonio. Et, pour ne rien vous cacher, je ne me soucie pas de moisir plusieurs jours dans les geôles ritales ; surtout que le temps presse.
Profitant de l’absence momentanée de mon convoyeur, je change de wagon et remonte le train. Nous traversons un long tunnel et nous débouchons sur Gênes. À peine le train est-il entré en gare que je saute sur le quai et me fonds dans la foule.
J’ai changé mes batteries. Au lieu de me taper le train, je vais pioncer gentiment dans une albergo potable et je prendrai l’avion pour Rome demain matin.
Le lendemain, rasé de frais et la bouche en cœur, je fais mon entrée chez le chef italien de la surveillance du territoire.
C’est un vieux monsieur très bien qui ressemble au comte Sforza. Il n’a pas plus de tifs qu’un petit pain au lait, mais en revanche, il porte une moustache et un bouc blanc. Son regard est intelligent, il a de belles manières et je sens qu’il est francophile, rien qu’à la façon dont il me regarde.
Je lui colle sous le nez ma lettre d’introduction. Il la parcourt superficiellement.
— Jé sais, me dit-il, jé reçu oun câblé dé Paris.
Il tire sa barbichette comme pour se rendre compte si on ne lui en a pas ajusté une fausse pendant qu’il roupillait.
— Affaire péniblé, ajoute-t-il.
Tu parles ! D’après le peu qu’on m’en a dit, la nation qui héritera de l’invention aura un drôle d’atout en cas de bigornage général.
Je l’affranchis sur mes démêlés avec Tacaba.
— Si vous entendez dire, conclus-je, qu’on a trouvé un cadavre dans le Torino-Roma, ne le collez pas aux objets perdus : il est à moi.
Le chef sourit.
— Ah ! ces Français ! murmure-t-il avec tendresse.
Je lui coupe net l’enthousiasme.
— D’ac, fais-je, ils remplacent la margarine, mais encore faut-il qu’ils retroussent leurs manches. Je crois que j’arrive juste à temps. Les zèbres que je poursuis n’ont pas encore dû négocier leur larcin, car ils se seraient battu l’œil que je rapplique et n’auraient pas expédié le Mexicain à ma rencontre.
— En effet.
— Tout le jeu consiste à intervenir brutalement. Pour l’instant, ils ne savent pas encore ce qui est arrivé à leur gorille de service, je peux donc espérer les surprendre. Avez-vous une indication quelconque ?
— Attendez ouné séconde.
Le barbu décroche son téléphone et se met à parler ; il semble excité, j’ai dû le doper avec mes façons brusques.
Il rajuste l’écouteur et recommence à tripoter son bouc ; il a l’air d’y tenir, à sa barbouze. Je parie que la nuit il se l’enveloppe dans du papier de soie.
Je tire une cigarette de ma poche et l’allume. Mon interlocuteur ne parle pas et ce n’est pas moi qui risque de l’ouvrir. Quand un bonhomme comme le père la barbiche réfléchit avant de discuter, c’est qu’il ne va certainement pas vous raconter la dernière de Marius et Olive. Probable qu’il est en train de cataloguer ses pensées et de les aligner par paquets de dix dans sa centrale.
Lorsque je suis parvenu à la moitié de ma cigarette, le comte Sforza se réveille.
— Oun hommé va vénir, déclare-t-il, c’est notre plous importanté indicator. Oun garçon qu’il est extrêmament précioux, il connaisse à fond les milieux interlopes di Roma, et même les autres. Il a la mano mise sour toutes les casa closes dé la ville. Jé né m’adresse à lui que dans les grandés occasionnes. J’espère qu’il vous sera d’oun bonne outilité.
— Je l’espère aussi, rétorqué-je, because, jusqu’ici, j’ai ballepeau comme résultat.
Il me pose quelques questions sur la vie à Paris et me demande s’il y a toujours de belles mousmés à Tabarin.
Je le rassure et lui affirme qu’il peut encore retenir son bifton pour la Ville Lumière s’il veut se faire rigoler, étant donné que ce ne sont pas les petits lots qui manquent entre Montparnasse et le Sacré-Cœur.
— Faité-moi lé plaisir dé vénir dîner ce soir chez moi, propose-t-il.
Ça part d’un bon naturel, mais je refuse son invitation.
— Ce soir, lui dis-je, p’tête ben que je serai dans un des tiroirs de la morgue. Si je n’y suis pas, il y a des chances pour que je songe à autre chose qu’à dîner dans le monde. Si vous voulez bien, on reparlera de ça dans quelques jours.
Il s’incline courtoisement.
— Comme il vous plaira.
Il y a déjà un gentil tas de mégots dans le cendrier lorsqu’un agent en uniforme introduit le type que nous attendons.
Ce gigolo a l’aspect d’un chef d’orchestre cubain. Il est grand comme un général, maigre comme un ouvre-boîte, brun comme le négus. Il a des mirettes luisantes et des dents de carnassier aussi blanches que sur les réclames de pâte dentifrice. Sûr et certain que ce type-là n’a pas de mouron à se faire pour dégringoler les pépées les mieux fournies en rotondités ; il doit renouveler son bétail avec une extrême facilité.
Le chef lui tend la main. Il témoigne à l’arrivant une cordialité qui n’est pas dépourvue d’une certaine considération.
Puis, se tournant vers moi :
— Jé vous présenté Luigi Sorrenti. Le commissaire San Antonio des services secrets français, complète-t-il à l’intention de son auxiliaire secret.
J’en tends cinq à Sorrenti. Je découvre qu’il a les mains froides, ce qui est signe de fermeté. J’ai dans l’idée que ce Rital ne doit pas être d’un maniement facile.
— Enchanté, déclare-t-il en un français impeccable.
— Vous pouvez exposer votré affaire au signor Sorrenti, conseille le chef.
Qu’est-ce que je risque ? Par le menu, je fais à notre interlocuteur l’historique de l’affaire. Il m’écoute calmement, se contentant de hocher la tête pour montrer qu’il suit parfaitement mes explications.
— Vous pigez, dis-je pour finir, je suis coupé de la bande, je ne connais pas Rome. Ce dont j’ai besoin, c’est d’une piste, aussi fragile soit-elle, d’un point de départ logique en somme.
— Évidemment, admet-il, je ne voudrais pas vous faire une fausse joie, mais je crois pouvoir vous dire que je connais ou plutôt connaissais Tacaba. J’avais, la semaine passée, repéré un type correspondant au portrait que vous venez de brosser.
Il ajoute quelques détails signalétiques.
Je m’exclame :
— Pas d’erreur, c’est lui !
— Parfait, cet homme fréquentait un café situé dans une petite rue, près de la place Victor-Emmanuel-II. Il a rossé un consommateur, pour je ne sais quelle raison : querelle d’ivrogne ; j’y étais, il a retenu mon attention parce qu’il s’est esquivé malgré qu’il ait le dessus, dès que le patron a parlé d’appeler la police.
Je sors un carnet de ma poche.
— Voulez-vous me noter l’adresse du bistrot…
Il s’exécute de bonne grâce.
— C’est tout ce que vous pouvez me refiler comme tuyau ?
— Oui. Je vous donne mon adresse au cas où vous auriez besoin de moi.
— All right. Vous ne connaissez pas une certaine beauté du nom d’Else ?
— Comment dites-vous ?
— Else.
Il a un geste d’impuissance.
— Non, je regrette, c’est un prénom anglais, ça ?
— Plutôt scandinave… mais ça ne veut rien signifier.
Je me lève et dis au chef de la police :
— Vous seriez bon de faire photographier le visage de Tacaba. Dites aux spécialistes qu’ils le prennent les yeux ouverts et qu’ils le réparent un peu de façon à ce que ça ressemble à une photo d’identité.
— Entendou.
Le comte Sforza me fait signe de patienter. Il ouvre un tiroir de son bureau et en tire un bristol couvert de tampons sur lequel il écrit quelque chose.
— Tenez, dit-il en me le tendant, avequé ça vous pourrez obtenir dé n’importé quel service dé police touté l’aide que séra nécessaire. Où faudra-t-il vous faire porter les photos ?
Je me tourne vers Sorrenti.
— Vous avez un hôtel pépère à m’indiquer ?
Il réfléchit.
— Allez à l’Imperator de ma part.
— Merci.
Je sors des locaux de la police en sifflotant La Marche turque, ce qui, chez moi, est un signe d’évidente satisfaction.
À deux heures de l’après-midi, je me mets en campagne. Je viens de croquer une timbale de macaroni rudement fameux ; de quoi s’embaucher dans une usine de pâtes alimentaires jusqu’au Jugement dernier. Et je me sens d’attaque.
Moi, rien qu’à la pensée qu’il y a dans la Ville Éternelle une tripotée de zouaves qui rêvent de se faire une descente de lit avec ma peau, je me sens fringant comme une pouliche à qui on aurait fait boire du champagne. Je passe à mon hôtel et j’ai la satisfaction d’y trouver la photo de Tacaba. Je dois reconnaître que le photographe possède à fond son métier, car il a su donner au visage du gorille ce qui, avec la beauté, lui fait présentement le plus défaut : la vie. J’enfouis l’image dans mon portefeuille et je me donne le signal du départ. Direction ? La place Victor-Emmanuel-II.
Je ne me caille pas trop le sang pour dénicher le café où Luigi prétend avoir aperçu Tacaba. C’est un petit coin d’apparence honnête. Imaginez une grande salle tapissée de rouge, à l’entrée de laquelle pend un rideau de perles. Il n’y a personne à ces heures, excepté le patron, une espèce d’hippopotame plus gras qu’une soupe au fromage et qui dort sur son ventre comme sur un édredon.
J’ai beau tousser, il ne se réveille pas ; il doit avoir des aptitudes solides pour la sieste.
Je me décide à crier un bon coup.
— Hep ! signore !
Mais il ne bronche pas. Je m’apprête à le héler à nouveau, lorsque j’aperçois quelque chose qui dépasse de sa veste, en haut du dos. Ce quelque chose n’est autre que le manche d’un poignard. Je touche le front du bistroquet, il est froid comme une glace à la vanille. Je pousse le juron le plus volumineux qu’on a jamais balancé à cinq cents mètres du Vatican. Si je tenais le crocodile galeux qui a délivré au gros homme une carte d’abonnement pour le purgatoire, je crois que je lui cognerais dessus jusqu’à ce qu’à côté de lui une limande paraisse plus épaisse qu’un canot pneumatique.
Je passe dans l’arrière-salle : personne.
Le mieux est de prévenir la police, mais il me vient une autre idée. Je sors sur le trottoir et je fais signe à un sciuscia. Le gamin se précipite sur moi. Réunissant tout ce que je possède d’italien, j’essaie de lui expliquer ce que j’attends de lui. Néanmoins, quoiqu’il me semble assez déluré, il ne comprend rien à mon charabia. Tout à coup le gosse a une idée de génie :
— Do you speak English ? me demande-t-il.
Comme je parle l’anglais à la perfection, je me fends la bouille.
— O.K.
Je tends une carte de visite au lardon. J’y ai inscrit l’adresse de Luigi Sorrenti, accompagnée de cette simple phrase : « Venez presto au café que vous m’avez indiqué ce matin. »
Puis je tire un billet de cent lires, je le partage en deux et tends une moitié au sciuscia en lui expliquant que l’autre moitié lui appartiendra lorsque la course sera faite. J’ai appris à être méfiant.
En attendant l’arrivée de Sorrenti, je débouche une bouteille de Martini, malgré que ce ne soit pas précisément l’heure de l’apéritif, et je m’asperge le tube digestif. Je me dis que mon enquête n’a pas encore commencé et qu’il y a déjà trois cadavres à mettre au frais. Quand je vous disais que partout où je passe le monde se transforme en cimetière !
Tout de même, ça me paraît étrange qu’on ait buté le patron de ce café. En effet Sorrenti, seul, savait qu’il pouvait m’être utile, mais il serait ridicule d’en déduire qu’il est pour quelque chose dans cet assassinat car personne ne le forçait à me signaler l’incident de la bagarre dans cet établissement. Non, pour une fois, je crois à une coïncidence. Ce n’est pas à cause de moi, pour éviter qu’il parle, qu’on a expédié le cabaretier au pays des fantômes, mais pour d’autres motifs. Je retourne dans l’arrière-salle et je me mets en devoir de perquisitionner. Je découvre un pistolet dans une boîte à sel, et je me marre en songeant qu’en guise d’assaisonnement, ça se pose un peu là. Excepté cette arme, je ne trouve rien de louche. Je m’apprête à abandonner mes recherches lorsque j’entends un bruit de pas dans le bistrot. Je jette un coup d’œil et, pardon, qu’est-ce que je vois ! La môme la plus ravissante qui se soit jamais baguenaudée sous le soleil d’Italie. Elle est mince, bien moulée et porte une jupe blanche et un sweater cyclamen. Ses cheveux blonds lui tombent jusqu’au milieu du dos.
Elle ne regarde même pas le fameux dormeur. Elle se dirige vers le comptoir d’un air déterminé et ouvre le tiroir-caisse. Je m’aperçois très vite que ce n’est pas le pognon qui l’intéresse car elle le sort à poignées et le balance à ses pieds. Elle extrait une petite boîte en fer et s’apprête à l’ouvrir. Comme le contenu de ladite boîte m’intéresse également — je suis curieux de nature — je décide d’intervenir.
— Hello, beauté, si c’est du feu que vous cherchez, j’ai des allumettes.
Elle sursaute et se retourne comme si un marchand de charbon avait voulu constater que ce qu’elle charrie dans son corsage n’est pas factice.
— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle.
— Écoutez, ma merveille, peut-être bien que je suis le roi de Yougoslavie et peut-être bien aussi que je suis un gars de Belleville, ça n’a pas grande importance, ce qui importe, c’est qui vous êtes, vous, et ce que vous venez fiche derrière le comptoir de feu ce brave homme.
Elle ne répond rien. Cette gamine possède des yeux pervenche et elle s’en sert pour admirer mon anatomie. Elle me regarde avec avidité comme si elle voulait pouvoir se souvenir de plus petit grain de beauté qui enrichit mon visage intelligent.
— C’est entendu, lui dis-je, je ressemble à Jean Gabin, mais ça n’est pas une raison pour me dévorer de cette façon. Vous savez, je ne suis pas un type tellement comestible au fond.
Elle ne répond toujours rien. Nous demeurons chacun d’un côté du comptoir à nous observer. Le silence est tel qu’on entendait sauter un bouton de jarretelle dans un cinéma.
Soudain, il se produit quelque chose et j’avoue que j’en reste baba : trois coups de feu claquent, bien posément, pour qu’on ait le temps de les compter. La mômette blonde a biché un canon, je ne sais pas où, et elle me distribue sa quincaillerie à travers le comptoir avec un beau sang-froid. Ses yeux ne cillent pas. Elle a l’air absolument ravie. Pour être franc, je n’ai jamais rencontré une gnère comme celle-là. Est-ce que ça vous est arrivé à vous d’utiliser une fraction de seconde pour envisager une situation et prendre une décision ? Moi, je n’en suis pas à mon coup d’essai, pourtant, je l’avoue, jamais je n’ai été aussi rapide que cette fois. Ce qui me vient subito à la pensée c’est la remarque suivante : comment se fait-il que les balles de la sirène blonde ne m’atteignent pas ? D’après un rapide calcul de balistique, j’aurais dû les prendre dans l’estomac. Je trouve aussitôt l’explication du mystère : entre le comptoir et moi se trouve le décujus. D’où elle se tient, la môme ne se rend pas compte de la position exacte du cadavre, heureusement pour le bide de San Antonio, si bien que les trois balles ont été interceptées par le bistroquet qui, décidément, est de plus en plus mort. Si j’ai l’air sain et sauf, la donzelle va lever peut-être son mortier et j’en choperai une ou deux dans le museau avant d’avoir eu le temps de sortir mon arsenal. Je vous le redis, toutes ces réflexions, longues à écrire, je me les fais en l’espace d’un éclair. Chez moi, l’instinct commande plus vite que la raison, je prends la physionomie surprise du gars qui ne s’attendait pas à ce petit tour de société. Puis mon visage se convulse comme sous le coup d’une grosse souffrance, je pousse un hoquet d’agonie, tout ce qu’il y a de bien imité et je m’écroule d’une façon spectaculaire. Je suis très satisfait de cette chute-là, si le directeur de la Comédie-Française me voyait, il m’embaucherait tout de suite.
J’entends la môme qui ricane. Elle rengaine son feu. Je la surveille du coin de l’œil ; savez-vous où cette femelle planque son joujou ? Dans son sac à main qui est truqué. Elle n’a pas besoin d’ouvrir ce dernier pour en extraire son arme, il lui suffit d’appuyer sur le fermoir et le flingue jaillit par l’extrémité du sac. Je ne sais pas le nom de l’ahuri qui a inventé ce truc-là, mais je voudrais bien le connaître pour lui dire ma façon de penser.
La môme blonde passe à côté de moi. Elle ne paraît pas le moins du monde incommodée par ces deux cadavres superposés ; c’est le genre de fillette qui se taperait un sandwich assise sur le cercueil de son grand-père. Elle pousse même le sadisme jusqu’à me décocher un coup de tatane dans les côtes. Je décide de jouer ma petite scène pour noces et banquets. Prompt comme la foudre, je lui attrape le pied et la fais basculer à mes côtés. D’un coup de genou, j’éloigne son sac à main. Je la maintiens plaquée solidement contre le parquet.
— Alors, ma chérie, lui dis-je, à mon tour de donner les cartes, que dis-tu de ça ?
J’entends bouger le rideau de perles de l’entrée. Je pense : « Tiens, voilà sans doute Sorrenti. » Je ne vais pas plus loin dans mes estimations, car j’ai l’impression que mon crâne vole en éclats.
Moi, je vous le garantis : le type qui vient de m’administrer ce coup de matraque peut se faire signer un contrat de travail à la Villette. Et il peut aussi allonger mon blaze comme référence.
Je lâche tout et je vais me promener dans le cirage.
J’ouvre les yeux ; sous mon cuir chevelu un moteur d’avion se déclenche aussitôt et alors que je me dépêche de rebaisser mes stores. Dans le noir, ça va mieux, je suis en tête à tête avec ma souffrance et on s’explique plus aisément à deux.
J’ai en outre un mal de cœur qui n’est pas piqué des mites ; à croire que j’ai avalé un baquet de saumure. Ma langue est enflée et on a dû me trépaner depuis peu car mon couvercle n’est pas solide du tout.
Je prends mon élan et je rouvre mes mirettes. Il se produit à l’intérieur de mon cerveau un feu d’artifice miniature. Ma parole, je dois être saoul car je sens le plancher — je suis étendu à même un parquet ciré — qui se taille en avant. Ma lucidité est allée passer le week-end sur les bords de la Seine parce que mon intelligence n’est pas plus développée que celle d’une pince-monseigneur. Si vous remplissiez de choucroute un casque de scaphandrier, vous obtiendriez à peu près ma tête du moment.
La seule chose que je comprenne un peu, c’est que je vis et ça m’épate bougrement. J’essaie de me souvenir ; des images surgissent du brouillard étincelant dans lequel je me trouve plongé. Je revois une binette à barbiche : celle du comte Sforza, puis des cheveux blonds et mon sens olfactif reprenant le dessus, j’évoque un parfum d’une extraordinaire subtilité. Voilà que ma mémoire se remet à fonctionner : je me souviens de la belle gosse que je tenais solidement arrimée au plancher et je me souviens — j’ai de bonnes raisons pour cela — du gnon phénoménal que j’ai reçu derrière le crâne. Pour résister au choc de cet aérolithe, il ne faut pas avoir la boîte crânienne en sucre vanillé, je vous le promets.
Sûr et certain que pendant que je m’apprêtais à filer une fessée à la souris qui venait de me tirer dessus, un de ses complices chargé de faire le 22 s’est amené avec une matraque. Et qu’est-ce qu’il m’a octroyé comme ration d’oubli, le frangin ! J’ai bien failli ne plus jamais me souvenir ni de mon nom, ni du traité de Westphalie. Enfin, l’essentiel est que je m’en sois tiré, du moins provisoirement.
À grand-peine, je me mets sur mon séant. C’est un exercice des plus périlleux, car de nouveau voilà le parquet me servant de dodo qui plonge. J’ai saisi. Ces tordus-là m’ont kidnappé et ils m’ont embarqué sur un bateau. Il n’y a pas d’erreur, si ce n’est pas dans la cabine d’un yacht, que je me trouve, c’est à l’Académie française. Du reste, ça sent la mer par là. Un jour bleu, bourré de soleil passe par un hublot. Il y a des chouettes meubles en pitchpin, fixés après les cloisons. Souvenez-vous que ce bateau est tout ce qu’il y a de mheûmheû.
Je repère une couchette d’aspect confortable et je m’y traîne. Ouf ! Je me rends compte seulement maintenant à quel point je suis endolori. Et puis, zut, j’en ai ma claque de ce métier… Quand je pense que le monde est plein de zigotos qui sont, à la même minute, en train de se faire des cocottes en papier dans les ministères, de pêcher sur les bords de la Marne ou bien d’expliquer à des chouettes poupées ce que le Créateur avait derrière la tête lorsqu’il a conçu et réalisé les dames et les messieurs, je me sens plein de vague à l’âme. Et je donnerais bien dix ans de la vie du président Truman contre une vieille paire de fixe-chaussettes pour être un de ces types dont je vous parle. Parce qu’il n’y a pas besoin d’avoir le nez creux pour deviner que les ennuis ne font que commencer. Surtout que je n’aime pas beaucoup les bateaux pour l’excellente raison qu’ils sont entourés de flotte de tous les côtés, ce qui rend les évasions plus périlleuses, n’est-ce pas ?
Et en poursuivant mon raisonnement depuis A jusqu’à la place Vendôme, je comprends au bout de très peu de temps que si les espèces de putois enragés qui voulaient me descendre se sont ravisés, ce n’est pas un bon signe, quoi que vous puissiez penser ; ça indique qu’ils attendent quelque chose de moi de pas catholique et qu’ils ne reculeront devant rien pour obtenir ce quelque chose.
Sur ces entrefaites, la porte s’ouvre et deux grosses brutes font leur entrée. Ces gentlemen sont du format armoire en ronce de noyer, ils sont tellement grands qu’ils doivent baisser la tête pour ne pas heurter le plafond. Jamais je n’ai vu des Ritals aussi mahousses.
Ils s’avancent sur moi, l’un d’eux m’attrape par une guibole et me flanque en bas de la couchette. L’autre me dit : « Debout ! » en ponctuant cet ordre d’un magistral coup de tatane dans les côtelettes. Le mieux, pour l’instant, c’est d’obéir. J’aurai tout le temps de piquer ma crise de nerfs par la suite.
Les deux buteurs m’encadrent et m’entraînent dans la coursive. Nous passons devant les portes des cabines, j’avais raison de penser qu’il s’agissait d’un yacht. Ce bâtiment est un vrai bijou : le cuivre étincelant et le bois verni abondent. Nous escaladons un escalier et nous débouchons sur le pont. Une brise odorante souffle du large. Le pont est tout blanc comme une première communiante ; il faut voir comme le soleil se régale là-dessus. Toujours flanqué de mes gardes du corps, je file sur l’arrière. Et là, j’aperçois deux personnes confortablement installées dans des fauteuils à bascule : une femme et un homme. La femme, je la reconnais, c’est la môme blonde qui voulait m’assaisonner ; quant à l’homme, je ne l’ai jamais rencontré. Il est vachement beau, je sens que, si j’étais femme, c’est le genre de mec pour qui je ferais toutes les couenneries. À côté de lui, Tyrone Power est juste bon à vider les poubelles. Devant eux, il y a une table basse garnie de boissons glacées ; il y a autre chose aussi, que je n’ai pas de mal à reconnaître, c’est la paire de menottes que j’ai toujours sur moi. La fille blonde a suivi mon regard et a souri.
— Pietro, dit-elle à un de mes convoyeurs, adosse le signore au mât, ramène-lui les mains derrière le dos et maintiens-les attachées au moyen de ceci.
Ce disant, elle lui lance mes poucettes.
Deux minutes plus tard, je suis solidement arrimé devant le couple.
Alors la donzelle se met à rigoler.
— Monsieur le commissaire, fait-elle, j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur pour cette précaution, mais l’expérience m’a appris qu’avec vous, il vaut mieux employer les grands moyens.
Je détourne la tête et je me mets à fredonner Long Ago, c’est un air épatant qui me sert d’exutoire.
— Vague à l’âme ? questionne la môme que cette chanson semble autant émouvoir qu’une affiche de défense passive.
— Ça se pourrait, lui dis-je.
Elle se tourne vers son compagnon. Ce dernier se balance languissamment en m’observant.
— Alors, Bruno, attaque-t-elle. Je croyais que vous aviez une petite chose à demander au commissaire ?
— J’en ai même plusieurs, déclare le beau gosse en reposant son verre. Je voudrais savoir comment vous avez été amené en Italie pour enquêter et ce qu’est devenu Tacaba.
Je réfléchis un brin et je suis soulagé, ceci pour deux raisons, la première c’est que les plans ne sont pas encore négociés puisque le gang désire savoir comment il a pu être éventé en Italie — ce dont il se foutrait s’il avait conclu son marché ; la seconde, c’est que l’idée qui me trottait dans le caberlot comme quoi le signore Luigi Sorrenti serait mêlé à cette histoire est fausse. J’avais pensé que c’était lui qui m’avait donné, mais il n’en est rien, car alors les bandits seraient affranchis sur le sort du gorille.
— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, murmure Bruno, mais j’attends une réponse à mes questions.
Je lui souris tendrement et je regarde du côté de l’horizon. J’aperçois, dans des lointains radieux, la côte sombre et je découvre sur la droite un monticule à la forme caractéristique. Il y a gros à parier que ce promontoire s’appelle le Vésuve, et que cet autre, plus à droite, en forme de casque, est l’île de Capri. J’ai dû rester dans les pommes un petit bout de temps car ces Chinois m’ont fait déjà pas mal voyager.
Mon regard revient au couple, la gosseline ricane ; son compagnon fronce les sourcils. Certainement qu’il ne doit pas être patient. Il se lève sans se départir de sa nonchalance distinguée. Il s’approche de moi et m’en met un à la pointe du menton. Il ne faut pas se fier à l’aspect d’un type, celui-ci n’a pas l’air des plus costauds et pourtant il possède un crochet du gauche qui agacerait Cerdan sur un ring.
— Écoute, joli cœur, lui dis-je après avoir vérifié du bout de la langue si mes dents ont résisté, tu emploies des arguments qui ne sont pas dignes d’un gentleman.
Il ne répond rien et m’expédie un direct du droit sur la pommette. Je sens ma gogne qui enfle. Pas besoin de s’appeler le fakir Duchnock pour savoir ce que je pense. Le type comprend que si j’avais les mains libres, il ressemblerait dans quelques secondes à une descente de lit usagée.
— Je t’ennuie, hein ? demande-t-il. Si tu ne veux pas que je te rabote la figure jusqu’à ce qu’elle devienne aussi plate et lisse qu’un sous-main, je te conseille de répondre à mes questions.
— Et si j’y réponds, face de pékinois, qu’est-ce que tu m’offres en échange ?
— Si tu me réponds correctement, on te balancera à la flotte avec une bouée et tu te débrouilleras pour regagner la côte. Si tu fais la mauvaise tête, je te ferai tellement de trucs savants que tu ne pardonneras jamais à ta mère de t’avoir mis au monde. Tu vois ce que je veux dire ?
— Je vois.
— O.K. Alors, chante, beau merle.
— Mande pardon, mais le marché ne me convient pas. Il n’est pas réglo. N’est-ce pas, Else ?
C’est une idée à moi. J’ai balancé ce prénom au petit bonheur. Depuis que j’ai vu la fille blonde, je suppose que c’est d’elle que Tacaba rêvait en avalant son bulletin de naissance.
Je ne me suis pas trompé ! Elle sursaute et renverse son orangeade sur le pont.
— Il me connaît ! s’exclame-t-elle.
Alors, je m’offre une bonne dose de culot.
— Et comment ma cocotte, affirmé-je effrontément. J’en sais long sur toi et je ne suis pas le seul.
Je la guette du coin de l’œil. Elle s’est versé un nouveau glass et commence à le siroter tout en réfléchissant.
— Bruno, fait-elle soudain, je voudrais te dire deux mots en particulier.
Docilement, il la suit à l’avant du bateau. Je regarde autour de moi. Il n’y a personne, excepté le matelot qui tient la barre dans le poste de pilotage ; mais il est occupé par sa besogne et ne me prête aucune attention. C’est le moment d’essayer un petit coup. Tout à l’heure, lorsque les deux tordus m’ont passé les poucettes, j’ai employé un petit truc qui a souvent réussi à des crapules de ma connaissance. Ce truc en question consiste à tordre légèrement le poignet au moment où on frappe la partie mobile de la menotte dessus. De cette façon, le bracelet forme une boucle plus large. En ramenant ensuite le poignet dans sa position normale, c’est-à-dire à plat, on peut quelquefois dégager toute la main. J’essaie de me libérer les pognes, à tout hasard. Je suis bien décidé à tenter l’impossible. Je sais bien qu’un de ces quatre, tout malin que je suis, un pied-plat quelconque me farcira, mais je voudrais, auparavant, lui démontrer à quoi ressemble un type surnommé San Antonio lorsqu’il se met en rogne.
Je m’escrime comme une mouche sur du papier collant. Qu’est-ce que font la môme Else et le Bruno ? Ils doivent manigancer un fourbi pas ordinaire.
Je tire sur la chaîne, ma main décrit des mouvements de reptation, elle doit être toute bleue, je sens mes muscles qui se ratatinent et mes jointures qui craquent. Je continue à forcer et ma paluche se dégage. Je l’ouvre et la referme alternativement une douzaine de fois pour voir si elle fonctionne encore. Tout est O.K. Je fonce en avant, en deux pas j’atteins le rouf et je dégringole l’escalier de bois. Mon intention ? Trouver la cabine de radio — j’ai perçu une antenne sur le pont — et me débrouiller pour envoyer un message. Chaque seconde est un siècle, il faut agir vite. Si seulement j’avais encore mon feu ! Le matelot au gouvernail n’a pas remarqué ma fuite car il aurait gueulé. Soudain mon regard se pose sur un aspirateur que le steward a abandonné dans un coin. Il me vient une bath idée. J’ôte ma veste et l’entortille après l’aspirateur. Puis je me précipite à un hublot, l’ouvre et flanque l’appareil au bouillon. Ça produit un gros plouf. Je pousse un cri, dans le style du Jules qui ne sais pas nager et qui a la trouille. Un instant, ma veste freine l’engloutissement de l’appareil ; dans le bouillonnement des flots, on jurerait que c’est bien d’un homme qu’il s’agit. Le truc a réussi. Venant du pont, des exclamations me parviennent, j’entends même des coups de feu. Ces pauvres cloches croient que je me suis jeté à la flotte pour éviter d’être torturé.
L’essentiel est maintenant que je trouve une planque. Sur un yacht de plaisance, ça n’est pas facile. Si je reste dans la coursive, je vais être découvert d’un instant à l’autre. Je pousse une porte, au petit bonheur la chance. Et la chance continue de me sourire, car il n’y a personne dans cette pièce. Je referme la lourde doucement. Il était temps, j’entends un bruit de pas dans le couloir.
La cabine dans laquelle je viens de m’introduire est ravissante. C’est celle d’une femme, because il y a plein d’objets de toilette féminins et des dessous de soie rose qui laisseraient un eunuque rêveur.
Qu’est-ce que vous pariez que voilà le doux nid de la môme Else ? Un examen superficiel m’indique que la chambrette vient d’être « faite ». La couchette est en ordre, et on vient de passer le hublot à la peau de chamois. Donc, si je trouve un petit coin peinard où me dissimuler, je ne crains pas d’être emmouscaillé avant la nuit. Seulement ces endroits-là sont plutôt exigus et le constructeur tire parti de tout. Sous la couchette se trouve un placard. Je l’ouvre, tout est au poil, car ce meuble bas est composé intérieurement d’un unique rayon qui le sépare en deux dans le sens de la longueur. En haut sont rangés les vêtements, en bas est empilée la literie de rechange. Je pratique une niche dans ce compartiment inférieur en ramenant les draps et les polochons sur l’avant du rayon.
Avant de me glisser dans cette planque, je fais un tour d’horizon rapide. Je déniche dans un bar miniature fixé au-dessous du hublot une boîte de nougats et une bouteille de cognac. Je décide d’adopter ces amusettes. J’ouvre le tiroir de la coiffeuse et me trouve nez à nez avec un pistolet de dame à crosse de nacre ; je vérifie le chargeur, il contient ses six balles ; je l’empoche sans hésiter. Maintenant, je me sens en forme pour tenir un siège.
Doucement, je me glisse dans le placard et, pour vous prouver que ma bonne étoile met tout ce qu’elle peut comme éclat, je vous dirai que ce meuble ferme par simple pression et qu’il n’est muni d’aucune serrure ou targette.
Il y a bien des gars vergeots, hein ? Si je n’avais pas une matière grise à haute tension, je vous parie l’aérodrome d’Orly contre un œuf à la coque qu’à l’heure où je vous parle, je serais en train de régaler les poissons avec mes cent soixante livres de bidoche personnelle.
Oui, mais voilà, le petit San Antonio n’est pas un cave et, pour espérer lui damer le pion, il ne faut pas oublier de monter son réveil sur trois heures du matin.
Une fois carré dans le placard, je ramène la pile de lingerie contre moi. De cette façon, en supposant même que la belle Else vienne chercher des fringues de rechange, elle ne peut pas m’apercevoir.
Je croque les nougats, ils sont rudement fameux. Bien sûr, je préférerais m’envoyer une omelette au lard, mais tant pis. Comme le disait un pote à moi qui avait sombré dans la purée : « Si j’avais du lard, je ferais bien une omelette au lard… mais je n’ai pas d’œufs. »
Comme ces sucreries m’ont englué le couloir, je me carre la bouteille de cognac sous le nez et je joue au monsieur qui fait son plein d’essence. Dans le noir, je ne peux pas surveiller le niveau du flacon, aussi je suis tout surpris au bout d’un instant de téter à vide. J’enfouis la bouteille sous un traversin et je me détends.
Est-ce l’effet de l’alcool ou la fatigue ? Toujours est-il que je suis à deux doigts de m’endormir. Alors, je me mets à plat ventre pour être sûr de ne pas ronfler.
Le temps que je passe à roupiller, je ne saurais vous le préciser. Lorsque je me réveille, je suis en sueur et j’ai le souffle brûlant ; c’est que l’air n’est pas des plus abondants, ni des plus salubres dans ce placard à la gomme. Je n’ose faire un mouvement car j’ignore si la cabine est habitée. Je déblaie doucement le linge accumulé contre la porte et je pose mon oreille contre le bois. Je n’entends rien, sinon le bruit des vagues et le ronron du navire. Qu’est-ce que je risque ? J’assujettis le petit pétard dans ma main et je pousse la porte. La cabine est vide. Je regarde la pendulette scellée à la cloison ; elle marque dix heures ; le hublot est noir et je me replonge dans le meuble, l’unique solution étant d’attendre les événements.
Les minutes passent, puis les quarts d’heure, puis les heures. Il ne doit pas être loin de minuit quand j’entends s’ouvrir la porte de la cabine. Deux personnes entrent. J’ouvre tout grands mes plats à barbe pour ne rien perdre de leur discussion. Je reconnais les voix d’Else et de Bruno. Et voilà ce que ça donne :
— Fatiguée ? demande le séducteur maison.
— Énervée plutôt.
Il doit s’approcher d’elle et essayer de lui faire une démonstration de mimis mouillés car je l’entends qui proteste.
— Tiens-toi tranquille, Bruno. Que diable, j’ai autre chose en tête.
Lui se met à discuter en italomuche, il roucoule comme un vieux ballot de pigeon, mais ça ne rend pas.
— Tais-toi donc, trépigne-t-elle. Tu ne comprends donc pas qu’il y a un temps pour tout ? En ce moment, je suis préoccupée, tiens, verse-moi un doigt de cognac et va te coucher.
Un petit frémissement me parcourt l’échine. Si le beau ténébreux s’aperçoit que la bouteille a disparu, ne va-t-il pas flairer quelque chose de louche ?
— Dis donc, ta cave est à sec, remarque-t-il.
— Ce sacré Jim doit s’expliquer avec mes flacons, murmure Else. Demain je lui en toucherai deux mots.
— Veux-tu que je le sonne ?
— Pas la peine, verse-moi un verre d’eau. Je n’ai pas non plus l’esprit porté sur des soucis domestiques.
J’entends couler de la flotte dans un verre.
— Vois-tu, poursuit la blonde, ce qui a gâché ma journée, c’est de n’avoir pu crever les yeux à ce flic.
Je vous jure que, dans son placard, le flic en question fait une drôle de trompette.
— Bast, raisonne l’autre, les poissons l’ont fait pour toi.
— Tu es certain qu’il s’est noyé ?
Il émet un ricanement malsain.
— Je l’ai vu, de mes yeux, couler à pic. Je ne sais comment il a fait pour se détacher du mât, mais j’ai idée qu’en plongeant il s’est empêtré dans ses poucettes et, de ce fait, n’a pu nager. Et puis, comme prime, je lui ai mis quelques balles dans le corps. Ne t’inquiète pas de lui, on peut en parler à l’imparfait.
Elle marche dans l’étroite cabine.
— O.K., fait-elle. Maintenant, il faut liquider la grosse question au plus vite. Je ne suis pas tranquille. Si le gouvernement a envoyé un as comme San Antonio à nos trousses, c’est qu’il est fermement décidé à récupérer les plans. D’autre part, avant que nous interceptions le flic, ce salaud a dû se mettre en rapport avec les services secrets italiens et donner tous les détails qu’il possédait ; or, j’ai dans l’idée qu’il en savait pas mal sur notre compte. Tout ça n’est pas fameux, Bruno. Si je m’écoutais, je ferais mettre le cap sur Le Caire. En Égypte, nous serions plus à notre aise.
— Tu n’y penses pas, se récrie-t-il. Tout est au point ici.
Il toussote.
— Pas de danger, reprend cette enflure avec suffisance, tu as vu ce que j’en fais des as de la police ? Crois-moi, nous avons tout le temps.
— Oui, mais il y a un autre contretemps.
— Et lequel ?
— Tu le sais bien, le code.
— Bast, nous finirons certainement par lui mettre la main dessus.
À la façon dont il parle, ce gars-là doit avoir autre chose en tête que la question des plans. Et je crois comprendre quoi. Il est latin, beau gosse et, de ce fait, porté sur la bagatelle. Je suppose qu’il doit reluquer ferme la carrosserie de sa compagne et qu’il donnerait tous les plans du monde pour la prendre dans ses bras et lui expliquer comment don Juan s’y prenait avec les souris.
La preuve que je ne me trompe pas, c’est que j’entends un bruit de baiser. Ce serait tout de même marrant s’ils jouaient au cousin et à la cousine au-dessus de moi.
Mais, décidément, Else n’est pas en forme ce soir.
— Allez, file, ordonne-t-elle durement à Bruno.
Une pépée me parlerait sur ce ton, moi, je commencerais par la poser à plat ventre sur mes genoux et je lui administrerais une fessée telle qu’elle ne pourrait pas s’asseoir sur autre chose que du duvet pendant douze ans. Mais ce Bruno est une pauvre cloche et s’il croit savoir s’y prendre avec le beau sexe, il se goure vilain.
En matière de ce que vous pensez, avoir une belle gueugueule, ne suffit pas ; un beau gosse sans volonté n’a jamais eu plus de succès auprès d’une femme que le génie de la Bastille. Et si je vous le dis, c’est que je le sais.
Bruno marmonne quelques paroles que je perçois mal et s’éloigne. J’entends claquer la porte. Else donne un tour de clef à la serrure.
Maintenant, nous sommes entre nous.
Je retiens mon souffle et maîtrise mes nerfs. Si par hasard la belle gosse s’apercevait de ma présence ici, elle me jouerait une blague carabinée, et ce lui serait d’autant plus aisé que la position dans laquelle je me trouve m’ôte toutes possibilités d’exécuter un numéro à grand spectacle.
Elle se dévêt, j’écoute le bruit soyeux de ses dessous qu’elle balanstique sur un siège, ça me contrarie un peu parce que, on a beau être l’ennemi de ce petit lot, il est impossible d’oublier son académie, et du point de vue physique, cette fille-là ferait la pige à toutes les stars d’Hollywood. Je m’efforce de penser à autre chose. Ainsi, je me mets à analyser la conversation qu’a eue le couple tout à l’heure. Je m’efforce d’en tirer des conclusions, c’est une douce manie qui m’a toujours réussi.
Il appert de l’exclamation du zigoto : « Tout est au point ici », que nous sommes pas loin de la côte italienne. Sans doute ces crapules avaient piqué sur le large uniquement pour me travailler et se débarrasser de ma petite personne tout à leur aise.
Secundo, ça ne carbure pas bien relativement à l’invention, car Else a parlé de sa contrariété au sujet d’un code qui leur fait défaut.
Peut-être que si je parviens à m’évader de ce rafiot, ma position ne sera pas mauvaise.
Qu’en dites-vous ?
Pendant que je me livrais à ces réflexions encourageantes, Else s’est pagnotée. J’attends encore un peu ; sa respiration est devenue très régulière. Tant pis, je risque le paquet. En douce, je pousse la porte du placard, le plus périlleux, c’est le bruit de déclic qu’elle produit en s’ouvrant. Heureusement, il y a le floc incessant des vagues qui forme une toile de fond sonore. Rien ne bouge sur la couchette.
Je pense que les émotions de la journée ont fatigué la poulette et qu’elle en écrase comme une reine. Je lui prépare un petit réveil dont elle se souviendra un moment. Sans faire davantage de bruit qu’un lézard sur une descente de lit, je m’extrais de ma boîte. La cabine est obscure, mais comparativement au placard d’où je sors, j’y vois assez clair pour lire la date gravée à l’intérieur d’une alliance. Il faut dire que des petits morceaux de clair de lune filtrent par le hublot.
Else est étendue sur son dodo dans un pyjama de soie blanche, ses longs cheveux blonds dénoués auréolent sa tête d’or. Sa poitrine tend la veste du pyjama. Croyez qu’il est navrant de voir une beauté de ce format à la tête d’un gang international alors qu’elle pourrait se faire un blé terrible en tournant des films.
Je m’approche de la couchette et j’allume la lampe de chevet. La lumière, malgré qu’elle soit tamisée et douce, trouble le sommeil de la souris. Cette dernière bat des paupières, puis ouvre les yeux ; elle semble ne pas me voir, mais brusquement, elle sursaute et s’accoude sur son oreiller.
— Hello, Else, dis-je gaiement. Ça t’en bouche une surface, hein, ma colombe ?
Mais elle ne peut proférer le moindre son car elle est littéralement sidérée.
Je souris et m’approche tout près d’elle. Je prends sa tête à deux mains, sans qu’elle songe à se libérer et je l’embrasse à ma façon. Ce baiser-là a l’air de lui faire de l’effet car j’aperçois ses yeux qui chavirent. Je sens que si je voulais, je pourrais profiter de la situation ; du reste, Else n’attend que ça, mais je la repousse et lui flanque une paire de gifles maison.
— Tu apprendras, lui expliqué-je tranquillement, que je fais toujours ce qui me plaît. J’avais envie de goûter à quoi était ton rouge à lèvres et de te coller une paire de tartes et me voilà assouvi ; maintenant, nous allons causer.
Elle a l’air complètement sinoquée.
— San Antonio, balbutie-t-elle, vous êtes le type le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré.
— Ne te fatigue pas, ma chérie, tu n’es pas la première qui me dit cela, et si je te racontais par où je suis passé dans ma chienne de vie, tu écrirais un bouquin gros comme ça et ce serait le best-seller de l’année.
« Mais passons. Puisque tu as l’air sage comme l’agneau qui vient de naître, je vais, en deux temps trois mouvements, t’exposer la situation telle qu’elle se présente. Voilà : tu es une bath gamine doublée d’une fichue garce, seulement comme je ne suis pas ici pour faire des études de mœurs, je m’en balance un tantinet.
« Tu diriges une bande de repris de justice et d’assassins et tu en as assez sur la patate pour que n’importe quel jury t’expédie à l’abbaye de Monte-à-Regret sans que le président de la République lève le petit doigt pour empêcher ça, mais nous ne sommes pas en France et ça ne me regarde pas.
« Tu as essayé de me dessouder et tu es prête à recommencer à la première occasion, mais je m’en tamponne parce que je me sens assez pubère pour t’envoyer aux prunes en cas de besoin.
« Enfin, tu as fauché les fameux plans et tu t’apprêtes à les laver au premier tordu qui s’amènera avec une lessiveuse de dollars ou de roubles, alors là je me manifeste. Pour ne rien te cacher de mes convictions intimes, l’énergie atomique, je m’en tape le derrière par terre parce que je suis un sage et que je trouve qu’on a suffisamment d’enchosements comme ça sur la Terre. Seulement, il y a le boulot, le devoir et un tas de machins de ce genre qui ne doivent rien signifier pour toi mais pour lesquels je risque cent fois par jour de me faire mettre l’intestin au grand air. C’est un mec français qui a mis l’appareil au point et il ne se sera pas cassé la nénette pour enrichir une bande de lopettes, tu saisis, mignonne ? Alors, tu vas me rendre les plans dans les deux minutes qui suivent, faute de quoi, lorsque ton Jules, le gominé et dénommé Bruno, viendra pour te bécoter au matin, ce qu’il trouvera sur cette couchette le dégoûtera tellement des gnères qu’il entrera dans un cloître, tu saisis toujours ? Autre chose, ne crois pas que je reculerai devant l’extrême, ce ne sont ni tes yeux de lavande ni ta bouche à la fraise, ni les deux trucs que tu portes sur le devant qui peuvent m’amadouer. Je suis comme ça et si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à regarder mes châsses pour te rendre compte que je ne bluffe pas.
Je reprends ma respiration ; après une tirade pareille, je n’ai rien d’autre à faire.
Elle me regarde droit dans les yeux.
— Je te crois, dit-elle, toi au moins, tu es un mâle, les plans, les voilà.
Elle saute de son pageot et se précipite à la coiffeuse dont elle ouvre le tiroir. Une exclamation fuse de ses lèvres. Elle se retourne et me regarde. Moi je suis assis sur son dodo et je me cintre comme le nègre de la réclame pour le Banania. Je joue avec son pétard à crosse de nacre.
— Ma pauvre Else, lui dis-je, tu as tout de la nave.
Cette fois, elle en a un coup dans la pipe. Elle sent que vraiment le garçon qui est en face d’elle n’a pas un pois cassé en guise de cervelle.
— En somme, poursuis-je, la seule ressource que tu as, hormis celle que je te propose, c’est d’ameuter les gens du bord. Je tiens à insister sur le fait que ce serait signer ton arrêt de mort. Au point où j’en suis…
J’allonge le bras et l’empoigne. Elle se laisse remorquer. Quand elle est tout près de moi, j’y vais d’une nouvelle tournée de gifles. Et ça n’a pas l’air de lui plaire.
— Poulet du diable ! rugit-elle, j’aurai ta carcasse.
— Tu l’auras peut-être, oui, ma biche, mais à côté de la tienne dans un tiroir de la morgue.
Brusquement, elle se calme.
— Tout ça n’est pas raisonnable, fait-elle d’un air abattu.
— Tiens, tu débarques !
— Soyons sérieux, objecte-t-elle, je sens bien que pour moi la partie est perdue, je suis à votre merci.
Ce calme soudain sent l’orage, comme lorsque le vent s’arrête brusquement de souffler. Je fais semblant de tomber dans le panneau.
— Tu as l’air de te calmer, Else, et ça ne me débecte pas, attendu que je préfère discuter gentiment. Dis-moi où sont les plans et tu n’entends plus parler d’un ouistiti qui se tient devant toi avec ses poches bourrées d’arguments de valeur.
— Mince alors, dit-elle. J’aimerais tout de même récupérer un peu sur cette affaire. N’y a-t-il pas moyen de transiger ?
Je hausse les épaules.
— Allons, ne mégote pas. Je t’offre ta peau et ta liberté en échange des plans, il me semble que je suis réglo.
Else fait les cent pas dans la cabine, les sourcils froncés. Je ne m’aperçois de rien, bien que je ne la perde pas de vue et je suis drôlement marron quand j’entends frapper à la porte, en même temps qu’une voix questionne :
— La signorita a sonnate ?
Je regarde Else, une lueur mauvaise et narquoise brille dans ses yeux de biche. Je lui ajuste un crochet du gauche à la mâchoire et elle s’écroule ; me voici tranquille avec elle. Je vais à la porte et tire la targette puis j’ouvre en me tenant de côté. Le gorille appelé Pietro fait un pas dans la pièce. On dirait un sanglier. Je bondis sur lui et lui flanque un coup de crosse sur la tête, mais il esquisse un pas à gauche et je lui arrache seulement l’oreille.
Aïe ! ça va barder. Si je m’en tire, c’est que mon ange gardien fait des heures supplémentaires.
En vitesse, je ferme la lourde pour limiter le chahut. S’il y a du raffut, je suis cuit.
Pietro est légèrement estomaqué ; pas trop cependant car il sort son feu de sa ceinture. Avant qu’il ait achevé son geste, je tire et il prend une petite 6,35 dans le cœur. Le voilà par terre. La cabine est pleine de son cadavre, c’est comme s’il y avait un bœuf sur le parquet ciré.
Mais la détonation, pourtant faible, a intrigué son copain, le mammouth, qui radine à la rescousse. Je suis gonflé.
— T’en veux aussi ? dis-je. En voilà.
Et je presse encore sur la détente.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais deux macchabs de ce format dans une petite pièce de deux mètres cinquante sur deux, ça produit le même effet que des quintuplés dans un seul berceau. Je les enjambe et passe ma physionomie dans le couloir ; personne. Le bruit des balles s’est perdu dans la rumeur des flots. Il y a tellement de heurts, de grincements, de chocs sur un bateau qu’un de plus ou de moins passe inaperçu.
Je mets mes deux compères en tas et je referme la lourde. Après quoi, je remplis un verre de flotte au robinet et le verse sur le portrait d’Else. Tandis qu’elle reprend ses esprits, je repère la sonnette qu’elle a actionnée : celle-ci est située contre un des montants de la couchette, c’est ce qui fait que je n’ai pas vu le geste de la môme blonde lorsqu’elle a appuyé dessus. Par mesure de sécurité, je coupe le fil.
— Excuse-moi, dis-je à Else. Je n’ai pas pour habitude de bousculer les dames, mais tu as, comme on dit dans la littérature d’aujourd’hui, créé une situation d’où il fallait que je sorte. Maintenant, pour te prouver que je ne suis pas ici pour jouer à la main chaude, tu vas jeter un coup d’œil par terre.
Elle obéit, son visage devient vert.
— Ils… ils sont… morts ? questionne-t-elle.
— La momie de Ramsès II ne l’est pas davantage, assuré-je. Ceci pour que tu te mettes bien dans l’entendement que j’en ai marre de tes gamineries. Je n’aime pas la bagarre, mais lorsque je m’y mets, on ne peut plus m’arrêter. Et je peux t’assurer que si je n’ai pas les plans dans cinq minutes, ton bateau du diable ressemblera plus au Père-Lachaise qu’à un yacht de plaisance.
Tout en parlant, je me suis emparé de ses bas qui traînaient sur un siège et je lui attache les bras et les jambes avec.
— Que vas-tu me faire ? balbutie-t-elle.
— C’est selon. Si tu ne me donnes pas les plans, je te liquide. Et tu ne t’en tireras pas avec du plomb dans la viande, c’est bien trop expéditif pour une roulure comme toi : tu sais, ma mignonne, j’ai de l’imagination, je peux mette le feu à tes fringues, t’arracher les tifs ou t’enfoncer des aiguilles sous les ongles…
Je lui débite mon petit boniment sur le ton glacé. Intérieurement, je jubile parce que ça prend. Cette cocotte me croit vraiment capable de mettre ces promesses à exécution.
Elle me désigne du menton une gravure fixée à la cloison qui représente un paysage hollandais.
— Touche la gravure à l’endroit du pont, dit-elle.
J’obéis, je sens sous mon doigt une rainure. L’image glisse, découvrant un petit coffre. J’ouvre celui-ci, et je soupire d’aise ; les plans sont là, je les reconnais car, avant de partir pour l’Italie, mes chefs m’en ont fait une description très poussée.
Je les prends et je les plie en quatre, après quoi je tâte les poches de mon pantalon — puisque je n’ai plus ma veste. J’en extrais une blague à tabac en caoutchouc qui me sert à tout sauf à conserver du tabac puisque je ne fume que la cigarette. J’y serre les papelards. Après quoi, je me tourne vers Else.
— O.K., poulette. Ça biche. Tu vois qu’on finit toujours par s’entendre. Je sens que si nous poursuivions les mêmes fréquentations, nous finirions par cavaler jusqu’à la plus proche mairie pour nous épouser tout vifs. Alors, il vaut mieux que nous nous disions adieu.
Je dénoue ma cravate et lui la fourre dans la bouche. Après quoi, je noue une serviette-éponge par-dessus. De cette façon, la donzelle ne pourra plus crier.
Je lui donne une claque sur la partie pile de son académie.
— Bye, bye, chérie.
Je sors en prenant soin de bien refermer la lourde. La coursive est déserte, le pont aussi. À quelques encablures, j’aperçois la terre ; décidément, tout est parfaitement orchestré.
Je file sur l’arrière et saisis un filin qui pend ; grâce à lui, je peux descendre dans l’eau sans bruit.
Je nage en direction du rivage proche. Je ne sais pas si ma brasse est académique, mais je vous assure que le champion du monde n’existe pas à côté de moi. J’en mets un fameux coup. Et je jubile vachement. Pour un zig verni, je suis un zig verni. Quelques bosses, une baignade nocturne et les plans sont à moi. Rarement, je n’ai conclu une sale histoire de ce genre aussi rapidement. Évidemment, il y a eu de la casse en quarante-huit heures. Si mes souvenirs sont précis, je compte cinq allongés : le resquilleur de Turin, Tacaba, le bistroquet de Rome et les deux chourineurs de la môme Else, comme c’était tous des balèzes, on peut assurer qu’il y a eu au moins cinq cents kilos de bonhommes mis en l’air.
Faites le compte vous-même.
Et si vous ne trouvez pas votre taf, écrivez à mon éditeur, mais n’allez pas rouscailler auprès de lui parce qu’il pèse lui aussi dans les cent vingt kilos. Et comme c’est un gentleman pas commode, si votre bouille ne lui revient pas, il peut très bien vous faire avaler votre râtelier d’un coup de paluche.
Un vent léger court au ras des flots, cependant, la mer est tiède et calme. Après mon séjour prolongé dans le placard, cette baignade nocturne ne me fait pas de mal. Au bout d’une demi-heure, j’atteins la rive. C’est plein de palmiers dans ce quartier ; l’air sent l’ambre et la terre chaude.
Je m’ébroue comme un clebs et je me repère ; à l’horizon monte un halo de lumière, il s’agit d’une ville. Celle-ci est immense. Elle décrit un croissant au bord de la mer ; je suis à peu près certain que c’est Napoli. Je me mets en route dans cette direction et je ne tarde pas à atteindre les premiers faubourgs. Deux coups sonnent quelque part, je croyais que la nuit était plus avancée que ça, il est vrai qu’on peut abattre pas mal de besogne — et de bonshommes — en un temps relativement court.
Je suis surpris d’apercevoir des silhouettes dans les ruelles, il y a en circulation des copains qui, malgré les médailles qu’on voit briller à leur cou, n’ont pas l’air tellement catholiques. Ce serait le bouquet si je me faisais assaillir par une bande de vauriens et si ceux-ci me piquaient les documents en même temps que mon blé. Ça vous surprend que je parle de mon fric, et vous croyez pouvoir me contrer en objectant que j’ai le tantôt balanstiqué ma veste au jus en même temps que l’aspirateur, mais apprenez une chose, c’est que je suis toujours prêt au pire, c’est pourquoi, d’une façon générale, je mets le plus intéressant de mes papelards et de mon osier dans les poches de mon bénard.
Décidément, je trouve que les indigènes du coin ne sont pas des ingénus. Comme j’en ai plein le bol de ramasser des gnons, je décide de prendre les devants. Je m’approche d’un groupe avec mon air le plus chou. Les types se taisent, ils me regardent venir en me surveillant d’un regard oblique. Ils ont l’air assez décontenancés. Je réunis toutes mes connaissances d’italien et je me lance :
— Prego, signori, parlate francese ?
Un des types murmure quelque chose aux autres et me dit :
— Si, monsieur.
Alors, je me mets à lui expliquer que je me baladais au bord de la mer en compagnie d’une bath pépée que j’avais levée à la terrasse d’une brasserie et que, parvenu dans un endroit désert, deux individus s’étaient jetés sur moi et, après m’avoir dépouillé de mon pognon et de ma veste, m’avaient poussé au bouillon. J’ajoute que s’il avait la bonté de m’emmener jusque chez le consul de France — qui est un ami — il serait largement récompensé.
Il dit gi-go, explique le code à ses acolytes et me fait signe de le suivre.
Comme cela, me voilà paré. Je ne risque pas de faire de mauvaises rencontres puisqu’un voyou me sert d’escorte.
Le consulat de France est en pleine ville. C’est une maison pépère, style Médicis. Au-dessus de la porte, j’aperçois la plaque ovale sur laquelle je lis ces mots qui me ravissent : République française. Je me mets à carillonner, ce qui a pour résultat de déclencher les aboiements d’un chien à l’intérieur.
Je recommence, bien décidé à jouer les cloches de Corneville jusqu’à ce qu’il me vienne de la corne dans les mains.
Enfin, une lumière s’éclaire au premier. Je vois une tête ébouriffée qui demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je veux voir le consul.
— À cette heure !
— Il n’y a pas d’heure pour un type en mission. Prévenez illico le consul que je suis envoyé par le gouvernement français et qu’il doit me recevoir sur-le-champ.
Je fouille mes poches et je tends un billet à mon guide.
Il le prend, complètement éberlué.
— Les bandits m’avaient laissé celui-ci pour toi, fais-en bon usage et apporte la monnaie à ta vieille mère. Maintenant, tu peux te barrer.
Il balbutie un vague remerciement et s’éloigne.
Pendant cette petite diversion, d’autres fenêtres se sont éclairées dans la baraque. Bientôt la porte s’entrebâille.
— Que désirez-vous ?
Je reconnais le pignoufle qui m’a parlé à la fenêtre. Énervé, je pousse la lourde d’un coup d’épaule et j’entre dans un hall rupinos.
— Vous faites de l’amnésie, mon vieux, dis-je au type en pyjama qui se tient devant moi. Je vous répète que je dois avoir un entretien avec le consul immédiatement, je sais que je n’ai pas une tenue adéquate, mais si rien d’extraordinaire ne se passait, je serais au dodo comme vous et je pioncerais tellement fort qu’une batterie de DCA ne parviendrait pas à me réveiller. Vous êtes le larbin, je suppose ?
— Oui.
— Alors, allez dire à votre patron que le commissaire San Antonio, des services secrets français, a quelque chose de chouette à lui raconter.
Ce crétin semble avoir une lueur d’intelligence. Il me fait un signe d’assentiment et grimpe un escalier de marbre. Quelques secondes plus tard, je vois rappliquer un type en robe de chambre bordeaux. Il est grand, mince, bronzé, entre deux âges, grisonnant, distingué et il n’a pas l’air d’un topinambour, je vous assure.
— Vous êtes le consul ?
— Parfaitement. Mon domestique m’a dit…
— Que j’étais un noyé repêché de justesse.
Il sourit.
— Il m’a aussi affirmé que vous apparteniez aux services secrets français.
— Il a dit la vérité.
Je tire mon insigne de ma poche.
— Voici ma plaque.
Je sors mon portefeuille ruisselant et cherche ma carte. Je la lui tends.
— Commissaire San Antonio. Elle est un peu humide, comme moi, mais j’espère qu’on peut encore lire ce qui est écrit dessus.
Il examine ces différentes pièces et me les rend.
Je vous le redis, ce type a de la classe, on sent qu’il n’a pas fait ses humanités au bistrot du coin.
— Parfait, je vous écoute.
Alors, aussi brièvement que possible, je lui fais le récit de mes avatars depuis le début. Je lui explique que j’ai pu mettre la main sur les documents, mais qu’il y a certainement toute une bande de pourris qui doivent me galoper au derrière avec suffisamment de flingues dans les poches pour s’emparer de la préfecture de police.
— Je viens, dis-je en guise de conclusion, me mettre sous votre protection. S’il ne s’agissait que de mes os, je ne vous aurais pas réveillé, car je suis assez grand garçon pour ramoner le caberlot de ces dégourdis, mais il y a ces plans. Et je vous assure que je préférerais avoir à convoyer une famille entière de serpents à lunettes plutôt que ces morceaux de papier. Alors, si vous le voulez bien, je vais câbler illico à mes chefs pour leur expliquer où en est mon enquête et leur demander des instructions pour faire rentrer les documents au bercail.
Le consul me dit que c’est d’accord. Nous enfermons ma blague à tabac dans son coffre, nous envoyons un message téléphoné en priorité diplomatique. Après quoi, il sonne son larbin et lui ordonne de me donner des fringues sèches, une chambre et de quoi fumer ; puis il ajoute qu’après cela le valeton devra dresser une table de deux couverts et servir un souper gentillet, sans oublier de mettre un pouilly-fuissé à la glace et deux bouteilles de châteauneuf à chambrer.
— J’aurais grand plaisir à grignoter en votre compagnie, me dit-il.
Tous ces détails pour vous donner un aperçu sur les manières d’un gars qui sait vivre.
Après avoir cassé la croûte, nous nous installons dans des fauteuils, sous la véranda. J’ai à la main droite un verre ballon à moitié rempli de cognac et je vois la vie exactement comme on devrait toujours la voir : du bon côté de la lorgnette.
Le consul me parle de Naples qu’il juge épatante.
— La plus curieuse ville du monde, m’assure-t-il. On y mène une existence très différente de chez nous, et même de celle de l’Italie du Nord. Demain, je vous piloterai dans les rues du bas quartier et vous verrez les étals en plein air, les artisans qui œuvrent dans la rue, les marchands de fruits qui hurlent leur marchandise, et les petits autels illuminés dans chaque boutique avec des gravures religieuses, des espèces d’icônes. Inouï, mon cher commissaire.
C’est son dada. Je le soupçonne d’être un idéaliste. Enfin, c’est son blaud à lui…
Je liche mon verre et je réprime un bâillement.
Le consul aussitôt se lève et me conduit à ma chambre. On se dit bon matin en se marrant, on se serre la pince et je me catapulte entre une paire de draps.
Ce sont les oiseaux qui me réveillent. Ils font un foin de tous les diables. Lorsqu’on en entend gazouiller un, on trouve ça charmant, mais lorsqu’ils sont des centaines à discutailler, on préférerait être assis au milieu d’une station de métro. Je m’étire et je m’assieds sur ma couche. Par la baie vitrée, je découvre un paysage de rêve : Naples, flamboyante sous le soleil, paresseusement allongée en arc de cercle. La mer dans laquelle on a dû laisser dégringoler quelque chose comme bleu à lessive… Et le Vésuve dans le fond, couronné d’une vapeur ténue. Sapristi, ce que je m’exprime bien ce matin !.. Je dois encore me trouver sous l’influence de mon consul.
Je saute du pieu et passe dans le cabinet de toilette. Une bonne douche et me voilà tout neuf. Je m’habille en sifflotant Rhapsody in Blue, mon hôte m’a procuré un costume gandinus. C’est un vêtement croisé en gabardine gris-bleu, avec ça il a mis une chemise grise à col italien, une cravate bleutée, des pompes à semelles de crêpe et des chaussettes à rayures bleues et grises. Lorsque je me suis sapé, je pousse une exclamation, je ne reconnais pas le beau mec qui fait des effets dans la glace et j’ai envie de me présenter à lui. Sûrement que si Félicie me voyait, elle croirait que je suis tombé en digue-digue pour une poulette.
Satisfait de ma carrosserie, je descends à la salle à manger. Il y a là mon hôte et sa femme. Je réprime un sifflement d’admiration car la personne qui me tend la main avec grâce ne s’est pas planquée dans un abri-refuge le jour où on a distribué la beauté. Elle est brune avec des yeux bleu clair et le plus chouette sourire qui ait jamais paré une paire de lèvres.
— Ainsi, commissaire, fait-elle, grâce à vous, nous vivons un roman d’aventures.
J’esquisse une petite moue modeste, dans le genre de « c’est la moindre des choses ».
Elle me fait asseoir et me prépare elle-même mon café et des toasts. Entre parenthèses, je préférerais plutôt un coup de raide, mais puisque je suis dans le monde, je joue à l’incroyable. Si je restais longtemps chez ce diplomate, j’acquerrais tellement de belles manières qu’à mon retour à Pantruche on me prendrait pour le chef du protocole.
Comme j’achève ma tasse, un petit doigt levé et la bouche en chemin d’œuf, le larbin de la nuit, astiqué comme une selle de jockey, apporte la réponse à mon câble. Je demande la permission d’en prendre connaissance et je me dégrouille de traduire les phrases, apparemment incohérentes, en clair.
Je lis l’ensemble et ne peux retenir un petit sifflement.
Voici la teneur du télégramme :
Félicitations à commissaire San Antonio pour diligence et succès — stop — Prière remettre documents à ambassadeur de France à Rome qui fera rentrer par valise diplomatique — stop — Continuer investigations pour récupérer code — stop — Très important parce que code peut fournir indications sur travaux — stop — Bonne chance — stop — Terminé.
Je me gratte le crâne d’un index rageur. Moi qui croyais pouvoir regagner Paris, je suis marron. Et non seulement je reste, mais il va falloir que je replonge la tête la première dans ce nid de serpents.
Bonne chance ! qu’ils disent, les chefs.
Je voudrais bien les y voir. C’est pas difficile de crier bonne chance au gars qui va sauter à motocyclette du haut de la tour Eiffel lorsqu’on est assis peinard, dans un fauteuil.
Repris par le souci des convenances, j’explique à mes hôtes de quoi il retourne.
— Grand Dieu, mais c’est épouvantable ! s’indigne la belle dame.
Son mari qui est bien regonflé avec les histoires de devoir avant tout, France d’abord, etc., n’a pas l’air de trouver cela tellement surprenant.
— Je vous aiderai de mon mieux, affirme-t-il simplement. Je connais à fond ce pays et j’y compte beaucoup d’amis, nous pouvons vous être utiles.
Vous pensez si ces paroles me mettent du baume sur la patate ; je saute sur la proposition comme une respectueuse sur le porte-monnaie d’un collégien.
— Entendu, vous êtes un type merveilleux.
— Merci. Alors, quels sont vos projets ?
Je réfléchis à toute allure.
— Eh bien, filer à Rome afin de me débarrasser du petit colibard que vous savez, et ensuite recommencer la lutte. À quelle heure y a-t-il un train ?
Il regarde sa montre.
— Dans une heure.
— Parfait.
Le consul hésite puis il me propose soudain :
— Voulez-vous que nous y allions en voiture ? J’ai une Talbot très honnête et un chauffeur à la page, en quatre heures nous y serions.
Je me mords la lèvre inférieure.
— C’est très gentil à vous, dis-je (comme le font les personnages des romanciers anglais), mais je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose… Nous n’avons pas affaire à des enfants de troupe et ces crapules vont tenter l’impossible pour récupérer les plans si ça leur paraît faisable.
« En ce moment, je vous parie le Vésuve contre un ouvre-boîte usagé qu’ils ont retrouvé ma trace — ça n’avait rien de duraille — et qu’il y a une sentinelle qui surveille votre crèche. Non, non, je ne peux accepter votre offre.
La femme du consul objecte :
— Mais dans ces conditions, vous risquez le pire.
Je la regarde d’un air amusé.
— Je passe ma vie à la risquer.
— Possible, renchérit mon hôte, néanmoins votre abnégation mise à part, il faut penser à sauver les documents.
— Faites-moi confiance, j’en ai vu d’autres.
Ma confiance n’est pas communicative car le couple paraît soucieux. Évidemment ces bons bourgeois ne sont pas habitués à vivre des drames de ce genre.
La femme surtout est plus excitée que par un bouquin de Louis-Charles Royer. Elle se trémousse comme si elle s’était assise sur une fourmilière.
— J’ai un plan, s’écrie-t-elle soudain.
Je fais le type intéressé, mais entre moi et moi, je me fais remarquer que des plans il y en a beaucoup trop dans cette histoire et si les petites femmes en mal d’aventures se mettent à en échafauder, alors je vais finir par démissionner, après quoi je me consacrerai à la vente du lapin sauteur devant la Samaritaine.
Pourtant, la petite dame est jolie à un point excessif, et si son mari n’avait pas été aussi chic avec le gars San Antonio, peut-être bien que je lui jouerais ma scène du II, vous savez bien, celle au cours de laquelle le héros tombe aux genoux de la belle poupette et lui dit de faire gaffe en marchant parce que son cœur est à ses pieds. Oui, cette femme est un beau lot et j’ai toujours tendance à ouvrir grandes mes targettes quand une belle gosse parle.
Voilà ce qu’elle dit, et si vous êtes moins bouchés que je le suppose, vous vous apercevrez que ce n’est pas tellement couillon.
— Les gangsters pensent que vous avez ce qu’ils cherchent sur vous et ils vont donc essayer de le récupérer. Pour cela ils vous suivront afin de trouver l’instant opportun pour vous assaillir. Votre seule chance est donc de tromper leur surveillance.
Je souris, amusé par la ride têtue qui sépare ses sourcils.
Elle poursuit :
— Je vois une tactique à adopter si vous voulez les duper à nouveau. Le chauffeur vous conduira à la gare, Gaétan et vous, avec la Simca. Vous y prendrez votre billet et monterez dans le train ; je suppose que ce sera pour vous l’enfance de l’art que d’en descendre sans vous faire remarquer, au moment où il partira. Vous quitterez la gare par une sortie de côté, tandis que, pour donner le change, Gaétan continuera sur Rome.
« Moi, je serai avec la Talbot dans les parages. Je crois que j’ai un joli coup de volant ; vous aussi, je suppose. En nous relayant, nous arriverons à Rome avant le train.
Avant de donner mon appréciation, je jette un coup d’œil à mon hôte. Il semble boire les paroles de sa femme. Il a l’œil fier du bonhomme qui se rend compte qu’il n’a pas épousé un camembert moisi.
— Supérieurement échafaudé ! déclare-t-il. Votre avis, commissaire ?
Je toussote.
— Je fais mes compliments à Madame pour son habileté à ourdir des complots (je reprends mon souffle et me décerne un accessit en locution) mais, j’en reviens à ma première objection et la renouvelle avec plus de fermeté encore, je ne puis accepter de vous embarquer, mon cher consul, vous, et surtout Madame, dans ce guêpier, le danger est trop grand.
Il se lève, l’air outragé. Je sens qu’il va me balanstiquer une phrase à la Cyrano et, en effet, il dit en cambrant la taille :
— Commissaire, nous sommes ici en service commandé nous aussi ; certes, il s’agit d’un poste plus honorifique que dangereux, mais un Français, surtout lorsqu’il se nomme Gaétan Pival de Roubille (tout s’explique) ne saurait trembler devant un ennemi, quel qu’il soit.
Il n’y a pas à ergoter. Mon interlocuteur est de la même race que l’autre dugland qui avait escaladé la barricade en bramant qu’il allait faire voir comment qu’on se fait dessouder pour quarante ronds.
Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! La garde meurt mais ne se rend pas ! À moi, Auvergne, voilà l’ennemi ! et toute la lyre…
Vous entravez ?
Ma décision est adoptée.
— Soit, j’accepte.
J’ajoute, histoire de le galvaniser tout à fait :
— Dans mon rapport, je signalerai votre conduite exceptionnelle. J’espère que notre gouvernement sait récompenser les siens, quelquefois.
Il fait mine de ne pas avoir entendu et prend un air lointain. Tellement lointain qu’il doit déjà se voir sur l’esplanade des Invalides en train de se faire cloquer la Légion d’honneur par le papa Auriol.
Sa femme me regarde en souriant ironiquement. Je vois qu’on pense la même chose tous les deux.
Cette souris, je ne vous le dirai jamais assez, a un cerveau qui n’est pas bouffé des mites.
Sans blague, la proposition de Mme Gaétan Truquemuche-je-ne-sais-plus-quoi est tombée à pic car au moment où je quitte la crèche du consul dans sa Simca 8, j’aperçois une bagnole qui décolle du trottoir et se met dans notre sillage.
— Sapristi, dis-je, avez-vous un soufflant ?
— Un quoi ?
— Un revolver ! Ces crapules m’ont fauché mon Luger et je n’ai même pas un cure-dent pour me défendre s’il y a du grabuge.
Le consul interpelle son chauffeur :
— Y a-t-il une arme dans le tiroir du tableau de bord ?
D’une main, le larbin inspecte la niche qui contient des cartes routières. Il finit par en extraire un Walter boche de 7,65. Avec ça on ne peut pas s’attaquer à un régiment de panzers, mais, du moins, on se sent moins seul. Je vérifie si le chargeur est plein et je le fourre dans ma poche. Nous suivons une large artère très animée. Ici, les tramways roulent au ras des trottoirs, tandis que les bagnoles circulent au milieu de la rue. Je surveille l’auto suiveuse, c’est un grand toboggan noir ; je crois reconnaître, assis dans le fond, Bruno, le beau ténébreux de la môme Else. En voilà un qui n’a pas encore compris qu’il ne s’agit pas d’une partie de dames et que, d’ici la fin de mon boulot — s’il s’obstine à me chahuter — il sera tellement percé de trous qu’on pourra se rendre compte du temps qu’il fait en regardant à travers lui.
— Sommes-nous suivis ? me demande mon hôte.
Je le regarde en souriant. Le Gaétan est peut-être un as pour ce qui est de délivrer des passeports, mais question police, il n’a pas plus de jugeote qu’une pierre à briquet.
— Un petit peu, fais-je. Tout se passera bien si nous avons l’air naturel.
Parvenu à la gare, le consul empoigne sa valise et dit adieu au chauffeur. Comme il a fait retenir nos places, nous filons directement sur le quai de départ et nous grimpons dans notre compartiment de première qui est vide. Je me dis que c’est une chance que ce soit Bruno qui s’occupe de moi, car il ne peut, puisque je le connais, venir s’installer à nos côtés.
Le train va partir dans quatre minutes. Je baisse la vitre à contre-voie et examine les lieux. Il y a un autre train sur la voie voisine ; un vieux tacot rempli de gougnafiers de la parpagne. Peut-être bien que ça va marcher.
— Allez dans le couloir, dis-je à mon compagnon. Au moment où le train s’ébranlera, vous vous pencherez par la portière donnant sur le quai et vous appellerez très fort une personne imaginaire. Comme nos oiseaux sont quelque part dans le train à nous guetter, leur attention se portera sur vous et j’en profiterai pour m’évacuer en douceur.
— Fort bien.
Tout se passe comme je l’avais prévu. Dès que Gaétan se met à crier, j’enjambe la fenêtre et je me laisse glisser entre les deux trains. Puis, vivement, je me hisse dans le tortillard de banlieue, sans prendre garde aux vociférations de tous les branquignols auxquels j’écrase les nougats.
Après quoi, j’ôte ma veste et la tiens sous mon bras à la manière des Ritals, je me coiffe d’une casquette américaine en toile verte — dont je me suis muni —, ça se fait beaucoup dans les parages, vestiges de l’occupation yankee, évidemment. Ça n’a l’air de rien mais ça suffit à me rendre méconnaissable. Je sors de la gare et examine les environs. J’aperçois la femme de mon ami le consul, embusquée dans une petite rue du côté de la mer, au volant d’une Talbot crème et rouge. Je pense qu’on doit passer aussi inaperçu là-dedans qu’un diplodocus dans un couloir du métro. Enfin, nous verrons bien.
Elle hésite à me reconnaître.
— Ce que vous avez l’air canaille avec cette casquette, sourit-elle en ouvrant la portière.
Je cligne de l’œil.
— Je crois que je les ai eus.
— Alors, mon idée était bonne, monsieur San Antonio ?
— Magistrale, madame, heu… Pival de… heu… Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude des noms à changement de vitesse, m’emporté-je.
Elle appuie sur le démarreur.
— Ne vous tracassez pas, fait-elle d’un air faussement innocent, mon prénom c’est Jeannine.
Ça me sèche un peu. Confidentiellement : j’ai une grosse touche avec cette petite baronne. On a beau être un solide républicain et avoir des aïeux qui ont braillé La Carmagnole, ça flatte. Des belles dames qui m’ont fait du gringue, j’en ai rencontré pas mal et j’ai toujours veillé à ne pas les décevoir. Si je ne trimbalais pas des documents d’une terrible importance, et si je n’avais pas le culte de la reconnaissance, je sens que la tête du consul ressemblerait d’ici peu à un trophée de chasse.
Cette bagnole n’a pas été achetée chez un antiquaire. Pour un bolide, c’en est un. Et Jeannine — puisque Jeannine il y a — ferait la pige à Nuvolari. Nous tapons le cent vingt. Les pégreleux lèvent les bras au ciel et cavalent sur les talus en nous voyant foncer. Une fois Napoli passée, nous nous ruons dans un univers enseveli sous une poussière grise et âcre, qui nous entre dans la gorge et nous brûle les poumons. À cette allure-là, il n’y a pas, dans toute l’Italie, un seul truc à quatre roues susceptible de nous rattraper, c’est assez réconfortant. Je n’ai qu’une hâte : remettre les plans à l’ambassadeur et aller me taper un spaghetti d’honneur avec mes copains consuls. Ensuite, je tâcherai de mettre la main sur ce cucudet de code. J’enlève le sable qui me rentre dans les mirettes, parce que, sincèrement, deux yeux c’est pas trop pour reluquer à la fois un des plus beaux paysages et l’une des plus belles filles in the world. Je m’en mets plein les cocards. Si vous voyiez cette petite fée au volant, les cheveux au vent, les lèvres serrées, une écharpe jaune autour du cou, les bras nus, la gorge pas trop empaquetée… vous ne penseriez plus à rien, et il faudrait au bout d’une heure de contemplation, qu’on vous réapprenne à lire et à faire des i et des o sur du papier quadrillé, tellement vous seriez commotionnés. Parole !
Jeannine sent que je la regarde. Sans bouger sa tête brune, elle questionne :
— À quoi rêvez-vous ?
Je lui réponds par une historiette véridique.
— J’avais, lui dis-je, un copain danois qui était le plus joyeux luron dont on puisse rêver pour vider des bouteilles et paillarder. Quand on lui parlait de l’amour, il se marrait tellement fort que les watmen arrêtaient leurs tramways parce qu’ils croyaient qu’il y avait alerte. Un jour, je reçois un coup de téléphone de ce coco-là.
« — Je viens, me dit-il, de rencontrer la plus belle femme du monde. Si je ne parviens pas à la tomber, je me balance dans la mer du Nord.
« — Tu ferais mieux de te balancer dans les draps, ivrogne ! Tu es encore saoul, ricané-je en raccrochant.
« Eh bien, deux jours plus tard, on a retrouvé son corps à l’entrée du port…
Je me tais. Jeannine prend un virage qui fait hurler les pneus.
— Hum, toussote-t-elle, c’est une sale aventure qui est arrivée à votre ami. Pourquoi y pensez-vous en ce moment ?
— J’étais en train de comprendre ce qui lui avait passé par la tête.
— Ah, oui, quoi donc ?
— Des tas de trucs. Vous savez, Jeannine, les hommes sont des ballots ; ils se montent le job à toute pompe. Aucun n’échappe à ce piège qu’est la femme, aussi malin qu’il soit, aussi fortiche.
Je la ferme. Si je n’y mets pas un cadenas, d’ici cinq secondes je vais prononcer des paroles si douces que toutes les mouches de la contrée vont venir se poser sur ma bouche.
— Laissez-moi conduire ! ordonné-je durement.
Sans sourciller, elle ralentit et stoppe. Je descends de la calèche et la contourne pour venir prendre la place de ma compagne. Au moment où je vais démarrer, celle-ci pose sa main sur la mienne.
— Commissaire, dit-elle, vous êtes un gentleman.
— Because ?
— Parce que… vous savez bien… Vous êtes un homme correct. Je voulais… c’est idiot, j’avais besoin de vous dire ce que je pense de vous. Eh bien, c’est cela.
J’appuie sur le champignon.
Ce que la vie est crétine, vous ne trouvez pas ? C’est bien ma chance à moi : rencontrer une femme qui me pige, que je pige, qui est plus jolie que toutes les Miss Univers collées à un bâton, sentir que nos deux palpitants battent sur le même rythme, avoir envie d’empoigner cette petite chose ravissante et de lui susurrer des phrases-bibelots, et n’avoir, en fin de compte, que le droit de la boucler et de soupirer parce que cette pièce unique est marida à un chic type… C’est plutôt moche.
Sérieusement, j’en ai un coup dans l’aile. Ce que j’éprouve ne ressemble pas à du vague à l’âme, c’est bien plus compliqué. Enfin, vous devinez ce que je ne dis pas. Si vous ne comprenez pas, c’est que vous en tenez une drôle de couche.
Pour faire diversion, je me concentre sur mon volant. Nous ne disons plus un mot, si bien que lorsque nous atteignons Rome, il faudrait presque un chalumeau pour me dessouder les lèvres.
— Le train de notre ami arrive à quelle heure ?
— Quatre heures.
Je consulte la pendule du tableau de bord.
— Très bien, dis-je, nous n’avons qu’une demi-heure de retard. Nous retrouverons M. de Pival à l’ambassade, je me débarrasserai des plans, ensuite nous irons nous taper la cloche potablement. J’ai du pognon à toucher à la Banco di Roma, c’est moi qui régale. Comme je ne sais pas parler l’italomuche, vous composerez le menu, O.K., Jeannine ?
— O.K., commissaire.
Nous grimpons le perron de l’ambassade. Un secrétaire s’avance vers nous.
— Monsieur ?
— Je voudrais avoir une audience avec Monsieur l’Ambassadeur.
— Son Excellence est occupée pour l’instant, vous avez un rendez-vous ?
Je hausse les épaules.
— Écoutez, vous m’avez l’air d’un grand garçon, alors tâchez de comprendre : je ne viens pas voir l’ambassadeur pour lui vendre un aspirateur, non plus que pour faire une collecte au bénéfice des filles mères de Vaison-la-Romaine. Je suis le commissaire San Antonio en mission spéciale, et si vous ne courez pas informer votre patron de mon arrivée, on vous trouvera d’ici cinq minutes accroché à la suspension par vos culottes.
— Bon, admet l’autre, passablement étourdi, mais il se passe des choses tellement graves que je ne sais pas si Son Excellence…
— Qu’est-ce qu’il y a, la guerre est déclarée ?
— Non…
— Bon, alors courez ou bien je vous fais manger tout le crin de ce fauteuil.
Il s’enfuit épouvanté, tandis que ma compagne éclate de rire.
Lorsqu’il revient, je comprends à sa mine déférente que l’ambassadeur est au courant de ma venue et qu’il m’attend.
— Si vous voulez me suivre, balbutie le petit gars.
Il nous introduit dans une vaste pièce tendue de velours pourpre où, derrière un monumental bureau, se tient un homme chétif et nerveux. C’est un type entre deux âges mais plus près du second que du premier. Il a l’air aussi joyeux qu’une paire de gants noirs et il fume pour user sa nervosité.
— C’est abominable, balbutie-t-il en nous apercevant, sans même nous saluer.
J’avoue que cet accueil nous démonte quelque peu.
Il s’approche de Jeannine et lui prend la main.
— Mon enfant, murmure-t-il, ma pauvre enfant, c’est horrible.
Du coup, je pige, vous avez déjà dû remarquer que je ne suis pas de ces gens auxquels il faut faire des dessins.
— Le consul ! m’exclamé-je. Ils l’ont lessivé ? C’est ça, hein ?
La jeune femme pousse un cri. Elle pâlit et s’assied dans le fauteuil le plus proche.
— Il est arrivé quelque chose à Gaétan ? demande-t-elle à l’ambassadeur. Parlez, monsieur, je vous en supplie.
L’interpellé baisse la tête.
— On m’a prévenu tout à l’heure par téléphone. Un cheminot l’a trouvé sur le ballast. Il avait un poignard dans la poitrine.
— Ah ! les salauds !
Je ne peux pas contenir ma rage. Je poursuis ma litanie :
— Les carnes ! Les ordures !.. Excusez-moi, dis-je tout à coup au diplomate : commissaire San Antonio.
Il me serre nerveusement la main.
— Je sais, les Affaires étrangères m’ont prévenu.
Nous nous empressons autour de Jeannine. C’est une rude femme. En pareil cas, les mômes font un cirque du tonnerre d’Allah : elles sanglotent, elles s’évanouissent, hurlent et déchirent leur mouchoir avec les dents… mais celle-ci est un vrai morceau de femme. Elle ne bronche pas, silencieusement, deux larmes coulent vers son menton. J’en ai la gorge serrée.
L’ambassadeur est tellement ému qu’il renifle et appelle Jeannine « mademoiselle ».
— Est-on sur une piste ? questionne soudain Jeannine, une flamme mauvaise dans le regard.
— Pas encore, répond-il. Il faut que la machine policière se mette en mouvement.
— Ouais, dis-je, et pendant ce temps les crapules se font la paire. Mais il y a un détail, c’est que je les connais et ça va saigner, sacrebleu !
— Vous les connaissez ! sursaute mon interlocuteur.
Le plus brièvement possible, je le mets au fait de mes aventures ; je lui dis que Bruno est dans le coup.
— Il faut agir, conclus-je, Excellence, voulez-vous téléphoner au chef de la Surveillance du territoire et lui demander de rappliquer ici avec son indicateur le signore Sorrenti ?
L’ambassadeur dit qu’il va le faire, mais qu’auparavant il faut s’occuper de Jeannine. Il nous entraîne dans son appartement.
— Mon épouse est sortie, dit-il, c’est une guigne, la présence d’une femme serait précieuse à Mlle Pival de Roubille.
Il se goure encore mais je n’ose le lui faire remarquer.
— Excusez-moi un instant, murmure-t-il, je vais faire le nécessaire.
Je m’assieds sur un divan aux côtés de Jeannine, je lui prends les mains et je baisse la tête pour ne plus voir couler cette paire de larmes qui me ravage le palpitant.
— C’est ma faute, tout ça, dis-je sourdement. Si je n’étais pas allé frapper à votre porte, cette nuit, rien ne serait arrivé.
Elle secoue la tête en manière de protestation.
— Mon frère a toujours été un impulsif, un risque-tout, malgré ses manières graves.
— Je regrette tellement, si vous saviez.
— Ce n’est pas votre faute, mon pauvre ami, vous avez fait votre métier, c’est tout.
Comme vous êtes tous un tas de pieds-plats, vous ne devez pas rater les films de Laurel et Hardy. Il y a un gag dont ils se servent fréquemment et que vous avez certainement remarqué. Lorsque le type qui veut toujours leur flanquer une correction arrive par un côté qu’ils ne surveillent pas, ils le saluent distraitement et puis, brusquement, l’un des deux réalise et il a un sursaut d’une grosse portée comique. Vous vous souvenez ? Eh bien, c’est quelque chose d’analogue qui se produit pour soi. Soudain je bondis.
— Vous avez dit : « mon frère » !
Jeannine laisse percer de la surprise à travers sa douleur.
— Pourquoi cet étonnement ? Vous ne saviez pas que Gaétan était mon frère ?
— Votre frère ?
Je suis plus abruti que le gars qui en se réveillant se rappelle qu’il était rond la veille et qu’il a échangé, pour épater la galerie, sa Viva grand sport contre un chat siamois.
— Mais… mais… bégayé-je, je croyais… il m’a semblé que vous étiez sa femme.
— Pas du tout.
— Ça alors…
Je me remémore les présentations du matin et je me rappelle qu’en effet, le consul n’a pas précisé, en me nommant Jeannine, qu’il s’agissait de sa sœur si bien que la pensée qu’il puisse s’agir de quelqu’un d’autre que de sa femme ne m’a pas effleuré.
Nous en sommes là lorsque l’ambassadeur revient.
— Ils seront ici dans un quart d’heure, prévient-il, en les attendant, je vais vous offrir un alcool, ça vous remontera, ma chère enfant, ajoute-t-il pour Jeannine.
Nous nous laissons faire une douce violence et je me hâte de plonger mon grand pif dans le verre que vient de me présenter un larbin. C’est du cognac, du baveau.
Il n’y a pas d’erreur, avec dix centilitres de cette drogue dans le buffet, on se sent quelqu’un.
Sorrenti allonge ses longues jambes sur le tapis. Il n’est pas du tout impressionné de se trouver chez un ambassadeur. On dirait que les réceptions officielles, c’est son sport favori. Il examine ses chaussures de daim à triple semelle avec une très grande satisfaction, par instants, il coule dans ma direction son regard sombre, prompt et ironique.
Le chef de la police secrète, par contre, semble solennel, il a des mouvements harmonieux pour m’écouter parler. Quand j’ai terminé pour la énième fois la relation de mes aventures, je me tourne vers Sorrenti.
— À vous le crachoir, mon bon ami.
Il ne se fait pas prier.
— L’autre après-midi, signore, je m’apprêtais à sortir de chez moi lorsqu’un bambino est arrivé, porteur du mot que vous lui aviez remis. Obéissant à vos instructions, je me suis hâté d’aller vous rejoindre au café Florida, suivi par le gamin qui voulait récupérer, m’expliqua-t-il, une moitié du billet que vous déteniez.
— Je l’ai toujours, fais-je en souriant.
— J’ai été fort surpris de ne trouver personne.
— Personne !
— Personne, signore, l’établissement était vide comme la poche d’un pauvre homme.
— Vous n’avez pas trouvé le cadavre ?
— Non, signore, les bandits ont dû l’emmener en voiture en même temps que vous.
— Dans quelle intention, croyez-vous ?
— Peut-être se sont-ils dit qu’en faisant disparaître le corps, la police serait désorientée et même qu’elle ne serait pas prévenue…
— En plein jour, c’est un peu culotté.
— Pas tellement, car l’arrière du café donne sur une impasse déserte.
— All right.
— En somme, dit le comte Sforza, vous avez obtenu satisfaction, puisque les documents sont retrouvés.
— Pas complètement.
Je leur parle de l’histoire du code.
— À mon avis, déclaré-je à mon auditoire, c’est lui que la belle Else venait chercher dans le tiroir-caisse, et je suis presque persuadé que c’est à cause de lui que le tôlier a été descendu.
— Vous croyez ? questionne l’ambassadeur.
— Il me semble que c’est une explication plausible. Non ?
— Ma foi…
— Ce que j’aimerais connaître, c’est le rapport existant entre le patron assassiné et la bande, et surtout comment un simple tenancier de bistrot pouvait détenir une partie des documents.
Le comte Sforza caresse sa barbiche amoureusement. L’ambassadeur bouffe avec appétit les petites peaux mortes qu’il a autour des ongles.
— Est-il indiscret, murmure-t-il, de vous demander si vous avez un programme ?
— Un programme, Monsieur l’Ambassadeur ! Mais j’en ai deux : le premier, essayer de retrouver cette saloperie de code, je suis payé pour cela. Le second, c’est de mettre la main sur l’enfant de vipère qui a poignardé le consul de Naples, et, aussi vrai que Paris se trouve dans le département de la Seine, je lui ferai payer son meurtre. Je vous donne ma parole que lorsque je remettrai ce rascal à la police, il sera tellement en compote que les flics le rentreront dans sa cellule avec une pelle et un seau.
— L’enquête, elle suivra son cours normal, prévient Sforza, cependanté, si indépendamenté del recherches effectuées par la police officielle vous avez besoin d’aide, dités-le.
Je réfléchis un petit peu, histoire d’aérer ma vaste intelligence.
— Je ne vais pas demander une éclipse de lune, dis-je, mais un renseignement. Il faut que dans les deux heures qui suivent, on ait retrouvé le yacht d’Else. Je ne sais ni le nom du bateau, ni sa couleur, ni sa forme, l’ayant fréquenté dans des conditions très particulières. Mais ça ne doit pas être difficile de repérer un bateau de plaisance qui, la nuit dernière, se trouvait à quelques milles de Naples, hein ?
Le chef de la police se lève.
— Jé vais m’occupate dé cetté question immédiatementé. Jé téléphonerai les résultats à Son Excellence, dès que jé les aurai.
On se serre les pognes à qui mieux mieux.
— Signore Sorrenti, dis-je au grand brun, pouvez-vous m’accorder cette soirée ?
— J’en serais ravi, commissaire. Qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous me pilotiez dans tous les endroits louches de la ville. Logiquement, la bande a dû revenir à Rome, puisque c’est son centre ; eh bien, je suis décidé à perquisitionner jusqu’au Vatican, s’il le faut, pour retrouver leur trace.
— À votre service, vous êtes toujours au même hôtel ?
— Oui, ils doivent se demander ce que je suis devenu, j’espère qu’ils n’auront pas vendu mes bagages.
— Huit heures, ça vous convient ?
— Au poil.
Une fois seuls, l’Excellence et moi nous retournons auprès de Jeannine. Cette fille est de plus en plus formidable à mon sens, maintenant, ses yeux sont secs. Son immense peine ne se traduit plus que par la pâleur excessive de son visage. Ses yeux luisent drôlement.
— Alors ? fait-elle.
Je comprends qu’elle met toute son incertitude, tout son chagrin, dans ce mot.
— En attendant que l’on amène ici le… la… enfin votre malheureux frère, vous allez vous installer à l’ambassade, ma chère enfant. Ma femme sera là dans un instant et prendra soin de vous.
— Oui, approuvé-je, et moi, Jeannine, je fonce dans le tas, je ne souhaite pas à Else et à sa clique de me tomber dans les pattes parce que les mecs de l’Inquisition et les chefs de camps nazis passeraient pour les plus douces des Petites Sœurs des Pauvres à côté de moi en ce moment.
— Je vous accompagne, décide-t-elle.
Le diplomate et moi, nous nous récrions bien fort, mais elle insiste.
— Si je reste assise dans un fauteuil, à remuer des idées noires, cela n’avancera à rien, n’est-ce pas, tandis que si je suis avec vous, commissaire, avec la certitude de pourchasser les brutes qui ont tué Gaétan, je serai fortifiée par l’action. Vous me comprenez ?
Nous objectons que ce n’est pas prudent et que l’exemple de son frère devrait lui suffire. Mais nos adjurations sont sans résultat. Elle est butée, et c’est une femme qui sait ce qu’elle veut. Il ne me faut pas cent dix ans pour comprendre que sa décision est arrêtée et qu’on aurait plus de chances de faire faire les pieds au mur à une tortue que de lui faire abandonner son projet.
— Soyez certain, ajoute-t-elle, que je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues. J’ai au contraire l’impression que je peux vous être utile ; ils ne me connaissent pas, donc je suis moins repérable que vous qui avez eu maille à partir avec eux.
Je proteste encore pour la forme, puis je cède. Et nous prenons congé de l’ambassadeur, après que je lui ai remis les documents.
— Pour commencer, avertis-je, nous allons briffer un brin. C’est une des conditions essentielles de réussite, lorsqu’on s’en va-t’en guerre. Que ça vous chante ou non, vous allez manger. Puisque vous êtes assez courageuse pour laisser votre chagrin à la consigne tant que les assassins ne seront pas arrêtés, vous allez m’obéir.
Elle se force à sourire.
— Bien, chef.
Je la regarde doucement.
— En général, je travaille seul, mais ça ne me déplaît pas tellement de faire une exception pour un auxiliaire de ce gabarit.
Je conduis la Talbot dans les rues de Rome. Nous passons sur un pont en dos-d’âne, sous lequel coule un ruisseau jaunâtre.
— C’est le Tibre, cette canalisation ? questionné-je.
Jeannine me fait signe que oui. Je ne sais pas bien que lui raconter ; je n’ai pas l’habitude de manipuler des demoiselles de la bonne société dont le frangin vient de se faire buter. Je vais pour la remonter, employer le grand moyen, celui qui réussit à tout le monde : aux ramasseurs de mégots comme aux nonces apostoliques, et aux veufs inconsolables comme aux amoureux-qui-sont-seuls-au-monde, je veux parler du glass. C’est pour cela que je me fais autoritaire quand il est question d’aller se restaurer. Je me promets de commander une bouteille de vin de France très sérieuse. Il faut absolument que Jeannine fasse fonctionner son pipe-line.
Nous traversons une place entourée d’arcades qui s’appelle la Piazza Colonnes. Un peu plus loin, j’aperçois un restaurant à l’angle d’une rue paisible. Cet établissement possède une terrasse en forme de tonnelle, très accueillante. Il y a de la verdure, des garçons à tête de jeunes premiers et des nappes jaune clair.
J’arrête l’auto.
— Descendez, dis-je.
Elle obéit mornement.
Je la pousse sur la terrasse et désigne une table d’angle au garçon qui s’empresse. Ces Italiens sont des dégourdis. Pas besoin de leur faire des causeries avec projection, ils pigent tout de suite.
Jeannine s’assied, toujours avec son air lointain. Sans lui demander son avis, contrairement aux lois de la bienséance, je compose un menu confortable : soufflé au fromage, perdrix aux choux, pâtisserie, bref, la moindre des choses.
— Et maintenant, dis-je au garçon, si tu ne parles pas français, galope chercher un interprète pour qu’on règle la question des vins.
— Si, signore, je parle française.
— C’est toi qui le dis, mon trésor. Enfin, ça ira, passe-moi le cahier du sommelier.
Je le feuillette.
— Un chambolle-musigny ne serait pas mal, fais-je remarquer.
Nous attaquons. À vrai dire, Jeannine grignote. À tout moment, elle pose sa fourchette et crispe les lèvres. Mais malgré ses efforts, je vois ses yeux magnifiques s’emplir de larmes.
— Vous étiez très unis, dis-je doucement, comprenant qu’il faut parler du disparu.
— Terriblement. Nous ne nous sommes jamais quittés. Gaétan était misogyne et ne voulait pas entendre parler de mariage, c’était pour moi à la fois un frère, un père et un ami…
Je la laisse pleurer parce que je sais que ça soulage ; lorsqu’une femme pleure, on peut commencer à se donner un coup de peigne parce que c’est signe que dans un instant elle sera en plein boum.
En effet, ma compagne essuie ses larmes et j’en profite pour lui emplir son verre.
— Allons, dis-je, avec un peu de rudesse dans la voix (juste ce qu’il faut), buvez un bon coup et préparez-vous à le venger. Ce sera un grand réconfort.
Galvanisée, elle torche coup sur coup trois glass. Ça y est, mon petit truc à réussi.
Nous descendons à l’hôtel Imperator où j’ai la joie de retrouver mes bagages. Je m’empresse de passer un coup de bigophone à l’ambassadeur.
— Allô, Excellence ? Ici San Antonio, avez-vous reçu une communication au sujet du bateau ?
— À l’instant, répond-il, le chef de la police vient de me prévenir qu’un bâtiment correspondant au vôtre a été repéré au large de Capri. La police côtière l’a arraisonné et deux officiers sont montés à bord, ils ont été pour leurs frais, le yacht appartient à un Brésilien, un certain Curno Pantoz, ce dernier a proposé aux officiers de perquisitionner, aucune femme ne se trouvait à bord et les papiers étaient en règle. Ils se sont excusés. Qu’en dites-vous, commissaire ? Croyez-vous qu’il s’agirait de notre bâtiment ?
— M’est avis que oui, Monsieur l’Ambassadeur, mais je me doutais que ces carnes auraient pris leurs précautions ; ils sont fortiches.
Je salue et raccroche.
Me voilà en plein pastis ; car je ne peux plus compter repêcher mes zèbres grâce au bateau. De moins, ce renseignement m’apporte-t-il la certitude qu’Else et ses sangliers sont en Italie, à Naples, ou à Rome, et je pense pouvoir éliminer Naples, car cette fille est attirée par les documents comme une panthère par une charogne.
Pourvu que l’ambassadeur ne se les laisse pas crever sous son blair.
J’en ai une sueur froide, rien que d’y songer. Je reprends l’appareil.
— Excusez-moi, Excellence, c’est encore San Antonio. J’ai oublié de vous recommander de bien camoufler les documents, un coup de main est toujours à craindre.
— N’ayez pas d’inquiétude, à l’heure qu’il est, ils sont en France. Je les ai fait rentrer immédiatement par avion spécial.
Je respire. Voyez-vous, j’aime avoir l’esprit libre de tout souci pour travailler.
Je redis bonsoir.
Jeannine est assise dans un fauteuil du hall ; elle me regarde avec intérêt. Dès que j’en aurai fini avec cette histoire, il faudra que je m’occupe de lui changer les idées. C’est pour moi une obligation morale, et je ne la trouve pas pénible du tout.
Je jette un regard à la pendule électrique, elle indique huit heures dix. J’espère que le signore Sorrenti ne va pas tarder à s’amener avec ses chaussettes à rayures et sa cravate bleu azur. J’en ai marre de piétiner sous le regard compassé des ouistitis de la réception. Je vais m’asseoir sur un accoudoir du fauteuil voisin.
— Dites-moi, Jeannine, je suppose que votre frère sera inhumé en France ?
— Bien entendu.
— Après les obsèques, vous pensez revenir dans ce bled ?
Elle a un geste d’une tristesse infinie.
— Jamais ! Tellement de souvenirs sont liés à ce ciel si pur, à cette foule nonchalante… Pauvre Gaétan…
Un type pousse la porte tournante et se dirige vers la réception. Il parlemente avec un des préposés, ce dernier regarde le hall comme pour y chercher un visage. Son regard se pose sur moi. C’est à moi qu’en a l’arrivant. Je fronce les sourcils, et j’attends. Comme prévu, il vient à moi. Il est petit, sans âge, chauve et s’il ne boit pas trois litres de chianti par jour, la rougeur de son pif provient d’un direct du droit très récent.
— Signore San Antonio ?
— Soi-même.
— Je viens de la part dou signore Sorrenti. Il a eu à la dernière minoute oun empêchement. Ma il vous rejoindra ici ceste nouit. Il vous conseille d’aller auparavant boire ou verre de cognac à Il Capitello, via Cavour. Il pense qué vous y possibilité de rencontrer dou monde qu’il vous ferait joyeux de voir. Capito ?
— Va bene.
Mon gnome a l’air satisfait de lui, de moi, et, par la même occasion de l’humanité entière, son percepteur y compris.
Il me rend un paxon bleu qu’il tenait en réserve dans une poche.
— Il signore Sorrenti pense qué vous auriez possibilité d’avoir besoin dé ceci.
Il attend une seconde et me fait un profond salut.
— Buona sera, signore.
Comme je ne suis pas contrariant, je lui réponds :
— Buona sera, signore.
Mais cet endoffé ne bronche pas.
Discrètement, Jeannine me fait signe de l’arroser un peu. Je n’y pensais pas. Je tends vingt lires au bonhomme et il les empoche d’un air dégoûté.
Je déplie le paquet qui me paraît bien lourd pour son volume et je me trouve nez à nez avec un 9 mm accompagné de deux chargeurs.
Ce Sorrenti est un type de ressources.
— Vingt lires, c’est peu, pour témoigner sa satisfaction à un homme qui vous apporte un arsenal complet, objecte Jeannine.
— Il a dû me prendre pour un radin, hé !
Elle hausse les épaules.
— Alors ?
Toujours son éternel « alors » qu’elle vous lâche dans le visage d’un air têtu.
— Ça vous dirait d’aller prendre un verre à Il Capitello ?
— Je comprends.
— Je suppose que c’est une boîte de nuit ?
— Il m’a, en effet, semblé apercevoir cette enseigne au bas de la via Cavour.
— On y va ?
— Allons-y.
— C’est loin d’ici ?
— À trois ou quatre cents mètres.
— Alors, prenons la voiture ; mais nous la planquerons dans les environs ; avec ce paquebot, nous manquons de discrétion.
Il Capitello est une boîte sélecte, vous n’ignorez pas ces endroits-là ont pour règle de créer un décor, une ambiance exotiques ou du moins pittoresques. Il Capitello, Jeannine me l’explique, veut dire « le chapiteau » et les directeurs de la tôle se sont inspirés du cirque. Au milieu de la salle, la piste de danse ressemble à celle d’un cirque, tout autour les tables sont étagées en gradins. Les musiciens sont juchés sur une estrade ; ils sont vêtus d’uniformes chamarrés, couverts de brandebourgs et d’épaulettes dorés, mais le plus rigolo, c’est la valetaille, les garçons et les maîtres d’hôtel sont sapés en clown, en dompteur, en Monsieur Loyal, en athlète. Il y a même un petit brun à moustaches de jeune premier qui sert la clientèle vêtu d’une peau de panthère. J’ai vu pas mal de trous de ce genre, mais je reconnais que celui-ci vaut le coup d’œil.
Les clients sont des mecs pourris de pognon, ce sont ceux auxquels les neuf dixièmes du peuple italien ouvrent les portières en rêvant de leur racler la plante des pieds avec des tessons de bouteille.
— Si je pensais que le jour de la mort de mon frère j’irais dans un cabaret dansant…, soupire Jeannine.
— Rentrez à l’hôtel, il en est temps encore, fais-je agacé car je me concentre sur le travail et chez moi, le boulot c’est tellement dominant qu’on pourrait, pendant que je suis en chasse, me faucher mon slip sans que je m’en aperçoive.
— Ne me rudoyez pas, murmure-t-elle, commissaire, je m’excuse, mais… vous comprenez ?
— C’est moi qui suis une grosse brute, dis-je, en passant mon bras sous le sien. En ce moment, j’ai l’âme d’un léopard.
— Tant mieux.
Nous nous laissons guider par un gars vêtu en Pierrot, à une table située en dessous des musicos. Ça tombe bien, c’est pour nous la plus chouette gâche, car de cet endroit, on n’est pas en vue et on peut reluquer tout ce qui se passe dans le cirque.
Je commande du champagne. Faut ce qu’il faut. Je bois à la mémoire du pauvre consul ; d’autant plus volontiers que c’était un brave garçon et que le champagne est fameux. Jeannine trempe ses lèvres dans sa flûte ; elle recommence toutes les fois que je le lui ordonne. Ce qui m’indique que, le cas échéant, elle sait se montrer disciplinée.
Nous sommes là depuis un moment lorsque mon système circulatoire se paralyse ; voici que Bruno fait son entrée à Il Capitello. Il est accompagné d’un couple de copains : une belle rousse assez vulgaire et un bonhomme qui a eu des pékinois et des ours bruns parmi ses aïeux. Décidément, les tuyaux de Sorrenti ne sont pas percés. Si un jour je deviens dictateur, sûr et certain que je l’embaucherai comme chef de ma Gestapo.
Je me dissimule de mon mieux et je réfléchis. Ma matière grise se met en mouvement. Tout à coup je torche ma flûte et je prends dans la mienne la main que Jeannine laisse traîner sur la nappe.
— Dites-moi franchement, petite, avez-vous les nerfs solides ?
— Mon Dieu, jusqu’ici, ça n’a pas trop mal marché.
— Vous sentez-vous capable de vous maîtriser ?
— Oui.
— Alors, penchez-vous un peu, apercevez-vous, à la table qui se trouve sous le projecteur, ce bel éphèbe brun aux côtés d’une femme rousse ?
— Je le vois très bien.
— C’est l’assassin de Gaétan.
Elle porte les mains à sa bouche et devient livide. Je lui colle vite son verre dans les doigts et lui conseille de le vider.
Ça se passe très bien.
— Voilà, exposé-je, il y a plusieurs façons de jouer cette partie. Le plus simple serait que j’aille carrément à la table de ces fumelards et que je leur foute mon feu sous le blair en leur conseillant d’attraper les lustres ; la seconde consisterait à prévenir la police ; mais à ces deux, je préfère ma technique personnelle. Si je faisais arrêter Bruno, je vous parie les faux seins de Marlène Dietrich contre une botte de radis qu’il s’en tirerait because Else a dû lui préparer un alibi en béton armé.
— Quelle est donc votre méthode ?
Au lieu de lui répondre, j’appelle un fakir qui, à son air important et à la distinction qu’il met dans l’art délicat de ne rien faire, doit être le gérant de la boîte.
Il s’approche, digne comme un croque-mort lorsqu’il n’est pas brin-de-zinc.
— Vous parlez français ?
— Si, parlo un poco, ma non molto bene.
— Qu’est-ce qu’il bave ce grand veau ? questionné-je.
Jeannine sourit.
— Il vous dit qu’il ne parle pas très bien. Comme il vous le dit en italien, je suis certaine qu’il ne connaît pas un traître mot de français.
— Alors, servez-nous d’interprète. Demandez-lui s’il n’a pas de salon particulier.
Elle s’exécute. Le fakir-gérant écoute doctement et incline la tête affirmativement.
— Bon, dis-je, demandez-lui s’il veut en mettre un à ma disposition. Dites-lui qu’il ne s’agit pas d’une partie de jambes en l’air mais d’une discussion d’affaires. Je paierai ce qu’il faut à condition qu’on nous fiche la paix.
Elle répète mes paroles en italomuche.
Le type est toujours d’accord, pourvu qu’on lui lâche du flouze, il se moque bien qu’on utilise son local pour fabriquer de la dentelle, jouer au bilboquet ou organiser une conférence de Garry Davis.
Je paie d’avance et dis au bonhomme de m’attendre un instant.
— Maintenant, ma chère amie, c’est à vous de grimper sur le plateau. La réussite de mon plan repose sur vous. Vous allez vous transformer en vamp, et, en ondulant des hanches, vous approcher de lui. Vous vous assoirez sans façon à sa table et lui demanderez s’il n’a pas dix mille lires à mettre dans le sac à main d’une pépée à même de lui refiler des tuyaux sur un flic français et sur l’enveloppe qu’il trimbale dans sa blague à tabac. Surtout, ayez l’air cupide, ça le mettra en confiance. Lorsqu’il commencera à marcher, dites-lui que vous seriez mieux dans un des petits salons pour discutailler, car vous avez la pétoche. À ce moment, vous me l’amenez. Compris ?
Je la regarde, elle est frémissante.
— Compris.
J’allume une cigarette et la regarde s’éloigner. Quelle ligne, quelles jambes ! Je me tourne enfin vers le gérant.
— Avanti, dis-je.
Il me conduit dans un vestibule qui fait le tour de l’établissement. Une kyrielle de portes s’ouvrent dans ce couloir. Il en pousse une.
— Favorisca di qua.
J’entre et inspecte les lieux. C’est un petit coin peinard qui ressemble à tous les petits salons du monde. Enfin les petits salons de ces sortes de boîtes, c’est-à-dire des pièces discrètes, avec des divans moelleux comme du monbazillac et un cabinet de toilette attenant.
— Ça colle, mon gros, tu peux évacuer tes os.
Le faux fakir s’incline bien bas et va voir dans la salle si j’y suis. Je repousse la porte et tire un fauteuil juste derrière de façon qu’en pénétrant dans le salon, on ne puisse me voir tout de suite.
Je jette ma cigarette et j’en allume une autre.
Pourvu que Jeannine soit assez persuasive !
Je sors le rigolo que m’a envoyé Sorrenti. C’est une arme d’une fabrication qui m’est inconnue, peut-être italienne ? En tout cas, elle n’a pas l’air mauvaise. J’étudie son fonctionnement, je glisse un chargeur dans la crosse et lève le cran de sûreté. À ce moment, j’entends un bruit de pas dans le couloir. Je suis prêt. La porte s’ouvre. Jeannine pénètre dans le salon suivie de Bruno. Ce dernier, une fois entré, repousse la porte sans se retourner, ce qui fait qu’il ne m’aperçoit pas encore.
La surprise n’en est que meilleure.
— Coucou, beau brun ! dis-je.
Il se retourne d’une pièce et porte la main à sa poche.
— Pas de ça, ordonné-je, lève bien haut tes pattes pour que je puisse admirer tes manchettes amidonnées. Jeannine, voulez-vous enlever le feu de ce dandy, il déforme sa poche droite.
Elle m’obéit.
— Garce, grogne-t-il.
Je lui file un taquet qui lui fait enfler la pommette illico.
— Déguste ça pour t’apprendre la politesse.
Il marmonne.
— Flic, sale flic, ça se revaudra.
— Ça m’étonnerait parce que, écoute, trésor, lorsque j’en aurai fini avec ta petite personne, ta mère elle-même ne voudra pas se servir de toi comme paillasson. Va t’asseoir sur cette chaise là-bas et tâche de ne pas faire le mariole parce que je me sens nerveux ce soir.
« Maintenant, ouvre grandes tes manches à air. Sur ton bateau du diable, tandis que j’étais fixé au mât, tu m’as posé deux questions, c’étaient les suivantes : qui nous a rencardés sur la fuite de votre gang en Italie et qu’est devenu Tacaba. Pour la première, je dois t’avouer que mes chefs, malgré qu’ils m’aient à la bonne, ne me disent pas tout, j’ai reçu simplement l’indication, à moi de l’utiliser. Quant à la seconde, je vais te répondre : Tacaba est, pour l’heure, aussi mort que du cervelas truffé, et je le sais parce que c’est moi qui lui ai fait avaler son extrait de naissance. Si tu en doutes, souviens-toi des deux mammouths que j’ai allongés l’autre nuit dans la cabine d’Else. Réfléchis et comprends enfin que je ne suis pas un plaisantin. Tu as peu de chances de te vanter un jour d’être sorti vivant d’entre mes mains, mais si tu es optimiste, réponds à mes questions.
Il n’en mène pas large.
— Que voulez-vous savoir ?
— Enfin, tu deviens raisonnable en grandissant. J’aimerais que tu me parles de la question du code. Je sais que vous ne l’avez pas, mais j’aimerais savoir qui vous l’a barboté.
Il garde le silence.
Je ne me fâche pas.
— Fais bien attention, préviens-je, j’ai connu un type auquel je posais certaines questions, comme à toi. Il la bouclait lui aussi et quand il a voulu ouvrir sa grande gueule, il n’a pas pu parce qu’il avait un morceau de ferraille dans la carcasse qui lui faisait mal lorsqu’il riait. Et ce type, tu l’as peut-être deviné, s’appelait Tacaba. Il s’est tortillé pendant un bout de temps et il me promettait de m’instituer son légataire universel à condition que je lui en mette une seconde à l’endroit où son coiffeur s’arrêtait ordinairement de lui tailler les crins pour lui demander s’il les aimait bien dégagés. Tu vois ? C’est d’une simplicité extraordinaire. Si tu ne réponds pas, d’ici dix secondes, tu racleras le tapis avec tes ongles, parce que c’est la coutume chez ceux qui en prennent une ou deux bien chaudes dans le ventre.
— Si vous permettez, fait Jeannine, ce sera moi qui tirerai.
— J’oubliais de te signaler que la gracieuse personne qui te veut du bien est la sœur de feu Gaétan Pival de Roubille, consul de France à Naples.
« Tu es cucul comme un jeune chien, mon pauvre Bruno, et imprudent ! On ne liquide pas un consul de France comme un nervi, surtout à un moment où les relations amicales se renouent à toute pompe avec la bonne vieille frangine latine. Le gouvernement italien doit en discuter ferme, en séance de nuit. Il fait remuer sa police et si un nommé San Antonio leur servait l’assassin, même dans un sac à charbon, il lui cloquerait toutes les médailles passées et présentes du pays. Quant au meurtrier, s’il pouvait le fusiller cent fois, il le ferait.
— Ce n’est pas moi, gémit le beau gosse.
— Mon œil ! Je t’ai vu lorsque tu nous suivais à la gare.
— Mais je n’ai pas pris le train.
Je hausse les épaules.
— Trouve autre chose, mon chou.
— Je vous le jure… Nous avions voulu nous assurer que vous preniez bien le train. Tenter un coup nous paraissait trop risqué. Else m’attendait à l’aéroport, nous avons pris l’avion. C’est à la sortie de la gare de Rome que nous pensions vous kidnapper, le consul et vous. Quoi qu’il y paraisse, c’était plus facile parce que, ici, nous avions du monde capable sous la main.
Je suis ébranlé.
— Et ainsi, tu prétends avoir pris l’avion ?
— Je l’affirme ; vous aurez la preuve de ce que j’avance aux aéroports de Naples et de Rome.
Je me tais en évitant le regard déçu de Jeannine. Je me dis que les affirmations du beau gosse sont peut-être fausses — jusqu’à preuve du contraire — mais mon vieux flair de clebs me dit qu’elles sont vraies. Dans ce cas, alors, qui a commis le meurtre ? Un criminel travaillant pour son propre compte ? C’est improbable… Alors ?
Alors, je suis bien forcé de songer sérieusement au gars qui possède le code. Pour que les plans aient une valeur, il faut le code, mais le code sans les plans, c’est une brosse à dents sans poils. Donc, celui qui a été assez dégourdi pour s’approprier une partie des documents doit être assez gonflé pour buter un type afin d’avoir l’autre partie. Conclusion : j’ai de plus en plus envie de faire connaissance avec le détenteur du code.
— Passons sur le meurtre, provisoirement, nous réglerons cette question plus tard. Reprenons cet entretien à son début. Qui vous a fauché le code ?
— On ne nous l’a pas fauché.
— Quoi !
— Non, je vais vous expliquer…
Jeannine pousse un cri et me montre la porte. Je me retourne, le copain de Bruno et la fille rousse font leur entrée, un pétard à la main. Je n’ai pas le temps de me voir venir ; profitant de cette diversion, Bruno a bondi et m’a filé un coup de poing grand format sur le bras. Je lâche mon feu et je n’ai pas le temps de me baisser car les arrivants me rentrent le canon de leur Luger dans les côtes.
Bruno qui pense à tout récupère le feu que Jeannine lui a pris.
— Eh bien, gros malin, dit-il d’un ton enjoué, que penses-tu de ce second acte ?
— Pas mal, conviens-je, attendons le troisième.
— On t’a jamais appris à l’école qu’il existait des pièces en deux actes ?
— Si, mais toutes celles pour lesquelles j’ai un engagement en ont trois, figure-toi ; et il se trouve que c’est dans le troisième acte que je suis le plus formidable.
Le copain de la môme rousse s’impatiente.
— Assez causé, dit-il avec un accent hongrois si épais qu’on pourrait le couper au sécateur, qu’est-ce qu’on fait de ces deux ?
— On les emmène dans le monde, décide Bruno.
Ils nous poussent dans le couloir et nous entraînent vers la porte de service ; celle-ci donne dans une ruelle où il y a une voiture américaine.
— Allez, grimpez, ordonne le gentleman dont l’arrière-grand-père était pékinois.
— Mazette ! m’exclamé-je, vous ne les achetez pas aux puces, vos bagnoles.
— Ferme ça, gronde Bruno, maniez-vous, toi et ta grognasse et ne faites pas de manières, étant donné que c’est nous qui avons l’artillerie maintenant.
Je m’installe à l’arrière à côté de Jeannine. Je la regarde pour voir comme elle réagit. Elle ne prend pas ça tellement mal. En tout cas, comme diversion à son chagrin, c’est plutôt corsé, hein ?
Quelquefois, j’entends des types qui avouent avoir perdu le nord. C’est qu’ils n’ont pas d’ordre. Le nord et moi, nous sommes deux bons copains et nous ne nous sommes jamais séparés.
C’est à ça que je pense dans la voiture ; à ça et puis à autre chose dont je vous parlerai plus loin.
Comme je ne connais pas Rome, je ne prête pas attention au chemin que nous empruntons ; j’ai la main de Jeannine dans la mienne et ça suffit à mon bonheur. Si vous avez déjà touché une peau plus douce que la sienne, venez me le dire et je vous paierai des bugnes. À toucher cette main fine, je deviens tout bizarre, pour un peu que j’insiste, je parviendrais à écrire des vers sans plus me forcer que Victor Hugo.
Et si San Antonio composait un poème, qu’est-ce que vous en diriez, tas de navetons ? Ça vous couperait le sifflet parce que vous croyez que je suis un massacreur, un costaud, une brute, un démolisseur de gueules. Vous ne pouvez pas croire qu’il y un cœur derrière mon portefeuille et que ce cœur là cogne dur quand il s’y met. Vous avez des préjugés bien douillets et puis des habitudes. Et vous vous croyez malins alors que vous êtes tous des pantouflards, des mangeurs de pilules, des cocus et des têtes de lard.
Bon, j’arrête les vitupérations car nous sommes arrivés. L’auto vient de stopper devant une belle villa bâtie dans un parc. Et ça sent bon dans ce quartier, sapristi !
Nos cerbères nous poussent dans la crèche. Nous voilà dans une pièce agréablement meublée en poirier clair. Un ventilateur fixé au plafond ronronne comme un chat heureux en faisant frissonner des guirlandes de soie rose.
En entrant, je vois la belle Else assise dans un fauteuil moelleux. Elle a les jambes croisées, ce qui relève sa jupe au-dessus des genoux, le spectacle vaut le dérangement.
— Tiens, tiens, fait-elle en nous apercevant, où as-tu déniché ça, Bruno ?
Ce pommadé rigole tendrement.
— J’ai vu cette paire de couillons dans une vitrine, et j’ai pensé qu’elle te ferait plaisir.
— Tu es trop gentil, mon grand.
Je rigole et je déclare :
— Ton grand, Else, sans son copain qui a une bille à galoper dans les faux rochers du zoo de Vincennes, il serait tout juste bon à déboucher les éviers et les waters. Comme lavette, on ne peut rêver mieux, au moment où je me suis laissé fabriquer par madame et monsieur, il allait nous raconter sa vie et la tienne par-dessus le blaud. Je ne peux pas croire qu’avec une gambette et une frimousse comme tu en as, tu ne trouves rien d’autre à mettre sur ton oreiller que ce pot de brillantine. C’est peut-être que tu crains le froid aux pieds. On ne t’a jamais dit qu’il existait des bouillottes ?
J’ai juste le temps d’esquiver un crochet du droit que me balance Bruno fou de rage. Il se précipite pour remettre ça, mais moi, plus prompt, je lui file un coup de savate au tibia. Il se penche et je lui remonte le menton d’un coup de genou. Tout cela sans cesser de tenir mes bras levés. Il est assis, plus étourdi que Manon, sur le tapis, en train de chercher ce qui vient de lui arriver, tandis que tout le monde rigole.
Je le vois attraper son pistolet — du reste c’est le mien — celui que Sorrenti m’a offert et je les ai mignonnes. Je sais qu’un gars humilié comme Bruno vient de l’être ne se connaît plus et qu’il descendrait sa petite sœur dans son berceau si elle avait l’air de ricaner.
— Allons, proteste Else, ne fais pas l’enfant, mon chéri.
Il hésite, puis se contient et va s’asseoir.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande la fille rousse.
Else fronce les sourcils.
— Vous, fermez votre claquet, dit-elle. Asseyez-vous devant la porte avec Billy. Toi, Billy, conserve ton pistolet toujours braqué dans la direction de ce cher commissaire ; comme tu l’as vu, c’est un dégourdi et un nerveux. Vous l’avez désarmé au moins ?
— Je lui ai attrapé son feu, dit fièrement Bruno.
Je retiens un beau fou rire. Je ne sais pas si vous avez pour deux lires de mémoire, sinon je vous rappelle que le consul m’a fait cadeau d’un 7,65 que, jusqu’ici, je n’ai pas eu l’occasion d’utiliser. Ce pétard, je le sens peser dans ma poche. J’ai envie de le caresser comme une bonne bête, toute prête à faire ce qu’on lui ordonne.
— Ça va, fait Else, vous pouvez baisser les bras et vous asseoir. Qui est cette femme ? demande-t-elle en désignant Jeannine.
— La sœur du consul de Naples. À ce propos, j’ai appris qu’il a été descendu dans le train.
Elle sursaute et son mouvement achève de me convaincre qu’ils ne sont pas dans le coup.
— Sans blague, et les plans ?
— Je m’excuse de me mêler à la conversation, dis-je, mais je peux répondre à cette question. Les plans sont à Paris. Et je doute qu’on puisse les faucher une seconde fois parce que si ceux qui en ont la responsabilité ne mobilisent pas une partie des réservistes pour les garder, c’est qu’ils sont tellement crétins qu’à côté d’eux votre copain à la gueule plate passe pour Michel-Ange.
Else fait la grimace.
— Oui, ma tendre amie, c’est du tordu pour toi. Avec tout le pognon que tu as engagé pour fréter cette expédition, tu aurais mieux fait de t’acheter une épicerie fine et de vendre honnêtement du pain d’épices et des bouteilles de Marie Brizard pendant que tu es assez belle pour attirer le client. Fais-toi une raison. En somme, ç’aurait pu être plus moche.
Elle me toise méchamment.
— Que veux-tu dire ?
— Ceci, il me manque le code que vous-même recherchiez, il n’a pas grande importance en lui-même, mais le gouvernement français préférerait qu’il ne traîne pas n’importe où. Donnez-moi des tuyaux sur la façon de le récupérer et j’oublie vos sales combines ; sinon, je vous fais tous arrêter et si vous ne connaissez pas les geôles italiennes, vous en saurez long sur la question d’ici peu de temps.
Le Billy part d’un grand rire.
— Sans blague, tu te crois où, dis, poulet ? Qui c’est qu’est au bout de mon pétard ?
— Il a raison, remarque Else, tu te prends trop pour un caïd, San Antonio. Tu devrais comprendre, avec ta psychologie coutumière, qu’une femme déçue aime à se venger. Tu m’as tué trois hommes, tu as fait échouer une entreprise qui, comme tu le fais remarquer, m’a coûté beaucoup de temps, de patience et de fric. Tout ce qui me reste, c’est la satisfaction de me payer sur ta peau. Et je ne vais pas m’en priver. Pour commencer, on va faire des trucs pas drôles à cette fille pour laquelle tu m’as l’air d’avoir un fameux béguin ; ensuite ce sera ton tour et tu t’apercevras que tout ce que tu as lu sur les méfaits de la Gestapo, ce n’était que de la littérature rose comparativement à ce que tu subiras.
À ce moment, j’éternue et je fais le type embêté parce qu’il a besoin de se moucher ; je fouille dans ma poche comme pour chercher mon tire-gomme. Ces préparatifs afin que le geste de mettre ma main à cet endroit ait l’air naturel.
Il est, à mon avis, grand temps d’essayer quelque chose. Je croise les jambes afin de remonter le canon de mon pistolet. Je vais tirer au jugé, à travers mes fringues, sur Billy, puisque c’est lui qui tient un pétard. Je calcule bien. Je ne veux pas le buter parce que je n’aime pas liquider un type en douce. Je vais essayer de l’avoir à l’épaule. Doucement, je relève le cran de sûreté. Je presse sur la détente.
Ça ne fait pas un gros bruit, les assistants sont éberlués de voir Billy se renverser en hurlant.
— Mettez-vous à plat ventre, crié-je à Jeannine ; il va y avoir un bombardement.
En effet, Bruno réagit sec. Le 9 mm de Sorrenti, tourné dans ma direction, crache épais. Heureusement les balles passent au-dessus de ma tête, car je me suis laissé tomber à genoux et c’est le pauvre Billy qui trinque une fois de plus. Il est couché, tout dégoulinant de sang, en travers de son siège, tandis que sa rouquine hurle comme un remorqueur qui réclame le passage à l’écluse.
Je coule un regard à Jeannine, ça se passe bien de son côté. Elle m’a obéi et elle est ratatinée derrière le dos d’un canapé.
Je vise Bruno à la main et je tire, il pousse un cri, son pistolet tombe sur le tapis.
Else qui n’était pas armée lorsque nous sommes venus roule des yeux fous.
— Les bras en l’air tout le monde ! hurlé-je. Tu vois, Bruno, que mes pièces à moi comportent toujours trois actes. J’en ai ma claque de vos simagrées. Je veux le nom du gars qui possède le plan, pas seulement pour le lui reprendre, mais pour lui régler son compte car c’est lui qui a descendu mon copain le consul. Je vais vous le demander séparément. Toi, la rouquine, as-tu quelque chose à dégoiser ?
Elle secoue la tête éperdument. Cette fille, la chose est claire, n’est qu’une poule à la remorque d’un membre du gang.
— Bon, tu ne sais rien. Alors, toi, Else ?
— Tu peux crever, flic.
Elle me sort une foule d’épithètes peu convenables. Je préfère n’y pas prêter attention, je me tourne vers Bruno.
— Mon pauvre vieux, nous allons être obligés de reprendre notre conversation d’Il Capitello. Parle ou je recommence mon feu de barrage et ce sera encore de la légitime défense dans mon rapport.
Il balbutie je ne sais quoi ; cette fois il est vidé.
Je me fais plus pressant, alors il se décide.
— Ça va, je vais vous dire.
— Tais-toi, ordonne sourdement Else. Espèce de sale dégonflé.
— Mais, Else…, proteste-t-il.
— Suffit. Tu es une pauvre larve.
Je m’impatiente.
— Écoute, Else, tu as certainement raison en ce qui concerne ta façon de juger ton galantin, mais ne lui coupe pas toujours la parole car vous en pâtirez l’un et l’autre.
Elle a l’air complètement folle, ses yeux lancent des éclairs. Brusquement, elle se jette par terre et pique une crise de nerfs, mais quand je m’aperçois que c’est du flan et qu’elle n’avait comme but, en agissant ainsi, que d’attraper le fameux 9 mm sur le tapis, c’est un peu tard car elle le tient en main et le vide consciencieusement sur Bruno.
— Garce, hurlé-je, tu es le plus beau résidu de salope que j’aie jamais rencontré.
Elle ricane, allongée devant le corps de l’Italien. Je vois le canon du pistolet se diriger vers Jeannine. La lutte se passe à même le plancher. Si elle tire, ma petite môme de Jeannine va déguster car elle est toujours à plat ventre derrière le canapé. Or, celui-ci est surélevé d’une vingtaine de centimètres.
Je me précipite et je ne sais pas ce qui se produit, mais Else pousse une plainte sourde et devient toute molle. Sans doute ai-je heurté son bras au moment où elle tirait, et la balle s’est logée dans son cou, la tuant net.
Il se fait un grand silence pendant lequel on n’entend que le bruit de nos respirations oppressées et les dents de la rouquine. Enfin, je toussote un brin pour m’éclaircir la voix.
— Oh ! Oh ! Jeannine !
Elle sort de son coin un peu pâle, mais pas tellement flageolante.
— Ça y est ? demande-t-elle.
— On le dirait, comme baptême du feu, vous n’avez pas à vous plaindre.
— Mais je ne me plains pas.
— Si on allait boire un drink ?
— C’est un projet défendable.
— Et comment !
Je vais à la rouquine qui est plaquée contre le mur comme une affiche et dont le visage devient vert.
— Ma cocotte, je vais te donner le meilleur conseil qu’on t’ait jamais donné : taille-toi de ce guêpier en vitesse et ne joue plus au gangster, parce que si ça réussit quelquefois, il arrive aussi que ça se termine mal. Il y a assez de casse comme cela ce soir, c’est pourquoi je ne veux pas te créer d’ennuis. Fiche le camp le plus loin que tu pourras et tâche de te faire épouser par un bon zèbre.
Elle ne se le fait pas répéter deux fois. En un clin d’œil elle a saisi son sac à main et s’est ruée au-dehors.
J’offre mon bras à Jeannine et nous sortons.
— En somme, c’est assez maigre comme résultat.
Je ne réponds rien, je réfléchis.
Sans façon, nous empruntons la bagnole américaine de mes gangsters.
— Quelle hécatombe ! soupire Jeannine.
— Ne vous tracassez pas trop pour cela. Ils n’ont eu que ce qu’ils cherchaient. Il y a des millions de types qui marnent chez Citroën, chez Ford, dans les mines, partout, et qui sont contents de le faire. Ces gangsters appartenaient à la pire espèce de crapules. Quand un soldat dégringole, personne ne rouscaille, et pourtant le soldat n’a pas demandé à se faire démolir le gicleur à des centaines de kilomètres de son foyer, de son boulot, de ses habitudes.
— Vous avez raison, balbutie-t-elle.
— Je vais vous déposer à l’endroit où est remisée votre Talbot et je file à l’hôtel. Quant à vous, allez vous mettre au dodo chez l’ambassadeur.
— D’accord pour récupérer la voiture, mais ne comptez pas que j’aille coucher à l’ambassade.
Elle a un faible sourire.
— Je ne suis pas dans l’ambiance, ajoute-t-elle.
Je me garde d’insister.
— Très bien, alors je vais à l’hôtel, je vous retiens une piaule et je téléphone au chef de la police pour le mettre au courant de ce qui s’est passé.
J’exécute ce programme avec pourtant une variante qui est la suivante : à peine arrivé à l’Imperator, ce n’est pas une chambre que je commande, mais un triple cognac.
Après la petite séance qui vient d’avoir lieu, j’ai besoin de me faire installer le chauffage central dans le corgnolon.
Le cognac se laisse boire, au point que j’en redemande. Tout en avalant ce divin breuvage, je mets mes pensées en ordre, car elles se sont un peu mélangées ces derniers temps. Heureusement que mon ciboulot est un excellent fichier. En un clin d’œil, tout rentre dans l’ordre. À ce moment-là, je me lève et me dirige vers les cabines téléphoniques. Je sonne le chef de la police, il est à son domicile, heureusement ; en quelques mots, je lui raconte mes toutes dernières péripéties.
— Les bagarres du mont Cassino, c’était de la foutaise à côté de mes séances de nuit, conclus-je, mon cher signore, je vais très prochainement donner un récital d’écrabouillage de gueules et de torsion de nombrils au tournevis, il ne faut pas manquer ça.
Puis je change de ton et lui raconte certaines — pas toutes — de mes idées, ce qui lui fait pousser des Impossible ! Santa Madonna ! et autres exclamations qui traduisent ses sentiments.
Lorsque je raccroche, il est plus ahuri que si un train de marchandises venait de lui passer sur le ventre.
Ensuite, je téléphone à l’aéroport et j’y récolte les renseignements qui me sont nécessaires, tout va bien.
Jeannine est de retour. J’arrive derrière elle sans qu’elle m’entende et j’admire sa nuque fragile, couverte de cheveux follets. Si je n’étais pas un gnace qui a une éducation du tonnerre et qui sait se tenir, je lui collerais un mimi mouillé sur le cou qui la ferait vibrer comme une corde de violon.
Moi, le mimi mouillé, c’est pour ainsi dire ma spécialité, mon talent de société. Il y a des gens qui séduisent les femmes en leur racontant comment ils ont été opérés de l’appendicite, d’autres en leur faisant des tours de cartes, d’autres encore en leur récitant du Verlaine, eh bien, en ce qui me concerne, ce qui me gagne toutes les souris — indépendamment bien sûr de ma jolie bouillotte et de mes manières civiles — c’est le mimi mouillé.
Ne comptez surtout pas que je vous initie à cette pratique galante, vous n’avez pas des têtes à piger. Et puis, chacun se débrouille. Et plus le chacun a des trucs, plus il est marle et doit les garder pour son usage personnel.
Non, décidément, il est trop tôt pour tenter ma chance auprès de Jeannine.
Je lui mets la main sur l’épaule.
— Hello, petite fille !
— San Antonio !
Elle a dit ça si gentiment, elle a paru tellement rassurée de me voir que j’en suis remué.
— Nous allons grimper dans ma chambre pendant qu’on prépare la vôtre et nous liquiderons un petit alcool pour nous remonter. Ne me dites pas que ce n’est pas convenable, parce que ça me ferait rire et je n’en ai pas tellement envie. Et puis, par ailleurs, j’attends la visite de Sorrenti.
— Vous pensez qu’il pourra vous fournir d’autres indications ?
— Je le pense, oui.
— Espérons…
Nous montons à mon appartement et, confortablement assis dans des fauteuils, nous nous expédions du Buton ; c’est une liqueur italienne qui se laisse boire sans rouspéter.
Vers onze heures, le portier me sonne pour m’annoncer Sorrenti.
Je vais attendre celui-ci à l’ascenseur. Il arrive nippé avec une rare élégance. Il est en smoking et il sent le cuir de Russie.
— Excusez-moi, dit-il, de vous avoir fait faux bond, ce soir, mais j’avais une réunion importante à laquelle je n’ai pas pensé au moment où nous sommes convenus du rendez-vous.
Il entre et salue Jeannine très bas. Puis il enchaîne, volubile comme un joueur de bonneteau :
— Néanmoins, j’ai pu obtenir quelques indications sur les gens qui vous intéressaient. Avez-vous pu en tirer quelque chose ?
— Je comprends.
— Ah bon, soupire-t-il ; voici mes regrets apaisés. Comment cela s’est-il terminé ?
— Par un enterrement collectif.
— Non !
— Mais si.
Je lui raconte notre soirée. Il en bave des ronds de chapeau.
— Vous êtes extraordinaire !
J’ai entendu cette flatteuse exclamation tellement de fois qu’elle ne me cause plus aucun plaisir.
Je lui laisse débiter ses congratulations d’usage.
— En somme, vous avez triomphé sur toute la ligne, conclut-il.
— Oh que non, je n’ai pas encore mis la main sur le code, ni sur l’assassin du consul.
Il ouvre des yeux ronds.
— Mais je croyais, fait-il surpris, que Bruno avait fait le coup.
— Je le croyais également, mais il s’avère qu’il ne pouvait l’accomplir pour la raison excellente qu’il était dans l’avion Naples-Rome et non dans le train au moment où M. de Pival a été poignardé.
— C’est un complice, alors ?
— Je ne le pense plus. Else a eu l’air vraiment surprise en apprenant la mort de notre ami. N’est-ce pas, Jeannine ?
— J’ai remarqué cela aussi, affirme la jeune fille ; si vous tenez à avoir une opinion féminine, eh bien, je vous dis que cette femme ignorait vraiment la mort de mon malheureux frère.
Il y a un silence épais comme de la mélasse.
Sorrenti hausse les épaules.
— En tout cas, remarque-t-il, les chances de retrouver le code me paraissent bien minces maintenant que toute la bande est anéantie. Car ils ont dû les cacher soigneusement.
Je fais quelques pas dans la pièce.
— Ils ne l’avaient pas.
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Qu’en concluez-vous alors ?
Je le regarde.
— Et vous ?
— À vrai dire, je ne sais plus que penser.
— Bast, ça s’arrangera, je suis optimiste avant tout, assuré-je. À propos, je vous remercie pour votre pistolet.
Je fouille ma poche et sors l’arme.
— Je vais vous rendre ce joujou.
Sorrenti esquisse un geste de refus.
— Gardez-le, il peut vous être utile.
— … Mais, et vous ?
— Oh moi, sourit-il, en dégainant dessous son bras un Smith et Wesson à long canon, je suis paré.
Je pousse un sifflement admiratif.
— Bigre, dis-je en m’emparant de son arme, vous donnez dans l’artillerie lourde.
Brusquement, l’éternel sourire qui voltige sur les lèvres de Sorrenti disparaît, il vient d’avaler comme un comprimé d’aspirine et il fait la grimace, ce changement de physionomie a une cause et la voici : je tiens un pistolet dans chaque main et les deux canons sont braqués sur son estomac.
— Dis donc, Sorrenti, si on parlait à cœur ouvert ?
Jeannine pousse une exclamation de surprise.
— Que faites-vous ? s’exclame-t-elle.
Je lui réponds âprement, sans quitter Sorrenti du regard :
— Mon boulot, petite fille. N’ayez pas peur, je ne suis pas dingue.
— Mais… mais…, bêle le Rital, signore, c’est une plaisanterie.
— Tu trouves qu’en ce moment j’ai la touche d’un gars qui va acheter du fluide glacial et un briquet farce pour rigoler en société ?
— Mais, signore, je ne comprends pas.
— Ah, tu ne comprends pas, eh bien, le signore va éclairer ta lanterne, mon salopard, et puis il te fera bien d’autres trucs par-dessus le marché. Le signore, vois-tu, n’est pas la moitié d’une gonfle, Dieu merci, la fée qui distribuait la jugeote et l’imagination n’est pas allée aux bains turcs lorsque ça a été le tour du signore de recevoir sa part.
Je m’assieds sans cesser de le tenir en respect.
— Je vais te raconter la vérité, telle que je l’ai reconstituée dans ma caboche en nickel-chrome. Lors de notre premier entretien dans le bureau du chef de la police secrète, tu m’as dis très franchement ce que tu savais, car tu n’avais pas pris le temps de réfléchir. Mais lorsque j’ai été parti, il t’est venu une idée. Tu t’es dit que le type qui aurait les plans dans sa poche pourrait faire le blé qu’il voudrait, alors comme tu savais que j’attendais les photos de Tacaba pour rendre visite au bistrot que tu m’avais indiqué, tu as remué le panier au photographe de l’identité judiciaire et tu lui as fait faire deux sortes de clichés ; primo une image du corps baignant dans son jus, secundo un portrait retapé du défunt ainsi que je l’avais demandé. Tu as pris la première photo et tu as couru chez le cafetier parce que tu voulais avoir des tuyaux sur l’affaire. Au début, le bonhomme s’est fait tirer l’oreille, mais tu lui as parlé de moi, tu lui as annoncé ma visite et tu l’as terrorisé en lui faisant voir sur la photo comment je traite les bonshommes qui ne sont pas de mon avis. Alors, le type a eu vachement les jetons et il t’a proposé une tractation : il te remettait le code et tu l’innocentais. Cette proposition t’allait au poil, tu n’en espérais pas tant et tu as dit gi-go. Le couillon t’a donné le code, je me demande comment il se trouvait en sa possession, je suppose toutefois que, servant de Q.G. au gang dont il faisait partie, il avait exigé de sérieuses garanties. Enfin peu importe… Seulement, une fois que tu l’as eu, tu t’es dit que j’allais rappliquer avec mes grands pieds… Pour que tu puisses mener ton affaire à ta guise, tu as séché le copain.
Je m’interromps, Sorrenti est un peu moins pâle qu’une olive. Ses lèvres sont de la couleur de son plastron.
— C’est faux ! C’est faux ! glapit-il. Signore, vous plaisantez.
Je m’approche et lui colle un coup de genou dans le bas-ventre pour le faire taire et lui prouver que je suis on ne peut plus sérieux.
Pour avoir la main libre, je lance un des revolvers à Jeannine en lui disant de le mettre hors d’atteinte de Sorrenti. Après quoi je fouille ce grand délabré. Dans son portefeuille de croco, je trouve le code.
— Et ça, mon grand ?
Il ne dit plus rien, il a la bouche ouverte et les yeux fixes.
— Parlons maintenant de la suite. Le gamin t’apporte mon mot. Soucieux de montrer ton zèle, tu te radines presto au volant de ta calèche, tu arrives au moment où Else et ses gars m’embarquent dans leur voiture.
« Décidément, le hasard travaille pour toi, tu n’as plus qu’à les suivre, ils vont te conduire jusqu’aux fameux plans. Et tu les suis jusqu’à la côte où tu les vois monter et me monter à bord de leur caravelle. Là tu es déconcerté, tu ne peux en effet faire donner la police comme tu l’aurais fait s’il s’était agi d’un repaire fixe, et à la faveur de l’arrestation étouffer les documents. Tu reviens à Rome. Tu prends les seules dispositions qui te soient permises. Comme tu es un flic plus ou moins vrai, mais un authentique forban et que tu règnes sur la pègre, tu préviens tous les indics des ports d’avoir à guetter l’arrivée possible du barlu. C’est ainsi que tu apprends que le bateau d’Else croise du côté de Napoli. Tu rappliques sur place et tu attends après avoir mobilisé la racaille de l’endroit pour surveiller la côte. De la sorte, tu apprends mon arrivée chez le consul où j’ai été conduit par un pâle voyou.
« Tu comprends que j’ai mis la main sur les plans, lorsque tu t’aperçois que le consulat est surveillé par les gens d’Else. Rien n’est perdu. Il s’agit de faire vite et de profiter de l’occasion. Tu nous suis jusque dans le train, assez prudemment, puisque je te connais ; justement parce que tu te dissimules, tu ne t’aperçois pas de ma fugue.
« En cours de route, tu te décides à jouer ton va-tout. Il n’y a plus que le consul dans le compartiment. Tu en déduis que je suis redescendu parce que je m’étais aperçu que Bruno me suivait et que j’ai remis les plans à mon compagnon, alors tu l’as buté, ordure. Sitôt de retour à Rome, tu as fait rechercher Bruno et Else puisque tu avais leur signalement et c’est toi qui leur as envoyé un mot pour leur dire de venir à Il Capitello. Tu voulais te débarrasser des uns et les autres en nous mettant en contact. C’est pour ça que tu n’es pas venu.
Je le regarde comme je regarderais une araignée.
— J’ai téléphoné à l’aéroport tout à l’heure. Je voulais vérifier si Bruno avait bien pris l’avion, il n’avait pas menti. Par la même occasion, j’ai fait demander si on trouvait ton nom, sur les parcours aller de ces derniers temps, et on m’a appris que tu t’étais envolé pour Naples, le lendemain de mon kidnapping.
Je regarde l’heure.
— D’ici dix minutes, ce sera plein de flics ici. J’ai mis au point ton arrestation. Auparavant, je vais te corriger un brin.
Je tends mon second pistolet à Jeannine et je pose ma veste.
Sorrenti est pantelant.
Afin de le ravigoter, je lui mets un direct du gauche sur le nez ; le sang jaillit comme le pétrole d’un pipe-line. Je poursuis par un doublé aux tempes. Alors il se réveille et s’avance sur moi. Il esquisse savamment un uppercut et me refile un coup de pied au foie qui me fait tousser.
Cette fois j’y vais de bon cœur. Il en prend de partout. Mes bras bougent comme vibre la corde d’un violon. Il s’accroupit. Je vais pour le finir d’un coup de savate au front, mais il m’attrape le pied et je bascule. Il est sur moi tout de suite et me tient les bras plaqués au sol. Je lui fais un ciseau et nous nous neutralisons. Comme pour les journaux concurrents, c’est celui qui tiendra le plus longtemps qui gagnera. D’un effort terrible, je le renverse, il me lâche.
Nous soufflons un instant comme des phoques et soudain, un frisson me court dans le dos, Sorrenti a un couteau à la main. Je ne sais où il l’avait planqué, mais il s’est débrouillé pour le sortir au bon moment.
Dans une seconde, il va le lancer, et je suis dans un coin de la pièce où il n’y a pas de meubles derrière lesquels je pourrais me protéger.
Pan, pan, pan !
Trois coups comme au théâtre. Je vois fumer le Smith et Wesson dans la main de Jeannine.
— Alors, Jeannine, m’exclamé-je, on se met au boulot ?