Ah ! mes enfants ! Vous parlez d’un roupillon… Je crois que si ma blessure ne m’avait pas fait des misères, j’aurais dormi jusqu’à ce qu’on ait transformé le pont transbordeur en épingles de nourrice. Lorsque je reprends conscience, avant même d’avoir ouvert les yeux, j’ai l’impression d’une présence dans ma chambre. Je tourne la tête, et qui est-ce que j’aperçois, assise dans un fauteuil ? Ma gosse blonde, Julia.
La mignonne s’est assoupie. Je regarde son corps abandonné dans le sommeil et je me sens tout chose. Sa poitrine se soulève régulièrement. Croyez-moi, cette petite a tout ce qu’il faut pour s’embaucher comme mannequin rue de la Paix. Il faudra que je lui en touche deux mots. Je suis tout attendri par ses cheveux blonds. Ne riez pas, mais je vous assure qu’elle a l’air d’un ange.
De se sentir examinée, ça la réveille. Elle bat des paupières à son tour et me sourit.
— Jour, gazouille-t-elle.
— Bonjour, ma chère fée, pouvez-vous me dire ce que vous fabriquez dans ce fauteuil au lieu d’être dans votre chambre ?
— C’est à cause de votre blessure…
— Quoi, ma blessure ?
— Vous savez que j’ai la chambre voisine de la vôtre. Vers cinq heures, j’ai cru vous entendre gémir et je suis venue. Vous rêviez seulement. La fièvre sans doute. J’ai remarqué que votre blessure saignait beaucoup, alors je suis allée à la pharmacie de nuit d’à côté pour acheter de la gaze.
Je regarde mon bras, et je vois qu’en effet, il est aussi volumineux qu’un traversin. Julia, sans que je m’en rende compte, a entortillé de la gaze autour.
Tout est O.K. Le pansement a fait tampon.
Un élan de gratitude me chatouille l’aorte.
— Vous êtes une fille épatante, Julia !
Elle hausse les épaules.
— Ça va, commissaire, ne parlons plus de ça.
— Ne m’appelez pas commissaire !
— Vous préférez San Antonio ?
Je ne réponds rien, je la regarde, et c’est un spectacle aussi saisissant que le mont Blanc !
J’allonge mon bras valide en direction du fauteuil, en priant les Dieux qu’il soit assez long pour attraper celui de Julia. Les Dieux m’exaucent. Je saisis une manche à l’intérieur de laquelle se trouve le plus beau bras du monde. Je le tire à moi, le reste suit.
Je ne sais comment la chose se produit, mais en moins de temps qu’il n’en faut pour dire bonjour à sa belle-mère, je sens deux lèvres tièdes sur les miennes.
Je vous le répète : des gosselines, j’en ai connu des paquets, et si toutes celles à qui j’ai fait le grand jeu venaient se faire offrir l’apéritif, il faudrait mobiliser tous les garçons de café de Paris pour les servir ; mais pour celle-ci, c’est différent. Je reçois la grande secousse et je comprends enfin ce que c’est que le coup de foudre.
Nous échangeons quelques phrases immortelles, après quoi le bon sens reprend le dessus et nous décidons d’aller déjeuner dans un des salons de l’hôtel. Je réclame du café bien noir avec des toasts et un jus d’orange. Croyez-moi, buvez des jus d’orange à jeun si vous voulez conserver l’estomac à la hauteur de votre cerveau. Car vous n’ignorez pas que tout se tient dans cette fichue machine à deux pattes qu’on appelle l’individu.
Exemple, voyez le cas d’un pauvre diable qui souffre de l’estomac. Il fait une tête épouvantable, il est triste, amer, méchant, il ne s’intéresse à rien d’autre qu’à son mal. Il est tout juste bon à faire un croque-mort. Pour mener la vie qui est la mienne, il faut éviter ces troubles idiots qui ont cependant leur importance.
Nous sommes dans une petite pièce discrète et nous faisons la dînette. Je suis joyeux comme un gosse, tout me ravit : les grandes tasses bleues, le papier jaune de la tapisserie, les bas pain-brûlé de Julia.
Ce café est extra. Le gérant de l’hôtel doit s’approvisionner directement au Brésil.
Tout en mangeant et en débitant des madrigaux, je réfléchis. C’est une vieille habitude chez moi. Quelles que soient les circonstances, il ne faut jamais s’écarter de son sujet. Le mien c’est le Colorado-Bar et son propriétaire. Tant que le mystérieux Früger sera en liberté, je ne me sentirai pas l’âme en paix.
— Qu’avez-vous donc, cher ? Vous semblez rêveur, remarque Julia.
— C’est l’amour, lui dis-je effrontément.
Elle fronce les sourcils.
— Ne vous moquez pas de moi.
Je vais pour protester de ma bonne foi, mais à cet instant le larbin vient m’annoncer que quelqu’un me demande au téléphone. Je m’excuse et emboîte le pas au garçon d’étage.
Je saisis l’écouteur qui pend au bout de son fil.
— Allô !
— San Antonio ?
— Tout juste.
— Ici, le chef de la Sûreté. Comment va votre blessure ?
— Elle va.
— Félicitations pour votre célérité. Vous avez bien travaillé.
Ici, je toussote modestement.
Le chef tartine encore pendant quelques minutes sur mes mérites. Comme ce n’est pas la première fois que je m’entends déclarer que je suis un type pas comme les autres, je me fais les ongles pendant ce temps.
— Pouvez-vous rappliquer immédiatement ?
— Chez vous, chef ?
— Oui, à mon bureau, il vient de se passer quelque chose. Je ne peux rien vous dire par téléphone. Je crois que vous n’en avez pas encore terminé avec cette affaire.
Je fais une grimace irrespectueuse à la passoire d’ébonite.
— Très bien, chef. Le temps d’achever mon café !
Allons bon… Toujours des complications surgissent au moment où l’on aimerait se laisser vivre, le ventre au soleil.
Je rejoins Julia.
— Ça ne va pas ? me demande-t-elle.
— Pas bien, non. Il faut que je coure à la Sûreté.
— Du nouveau ?
— Sans doute, je n’ai pas de précisions.
Devant sa mine dépitée je ne peux m’empêcher d’éclater de rire.
— Je n’en ai pas pour longtemps. Je vais vous envoyer chercher le dernier bouquin de Max du Veuzit, vous m’attendrez ici, bien gentiment. À midi, nous irons casser une petite croûte par là à travers et nous causerons…
— Exception faite pour le bouquin, je vous obéis, répond-elle. J’ai horreur de la littérature pour jeunes filles lymphatiques.
Je me penche sur elle et je lui offre un baiser grand format. Elle me rend honnêtement la monnaie.
Nous sommes quittes.
Le chef a une mine curieuse qui exprime à la fois le souci et la cordialité. Comme la veille, il me désigne son fauteuil pour mammouth adulte et il s’accoude à son bureau.
— Maintenant, racontez-moi vos aventures de cette nuit.
— Baudron ne vous a pas fait son rapport ?
Il esquisse un geste impatient.
— Baudron ! Baudron ! Que voulez-vous qu’il me raconte… Vous avez mené cette affaire tout seul !
J’allume une cigarette.
— Dans ces conditions, monsieur le directeur, je vais commencer par le commencement.
Très succinctement, je lui relate mes faits et gestes depuis que je suis sorti de son cabinet hier matin. Il se marre lorsque je fais allusion aux cognacs que je me suis expédiés ; fronce les sourcils et m’examine curieusement quand je lui raconte la mitraillade et tressaille d’aise au moment où je retrace mon plongeon de la falaise.
— Extraordinaire, murmure-t-il, vous êtes un homme de légende. Vous feriez la fortune d’un romancier populaire.
— Peut-être bien que j’écrirai tout ça un jour.
— Je vous le conseille, et l’éditeur qui vous signera un contrat ne s’embêtera pas. Maintenant, à mon tour de prendre la parole. Savez-vous ce qui est arrivé à Batavia ?
— Il lui est arrivé quelque chose ?
— Ce matin, pendant qu’on le transférait à la prison, il a été abattu d’une rafale de mitraillette. Ça s’est passé au moment où on le faisait descendre du panier à salade. Une traction noire est arrivée en trombe et a ralenti. Un type au visage dissimulé par un foulard a sorti son outil par la portière. Il a tiré en l’air pour faire comprendre aux gardiens qu’ils devaient se planquer et il a fichu seize balles dans la carcasse de Batavia. Un as !
Je pousse un sifflement admiratif.
— Alors, questionne mon interlocuteur, que pensez-vous de cela ?
— Ce que vous en pensez vous-même. Le réseau d’espionnage paraît bien organisé. Et le type qui le dirige n’est pas un des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Il est déjà au courant de l’algarade de la nuit et, sachant Batavia entre nos mains, il a jugé plus prudent de le supprimer.
— Comme je vous l’ai déclaré au fil : votre travail continue. Maintenant la piste est décelée, il faut lever le lièvre, mon cher San Antonio.
— Avez-vous des nouvelles des complices ?
— Aucune. Malgré toutes les dispositions que nous avons prises, ils n’ont pu être appréhendés.
Je me lève d’un bond.
— Renforcez les barrages ! Faites perquisitionner dans les hôtels, dans les bars… Doublez les guetteurs aux environs du Colorado et de la villa de Batavia. Mettez Marseille en état de siège si vous voulez, mais attrapez-moi un des types. Je ne vous en demande qu’un, c’est très important.
— Évidemment, mais puis-je vous demander si vous attachez à ces captures un intérêt particulier ?
— Tout ce qu’il y a de particulier.
— Le fond de votre pensée ?
J’ai un mouvement agacé dont le directeur ne s’offusque pas trop.
— Elle n’a pas de fond. Je vous expliquerai mon plan en temps utile.
Il se frotte les joues.
— Ah ! parce que vous avez un plan ?
— Et comment !
— Eh bien, bonne chance !
Je quitte la Sûreté et me rends au bar-tabac le plus proche. Là, je choisis une belle vue de la mer et je l’envoie à Félicie avec quelques mots gentils dessus. Ensuite de quoi, je rédige un rapport très bref à l’intention de mes chefs de Paris.
Je vais poster tout ça et je regagne mon hôtel.
Je trouve la môme Julia derrière un hebdomadaire. Elle me dit qu’elle vient de lire que Jean Marais va peut-être se marier. Et moi je ne me gêne pas pour lui avouer que cette nouvelle me laisse aussi froid qu’une couleuvre qui serait enfermée dans un Frigidaire depuis l’Armistice.
— Bon, déclare-t-elle. Je vois que vous n’êtes pas mondain. Pourquoi, darling, avez-vous ce regard de renard naturalisé ?
En deux mots, je lui apprends le décès mouvementé de Batavia. Elle semble médusée.
— Est-ce croyable ! murmure-t-elle en secouant ses boucles blondes… Dans quel guêpier avais-je porté mes pieds ?
Je la questionne sur ses relations avec la bande.
— Oh ! Relations est un gros mot ! À mon arrivée à Marseille, une amie m’a emmenée au Colorado et m’a présentée à Batavia. Celui-ci a été très gentil.
Je fronce les sourcils.
— Allons, gros méchant loup, sourit-elle, ne faites pas cette tête. Je vous jure qu’il s’agissait d’un simple ami. Quelques cocktails, quelques tangos… Des blagues à la graisse d’oie… c’est tout. Quand il a su que je cherchais un appartement en sous-location, il m’a dit qu’il avait mon affaire car, justement, un ami à lui séjournant à l’étranger lui avait demandé de sous-louer sa villa pendant son absence, afin d’éviter qu’elle soit réquisitionnée…
— Je saisis, lui dis-je, c’était plus prudent à cause des pigeons.
— Les pigeons ?
— Vous ne savez pas, peut-être pas, qu’il y a un colombier dans la propriété que vous habitez ?
— Si !
— Et vous ignorez qu’il s’agit de pigeons voyageurs ?
Elle ouvre la bouche tant son étonnement est vaste.
— Des pigeons voyageurs ! s’exclame-t-elle.
— Yes, darling ! Et qui est-ce qui s’en occupait ?
— Le jardinier. Vous le savez, j’étais en sous-location provisoire, je ne m’occupais pas de l’entretien de la baraque.
Je lui demande l’adresse du jardinier et je note celle-ci sur mon agenda de poche en me promettant d’aller demander des conseils au bonhomme en ce qui concerne le repiquage des épinards.
J’attrape Julia par un bras et je l’entraîne jusqu’au restaurant le plus proche où je nous commande des steaks aussi larges que le postérieur d’une couturière.
Ma compagne se met à manger d’aussi bon appétit que moi. Comme mon bras me fait un peu souffrir, c’est elle qui découpe ma viande. Pour un peu elle me donnerait la becquée. Je lui souris, mais tout en lui souriant et tout en dégustant mon steak je pense à elle, ou plutôt à nous.
Je me dis que les choses ont changé d’aspect. Tant que je croyais l’affaire terminée, je pouvais m’offrir une escapade avec une poulette. D’autant que j’estimais ce genre de divertissement mérité ; mais maintenant, il y a fausse donne. L’enquête continue et, dans ce genre d’exercice, la belle Julia m’est à peu près aussi utile qu’un motoculteur. Il s’agit de lui expliquer la chose avec tact. Pour le tact, on peut se fier à moi. J’y vais de ma petite romance. Heureusement, cette gamine a plus de jugeote que tout un Conseil d’État ; elle se rend à mon raisonnement sans discussion.
— Oui, murmure-t-elle, tristement. Je comprends bien qu’une femme ne puisse partager les occupations d’un garçon comme vous. Je serais un poids mort pour vous, en restant ici. Je vais retourner quelque temps à Nice, chez mes parents. Si vous avez envie de me voir, vous n’aurez qu’un geste à faire.
Je saute sur sa décision à pieds joints.
Pour la récompenser, je me penche en avant, par-dessus la table. Comme elle n’est pas paresseuse, elle se penche aussi, si bien que nous nous rencontrons juste à l’endroit qu’il faut.
L’après-midi, j’accompagne Julia à la gare Saint-Charles. Nous nous livrons la grande scène des adieux. Heureusement, Félicie met toujours une demi-douzaine de mouchoirs propres dans ma valise. J’en sors un de ma poche pour essuyer les larmes de ma douce amie et un autre pour agiter au moment où le train s’ébranle.
Dans l’existence, il faut toujours être correct.
Je profite de ce que je suis à la gare pour mobiliser un taxi, car je vais avoir pas mal de courses à faire dans un laps de temps assez court.
Pour commencer, je me fais conduire au Colorado. Comme je l’espérais, la boutique est fermée. J’aperçois, dans les parages, quelques bonshommes qui examinent les étalages avec une innocence qui sent son flic de très loin. Je m’approche de l’un d’eux et lui colle mon insigne devant le nez.
— Écoutez, dis-je, c’est moi qui suis sur l’affaire que vous savez. Avez-vous vu entrer ou rôder un quidam depuis votre faction ?
Il secoue la tête.
— Non, monsieur le commissaire.
— Eh bien, continuez à ouvrir l’œil.
Je passe par l’allée et me voici dans une cour obscure, sur laquelle s’ouvrent plusieurs portes. Je me repère. L’entrée de service du bar doit être la première à droite. Je sors un petit outil de ma poche et je me mets au boulot. Cet instrument, je ne l’ai pas inventé et celui qui l’a mis au point a oublié de le faire breveter. Maintenant c’est trop tard pour qu’il y pense, parce qu’à l’heure où je vous parle il habite une boîte en sapin dans un coin du cimetière des condamnés à mort. En tout cas, son outil est épatant ; en quelques secondes, la serrure Yale m’obéit et j’entre dans la forteresse.
Le silence et l’obscurité sont souverains. Je tâtonne pour trouver le commutateur. Je le trouve. La lumière jaillit. Je ne m’étais pas trompé : je suis dans les cuisines de l’établissement. Tout est en ordre. J’inspecte les lieux : il n’y a personne, comme vous le pensez. Je traverse le bar et je pousse une petite porte discrète qui s’ouvre dans un grand motif de tapisserie exotique. J’accède à un bureau exigu, meublé élégamment. Je me précipite sur les tiroirs comme un pickpocket sur le tronc des écoles laïques, et je fouille dans les papiers qui s’y trouvent avec une rare délectation. Mais mes recherches sont vaines. Je ne retrouve que des factures de marchands de spiritueux, des catalogues, des indices de prix, des notes de gaz et d’électricité, des feuilles de paie, des livres de comptes, en un mot toutes ces paperasses inhérentes à l’exploitation d’un commerce de ce genre. Rien qui soit une indication sur la personnalité du propriétaire. Je crois que si je visitais le musée de l’Armée j’en apprendrais aussi long que dans cet établissement fermé.
Je m’apprête à filer lorsqu’il me vient une idée qui vaut son pesant de cognac. Je vais à l’appareil téléphonique situé à côté du comptoir et je l’examine. J’ai mis dans le mille : c’est un simple appareil intérieur, sans cadran, qui dépend de celui du sous-sol. À ce moment-là un petit déclic se fait sous mon cuir chevelu. Je revois Batavia en train de téléphoner la veille au soir tandis que j’attendais Su-Chang. Puisqu’il est allé à cet appareil, c’est donc que quelqu’un lui téléphonait d’en bas. Or, comme il a quitté le bar aussitôt après, en compagnie de ses acolytes, pour organiser sa partie de mitraillette, tout me porte à croire que quelqu’un lui a donné, à cet instant-là, l’ordre de nous organiser une croisière pour le paradis, au Chinois et à moi. Je décroche et dépose l’appareil sur le comptoir. Après quoi, j’attache ma montre à l’émetteur.
Puis je descends à l’étage inférieur et je pénètre dans la cabine téléphonique. Je porte l’écouteur à mes oreilles en le saisissant délicatement, et j’écoute. Mon raisonnement s’avère exact car j’entends le faible tic-tac de ma breloque. Donc il suffit de décrocher les deux appareils pour être en contact.
Je prends mon canif et je tranche le fil téléphonique au ras de l’écouteur, après quoi j’enveloppe celui-ci dans mon mouchoir et l’enfouis dans ma poche.
Mon chauffeur est toujours là. Il bouquine Oh ! Un magazine rempli de choses passionnantes. Je lui tape sur l’épaule :
— À la morgue !
Il sursaute, parce que, justement, il lisait un conte policier.
— Hein !
— À la morgue !
Il démarre. Décidément, je passe ma vie dans ce Frigidaire. Le gardien me reconnaît aussitôt. Les flics ont dû l’affranchir.
— Alors, monsieur le commissaire, me dit-il, vous m’avez envoyé des clients… C’est gentil.
Je ne souris pas en entendant ces facéties de garçon de bain.
— Dites-moi, mon vieux, vous devez avoir les fringues du Chinois.
— Justement, approuve-t-il, on m’a téléphoné de la Sûreté de les tenir à votre disposition.
Il m’entraîne dans une salle qui sent le désinfectant et la crasse en conserve. Il saisit un paquet ficelé dans un casier et le défait sur une table. Je fouille les poches des pauvres nippes de Confucius.
— C’est déjà fait, me dit le gardien. Tous les objets qu’il portait sur lui se trouvent dans ce petit sac de toile.
Je vide la pochette sur la table. Elle contient un briquet, un paquet de Lucky, une chevalière en or, un crayon, un carnet de tramway, un mouchoir et un trousseau de clés. J’attrape les clés et les envoie rejoindre l’écouteur téléphonique dans ma poche. Je fais un petit salut de la main au gars du Frigidaire et je vais rejoindre mon chauffeur.
— Cette fois à la Sûreté !
Arrivé devant l’entrée de la grande maison, je me précipite dans le couloir. Je demande le bureau de Favelli, que je n’ai pas encore vu. Il s’y trouve en compagnie de Baudron. C’est un petit Corse à l’air pas commode et qui a les épaules aussi larges qu’un bahut normand. Baudron fait les présentations.
— Très heureux, me dit Favelli. Alors, où en êtes-vous ?
Je vide le contenu de ma poche droite, et tends l’écouteur téléphonique à mon collègue.
— Faites relever les empreintes qui se trouvent là-dessus et vérifiez aux dossiers si, par hasard, vous ne connaissez pas leur propriétaire.
Je m’assieds sur un coin du bureau.
— Entendu !
— Avez-vous du nouveau au sujet des trois loustics de la falaise ?
— Peut-être bien que oui, et peut-être bien que non, gouaille-t-il.
J’attends ses explications.
— À deux kilomètres de l’endroit où vous avez failli vous faire assaisonner, poursuit Favelli, se trouve un petit embarcadère appartenant à un club. Dans cet embarcadère se trouvent des hangars nautiques abritant des canots à moteur. Or, cette nuit, la porte de ces hangars a été fracturée et une des embarcations volée, vous pigez ?
— Très bien. Il y avait beaucoup d’essence à bord ?
— Suffisamment pour permettre à ces crapules de filer. Ils ont dû gagner un point de ralliement quelconque sur la côte et se planquer.
Nous échangeons quelques mots sur le boulot et je m’esquive.
— Vous en avez encore pour longtemps ? me demande le type du taxi.
— Ça vous fatigue de me trimbaler ?
— Pensez-vous, patron. C’est pour savoir si je dois faire mon plein d’essence.
— Faites-le, on ne sait jamais.
Maintenant je vais interviewer le jardinier de la maison de Julia. Il ne faut rien négliger. Mais je constate une fois de plus que cette organisation est de première et que ces carnes-là ne laissent rien au hasard. Vous allez voir pourquoi.
Au moment où je sonne chez le type, un certain Mérulant, je constate que sa porte est criblée de petits trous qui n’ont pas dû être pratiqués avec un vilebrequin. Pour la deuxième fois aujourd’hui, je me sers de l’outil dont je vous ai parlé plus haut et j’ouvre. Plus exactement, j’essaie d’ouvrir car quelque chose bloque la porte. Je pousse fortement et j’entrebâille l’huis. Juste assez pour me permettre de glisser un regard à l’intérieur.
Je redescends quatre à quatre l’escalier et je saute sur mon chauffeur.
— Allez téléphoner au plus proche café, mon ami. Faites le numéro de la Sûreté et demandez le commissaire Favelli ou à défaut son adjoint et dites-leur de rappliquer dare-dare ici avec une ambulance. De la part de San Antonio, n’oubliez pas.
— Que se passe-t-il ? s’inquiète l’homme.
— Il ne se passe plus rien, dis-je.
— Mais…
— Dépêchez-vous !
Il s’exécute et trotte vers le haut de la rue où l’on aperçoit une enseigne de café.
En attendant mon monde, je m’assieds devant la porte, sur les marches d’escalier, et j’allume une cigarette. Je ne fume pas énormément, mais lorsque j’en grille une, vous pouvez croire que mon cerveau fait des heures supplémentaires.
Favelli et Baudron ne prennent pas des chaussures de scaphandrier pour arriver. Dix minutes ne se sont pas écoulées que j’entends le claquement d’une portière. Mes deux collègues apparaissent.
— Alors ? fait Favelli.
Je souris gentiment et leur donne quelques mots d’explication. Je leur révèle de quelle façon j’ai eu l’adresse du type qui s’occupait de l’entretien de la baraque et des pigeons voyageurs.
— Quelqu’un m’a devancé, conclus-je. Ce quelqu’un avait de l’artillerie plein ses mains. Il a sonné. Le jardinier ne devait pas appartenir au gang ; comme il avait lu les journaux du matin il se méfiait et a demandé l’identité de son visiteur. Alors ce dernier lui a répondu à coups de.38. Voilà l’histoire.
— Sapristi ! s’exclame Favelli. À ce train-là, il ne restera bientôt plus personne à Marseille.
Nous achevons d’ouvrir la porte et nous examinons le locataire. Le pauvre colombophile est allongé sur le carrelage de son vestibule et il est plein de trous, comme un fromage de gruyère.
Mon type de la morgue va démissionner ou embaucher du personnel si on continue à lui expédier des cadavres.
— Avec vous, au moins, on est sûr d’obtenir de l’imprévu, affirme Baudron.
Nous appelons les deux gardes qui sont sur le palier avec leur civière. Ils chargent le défunt et l’emportent. Nous les suivons. Parvenu dans la rue, je règle mon taxi en le remerciant pour ses bons et loyaux services. Puis je cligne de l’œil à l’intention des collègues.
— Laissons monter les gardes devant, leur dis-je, et installons-nous à l’arrière.
Ils obéissent, assez éberlués je dois l’avouer.
Quand nous sommes accroupis à côté de la victime, je leur fais part de mon projet, car je ne vous en ai pas encore parlé, mais j’ai une idée, et elle me paraît excellente.
Je les initie rapidement.
— Pour attraper les écrevisses, leur expliqué-je, on met dans les « balances » des têtes de mouton ; j’ai bien envie de jouer à la tête de mouton.
— Apprenez-nous, fait Favelli, nous pourrons faire une partie.
Je poursuis :
— Ça se joue tout seul, comme le bilboquet.
Je me penche sur le cadavre. Malgré ma répugnance, je lui ôte sa veste perforée et je la revêts après avoir quitté la mienne. Le hasard est gentil puisqu’il a permis que nous soyons de la même taille tous les deux.
Je regarde mes voisins et je m’aperçois qu’ils ouvrent des yeux… mais des yeux, comme si un crocodile se mettait à leur réciter les fables de La Fontaine.
— Maintenant, dis-je, c’est moi la victime. Nous allons mettre ce type par terre et le dissimuler sous cette bâche qui doit, du reste, ne servir qu’à ça. Ensuite, je prendrai sa place et vous me débarquerez à l’hosto. Auparavant Favelli ira affranchir le médecin-chef. Vous saisissez ?
— Heu… Non…
Ils ont répondu avec un ensemble parfait.
— C’est cependant très simple.
Je frappe pour avertir les gardes. L’un d’eux fait coulisser la vitre.
— À l’hôpital, ordonné-je.
Le moment est venu de discuter sérieusement. Je dévoile mes batteries à mes collègues de la Sûreté.
— Vous allez annoncer à la presse que le gang des espions a essayé de buter le jardinier. Vous m’entendez : a essayé. Vous ajouterez qu’ils ne l’ont pas eu complètement et que, bien qu’il ne puisse parler tout de suite, les jours du bonhomme ne sont pas en danger. Nos gaillards auront la frousse.
— Vous en êtes certain ? interroge Baudron.
— Dame, réfléchissez un peu : s’ils l’ont abattu, c’est qu’ils le jugeaient dangereux pour leur sécurité.
— En effet.
Je continue :
— Ils ne peuvent être absolument certains qu’il soit mort puisqu’ils lui ont tiré dessus à travers la porte. Donc votre déclaration ne sera pas mise en doute. Ils n’auront à ce moment-là qu’une idée : achever le jardinier avant qu’il ait repris connaissance. Pour cela, ils se manifesteront d’une manière ou d’une autre et ce sera à nous de sauter sur l’occasion.
— Magnifique ! trépigne Baudron.
— Mais très dangereux, souligne Favelli.
Je le rassure.
— Croyez-moi, collègue, j’en ai vu d’autres… Et je suis toujours là.
— Il faut une fin à tout, soupire le commissaire.
Je ricane :
— Vous allez me faire pleurer.
Tout se passe comme je l’ai décidé. Arrivé dans la cour de l’hôpital. Favelli s’éclipse. Pendant son absence je parfais ma petite mise en scène. Pour cela je défais mon pansement et me macule le visage avec mon sang. Comme, avec ces péripéties à la Nick Carter, je n’ai pas eu le temps de me raser, je donne exactement l’impression que je veux donner. Pour parfaire l’illusion, j’ébouriffe mes cheveux et me convulse le visage. Tant et si bien que lorsque Favelli revient, il a un haut-le-corps en m’apercevant.
Deux infirmiers me coltinent dans les étages, on m’allonge dans un bon lit chouettement rembourré.
Le médecin-chef soigne ma blessure du bras. Je lui souffle quelques mots pour achever son éducation et il incline la tête en guise de réponse. Cet homme-là saisit rapidement ce qu’on attend de lui.
Enfin on me laisse.
Avant de quitter la chambre, Favelli me donne un aperçu des précautions qu’il va prendre pour garantir ma sécurité. Il y aura tout d’abord une demi-douzaine de poulets chez le concierge, afin de surveiller les entrées, puis deux autres, déguisés en infirmiers, dans le service.
Il me semble que c’est O.K.
Je me dis que j’ai la nuit devant moi, puisque les journaux ne paraîtront que demain matin. Je peux donc me laisser dorloter jusqu’à l’aurore.
Une bonne sœur m’apporte une raie au beurre et des endives en salade. Je me tape le tout et je lui demande si, des fois, il n’y a pas, dans cet hôpital, d’autres alcools que ceux qui servent à nettoyer les bistouris. La petite sœur sourit et revient avec un flacon de Cointreau. C’est un peu faiblard comme digestif, mais je m’en introduis tout de même une vingtaine de centilitres dans l’estomac.
Et maintenant, je pourrais peut-être en écraser, non ?
Une aube maussade blanchit les vitres dépolies. Je viens de m’éveiller. L’hôpital est silencieux. Par l’imposte de la porte, je me rends compte que les lampes veilleuses du couloir sont toujours allumées.
Je réfléchis. En ce moment, les voitures des messageries sillonnent les rues à toute vitesse pour livrer les journaux. D’ici une heure, les canards de la cité phocéenne seront sur tous les loquets de porte. J’ai le temps.
Je me mets en boule dans mon dodo et je m’offre un petit supplément de sommeil. Dormir ! C’est la meilleure façon de passer le temps agréablement. À moins, évidemment, d’avoir à côté de soi un beau brin de pouliche comme Julia.
Ah ! la belle gosse. Il faudra que j’aille lui rendre visite à Nice, avant de regagner Paris. Lorsque, bien entendu, mon enquête sera terminée.
En attendant, je me mets à rêver à elle… Elle est dans un grand jardin, aussi grand que le Luxembourg. Elle ramasse des fleurs, elle en a déjà plein les bras, et elle rit et elle chante. J’en profite pour arriver. Julia laisse tomber ses fleurs et me passe ses bras autour du cou.
C’est rudement agréable de rêver ça, moi je vous le garantis ; vous vous rendez compte à quel point je possède une nature poétique ?
Un infirmier entre dans ma chambre. Après que je me suis frotté les yeux, je constate que ce garçon ressemble autant à un infirmier que moi au bey de Tunis. S’il n’est pas flic et si ses ascendants n’ont pas été flics depuis les croisades, je ne m’appelle plus San Antonio.
— Monsieur le commissaire, chuchote-t-il, quelqu’un demande à vous voir. Enfin, pas vous, mais le pseudo-blessé.
Je me mets sur mon séant.
— Quelle heure est-il ?
— Dix heures.
Bigre, mon doux rêve s’est rudement prolongé.
Je questionne :
— Qui demande à me voir ?
— Une jeune fille, elle prétend être votre nièce.
— Ma niè… Ah oui ! À quoi ressemble-t-elle ?
— Elle est très belle.
— Blonde ?
— Non, brune.
Il ajoute gourmand :
— Et les yeux bleus. Nous lui avons dit qu’elle ne pourrait peut-être pas vous voir parce que vous êtes très mal. Mais elle insiste. Elle pleure à fendre l’âme. Que faut-il faire ?
C’est précisément la question que je me pose avec acuité. De deux choses l’une, ou bien il s’agit réellement de la nièce du zigouillé et j’aurai bonne mine lorsqu’elle s’apercevra que je ne suis pas son oncle, ou bien la jeune pleureuse est envoyée par le gang pour tâter le terrain. En ce cas, il n’est pas très sain de la recevoir.
Je me décide néanmoins.
— Écoutez-moi, jeune homme. Vous allez l’amener ici. Vous lui direz que je commence à peine à reprendre connaissance. Et surtout ne la perdez pas de vue.
— D’ac…
Je tire les rideaux et asperge mon lit d’éther. Puis je m’allonge et prends une attitude ad hoc. J’ai les paupières mi-closes — ce qui est très pratique pour reluquer en douce — et le souffle court.
La porte s’ouvre. Dans l’encadrement, j’aperçois une mince silhouette. La silhouette fait quelques pas, flanquée de l’infirmier. Elle a un petit visage doux et chaviré. C’est une très belle poupée, en effet, l’infirmier-poulet s’y connaît. Pour créer l’ambiance, je me mets à prononcer des mots inintelligibles entrecoupés de râles très réussis.
Je m’attends à ce que la visiteuse proteste et clame bien haut qu’il y a maldonne et que je ne suis pas son cher vieux tonton. Mais elle se tait un long moment et semble réprimer ses sanglots. Elle s’approche du lit. Sans cesser de geindre et de bavocher je surveille ses mains… On ne sait jamais ce dont une femme est capable… Vous ne voyez pas qu’elle ait un petit stylet dans sa manche…
Puis elle ouvre les grandes eaux. Et là, j’avoue que j’admire sa technique.
— Mon oncle, gémit-elle, mon cher tati, mon bon tati.
Je ne sais pas ce qui me retient de sauter du lit et d’administrer une fessée à cette vipère. Tout ce que je pense d’elle à cet instant ne pourrait être récité pendant une cession entière de l’ONU.
En tout cas l’expérience est concluante. L’infirmier le comprend et dit à la jeune fille que c’est assez pour une première visite et qu’elle doit se tailler. Elle reviendra si ça lui chante, dans l’après-midi. Elle s’incline et part après une dernière tirade.
Dès qu’elle est au bout du couloir, je saute du lit et je bondis au téléphone.
— Passez-moi la guichetterie !
— Allô ! Le portier ! Appelez immédiatement un des messieurs qui doivent vous tenir compagnie !
— J’en suis un, répond une voix du Cantal, avec un certain orgueil bien légitime.
— O.K. Ici San Antonio. Suivez la donzelle qui est venue me voir, et ne la perdez pas de l’œil une seule seconde si vous ne tenez pas à ce qu’on vous envoie à la pêche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul poisson en Méditerranée. Compris ?
— Compris, patron !
Je pousse un soupir et fouille les poches de ma veste à la recherche d’une gitane. J’ai la nette impression qu’il y aura du nouveau d’ici peu de temps. Parce que ça ne fait pas l’ombre d’un doute que nos gaillards cherchent à s’occuper du pseudo-jardinier que je réincarne si obligeamment. Et, croyez-moi, s’ils s’en occupent, ça n’est pas pour lui procurer une situation au parc Borelli, mais bien plutôt pour lui offrir un voyage dans un patelin où les marchands de canons et les marchands de mouron sont tous copains.
Pour l’instant, il ne me reste qu’à attendre les résultats de la filature. Il y a des moments dans l’existence où il faut apprendre la patience, because c’est encore plus utile bien souvent que l’étude de la géologie.
Je dis à mon infirmier à la graisse d’oie d’aller m’acheter des magazines illustrés, malgré que je n’apprécie pas beaucoup d’ordinaire ce genre de lecture, mais enfin ces journaux-là sont remplis de belles pin-up et j’aime autant regarder leurs photos que celle d’André Gide.
Une heure passe.
Si vous n’avez pas une savonnette à la place du cerveau, vous devez vous souvenir que je suis claustrophobe, ce qui veut dire, je le répète, que je crains d’être longtemps bouclé dans un endroit exigu. Ça me flanque des picotements dans la moelle épinière. Je me tourne et me retourne dans ce lit trop moelleux. À la fin, je n’y tiens plus, j’enfile mon pantalon et je sors dans le couloir pour me dégourdir les jambes. De toute façon, s’il vient encore quelqu’un pour moi, j’en serai informé à temps.
Tout à coup, il se produit un fracas épouvantable. L’étage tremblote comme le ferait la tour Eiffel si elle était déboulonnée. Une avalanche de plâtras me dégringole sur le râble. Cette explosion provient de ma chambre. J’entre. Quel spectacle ! À la place de mon lit, il y a un paquet de ferrailles et des guenilles qui flambent. Les vitres de la croisée sont descendues dans la cour ; on se croirait en week-end chez Hitler au moment de la prise de Berlin.
Bien entendu, ça hurle à qui mieux mieux dans l’établissement. Les malades s’imaginent qu’ils sont à bord d’un croiseur de bataille japonais repéré par une escadrille américaine. Le personnel rapplique en courant, mon infirmier en tête.
On me questionne. On me palpe.
Alors j’envoie promener tout le monde.
Ce qui s’est passé ? je le sais bien. Tout à l’heure, la pépée brune, en jouant sa comédie du désespoir, a glissé un morceau de plastic au pied de mon lit.
Comme quoi, si je n’avais pas été claustrophobe, je serais probablement assis sur un nuage à l’heure actuelle.
En attendant, ma veste, ma chemise, ma montre, mon portefeuille et mon insigne sont restés dans l’aventure.
Je commence à en avoir plein le dos de ce roman policier.
Et comment que je m’y mets !
Dès que je suis à peu près relingé, je viens chez le concierge de l’hôpital. Je veux être là lorsque le flic qui a pris ma bombardière en filature donnera de ses nouvelles.
Je suis tellement de mauvaise humeur que personne n’ose me parler. Des journalistes qui veulent des détails me prennent pour le bonhomme des entrées. Je suis aimable avec eux à peu près comme une tigresse avec un boa. Il y en a un qui insiste et qui me promet de passer ma binette dans son canard si je lui refile des détails sur l’attentat. S’il savait mon nom, il m’emporterait sous son bras jusqu’à ses rotatives, mais je le mets en fuite en lui expliquant que je suis ceinture noire de judo et que, s’il continue à me harceler, je me mettrai en colère. J’ajoute pour le tuyauter bien à fond, qu’après une de mes colères il passerait le restant de ses jours à se demander de quel côté sa tête était orientée avant de m’avoir connu.
Enfin on me fiche la paix.
Je continue ma faction devant le téléphone en me demandant si la môme-plastic ne s’est pas aperçue qu’elle était filée. J’espère que l’inspecteur qui lui a emboîté le pas connaît son métier, car alors, étant donné le sang-froid de la belle incendiaire, je ne donne pas cher de sa peau.
J’en suis là de mes réflexions lorsque le téléphoniste me regarde et cligne des yeux : c’est pour moi. Je saute sur l’appareil.
— Allô, ici San Antonio, où en êtes-vous ?
— C’est toute une histoire, chef. La petite, en sortant de l’hôpital, a fait des tas de courses dans les magasins. Puis elle est allée roucouler avec un beau jeune homme dans une maison de thé. Maintenant elle vient de rentrer dans un immeuble, rue de Toulon. Je vous téléphone d’un bar : Les Mouettes, d’où je surveille l’entrée. Que faut-il faire ?
— M’attendre, je vous rejoins. À moins bien entendu qu’elle ne sorte entre-temps.
Je me frotte les mains : voici enfin une indication. Je commençais à me ronger les ongles jusqu’à la seconde phalange. Je quitte l’hôpital promptement et arrête un taxi qui passe. Je lui ordonne de me conduire à tombeau ouvert au bar des Mouettes, car, lorsque j’étais pas plus haut que ça et que je portais une blouse noire, mon maître d’école me disait déjà qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Je n’ai jamais eu l’occasion de battre le fer, mais je sais que cet axiome-là s’applique à toutes les circonstances de la vie.
Le bar des Mouettes est un petit café qui fait l’angle d’une rue. Je congédie mon taxi et j’enfonce le bec-de-cane. Je me trouve dans une petite salle agréable qui ressemble au pont d’un navire. Sur tous les murs on voit la mer, le ciel et des paquets de mouettes qui volent.
Un seul client ! Ça doit être mon type, car il se lève et vient à moi.
— Commissaire San Antonio ?
— Oui.
— Je suis l’inspecteur Martinet.
— Très bien, du nouveau ?
— Peut-être.
— Expliquez-vous.
— La petite brune est redescendue avec un grand gaillard, le bonhomme a pris place dans une auto en stationnement, ils se sont dit au revoir et elle est remontée chez elle. Elle doit être seule en ce moment.
— Qu’est-ce qui vous porte à penser cela ?
— Elle tenait ses clefs à la main.
Décidément, ce Martinet a de l’œil et de la jugeote. Je lui en fais compliment et il se met à rougir comme une rosière qui voyagerait dans un compartiment bourré de matelots.
Je commande deux doubles pastis et je grignote quelques olives.
— Puis-je me permettre une question, commissaire ? dit l’inspecteur.
— Allez-y !
— Croyez-vous à la culpabilité de cette fille ? Elle a l’air très convenable.
Je ne peux pas me retenir de rigoler. Très brièvement j’affranchis Martinet sur le compte de sa vamp. Je lui raconte comment cette douce créature glisse subrepticement des morceaux de plastic au pied des lits. Il n’en revient pas et m’examine comme si j’étais la réincarnation de Charlemagne.
— Dans ces conditions, il faut faire cerner l’immeuble, patron, et cueillir cette petite garce au plus tôt.
— Écoutez, mon vieux, Félicie m’a expliqué, depuis mon plus jeune âge, que tout venait à point à qui savait attendre. Il n’y a pas besoin de rappeler les réservistes pour rendre visite à Mlle Dynamite.
— Vous voulez ?…
— Sûr, et sans plus tarder. J’ai bigrement envie de lui dire ce que je pense sur la façon qu’elle a de soigner sa famille.
Je règle la tournée et nous sortons.
Nous traversons la rue et nous nous engouffrons dans l’allée d’en face. Martinet marche devant. Il s’engage dans l’escalier et grimpe jusqu’au deuxième étage.
— Compliment, lui dis-je, vous savez vous informer.
Il nage dans la joie ce petit inspecteur… Pensez donc ! travailler avec un as de Paris, lorsqu’on débute en province… Ça vous galvanise un homme…
Nous sommes en arrêt devant une porte, je lis le nom sur la plaque : Elsa Meredith. Ainsi elle s’appelle Elsa ? C’est un nom qui fait aventurière, comme quoi le parrain de cette vipère avait le nez creux…
Je sonne, la porte s’ouvre. Elle est là, souriante.
— Bonjour, commissaire, gazouille-t-elle.
Pour une surprise, c’est une surprise. Rarement je n’ai éprouvé un tel saisissement. Néanmoins, je fais assez bonne figure.
— Bonjour, gamine, lui dis-je Alors, vous me connaissez ?
— Il paraît ! Mais entrez, je vous prie !
Je fais quelques pas à l’intérieur d’un hall somptueux, couvert d’un tapis aussi épais qu’une tranche de glace napolitaine.
Elsa ouvre une porte vitrée et s’efface pour me laisser passer. Le mieux à faire est encore de jouer le jeu. Je pénètre dans la pièce qui est un grand salon, meublé comme un cinéma. Il comporte une demi-douzaine de fauteuils clubs et un piano à queue. Il y a un type dans chaque fauteuil, et un septième qui a du goût pour le romantisme est accoudé au piano. Tout ce monde-là, parmi lequel je reconnais mes tueurs de la falaise, demeure grave et silencieux, avec un pétard sur les genoux. Charmante réception.
Je me retourne : Martinet tient un superbe Luger, flambant neuf, à la main. Et le canon de cette arme est dirigé vers mes reins.
Je hausse les épaules.
— Ah ! bon, dis-je, c’est un guet-apens !
— Tu l’as dit, joli, me rétorque le pseudo-Martinet. Alors c’est toi, le fameux Antonio ? Trompe-la-Mort ? L’as des as ? Le dur des durs ? Qui se laisse fabriquer comme une pauvre cloche…
J’ôte mon chapeau et je m’assieds sur un canapé.
— C’est moi, reconnais-je.
Je pousse un gros soupir en songeant que ce sacripant a raison.
Il y a un long silence pendant lequel personne ne fait un geste. L’atmosphère est tendue comme une peau de tambour. Si une mouche se frottait les pattes, ça produirait certainement de l’électricité. Enfin Elsa éclate de rire. Je lui en suis reconnaissant.
Vous pensez peut-être que j’ai la frousse ?… Eh bien, vous vous trompez sur mon compte. Je suis bien trop humilié pour songer aux périls qui me menacent.
Voilà ce que c’est que d’être trop impétueux. Que n’ai-je requis l’assistance de Favelli ou de son second avant de me lancer à l’assaut !
— Tu n’en reviens pas, hein ? triomphe le faux Martinet.
Je ne réponds pas.
— Tu t’imagines, poursuit-il, que nous allions couper dans le panneau. Tu as cru que notre petite Elsa ne saurait pas différencier San Antonio du jardinier. Ce qu’elle a pu rigoler quand elle a compris qu’il s’agissait de toi. Remarque que je ne croyais guère à la vie du type, pour la bonne raison que je l’avais moi-même assaisonné, et que c’est un sport où je suis champion.
— Alors, pourquoi êtes-vous venus voir ?
— Le patron n’aime rien laisser au hasard, tu t’en es déjà rendu compte… Mais nos précautions étaient prises pour le cas où Elsa serait suivie — ce qui justement s’est produit. Il ne nous a pas fallu longtemps pour repérer ton petit inspecteur et pour l’inviter à monter dans notre voiture… Il n’a pas fait trop de difficultés : c’est un gars sans manières.
Je ne peux résister à l’envie de poser une question qui me tourmente depuis un instant.
— Comment savez-vous que j’avais échappé à l’attentat ?
Elsa se tape les cuisses.
— Tu reconnais ce gentleman ? questionne-t-elle en me désignant un des zèbres vautrés dans les fauteuils.
Je réprime une exclamation, car l’homme que je dévisage n’est autre que le journaliste qui insistait pour entrer à l’hôpital.
Il me salue d’un air moqueur.
— Tu parles, enchaîne le faux inspecteur, lorsque nous avons su que tu te tenais dans la loge du portier, nous avons tout de suite compris que tu étais capable de foncer au premier signal, c’est pourquoi nous avons dressé nos filets et tu es venu t’y prendre en courant…
— Tout ça c’est très joli, dis-je, mais vous devez bien penser que le message téléphonique a été enregistré. D’ici quelques minutes le bar des Mouettes sera plein de flics.
— La belle affaire ! sourit mon interlocuteur, le patron est un copain. Il a un boniment tout prêt pour tes petits amis qui sont au moins aussi ballots que toi.
Je me renfrogne.
— Ça va, je suis flambé ! Où est-ce que ça va se passer ?
— Tu espères encore t’en sortir ? Tu comptes sur un petit voyage comme l’autre soir pour tenter ta chance ?
Mes tireurs de la falaise grommellent des choses imprécises. Je les regarde d’un air amusé.
— Avouez que je vous en ai joué une bien bonne, mes chéris.
Ils serrent les poings.
— Laisse tomber, me conseille Elsa, ça n’est plus le moment de faire le flambard…
— C’est toujours le moment, ma cocotte en sucre. Surtout lorsqu’on a devant soi des espèces de pieds-plats comme vous tous.
Elle tressaille. J’aime les filles qui réagissent.
— Sois persuadée, ma jolie, que si je n’avais pas eu pour me seconder un empoté comme Martinet dont il est tant question, les rôles seraient inversés.
— Tu crois cela, poulet ?
— Fortement, oui, ma tigresse.
— Alors c’est que tu vis d’illusions.
— Chacun a son jardin secret.
— En tout cas, on va bientôt creuser un bath trou dans le tien et on t’y enterrera. Je te porterai même des fleurs. Tu as une préférence quelconque ?
— Comme bouquet, je voudrais des orties, c’est des plantes que j’aime avoir à portée de la main. Lorsque je me trouve en présence d’une donzelle comme celle qui est devant moi.
La môme Elsa grince des dents. Ses yeux flamboient.
— Vous ne liquidez pas encore cette pauvre gonfle ? demande-t-elle aux hommes.
Un grand caïd hausse les épaules.
— Il faut attendre Früger. Il veut dire deux mots à ce flic du diable.
Enfin, je vais voir le fameux espion. Tout me porte à croire, hélas, qu’on ne me laissera pas le loisir de discuter avec lui du traité des Pyrénées.
Je me mets à mon aise et j’attends.
On sonne à la porte.
— Le voilà, murmure Elsa.
Elle va ouvrir et revient aussitôt après, flanquée d’un homme entre deux âges, grand et élégant, qui a des yeux très clairs et l’air très courtois.
Il s’incline en m’apercevant.
— Heureux de vous connaître, commissaire. On peut dire que vous nous avez donné beaucoup de mal. Depuis votre arrivée à Marseille, notre petite organisation a vécu des heures mouvementées.
— Il n’y a pas qu’elle, dis-je, avec humeur. J’ai rarement vu des types aussi endurcis que vous. Comme collection de tueurs, ça n’est pas trop mal.
— Vos compliments me vont droit au cœur, commissaire. Quel dommage d’être obligé de supprimer un adversaire aussi audacieux !
— C’est ce que je pense du fond du cœur.
Früger ôte ses gants beurre frais.
— Jamard, dit-il, en se tournant vers Martinet, voulez-vous préparer la seringue ? Il est inutile de tourmenter plus longtemps ce monsieur.
Ils vont me faire le truc de la piquouse, comme à un chat malade. Martinet sort une petite boîte de sa poche. D’ici cent secondes, s’ils sont adroits, je serai aussi ratatiné que la momie de Ramsès II.
Il y a de quoi réfléchir, n’est-ce pas ?
Des gouttes de sueur perlent à mes tempes ; par contre, par un curieux équilibre de température, j’ai la moelle épinière plus froide qu’un nez de chien. J’ai déjà un goût de mort dans la bouche et mon cerveau bloqué se refuse à toute réflexion. Très souvent, au cours de mon aventureuse carrière, j’ai murmuré in petto : « Cette fois ça y est ! » Mais au fond je n’y croyais pas, et la preuve, c’est que je m’en suis tiré.
Pourquoi me suis-je sorti de toutes les plus moches situations ? Parce que je m’appelais San Antonio et que pour les réflexes personne ne pouvait me damer le pion.
Les réflexes !
J’ai un sursaut d’énergie. Je me dis que si je flanche un millième de seconde, je suis perdu.
Un jour, en Amérique, du côté de Los Angeles, au temps où j’appartenais à une agence de police privée, je me suis vu avec le canon d’une mitraillette dûment chargée sur la poitrine et le type qui était de l’autre côté de la mitraillette appuyait à fond sur la détente, je vous l’assure. Eh bien, le coup n’est pas parti, parce que ce croquant-là avait oublié, dans sa hâte de me transformer en engrais azoté, de lever le système de sûreté. A priori, on pourrait croire que ce genre de truc n’existe que dans les films de Gary Cooper ou de Laurel et Hardy, mais vous voyez qu’il n’en est rien.
Le Martinet sectionne l’extrémité d’une ampoule de verre et plonge sa seringue dedans. Donc, si je veux que mon étoile se remette à briller, je dois commencer illico à la passer à la peau de chamois. Il n’y a plus une minute à perdre.
Si au moins ma veste n’avait pas été brûlée dans l’incendie de ma chambre… J’ai dans mes fringues toutes sortes de poches ultra-secrètes qui contiennent des petites choses intéressantes…
Ça y est ! Je la tiens, l’idée, car je viens de penser qu’il me reste le pantalon, or, dans ce pantalon, à la hauteur du genou, la couture n’est pas cousue sur une longueur de quatre centimètres environ, mais simplement ajustée par des pressions. Je dispose donc, à cet endroit d’une sorte de petite poche qui contient du poivre moulu. Je croise les jambes et récupère mon poivre en douce. Pour détourner l’attention, je fais le mirliflore.
— Ainsi, dis-je à Elsa, il va falloir que nous nous séparions, ma beauté ?
— Que veux-tu, me répond-elle. Il arrive toujours des sales histoires aux petits garçons trop curieux.
— C’est rudement rageant de se faire expédier dans le grand cirage, sous les yeux d’une jolie fille à laquelle on voudrait raconter des tas de bobards.
— Bast, console-t-elle, un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut tout de même y passer…
Je souris.
— C’est pas tellement bête ce que tu dis là, Elsa.
— Allons, déclare Früger, finissons-en.
Il m’empoigne le bras gauche et remonte ma manche. Le faux journaliste se place de l’autre côté avec son pétard ; enfin Martinet s’approche avec sa petite panoplie de vétérinaire.
Ça fait en moi comme au cirque, au moment où le trapéziste va faire le saut de la mort.
Je me dis : « Mon petit San Antonio, c’est à toi de jouer ! »
Et je m’obéis avec une extraordinaire docilité.
De toutes mes forces je balance mes pieds dans le ventre du faux Martinet qui pousse un ululement de locomotive sous un tunnel et s’affaisse sur le tapis. En même temps, je balance mon poivre dans les mirettes du journaliste et, de mon autre main, je saisis Früger et le tire devant moi. Je suis l’homme-orchestre de la place Blanche : tout l’individu fonctionne.
Inutile de vous dire que le désordre est indescriptible.
Pour commencer, le journaliste, fou de rage et de douleur, fait donner son artillerie au petit bonheur, des balles traversent mes fringues sans me toucher, heureusement. Früger a moins de chance car il en bloque une dans le citron, et rend son âme au diable.
Je le lâche et pique un plongeon derrière le piano. Ça tiraille dans tous les coins. Les animaux sont ivres de rage et jouent à la bataille de Verdun. Les balles s’enfoncent dans le piano et composent une curieuse mélodie en ré mineur. Peut-être bien que c’est une marche funèbre qu’ils exécutent à mon intention.
Tout à coup, Elsa hurle :
— Le patron est mort !
Comme par enchantement, il se fait un silence.
— C’est Schultz qui l’a tué, dit un type.
Schultz, c’est le faux journaliste. Il se met à pleurer. Le poivre que je lui ai offert doit l’aider dans cet exercice lacrymal.
— C’est pas ma faute, gémit ce crocodile, il m’a aveuglé.
— Ne tirez plus ! ordonne Martinet. Il nous le faut vivant.
Il précise aussitôt ses intentions.
— Nous lui arracherons les ongles, décide-t-il, puis nous lui ferons le truc de la baignoire, à ce salopard !
Vous vous en doutez, moi, derrière mon piano, je n’en mène pas trop large ; c’est un programme qui ne me séduit pas énormément et j’aimerais encore mieux assister à une pièce de Paul Claudel qu’à la petite cérémonie dont mon marchand de mort aux rats vient de parler.
D’un effort de reins je renverse le piano, ce qui me donne un plus large paravent. S’ils ne me canardent plus, comme je suis dans un angle de la pièce, ils en auront pour un moment avant de me sortir de là.
Tout à coup, ma main touche quelque chose de rond sur le parquet. Je précise mon toucher et je découvre qu’il s’agit de la seringue que Martinet a laissé choir et, qui, par bonheur, ne s’est pas cassée en tombant.
Je m’en empare.
À peine l’ai-je en main qu’un gorille apparaît par-dessus le piano : c’est mon copain Tom, le zigoto auquel j’ai cassé deux ou trois dents le jour où j’ai sonné chez Batavia.
Il s’apprête à enjamber l’obstacle et j’admire son postère.
Je ne peux résister à l’envie de lui planter l’aiguille dans le gras des fesses.
Il paraît ne rien sentir, mais soudain il devient tout chose, son visage se convulse, ses lèvres se vident et il bascule de mon côté. Je manque attraper ses deux cent trente livres sur la nuque. Heureusement, je fais un bond de côté et le gros Tom s’abat sur le tapis, tout flasque, comme une vache morte.
Je le regarde.
La drogue du faux Martinet est de première qualité, car je n’ai pas injecté le quart de la seringue et voilà pourtant cette grosse brute rayée de la société — où, soit dit entre nous, elle n’aurait jamais dû se présenter.
Je remarque que la poche de Tom fait une bosse significative. J’y plonge ma main et j’en sors un pistolet à barillet dont le magasin est plein… Avec ce jouet en ma possession, je me sens aussi fortiche que Mathurin après qu’il a avalé sa boîte de spinage.
Et si je faisais un carton ? histoire de me rendre compte si je suis toujours un as en la matière…
Je rampe de côté et glisse un œil prudent dans la pièce. Tous mes zèbres sont agenouillés en demi-cercle, face au piano renversé. Tous, à l’exception de la môme Elsa qui essaie en vain de ranimer Früger. J’en choisis un et le couche en joue. Pan ! Il tombe, la figure en avant.
— Il est armé ! hurle quelqu’un.
— On ne peut rien te cacher, dis-je en éclatant de rire.
Il y a du flottement chez l’adversaire. Du reste, il ne cherche pas à dissimuler son désarroi.
Martinet — je continue à lui donner le nom qu’il a usurpé à mon malheureux collègue — prend la direction des opérations.
— Ne tirez plus ! ordonne-t-il, ou sinon, ce sera plein de flics d’ici dix minutes. Du reste, il faut se tailler car le quartier doit être en état d’alerte.
— Que faire ? questionne Elsa.
— Fuir par la sortie secrète. Mais auparavant, je veux liquider ce sale poulet. Allez me chercher un bidon d’essence à la cuisine.
Aïe !
S’ils emploient les grands moyens, je ne m’en tirerai pas. Le feu m’a toujours effrayé. J’ai vu un type flamber comme une torche dans un accident de voiture, et j’en ai gardé un très mauvais souvenir. Que faire ?
Peut-être que mes réflexes vont continuer à fonctionner.
En effet, j’arrache le cordon des rideaux et j’y fais un nœud coulant. Cela me donne une sorte de petit lasso dont je me sers pour attraper un bronze d’art sur la cheminée proche. Un type se précipite pour couper mon lasso, mais j’en profite pour lui expédier du plomb dans la poitrine, et il se demande s’il doit mourir ou accomplir son boulot. Il se décide pour la première solution.
Les autres se tiennent cois.
D’une secousse, je tire à moi le bronze d’art. Il représente une Diane chasseresse, tout ce qu’il y a de bien moulée. Si j’avais le temps, je l’examinerais en détail, mais je suis pressé, je crois vous l’avoir fait comprendre — aussi je me hâte d’exécuter mon plan. Grâce à mon stylo à bille, j’écris un court message sur mon mouchoir. J’attache le mouchoir autour du cou de la Diane, because je me propose de l’envoyer en course et je ne veux pas qu’elle s’enrhume. Puis je calcule une trajectoire extraordinaire et, de toutes mes forces, je balance le bronze à travers la pièce, en direction de la croisée.
Boum ! Servez chaud !
La Diane brise la vitre et va faire une balade dans la nature. Bon voyage !
— Tirons-nous, clame Martinet qui a compris l’astuce.
Et il vide son chargeur dans ma direction. J’attends, accroupi derrière le corps de Tom, que ses caprices soient passés. Puis je le vise à mon tour et je lui démontre qu’une seule balle, bien employée, est préférable à tout le stock de la manufacture d’armes de Saint-Étienne, si celui-ci est utilisé en dépit du bon sens.
Décidément, la journée a été bonne et j’ai bien travaillé pour mon copain de la morgue. S’il touche une prime par tête de pipe, il va pouvoir s’acheter un poste de TSF à tempérament. En somme, il ne reste plus que trois gnafs et Elsa en face de moi. Encore, parmi les trois hommes, y en a-t-il un qui ne doit pas pouvoir lire le tableau des lettres chez l’oculiste.
— Passez-moi l’essence ! ordonne Elsa.
— Décidément, lui fais-je, tu as des dispositions pour l’incendie.
Elle me répond par un flot d’injures et par un jet d’essence. La garce a tout prévu et a ramené ce dangereux liquide dans un seau. Je me déshabille en un tour de main, et, pendant qu’elle gratte une allumette, je roule mes fringues dans le tapis. Puis, je me recule dans la portion de parquet non arrosé.
Les belles flammes jaillissent. On dirait un feu de joie. Je risque le paquet et je saute par-dessus le piano.
Heureusement, la pièce est vide. Les survivants se ruent dans le couloir et ne s’occupent plus de moi. En slip et le pistolet au poing, je les prends en chasse. Ils atteignent la cuisine, Elsa ouvre un placard, tire un levier et, comme dans les romans policiers, le placard glisse en arrière, dégageant une étroite ouverture dans laquelle mes lascars s’introduisent. Ils sont en file indienne dans un escalier étroit. D’en haut, je les domine tous.
— Haut les mains ! Bande de ceci et cela !
Comme ils hésitent, je tire dans les pattes du métèque qui voulait jouer à la guerre avec moi sur la falaise. Aussitôt les autres obtempèrent et lèvent leurs jolies mains.
— Et maintenant, ne bougez plus, leur conseillé-je.
Ça ne dure pas trop longtemps. Bientôt les flics s’amènent avec du matériel de camping. La statue de bronze est tombée au milieu de la chaussée. Les badauds ont trouvé mon S.O.S. et ont téléphoné à Police-Secours. Je peux laisser tomber la pose… Je commençais à prendre des fourmis dans l’épaule, à force de brandir le soufflant du gros Tom. Pendant qu’on embarque ces jolis cocos et que les pompelards arrivent pour éteindre le début d’incendie, je demande à un agent de me prêter sa pèlerine. Je suis tellement bien constitué que si je sortais en slip dans la rue la circulation serait aussitôt interrompue.
Ainsi accoutré, je me fais conduire à la Sûreté où je retrouve Favelli et Baudron.
Ces bons amis se rongeaient les ongles en se demandant ce que j’étais devenu. Pour énième fois, je suis obligé de relater mes aventures. Ils m’écoutent religieusement. À leurs yeux, le père Noël est un petit rigolo, comparé à San Antonio.
Le chef de la Sûreté fait son entrée. Quelqu’un l’a déjà prévenu de mon retour et il n’a pas eu la patience de m’envoyer chercher. Il appelle tous ses sous-officiers et leur dit de me regarder et d’aller chanter mes louanges à travers l’univers. En attendant, il m’invite à un gueuleton terrible pour fêter, ce soir, mon éclatante victoire.
Je lui dis que c’est d’accord, à la condition qu’il me trouve des vêtements. Je lui fais remarquer qu’à la cadence de deux complets par jour, il faudra que le ministère de l’Intérieur vote des crédits spéciaux pour m’habiller.
Tout le monde est de bonne humeur et me tape sur l’épaule.
Je savoure les congratulations avec la nonchalance d’un gladiateur qui viendrait de nouer les pattes à une douzaine de lions affamés.
Il faut reconnaître qu’en trois jours, j’ai fourni un fameux travail.
Mais maintenant je vais me faire octroyer quelques jours de vacances.