Nous décollâmes peu après l’arrivée de papa. Il s’était installé avec M. Tubman dans les confortables fauteuils du salon circulaire. Les trois membres de l’équipage jouaient aux cartes un peu à l’écart, et Georges Fuhonin pilotait.
J’étais assez contente de moi. Vue sous un certain angle, mon équipée sur Grainau n’avait été qu’une succession d’erreurs, mais je ne voyais pas du tout les choses sous cet angle-là ; tout au plus me rendais-je vaguement compte que j’avais commis certaines fautes de tact et de bon sens. Cela ne m’importait pas. Même maintenant, je dirais que, objectivement, ce n’était pas important.
Je pense que ma joie était parfaitement justifiée. J’avais fait la découverte extraordinaire que j’étais capable de me mesurer aux bouseux – sans en sortir vainqueur, peut-être, mais en tout cas en faisant match nul.
Comme la fille qui inventa le feu, comme la fille qui inventa le principe du levier, comme la fille qui eut la première le courage de manger du fromage moisi et inventa le roquefort, j’avais découvert une chose absolument neuve. La confiance en soi, sans doute.
Mes erreurs faisaient partie du passé – ma confiance venait à peine de naître. Si papa m’avait fait remarquer ces erreurs, elles n’auraient pas été réparées pour autant, mais ma confiance toute neuve n’y aurait sans doute pas résisté. Mais papa ne me dit rien. Il se contenta de fumer en souriant.
J’étais intriguée par ce que m’avait dit Ralph Gennaro, et je répétai ses commentaires à papa, en lui demandant ce qu’il en pensait.
« Ne t’inquiète pour ça, » dit-il.
« En général, il ne faut pas écouter ce que disent les bouseux, cela n’a aucun intérêt, » intervint M. Tubman. « Ils manquent de perspective. Ils vivent dans un univers si étroit, si limité, qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe vraiment. »
— « Je préférerais que vous n’utilisiez pas ce mot, Henry, » dit papa. « Il est aussi stupide que ce terme dont le fils de Gennaro s’est servi. Comment était-ce encore, Mia ? »
— « Rapace ? »
— « Oui, oui, c’est bien ça. Il ne faut pas commencer à se jeter des insultes à la tête. Nous vivons d’une certaine façon, et eux d’une autre. Je ne voudrais certainement pas vivre comme eux, mais ce n’est pas une raison pour leur manquer de respect. Je suis certain qu’il y a des gens de valeur parmi eux. »
— « Cela se ramène toujours à leur manque de perspective, » dit M. Tubman. « Je parie qu’en ce moment même Gennaro se plaint d’avoir été roulé. »
— « C’est bien possible, » dit papa.
— « Mais tu ne l’as pas vraiment roulé, papa, dis ? Il semblait content que tu acceptes de conclure un marché. »
— « Comment sais-tu cela ? »
— « Je vous ai entendus quand vous êtes revenus. »
— « Manque de perspective, » répéta M. Tubman encore une fois. « Il ne sait pas marchander, et il avait peur que votre papa ne se soit offusqué de votre aventure. Il a cédé plus facilement que ce n’aurait été nécessaire. Sur le moment, il était content, mais il est probable qu’il le regrette maintenant. »
Papa acquiesça de la tête en bourrant de nouveau sa pipe. « Je ne vois pas pourquoi je défendrais ses intérêts à sa place. Selon moi, moins nous en ferons pour les colons, plus tôt ils apprendront à se défendre eux-mêmes. C’est sur ce point que M. Mbele et moi sommes en conflit. Il pense qu’il faut faire des exceptions à la règle, traiter les colons mieux que nous nous traitons nous-mêmes. C’est une optique que je ne suis pas près de partager. »
— « Je dois avouer que j’ai appris bien des choses en vous voyant marchander ! » dit M. Tubman.
— « Je l’espère bien. Vous ne deviendrez jamais un bon négociateur si vous sous-estimez vos partenaires. Et toi, Mia, ne commets pas l’erreur de sous-estimer un homme comme M. Mbele. Ses principes sont excellents, même si, parfois, il ne voit pas qu’il existe plusieurs possibilités pour arriver au même but. »
Peu après, M. Tubman alla jouer aux cartes avec les membres de l’équipage, et je décidai de monter au poste de pilotage.
Papa leva la tête et ôta la pipe de sa bouche. « Tu vas te faire raconter une autre histoire ? »
— « Je ne sais pas, » répondis-je avec légèreté. « Peut-être bien. » Et je grimpai les escaliers. Je restai durant tout le trajet de retour en compagnie de Georges.
Je me retrouvai au quartier Géo. Peu à peu, en réfléchissant à ce que j’avais vécu, je découvris certaines de mes erreurs, et je fus capable d’y faire face sans en être blessée.
Il existe un art subtil qui consiste à ne pas aborder les choses de front, mais à réfléchir calmement, en fumant et en bavardant avec d’autres personnes. Je me sentais bien en revenant au Vaisseau, et mon bien-être durait encore lorsque je m’endormis.
J’étais assise dans un confortable fauteuil, mais je n’étais pas à l’aise. J’attendais Jimmy Dentremont, dans le salon du dortoir de Géo, très semblable à celui du dortoir où j’avais vécu des années. Mon malaise ne provenait pas tellement de cette similitude, mais du fait que je me sentais étrangère ici. Pour dire les choses clairement, je ne dominais pas la situation, et cela ne me plaisait pas.
La pièce était agréablement meublée, mais avec un côté impersonnel. L’individualité provient des soins et de l’intérêt personnels d’un individu, précisément, et plus un lieu est public, moins il est personnel. Même à la maison, ma chambre est plus personnelle que le living.
On ne se sent jamais plus isolé que lorsqu’on se trouve dans un lieu impersonnel, entouré d’étrangers qui sont, eux, familiers de ce lieu.
Le dortoir se composait d’un salon – où je me trouvais – d’une cuisine, de salles d’étude et de chambres, situées à l’étage. Lorsque j’étais arrivée, j’avais regardé un peu partout, puis j’avais fini par arrêter une petite fille d’environ huit ans :
« Jimmy Dentremont est-il là ? »
— « Il doit être en haut, je crois. »
Près de la porte, il y avait un tableau avec des boutons, pour les visiteurs comme moi. Je trouvai le nom de Jimmy et sonnai trois coups, deux longs et un court. Comme Jimmy est obligé de passer devant chez moi pour aller à l’étude, il vient généralement me prendre lorsque nous allons chez M. Mbele, mais, aujourd’hui, je voulais lui parler.
Son image apparut sur l’écran, et il dit : « Ah ! Mia ! Bonjour. »
— « Bonjour. »
— « Que fais-tu ici ? »
— « Je veux te parler. Habille-toi vite et descends. »
— « D’accord. Juste le temps de mettre quelque chose. » Son image s’évanouit.
Je pris donc un fauteuil et l’attendis. Il n’y avait guère qu’un an qu’il habitait au dortoir. Sa naissance avait été le résultat d’une suggestion de l’eugéniste, car ses parents se connaissaient à peine, mais sa mère l’avait désiré et élevé elle-même. Lorsqu’il eut onze ans, toutefois, elle décida de se marier, et, sur la suggestion de Jimmy lui-même, il alla dans un dortoir.
« Je ne voulais pas les gêner, » m’avait-il expliqué. « Mais je vais parfois passer la soirée chez eux, et je vois aussi mon père de temps en temps. »
Peut-être la vie en dortoir ne lui était-elle pas pénible parce qu’il pouvait toujours retourner chez sa mère s’il le désirait. Il considérait cela comme une situation temporaire, qui cesserait lorsqu’il reviendrait de l’Épreuve et qu’il aurait un appartement à lui. Je ne parlais d’ailleurs pas trop du dortoir avec lui, non pour ménager ses susceptibilités, mais plutôt les miennes. C’est ce qu’on appelle avoir du tact, et il paraît que c’est une vertu.
Pour passer le temps, je regardai des gosses jouer aux cartes ; personne ne prêtait attention à moi. Quelques minutes plus tard, Jimmy arriva, et je me levai, prête à partir.
En guise de salutation, je lui dis : « Ce que je voudrais savoir avant tout, c’est si tu viens avec moi vendredi. »
— « Où ? »
— « Quelle drôle de question ! »
— « Tu sais bien que je t’accompagnerai n’importe où, Mia, mais dis-moi où tout de même. »
— « Tu as de la chance que je sois plus petite que toi, sinon je te donnerai un bon coup de poing pour t’apprendre à faire le malin. »
— « Bon, alors, dis-moi où tu vas ? »
— « Tu ne sais vraiment pas de quoi je veux parler ? »
— « Non. »
Je sortis la note que j’avais reçue la veille et la dépliai. C’était une convocation pour passer un examen médical mercredi et pour me rendre à la porte 5, Troisième Niveau, pour la première réunion de ma classe de survie. Je la tendis à Jimmy.
Première réunion le vendredi 3 juin 2198, un an et demi avant le jour où l’on nous déposerait sur une planète pour subir l’Épreuve. Il n’est pas obligatoire d’assister aux classes de survie, mais, dans la pratique, tout le monde y va. C’est l’un des rares cas dans la vie où l’on peut prendre une décision sans hésiter. Ils ne nous lâchent pas simplement sur une planète pour nous y laisser mourir. Auparavant, ils nous font subir un entraînement pendant dix-huit mois ; ça leur permet ensuite de juger l’entraînement qu’ils nous ont donné.
Il y a une nouvelle classe tous les trois ou quatre mois ; comme la dernière avait été en mars, cette note ne m’avait pas surprise. Comme Jimmy était lui aussi né en novembre, il devait en principe faire partie de la même classe que moi. Pour parler franchement, je ne voulais pas arriver seule vendredi.
« Je n’étais pas au courant, » dit Jimmy. « J’aurais dû en recevoir une aussi. Quand est-elle arrivée ? »
— « Hier. Je pensais que tu m’appellerais ce matin. »
— « Attends-moi un moment, je vais aller vérifier. » Il partit à la recherche de la “mère” et revint au bout de quelques minutes en tenant sa convocation à la main. « Elle était là, mais je n’avais pas regardé dans mon casier, et on avait oublié de me prévenir. »
Cela m’irritait toujours chez Jimmy, mais il s’y mêlait une certaine admiration de ma part, à moins que ce ne fût de la stupéfaction. Deux fois, au moins, je lui avais laissé un message, et il ne l’avait jamais reçu parce qu’il ne regardait jamais s’il y en avait. Cela m’irrite, mais en même temps j’envie ce manque de curiosité, ou d’anxiété. Jimmy dit simplement qu’il a trop de choses à faire pour s’occuper de ce genre de détails.
Jimmy accepta volontiers de venir avec moi vendredi. À cette époque, nous n’étions pas encore de vrais amis, il y avait même un certain antagonisme entre nous. Mais nous nous connaissions et nous avions M. Mbele en commun. Il paraissait sensé de faire face à la nouvelle situation ensemble.
Pendant que nous allions chez M. Mbele, je lui dis : « Tu te souviens de ce garçon et de sa sœur, dont j’ai parlé chez M. Mbele à mon retour de Grainau ? »
— « Ceux qui avaient des idées bizarres sur notre façon de vivre ? »
— « Oui. L’un d’eux disait que nous vivions nus tout le temps. Je me demande ce qu’il aurait pensé s’il t’avait vu à la vidéo ? »
— « Sans doute aurait-il eu raison. »
— « Sans doute, mais il n’avait pas raison. »
— « Je me le demande. J’étais nu. »
— « Bien sûr, mais tu étais chez toi. Mais aussi je me mets nue à la maison. Il s’imaginait que nous ne portons jamais de vêtements. »
— « Je me demande d’ailleurs pourquoi nous le faisons, » dit Jimmy avec un large sourire en commençant à ôter sa chemise. « Je ne vois pas ce qu’il y a de mal. »
— « Ne sois pas pervers, » dis-je.
— « Depuis quand la nudité est-elle perverse ? »
— « Je parlais de ton esprit de contradiction. Vas-tu te mettre à manger de la saleté simplement parce qu’ils pensent que nous le faisons ? Je n’aurais pas dû en parler. Le rapprochement m’a paru cocasse, voilà tout. »
— « Cocasse, » rectifia-t-il, remettant l’accentuation syllabique à sa place. Voilà ce qui arrive quand on utilise des mots que l’on a lus mais que l’on n’a jamais entendu prononcer. De plus, il ne faut pas parler de n’importe quoi à n’importe qui. Juste après mon retour de Grainau, j’avais commis l’erreur de dire ce que je pensais réellement des “bouseux” devant Jimmy et M. Mbele.
« Ils puent réellement ? » m’avait demandé ce dernier.
Jimmy et moi étions installés sur le divan, dans l’appartement de M. Mbele. Sur mon carnet, j’avais pris des notes sur mes lectures, sur des questions que je désirais poser, ainsi que quelques titres de livres que M. Mbele m’avait suggérés. Me rendant compte que j’avais avancé une chose que je ne pouvais défendre, je fis marche arrière : « Je ne sais pas s’ils puent vraiment, mais tout le monde le dit. Je voulais simplement dire que ce que j’en avais vu ne m’avait pas particulièrement plu. »
— « Pourquoi ? » demanda Jimmy.
— « Est-ce une question sérieuse, ou bien est-ce simplement pour me faire parler ? »
« Cela m’intéresse aussi, » intervint M. Bbele.
Dans son cas, j’étais certaine que la question était sérieuse. Il ne prend jamais le parti de l’un de nous contre l’autre.
« Je ne sais pas très bien, » dis-je. « Nous ne nous entendions pas. Existe-t-il une meilleure raison ? »
— « Il en faudrait certainement une, » dit Jimmy.
— « Si tu crois cela, donne-moi donc une bonne raison pour expliquer ton antagonisme systématique. »
Jimmy, l’air gêné, haussa imperceptiblement les épaules.
« Tu n’en as pas, » poursuivis-je. « J’ai simplement fait une remarque qui ne te plaisait pas. Eh bien, moi, les bouseux ne m’ont pas plu, et si ça me plaît de dire qu’ils puent, j’en ai parfaitement le droit. »
— « Sans doute, » dit Jimmy.
— « Hum ! Et si cela n’était pas vrai ? Et si ce que vous disiez faisait du tort à ceux dont vous parlez, si ce n’était qu’une façon de vous grandir à leurs dépens ? » remarqua M. Mbele.
— « Je n’en sais rien. »
— « Ce ne serait en tout cas pas de bonne politique, vous êtes d’accord ? »
— « Sans doute pas. »
— « En tout cas, mon opinion personnelle est que le fait d’affirmer que les colons puent est simplement un mythe destiné à justifier nos actions et notre prétendue “supériorité” morale. Ce que vous avez dit risque de m’empêcher d’écouter vos autres arguments, même s’ils sont justifiés. »
« J’ai l’impression que l’on n’a pas besoin de justifier ce que l’on pense des gens, intervint Jimmy, mais seulement ce que l’on dit d’eux. Ne pas aimer quelqu’un, même si c’est pour de mauvaises raisons, c’est admis – mais pas de l’insulter. »
— « Cela me paraît exagérément simplifié, » dit M. Mbele.
Je profitai de la diversion : « Et les gens que l’on devrait aimer, mais que l’on n’aime pas ? Et ceux que l’on ne devrait pas aimer, mais que l’on aime quand même ? »
— « Oui, que signifie tout cela ? » demanda Jimmy.
— « Eh bien… suppose que toi et moi soyons d’accord sur tout : je te respecte, tu ne m’as jamais rien fait, et, pourtant, je ne peux pas te sentir. Ou bien le contraire : quelqu’un que je devrais détester, le salaud parfait, un type prêt à tout si ça l’avantage, et, pourtant, il me plaît. Peut-on séparer la sympathie ou l’antipathie de ce qu’une personne est ou fait ? »
M. Mbele sourit, comme si cette conversation l’amusait. « Eh bien les séparez-vous ? »
— « Je crois, oui, » dis-je.
— « Et toi, Jimmy ? »
Il ne répondit pas tout de suite, mais je savais ce qu’il allait dire, car j’avais trouvé la réponse avant lui. Nous les séparons tous, sans quoi il n’existerait pas de salauds si charmants que tout le monde les accepte.
— « Je crois que oui, moi aussi, » finit par dire Jimmy.
— « Mais… devrions-nous les séparer ? » dis-je.
— « La vraie question n’est-elle pas plutôt : est-ce que cela changerait quelque chose si nous ne le faisions pas ? »
— « Vous voulez dire que c’est plus fort que nous ? »
— « Non, » dit M. Mbele. « Mais nos émotions, nos sentiments, influent-ils sur notre jugement ? »
— « Comme pour Alicia MacReady ? » dit Jimmy. « Il paraît que tout le monde l’aime. Cela pèsera-t-il sur la décision de l’Assemblée ? »
Alicia MacReady était la femme qui avait conçu un bébé sans autorisation. Son cas avait été porté devant le Conseil, mais, avant qu’il n’ait pu prendre de décision, elle avait opté pour un jugement rendu par l’Assemblée, pensant qu’ainsi la sentence serait plus clémente.
L’Assemblée est composée de tous les adultes du Vaisseau ; ils se réunissent dans le grand amphithéâtre du Deuxième Niveau et votent.
« Un très bon exemple, » coupa M. Mbele. « Il serait intéressant de savoir si cela jouera en sa faveur. Comme vous ne pouvez y assister, je vous conseillerais de suivre les débats à la vidéo, et, peut-être, pourrons-nous discuter de leur décision à notre prochaine rencontre. Mais tout ceci n’est qu’une partie d’un problème bien plus vaste : en quoi consiste un comportement juste ? C’est ce qu’on appelle l’éthique. Un ordinologiste… (un coup d’œil vers Jimmy) ou une synthétiste… (un coup d’œil vers moi) devraient être parfaitement familiarisés avec ces problèmes. Je vais vous donner quelques titres d’ouvrages à consulter. Prenez votre temps et, quand vous les aurez lus et que vous voudrez en discuter, dites-le-moi. »
Il alla vers sa bibliothèque et nous donna un certain nombre de titres et d’auteurs : les épicuriens et les utilitariens, les stoïques, les philosophes de la puissance et les humanistes de tous bords, sans parler de divers systèmes éthiques religieux. Si j’avais su que tout cela allait sortir de ma simple remarque emplie d’un honnête préjugé, je n’aurais certainement jamais ouvert la bouche. Peut-être y a-t-il une leçon dans tout cela – si oui, je ne l’ai jamais apprise. Je n’ai jamais perdu l’habitude d’ouvrir la bouche quand il ne faut pas, ce qui m’attire un tas d’ennuis.
Je vis le docteur Jérôme le mercredi 1er juin. Aussi loin que je me souvienne, il m’a examinée une ou deux fois par an. Il est de taille moyenne, avec une certaine tendance à l’embonpoint, et, comme la plupart des docteurs, il porte la barbe. La sienne est noire. Quand j’étais petite, je lui avais demandé pourquoi il avait une barbe, et il m’avait répondu : « Pour me rassurer, ou bien pour rassurer mes patients. Je ne sais pas très bien. »
Tout en m’examinant, il parlait à mi-voix, très vite, comme il le fait toujours. Ses commentaires étaient destinés autant à lui-même qu’à moi. Que ce fût son intention ou non, l’effet était en tout cas de me mettre en confiance, comme on rassure une pouliche ombrageuse en l’encourageant de la voix. Cela faisait partie de l’attitude professionnelle du docteur Jérôme.
« Bien, bien ! Très bien ! En bonne forme ! Respire à fond. Expire. Bien ! Hmmm, hmmm ! Oui, c’est bien ! » Évidemment, il ne faut pas toujours croire ce qu’un docteur vous dit ; cacher certaines choses fait partie de l’éthique professionnelle, mais je n’avais aucune raison de ne pas le croire lorsqu’il m’affirmait que j’étais en parfaite santé. Aucun traitement à suivre avant la classe de survie. Tout allait bien.
« Cela fait toujours plaisir de te voir, Mia. Si tout le monde était en aussi bonne santé que toi, j’aurais un peu plus de temps libre ! »
Il m’apprit aussi un autre fait fort intéressant. Après m’avoir pesée et mesurée, il dit :
« Tu as grandi de sept centimètres depuis la dernière visite. C’est très bien ! »
Sept centimètres. Était-ce la nature ? Était-ce papa ? En tout cas, cela faisait plaisir à entendre.
Jimmy et moi descendîmes de la navette à la porte 5 du Troisième Niveau. C’était là que notre groupe devait se retrouver à deux heures. Nous étions dix minutes en avance. La navette repartit, répondant à un appel venu d’un autre niveau, comme le ferait un ascenseur. À la ligne de séparation des niveaux, à quelques mètres de nous, plusieurs voitures inoccupées attendaient un appel.
On sortait de la station par une double porte au-dessus de laquelle on pouvait lire : ENTRÉE PORTE 5 – TROISIÈME NIVEAU – PARC. De l’autre côté, je pouvais voir de la lumière, de l’herbe, de la terre, et un certain nombre d’enfants de mon âge.
« Ils sont là-bas » » dit Jimmy.
Le Troisième Niveau est divisé en trois zones bien distinctes. Il y a d’abord la zone mise en culture, produisant des végétaux comestibles, de l’oxygène et du fourrage pour le bétail. Le bœuf est notre seule viande sur pied ; les autres proviennent de cultures en cuves, qui se trouvent également au Troisième Niveau. La deuxième zone constitue le parc. Il y a des arbres, un lac, des fleurs, des prairies, des endroits réservés pour pique-niquer et des allées pour marcher ou faire du cheval. C’est en quelque sorte une planète idéalisée. La dernière zone est une région sauvage qui ressemble beaucoup aux parcs mais est plus dangereuse. À en croire la carte, on y trouve des animaux sauvages. Le relief y est plus accentué et la végétation n’y est pas disciplinée. Elle sert à la chasse, à l’aventure et à l’entraînement des futurs adultes avant l’Épreuve. Je n’y étais encore jamais allée. Je ne connais que le parc et l’agro.
« Allons-y ! » dis-je à Jimmy.
Nous franchîmes les portes, puis nous passâmes par une sorte de petit tunnel de trois à quatre mètres de long. Une cloison transparente se dilata et nous admit dans le parc. Il y avait des arbres et des écuries, un corral aménagé entre les arbres et un bâtiment à cloisons ajourées, surmonté d’une toiture soutenue par des piliers, agencé en douches et en placards de rangement.
Ce n’est qu’au Troisième Niveau que l’on se rend compte des dimensions du Vaisseau. Partout ailleurs, des murs bouchent la vue. Ici, on voit à des kilomètres, littéralement jusqu’au point où la courbure du Vaisseau rencontre le sol. Le “toit” domine à une bonne centaine de mètres, et il faut une vue perçante pour distinguer les orifices d’arrosage et autres détails.
Derrière nous, le tube noir de la navette montait vers le plafond, où il disparaissait. Le tube horizontal n’était pas visible, car il passait sous le sol.
Il n’était toujours pas l’heure, et les gosses en profitaient pour regarder les chevaux qui se trouvaient dans le corral. Je reconnus Venie Morlock parmi eux, ce qui ne me surprit pas, car elle était tout juste mon aînée d’un mois, et il y avait longtemps que je pensais que nous ferions partie du même groupe.
D’autres continuaient d’arriver par la navette. Jimmy et moi allâmes nous joindre à ceux qui regardaient les chevaux. J’aurais sans doute pu apprendre à monter à cheval quand j’étais petite, de même que j’avais appris à nager, mais, je ne sais trop pourquoi, je ne l’avais pas fait. Sans avoir vraiment peur des chevaux, je me méfiais d’eux. Ce n’était apparemment pas le cas de tout le monde ; à côté de moi, une fille passa le bras à travers la clôture et caressa une jument rouanne.
Un grand garçon aux épaules carrées la regarda en disant : « Dire que je déteste les enfants ! »
Un moment plus tard, un coup de sifflet strident retentit. Je regardai ma montre et je vis qu’il était deux heures précises. Deux hommes s’étaient avancés sur le perron du bâtiment des douches. L’un d’eux avait un sifflet. Il était jeune, dans les quarante-cinq ans, et sa peau était lisse. Il paraissait assez autoritaire.
« Venez, » dit-il avec un geste impatient. « Rassemblez-vous par ici. »
Il était de taille moyenne, avait des cheveux noirs et tenait une liste à la main. Je ne sais pourquoi, mais cela lui allait comme un gant d’avoir une liste à la main. Il y a des gens qui ne sont heureux que lorsqu’ils ont prévu toute leur vie à l’avance et n’ont plus qu’à cocher leurs actions sur une liste.
Nous nous rassemblâmes autour de lui et il fit bruire son papier. L’autre homme semblait beaucoup plus calme ; il était également de taille moyenne, mais plus mince, plus âgé, nettement plus ridé et habillé avec moins de recherche.
« Répondez à l’appel de votre nom, » dit le plus jeune.
Il commença par Allen, Anderrson, Briney, Robert (le garçon qui n’aimait pas les enfants), puis termina par Wilson, You et Yung. Il y avait environ trente noms en tout sur sa liste.
« Il en manque deux, » dit-il à son compagnon lorsqu’il eut tout coché. « Envoyez-leur une seconde convocation. »
Puis il se tourna vers nous :
« Mon nom est Fosnight. Je coordonne tous les programmes de l’Épreuve et de la pré-Épreuve, ce qui inclut les classes de survie. Il y a actuellement six classes en cours, celle-ci comprise, qui se rencontrent en divers points du Troisième Niveau. Votre classe se réunira régulièrement ici-même, porte 5, tous les lundis, mercredis et vendredis à 12 h 30. Si ces heures ne coïncident pas avec votre programme scolaire ou vos cours particuliers, c’est à vous de trouver une solution, soit, peut-être, en changeant vos autres horaires afin que vous soyez libres pour ceux-ci, ou bien rater l’un ou l’autre. C’est à vous de décider, mais je vous garantis que vos chances de revenir vivants de l’Épreuve seront infiniment meilleures si vous assistez régulièrement à votre classe de survie. Votre groupe est relativement peu nombreux, et vous devriez obtenir de bons résultats. Vous avez la chance d’avoir M. Maréchal pour vous guider, c’est l’un de nos six meilleurs instructeurs. » Il sourit de sa petite plaisanterie.
M. Fosnight était sec et méthodique, exactement comme s’il cochait chaque point d’une liste mentale. Il se tourna vers M. Maréchal et lui tendit le sifflet. « Sifflet, » dit-il. Puis il lui tendit la liste, disant : « Liste. » Ensuite, il se tourna vers nous : « Vous avez des questions ? »
Tout cela avait été si imprévu que nous en avions le souffle coupé. Personne n’ouvrit la bouche.
« Parfait ! » dit-il. « Au revoir ! »
Et, apparemment satisfait d’être parvenu au terme de sa liste, il s’en alla d’un pas martial.
M. Maréchal regarda le sifflet, puis M. Fosnight, qui marchait vers la station, puis de nouveau le sifflet, qui ne lui plaisait visiblement pas. Il finit par le mettre dans sa poche. Ensuite, il plia la liste et la mit également dans sa poche. Cela fait, il nous regarda un à un, lentement, comme pour nous jauger. Nous le regardâmes également, mais pas pour le jauger. Ce n’est généralement pas admis dans les relations entre enfants et adultes. On suppose, à priori, que l’adulte connaît son affaire ; si, par la suite, on s’aperçoit qu’il n’est pas compétent, cela risque de mal tourner. Mais, au début, on lui accorde le bénéfice du doute. Il faut quand même dire que, apparemment, M. Maréchal n’en imposait guère.
« M. Fosnight a omis d’ajouter une chose qu’il dit habituellement, » commença-t-il. « Je m’en souviens à peu près et je vais vous la dire à sa place. L’Épreuve a également un nom anthropologique ; on l’appelle parfois “Rite de passage”. C’est une façon cérémonielle de passer d’un stade de la vie à un autre. Toutes les sociétés en ont. Il ne faut pas oublier que cela donne une importance particulière au fait de devenir adulte ; quand vous revenez de l’Épreuve, vous avez gagné le droit de devenir un adulte. Croyez-moi, l’Épreuve mérite tous vos efforts. »
Il s’arrêta et regarda vers sa droite. Nous suivîmes tous son regard. M. Fosnight revenait. M. Maréchal lui lança un regard interrogateur : « Rite de passage ? »
M. Fosnight inclina la tête. « Ne vous inquiétez pas, je viens de le dire pour vous. »
— « Oh ! » fit M. Fosnight. « Merci ! »
Sur ce, il retourna vers la station.
Son attitude avait été tellement irrationnelle que, dès qu’il fut hors de vue, nous éclatâmes tous de rire. M. Maréchal ne réagit pas pendant un moment, puis dit : « Ça suffit, maintenant ! J’ai aussi deux ou trois choses à vous dire. Les moniteurs et moi-même ferons de notre mieux pour vous permettre de réussir l’Épreuve. Si vous faites quelques efforts, vous ne devriez pas avoir d’ennuis. D’accord ? Bien ! Pour commencer, je vais affecter à chacun de vous un cheval et vous apprendre les rudiments de l’équitation. »
M. Maréchal parlait lentement, et s’exprimait sans aucune affectation, mais il avait cette autorité qui retient l’attention. Sans consulter la liste, il appela nos noms en nous donnant au fur et à mesure le nom du cheval qui nous était affecté. Le mien s’appelait Nincompoop, ce qui fit rire les autres. Jimmy eut droit à Pet, un drôle de nom qui vient du français, et Venitia Morlock à Tuile. Lorsque Rachel Yung, qui était la dernière sur la liste, eut eu le sien, nous nous dirigeâmes vers le corral. M. Maréchal se percha sur la palissade.
« Maintenant, ces chevaux sont à vous. Ne faites pas de sentiment avec eux. Ils sont juste un moyen de se déplacer d’un lieu à un autre, exactement comme un hélipak, et vous vous entraînerez avec les deux. Mais il faudra prendre soin d’eux – surtout des chevaux. Un cheval est un animal, et il tombe facilement en panne si on ne s’occupe pas de lui. Un bon conseil : soignez-les. »
Un des gosses leva la main.
« Oui, Herskovitz ? »
Herskovitz était quelque peu surpris d’avoir été si vite reconnu.
« Si les chevaux sont embêtants, je voudrais bien savoir pourquoi on se donne la peine de nous apprendre à les monter ? »
Parlant plus lentement que jamais, M. Maréchal répondit :
« Eh bien, je pense que je pourrais te donner de bonnes raisons, mais, en fin de compte, ça se ramène à ce qu’on vous fait subir une épreuve. Cette épreuve suit certaines règles, et l’une d’elles est que vous devez savoir monter à cheval. Mais ne te fais pas de bile pour ça, fiston. Tu finiras peut-être même par aimer les chevaux. »
De son perchoir sur la palissade, M. Maréchal se laissa choir dans le corral.
« Bon. La première chose que je vais vous apprendre, c’est à mettre une selle sur votre monture. »
Un des garçons demanda : « Excusez-moi, mais je sais déjà monter à cheval. Est-ce qu’il faut que j’assiste à tout ça ? »
— « Tu n’y es pas obligé, Farmer. Tu peux t’en aller chaque fois que tu le voudras. Mais, je te préviens, ne pars que si tu es diantrement certain que tu sais tout ce que je vais vous montrer. De plus, si tu as raté un cours volontairement, que je sois damné si je le répéterai exprès pour toi. Si tu n’as vraiment pas pu venir, je me montrerai peut-être généreux, cela dépend de mon humeur. Mais si tu prends du retard par ta faute, il faudra que tu te débrouilles pour rattraper ce que tu as séché. »
Farmer répondit que, dans ce cas, il préférait rester.
M. Maréchal alla vers un des chevaux – la jument rouanne – et lui mit la bride, lentement, en nous montrant bien ce qu’il faisait. Puis, il mit une couverture et une selle à deux sous-ventrières.
Il retira le tout et recommença depuis le début.
« Bien, » dit-il. « À vous d’essayer, maintenant. Allez prendre votre équipement, puis revenez chercher vos montures. »
Il y eut une ruée vers le bâtiment, puis une nouvelle ruée vers les chevaux. Chacun s’efforçait de trouver le sien et de repérer un endroit propice pour le seller. Ninc, comme je décidai de l’appeler, n’était pas particulièrement grand, et marron – bai, comme ils disent. En fait, c’était plutôt un poney qu’un cheval. Il paraît que si un cheval a moins d’un mètre quarante à l’épaule c’est un poney. Cela semble arbitraire, mais c’est comme ça. Cela me plut ; un plus grand animal m’aurait effrayée. Je n’en aurais d’ailleurs guère eu le temps, car je me mis immédiatement au travail avec les autres. M. Maréchal, de nouveau perché sur la palissade, nous indiquait ce qu’il fallait faire.
La première fois, ce fut raté. Je croyais que tout était en place mais, lorsque je m’éloignai pour admirer mon œuvre, la selle glissa – pas de beaucoup, certes, mais elle glissa.
Je défis la sous-ventrière – c’est la courroie qui passe sous le ventre du cheval – et recommençai.
M. Maréchal allait et venait entre les chevaux, inspectant ce que nous avions fait. Arrivé au mien, il me vit resserrant la sous-ventrière.
« Je vais te montrer quelque chose, » me dit-il. S’approchant de Ninc, il leva le genou et lui en donna un bon coup dans le ventre. Le cheval rejeta bruyamment de l’air, et M. Maréchal resserra la sangle d’un coup sec. Le cheval le regarda d’un œil réprobateur.
« Si tu n’y prends pas garde, celui-là se gonflera à chaque fois, » me dit-il. « Il faut que tu lui montres que tu es plus maligne que lui. »
Nous passâmes une bonne heure à seller et à desseller nos montures, puis M. Maréchal nous dit que c’était tout pour la première leçon. Sur le chemin du retour, je demandai à Jimmy ce qu’il en pensait. Dans la navette, il y en avait cinq ou six autres de notre groupe.
« J’aime bien Maréchal, » dit-il. « Je crois qu’il est O.K. » Une fille se mêla à la conversation : « Il ne tolère pas le désordre ni les bêtises. Ça me plaît. Cela signifie que nous n’allons pas perdre notre temps. »
Farmer, celui qui savait déjà monter, était là aussi. « Moi, j’ai perdu mon temps ; je savais déjà tout ce qu’il nous a montré aujourd’hui. Je trouve ça stupide ! »
— « C’est peut-être stupide pour toi, » dit Jimmy, « mais tous les autres, ou presque, ont appris quelque chose. Si tu sais tout, ne viens pas ! Il t’a dit que tu étais libre ! »
Farmer haussa les épaules.
— « C’est peut-être bien ce que je ferai. »
Dans la navette horizontale qui nous ramenait à Géo, je confiai à Jimmy que j’étais un peu désappointée.
« À propos de Maréchal ? »
— « Non, dans l’ensemble. Je m’attendais à autre chose. »
— « À quoi, plus précisément ? »
— « Tu trouves toujours moyen de me mettre au pied du mur, hein ? »
Il haussa les épaules.
— « J’aimerais simplement que tu t’expliques. »
— « Eh bien, gros malin, j’ai tout simplement trouvé que c’était… bien ordinaire, bien plat. Il doit y avoir un meilleur mot. Oui, ce n’était pas bien dramatique, ou romantique. »
— « Tu sais, la sixième est ennuyeuse, tout le monde le dit. Dans trois mois, quand nous aurons dépassé le stade élémentaire, cela deviendra plus passionnant. »
Je réfléchis un bon moment avant de répondre : « Non, je ne crois pas. Je parie que ça sera pareil à tous les niveaux. Prosaïque et ennuyeux. »
— « Tu ne vas pas bien ? »
— « Mais si. Seulement, je ne crois plus à l’aventure. »
— « Quand as-tu découvert cela ? »
— « À l’instant. »
— « Et tout ça parce qu’aujourd’hui ce n’était pas passionnant. Non, « romantique ». Et ce n’était pas une aventure que tu as vécue sur Grainau, hein ? »
— « Si tu crois que se faire pousser dans une grande mare d’eau sale est une aventure !…»
Je commençais à m’échauffer. « Tu en as déjà vécu, toi, des aventures ? »
— « Non, mais ça ne signifie pas que ça n’existe pas ! »
— « Tu en es sûr ? »
Jimmy secoua la tête.
— « Je me demande ce que tu as pour être d’une humeur pareille ! Tu parlais de pari. Eh bien, moi, je parie que je réussirai à vivre une aventure, une vraie. »
— « Et comment ça ? »
Il prit un air obstiné.
— « Je n’en sais rien. Mais je parie que j’y arriverai. »
— « D’accord, » dis-je. « Je tiens le pari. »
Comme toutes les réunions de masse, celle de l’Assemblée exige une certaine organisation matérielle, et quelqu’un doit veiller à ce que tout soit en ordre, à ce qu’il y ait assez de chaises, de microphones, etc. En principe, n’importe qui peut faire ce travail, mais, en fin de compte, la responsabilité en incombe à celui qui préside l’Assemblée, en l’occurrence papa. Et, comme c’était la première fois qu’il présidait, je pense qu’il tenait à ce que tout se passe bien.
Le soir où l’Assemblée devait se réunir pour considérer le cas d’Alicia MacReady, nous avions mangé tôt pour ne pas retarder papa. Zena Andrus était là aussi. Au fond, elle était assez sympathique ; elle avait parfois tendance à pleurnicher, mais il y a de pires défauts. Et puis elle était courageuse.
Nous avions terminé le plat principal lorsqu’on sonna. C’était M. Tubman.
« Vous m’aviez dit de venir à six heures et demie, » s’excusa-t-il en voyant que le repas n’était pas terminé.
— « Mais non, Henry, » dit papa. « C’est très bien, Mia. Tu sais où se trouve le dessert. N’oublie pas de nettoyer la table et de ranger les assiettes lorsque vous aurez fini. »
— « Inutile de me le dire. »
— « Désolé, mais, comme il n’y a pas si longtemps encore c’était nécessaire, la remarque ne me paraissait pas superflue. »
Comme dessert, il y avait des parfaits. Pendant que nous les mangions après le départ de papa, Zena me dit : « Pourquoi est-ce que l’Assemblée se réunit, au juste ? M’man et p’pa y vont, mais ils ne me l’ont pas dit. »
— « Tout le monde en parle, pourtant. Tu devrais être au courant. »
— « Tu sais, je ne m’intéresse guère aux assemblées, ni aux choses de ce genre, et je parie que tu ne le faisais pas davantage avant que ton papa devienne président. »
C’était en partie exact, mais quand même pas tout à fait. Je lui expliquai donc ce que je savais.
« Je ne vois pas pourquoi ils en font une telle histoire ! » dit Zena. « Ils pourront toujours se débarrasser du bébé ; elle n’aurait pas pu ravoir en cachette, hein ? Tout ça, c’est beaucoup de bruit pour rien ! »
— « C’est une question de principe. »
Zena haussa les épaules et attaqua son second parfait. Pour elle, les choses semblaient toujours beaucoup plus simples que pour moi.
« Tu ne peux pas cesser de faire ce bruit ? » me demanda Zena.
Le repas fini, nous étions allées dans ma chambre, et elle démontait systématiquement une de mes poupées. Elle était faite pour cela à vrai dire, mais il fallait être soigneux car elle était vieille et craquelée. C’était une poupée russe qui faisait déjà partie de la famille quand nous étions encore sur Terre. Elle était en bois, et démontable. À l’intérieur se trouvait une poupée plus petite, que l’on pouvait également démonter. Il y avait, ainsi, contenues les unes dans les autres, douze poupées en tout. C’est très joli, et on ne se fatigue jamais de jouer avec.
J’étais assise les jambes croisées sur mon lit, et je jouais, de la flûte à bec, un air très simple ; je n’avais pas encore assez de dextérité pour aborder des morceaux plus compliqués. À mon avis, ce que je faisais n’était pas tellement mauvais.
« L’homme qui n’a pas de musique en lui, » commençai-je, « et que la douce harmonie n’émeut point…» J’essayai de me souvenir de la suite. «… est fait pour la traîtrise et les stratagèmes, et… je ne sais plus quoi. »
— « On peut savoir ce que cela veut dire ? »
— « C’est une citation. De Shakespeare. »
— « Si c’est moi que tu visais, tu te trompes ! J’aime beaucoup la musique. »
Je levai ma flûte à bec. « Eh bien, ça c’est de la musique ! »
— « Tu devrais t’exercer en cachette en attendant de savoir mieux jouer. »
Je me redressai d’un bond et sautai par-dessus Zena, qui était assise sur le tapis.
« Peu importe. Il doit être l’heure de l’Assemblée. » J’allai ouvrir la vidéo.
Zena fit la moue.
« Il faut vraiment regarder ces vieilleries ? »
— « Jimmy et moi l’avons à notre programme. »
— « Tu parles de Jimmy Dentremont ? »
— « Oui. »
— « On vous voit bien souvent ensemble. »
— « Nous avons le même directeur d’études et nous sommes dans la même classe de survie. »
— « Oh ! » Elle commença à remonter les poupées. « Tu le trouves sympathique ? Il m’a toujours paru assez suffisant. »
— « Je ne sais pas. Il est intelligent, en tout cas. »
Je m’assis par terre, le dos contre le lit. Sur l’écran, on voyait les derniers membres de l’Assemblée prendre leurs places.
« Si ce n’est pas intéressant, nous pourrons toujours l’arrêter, » dis-je.
Nous regardâmes l’Assemblée pendant les deux heures suivantes. Apparemment, tous les assistants étaient au courant des principes qui étaient en jeu. L’accusation et la défense n’avaient plus qu’à exposer leurs arguments, les membres à poser des questions et les témoins à faire leur déposition ; ensuite, on pourrait procéder au vote. En tant que président, papa ne participait pas à la discussion.
M. Tubman faisait fonction de ministère public. Un autre membre du Conseil, M. Persson, assurait la défense. Les témoins comprenaient l’eugéniste du Vaisseau, un avocat exposant le point de vue légal, Alicia MacReady assurant sa propre défense, et divers témoins de moralité à décharge.
Les membres du Conseil et les témoins étaient assis à une table, dans le bas de l’amphithéâtre. Tout adulte était de droit membre de l’Assemblée et pouvait prendre la parole. Les débats auraient donc pu durer indéfiniment, mais le rôle de papa était précisément d’éviter cela. Il dirigeait les débats, appelait les témoins, interrompait ceux qui étaient trop bavards et veillait à ce que les deux parties aient droit à un temps de parole égal. En tant que président, il se devait d’être impartial, et, apparemment, il l’était ; dans ce cas, pourtant, je connaissais ses opinions réelles et je savais que M. Tubman était son porte-parole.
En fait, Alicia MacReady n’avait aucun argument valable pour sa défense ; elle ne pouvait guère que faire appel à la clémence de l’Assemblée. Quand ce fut à elle de parler, elle fondit en larmes, et papa dut la rappeler à l’ordre.
M. Persson prit la parole pour la défense :
« Nous sommes tous d’accord, je pense, pour dire que c’était une action stupide. Qu’ajouter à cela ? Alicia MacReady est citoyenne du Vaisseau. Elle a survécu à l’Épreuve. Vivre ici est son droit. Certes, elle a commis une bêtise, mais il suffit de la faire avorter, c’est très simple. Vous l’avez tous vue vous implorer. Il est évident que la leçon lui aura suffi, et qu’elle ne recommencera jamais. Ce fut une erreur commise dans un moment de folie, et elle s’en ressent sincèrement. Ne pourrait-on admettre que cette humiliation publique constitue un châtiment suffisant, et en rester là ? »
M. Tubman prit ensuite la parole, d’une voix plus sèche que de coutume :
« J’aimerais avant tout rectifier certaines affirmations de mon honorable confrère. Si cette “humiliation publique” constitue un châtiment, c’est un châtiment volontairement choisi par l’accusée – n’en tenez donc pas compte. Le cas de Mme MacReady aurait pu être réglé devant le Conseil – c’est elle qui a choisi l’Assemblée. Ensuite, son soi-disant repentir – repentir un peu tardif, qui vient lorsqu’on est découvert – n’en tenez pas compte. Une erreur commise dans un moment de folie ? Certainement pas ; il lui fallut pendant plus d’un mois éviter les traitements anticonceptionnels afin de devenir enceinte. Encore un point dont vous ne devez pas tenir compte dans votre jugement. En plus de ces rectifications, je me dois de vous rappeler qu’il s’agit d’une question de principes fondamentaux. Nous sommes sur une île minuscule flottant précairement dans des mers hostiles. Nous avons créé des règles de vie qui, tant qu’elles seront scrupuleusement observées, nous permettront de survivre. Si elles ne le sont pas, nous périrons. Alicia MacReady a fait un choix. Elle a choisi d’avoir un enfant malgré l’interdiction de notre eugéniste. C’était en fait un choix entre le Vaisseau et le bébé. Une fois ce choix fait, il entraînait des conséquences inévitables dont Alicia MacReady était consciente. Serait-ce juste, vis-à-vis d’elle et de nous-mêmes, de ne pas faire face à ces conséquences et de ne pas l’aider à y faire face ? Nous ne sommes pas des barbares. Nous n’avons pas l’intention de la tuer, pas plus que l’enfant qu’elle porte. Nous proposons de lui donner ce qu’elle a choisi : le bébé, mais pas le Vaisseau. Je propose que nous la déposions sur la plus proche planète colonisée, en lui souhaitant bonne chance. »
Sous des dehors souriants, c’était en fait une condamnation à mort. Mais, dans le fond, M. Tubman avait raison : elle l’avait cherché.
Peu après, on vota. 7 923 voix pour son maintien dans le Vaisseau, 18 401 pour son expulsion.
Alicia MacReady s’évanouit – la réaction d’une hystérique. M. Persson et quelques-uns de ses amis firent cercle autour d’elle, tandis que les membres de l’Assemblée quittaient lentement leurs places.
Je me levai pour fermer la vidéo.
« Comment aurais-tu voté ? » demandai-je.
— « Je n’y connais guère dans ces choses, » dit Zena, qui avait suivi les débats avec un visible ennui. « En la déposant sur une planète, ils lui donnent un cheval, ou des armes, ou un hélipak, peut-être ? »
— « Je ne pense pas. »
— « C’est rudement sévère, ne trouves-tu pas ? »
— « Comme l’a dit M. Tubman, nous avons des règles, qui doivent être respectées. Ceux qui les transgressent ne peuvent pas rester ici. On lui a déjà fait une faveur en soumettant son cas à l’Assemblée. »
Zena fit la grimace. « Et que dira ton père en rentrant, quand il verra que tu n’as pas débarrassé la table ? »
— « Ciel ! » m’exclamai-je. « J’avais complètement oublié ! »
Comme je n’aime pas ces petites corvées, j’avais complètement chassé celle-ci de mon esprit.
Pendant que j’empilais les assiettes pour les jeter dans l’incinérateur, Zena me dit : « Pourquoi es-tu tellement à cheval sur les principes ? »
— « Comment ? »
— « Pour toi, les principes sont tellement importants que tu ne tolères pas la moindre erreur. Et maintenant, cette Mme MacReady va mourir. »
Reposant l’assiette que j’avais à la main, je la regardai. « Je n’ai pas voté. Je n’ai absolument pas participé à leur décision. »
— « La question n’est pas là, » me dit Zena. Mais elle se garda bien de m’expliquer où elle était.
Papa rentra une dizaine de minutes plus tard. Je lui demandai si tout s’était passé comme il l’avait pensé, et il me répondit affirmativement.
« J’ai débarrassé la table, » lui dis-je.
— « Je n’ai jamais douté que tu le ferais. »
Lors de notre prochaine rencontre, je demandai à M. Mbele si la décision de l’Assemblée l’avait surpris.
— « Non, pas réellement, » répondit-il. « Beaucoup d’habitants du Vaisseau partagent le point de vue de ton père. C’est bien pourquoi il a été élu président. »
C’est sans doute un anachronisme de parler de saisons sur le Vaisseau, mais nous l’avons toujours fait. Par exemple, juillet, août et septembre constituent l’« été ». Cela ne me parut bizarre que lorsque, à quinze ou seize ans, j’étudiai les facteurs responsables du temps planétaire : un jour, je réfléchis réellement à la signification des termes dont nous nous servions quotidiennement. Il était évident qu’ils avaient perdu leurs connotations climatiques et ne désignaient plus que les divisions d’une année copiée sur l’année terrestre, ce qui est également un anachronisme, mais passons.
À l’époque, j’en parlai à un ami (comme il apparaîtra plusieurs fois dans ces pages, je ne mentionnerai pas son nom ; il a assez d’ennuis comme ça pour que je ne lui fasse pas une réputation de stupidité) : « Te rends-tu compte que le fait que nous nommions le mois d’octobre “automne” signifie que la majorité des habitants du Vaisseau sont originaires de la zone tempérée nord de la Terre ? »
— « Si tu veux t’en assurer, tu n’as qu’à consulter les listes des “passagers” primitifs à la bibliothèque. »
— « Mais tu ne trouves pas cela intéressant ? »
— « Non. »
Stupidité n’est peut-être pas le mot qui convient ; c’est peut-être simplement de l’esprit de contradiction.
En tout état de cause, l’été passa. Une période si fertile en événements que je ne sais plus dans quel ordre les présenter.
Pendant cet été, par exemple, j’eus mes premières règles. C’était important dans la mesure où cela prouvait que je grandissais, mais rien de plus. Et puis, il y avait les leçons de danse. Aussi curieux que cela puisse paraître, elles faisaient partie de nos cours de survie.
M. Maréchal nous dit : « Il ne s’agit pas d’une partie de plaisir, ne vous y trompez pas. C’est terriblement sérieux. Vous trébuchez sur vos propres pieds. Vous ne savez pas où mettre vos mains. Lorsqu’une situation exige que vous fassiez instantanément le geste précis, la souplesse et la rapidité des réflexes sont primordiales. Votre corps doit travailler pour vous, non contre vous. Crénom ! non seulement je vous donnerai des leçons de danse, mais je vous apprendrai à faire de la broderie au petit point ! »
M. Maréchal nous apprit effectivement la danse, la broderie, le combat à main nue et nous initia à l’emploi des armes. Il nous passa aussi des films où des gens sortaient des pistolets, les lâchaient soudain, ou bien tombaient de cheval (cela, je l’avais fait plusieurs fois), avaient une peur bleue. D’autres films étaient tournés sur un circuit d’obstacles où, par exemple, si l’on ne faisait pas attention, le sol se dérobait soudain sous vos pieds ; il fallait alors se rattraper à une corde ou, simplement, atterrir sans rien se casser. À la fin de l’été, lorsque nous passâmes de sixième en cinquième, nous abordâmes les trajets à obstacles eux-mêmes. Leur but principal n’était pas de nous enseigner une technique précise, mais de réagir positivement à des situations imprévues et difficiles.
En résumé, je m’étais trompée en pensant que la classe de survie serait ennuyeuse d’un bout à l’autre. C’était sérieux, parfois monotone, mais également intelligent et intéressant. Ce n’était pas, certes, une aventure – mais j’avais eu assez d’aventures récemment pour le regretter.
Je me fis également un tas de nouveaux amis, ce qui fait que je voyais de moins en moins des filles comme Zena Andrus. Je revis également une fois Mary Carpentier, mais nous n’avions pas grand-chose à nous dire.
Le plus important était que, parmi les trente et un membres de la classe, se formât un groupe central, un noyau de six garçons et filles. Ce n’était pas simplement de l’amitié, puisque certains de mes meilleurs amis n’en faisaient pas partie, alors que Venie Morlock, elle, y était. C’était simplement… le groupe. Ce qui nous rapprocha à l’origine fut une “non-aventure”. Sur l’incitation de Jimmy, j’emmenai quelques gosses au Sixième Niveau, et nous passâmes une journée à l’explorer. En dehors de moi, il y avait Venie et Jimmy, Helen Pak, Riggy Allen et Attilla Szabody. Attilla, Helen et, je pense Jimmy étaient vraiment mes amis. Riggy était un ami d’Attilla ; Helen et Riggy étaient attirés par Venie. Cela donnait une certaine cohésion au groupe et notre excursion au Sixième Niveau – une aventure pour certains d’entre nous et des heures amusantes pour moi – nous unit encore davantage. Nous restions généralement ensemble une ou deux heures après chaque classe, et nous nous rencontrions pendant le week-end. Quelques autres se joignaient parfois au groupe, mais pas de façon régulière.
Un jour, après la classe de survie, nous étions cinq au snack de la Maison Commune du quartier Lev, au Cinquième Niveau. Par la navette, c’était tout près de la porte 5, et cela constituait un lieu de rendez-vous idéal. Nous ne connaissions personne à Lev, mais nous nous y étions fait notre place et nous ne nous y sentions plus comme des intrus.
Celui qui manquait était Jimmy. Depuis une semaine, il disparaissait après la classe, marmonnant et ricanant dans sa barbe comme s’il avait je ne sais quels projets secrets, dont il ne soufflait mot mais qui le réjouissaient apparemment fort.
Nous étions assis à une table, devant quelques consommations – mais, avant tout, nous parlions. C’était notre table habituelle, une table rouge, dans le coin gauche de la zone des moins de quatorze ans.
Nous parlions d’un match de football qui devait avoir lieu le samedi matin dans le quartier Roth, où habitait Attilla, au Quatrième Niveau. Il fallait réunir un nombre de joueurs suffisant. Dans le temps, il m’aurait suffi de quelques appels à la vidéo pour en réunir autant que je le voulais ; les choses avaient bien changé. Tout en discutant, je griffonnai sur une feuille de papier, essayant de mettre au clair une petite idée que j’avais.
« Jimmy jouera ? » s’enquit Attilla.
C’était le plus grand et le plus fort d’entre nous, mais, en fait, un garçon très calme. Il parlait peu, mais écoutait attentivement, et, de temps en temps, nous étonnait par l’à-propos de ses commentaires. C’était d’autant plus surprenant qu’à le voir on ne l’aurait pas cru particulièrement intelligent ni cultivé.
« Mia pourra le lui demander, » suggéra Helen.
— « D’accord, » dis-je. « Je lui dirai de vous appeler. À moins qu’il ne soit occupé à je ne sais trop quoi, je pense qu’il aimerait jouer. C’est un bon demi. » Je me replongeai dans mon griffonnage.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Riggy en m’arrachant le papier.
Riggy est un garçon que je n’aime pas particulièrement ; je le trouve raseur et sans-gêne. Il fait toujours ce qui lui passe par la tête, que ce soit stupide ou non, même s’il doit le regretter après. Il lui manque ce que j’appelle une boussole intérieure. Il n’est pas maladroit, ni stupide, mais il n’a aucun sens des proportions.
« On peut savoir ce que c’est ? » demanda-t-il de nouveau en regardant la feuille de papier.
J’y avais dessiné de mon mieux, et non sans difficulté, une main tenant une flèche. Je dessine si mal qu’il avait fallu que je prenne ma main pour modèle tout le temps. Pour la flèche, je m’étais débrouillée tant bien que mal.
J’essayai de reprendre la feuille, mais Riggy fut plus rapide que moi et la mit hors de ma portée. « Hum, hum, » fit-il en la passant à Venie, qui la regarda en fronçant les sourcils.
« Ça a une signification, » dis-je.
— « Un rébus ? » demanda Attilla.
— « Plus ou moins. »
— « Fais voir. » Il prit la feuille des mains de Venie.
— « Je ne comprends pas, » dit cette dernière. « Une main tenant une flèche. »
De guerre lasse, j’expliquai : « C’est mon nom. Laflèche. »
— « Pas très brillant, » dit Venie. « Et pourquoi la main ? »
— « Pour faire plus joli. Ça fait comme des armoiries. »
— « Le dessin n’est pas très réussi, mais je trouve que c’est une bonne idée, » intervint Helen.
Riggy reprit le dessin et le regarda de nouveau. « C’est vrai que c’est une bonne idée. Il faudrait faire pareil pour chacun de nos noms. »
Nous essayâmes, tour à tour, sur chaque nom, mais, à chaque fois, le résultat n’était pas fameux. Pour Allen, nous ne voyions vraiment rien. Pour Helen Pack, dont le nom était anglais et que l’on pouvait traduire approximativement par « sac », nous dessinâmes un sac à dos. Pour Szabody, nous ne trouvâmes rien non plus.
« J’en ai trouvé un pour Morlock ! » s’exclama Riggy triomphalement. « En anglais, ça veut dire « plus de boucles. » Et il nous montra un papier couvert de boucles allant dans tous les sens.
Nous ne fûmes guère convaincus, car son dessin était fort confus. Soudain, j’eus une idée. Je dessinai une espèce de troglodyte sortant d’une caverne et le leur montrai.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Attilla.
— « C’est de nouveau Morlock. »
Venie n’avait pas l’air contente, et Riggy s’empressa de me demander : « Comment vois-tu Morlock là-dedans ? »
— « Ça vient d’un vieux roman de Wells, la Machine à remonter le Temps, dans lequel il y a des monstres souterrains qui s’appellent les Morlocks. »
— « C’est toi qui as inventé cela ! » me dit Venie.
— « Pas du tout ! Tu n’as qu’à lire le livre, comme je l’ai fait à Alfing. Tu demandes un fac-similé, c’est très simple. »
Venie examina de nouveau le dessin. « C’est ça, je lirai le livre. Et je me servirai peut-être de ça ! »
Pour un peu, je lui aurais sauté au cou, car ça n’avait pas été très gentil de penser à ces troglodytes ; si mon nom avait été Morlock, je n’aurais pas apprécié que quelqu’un d’autre fasse le rapprochement. Cela prouvait une certaine… objectivité ; non, un certain détachement que je n’aurais pas cru trouver chez elle.
« Tiens, voilà Jim ! » s’exclama Attilla juste à ce moment.
Et, en effet, Jimmy Dentremont arrivait en se faufilant entre les tables. Il prit une chaise au passage et s’installa à côté de moi.
« Où étais-tu ? » demanda Helen, exprimant ce que nous pensions tous.
Helen est une fille assez surprenante. Elle est blonde avec des yeux orientaux plissés – une combinaison plutôt étonnante.
Jimmy ne daigna pas répondre.
« Qu’est-ce que c’est que ces petits dessins ? » demanda-t-il.
Nous le lui expliquâmes.
« Ah bon ! Pour moi, ce sera facile. »
Il prit un crayon et dessina deux montagnes entre lesquelles il esquissa un petit bonhomme.
« Et voilà, Dentremont : entre les montagnes ! »
C’était en effet assez convaincant. Quand tout le monde eut regardé, Jimmy s’éclaircit la gorge : « Mia, tu te souviens du pari que nous avions fait ? »
— « Sur la possibilité de vivre une aventure ? »
— « C’est cela. Eh bien, j’en ai trouvé une. Voilà ce que je faisais ces derniers temps ! »
Helen demanda immédiatement de quoi il s’agissait, et Jimmy le lui expliqua. Ensuite, Riggy voulut savoir sur quoi portait le pari.
Jimmy me lança un regard interrogateur avant de lui répondre : « À vrai dire, nous ne l’avions pas fixé. Dans mon esprit, c’était surtout que, si je trouvais une aventure, Mia devrait m’accompagner. »
Tous me regardèrent.
« Soit, » dis-je. « Ça me paraît juste. »
— « Parfait, » dit Jimmy. « Voilà de quoi il s’agit : nous allons sortir du Vaisseau – aller à l’extérieur du Vaisseau. »
— « Mais ce doit être dangereux ! » s’exclama Helen.
— « C’est une aventure ! » rétorqua Jimmy. « Et toute vraie aventure contient un élément de danger ! »
— « Est-ce dangereux, dehors ? » demandai-je.
— « Je n’en sais rien, » admit Jimmy. « Je ne sais pas à quoi ça ressemble, dehors. J’ai essayé de me renseigner, mais je n’y suis pas parvenu. Le découvrir fait précisément partie de l’aventure. Mais ce n’est pas tout. Il nous faut des combinaisons et trouver un moyen pour sortir. Ce ne sera pas facile ! »
— « Je veux venir aussi, » intervint Riggy.
Jimmy secoua la tête.
« Non, rien que Mia et moi. Mais nous aurons besoin d’aide ; si vous voulez nous aider, vous êtes les bienvenus. »
Après s’être consultés du regard, nos copains annoncèrent tous qu’ils étaient d’accord. Nous formions un groupe, après tout, et l’occasion de faire quelque chose d’intéressant était trop tentante.
Précédés par Jimmy, nous suivions un passage du Premier Niveau. C’est très excitant de faire partie d’un groupe qui poursuit un but, même si c’est mélodramatique, même si c’est à quatre-vingt-dix pour cent du bluff. Cela me plaisait énormément, et aux autres aussi.
J’étais tellement dans mon rôle que je devais toujours me retenir de jeter des coups d’œil derrière moi pour voir si nous étions suivis.
« C’est ici, » dit Jimmy. « Devant nous à gauche. »
En descendant quelques marches, on arrivait à une petite rotonde sur laquelle donnait une unique porte de couleur noire, sans ornement ni inscription. C’est une chose très rare sur le Vaisseau, où tout le monde s’efforce de rendre son cadre de vie coloré, gai et personnel. Une porte aussi nue et rébarbative ne pouvait que décourager les passants d’entrer.
« Le sas communiquant avec l’extérieur se trouve dans la pièce sur laquelle donne cette porte, » nous expliqua Jimmy.
Il n’y avait ni bouton, ni poignée, ni verrou, ni serrure visible, rien qu’un petit trou destiné à introduire une clef électronique émettant un signal de fréquence particulière qui commandait l’ouverture de la porte.
Attilla et Jimmy s’y connaissaient un peu en électronique, et ils examinèrent soigneusement la porte.
« Cette serrure est purement symbolique, » dit Attilla au bout d’un moment.
Nous le regardâmes d’un air interrogateur.
« C’est pourtant simple. Cette serrure sert simplement à maintenir la porte fermée et à rappeler aux gens qu’elle doit le demeurer, mais elle n’est pas réellement efficace. Je suis certain que je pourrai l’ouvrir au bout d’un ou deux essais. »
— « Bien ! En tout cas, es-tu sûr que tu pourras l’ouvrir d’ici samedi prochain ? » demanda Jimmy.
— « Absolument ! »
— « Parfait ! Alors, fixons le départ pour ce jour-là. Helen ? Tu fais équipe avec Attilla. Tu feras le guet pendant qu’il bricolera la porte. S’il se faisait prendre, tout serait fichu. » Puis, il se tourna vers moi et les deux autres. « Allez, venez ! Nous allons essayer de trouver des combinaisons. »
— « J’aimerais venir aussi, » dit Helen. « Je vais tout rater ! »
Un fait intéressant me frappa. Jimmy était le plus petit de nous tous, et pourtant il n’avait aucun mal à dominer le groupe. Ce doit être vrai ce qu’on dit sur la disposition naturelle au commandement.
« Il faut que quelqu’un fasse le guet, » dit-il. « De toute façon, tu seras là quand nous sortirons. La seule chose que tu rateras, c’est lorsque nous nous procurerons les combinaisons. Et je ne vois qu’un moyen : les emprunter. »
Pour aller vers Récupération, qui était notre but, nous traversâmes Technique, pour éviter un long détour. Nous devions faire un bruit du tonnerre, car, alors que nous traversions le hall des bureaux de direction, une femme assez âgée surgit soudain d’une porte.
« Un moment, vous ! » s’écria-t-elle.
Nous nous retournâmes vers elle. Petite, trapue, les cheveux blancs, elle avait visiblement dépassé la centaine. Peut-être était-elle aussi vieille que M. Mbele. Elle avait de plus un air particulièrement acariâtre.
« Qu’est-ce qui vous prend de faire tout ce bruit ici ? Vous ne savez donc pas que le travail que nous faisons est important ? »
Mal à l’aise, Jimmy expliqua que nous avions simplement pris ce raccourci pour aller à Récupération et que nous ne pensions déranger personne.
« Ce n’est pas un passage public, ici ! » poursuivit-elle. « Si vous n’avez rien à faire à la Technique, vous ne devriez pas être ici ! Ah ! ces enfants qui ne comprennent jamais rien ! Et qu’allez-vous faire à la Récupération ? »
Sa question s’adressait à Jimmy.
— « C’est pour un travail scolaire que nous avons à faire, » répondit-il.
— « Exactement, » renchéris-je.
Son regard se dirigea sur Venie et Riggy.
« Et vous ? »
Au lieu de donner la réponse qui s’imposait, Riggy dit : « Nous étions venus les accompagner. »
— « Fort bien, » dit la vieille dame sèchement. « Vous deux, là, vous pouvez passer, mais n’y revenez pas ! Quant aux autres, retournez sagement chez vous. »
Venie et Riggy nous jetèrent un regard d’impuissance, puis revinrent lentement sur leurs pas. En fait, la vieille dame n’avait pas vraiment le droit de leur interdire de passer, mais allez donc discuter avec quelqu’un d’aussi autoritaire ! Jimmy et moi nous hâtâmes de partir avant qu’elle ne change d’avis. Elle resta plantée là pour s’assurer que nous lui obéissions. Il y a des gens qui aiment à se rendre désagréables ; cela leur donne un sentiment de supériorité.
Récupération avait une odeur particulière. En fait, Récupération et Réparations sont de petites enclaves prises dans Technique. Dans Technique, il y a un tas de bureaux, d’énormes machines et des projets en voie de réalisation. Récupération et Réparations n’ont ni les mêmes ressources ni la même organisation. Récupération consiste principalement en une grande salle désordonnée, bourrée d’établis, de remises, de placards et d’un tas d’autres choses ; le tout régnant dans un agréable désordre. On avait l’impression que l’on pourrait y fouiller pendant des semaines et des mois en faisant toujours de nouvelles découvertes passionnantes. Mais le plus particulier et le plus intéressant était l’odeur inidentifiable et mystérieuse qui y régnait. Cela seul m’aurait donné l’envie d’y passer tous mes moments libres.
Nous entrâmes sur la pointe des pieds. Deux techniciens travaillaient et un autre semblait chercher quelque chose.
« Viens, » me souffla Jimmy. « Je sais qu’ils ont des combinaisons, sans doute enfermées quelque part. Il va falloir fouiner partout. »
Nous engageant chacun dans une travée, nous regardâmes tout autour de nous, essayant de prendre un air aussi naturel que possible. J’étais en train d’examiner un tas de jouets cassés lorsque Jimmy, qui était arrivé derrière moi, me prit par le coude, me faisant sursauter.
« Chut ! » me fit-il. « Je les ai trouvées. Il y en a deux rangées, dans des sortes de casiers à claire-voie, même pas fermés. »
— « Comment sais-tu qu’on peut les utiliser sans danger ? » Je retournai une poupée cassée avec mon pied. « Si elles sont comme ça, autant abandonner notre projet ! »
— « Non, non, elles ne sont pas là pour être réparées. Ce sont celles qu’ils mettent pour sortir. Elles sont encore scellées – on leur fait subir une révision après chaque utilisation. Le seul problème est de savoir comment les sortir d’ici. Hum ! Attention ! »
Je me retournai. Un jeune technicien souriant, aux cheveux gris souris, venait vers nous.
« Bonjour, les enfants ! Je peux vous aider ? »
— « Je m’appelle Mia Laflèche, » dis-je. « Et voici Jimmy Dentremont. »
— « Bonjour. Je m’appelle Mitchell. » Il attendit, les sourcils levés.
Je sortis deux bouts de papier pliés de ma poche.
— « Eh bien, il y a quelque chose qu’on voudrait faire, mais je ne sais pas si vous pourrez nous aider. »
— « Voyons voir ça ? »
Je lui montrai les dessins que nous avions faits à Lev, et lui expliquai le rapport qu’ils avaient avec nos noms.
« Évidemment, ce sont des brouillons, » expliquai-je. « Nous voudrions les dessiner mieux, puis en faire des écussons pour épingler à nos vêtements. »
— « Oui…» dit M. Mitchell. « Ça ne me paraît pas impossible. Ce n’est pas exactement dans notre domaine, mais l’idée n’est pas mauvaise. Que penseriez-vous d’émaux sur cuivre ? »
— « Ce serait formidable ! » dit Jimmy. « Pourrions-nous venir les faire un samedi matin ? »
— « Le samedi, il n’y a généralement qu’un seul technicien de garde, mais je pense…»
— « On pourrait venir samedi prochain ? » dis-je. « Pas demain, mais l’autre ? Demain, nous avons un grand match de football, que nous ne pouvons vraiment pas rater. »
— « Oui, ça ira, » dit M. Mitchell. « Je m’arrangerai même pour être de garde ce jour-là, comme ça je pourrai vous aider. »
Après l’avoir remercié, nous repartîmes. En chemin, Jimmy me dit : « Eh bien, on peut dire que tu sais mentir ! Trouver cette histoire de match de foot, par exemple…»
— « Je ne l’ai pas inventée. J’avais oublié de te dire : les gosses organisent vraiment un match demain, et ils aimeraient que tu joues. »
— « Ah bon ! » dit Jimmy. « En fait, tu n’es peut-être pas une aussi bonne menteuse que ça ! »
Le match de football se termina par 5 buts à 3. Attilla, Venie et moi étions dans l’équipe perdante.
Pendant la semaine qui suivît, nous fîmes nos préparatifs. Attilla avait si bien fignolé la porte qu’il lui suffisait de la regarder pour qu’elle s’ouvre – à en croire Helen, du moins ; et Attilla, l’air tout réjoui, ne la contredit pas. Nous préparâmes également l’« emprunt » des combinaisons. Jimmy dessina, à l’intention de Venie et de Riggy, un plan indiquant où elles se trouvaient.
— « Samedi, il y aura un seul technicien de garde, et il sera occupé à nous aider, Mia et moi, à confectionner les écussons. Il vous suffira de vous faufiler sans vous faire remarquer. Ensuite, nous vous rejoindrons dès que possible dans la chambre du sas. »
Comme j’avais du temps libre, j’emmenai Venie et Riggy à Récupération pour leur montrer les lieux en vitesse. M. Mitchell était dans le fond, mais nous ne nous fîmes pas voir. Nous entrâmes très vite ; je leur montrai où se trouvaient les combinaisons, et nous ressortîmes tout aussi vite, le tout n’avait pas duré plus de vingt secondes. Sur le trajet du retour, toutefois, la même vieille dame nous arrêta de nouveau et nous fit un sermon. Elle avait placé son bureau de façon à pouvoir voir quiconque passait dans le hall – sans doute dans l’unique but d’exterminer ceux qui n’avaient rien à y faire. Son nom, bien en évidence sur son bureau, était Keithley. Elle faisait plus que m’effrayer. Elle me terrorisait. Dès qu’elle eut le dos tourné, nous décampâmes.
« Surtout, ne passez pas ici quand vous aurez les combinaisons, » leur dis-je. « Si jamais elle vous arrêtait…» Riggy pâlit. Venie dit : « Je ne vois pas pourquoi elle nous a arrêtés. Nous ne faisions pas de bruit, cette fois ! » Elle promit néanmoins de faire un détour la fois suivante.
La vie est parfois bien compliquée. À la vérité, il n’y avait pas que la vieille dame qui me faisait peur. L’idée de sortir du Vaisseau ne me plaisait pas tellement. Le Vaisseau va plus vite que la lumière (l’ancienne barrière d’Einstein) en devenant discontinu (les équations de discontinuité de Kaufmann et Chambers). Je sais que l’idée de se trouver à l’extérieur du Vaisseau et de regarder le néant passionnait Jimmy – mais pas moi. J’ai apparemment l’esprit d’escalier, et un tas de pensées désagréables me vinrent au cours de cette semaine. Comme il était trop tard pour revenir en arrière, je n’en dis rien aux autres, mais je commençais à regretter d’avoir jamais prononcé le mot “aventure”.
Peut-être Riggy a-t-il raison. Si l’on veut agir sur le coup d’une impulsion, il faut le faire immédiatement, pendant que l’idée est encore claire et fraîche, et sans se donner le temps d’y penser.
« Alors, » nous demanda M. Mitchell en nous guidant à travers un dédale d’objets réparés, en voie de réparation ou tout simplement cassés, « qui a gagné cette partie de foot ? »
— « L’équipe de Jimmy, » dis-je. « C’est vraiment gentil à vous de nous aider. »
— « Mais non, c’est tout naturel… Nous y voilà. Ça, c’est le four où l’on cuit les pièces terminées. À la base, une plaque de cuivre, puis une couche d’émail ; le décor est peint en surface. On peut faire un ou deux essais, pour commencer. »
Il semblait sincèrement content de nous aider. En partie, sans doute, parce que c’est agréable de trouver des gosses qui s’intéressent vraiment à quelque chose ; en partie parce que j’étais une gentille petite futée, et aussi parce que, comme Jimmy, il était un bricoleur-né. Moi pas, mais l’idée de faire les écussons me plaisait quand même, et je trouvais le processus intéressant. Eux, ils faisaient partie de ceux qui aiment toucher à tout pour voir ce que ça donnera, et ils s’entendaient comme des larrons en foire.
Nous commençâmes par découper la forme de l’écusson dans le cuivre, puis par styliser le dessin, en prévoyant les couleurs que nous utiliserions. Peu à peu, je me vis reléguée à l’arrière-plan ; Jimmy faisait tout le travail pendant que M. Mitchell, penché par-dessus son épaule, le conseillait. Auparavant, nous avions fait des essais, qui n’avaient pas été très concluants, surtout le mien.
J’ai l’impression d’avoir toujours vu Jimmy Dentremont en train de bricoler. Il est doué pour cela, d’ailleurs. Combiné avec son enthousiasme, sa légère myopie mentale et son désir de dominer, cela lui fait parfois perdre les pédales. Alors, il ne pense plus qu’à lui et relègue tous les autres au second plan. À cause de cela, et bien que notre association fût positive et nécessaire, je me demandais s’il m’était vraiment sympathique.
Aujourd’hui, cela m’importait relativement peu, car nous poursuivions un but autrement important. Quand même, il n’était pas très agréable d’avoir à se hausser sur la pointe des pieds rien que pour voir ce qui se passait. Mais, n’ayant rien d’autre à faire que d’observer, j’en vis plus que Jimmy… ou que M. Mitchell.
Lorsque la seconde série de pièces furent dans le four, je poussai Jimmy du coude, et lui dis : « Je crois qu’il doit être l’heure du déjeuner. »
Jimmy répondit à peine, trop occupé à surveiller son four. En fait, il était un peu tôt pour déjeuner, et il devait le savoir. Mais, surtout, il était tellement occupé qu’il en oubliait la raison de notre présence ici. Je lui donnai un autre coup de coude pour lui rafraîchir la mémoire.
« Nous pourrions aller manger et revenir voir après ce que ça a donné, » proposai-je.
Jimmy eut le bon sens d’acquiescer.
M. Mitchell semblait un peu surpris, et il y avait de quoi. Ils avaient travaillé ensemble, ne pensant à rien d’autre, et soudain Jimmy laissait tout tomber et n’avait rien de plus pressé que de s’en aller. Il se fit néanmoins une raison. « D’accord, d’accord. Comme vous voulez, » nous dit-il.
Lorsque nous nous fûmes un peu éloignés, Jimmy me souffla : « On peut dire que je m’étais trompé, la semaine dernière : aller déjeuner, quelle piètre excuse ! »
— « Ah oui ? Tu n’as apparemment rien trouvé de mieux ! » dis-je, pincée.
J’accélérai encore le pas, et Jimmy dut presque courir pour me rattraper. C’était mon pas coléreux et implacable, mon pas des jours où la coupe est pleine.
« Qu’est-ce qui te prend ? » demanda Jimmy. « Je ne voulais pas te vexer. »
— « Ce n’est pas cela, » dis-je sans ralentir le pas.
— « Quoi, alors ? »
— « Rien. » Puis j’ajoutai : « Ils ont pris les combinaisons il y a plus d’une demi-heure. Venie m’a fait signe en partant. Tu étais tellement occupé que tu n’as rien vu. »
— « J’espère qu’ils ont pris les plus petites qu’ils ont pu trouver, » dit simplement Jimmy.
Soudain, je le pris par le bras pour le forcer à s’arrêter.
« Attends ! Nous ferions mieux de revenir en arrière pour faire le tour. Je ne veux pas tomber de nouveau sur cette vieille sorcière. »
Jimmy prit une expression malicieuse. Cela lui va particulièrement bien, avec ses cheveux roux et ses oreilles proéminentes.
« Tentons le coup, » dit-il. « Allons-y en courant, et, si elle sort, ne nous arrêtons même pas. »
C’était sans doute mon jour pour être impulsive. La salle s’étendait devant nous comme un défi. La porte du bureau de Mme Keithley était ouverte, et suffisamment loin pour que nous puissions prendre de l’élan avant qu’elle ne nous voie. Environ trente mètres à parcourir ; ensuite un tournant à gauche nous cacherait à sa vue.
« D’accord ! »
Me sentant comme la brave petite Susy Dangerfield traversant les rangs des Iroquois, je commençai à sprinter. Jimmy se maintint à ma hauteur. En passant devant le bureau, je jetai un coup d’œil de côté, mais je ne la vis pas.
Jimmy me dépassa d’une bonne enjambée au moment où nous arrivions au tournant.
« Hé ! ralentis ! » haletai-je. « Elle n’est même pas là ! »
Il se retourna vers moi tout en prenant le tournant et, sans avoir eu le temps de ralentir, entra en collision avec quelqu’un. Jimmy rebondit contre le mur, mais ne tomba pas. Je réussis à m’arrêter et regardai à mes pieds Mme Keithley ! C’était bien elle, avec ses cheveux blancs et tout, assise sur le derrière avec une expression de dignité outragée. Elle leva la tête vers moi.
« Bonjour, » dis-je. « Belle journée, n’est-ce pas ? »
L’enjambant, je continuai mon chemin d’un pas lent et digne.
Jimmy mit un moment à retrouver ses esprits, puis, pour une fois, fit ce qui s’imposait.
« Enchanté de vous revoir, » dit-il poliment à la chère vieille dame, puis il me suivit sans se presser.
Lorsque Jimmy m’eut rejointe, nous jetâmes un coup d’œil derrière nous, puis nous nous remîmes à courir, tandis qu’elle nous regardait, muette de stupéfaction.
Arrivés au bout du passage, nous descendîmes quatre à quatre, en haletant, un long escalier, puis nous nous arrêtâmes et éclatâmes d’un rire inextinguible, en partie par soulagement, en partie parce que cela avait été d’une drôlerie irrésistible.
Lorsque je me fus enfin calmée, je regardai Jimmy avec sérieux.
« Toi, tu feras ce que tu voudras, mais je crois que c’est la dernière fois que je passe par là. »
— « Remarque guère originale, » commenta Jimmy.
— « Je ne suis pas très courageuse, tu sais. »
— « Oh ! je ne te blâme pas ! Moi aussi, je serai prudent. »
Helen nous attendait dans le passage, devant la chambre du sas. Après s’être assurée que personne d’autre n’arrivait, elle frappa rapidement plusieurs coups successifs à la porte, qui s’ouvrit instantanément. Nous nous précipitâmes à l’intérieur. Att se tenait derrière la porte, et elle la referma dès que nous fûmes entrés.
C’était une petite pièce aux murs nus de couleur verte. Le sas se trouvait directement en face de la porte par laquelle nous étions entrés. Les combinaisons étaient suspendues à des crochets apparemment destinés à cet usage.
Jimmy regarda tout cela avec satisfaction.
« Bien, » dit-il. « Très bien ! Allons, Mia, mettons les combinaisons. »
Je regardai Venie, Helen, puis Att, et demandai : « Mais où est Riggy ? »
Att baissa la tête.
— « Je n’ai pas pu l’en dissuader… Il avait amené une combinaison de plus. Vous savez qu’il avait très envie d’aller dehors. Eh bien, il l’a fait. »
Jimmy paraissait très malheureux. « Tu n’aurais pas pu l’en empêcher, Venie ? Tu aurais pu veiller à ce qu’il n’en prenne que deux ! »
— « Peut-être, » dit Venie, sur la défensive, mais il n’en serait resté qu’une pour vous deux. Et puis, il a dit qu’il avait autant le droit de sortir que vous. »
— « Vous connaissez son caractère, » ajouta Att. « Je lui ai dit que c’était une mauvaise idée, mais il n’a rien voulu entendre. »
— « Zut alors ! » m’exclamai-je.
— « Il a dit qu’il voulait vous faire une “surprise”, » dit Helen.
— « Apparemment, » constata Jimmy, non sans aigreur. « Bon ! Dépêchons-nous de faire ce qui reste de cette aventure. »
Il essayait visiblement de cacher son dépit. Ou d’en montrer juste ce qu’il fallait pour pouvoir se montrer généreux et bon copain par la suite. Comme je tombai moi-même dans ce piège, je serais mal placée pour le critiquer.
Nous revêtîmes les combinaisons. Elles ressemblaient à peu près autant aux anciennes combinaisons pressurisées que l’on décrit dans les vieux romans que le Vaisseau ressemble à ce stupide voilier dans lequel j’avais eu le mal de mer. (Soit dit en passant, je trouve curieux que plus personne n’écrive de romans dans le Vaisseau – plus depuis très longtemps ; tous ceux que je lis datent d’avant les Guerres de Population. Je ne sais même plus pourquoi je les lisais, d’ailleurs. La plupart n’étaient pas fameux, jugés objectivement. Peut-être par désir d’évasion…) En tout état de cause, nos combinaisons étaient une application du principe de discontinuité sur lequel était également fondé le fonctionnement du Vaisseau. Pour me servir d’une analogie, aussi inexacte que toutes les analogies, bien sûr, vous connaissez cette expression : retourner quelque chose comme un gant, c’est-à-dire mettre l’intérieur à l’extérieur ? Eh bien, le Vaisseau retournait en quelque sorte l’univers comme un gant pour mieux le contrôler. Un effet strictement local, bien entendu, mais qui rend le processus de se déplacer d’un point à un autre incommensurablement plus facile. Pour les combinaisons, le principe de discontinuité fonctionne d’une façon quelque peu différente ; elles constituent un petit univers clos et indépendant. Elles avaient été inventées primitivement à des fins militaires, pour rendre les combattants invulnérables ; elles étaient donc légères, et contenaient des systèmes de renouvellement d’air, de climatisation, etc., et étaient bien entendu à l’épreuve de toutes les armes, des rayons laser aux projectiles en passant par l’épouvantable batterie des gaz de guerre. Militairement, bien sûr, leur utilisation se révéla catastrophique ; tous ceux qui en portèrent jamais sur la bonne vieille Terre sont morts depuis longtemps. Mais, utilisées à des fins pacifiques (construire les Vaisseaux…), elles rendirent, et continuent à rendre, comme notre histoire le prouve, nombre de services.
Ouvrir le sas sur l’extérieur était la simplicité même. On commence par appuyer sur un bouton de priorité, pour ne pas être gêné par quelqu’un arrivant de l’autre côté. Pour sortir, on admet de l’air dans le sas, on y entre, puis on chasse l’air et on sort vers l’extérieur. Pour rentrer, c’est le processus inverse. Comme Riggy avait chassé l’air du sas pour sortir juste avant nous, nous verrouillâmes les commandes (ce qui assurait également la fermeture absolue de la porte extérieure) et nous admîmes de l’air dans le sas.
« Ne soyez pas trop fâchés contre Riggy, » nous dit Att. « Au moins, attendez de vous retrouver tous en sécurité ici. »
Jimmy fit un signe d’assentiment, et nous entrâmes dans le sas, pendant que les autres nous souhaitaient bonne chance. Dans l’état où étaient mes nerfs, ces souhaits ne me parurent nullement superflus. Pour cette même raison, je restai silencieuse, ce qui ne me ressemblait guère. La porte se referma derrière nous, et la gaie petite pièce verte ainsi que nos amis disparurent à nos regards.
Pendant que l’air s’échappait en sifflant, Jimmy me dit : « Quand Riggy nous fera « hou ! » ou je ne sais quelle autre farce stupide qu’il prépare, fais simplement semblant de ne pas le voir ; ignore-le totalement. »
— « D’accord, » dis-je, car l’attitude de Riggy ne me plaisait pas du tout.
Le sas entièrement vidé de son atmosphère, Jimmy ouvrit la porte qui se trouvait à nos pieds. Comme, selon le système d’orientation interne du Vaisseau, le Premier Niveau était “en bas”, il fallait “descendre” encore davantage pour sortir. Jimmy me désigna l’échelle ; elle me rappelait quelque chose, mais je ne savais pas exactement quoi.
« Passe devant, » me dit-il.
Empoignant les premiers échelons, je commençai à descendre. Je me souvins alors de deux autres échelles, celle du Sixième Niveau et celle pour accéder au bateau, sur Grainau. Oui. Damnées échelles ! Arrivée à la moitié du tube, qui n’avait guère que deux à trois mètres de long, je fus soudain prise de vertige et mon estomac se souleva désagréablement. J’étais étonnamment légère aussi, et, paradoxalement, j’étais « debout sur la tête ». La gravité interne du Vaisseau ne jouait plus, et seule existait celle, bien plus faible, du petit astéroïde. De plus, le “bas” était juste à l’opposé de ce qu’il était à l’intérieur du Vaisseau, et je venais de passer de l’un à l’autre. Je me trouvais donc la tête en bas, et mes pieds dépassaient du tube.
Grâce à la faible gravité, je n’eus pas trop de mal à sortir, et je me redressai d’un mouvement qui me donna le vertige plus que jamais. Au-dessus de moi, il y avait un gris argenté éblouissant et qui faisait mal aux yeux, ponctué de points et de traînées d’un noir si profond qu’il paraissait presque pourpre. Cela me fit penser à un négatif photo, mais avec une qualité vibrante toute particulière. C’était si douloureux qu’on avait envie de se détourner, mais pour regarder quoi ? La surface rocheuse du Vaisseau avait également cette tonalité argentée inquiétante, en plus mat. Les rochers semblaient stériles, complètement morts, comme si personne n’y avait jamais mis les pieds. Un terrain de jeux du “jamais” et du “rien” ; à quelques mètres seulement du monde douillet, vivant et réel auquel j’étais accoutumée, une dimension totalement différente !
Comme pour confirmer cette différence, les jambes de Jimmy apparurent à mes pieds et montèrent vers moi, tandis qu’il descendait dans le tube. Je l’aidai à sortir. Il s’assit à mes côtés, comme pour recouvrer ses sens et, tout comme moi, il regarda autour de lui.
Près de nous, sans doute pour marquer la localisation du sas, se trouvait un pylône de trois mètres de haut, sur lequel il y avait un numéro d’identification, un petit panneau de commandes et un écriteau portant une inscription absurde – sans doute une plaisanterie faite par un homme mort depuis longtemps – qui proclamait en majuscules maladroitement tracées à la main : NE MARCHEZ PAS SUR LE GAZON ! Je ne sais pourquoi, mais cela me fit frissonner.
Nous regardions silencieusement autour de nous lorsque Jimmy me demanda : « Qu’est-ce que ça peut être ? » en me montrant une ligne de tubes géants émergeant du chaos rocailleux, au loin, semblables à des canons pointés sur l’univers. En fait, vu la proximité de l’horizon, ils ne devaient pas être tellement éloignés.
— « Sans doute les tubes d’éjection des vedettes, » dis-je. « Je ne croyais pas que nous étions aussi près. »
— « Ce doit être ça, » me répondit Jimmy.
La distorsion qui affectait tout ce qui nous entourait agissait également sur Jimmy.
« Tu n’as pas bien bonne mine, » dis-je, « pour autant que je puisse en juger à travers ton casque. »
— « Je ne me sens pas bien, d’ailleurs. J’ai la nausée. Toi non plus, ta mine n’est pas fameuse. »
— « C’est à cause de la lumière, voilà tout. »
Mais ce n’était pas vrai. Le vertige me donnait envie de vomir, et je priai pour que ça n’arrive pas dans la combinaison ! J’essayai de penser à autre chose.
« Où est Riggy ? » dis-je. « Il aurait dû se montrer. »
— « Il a peut-être emprunté une autre sortie, un sas comme le nôtre, pour essayer de nous surprendre ».
— « Ou alors, il se cache. C’est peut-être ça, sa surprise. »
Dans tout ce désordre rocailleux, ce n’aurait pas été difficile, et nous ne l’aurions jamais trouvé.
Nous ne tardâmes pas à connaître la réponse.
« Attends ! » s’exclama Jimmy. « Qu’est-ce que c’était ? »
— « Quoi ? »
Puis le bruit se répéta ; cette fois, je l’entendis, une sorte de rot horrible. J’avais pourtant réglé à “bas” la réception ainsi que l’émission, mais, même ainsi, c’en fut presque trop pour moi. Je dus faire un effort surhumain pour ne pas vomir à mon tour, et ma tête se mit à tourner de plus belle.
« Où es-tu, Riggy ? » appela Jimmy.
— « Je ne le vois nulle part, » dis-je.
Riggy ne répondit pas, mais fit de nouveau cet horrible bruit. On peut dire que je le trouvais de moins en moins sympathique. Jimmy s’accroupit pour prendre son élan et sauta. À cause de la faible gravité, il monta à une hauteur phénoménale, quinze mètres peut-être, ou plus ; il redescendit lentement et se posa eh douceur.
« Je ne l’ai pas vu, Mia. Rien du tout. Écoute, fais une cinquantaine de pas vers ces tubes ; et j’en ferai autant dans la direction opposée, puis nous décrirons chacun un demi-cercle dans le sens des aiguilles d’une montre. D’accord ? »
Sans répondre, j’avançai en trébuchant vers les énormes tubes, franchissant parfois un roc d’un bond, et fortement incommodée par les borborygmes que Riggy continuait d’émettre. J’aurais bien voulu couper le son, mais cela m’aurait empêchée d’entendre Jimmy. Arrivée à peu près à la distance convenue, je commençai à décrire mon demi-cercle.
« Tu es prête, Mia ? » me demanda Jimmy.
— « J’ai déjà commencé. »
« Riggy ! » reprit la voix de Jimmy. « Si tu ne veux pas être abandonné ici, tu ferais mieux de te lever et de te montrer ! »
Si seulement j’avais pu fermer les yeux et m’asseoir, pour soulager ma pauvre tête ! En plus de mes yeux douloureux et de mon estomac, mes oreilles s’y mettaient maintenant, commençant à bourdonner. Cela me faisait penser à mon équipée en voilier, mais en bien pire. Je continuai à marcher automatiquement, mais mes pieds n’allaient pas exactement où je voulais et mon demi-cercle était plutôt approximatif. J’essayai de me repérer, de chercher Riggy et d’avancer, le tout à la fois, mais sans rien faire vraiment correctement. Je suis intimement convaincue que l’arme ultime serait un petit objet qu’il suffirait de pointer sur l’adversaire pour lui faire perdre complètement le sens de l’équilibre – il ne pourrait que s’effondrer par terre pour vomir à son aise, et ça lui ôterait sans doute pour toujours toute velléité d’héroïsme.
Malgré la faible gravité, j’avais quelque mal à me mouvoir. En sautant d’un rocher à l’autre, il m’arrivait de glisser ; soudain, je m’emmêlai les jambes et atterris la tête la première dans un creux que j’avais pris pour une bosse. Sous une gravité normale, et sans la protection de la combinaison, je me serais sans doute assez gravement blessée. On pouvait certainement faire des bonds fantastiques, mais je doute que c’eût été agréable ; il aurait fallu s’entraîner un peu au préalable, et surtout ne pas avoir ce fichu vertige. Je restai immobile, roulée en boule contre un rocher qui ressemblait de façon frappante à une sculpture particulièrement hideuse qu’avait faite ma mère – un buste du maître Lemuel Carpentier en personne. Seul le nez avait des proportions à peu près correctes, bien que celui du maître fût particulièrement laid. Il n’avait pas été content de son élève, ce jour-là. Comme l’immobilité ne soulageait nullement mon mal de tête, je me relevai.
Ce fut alors que j’aperçus Riggy, agenouillé derrière une formation rocheuse conique qui nous l’avait caché jusqu’ici. Il vomissait, ou du moins essayait.
« Je l’ai trouvé ! » annonçai-je à Jimmy, puis je coupai la réception. Un instant de plus, et je n’y aurais pas résisté.
Je le regardai à peine ; je ne voulais surtout pas le voir. Je l’aidai à se mettre debout, et je m’aperçus que, en faisant bien attention où je mettais les pieds, je pouvais le porter sans trop de mal. Je ne pensais qu’à une chose : atteindre le sas. Jimmy vint d’ailleurs bientôt m’aider.
Nous le déposâmes près du sas et Jimmy actionna les commandes fixées sur le pylône.
« Entre d’abord, » dis-je à Jimmy, « et je te le passerai. »
Il entra tête la première dans le trou, et disparut rapidement. J’attendis une minute, puis poussai Riggy à l’intérieur en le tenant par les chevilles. Un moment, j’eus exactement la sensation que l’on a lorsqu’on essaie de rapprocher les mêmes pôles de deux aimants – Riggy, inerte, flottait dans une sorte de no man’s land ; puis, Jimmy l’attrapa et il disparut. Je le suivis.
Lorsque nous fûmes tous trois dans le sas, Jimmy le laissa s’emplir d’air ; dès que les pressions se furent égalisées, la porte intérieure s’ouvrit. J’avais déjà ôté le casque de ma combinaison. Juste à temps d’ailleurs, car je n’avais pas fait deux pas que je vomissais tout le contenu de mon estomac. C’était, dans un sens, un soulagement considérable.
Jimmy et moi étions restés dehors vingt minutes ; Riggy, quarante. Nous retrouvâmes notre équilibre en quelques minutes, mais, pour Riggy cela ne passait pas. Il ne pouvait que rester assis en se tenant la tête ; il avait vraiment un air misérable.
Lorsque j’avais vomi, Venie avait regardé par terre, puis m’avait dit : « Il faudra que tu nettoies ça, Moi, je m’y refuse ! »
Elle en avait apparemment assez de faire la sale besogne dans cette aventure, et je ne pouvais pas l’en blâmer. Je n’en aurais d’ailleurs pas eu la force. Appuyée contre le mur, les yeux fermés, j’étais tout simplement heureuse d’avoir retrouvé le monde réel, Venie y compris.
Les autres commencèrent à nous bombarder de questions, et Jimmy leur raconta ce que nous avions vu.
Riggy proposa d’une voix faible : « Si quelqu’un veut y aller, il peut prendre ma combinaison. »
— « Personne ne pourrait l’utiliser dans l’état où elle est, » fit très justement remarquer Helen.
Il faut dire que ni Riggy ni l’intérieur de sa combinaison n’étaient beaux à voir.
« Bien, » dit Jimmy. « On ferait mieux de les remettre en état, puis d’aller les rapporter. »
Nous aidâmes Riggy à se dépêtrer de sa combinaison, et Venie fut chargée de le raccompagner chez lui. Helen et Att la nettoyèrent pendant que Jimmy et moi nous occupions de la pièce. Je ne sais pas comment Jimmy fit pour résister à la nausée ; il devait avoir l’estomac bien accroché. Une constitution de fer, comme on dit.
Lorsque tout fut nettoyé, nous chargeâmes Helen et Att de refermer la pièce du sas, leur recommandant de rentrer ensuite chez eux. Je ne m’étais jamais rendu compte que les aventures exigent tant d’efforts ; pour les préparer, d’abord, puis pour tout remettre en place, ensuite. Dans les histoires, on ne vous raconte jamais qui a été acheter la nourriture et qui l’a préparée, qui a fait la vaisselle, gardé le bébé, étrillé les chevaux, nettoyé les fusils, enterré les morts, raccommodé les vêtements, noué la corde au bout de laquelle le héros se balance si hardiment, sonné du clairon, poli les médailles, ou si ce héros est mort anonymement, et tout cela pour qu’il puisse vivre son destin de héros ? Et qui l’a financé ? Cela ne signifie pas que je ne croie pas dans les héros, mais, ou bien ils sont des parasites, ou bien ils passent la majeure partie de leur temps à préparer leurs petites aventures, et non à y prendre plaisir.
Le fait de réparer nous-mêmes les dégâts, sans compter la tournure fâcheuse que les événements avaient prise, nous avait ôté toute envie de jouer aux héros. Jimmy et moi, portant négligemment les combinaisons sous le bras, prîmes congé d’Att et d’Helen, puis nous nous mîmes en route. Les choses s’étaient si mal passées qu’il était sans doute prévisible que cela continuerait ainsi. En chemin, nous tombâmes sur Georges Fuhonin. Ce fut par surprise, au détour d’une allée ; mais, cette fois, nous ne courions pas et nous ne le fîmes pas tomber, comme nous l’avions fait pour Mme Keithley. Simplement, nous nous trouvâmes soudain à deux pas de lui ; rien à faire pour dissimuler les combinaisons ou pour nous cacher.
« Hello ! Mia ! » dit-il en me voyant apparaître.
— « Hello ! » dis-je. « Que faites-vous ici ? »
Jimmy regarda le géant avec une telle surprise que je dis : « C’est Georges Fuhonin. Il est pilote de vedette. » À voix basse, à l’intention de Jimmy, j’ajoutai : « C’est le pilote de papa. »
— « Ah ! » fit simplement Jimmy.
« C’est justement vous que je cherchais, » dit Georges. « Je le pense, du moins. J’assure le service de surveillance, aujourd’hui, et j’ai reçu une plainte de Mme Keithley, de Technique, contre deux jeunots, un rouquin avec des oreilles en chou-fleur – ça doit être vous, » ajouta-t-il en regardant Jimmy, – « et une jeune fille brune très mal élevée. Ça, je ne sais pas trop qui ça pourrait être, » continua-t-il en me fixant. « Il vaudrait sans doute mieux aller dans un endroit où on pourrait parler ; vous pourrez en profiter pour m’expliquer ce que vous faites avec ces combinaisons. »
— « Nous allions les rapporter, » dis-je. Georges me regarda avec une plaisante ironie.
Je vous passerai les détails qui s’ensuivirent. M. Mitchell fut sincèrement choqué de voir que nous nous étions servis de lui. Je le vis bien à son air, lorsqu’il nous donna les écussons, qui étaient d’ailleurs fort réussis.
Cela se passait dans le bureau de papa, qui avait organisé une petite réunion ; en dehors de lui et de M. Mitchell, y assistaient Mlle Brancusik, la “mère” du dortoir de Jimmy, et M. Mbele. Mme Keithley n’était pas là, Dieu merci ! L’atmosphère était assez désagréable comme ça !
On parla d’elle toutefois ; on nous demanda de l’éviter rigoureusement à l’avenir. Je voyais bien que M. Mitchell avait été blessé par nos actions, mais je ne comprenais pas réellement pourquoi. On nous mit alors les points sur les “i” : nous avions considéré les choses de notre point de vue, sans chercher plus loin, c’est-à-dire prendre les combinaisons derrière le dos de M. Mitchell, qui nous en aurait certainement empêchés. Oui, mais en agissant ainsi nous nous étions servis de lui comme on se sert d’un mouchoir. J’ai tendance à penser davantage aux choses qu’aux gens, et j’ai du mal à me mettre à leur place. Lorsque j’eus compris, je n’étais pas très fière de moi. Ce qui était exactement, je pense, ce que papa voulait que je ressentisse.
On ne nous demanda pas qui avait utilisé la troisième combinaison, mais on nous fit comprendre combien notre aventure avait été dangereuse et stupide.
« Vous pensez sans doute que je devrais être heureux de vous voir faire preuve de tant d’initiative, » nous dit papa, « mais, ce qui me préoccupe avant tout, c’est que votre sens de l’équilibre aurait pu être perturbé de façon permanente si vous étiez restés dehors trop longtemps. Vous risquiez de ne plus pouvoir vous déplacer sans souffrir de vertiges. »
Cela me donna la nausée rien que d’y penser.
Pour terminer, papa fixa ma punition : pendant un mois, plus de libertés personnelles ; après le travail avec M. Mbele ou la classe de survie, je devrais rentrer immédiatement à la maison et ne plus en ressortir. Mlle Brancusik infligea immédiatement la même sanction à Jimmy.
Ce fut peut-être le mois le plus dur de ma vie. Rester dans ma chambre sans bouger alors que les autres étaient libres d’aller et de venir, de jouer au foot, de danser le soir, ou bien de bavarder dans la Salle commune… D’un autre côté, ce ne fut pas une expérience entièrement négative. Par exemple, cela me donna le temps de réfléchir aux défauts de mon caractère ; je n’y pensais pas en ces termes, certes, mais je résolus fermement de ne pas être plus stupide qu’il n’était strictement nécessaire – ce qui, en fait, revenait au même. Et aussi, puisque nous étions tous deux enfermés chez nous, Jimmy et moi discutâmes longuement à la vidéo, ce qui nous permit de mieux nous connaître.
Lorsque notre mois de pénitence fut terminé, notre première sortie fut pour aller à Récupération (en prenant bien soin d’éviter Mme Keithley) afin de présenter nos excuses à M. Mitchell. J’avais rarement fait une chose aussi difficile. Je ne mis mon écusson que lorsque je fus de nouveau en bons termes avec lui, pas avant.
À l’automne, la première classe partit pour l’Épreuve, et notre groupe fut automatiquement promu de sixième en cinquième, tandis qu’un nouveau groupe nous remplaçait en sixième. Non seulement j’étais une des plus petites de la classe – cela m’importait peu, d’ailleurs : j’étais Mia Laflèche, la petite futée, et cela me suffisait – mais je fus la dernière à atteindre mes treize ans, le samedi 29 novembre, comme toujours. L’un des avantages d’un calendrier fixe comme le nôtre est de vous donner un sentiment de sécurité.
Pour mon anniversaire, maman se déplaça spécialement pour venir nous voir – enfin… disons qu’elle passa la journée avec papa. Elle me fit cadeau d’une de ses sculptures, et je la remerciai poliment – avec beaucoup de gentillesse, même – mais, pour une raison que je ne pus déterminer, cela ne lui plut pas, et elle quitta la pièce.
Papa, qui n’était pas toujours aussi occupé ou préoccupé qu’on pourrait le croire, m’étonna. Il avait demandé à la bibliothèque d’effectuer des recherches, et on lui avait envoyé, pas moins, des copies de cinq enregistrements de flûte à bec. Je n’aurais jamais pensé, mais jamais, qu’il en existât ! Mais je ne me sentis pas frustrée, comme je l’avais été en apprenant que je n’étais pas la seule à connaître les livres d’Andrew Johnson, que je considérais comme ma propriété personnelle. Je remerciai papa et l’embrassai sur la joue. Étant plus petite, je n’avais jamais été aussi démonstrative, mais, comme bien d’autres choses, cela semblait plus facile depuis que nous étions à Géo.
Cependant, la plus grande surprise vint de Jimmy. Il m’invita à aller au théâtre avec lui. Il le fit avec une certaine timidité, ce qui m’étonna de sa part. J’avais toujours pensé qu’il me considérait, au mieux, comme un frère d’armes, certainement pas comme une fille.
La pièce se jouait dans l’amphi qui servait aux réunions de l’Assemblée, et nous allâmes la voir vraiment sur place, au lieu de la suivre à la vidéo. C’était l’École de la Médisance, de Sheridan. J’avais les mains toutes moites, ce qui ne m’arrive jamais, et je l’attribuai au fait que j’étais passionnée ; cette pièce me plut énormément.
Mon excitation dura d’ailleurs toute la soirée. En me raccompagnant, il prit ma main et en toucha la paume avec un doigt. « Ta main est moite, » me dit-il.
Je levai la tête vers lui et fis un signe d’assentiment.
« La mienne aussi, » dit-il, et il me la montra. Elle l’était, effectivement.
Alors, Jimmy m’embrassa. En dépit de tout ce que l’on dit, cela me surprit quelque peu. Je n’aurais pas cru qu’il en aurait envie, bien que je l’eusse espéré. Cela me prouvait que j’étais capable d’éveiller une passion secrète. C’était la première fois que l’on m’embrassait de cette façon ; cela me fit battre le cœur, et mes mains devinrent encore plus moites. J’ai oublié bien des choses, mais je me souviendrai toujours de cet anniversaire.
Jimmy et moi avions dû y mettre quelque chose de nous-mêmes car, par la suite, ce fut comme si un accord tacite existait entre nous. Au lieu de nous chamailler tout le temps, nous ne nous battions que quand nous étions vraiment en colère. On ne se dispute pas en public avec quelqu’un que l’on embrasse en privé – pas moi, en tout cas. Je n’en parlai à personne, bien entendu. Je ne voulais pas qu’ils sachent que je changeais.
J’avais treize ans, maintenant, et l’Épreuve était dans moins d’un an ; mais, dans mon esprit, elle n’était plus aussi formidable que jadis, plus aussi mortelle – je savais pourtant que tous n’en revenaient pas, loin de là. La classe de survie m’emplissait d’une confiance folle, ne serait-ce que parce que nous affrontions des dangers connus, mesurables. Et l’inconnu, l’innommable, l’imprévisible font toujours davantage peur que le connu. De plus en plus l’Épreuve ressemblait à un séjour de trente jours chez les bouseux, et plus vite on commencerait, plus vite ce serait terminé. Parfois, pourtant, j’étais moins certaine que l’Épreuve ne serait qu’une partie de plaisir et, quand nous avions passé l’après-midi à voir sur l’écran divers spécimens zoologiques abondamment pourvus de crocs se précipiter sur des créatures trois fois plus grandes qu’eux et les déchiqueter à belles dents, le soir, avant de m’endormir, je frissonnais en me les remémorant. En classe de survie, nous apprenions d’ailleurs quantité de choses étranges qui, pour une bonne part, semblaient n’avoir aucun rapport avec l’Épreuve : la danse, la broderie, le parachutage… L’important était de se persuader que c’était dans notre intérêt ; alors, on était capable de faire un tas de choses bizarres et difficiles – et parfois même de les faire bien – il semblait alors aisé de faire face à l’inconnu. Lorsqu’on vous demande de construire une hutte de rondins, on n’objecte pas qu’on ne pense pas en avoir besoin pendant l’Épreuve : on le fait, voilà tout, et on s’aperçoit qu’on en est parfaitement capable, et que cela vous a appris deux ou trois choses qui pourront vous être utiles.
En décembre, quarante-deux gosses qui avaient exactement un an de plus que nous furent éparpillés sur l’hémisphère occidental de la Nouvelle-Dalmatie. On les déposa un à un, avec leur équipement et leurs chevaux, sans même leur dire sur quelle planète ils se trouvaient, en leur souhaitant bonne chance ; et puis, au revoir ! Une semaine plus tard, trente et un d’entre nous allâmes faire une excursion sur le terrain, également en Nouvelle-Dalmatie, avec M. Maréchal et un assistant nommé Pizarro. La différence était, bien entendu, que nous savions où nous étions, ce que nous y trouverions, combien de temps nous y resterions, et autres petits détails de ce genre.
Nous avions quatre lourds chevaux de trait, de bonnes chaussures, des vêtements solides et des sacs à dos. C’était ma deuxième paire de chaussures – les précédentes, qui dataient de mes débuts de classe de survie, étaient devenues trop petites ; mes vêtements commençaient eux aussi à être un peu justes. En montant à bord, je surpris M. Pizarro et M. Maréchal à nous compter en cachette ; en principe, la classe de survie n’étant pas obligatoire, il n’y avait aucun contrôle, mais, là, ils tenaient à savoir combien nous étions, car, si cinq ou six d’entre nous ne revenaient pas, il y aurait quand même des gens qui s’en inquiéteraient.
M. Pizarro était notre pilote. Lorsque tout le monde fut à bord – y compris Robert Briney, qui s’était sorti du lit pour venir malgré une ou deux côtes fêlées (fruit d’une chute de cheval) – on leva la rampe et nous partîmes. Beaucoup de gosses bavardaient ou racontaient des blagues pour dissiper leur anxiété. M. Maréchal fut assez tolérant pour ne pas leur imposer le silence.
Je choisis un siège à l’écart, tout contre la cloison, car, lorsque je suis avec quelques amis seulement, je participe, mais dans un groupe aussi important que l’était celui-ci, je me sentais mal à l’aise et j’essayais de m’isoler. De plus, j’avais du travail à faire.
Jimmy et Att vinrent me rejoindre.
« Qu’écris-tu ? » me demanda ce dernier.
— « Des notes sur l’éthique. J’organise mes idées pour un essai que Jimmy et moi devons rendre à M. Mbele. »
— « Comment le présentes-tu ? » me demanda Jimmy.
Je lui caressai doucement le dos de la main.
— « Je ne te demande pas comment tu fais le tien. Tu le verras quand j’aurai fini, » lui répondis-je.
Le grand Att approcha un siège libre et s’assit.
« En quoi ça consiste exactement ? » demanda-t-il.
Jimmy m’ébouriffa légèrement les cheveux.
— « Rien de particulier. On doit traiter de l’éthique, en général. »
Je dégageai ma tête et regardai Att.
« Tu as l’air nerveux. »
— « Un peu, oui. Je ne suis jamais allé sur une planète. Je ne sais pas comment tu fais pour être si calme ; tu écris comme si tu étais chez toi ! »
— « Elle griffonne, » corrigea Jimmy.
— « Ce n’est rien de nouveau pour moi, » dis-je.
— « Son papa l’emmène quelquefois, » expliqua Jimmy.
Jimmy finit par sortir un petit échiquier de poche et engagea une partie avec Att. Je me replongeai dans mes notes ; je les avais terminées sur l’utilitarisme avant même notre arrivée.
Presque tous les systèmes éthiques (et il y en a un tas ; même des gens appartenant à la même école diffèrent sur nombre de points) peuvent être considérés comme une description suivie d’une prescription : voilà comment les gens agissent. Est-ce ainsi qu’ils devraient agir ?
Les questions d’évolution historique mises à part, la définition la plus simple de l’utilitarisme est « le plus grand bien pour le plus grand nombre », ce qui se rapproche beaucoup de la doctrine de son proche parent, la philosophie économique nommée communisme – qui, dans un sens, est ce que nous vivons dans le Vaisseau. L’expression la plus commune du bien commun est « la présence de plaisir et l’absence de douleur ».
En pratique, et quoi qu’en disent les utilitaristes, leur doctrine ne résiste pas à l’épreuve des faits. Il arrive régulièrement que les gens agissent de façon autodestructrice – ils savent ce qui est agréable, mais choisissent volontairement ce qui est douloureux. La seule façon de concilier la théorie et la réalité est de déformer le sens des mots “plaisir” et “douleur”. De plus, la notion même de plaisir est loin d’être fixe : c’est une question d’apprentissage, voire de manipulation.
La prescription faite par l’utilitarisme ne me plaît guère plus que sa description. Considérer le plaisir et la douleur comme des quantités permettant de mesurer le bien me paraît trop mécanique ; dans une telle équation, les hommes deviennent un simple facteur variable qu’il faut ajuster. Pragmatiquement, il paraît fort sensé de dire : sauver cent vies au prix d’une seule ? Bien sûr, allez-y ! L’utilitarien répondrait ainsi dans tous les cas, inévitablement. Mais qui lui donne le droit de dire cela ? Et si l’« un » n’a aucune possibilité de choix, s’il est aveuglément sacrifié pour sauver, disons, la vie de cent bouseux dont il ignore jusqu’à l’existence ? Disons, le choix entre Jimmy ou papa et une centaine de bouseux. Je ne ferais pas un choix utilitarien, et je ne pense pas que la réponse dépende du nombre de kilos de chair humaine en question. Les gens ne sont pas des objets.
Nous nous posâmes entre de grands arbres, dans la claire lumière du matin. L’air était vif et pur. C’était le début de l’été, et tout était en fleurs. La gravité était inférieure à la normale, suffisamment pour qu’on le remarque, mais pas assez pour que cela devienne gênant. Nous étions dans une vallée, près d’un paisible fleuve. De notre côté, le terrain était doucement vallonné, mais sur l’autre rive s’élevait une falaise de vingt mètres de haut, sur laquelle quelques arbustes s’accrochaient entre des protubérances rocheuses.
Je pris mon sac par les courroies, le balançai sur mon épaule et allai rejoindre les autres dehors, dans le clair soleil et le vent frais. Dans mon sac, j’avais des vêtements et une paire de chaussures de rechange, une brosse à dents manuelle, une brosse à cheveux, un sac de couchage et diverses bricoles. Nous possédions également des tentes gonflables, mais on nous avait dit de ne pas les emporter. J’avais une chemise légère à même la peau et une autre, plus épaisse par-dessus ; comme cette dernière commençait à être étroite et n’avait qu’une petite poche, je glissai simplement mon bloc-notes entre les deux chemises. Tant que ma chemise restait boutonnée et ne sortait pas de mon short, il ne risquait rien. La lumière me fit cligner des yeux.
Les arbres s’élevaient sereinement vers le ciel, majestueux et imperturbables ; le fleuve coulait silencieusement. Un peu plus loin, il décrivait une boucle et disparaissait. Le sol spongieux était couvert de taches d’ombre et de lumière où la poussière dansait. Le pépiement aigu d’un oiseau était le seul contrepoint au bruit que nous faisions. La plupart des enfants n’avaient jamais été sur une planète ; c’était pour eux une introduction douce et plaisante. Tantôt, le vent jouait avec mes manches et mes cheveux, tantôt il retombait. Quand nous fûmes tous dehors, on fit sortir les chevaux, harnachés et encordés.
M. Maréchal nous demanda de nous rassembler.
« Nous formerons deux groupes : l’un sous la direction de M. Pizarro, l’autre sous la mienne. Aujourd’hui, nous allons construire des cabanes – et nous continuerons demain si ce n’est pas terminé. M. Pizarro pense que son groupe ira plus vite que nous. C’est ce que nous verrons. » C’était un peu gros, mais, comme au fond cela me plaisait, je m’abstins de ricaner. Jimmy, Riggy, Robert Briney ainsi que Farmer, Herskovitz et Sonia étaient dans mon groupe, le premier, qui comprenait en tout huit garçons et sept filles. Venie, Helen et Att étaient dans l’autre groupe, avec M. Maréchal. Jimmy me tira par la manche, et nous suivîmes M. Pizarro. Il s’installa sur une pierre et nous fit signe de nous asseoir par terre. M. Pizarro était un homme jeune, au visage mince orné d’une moustache rousse taillée en brosse. Il commença sans autre préambule : « Nous allons construire une cabane de rondins, de quatre mètres cinquante sur six. Il nous faudra environ soixante rondins. Je tiens à ce que vous appreniez tous à abattre un arbre, mais les garçons feront la plus grande partie de ce travail. Voilà quelle forme aura la cabane. » Il traça un dessin dans la poussière avec un bout de bois. « C’est ce que nous pourrons faire de mieux en si peu de temps. Il faudra un plancher, une porte et des fenêtres. Évidemment, ce ne sera pas fameux ; quelqu’un peut-il me dire pourquoi ? »
Un garçon leva la main et M. Pizarro lui fit signe de parler.
« Eh bien, comme nous allons juste couper les arbres, le bois sera vert, et il se déformera en séchant, ce qui formera des interstices dans les parois. »
— « Exactement, » dit M. Pizarro. « Nous ferons donc de notre mieux avec ce que nous avons. »
Après nous avoir donné encore quelques conseils, M. Pizarro nous fit descendre jusqu’à un espace plat et dégagé, près du fleuve. Les contours de la cabane avaient déjà été tracés sur le sol, et on avait creusé deux fosses pour scier les troncs. Le groupe de M. Maréchal était déjà là.
« M. Maréchal et moi sommes venus samedi dernier pour préparer le travail, uniquement pour que cela aille plus vite. Nous avons également marqué les arbres destinés à être abattus ; essayez de comprendre pourquoi nous avons choisi ceux-là. »
Puis il répartit les tâches : abattre les arbres, transporter les fûts, avec l’aide des chevaux, ôter l’écorce… Jack Fernandez-Fragoso et moi fûmes chargés de l’apprêt des soles ainsi que de la préparation du repas. M. Pizarro nous esquissa un rapide croquis, puis alla s’occuper des autres. M. Maréchal avait également laissé un garçon et une fille à l’autre cabane ; après avoir regardé comment ils s’y prenaient, nous nous mîmes au travail.
Les rondins couchés à plat – ce qu’on appelle les soles – sont les plus importants, parce que toute la cabane repose sur eux. Ils doivent être solidement fixés ; la meilleure technique consiste à les enterrer à moitié.
Armés de pelles, Jack et moi creusâmes deux tranchées peu profondes, guidés par des ficelles tendues pour qu’elles soient bien droites. Nous prenions également garde à ce que la profondeur ne varie pas. Physiquement, ce n’était pas terrible – nous en avions pris l’habitude, et les ampoules ne se formaient plus aussi facilement qu’il y avait quelques mois. Mais il fallait beaucoup d’attention pour respecter les dimensions. Lorsque nous eûmes terminé, nous nous mîmes à aplanir le sol de la future cabane. De tous côtés nous parvenaient le bruit des cognées et, de temps à autre, celui de la chute d’un arbre.
Les premiers rondins arrivèrent ; ils avaient été traînés par nos deux chevaux le long du fleuve ; lorsque leur écorce eut été ôtée, nous étions prêts également. Jack et moi regardâmes comment on taillait des encoches à leurs extrémités. Ces tenons devaient s’adapter à ceux découpés dans les rondins destinés à la paroi la moins longue (la “largeur”) de la cabane. Ensuite, on poserait les rondins en rangées, et alternées : côté long, côté court, et ainsi de suite, les tenons maintenant le tout en place.
Jack et moi allâmes ramasser du bois pour faire cuire le repas. Lorsqu’il fut prêt, les quatre rondins de base étaient en place : les longs, à demi enfoncés ; les courts, posés à même le sol. Les scieurs avaient bien travaillé, et les rondins commençaient à s’amonceler. Le groupe de M. Maréchal en était à peu près au même point que nous, du moins ici ; mais nous ignorions où en étaient les bûcherons.
Jack et moi mangeâmes rapidement, puis nous servîmes les autres. J’allai m’asseoir près de Jimmy et de Riggy. Jimmy avait abattu des arbres, et Riggy coupé des pieux. Nous nous réjouissions de l’heure libre à laquelle nous avions droit après déjeuner. Il n’y a rien de tel que le travail physique pour vous donner des raisons de penser, même si ce n’est que pour passer le temps. Cela me donna de nouvelles idées au sujet du stoïcisme ; pendant que les deux garçons se reposaient, je les notai sur mon carnet.
À mon avis, l’ennui avec le stoïcisme c’est son caractère soporifique. En affirmant le statu quo, il coupe court à toute ambition, à toute transformation. De même que le christianisme de jadis, il affirme que les rois sont rois et les esclaves esclaves, et que c’est bien ainsi ; cela doit plaire davantage aux rois qu’aux esclaves, ce me semble !
C’est comme la question de la prédétermination et du libre arbitre. Que vos actions soient prédéterminées ou pas, il vous faut agir comme si vous disposiez du libre arbitre ; s’il y a prédétermination, vous n’aurez rien perdu. Mais si, en revanche, vous n’êtes pas prédéterminé mais que vous agissez comme si vous l’étiez, vous ne ferez jamais rien. Vous serez simplement un être passif, qui subit les événements.
Je ne suis pas passive. J’ai changé, et je pense que j’y suis pour quelque chose. Tant qu’il me reste un peu d’espoir, je ne deviendrai jamais une stoïcienne.
Au début de l’après-midi, je suivis M. Pizarro et Jimmy pour abattre “mon” arbre. Nous suivions la piste dégagée par les arbres que l’on avait traînés le long du fleuve. Le soleil était très vif, et l’air s’était un peu réchauffé. Cela ne ressemblait guère au Vaisseau, mais je ne pouvais m’empêcher de trouver cela fort agréable. Au bout de quelques centaines de mètres, nous quittâmes le fleuve pour monter dans les sous-bois. Il n’y avait que peu d’arbustes, et le sol était jonché de feuilles mortes qui formaient un tapis roux.
Les garçons chargés de couper les arbres commençaient à revenir. Plusieurs fûts débités en rondins attendaient d’être enlevés. « Voilà ton arbre, » me dit M. Pizarro en me désignant un haut tronc gris marqué d’un cercle blanc. Tout autour de nous, le bruit sec des haches et le crissement des scies commença à se faire entendre.
Je fis le tour de mon arbre et l’examinai. Puis, comme on nous l’avait expliqué et montré, je choisis la direction dans laquelle je voulais le faire tomber : pas sur quelqu’un, et à un endroit où il serait facile de le tronçonner et de l’enlever.
Puis, écartant bien les jambes, je commençai à faire une entaille du côté où je voulais qu’il s’abatte. Je levai ma hache et entamai le tronc ; copeau après copeau, mon encoche se forma. Lorsque cela fut terminé, je m’arrêtai un moment pour souffler.
« Très bien, » commenta M. Pizzaro. « Quand vous aurez fini, envoyez-moi Sonia. Vous savez ce qu’il vous reste à faire cet après-midi ? »
— « Oui, » dis-je.
Il allait de l’un à l’autre, supervisant ce que nous faisions tout en faisant lui-même une bonne partie du travail le plus dur. Il arrivait toujours à l’improviste – ce matin, il était même venu goûter la soupe !
Soudain, quelqu’un cria : « Attention ! » et nous levâmes tous les yeux. Un arbre était prêt à tomber. Il y avait un ravin peu profond entre nous, et, comme le mien, c’était là qu’il devait s’abattre, mais une dizaine de mètres plus bas. M. Pizarro, qui s’était engagé de ce côté-là, remonta, et le garçon, voyant que le champ était libre, donna une poussée à l’arbre, puis se recula. Il n’était pas entièrement coupé, mais la poussée fut suffisante pour briser l’aubier qui restait ; l’arbre trembla d’abord, puis, avec une lenteur majestueuse, s’inclina. Dans le silence – toutes les haches s’étaient tues – on entendit le bois craquer, les branches se briser, puis un immense coup sourd quand il frappa le sol en soulevant un nuage de poussière. Les haches se remirent au travail.
Je contournai mon arbre et l’attaquai pour de bon. Je m’arrêtais de temps en temps pour reprendre haleine et pour donner des coups de pied dans des copeaux parfumés ; finalement, mon arbre commença à frémir, et je sus qu’il était prêt à tomber.
« Attention ! » criai-je. « Écartez-vous ! »
M’étant assurée qu’il n’y avait personne, je le poussai. En reculant, je glissai sur les copeaux humides et m’assis brutalement sur le derrière, les yeux levés vers mon arbre. Au début, je crus ne pas avoir poussé assez fort, puis je le vis vaciller lentement, s’éloignant de moi. Il tomba et l’extrémité, arrachée net de la souche, rebondit et vint frapper le sol, à moins d’un mètre de moi. La cime de l’arbre, qui s’élevait si haut au-dessus de moi, reposait maintenant vingt mètres plus bas, dans le ravin, où l’arbre avait fini par s’immobiliser après avoir glissé sur quelques mètres.
Je le regardai avec satisfaction, puis me relevai, époussetai mon short, pris ma hache et redescendis vers la cabane. Au passage, je fis signe à Jimmy.
Comme je l’ai déjà dit, dans notre groupe, il y avait huit garçons et sept filles. Cinq de ces dernières avaient coupé leur arbre dans la matinée ; maintenant, il ne restait plus que Sonia. Quand j’arrivai, elle faisait une porte, en équipe avec Riggy. Les scieurs nous fournissaient maintenant des rondins plus petits, et fendus en deux, destinés au toit, aux volets et au sol de la cabane. Je lui donnai ma hache et lui dis d’aller rejoindre M. Pizarro, regardai un moment les scieurs, puis j’attaquai ma tâche de l’après-midi.
Les scieurs travaillent à deux, l’un descend dans la fosse, l’autre se tient au bord, et ils scient le tronc placé entre eux. Le seul désavantage est que celui qui est en bas reçoit toute la sciure dans les cheveux ; mais il suffit de changer pour qu’il n’y ait pas de jaloux.
Mon travail consistait maintenant à boucher les fentes de la cabane avec la mousse et la boue que m’apportait Juanita. Les autres avaient disposé des sortes de patins en bois et, à l’aide de cordes, dressaient les rondins pour les mettre en place. Au fur et à mesure, je bouchai tous les interstices avec de la mousse encollée de boue ; je travaillais gaiement, en réfléchissant à l’éthique. Lentement, au fur et à mesure que la cabane prenait forme, l’après-midi se passa.
Lorsque Riggy eut terminé les portes et les volets, M. Pizarro arriva. Les murs étaient déjà hauts, m’entourant de tous côtés, et je devais monter sur un billot pour atteindre le haut. Je bouchais partout où je voyais passer de la lumière.
Poussé par les autres, M. Pizarro grimpa par-dessus les murs non terminés et me rejoignit à l’intérieur. Avec l’aide de Riggy, resté à l’extérieur, il entreprit de découper les fenêtres, sciant à même les rondins ; chaque fenêtre avait la hauteur de deux rondins. Il devint plus facile d’entrer et de sortir ; heureusement, car il était de plus en plus malaisé de placer les rondins en hauteur. Riggy entra aussi ; au lieu d’être à deux pour monter les rondins, ils étaient trois maintenant, plus M. Pizarro ; quand Juanita n’apportait pas la mousse assez vite, je les aidais aussi.
Lorsque deux rangées supplémentaires furent en place, ils découpèrent la porte comme ils l’avaient fait pour les fenêtres et, soudain, cette boîte de rondins devint presque une maison. Tout le monde revenait, et je sortis par le trou qui était une porte. J’accompagnai Juanita pour aller une dernière fois chercher de la boue, pendant qu’ils mettaient un dernier rondin en place au-dessus de la porte. À notre retour, ils nous aidèrent tous à boucher les dernières fentes. Nous nous amusions comme des fous et, à la fin, nous nous mîmes à nous bombarder avec de la boue qui restait. J’en envoyai une bonne poignée à Jimmy, qui me retourna la faveur. Ayant prudemment reculé de quelques pas, M. Pizarro nous observait sans mot dire.
Quand la bataille se termina faute de munitions, il nous dit : « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? Vous avez juste de quoi vous changer une fois. »
Jimmy regarda le fleuve, le désigna d’un geste éloquent, puis s’assit, ôta ses chaussures, et, tout habillé, fonça vers la rive. Après quelques pas hésitants pour trouver l’eau profonde, il plongea. J’ôtai mes chaussures, posai le carnet à côté d’elles et me précipitai à la suite de Jimmy. L’eau était claire et assez froide, idéale pour nager ; le courant n’était pas fort du tout. C’était bien mieux que ma première expérience de natation sur une planète. Nous nous ébattions comme des dauphins, nous envoyant de l’eau et nous amusant comme des fous. Le groupe de M. Maréchal vint bientôt nous rejoindre ; ils n’étaient pas couverts de boue, mais tous plus ou moins salis de poussière ou de sciure ; l’occasion était trop belle pour la négliger. Nous restâmes dans l’eau jusqu’à ce qu’on nous en fasse sortir – dans nos vêtements trempés.
Nos professeurs daignèrent faire une concession aux bons usages de la civilisation : nous allâmes porter nos vêtements à la vedette pour les faire sécher rapidement. Mis à part ce détail, le reste de notre week-end – travail manuel, repas frugaux, vie au grand air… – était digne de Thoreau, qui, dans mon opinion, était un charmant garçon, dont le seul défaut était de confondre des vacances rustiques avec la vie.
Après le dîner, habillée de sec et rayonnante d’une douce chaleur qui ne provenait pas seulement du repas, mais rompue de fatigue, j’accompagnai Jimmy pour jeter un coup d’œil à l’autre cabane. Elle en était à peu près au même stade que la nôtre – murs terminés et calfeutrés, porte et fenêtres découpées – mais elle avait un aspect curieux. Un des côtés était plus haut que l’autre. Cela lui donnait un aspect inachevé, curieusement bossu.
Comme nous n’avions pas nos tentes gonflables (elles tiennent dans la poche et sont à toute épreuve, ou presque), nous passâmes la nuit dans nos sacs de couchage, au grand air, près du feu. Nous tirâmes au sort pour les tours de garde – je fus désignée, mais j’eus la chance d’avoir la seconde heure. Je restai éveillée jusque-là, pris la relève de Sam Herskovitz, qui n’avait rien remarqué de particulier, et, une heure durant, fis la ronde autour de notre camp. Je ne vis rien d’autre que des gens dormants ou se préparant à dormir. Mon heure passée, avec force bâillements, j’allai chercher Vishwa Mathur et allai me coucher.
Au matin, le ciel était nuageux, gris et froid. Mais, après le petit déjeuner, les nuages blanchirent et s’éparpillèrent ; bientôt, le ciel fut de nouveau clair et bleu.
Après avoir dressé les pignons du toit, nous posâmes la porte et les volets. Ensuite, nous y mettant tous, nous mîmes la poutre faîtière en place, puis d’autres poutres de chaque côté pour former la pente du toit. Lorsque nous eûmes terminé, nous regardâmes la cabane du groupe Maréchal et nous vîmes ce qu’ils faisaient. Ils montaient un toit à une seule pente ; voilà pourquoi un des murs était plus haut que l’autre !
« Ce n’est pas juste ! » leur criai-je. « C’est un hangar que vous faites, pas une vraie cabane ! »
— « Ha, ha, ha ! Tant pis pour vous ! » répondit Venie.
Nous les huâmes.
Puis, il fallut fixer de minces baguettes sur lesquelles devaient reposer les plaques de bois formant la toiture. J’étais à l’intérieur, où j’aidais à poser le plancher. De minces rondins fendus en deux étaient posés face plate en dessus de façon à former un sol plus ou moins uni. Si nous avions eu le temps, nous aurions pu polir leur surface – mais nous étions pris de court. Jimmy était sur le toit, posant les plaques de bois et bourrant les interstices de mousse. Une partie de la mousse apparaissait à l’intérieur, mais le toit se formait vite au-dessus de nos têtes ; quand il fut terminé, il paraissait aussi solide que notre plancher.
Le groupe Maréchal nous battit d’une bonne heure ; ensuite, ils vinrent nous regarder travailler et nous donner des conseils. Nous eûmes quand même fini avant midi. J’allai alors regarder de plus près à quoi ressemblait leur cabane. Honnêtement, je dois dire que je préférais la nôtre : elle avait davantage de fini.
L’après-midi fut réservé à la détente : une petite marche sans difficulté, suivie par un bain – en maillots, cette fois. Ensuite, je repris mon carnet et notai quelques réflexions – sur la philosophie de la puissance ; un sujet facile.
En dernière analyse, la philosophie de la puissance affirme que l’on peut faire n’importe quoi, à condition de ne pas vous faire prendre si vous faites des actes répréhensibles. Dans les cas contraires, c’est que vous aviez tort.
On ne peut pas répondre grand-chose à cela, vous savez. C’est un système fermé, dont la logique interne est inattaquable. Il ne tient compte d’aucune notoriété extérieure et ne s’embarrasse pas de définitions complexes.
Mais cela ne me plaît pas. D’abord, ses critères moraux sont à peu près inexistants ; comment, dans ce cadre, faire une différence entre ce qui est éthiquement “bon” et ce qui est le “meilleur” ? Mais il y a plus grave ; les stoïques s’enferment dans tant de règles éthiques que leurs actions ont très peu de résultats. Les partisans de la philosophie de la puissance, eux, affirment tout bonnement que les résultats de l’action n’ont aucune importance – c’est la philosophie d’un gosse de deux ans qui pique une crise de rage.
Cette nuit, nous allâmes dormir dans la cabane, porte fermée. C’est réconfortant de dormir dans un abri que l’on a construit soi-même. Par ailleurs, le sol était bien plus dur que dehors. Ou alors, c’est que j’étais moins fatiguée que la veille.
Le lendemain était le dernier jour de notre excursion ; pour marquer l’événement, nous revînmes au camp en descendant la falaise et en traversant le fleuve à la nage ; ensuite, après avoir plié bagage, nous rentrâmes.
La matinée était brumeuse ; par la suite, le brouillard se leva, mais le ciel resta gris et bas toute la journée. Nous formions un groupe unique, cette fois, M. Maréchal en tête et M. Pizarro fermant la marche, chargé de cordes. En regardant le fleuve, notre cabane était sur la gauche et celle de l’autre groupe sur la droite. Pour aller couper des arbres dans la forêt, nous étions allés en amont et le groupe de M. Maréchal en aval. Cette fois, nous allâmes tous vers l’aval, dépassant la piste frayée par le transport des rondins et suivant la boucle du fleuve. C’était une triste journée, mais nous étions tous de fort bonne humeur. Notre groupe de six était de nouveau réuni et nous bavardions gaiement.
Nous suivîmes le fleuve sur deux kilomètres environ ; parfois, la végétation nous obligeait à faire un crochet vers l’intérieur, mais nous avancions quand même à une bonne allure. Nous arrivâmes enfin à un endroit où la rive était sablonneuse ; de l’autre côté, la falaise effritée était aisément accessible.
— « Il va falloir traverser à la nage, » dit M. Maréchal ; il entra dans l’eau jusqu’à la taille pour surveiller l’opération et M. Pizarro fit de même.
L’eau était froide et il n’y avait pas de soleil ; le temps était bien moins favorable que la veille. Nos vêtements sont très résistants et sèchent rapidement, mais, croyez-moi, ce n’est pas très agréable de les faire sécher sur soi. Je frissonnais et claquais des dents.
Quand nous fûmes tous arrivés sur la rive herbeuse, M. Pizarro et M. Maréchal nous rejoignirent. Nous grimpâmes à travers les buissons et les éboulis ; arrivée en haut, je n’étais pas tout à fait sèche, mais du moins je ne frissonnais plus.
Le haut de la falaise était également couvert d’arbres. Mais le plus extraordinaire était de découvrir, de là-haut, l’immense tapis vert foncé et mouvant qui s’étendait à perte de vue sur l’autre rive. Nous nous engageâmes dans la forêt pour rejoindre la falaise, face à notre campement.
Comme j’avais peur de me tenir debout au bord de la falaise, je m’en approchai à genoux pour regarder le fleuve.
Il me parut très loin, je ne sais à combien de mètres, mais qu’importe : suffisamment pour se tuer en tombant ! En bas, il semblait y avoir tout juste assez de place pour se tenir debout. Comme on nous l’avait expliqué, on allait attacher les cordes à un tronc d’arbre, et nous devrions descendre la falaise en rappel, deux par deux. En regardant le fleuve de la position dominante où nous nous trouvions, je dois dire que cette idée ne me disait rien du tout.
Après m’être prudemment éloignée du bord, je me relevai.
« Alors ? » demanda M. Maréchal. « Qui veut essayer le premier ? »
Jimmy répondit sans hésiter : « Mia et moi ! »
M. Maréchal me regarda, et je répondis par l’affirmative. Ce n’est pas que j’en avais tellement envie, mais il fallait le faire de toute façon. Alors, autant y aller les premiers.
Nous avions une corde fixée à la taille ; une autre, qui pendait librement, était passée autour de notre taille et de l’autre corde. M. Pizarro et M. Maréchal nous montrèrent comment il fallait se laisser aller en arrière et descendre par bonds, en lâchant juste assez de corde à chaque fois, et pas plus qu’il n’était nécessaire.
Au signal, nous nous mîmes dos au fleuve, bien encordés. Après un dernier coup d’œil au fleuve et un soupir, je filai une petite longueur de corde et posai les pieds contre la paroi rocheuse. Ensuite, je lâchai davantage de ligne et fis un saut, revenant les pieds contre la paroi. À ma surprise, cela marchait vraiment. La fois suivante, je descendis de deux mètres d’un coup. Ce n’était pas bien difficile, et plutôt amusant. Je regardai Jimmy et éclatai de rire. Et soudain, bien plus tôt que je ne l’aurais cru, je me retrouvai en bas. Il y avait plus de place qu’il n’y paraissait d’en haut. Jimmy atterrit à côté de moi, et presque au même moment.
Après nous être débarrassés des cordes, nous leur fîmes signe qu’ils pouvaient les remonter.
« C’est facile ! » leur cria Jimmy.
« Et amusant ! » ajoutai-je.
Pendant qu’ils remontaient les cordes, Jimmy me dit : « Ça ne sert à rien de rester ici. Traversons. »
Je nageai sur le dos pour pouvoir regarder les suivants faire leur descente. Nous allâmes nous asseoir sur la marche faite d’un demi-rondin que nous avions disposée devant la porte de notre cabane – ultime raffinement. De là, nous les regardâmes descendre deux par deux, les uns après les autres.
« À propos, » dis-je. « Merci de m’avoir proposée ! »
— « Je te connais, » répondit Jimmy. « Tu es un trompe-la-mort, mais tu ne veux pas l’avouer. N’est-ce pas toi qui te promenais dans les conduites d’air ? »
— « Ce n’était pas pareil, » dis-je. « Ça, c’était mon idée à moi. »
À la fin du mois de décembre, juste à temps pour les fêtes de fin d’année, les gosses qui avaient subi l’Épreuve en Nouvelle-Dalmatie revinrent. Sur les quarante-deux qui étaient partis, sept manquaient. L’un d’eux était Jack Brophy, que j’avais un peu connu lorsque j’étais à Alfing. En y réfléchissant, je ne pus m’empêcher de me demander quel serait mon sort dans un an, mais je ne m’attardai pas trop sur cette pensée. Les fêtes de fin d’année ont vite fait de vous faire oublier les choses désagréables ; de plus, j’avais fait une découverte qui me donna pas mal à penser, et me montra ma mère sous un jour nouveau.
Les fêtes de fin d’année durent cinq ou six jours (cinq en 2198, qui n’est pas une année bissextile). Dans un vieux livre, j’avais découvert que, avant la réforme du calendrier, le jour supplémentaire était ajouté au mois de février. Cela faisait partie d’un truc mnémotechnique pour se souvenir du nombre de jours de chaque mois ; adapté à notre calendrier, cela donnerait : janvier, février et mars, avril, mai, juin, juillet et août, septembre, octobre, novembre et décembre ont tous trente jours. (J’ai d’ailleurs une mémoire de rat, et je sais même ce qu’est un rat.)
Je me chargeai de préparer notre appartement pour les fêtes. Jimmy et moi allâmes au magasin général du Deuxième Niveau ; je choisis une énorme piñata en forme de poulet ; nous la peignîmes en rouge, vert et jaune. Il y avait aussi une piñata dans le dortoir de Jim, bien entendu, mais le caractère impersonnel du dortoir ôte tout son charme à l’atmosphère de fête, et je m’étais arrangée avec papa pour que Jimmy passe les fêtes chez nous. Après avoir très joliment décoré l’appartement, Jimmy et moi préparâmes tout pour les réceptions du Jour Deux (nous recevions notre groupe des six et quelques autres amis), ainsi que pour la grande réception du Nouvel An, où la maison était ouverte à quiconque voulait venir. Papa n’était que trop heureux que nous nous en soyons chargés : il n’aimait pas particulièrement ce genre de préparatifs, et cela lui faisait une obligation de moins.
À Alfing, j’avais certes des amis, mais je ne les amenais presque jamais à la maison. Mais maintenant, à Géo, il y avait toujours quelqu’un, ne serait-ce que Jimmy. Papa menait sa vie à lui – dans un sens, il vivait dans un monde à part – et on aurait pu penser que la présence d’enfants étrangers l’aurait gêné ; je suis certain que cela le dérangeait, mais il ne se plaignit pas une seule fois. En fait, il allait même jusqu’à approuver ouvertement la présence de Jimmy.
« C’est un brave garçon, » me disait-il. « Je suis heureux que tu le voies souvent. »
Cela ne me surprit pas tellement, car j’avais la très nette impression que c’était en partie à cause de Jimmy que nous avions emménagé à Géo. Ce n’était certainement pas par accident que nous étions tous deux élèves de M. Mbele. J’avais même l’impression (qui fut partiellement confirmée) qu’une discussion avec l’eugéniste du Vaisseau aurait prouvé que notre rencontre n’était nullement accidentelle. Mais cela ne me gênait nullement : à certains moments, j’aimais vraiment beaucoup Jimmy et, à d’autres, il suffisait que je le regarde pour me sentir toute drôle.
Cette confirmation partielle ainsi qu’une autre découverte furent le fruit de mes recherches dans les Archives du Vaisseau. Chaque Salle commune a sa bibliothèque ; j’aime le contact d’un vrai livre, et j’aime en choisir un au hasard dans les rayons, simplement parce que son aspect me plaît. Mais chaque bibliothèque ne peut avoir tous les titres – ne serait-ce que parce que cela prendrait trop de place. Aussi, en général, regarde-t-on les titres et la table par vidéo ; si l’on en a vraiment besoin, on peut alors commander un fac-similé. Il existe bien entendu des choses que les gens ne consultent que rarement, seulement lorsqu’ils ont de bonnes raisons. Bien que je ne fusse poussée que par la curiosité, j’étais prête à profiter de la position de papa pour qu’on me permette de consulter les Archives.
« En êtes-vous certaine ? » me demanda la bibliothécaire. « Ce n’est guère passionnant, vous savez, et, de plus, je ne sais pas si vous en avez vraiment le droit…»
Je jure de ne jamais lui avoir dit que papa, Miles Laflèche, président de l’Assemblée du Vaisseau, m’en avait donné l’autorisation, et qu’il le lui confirmerait s’il insistait – mais, sans trop m’engager, je lui en donnai l’impression. Mais la bibliothécaire n’insista pas et je pus consulter les Archives.
Comme prévu, je découvris une recommandation eugénique datant d’il y a vingt ans qui me fit réfléchir. Mais ce ne fut qu’en regardant de plus près ce qui concernait papa et maman que je fis une découverte qui m’ébranla rudement : j’avais un frère !
Je fermai la vidéo et allai me rouler en boule sur le lit. Je restai longtemps à réfléchir. Quelqu’un, je ne savais plus ni où ni quand, m’avait interrogée au sujet de mes éventuels frères ou sœurs, mais je ne m’en étais jamais préoccupée sérieusement.
Je finis par revenir à la vidéo et me renseignai sur mon frère. Son nom était José-Joe. Il était né près de quarante ans avant moi, et mort depuis quinze ans. Apparemment, il avait été, tout comme moi, préoccupé par l’absence de talent littéraire dans le Vaisseau. Il avait même écrit un roman – c’est une chose que je ne ferai jamais, surtout après avoir lu le sien. Il n’était pas seulement mauvais, mais pire que cela. Peut-être, après tout, le cadre du Vaisseau ne se prête-t-il pas au roman.
Dans d’autres domaines, Joe était heureusement plus compétent. Son domaine était la physique, et l’on mettait beaucoup d’espoir en lui. Sa mort avait été le résultat d’un stupide accident dans lequel il n’était pas responsable. Quand on l’avait découvert, il était trop tard pour le réanimer. Ma mère avait apparemment été très touchée par sa mort.
Maintenant que j’avais appris tout cela, je ne savais trop que faire. Finalement, profitant d’un moment propice, j’en parlai à papa, sur un ton aussi détaché que possible.
Il parut surpris.
« Mais tu savais tout sur Joe, » me dit-il. « Cela fait longtemps que tu ne m’as pas interrogé à son sujet, mais je te l’ai raconté au moins vingt fois ! »
— « Mais je n’ai appris son existence qu’il y a huit jours ! »
— « Mia, » me dit-il avec gravité. « Quand tu avais trois ans, tu me demandais toujours de te parler de lui. »
— « Je ne m’en souviens absolument plus. Parle-m’en maintenant, tu veux ? »
Il le fit, longuement. Il me dit même que nous nous ressemblions beaucoup, physiquement et psychologiquement.
Je n’en parlai pas à maman, parce que je ne savais pas vraiment quoi lui dire. Je ne sais d’ailleurs jamais quoi lui dire. En dehors de papa, la seule personne à qui j’en parlai fut Jimmy. Il fit un commentaire qui était sensible, et peut-être même (mais ce n’était pas certain) exact. Il me dit que je ne m’en étais peut-être pas souvenue parce que je ne le voulais pas, jusqu’à maintenant du moins, et que ma “découverte” de l’existence de mon frère n’était pas aussi accidentelle que je le pensais. Je ne cacherai pas que, sur le moment, cela me mit très en colère (c’est pour cela que, par la suite, je me dis que c’était peut-être vrai). Le résultat fut que Jimmy et moi ne nous adressâmes pas la parole pendant deux jours entiers.
Tout cela me donna à réfléchir sur mes relations avec ma mère – sa façon de maintenir toujours ses distances et d’être malheureuse dès que j’étais gentille avec elle. Je parvins à la conclusion que ce n’était pas ce que j’étais, moi, Mia, qui lui déplaisait, mais le fait même de mon existence. Partant de cette base, je ne dirai pas que je l’en aimais davantage, mais cela rendit nos relations plus agréables.
Une autre chose changea au cours de cet hiver : ce que je voulais de la vie, ou du moins ce que croyais en vouloir. Ce fut une conséquence directe de la dissertation que Jimmy et moi rédigeâmes sur l’éthique.
Comme tous les vendredis soir, nous étions réunis chez M. Mbele, nous faisant part de nos conclusions et buvant les rafraîchissements que Mme Mbele nous avait servis. C’était une femme très gentille, dont la présence était toujours appréciée.
Dans ma dissertation, je comparais une demi-douzaine de systèmes éthiques, en examinant plus particulièrement leurs défauts. Je concluais en disant que tous ces systèmes me paraissaient avoir été créés a posteriori. Les gens agissent selon leurs dispositions, puis, comme ils aiment avoir raison, ils inventent ensuite des systèmes justifiant ces dispositions.
Et, personnellement, tout en trouvant très attirants des principes tels que : « agir de sorte à considérer l’homme, que ce soit vous ou les autres, comme une fin, et non seulement comme un moyen », je n’avais jamais trouvé de système convenant exactement à ma disposition.
Jimmy, lui, avait suivi une tactique totalement différente. Au lieu d’examiner divers systèmes éthiques, il tentait d’en formuler un. C’était un système humaniste, non dénué de rapports avec certains de ceux que j’avais examinés. Jimmy commençait par affirmer que la véritable humanité était une conquête, et non un héritage qui allait de soi. On aurait, certes, pu formuler certaines critiques à l’encontre de ce qu’il disait, mais son système avait un avantage indéniable : il parlait d’une certaine attitude à l’égard de la vie, plutôt que de principes rigides. Et il est trop facile de trouver des exceptions aux principes.
En l’écoutant, je devins de plus en plus soucieuse non en raison de ce qu’il disait, et qui correspondait d’ailleurs parfaitement à ce que je connaissais de lui, mais par la forme même de sa dissertation. C’était moi, théoriquement, qui avais l’intention de devenir synthétiste, bâtissant des châteaux avec des pierres et du mortier, mais ce n’était pas du tout ce que j’avais fait dans ma dissertation, et nulle part ailleurs, à y bien réfléchir : faire des écussons ou construire des cabanes, assembler les choses… rien de tout cela ne faisait réellement partie de ma vie.
Je ne suis pas un bâtisseur, pensai-je. Je ne suis pas un bricoleur. Ce fut une révélation éclatante et subite.
Lorsque Jimmy eut terminé, M. Mbele reprit la parole. « Essayons d’en discuter. As-tu des commentaires à faire, Mia ? »
— « Oui » dis-je, puis, me tournant vers Jimmy, je lui demandai : « Pourquoi veux-tu devenir ordinologiste ? »
Il haussa les épaules. « Et toi, pourquoi veux-tu devenir synthétiste ? »
— « Non, Jimmy, ma question est sérieuse. Réponds-moi. »
— « Je ne vois pas le rapport avec l’éthique en général, ni avec ce que je viens de dire. »
— « Avec l’éthique, rien, mais cela a un rapport étroit avec ton exposé. Tu ne t’es pas écouté ! »
— « Pourrais-tu t’expliquer plus précisément ? » intervint M. Mbele. « Je ne suis pas certain de t’avoir bien comprise. »
— « Au bout d’un moment, » dis-je, « je n’écoutais plus les divers arguments de Jimmy, mais je me mis à réfléchir sur la structure même de son exposé, qu’il avait choisie librement. Ce qui m’a frappée, c’est que, si Jimmy était réellement fait pour devenir ordinologiste, il aurait fait un exposé critique, comme le mien. Et, inversement, si j’étais réellement faite pour devenir une synthétiste, j’aurais fait un exposé créateur, comme Jimmy. Mais chacun de nous a fait l’opposé. »
— « Évidemment, » constata M. Mbele. « Ce que tu dis me paraît fort sensé. »
— « Mais je veux devenir ordinologiste, » dit Jimmy.
— « C’est à cause de l’exemple de ton grand-père, » rétorquai-je.
M. Mbele se déclara presque immédiatement d’accord avec moi, mais Jimmy s’était fixé ce but depuis si longtemps qu’il ne lui était pas facile de changer d’avis. Il fallut du temps pour lui en faire admettre le principe – il n’a pas beaucoup d’esprit critique, mais c’était précisément là la question. Ma décision fut prise plus rapidement : je voulais devenir ordinologiste ; M. Mbele l’accepta sans difficulté. Pour moi, il était plus facile de changer car, en pensant à mon avenir, je mettais toujours synthétiste entre parenthèses, et suivi d’un point d’interrogation. Pour moi, ce changement d’orientation était juste et évident ; et maintenant que je pensais à l’avenir en termes d’ordinologie, il n’y avait plus aucun doute dans mon esprit, surtout lorsque M. Mbele m’eut dit que j’avais tout ce qu’il fallait pour réussir dans cette voie.
Et, lorsque Jimmy se fut accoutumé à cette idée, il modifia lui aussi ses projets. Parce que, après tout, il était créateur.
« C’est toujours toi qui découvres un tas d’entreprises folles à faire, » lui dis-je. « Et c’est moi qui examine quels sont leurs défauts. »
— « D’accord, » dit Jimmy. « Tu seras l’ordinologiste, et moi le synthétiste. »
Je l’embrassai sur la joue. « Merveilleux ! Ainsi, nous pourrons continuer ensemble. »
Peut-être ce changement subit faisait-il partie du processus de ma croissance. Je grandissais, et cela se voyait à de nombreux signes. Témoin le jour où j’allai avec Helen Pak choisir des vêtements au Magasin central.
La stimulation joue un rôle important dans notre vie ; si elle est trop facile, nous devenons pareils à des légumes. En conséquence, on rend certaines choses plus difficiles qu’elles ne devraient l’être. Par exemple, on va faire ses achats sur place, et pas par vidéo.
Helen et moi n’étions pas descendues au Magasin parce que nos vêtements étaient usés mais parce qu’ils étaient devenus trop petits. Depuis un an, je n’avais cessé de grandir, mais je n’avais pas rattrapé les autres, parce qu’eux aussi avaient continué à grandir. Je portais un soutien-gorge maintenant (j’avais eu beaucoup de mal à m’y faire) et mes goûts vestimentaires ne se limitaient plus aux chemisiers, aux shorts et aux sandales. Helen y était pour quelque chose. Elle avait bon goût et insistait pour que je me mette davantage en valeur.
« Tu es jolie, » me disait-elle, « mais qui s’en apercevra si tu t’habilles aussi mal ? »
Personnellement, cela m’était indifférent – vive la nature ! – et je ne tenais pas tellement à me faire remarquer. Mais il y avait quelques personnes aux yeux desquelles je voulais paraître attirante, et je me mis entre les mains d’Helen ; le résultat fut convaincant ! Entre autres choses, elle me fit porter du rose, couleur qui va merveilleusement avec mes cheveux noirs, mais que je n’aurais jamais eu l’idée de choisir.
« Tu comprends, » me disait Helen. « Il s’agit de mettre en valeur ce que tu as de mieux. » Elle aurait eu des raisons d’être fière, mais elle ne s’en vantait jamais. Même papa le remarqua, et Jimmy aussi. Ce dernier ne me fit bien entendu pas le moindre compliment – mais papa, si.
Nous étions donc dans le Magasin, choisissant et essayant, rejetant ou approuvant entre deux fous rires. Je découvris même un corsage qui allait à ravir à Helen, avec ses cheveux blonds et ses yeux orientaux. Cela me fit plaisir d’avoir trouvé une chose qui lui plaisait.
Nous fouillions dans les rayons lorsque je lui dis soudain : « Attends-moi une minute ; j’ai vu quelqu’un que je connais. »
C’était Zena Andrus, qui avait, heureusement pour elle, perdu du poids. Elle était tout enthousiaste et paraissait chercher quelqu’un. Elle me salua de but en blanc : « Hello ! Mia ! As-tu vu ma mère ? »
— « Non, » dis-je. « Il s’est passé quelque chose ? »
— « Oh ! rien de grave ! Mais j’ai reçu ma convocation. Je commence mes classes de survie la semaine prochaine. »
— « Bravo ! » dis-je.
Après quelques mots, elle repartit à la recherche de sa mère. Helen et moi nous regardâmes. Comme le temps passe…
Le point culminant de notre classe de survie arriva lorsque, ayant été promus en Première classe, nous allâmes à la chasse au tigre au Troisième Niveau. Il n’y a rien de tel que de chasser un tigre les mains nues, ou presque, pour vous redonner confiance en vous. À condition de sortir vivant de l’expérience – ce qui fut le cas, d’ailleurs.
Descendre au Troisième Niveau avec notre paquetage était devenu de la routine. Jimmy et moi étions dans la navette ; j’étais plutôt morose, comme toujours avant ce genre d’expédition ; pour passer le temps, je jouais un petit air sur ma flûte.
« Tu ne vas quand même pas l’amener ? » me demanda Jimmy.
— « Et pourquoi pas ? »
— « J’admets que tu joues assez bien, maintenant, mais avec des airs comme ça, tu vas déprimer tout le monde ! »
— « On fait un feu de camp, ce soir. »
Nous avions institué des feux de camp avec de là musique et des causeries pour rendre nos soirées plus gaies.
— « Et tu vas nous jouer de la flûte ? »
— « Non. C’est à mon tour de raconter une histoire. Mais tu me donnes bien envie de changer d’idée. »
— « Tu as peur ? » Il ne parlait pas de feu de camp, bien entendu.
— « J’avoue que l’idée de jeter des pierres à un tigre ne m’enchante pas particulièrement, mais je pense que je m’y ferai. Et toi ? »
— « J’ai toujours peur avant. C’est pourquoi j’éprouve le besoin de bavarder ou de faire une partie d’échecs. »
Nous rejoignîmes les autres à la porte 5, comme d’habitude, et allâmes chercher nos héli-paks. M. Maréchal était là, avec deux chiens, et M. Pizzaro aussi. Pour accompagner sa moustache rousse, il s’était laissé pousser la barbe. Après avoir chargé les provisions – et les chiens – dans un transport, M. Maréchal nous fit mettre en rangs et nous inspecta.
« Il est bien clair, » commença-t-il, « que personne n’est obligé de venir. »
Personne ne releva l’invite à se dérober.
« Tout le monde a son couteau ? »
— « Oui, » clamâmes-nous en chœur. C’était la seule arme que nous emportions.
« Je veux que vous compreniez bien qu’au moins l’un d’entre vous sera blessé, peut-être même tué. Vous allez traquer un tigre ; c’est le fauve le plus cruel et le plus perfide qui soit ; vous ne rencontrerez certainement pas d’animal plus féroce pendant l’Épreuve – mais j’espère que vous aurez assez de bon sens pour l’éviter. Aujourd’hui, pourtant, nous allons en dépister un, le traquer et le tuer. Vous y parviendrez, parce que vous êtes encore plus cruels et perfides que lui, en groupe tout au moins. Je peux vous assurer que l’un d’entre vous au moins sera blessé, » répéta-t-il, « et aussi qu’en fin de compte le tigre sera mort. Et je vous garantis que ce sera une énorme satisfaction pour vous. »
Les zones sauvages du Troisième Niveau sont pareilles à ce qui existe de pire sur les planètes. Le terrain n’est peut-être pas aussi mouvementé, mais la faune est largement aussi dangereuse, et c’est cela qui importe. Et, pour cette excursion finale, nous allions délibérément chercher l’animal le plus féroce vivant à bord du Vaisseau, sans même les tentes gonflables et les pistolets à ultra-sons dont nous disposerions pour l’Épreuve. Il ne s’agissait pas seulement d’une “répétition générale” de l’Épreuve ; le but de cette expédition était de nous montrer la différence entre ce qu’est réellement le danger et ce qui ne l’est pas ; en particulier, que la mort pouvait nous guetter à tout moment. Dans un sens, ce test était cruel, mais, je le répète, son but consistait à nous donner confiance en nous-mêmes.
Pareils à une bande de gros oiseaux, nous nous envolâmes vers le toit. Après avoir traversé le Parc, avec ses bouquets d’arbres et ses sentiers, nous passâmes la haute et dense haie épineuse qui marque la frontière. Au début, la zone sauvage nous parut peu différente, sinon que notre passage effaroucha un troupeau de mustangs.
Encadrés par M. Maréchal et M. Pizarro, nous volions toujours à la même distance du “toit”, tandis que les collines montaient et descendaient au-dessous de nous, couvertes de fourrés et de quelques arbres maigres. Sur un signal de M. Maréchal, nous nous posâmes.
Heureux de se sentir en liberté, les chiens, que l’on avait fait descendre du transport, tiraient sur leurs laisses, mais M. Pizarro les attacha à un arbre. Après avoir posté des gardes, nous nous hâtâmes d’établir le camp. À peine avions-nous fini de ramasser du bois mort et d’allumer des feux, que les grandes lumières du toit faiblirent, tandis que les souffles d’air s’atténuaient et que la température baissait, de quelques degrés seulement d’ailleurs. Les feux n’étaient cependant pas destinés à nous réchauffer mais à préparer le repas et à nous protéger.
Après dîner, tout le monde, y compris M. Maréchal et M. Pizarro, se rassembla autour du feu ; comme je l’ai déjà fait remarquer, c’était moi qui avais le privilège de les divertir ce soir-là. Pour faire plaisir à Jimmy, je renonçai à la flûte et commençai tout de suite l’histoire que j’avais préparée. C’était un très vieux conte, qui s’intitule la Dame de Carlisle.
Lorsque les murmures se furent calmés, je me levai dans la lumière dansante des flammes et commençai : « Mon histoire se passe il y a très, très longtemps, dans un pays nommé Carlisle, où il y avait des lions sauvages. Comme vous le savez, les tigres sont des solitaires, mais ces lions, eux, vivaient en groupe, et ils semaient la terreur dans le pays.
» À Carlisle vivait aussi une jeune fille, toute seule, sans famille, mais sa maman, morte depuis longtemps, lui avait mis un tas d’idées bizarres dans la tête. Elle était très belle, et beaucoup de jeunes gens lui faisaient la cour ; elle était considérée comme un très bon parti car, en plus de sa beauté, elle était riche. Oui, mais sa maman lui avait appris qu’être belle c’était être différente, et qu’il ne fallait pas se jeter au cou du premier venu. Elle devrait attendre que vienne un jeune homme de bonne famille, riche, honorable et courageux. « Mets-les à l’épreuve, » lui avait dit sa maman.
» Il faut dire que, comme son papa avait fait fortune en vendant des miettes de pain rassis…»
« Allons, Mia, » intervint quelqu’un. « Qui voudrait acheter des miettes de pain rassis ? »
— « Là, je peux te répondre avec précision, Stu, » dis-je. « C’était pour permettre aux enfants qui allaient dans la forêt de les semer pour retrouver leur chemin.
» De toute façon, son papa lui avait laissé assez d’argent pour qu’elle pût se permettre d’attendre des années et des années – et, tous les dimanches après-midi, elle recevait ses soupirants. Oh oui ! elle passa bien des années ainsi, assise dans son salon, devenant de plus en plus bizarre et s’amusant fort tous les dimanches après-midi lorsqu’elle congédiait ses soupirants les uns après les autres. Il n’y eut bientôt plus un seul homme à marier à quarante lieues à la ronde auquel elle n’eût dit « non » au moins une fois. Lorsqu’un étranger venait à passer dans la ville un dimanche après-midi, les gens l’envoyaient chez elle pour qu’elle pût lui refuser sa main ; voilà où les choses en étaient arrivées. C’était une petite ville, et ce divertissement permanent était le bienvenu.
» Un certain dimanche, toutefois, deux jeunes hommes étaient venus boire en ville. L’un était un lieutenant avec un chapeau à plumes et une redingote fantaisie ornée de plusieurs médailles étincelantes. L’autre était un capitaine de vaisseau qui avait fait le tour du monde pas moins de trois fois malgré son jeune âge. Tous deux venaient de familles irréprochables, tous deux avaient les poches bien remplies, avaient une excellente réputation et étaient couverts de médailles attestant leur courage. Et tous deux étaient célibataires. C’étaient, de fait, les deux candidats les plus prometteurs qui eussent jamais mis les pieds à Carlisle. Les jeunes hommes de la ville n’essayèrent pas de choisir entre eux ; ils leur exposèrent simplement la situation et, lorsque les deux jeunes militaires eurent assez bu pour trouver que c’était une bonne idée, ils allèrent courtiser la belle. De plus, ils trouvaient que ce serait un excellent moyen de décider de l’immémoriale rivalité opposant l’Armée et la Marine.
» La demoiselle était chez elle, et disposée à les recevoir. En fait, son émoi n’était pas peu grand. Et, malgré toutes ces années passées, elle était très belle – aucun des deux jeunes hommes n’avait vu plus belle fille qu’elle, et ce n’était pas faute d’avoir voyagé. Elle, de son côté, trouva qu’ils correspondaient exactement à ce que sa maman lui avait conseillé – car elle les soumit à un interrogatoire serré. Le fait qu’ils fussent arrivés en même temps posait toutefois un problème peu facile à résoudre, et elle se décida finalement à utiliser la méthode préconisée par sa bonne maman. « Je vais vous soumettre à une épreuve, » dit-elle, « et celui qui en sortira vainqueur aura ma main. »
» Elle fit atteler son carrosse à deux chevaux et les invita à monter avec elle. Les jeunes gars de la ville, qui avaient attendu dans la cour, les suivirent en faisant toutes sortes de cabrioles et en engageant des paris. Le carrosse monta la colline, puis descendit dans la vallée, et finit par arriver à la tanière des lions dont je vous ai parlé au début. Là, la demoiselle donna l’ordre d’arrêter les chevaux. À peine le carrosse se fut-il immobilisé qu’elle tomba raide comme une planche. Les deux jeunes prétendants la relevèrent et l’époussetèrent, mais, pendant un bon quart d’heure, elle n’adressa la parole à personne. Ils demandèrent aux jeunes gens du lieu comment expliquer cela, mais ils leur répondirent simplement qu’elle affectionnait parfois agir de la sorte.
« Et alors, que lui était-il arrivé ? »
— « L’histoire n’en dit pas plus, » répondis-je. « À mon avis, elle était hystérique. »
« Chut ! » fit quelqu’un. « Laissez-la finir son histoire. »
« Lorsqu’elle eut enfin repris ses esprits, si l’on peut dire, elle jeta son éventail dans la tanière des lions. Comme vous pouvez l’imaginer, ils se mirent à rugir et à s’agiter. Puis, fort satisfaite du déroulement des événements, la jeune demoiselle dit : « Et maintenant, messieurs, lequel d’entre vous gagnera-t-il ma main en me rendant mon éventail ? »
» Alors, là, on peut dire que les gars de la ville se mirent à engager des paris pour de bon. Les deux prétendants regardèrent tour à tour, plusieurs fois, la tanière des lions et la jeune femme, soupesant la situation afin de prendre une décision juste et convenable. Finalement, le lieutenant, qui avait bien mérité la moindre des médailles qui ornaient sa poitrine mais auquel sa maman avait inculqué un peu de bon sens, secoua la tête et déclara qu’il préférait rentrer en ville pour boire une pinte de bière ou deux. Il partit sur la route, marmonnant dans sa barbe un tas de choses sur la stupidité des femmes.
» Tout le monde regarda alors le capitaine de marine, se demandant ce qu’il fallait faire. Finalement, il ôta son veston d’uniforme pour ne pas l’abîmer, rectifia son col de chemise pour avoir bonne apparence malgré tout, et déclara : « J’y vais. » Sur ce, il descendit vers la tanière des lions. D’aucuns disent qu’il avait davantage de courage que d’intelligence, mais d’autres étaient d’avis qu’il avait simplement dû boire un verre de trop. Toujours est-il qu’il disparut dans la tanière, et que l’on entendit les lions grogner. Peu après le capitaine de marine ressortit de la tanière, les vêtements un peu en désordre, et tenant l’éventail à la main.
» Oui. Et, lorsque la jeune demoiselle le vit arriver, elle s’écria : « Me voici ! » et s’apprêta à se jeter dans ses bras.
Le capitaine de marine se contenta de la regarder bien en face et lui dit : « Si vous voulez votre éventail, allez le chercher vous-même. » Et, ce disant, il le rejeta aux lions.
» Ensuite, il retourna à la ville et paya une pinte de bière au lieutenant, après quoi chacun alla son chemin. J’ignore si la jeune demoiselle retrouva jamais son éventail. »
Lorsqu’il put enfin me parler seul à seul, Jimmy me dit : « N’avons-nous pas de la chance d’être venus ici pour une bonne raison ? »
Le matin venu, une fois les feux éteints, les lampes allumées en grand et nos héli-paks protégés par une tente gonflable, nous partîmes avec les chiens en laisse pour chercher la piste du tigre.
Tout en marchant, je ramassai des pierres et m’exerçai à les lancer. Att et Jimmy critiquèrent ma technique : « Non, comme ça, » dit Jimmy en me montrant. Ce qu’il faisait était bien, mais je ne voyais pas en quoi consistait mon erreur.
« Mais si, » dit Att. « Tu tiens le bras trop raide et tout l’effort vient de l’épaule. »
« Exactement, » renchérit Jimmy. « Tu devrais davantage te servir de ton avant-bras et de ton poignet. »
« Alors, Mia, » dit Venie, qui nous avait rejoints. « De nouveau toute douce et prête à apprendre ? »
Ramassant une autre pierre, je la lançai.
« C’est mieux, » décréta Jimmy.
J’allai donner à Venie la réponse qu’elle méritait lorsque les chiens se mirent à japper ; ce n’était pas leur aboiement habituel, mais une note plus aiguë, presque musicale, comme s’ils avaient des raisons de se réjouir.
« Venez voir ici ! » nous cria M. Pizarro.
M. Maréchal était agenouillé près d’une empreinte qui n’avait pas moins de dix centimètres de large, et encore plus de long.
« Et nous y voilà, » dit-il. « Voyez ces grains de sable sur le bord. L’empreinte n’a pas plus de deux heures. » Il leva la main pour estimer la force du vent. « Probablement moins. »
M. Pizarro libéra les chiens. Le corps vibrant, ils reniflèrent les traces, tendus et hésitants. Ce fut un moment d’attente passionnant, puis, soudain, ils s’élancèrent ; leurs jappements changèrent de ton et devinrent plus aigus. Nous les suivîmes, tantôt marchant, tantôt courant, montant et descendant les collines sablonneuses. Heureusement que j’avais mis mes sandales : elles se vidaient aussi vite qu’elles s’emplissaient !
C’est étonnant comment de légères variations de température, du régime des vents et surtout d’humidité peuvent produire de telles différences de terrain et de végétation. Nous éloignant de plus en plus de la prairie, nous entrâmes dans la brousse, passant tantôt dans un ravin pris entre des dunes, tantôt à travers des fourrés quand nous ne pouvions les contourner. Sans doute le repaire du tigre était-il ici, et ne venait-il dans la prairie que pour chasser.
Parfois, nous perdions les chiens de vue, alors seuls leurs aboiements nous indiquaient où nous diriger. Une fois, les chiens perdirent la piste, et ils durent revenir en arrière pour la retrouver. Dans le sable, courir devint vite épuisant. Enfin les aboiements redoublèrent ; apparemment, les chiens avaient aperçu le fauve. Nous arrivâmes au sommet d’une dune juste à temps pour voir le derrière violacé du tigre disparaître derrière un rocher, pendant que les chiens se démenaient autour, cherchant de quel côté le surprendre.
Si, pour faire le Troisième Niveau, il avait fallu amener sur place la terre, le sable et les rochers, c’eût été une entreprise démesurée. Essayez de calculer combien de chargements de vedettes il aurait fallu… Mais comme le Vaisseau n’est en fait rien de plus qu’un énorme rocher, partiellement évide et structuré, il avait suffi de faire sauter la quantité voulue de rocher et de les pulvériser à la consistance désirée. C’est ainsi qu’on avait créé le paysage désertique dans lequel nous nous trouvions.
Nous dévalâmes la dune à la course, en hurlant, nous guidant sur les aboiements des chiens. Un mince sentier se faufilait entre les rochers, puis, soudain, bifurquait ; une sente montait et l’autre continuait tout droit : c’était de là que venaient les aboiements.
Sans s’arrêter, M. Maréchal désigna celle qui montait : « Que quelques-uns prennent par là. »
Je le suivis tout droit. Nous débouchâmes bientôt sur une trouée assez large, et là, devant nous, se trouvait le tigre aux abois, grognant hargneusement et donnant des coups de patte aux chiens. Il était rouge violacé, avec des épaules noires très hautes et une tête triangulaire à l’expression vicieuse ; ses crocs énormes semblaient disproportionnés. Il paraissait aussi inutile qu’un joueur de football professionnel, aussi décoratif et élégant. Nous formâmes un demi-cercle. Les chiens essayaient de mordre ses flancs, puis se hâtaient de bondir en arrière pour échapper à ses pattes.
Il essaya de gagner le fond de l’amphithéâtre rocheux pour s’échapper, mais les chiens l’en empêchèrent. L’un d’eux ne s’esquiva pas à temps ; d’un seul coup de patte, il fut réduit en une masse sanglante agitée de mouvements convulsifs.
Puis M. Pizarro et quatre gosses apparurent sur les rochers, juste au-dessus du tigre. Ils regardèrent la scène de carnage et de poussière qui s’offrait à eux.
L’un d’eux était David Farmer, qui était presque aussi stupide que Riggy Allen. Prenant une pose avantageuse, il gesticula pour attirer l’attention sur lui, et perdit l’équilibre. Ne pouvant se retenir à la roche lisse, il glissa jusqu’en bas et atterrit lourdement sur l’un des flancs du fauve.
Stupéfait et effrayé, le tigre chargea droit sur nous, passant par-dessus le corps du chien agonisant. Malheureusement, il me choisit pour cible. Sans réfléchir, je lui lançai la pierre que je tenais à la main ; je ne sais si je l’avais lancée dans les règles, toujours est-il qu’elle le frappa en pleine gueule. Ce fut le signal d’un déluge de pierres. Le pauvre tigre, hébété, recula vers la paroi rocheuse, mais ceux qui étaient en haut le bombardèrent à leur tour.
Le cercle se resserra autour de lui ; personne n’osait vraiment aller de l’avant, de peur de se trouver seul face au fauve, mais la proximité des autres nous donnait du courage. Puis, faisant des feintes, presque comme les chiens, Jimmy brandit son couteau vers le tigre, qui retroussa les babines en grognant et donna des coups de patte, sans toutefois oser avancer. Voyant que l’attention du tigre était fixée sur Jimmy, Att, que je n’aurais jamais cru capable de cela, sauta sur son dos et lui enfonça son couteau entre les côtes.
Secouant les épaules, le tigre le rejeta en poussant un cri de douleur. Nous nous précipitâmes alors tous sur lui, couteaux en avant. Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour le tuer. Lorsque nous nous retirâmes, il ne restait qu’une masse inerte couverte de filets de sang.
David Farmer s’en tira avec une jambe vilainement fracturée. Bill Niwman avait une profonde entaille et l’épaule brisée ; le tigre l’avait frappé dans un dernier spasme d’agonie. Je n’avais que de petites égratignures et une plaie – un coup de couteau que j’avais pris dans la mêlée.
M. Maréchal avait dit vrai. Savoir que l’on est capable de tuer un animal aussi vivant, aussi beau et aussi dangereux qu’un tigre vous donne un sentiment de puissance. Mais ce sentiment, on peut aussi l’éprouver en appuyant sur un bouton, à bonne distance. Nous avions toutefois tué le tigre sur son propre terrain, et avec ses propres méthodes de lutte. Cela vous donne, en plus, confiance en vos capacités.
Et aussi, on apprend à se mieux connaître. On sait ce que cela vous fait de voir une patte de tigre se lever à vingt centimètres de votre visage. On sait ce que vous font la vue et l’odeur du sang. Et on apprend aussi qu’une chasse au tigre peut vous donner mal à la gorge.
Quels qu’eussent été les effets positifs de cette chasse au tigre, il n’en reste pas moins que ce mois de novembre nous vit de plus en plus tendus et inquiets. Mes moments de gaieté se faisaient rares. Mon esprit avait beau me répéter, comme il le faisait depuis des mois, que l’Épreuve serait une simple formalité, une plaisanterie, mes entrailles n’en étaient pas convaincues pour autant. J’essayais d’agir normalement, gentiment, mais, vers la fin du mois, c’était au-dessus de mes forces d’adresser la parole à qui que ce soit, et je dormais de plus en plus mal. Une nuit, je m’éveillai en hurlant, ce qui ne m’était pas arrivé depuis des années.
Il n’y a rien de pire que l’attente. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré y aller immédiatement, dès la mi-novembre. Comme ce n’était pas possible, je devenais de plus en plus nerveuse et susceptible.
Je réussis même à me brouiller avec Jimmy, ce qui n’était pas facile, en partie parce que nous sommes très proches, et en partie parce qu’il a une très bonne nature.
Bien que l’on vous dépose spontanément, on a le droit de se retrouver après, et j’avais eu l’intention de former équipe avec Jimmy ; je suis certaine qu’il y pensait également. Mais notre querelle mit fin à tout cela.
Cela débuta par une remarque intransigeante que je fis sur les bouseux. Je pensais réellement ce que je disais, mais j’avais dû exagérer mes propos. En tout état de cause, M. Mbele ne le laissa pas passer : « Je croyais que tu t’étais libérée de ces raisonnements aprioristes, Mia. C’est une question très importante pour toi. Je déteste ces simplifications arbitraires qui consistent à classer les gens en catégories. Il y eut une époque où mes ancêtres étaient considérés comme des inférieurs, et persécutés simplement parce que leur peau était noire. »
C’était une remarque stupide, parce que ma peau est plus noire que celle de M. Mbele, et je ne me sens inférieure à personne.
— « Mais cela ne constitue pas une différence essentielle, » dis-je, « tandis que, dans le cas des bouseux, il y en a une : ils sont manifestement moins évolués que nous. »
Sur le chemin du retour, Jimmy voulut continuer la discussion. « Tu te souviens de nos exposés sur l’éthique ? »
— « Bien sûr. »
— « Il me semble que tu y approuvais la proposition de Kant, comme quoi nous devons considérer les êtres humains à la fois comme une fin et comme un moyen. »
— « Je ne l’attaquais pas, en tout cas. »
— « Comment peux-tu, alors, parler en ces termes des colons ? »
— « Mais enfin, » dis-je en m’échauffant, « qu’est-ce qui te fait croire qu’ils sont des gens comme nous ? »
— « On croirait entendre ton père, » dit Jimmy.
Ce fut alors que la dispute commença vraiment. Nous n’en vînmes pas aux mains, mais ce fut de justesse ; Jimmy ne se bat d’ailleurs jamais, ou presque. En tout cas, nous partîmes chacun de notre côté sans même nous dire au revoir. Mais je lui rendis son écusson d’« entre les montagnes ». C’était un vendredi soir, la veille de mon anniversaire.
Pour mon anniversaire, Jimmy ne se montra pas. Le jour où j’eus mes quatorze ans fut gris et terne. Le lendemain, qui était comme toujours un dimanche, aussi. Le lundi, nous devions partir pour l’Épreuve.