Ils avaient eu la belle vie.
Debout dans le salon de la petite maison que sa femme Sarah et lui partageaient maintenant depuis soixante ans, Donald Halifax jeta un coup d’œil autour de lui. Cette phrase lui revenait sans cesse à l’esprit. Oh, bien sûr, il y avait eu des hauts et des bas, et sur le moment, les bas avaient ressemblé à des excursions dans les flammes de l’enfer – la longue agonie de sa mère, la lutte de Sarah contre son cancer du sein, les périodes difficiles que leur mariage avait traversées –, mais dans l’ensemble, tout bien considéré, ils avaient eu la belle vie.
Tout bien considéré…
Don secoua la tête, mais ce n’était pas avec tristesse. Il avait toujours été réaliste et pragmatique, et il savait qu’il n’avait plus grand-chose d’autre à faire que regarder en arrière et récapituler. À quatre-vingt-sept ans, c’est tout ce qui vous reste.
Le salon était étroit. Une cheminée était installée au milieu d’un des deux murs les plus longs, encadrée de deux fenêtres autopolarisantes, mais il n’arrivait pas à se souvenir de la dernière fois qu’ils y avaient fait du feu. C’était trop de travail à allumer, et de devoir tout nettoyer ensuite.
Des photos encadrées étaient posées sur le manteau de la cheminée, dont une de Sarah et Don prise le jour de leur mariage, en 1988. Sarah était en blanc, et lui portait un habit, noir en réalité mais gris sur la photo qui avait passé avec le temps. Sur d’autres photos, on voyait leur fils Carl quand il était bébé et le jour de la remise de son MBA à l’université McGill, ainsi que sa fille Emily, l’une quand elle avait une vingtaine d’années, et l’autre, holographique celle-là, dans la quarantaine. Et plusieurs holos de leurs deux petits-enfants.
Il y avait aussi quelques trophées : deux petites coupes que Don avait gagnées dans des tournois de Scrabble, et la grande que Sarah avait reçue de l’Union astronomique internationale. Il ne se souvenait plus de ce qui était gravé sur celle-là, et il s’en approcha à petits pas pour voir :
À SARAH HALIFAX
QUI A SU TROUVER L’ASTUCE
1er MARS 2010
Il hocha doucement la tête en se souvenant comme il avait été fier ce jour-là, même si leur existence avait été brièvement chamboulée par la célébrité de sa femme.
Un écran plat magphotique était incrusté au-dessus de la cheminée, et quand ils ne regardaient rien de particulier, on pouvait y lire l’heure en chiffres rouges de trente centimètres de haut, suffisamment gros pour que Sarah puisse les voir du fond de la pièce. Comme elle le disait souvent en plaisantant, heureusement qu’elle n’avait pas choisi l’astronomie optique. Il était maintenant 15:17. Le chiffre de droite se transforma en 8 sous ses yeux. La fête était prévue pour quinze heures, mais personne n’était encore arrivé, et Sarah continuait de se préparer à l’étage.
Don se promit de ne pas être brusque avec ses petits-enfants. Il ne voulait pas leur parler sèchement, mais c’était toujours comme ça que ça se terminait. À son âge, la douleur était présente à tout instant, et ça le rendait grincheux.
Il entendit la porte d’entrée s’ouvrir. La maison connaissait les biométriques des enfants, et ils ne se donnaient jamais la peine de sonner. Il y avait un petit escalier à un bout du salon qui menait à l’entrée au rez-de-chaussée, et un plus grand qui permettait d’accéder à l’étage. C’est au pied de celui-là que Don se dirigea.
— Hé, Sarah ! cria-t-il. Ils sont là !
Il retourna à l’autre bout de la pièce, chaque pas accompagné d’un petit élancement douloureux. Personne n’était encore monté parce que ici, on était à Toronto, en février, et réchauffement climatique ou pas, il y avait encore des bottes fourrées et des anoraks à retirer. Avant d’avoir atteint l’escalier de l’entrée, il avait déjà reconnu les voix : c’était bien Carl et sa bande.
En les regardant depuis le haut des marches, il ne put s’empêcher de sourire. Son fils, sa belle-fille, son petit-fils et sa petite-fille… les composantes de son immortalité. Carl était en train de retirer une de ses bottes, penché d’une façon que Don n’aurait pas pu supporter une seconde. De là où il se tenait, il voyait nettement la calvitie naissante de son fils – un problème facile à corriger, si Carl avait été coquet, mais ni Don ni son fils, qui avait maintenant cinquante-quatre ans, ne pouvaient se voir reprocher ce défaut.
La blonde Angela avait dix ans de moins que son mari. Elle s’efforçait d’enlever les bottes de la petite Cassie installée sur la seule chaise de l’entrée. La fillette, qui ne faisait aucun effort pour aider sa mère, leva la tête et aperçut Don. Un grand sourire éclaira son petit visage rond.
— Papy !
Il lui fit signe de la main. Une fois débarrassés de tout leur barda, ils montèrent au salon. Angela, qui portait une grande boîte à gâteaux rectangulaire, embrassa Don sur la joue au passage et se dirigea vers la cuisine. Le petit Percy – douze ans, maintenant – la suivait de près, puis venait Cassie qui arrivait tout juste à se tenir à la rampe pour gravir les six marches.
Don se pencha en avant et sentit des tiraillements dans son dos. Il aurait bien voulu soulever Cassie, mais c’était impossible. Il dut se contenter de la laisser lui passer les bras autour du cou et le serrer très fort. Elle ne se rendait absolument pas compte qu’elle lui faisait mal, mais il supporta stoïquement la douleur jusqu’à ce qu’elle le lâche. Elle partit alors en trottinant à travers la pièce pour rejoindre sa mère dans la cuisine. Il se retourna pour la regarder, et vit Sarah qui descendait péniblement l’escalier, une marche à la fois, en s’agrippant des deux mains à la rampe.
Le temps qu’elle arrive en bas, Don entendit la porte s’ouvrir de nouveau, et sa fille Emily – divorcée, sans enfant – entra à son tour. Bien vite, tout le monde se retrouva entassé dans le salon. Avec ses implants auditifs, Don n’avait pas de problème en temps normal, mais dans ce brouhaha, il avait du mal à distinguer les conversations. Bon, c’était sa famille, et tout le monde était là, c’était le principal. Il était très heureux, mais…
Mais c’était peut-être la dernière fois. Ils s’étaient déjà réunis six semaines plus tôt chez Carl, à Ajax, pour fêter Noël. En principe, ce n’était qu’à Noël prochain que ses enfants et ses petits-enfants se retrouveraient de nouveau ensemble, mais…
Mais il ne pouvait pas compter sur un prochain Noël. Pas à son âge.
Non, il ne fallait pas qu’il ressasse tout ça. Aujourd’hui, c’était un jour de fête, il fallait qu’il en profite et…
Et soudain, il se retrouva avec une flûte de champagne à la main. Emily faisait le tour du salon pour distribuer les verres aux adultes tandis que Carl s’occupait des gobelets de jus de fruit pour les enfants.
— Papa, va te mettre à côté de Maman, dit Carl.
Don obéit et traversa la pièce pour rejoindre Sarah, qui était assise dans le fauteuil relax car elle ne pouvait pas rester debout bien longtemps. Ils ne s’allongeaient plus guère dans ce vieux fauteuil, mais leurs petits-enfants adoraient jouer avec les commandes. Il se tint à côté d’elle en regardant ses cheveux blancs qu’elle commençait à perdre. Elle se tordit le cou tant qu’elle put pour lever les yeux vers lui, et un sourire illumina son visage. Une ligne de plus dans un paysage de rides et de plis…
— Un peu de silence, tout le monde ! s’écria Carl. (Comme c’était l’aîné de leurs enfants, il jouait toujours le rôle de maître des cérémonies.) Votre attention, s’il vous plaît !
Les conversations et les rires s’arrêtèrent, et Don regarda Carl qui levait sa flûte de champagne.
— J’aimerais porter un toast. À Maman et Papa, pour leur soixantième anniversaire de mariage !
Tous les adultes levèrent leurs verres, vite imités par les enfants avec leurs gobelets.
— À Don et Sarah ! dit Emily.
— À Mamy et Papy, déclara Percy.
Don but une gorgée de son champagne. Il n’avait pas bu d’alcool depuis le réveillon du Nouvel An. Il remarqua que sa main tremblait plus que d’habitude, mais c’était dû à l’émotion plus qu’à l’âge.
— Alors, Papa, qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda Carl. (Il avait un sourire jusqu’aux oreilles. Quant à Emily, elle enregistrait tout avec son datacom.) Hein, si c’était à refaire ?
C’était Carl qui avait posé la question, mais c’est en fait à Sarah que Don répondit. Il posa son verre sur la petite table à côté du fauteuil, puis très lentement, très péniblement, il s’agenouilla pour pouvoir regarder sa femme en face. Il lui prit la main et sentit sa peau presque translucide glisser sur ses phalanges enflées. Il la regarda au fond de ses yeux bleu pâle.
— Je n’hésiterais pas une seconde, dit-il d’une voix douce.
— Ouh ! là, là ! fit Emily.
Sarah sourit, de ce même petit sourire qui l’avait totalement séduit quand ils avaient tous les deux vingt ans. D’une voix bien plus ferme que ces derniers temps, elle lui dit :
— Moi non plus.
Toujours aussi exubérant, Carl leva de nouveau son verre en lançant :
— À vos soixante prochaines années !
Don éclata de rire tant l’idée était absurde.
— Pourquoi pas ? dit-il en se relevant lentement et en tendant la main pour attraper son verre. Oui, après tout, pourquoi pas ?
Le téléphone se mit à sonner. Il savait que ses enfants trouvaient vraiment rétro d’avoir un téléphone strictement vocal, mais ni lui ni Sarah ne voulaient d’un 2D, et encore moins d’un holophone. Son premier réflexe fut de ne pas décrocher. Après tout, il y avait un répondeur pour prendre les messages. Mais ça pouvait être quelqu’un qui voulait les féliciter – peut-être même son frère Bill qui appelait de Floride, où il passait les hivers.
Le combiné sans fil était à l’autre bout de la pièce. Don haussa les sourcils et fit signe à Percy, qui sembla ravi d’être chargé d’une telle responsabilité. Il se précipita vers le téléphone et, au lieu de rapporter l’appareil, il l’activa et dit très poliment :
— Résidence Halifax, bonjour.
Emily, qui était à côté de Percy, arrivait peut-être à entendre la personne à l’autre bout du fil, mais Don en était incapable. Au bout d’un moment, Il entendit Percy dire : « Un instant, je vous prie », et le gamin retraversa la pièce. Don tendit la main pour prendre le téléphone, mais Percy secoua la tête.
— Non, c’est pour Mamy.
Sarah sembla étonnée quand elle prit le combiné, qui augmenta automatiquement le volume en reconnaissant ses empreintes digitales.
— Oui, allô ? fit-elle.
Don l’observa avec curiosité, mais Carl était en train de parler à Emily tandis qu’Angela s’assurait que ses enfants ne renversaient pas leur jus de fruits et…
— Ah, mon Dieu ! s’écria Sarah.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Don.
— Tu es sûre ? demanda Sarah dans le combiné. Tu es absolument certaine que ce n’est pas… ? Non, non, évidemment, tu as forcément vérifié, excuse-moi. Mais… ah, mon Dieu…
— Sarah, dit Don, que se passe-t-il ?
— Attends deux secondes, Lenore. (Sarah couvrit le combiné d’une main tremblante.) C’est Lenore Darby, dit-elle en levant les yeux vers lui. (Apparemment, c’était un nom qu’il était censé connaître, mais du diable s’il se rappelait qui c’était – sa mémoire était devenue une vraie passoire – et Sarah dut le voir sur son visage.) Tu sais bien, ajouta-t-elle, elle fait sa maîtrise. Tu l’as rencontrée à la fête de Noël du département d’astronomie.
— Oui, et alors ?
— Eh bien, fit Sarah comme si elle n’arrivait pas à y croire elle-même, Lenore me dit qu’on a reçu une réponse.
— Quoi ? s’exclama Carl qui était venu les rejoindre à côté du fauteuil de sa mère.
Sarah tourna la tête vers son fils, mais Don savait déjà ce qu’elle allait dire. Il recula en titubant et posa la main sur le bibus pour ne pas tomber.
— On a reçu une réponse, répéta Sarah. Les extraterrestres de Sigma Draconis ont répondu au message radio que mon équipe leur a envoyé il y a si longtemps.
La plupart des blagues finissent par s’user à force d’être ressassées, mais certaines peuvent devenir de vieilles amies qui vous font sourire chaque fois que vous y repensez. Pour Don Halifax, c’était le cas de celle que Conan O’Brien avait faite quelques dizaines d’années plus tôt. Michael Douglas et Catherine Zeta-Jones venaient juste d’annoncer la naissance de leur fille. « Toutes mes félicitations, avait dit O’Brien. Et si elle tient de sa mère, son futur mari doit déjà avoir une bonne quarantaine d’années. »
Il n’y avait pas un tel écart entre Don et Sarah. Ils étaient nés tous les deux en 1960, et leurs vies s’étaient déroulées en parfaite synchronisation. Ils avaient tous les deux vingt-sept ans quand ils s’étaient mariés, trente-deux quand leur premier enfant, Carl, était né, et quarante-huit ans quand…
Tandis que Don regardait Sarah, ce moment lui revint en mémoire et il en fut aussi étonné que la première fois. La nouvelle avait paru en première page de tous les journaux – c’était un temps où il y avait encore des premières pages de journaux… Le 1er mars 2009, on avait reçu un message radio provenant d’une planète en orbite autour de l’étoile Sigma Draconis.
Le monde entier s’était interrogé sur ce message et avait tenté de comprendre ce que disaient les extraterrestres. Et finalement, un jour, c’était Sarah Halifax qui avait compris où ils voulaient en venir, et c’était elle qui avait dirigé l’équipe chargée de rédiger la réponse, réponse qui avait été envoyée exactement un an après la réception du message.
Au début, le public avait été avide de nouvelles informations, mais Sigma Draconis étant à 18,8 années-lumière de la Terre, cela signifiait que la réponse n’y parviendrait qu’en 2028. Et si les Dracons décidaient alors d’y répondre, leur message n’arriverait ici au plus tôt qu’en octobre 2047.
Quelques chaînes de télé et des webcasts avaient consciencieusement annoncé l’automne dernier qu’on pouvait maintenant « s’attendre à une réponse d’un jour à l’autre », mais il ne s’était rien passé. Rien en octobre, rien en novembre, rien en décembre, rien en janvier, rien…
Rien jusqu’à cet instant même.
À peine Sarah avait-elle raccroché que le téléphone s’était remis à sonner. Cette fois-ci, comme elle le révéla en chuchotant très fort, la main posée sur le micro, c’était CNN. Don se souvint du tohu-bohu que ç’avait été quand elle avait compris l’objet du premier message… Ah, bon sang, comme le temps était passé vite…
À présent, tout le monde regardait Sarah, debout ou assis en demi-cercle autour d’elle. Même les enfants se rendaient compte qu’il se passait quelque chose d’important, sans avoir bien sûr aucune idée de ce que ça pouvait être.
— Non, était-elle en train de dire. Non, je n’ai aucun commentaire à faire. Non, impossible. C’est mon anniversaire de mariage, aujourd’hui. Je ne vais pas le laisser gâcher par des étrangers dans ma maison. Comment ? Non, non. Écoutez, il faut vraiment que je raccroche. Bon, d’accord. D’accord. Oui, oui. Au revoir.
Elle appuya sur le bouton pour mettre fin à la communication, puis elle leva les yeux vers Don en haussant légèrement ses frêles épaules.
— Je suis désolée pour tout ça, dit-elle. C’est…
Le téléphone se remit à sonner, un bip électronique que Don détestait déjà en temps normal. Carl prit le contrôle des opérations. Saisissant délicatement le combiné que sa mère tenait toujours à la main, il coupa la sonnerie.
— Ils peuvent laisser un message, si ça leur chante.
Sarah prit un air soucieux.
— Et si quelqu’un a besoin d’aide ?
Carl écarta les bras.
— Voyons, toute ta famille est ici. Qui d’autre pourrait avoir besoin d’aide ? Allez, Maman, détends-toi. Profitons de la fête.
Don jeta un coup d’œil autour de lui. Carl avait seize ans quand sa mère avait connu une célébrité éphémère, mais Emily avait tout juste dix ans, et n’avait pas vraiment compris ce qui se passait. En ce moment, elle regardait fixement sa mère d’un air sidéré.
Les téléphones continuaient de sonner dans les autres pièces, mais il n’était pas difficile de les ignorer.
— Bon, fit-il. Est-ce que… comment s’appelle-t-elle, déjà, Lenore ? Est-ce qu’elle t’a dit quelque chose sur le contenu du message ?
— Non. Seulement qu’il vient bien de Sigma Draconis, et qu’en tout cas, il semble commencer par le même jeu de symboles que la dernière fois.
Angela demanda :
— Vous ne mourez pas d’envie de savoir en quoi consiste la réponse ?
Sarah tendit les bras de cette façon qui signifiait : « Aidez-moi à me relever. » Carl s’avança et s’exécuta avec des gestes pleins de prévenance.
— Si, naturellement, dit-elle. J’aimerais bien le savoir, mais la transmission n’est pas terminée. (Elle regarda sa belle-fille.) Alors, allons nous occuper de préparer le dîner.
Les enfants et petits-enfants partirent vers neuf heures. Carl, Angela et Emily s’étaient chargés de tout débarrasser et de faire la vaisselle, tandis que Don et Sarah étaient simplement installés sur le canapé du salon à profiter du calme revenu. Un peu plus tôt dans la soirée, Emily avait fait le tour des téléphones pour désactiver les sonneries, mais l’affichage numérique des répondeurs continuait de changer toutes les cinq minutes. Don repensa à une autre vieille blague qui remontait à l’époque de son adolescence, celle du type qui suivait Elizabeth Taylor dans les McDo rien que pour voir le compteur changer. Pendant des dizaines d’années, les panneaux étaient restés bloqués sur « Plus de 99 milliards de hamburgers servis », mais il se souvenait de l’émoi que ça avait provoqué quand on avait fini par les remplacer par « Plus de mille milliards de hamburgers servis ».
Il était parfois préférable d’arrêter de compter, songea-t-il – surtout quand c’est un compte à rebours… Ils avaient réussi à atteindre l’âge de quatre-vingt-sept ans, dont soixante ans de vie commune. Mais ils ne seraient certainement plus là pour un soixante-dixième anniversaire de mariage. Non, ça ne se présentait pas trop bien pour ça. En fait…
En fait, il était étonné qu’ils aient réussi à vivre aussi longtemps. Mais, quelque part, ils avaient peut-être fait un effort pour atteindre les noces de diamant…
Toute sa vie, il avait lu des histoires de gens qui mouraient quelques jours seulement après leur quatre-vingtième anniversaire, ou le quatre-vingt-dixième, ou le centième. Des gens qui s’étaient accrochés à la vie, par la seule force de leur volonté, jusqu’à ce que le grand jour arrive… et là, ils avaient tout lâché.
Cela faisait tout juste trois mois que Don avait eu ses quatre-vingt-sept ans, et Sarah l’avait précédé de quatre mois. Ce n’était pas pour ça qu’ils s’étaient accrochés. Mais un soixantième anniversaire de mariage ! Ça, c’était vraiment rare !
Il aurait bien aimé passer son bras autour des épaules de Sarah, assis côte à côte sur le canapé, mais ça lui faisait tellement mal de le soulever, et…
Et c’est alors qu’une idée lui vint soudain à l’esprit. Ce n’était peut-être pas pour leur anniversaire de mariage qu’elle avait tenu le coup. En fait, ce qui l’avait soutenue pendant toutes ces années, c’était de savoir ce que les Dracons allaient répondre. Il aurait préféré que le contact ait été établi avec une étoile située à trente ou quarante années-lumière de la Terre au lieu de dix-neuf. Il voulait qu’elle continue de s’accrocher à la vie. Il ne savait pas ce qu’il ferait si jamais elle lâchait, et…
Il avait aussi lu des articles là-dessus, des dizaines de fois au fil du temps : le mari qui meurt quelques jours seulement après sa femme ; la femme qui semble tout à coup se laisser aller peu de temps après le décès de son mari.
Don avait conscience qu’une occasion comme celle d’aujourd’hui exigeait de fortes paroles, mais quand il ouvrit la bouche, seuls deux mots en sortirent, des mots qui, après tout, résumaient bien la situation :
— Soixante ans.
Elle hocha doucement la tête.
— Un sacré bail.
Il resta silencieux un moment, et finit par dire :
— Merci.
Elle tourna la tête vers lui.
— Merci pour quoi ?
— Pour… (Il haussa les sourcils, puis les épaules en cherchant ce qu’il pourrait dire. Et finalement, d’une voix très douce, il répondit :) Pour tout.
À côté d’eux, sur une petite table près du canapé, le compteur du répondeur enregistra un nouveau message.
— Je me demande ce que contient la réponse des extraterrestres, dit Don. J’espère que ce n’est pas un de ces répondeurs automatiques : « Désolé, mais nous serons absents de la planète pour le million d’années qui vient. » (Sarah éclata de rire, et Don poursuivit :) « En cas d’urgence, merci de contacter mon assistant Zagdorf au… »
— Tu es le plus grand idiot que je connaisse, lui dit-elle en lui tapotant la main.
Même si Sarah et Don n’avaient que des téléphones vocaux, leurs répondeurs étaient quand même très modernes.
— Vous avez reçu quarante-huit appels depuis votre dernière consultation de messages, leur dit la voix masculine et suave de leur appareil le lendemain matin, alors qu’ils prenaient leur petit déjeuner. Sur ce total, il y a trente-neuf messages. Ils sont tous pour Sarah. Trente et un proviennent des médias. Plutôt que de vous les présenter dans l’ordre chronologique, je vous propose de vous les décliner par ordre décroissant d’audience. En commençant par les chaînes de télévision, CNN…
— Parlez-nous plutôt de ceux qui ne viennent pas des médias, dit Sarah.
— Le premier vient de votre coiffeur. Le deuxième de l’Institut SETI. Le troisième provient du département d’astronomie et d’astrophysique de l’université de Toronto. Le quatrième…
— Passez-nous celui de Toronto.
Une voix féminine aiguë se fit entendre.
— Bonjour, professeur Halifax. C’est encore moi, Lenore… vous vous souvenez ? Lenore Darby. Vraiment désolée de vous appeler si tôt, mais j’ai pensé qu’il fallait que quelqu’un le fasse. Tout le monde essaie d’interpréter le message à mesure qu’il arrive – aussi bien ici qu’à Mountain View ou à Allen, partout –, mais… bon, vous n’allez peut-être pas me croire, professeur Halifax, mais nous pensons que ce message est… (là, le ton baissa comme si la personne qui parlait était embarrassée)… codé. Pas simplement codé pour la transmission, mais vraiment codé – vous savez, encrypté pour qu’on ne puisse pas le lire sans une clef de déchiffrage.
Sarah regarda Don. Elle avait l’air sidérée. Lenore poursuivit.
— Je sais bien que c’est absurde que les Dracons nous aient envoyé un message chiffré, mais c’est pourtant bien ce qu’ils ont fait. Le début du message comporte tout un fatras mathématique utilisant les mêmes symboles que la dernière fois, et les informaticiens disent que c’est la description détaillée d’un algorithme de décryptage. Et ensuite, c’est un charabia parfaitement incompréhensible, sans doute parce qu’il a effectivement été codé. Vous voyez le truc ? Ils nous ont dit comment le message a été codé, ils nous ont fourni l’algorithme pour le décoder, mais ils ne nous ont pas donné la clef pour faire tourner l’algorithme… Je n’ai vraiment jamais rien vu d’aussi…
— Pause, dit Sarah. Ça dure encore combien de temps comme ça ?
— Il reste deux minutes seize secondes, répondit la machine, qui ajouta : Elle est assez bavarde.
Sarah se tourna vers Don en secouant la tête.
— Un message codé ! C’est complètement idiot. Pourquoi des extraterrestres nous enverraient-ils un message que nous ne pouvons pas lire ?
Sarah se souvenait avec plaisir de Seinfeld, même si, malheureusement, la série avait assez mal vieilli. Pourtant, l’un des sketches de Jerry restait aussi vrai aujourd’hui que cinquante ans plus tôt. Devant la télé, la plupart des hommes étaient des chasseurs, zappant d’une chaîne à l’autre toujours à la recherche de quelque chose de mieux, tandis que les femmes faisaient leur nid et se contentaient d’un seul programme. Mais en ce moment, Sarah était elle-même devenue chasseur. L’énigme du message codé provenant de Sigma Draconis était sur toutes les chaînes et sur le Web. Elle avait vu des bookmakers verser leurs gains aux joueurs qui avaient correctement deviné le jour où on recevrait une réponse, des fondamentalistes mettre en garde contre ce signal qui n’était autre qu’une tentation de Satan, et des farfelus qui prétendaient avoir déjà décrypté la transmission.
Elle était ravie qu’il y ait eu une réponse, bien sûr, mais en continuant de faire défiler les chaînes sur l’écran géant au-dessus de la cheminée, elle se fit la réflexion qu’elle était également déçue que, pendant toutes ces années, on n’ait jamais réussi à détecter d’autre signal radio extraterrestre. Comme elle l’avait dit un jour dans une interview très semblable à celles qu’elle voyait en ce moment, il était certainement vrai que nous n’étions pas seuls… mais nous n’avions quand même pas beaucoup de voisins.
Son exploration était interrompue chaque fois que quelqu’un sonnait à la porte, car une image du visiteur s’affichait automatiquement à l’écran. Dans l’ensemble, c’étaient apparemment des journalistes. Il y en avait encore quelques-uns qui faisaient plus que simplement envoyer des e-mails, passer des coups de fil et se balader sur le Web.
Les voisins que Sarah avait eus autrefois dans Betty Ann Drive, il y avait quarante ans, savaient qu’elle était célèbre, mais la plupart des maisons avaient changé plusieurs fois de propriétaire depuis tout ce temps. Elle se demanda ce que ses voisins d’aujourd’hui pensaient de ce ballet de camionnettes de reportage autour de chez elle. Bah, après tout, il n’y avait pas de quoi avoir honte. Ce n’était pas comme les voitures de police qui s’arrêtaient régulièrement devant chez les Kuchma, de l’autre côté de la rue. Et jusqu’ici, Sarah avait simplement ignoré tous ceux qui venaient sonner chez elle, mais…
Ah, mon Dieu…
Mais ça, elle ne pouvait pas l’ignorer.
Le visage qui était soudain apparu à l’écran n’était pas humain.
— Don ! cria-t-elle la gorge un peu sèche. Don, viens voir !
Il était allé dans la cuisine pour faire le café – du déca, bien sûr, c’était tout ce que le Dr Bonhoff les autorisait à prendre, maintenant. Don arriva de sa démarche traînante, vêtu de son cardigan bleu foncé sur une chemise rouge qui dépassait de son pantalon.
— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle fit un geste vers l’écran.
— Ah, bon sang… dit-il doucement. Comment a-t-il fait pour venir ici ?
Elle pointa le doigt vers une partie du moniteur. Derrière la tête étrange, on pouvait distinguer l’allée que Carl avait déneigée la veille avant de partir. Une voiture verte à l’aspect luxueux y était garée.
— Il a dû se servir de ça, j’imagine.
On sonna de nouveau à la porte. Elle doutait que ce fût une manifestation d’impatience de la part de la créature qui appuyait sur le bouton. Ce devait plutôt être une minuterie interne, totalement dépourvue d’émotions, qui lui disait de réessayer.
— Tu veux que je le fasse entrer ? demanda Don tout en continuant de regarder l’image de ce visage rond et bleu dont les yeux ne clignaient pas.
— Euh, oui, fit Sarah, je pense qu’on ferait aussi bien.
Elle regarda son mari se diriger vers le petit escalier de l’entrée et entreprendre le long pèlerinage, une marche après l’autre, chacune aussi pénible que la précédente. Elle se leva pour aller attendre en haut des marches – et elle remarqua qu’un de ses petits-enfants avait oublié une écharpe de couleur sur la rampe. Le temps que Don ait atteint la porte, la sonnette avait retenti une troisième fois, ce qui était le maximum autorisé par sa programmation. Il dégagea le verrou et la chaîne de sécurité, tira vers lui la lourde porte en chêne, révélant sur le seuil…
Cela faisait des semaines que Sarah n’en avait pas vu un en chair et en os – l’expression « en chair et en os » étant d’ailleurs assez peu appropriée.
Devant eux, étincelant au soleil, se tenait un robot. Sans doute l’un des tout derniers modèles, car il avait l’air plus élaboré et plus fluide que tout ce qu’elle avait pu voir jusqu’ici.
— Bonjour, dit le robot en s’adressant à Don. (Il avait une voix masculine tout à fait normale. Il devait faire dans les un mètre soixante-dix : juste ce qu’il fallait pour fonctionner correctement sans paraître menaçant.) Pourrais-je voir le Dr Halifax ?
— Je suis Sarah Halifax, dit-elle.
La tête du robot pivota pour lever les yeux vers elle. Sarah se dit qu’il devait être en train d’analyser son visage et sa voix afin de vérifier son identité.
— Bonjour, Dr Halifax, fit le robot. Vous n’avez pas décroché votre téléphone domestique, et je vous ai donc apporté un appareil de rechange. Quelqu’un souhaiterait vous parler.
Le robot leva la main droite, et Sarah réussit à y distinguer un datacom.
— Et qui cela peut-il bien être ? demanda-t-elle.
Le robot inclina très légèrement la tête, comme s’il écoutait quelqu’un situé ailleurs.
— Cody McGavin, répondit-il.
Sarah sentit son cœur s’arrêter de battre un instant. Elle aurait préféré être dans l’escalier, où elle aurait au moins pu se tenir à la rampe pour ne pas tomber.
— Acceptez-vous de lui parler ? reprit le robot.
Don se tourna vers Sarah, l’air complètement ébahi.
— Oui, répondit-elle.
Elle avait prononcé le mot d’une voix très douce, mais le robot n’eut apparemment aucun mal à l’entendre.
— Si vous me permettez ? dit-il.
Don s’écarta pour le laisser passer. Le robot entra et, au grand étonnement de Sarah, il se baissa et retira de simples bottes en caoutchouc, révélant des pieds métalliques bleus. La machine traversa le vestibule en cliquetant des talons sur le parquet déjà bien éraflé, puis il gravit les deux premières marches sans aucune difficulté. Il n’eut pas besoin de monter plus haut pour tendre le datacom à Sarah. Elle le prit.
— Ouvrez-le, dit le robot plein de sollicitude.
Elle s’exécuta et entendit une sonnerie dans le minuscule écouteur. Elle l’appliqua aussitôt contre son oreille.
— Bonjour, Dr Halifax. (C’était une voix féminine au ton décidé. Sarah avait un peu de mal à la comprendre. Elle aurait bien aimé savoir comment augmenter le volume.) Merci de patienter, je vais vous passer Mr McGavin.
Sarah regarda son mari. Elle lui avait souvent dit à quel point elle avait horreur des gens qui la faisaient attendre comme ça. C’était presque toujours des imbéciles pleins de suffisance qui considéraient que leur temps était plus précieux que celui des autres. Mais dans la circonstance présente, se dit-elle, c’était effectivement le cas. Oh, bien sûr, il y avait sans doute quelques personnes dans le monde qui gagnaient plus d’argent que Cody McGavin, mais elle aurait eu du mal à fournir un nom comme ça.
Comme elle le disait souvent, le SETI était la Blanche Dubois des projets scientifiques : il avait toujours dû compter sur la générosité des autres. Que ce fût le cofondateur de Microsoft, Paul Allen, qui avait donné 13,5 millions de dollars en 2004 pour financer une batterie de radiotélescopes, ou les centaines de milliers d’utilisateurs de PC qui avaient partagé leur temps de calcul dans le cadre du projet SETI@home, cet institut dédié à la recherche de signes d’intelligence extraterrestre avait réussi à survivre de décennie en décennie grâce aux largesses de ceux qui croyaient que, premièrement, nous n’étions peut-être pas seuls dans l’univers, et que, deuxièmement, il était important de savoir que nous n’étions pas seuls.
Avant même d’avoir atteint la quarantaine, Cody McGavin avait déjà gagné des milliards en développant la technologie robotique. Ses réseaux sensoriels proprioceptifs constituaient la base de tous les robots complexes de la planète. Né en 1985, il avait toujours été fasciné par l’astronomie, la science-fiction et les voyages dans l’espace. Sa collection d’objets de la mission Apollo – une aventure scientifique déjà ancienne alors qu’il n’était même pas encore né –, était la plus riche au monde. Et après la disparition de Paul Allen, il était devenu de loin le plus important contributeur du SETI.
Dès que Sarah avait été placée en attente, une petite musique avait démarré. Elle reconnut un morceau de Bach… et comprit aussitôt le clin d’œil. Elle était probablement l’une des rares personnes encore vivantes à pouvoir le comprendre. Bien des années auparavant, longtemps avant d’avoir reçu le premier message de Draconis, au cours d’une discussion sur ce qu’on pourrait transmettre aux étoiles, Carl Sagan avait mis son veto à ce qu’on envoie du Bach, en disant : « Ce serait vraiment trop prétentieux de notre part. »
La voix célèbre interrompit le concerto. McGavin s’exprimait avec un de ces accents de Boston qui arrivent à prononcer « Harvard » comme s’il n’y avait pas un seul « r » dans le mot.
— Bonjour, Dr Halifax. Désolé de vous avoir fait attendre.
— Ce n’est rien, dit-elle en se rendant compte que sa voix tremblait d’une façon qui n’avait rien à voir avec l’âge.
— Bon, alors, ça y est, hein ? fit-il d’une voix enthousiaste. Ils ont répondu !
— C’est ce qu’il semblerait, monsieur.
Il n’y a pas beaucoup de gens à qui une dame de quatre-vingt-sept ans dit « monsieur », mais là, ça lui était venu tout naturellement.
— Je savais qu’ils le feraient, dit McGavin. J’en étais tout simplement convaincu. Je crois qu’on entame un dialogue, là.
Elle sourit.
— Et c’est maintenant à nous de répondre… une fois que nous aurons réussi à décrypter le message.
Don était en train de gravir les six marches. Une fois qu’il fut en haut, elle tourna légèrement le datacom pour qu’il puisse entendre McGavin, lui aussi. Pendant ce temps, le robot avait pris position juste devant la porte d’entrée.
— Exactement, fit McGavin, exactement. Nous devons absolument entretenir la conversation. Et c’est pour ça que je vous ai contactée, Sarah – vous permettez que je vous appelle Sarah, n’est-ce pas ?
En fait, elle aimait beaucoup que des gens plus jeunes qu’elle l’appellent par son prénom. Ça lui donnait l’impression d’être encore un peu dans le coup.
— Oui, bien sûr, fit-elle.
— Eh bien, Sarah, j’ai une… disons, une proposition à vous faire.
Sarah ne put résister.
— Je vous préviens, mon mari est juste à côté de moi…
McGavin eut un petit rire.
— Une proposition tout à fait honnête.
— Je suis toujours là, dit Don.
— Ha ! Ha ! fit McGavin. Bon, appelons ça une offre. Une offre qu’à mon avis, vous ne pourrez pas refuser.
Don faisait une assez bonne imitation de Brando quand il était jeune. Il gonfla ses joues, plissa le front et agita des bajoues imaginaires, mais sans rien dire. Sarah rit silencieusement et lui donna une petite tape affectueuse sur le bras.
— Oui ? dit-elle dans le datacom.
— J’aimerais en parler avec vous face à face. Vous êtes à Toronto, c’est ça ?
— Oui.
— Est-ce que ça vous ennuierait de venir ici, à Cambridge ? Je vous enverrais un de mes avions pour vous transporter.
— Je… je n’aimerais pas beaucoup voyager sans mon mari.
— Non, bien sûr que non. Cette affaire le concerne aussi, d’une certaine façon. Pouvez-vous venir tous les deux ?
— Eh bien, heu… Donnez-nous un petit instant pour en discuter.
— Mais oui, naturellement, dit McGavin.
Elle posa sa main sur le micro et regarda Don en haussant les sourcils d’un air interrogateur.
— Quand j’étais au lycée, dit-il, on nous avait demandé de dresser la liste des vingt choses qu’on aimerait faire avant de mourir. J’ai retrouvé la mienne il n’y a pas longtemps. Parmi les trucs que je n’avais pas encore cochés, il y avait : « Voyager dans un jet privé ».
— Très bien, fit-elle dans le datacom. D’accord, pourquoi pas ?
— Ah, formidable, dit McGavin, vraiment super. Une limousine viendra vous prendre demain matin pour vous emmener à Trudeau, si ça vous va comme ça ?
Trudeau était à Montréal, alors que l’aéroport de Toronto était Pearson, mais Sarah voyait ce qu’il voulait dire.
— Oui, c’est très bien.
— Parfait. Je vais vous passer mon secrétaire, il s’occupera des détails. Nous nous verrons au déjeuner demain.
Et le concerto de Bach reprit.
En y repensant, Don trouvait assez drôle que Sarah et lui aient si souvent discuté de l’échec du SETI avant son grand succès. Un soir, en rentrant à la maison – voyons, ils avaient une bonne quarantaine d’années, ça devait donc être en quelque chose comme 2005 –, il l’avait trouvée installée dans le fauteuil relax qu’ils venaient juste d’acheter, en train d’écouter son iPod. Don voyait bien que ce n’était pas de la musique qu’elle écoutait, sinon elle aurait tapoté des doigts ou tapé du pied en mesure, elle ne pouvait pas s’en empêcher…
— Qu’est-ce que tu écoutes ? demanda-t-il.
— C’est une conférence ! cria-t-elle.
— Ah, vraiment ! cria-t-il à son tour en souriant.
Elle retira ses petits écouteurs blancs d’un air un peu gêné.
— Désolée, dit-elle d’une voix normale. C’est une conférence que Jill a donnée pour la Fondation du Long Maintenant.
Don se faisait souvent la réflexion que le SETI était un peu comme Hollywood, avec ses grandes vedettes. Dans la ville des spotlights, on voyait tout de suite que vous n’étiez pas branché si vous utilisiez les noms de famille. C’était la même chose dans le cercle que fréquentait Sarah, où Frank était toujours Frank Drake, Paul était Paul Shuch et Seth était Seth Shostak, où Sarah était effectivement Sarah Halifax et Jill était Jill Tarter.
— Le long quoi ? demanda-t-il.
— Le Long Maintenant, répéta Sarah. C’est un groupe qui essaie d’encourager la réflexion à long terme, et qui pense que maintenant est une longue période plutôt qu’un simple point dans l’écoulement du temps. Ils sont en train de construire une gigantesque horloge – l’Horloge du Long Maintenant –, dont l’aiguille se déplace d’une seconde par an et qui sonne à chaque siècle, avec un coucou qui sort tous les mille ans.
— Ça m’a l’air d’un boulot sympa, si c’est bien payé, dit-il. Au fait, où sont les enfants ?
Carl avait douze ans à l’époque, et Emily six.
— Carl est en bas, il regarde la télé. Et j’ai dit à Emily d’aller dans sa chambre, elle a encore crayonné sur les murs.
— Bon, O.K. Alors, qu’est-ce qu’elle raconte, Jill ?
Sarah la connaissait, mais lui-même ne l’avait jamais rencontrée.
— Elle explique pourquoi le SETI est forcément un projet de longue haleine. Mais elle évite d’aborder le fond du problème.
— Ah… Et c’est quoi, le fond du problème ?
— Elle n’évoque pas le fait que le SETI est une activité impliquant obligatoirement plusieurs générations, comme la construction d’une grande cathédrale. C’est une sorte de fonds de placement qu’on lègue à nos enfants, qui le transmettront ensuite à leurs propres enfants.
— On ne peut pas dire que l’humanité soit très forte pour ce genre de chose, dit-il en allant se percher sur l’accoudoir rembourré du fauteuil. Je pense à notre environnement, que nous sommes censés entretenir et transmettre à la génération d’Emily et Carl. Il n’y a qu’à voir le peu d’efforts que notre génération a faits pour lutter contre le réchauffement climatique.
— Je sais bien, dit Sarah en soupirant. Mais Kyoto constitue un pas en avant.
— Pour la différence que ça fera…
— Oui, c’est peut-être vrai.
— Mais tu sais, poursuivit Don, nous ne sommes pas faits pour ce – comment dis-tu, déjà ? –, ce « Long Maintenant » et le mode de pensée qu’il implique. C’est antidarwinien. Nous sommes câblés contre ça.
Elle sembla surprise.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— On a fait un truc sur la sélection familiale pour Quirks and Quarks, le mois dernier. J’ai passé un temps fou à monter l’interview. (Don était ingénieur du son à la CBC.) On a encore eu Richard Dawkins, par liaison satellite avec la BBC. Il a dit que dans une situation de concurrence, tu favorises automatiquement ton fils par rapport à celui de ton frère, d’accord ? C’est logique : ton fils a la moitié de ton ADN tandis que ton neveu n’en a qu’un quart. Mais si ça se corse entre ton neveu et ton cousin, eh bien là, c’est ton neveu que tu préféreras, parce que ton cousin n’a qu’un huitième de ton ADN.
— Oui, c’est vrai, dit Sarah.
Elle était en train de lui gratter le dos. C’était très agréable.
Don poursuivit.
— Et un cousin au deuxième degré n’a qu’un trente-deuxième de ton ADN. Et si tu t’éloignes encore d’un cran, tu trouves seulement un soixante-quatrième. Bon, quand as-tu entendu parler pour la dernière fois de quelqu’un qui acceptait de donner un rein pour sauver un cousin au troisième degré ? Non seulement la plupart des gens n’ont aucune idée de qui sont leurs cousins à un degré aussi éloigné, mais en plus, pour parler tout net, ils se fichent comme d’une guigne de ce qui peut leur arriver. Ils n’ont tout simplement pas assez d’ADN en commun pour que ça les intéresse.
— J’adore ça, quand tu parles de maths, lui dit-elle pour le taquiner.
Les connaissances mathématiques de Don n’allaient guère au-delà des fractions.
— Et à mesure que le temps passe, dit-il, la part d’ADN ne fait que se diluer, comme de la coke bon marché. (Il sourit, ravi de cette comparaison, bien que Sarah sût parfaitement qu’en fait de coke, sa seule expérience était ce qu’on trouvait dans des canettes rouge et argent.) Il suffit de six générations pour que tes descendants soient aussi éloignés de toi que ton cousin au troisième degré – et six générations, ça représente moins de deux siècles.
— Moi, je les connais, mes cousins éloignés… Il y a Dillon, et Hélène, et…
— Oui, mais toi, tu es spéciale. C’est pour ça que tu t’intéresses au SETI. Pour le reste du monde, il n’y a pas de motivation darwinienne. L’évolution nous a façonnés de telle sorte que nous nous fichons de ce qui ne va pas se produire bientôt, parce que après, on n’a plus de parent proche. Je pense que c’est pour ça que Jill évite soigneusement d’aborder ce point, parce que pour le grand public, le SETI est une absurdité. Tiens, par exemple, est-ce que Frank (qu’il n’avait jamais rencontré non plus) n’a pas transmis un message vers je ne sais où, à des milliers d’années-lumière ?
Il regarda Sarah et la vit hocher la tête.
— Oui, le message d’Arecibo envoyé en 1974. Il était dirigé vers M13, un amas globulaire.
— Et ce M13 est à quelle distance ?
— Vingt-cinq mille années-lumière.
— Bon, il va s’écouler cinquante mille ans avant qu’on puisse avoir une réponse. Qui a la patience d’attendre tout ce temps-là ? Tiens, j’ai reçu un e-mail aujourd’hui avec un fichier pdf, et je me suis dit, bon sang, est-ce que ça vaut la peine de lire ce machin, parce que, tu sais, ça va bien me prendre dix secondes pour télécharger la pièce jointe et l’ouvrir. Ce qu’on veut, c’est une satisfaction immédiate. Le moindre délai nous paraît insupportable. Comment le SETI peut-il s’intégrer à un monde qui raisonne comme ça ? Tu imagines, envoyer un message et attendre des dizaines d’années, ou même des siècles, pour avoir une réponse ? (Il secoua la tête.) Qui pourrait bien vouloir jouer à ça ? Qui a seulement le temps de le faire ?
Tandis que le luxueux jet privé effectuait son atterrissage, Don Halifax cocha mentalement ce point particulier dans sa « liste des choses à faire avant de mourir ». Les quelques-unes qui restaient, dont « coucher avec un top model » et « rencontrer le dalaï-lama », ne semblaient pas d’actualité, sans compter qu’elles manquaient d’intérêt dans les circonstances présentes.
Il faisait un froid vif sur le petit escalier métallique permettant de rejoindre le tarmac. L’hôtesse aida Don à descendre les marches tandis que le pilote s’occupait de Sarah. C’était un des inconvénients de voyager en jet privé : pas de tunnel de débarquement pour les passagers. Comme beaucoup d’autres choses sur la liste de Don, celle-ci s’avérait finalement moins géniale que ce qu’il avait espéré.
Une limousine blanche les attendait. Le chauffeur robot portait une de ces casquettes qu’on s’attend à voir sur la tête des chauffeurs de limousine, mais rien d’autre. C’est avec un grand professionnalisme qu’il les conduisit jusqu’à McGavin Robotics tout en leur commentant le paysage et les sites intéressants, d’une voix suffisamment forte pour qu’ils l’entendent.
Le campus de McGavin Robotics consistait en sept grands bâtiments dispersés au milieu d’un vaste parc couvert de neige. La société avait des liens étroits avec le laboratoire d’intelligence artificielle du MIT, son proche voisin. La limousine s’engouffra directement dans un parking souterrain de sorte que Don et Sarah n’eurent pas à braver de nouveau le froid. Le chauffeur robot les accompagna jusqu’à un ascenseur immaculé, qui les amena au niveau du grand hall d’entrée. Là, des êtres humains les accueillirent, prirent leurs manteaux et les emmenèrent par un autre ascenseur jusqu’au troisième étage du bâtiment principal.
Le bureau de Cody McGavin était long et étroit, et occupait tout un côté du bâtiment, avec des fenêtres donnant sur le reste du campus. Sa table de travail était en granit poli, ainsi qu’une table de conférence installée sur la gauche avec toute une batterie de fauteuils sophistiqués. De l’autre côté, un bar bien fourni venait compléter l’équipement de la pièce, avec un barman robotique derrière le comptoir.
— Sarah Halifax ! s’exclama McGavin en se levant de son grand fauteuil en cuir.
— Bonjour, monsieur, dit Sarah.
McGavin s’approcha rapidement d’elle.
— C’est un honneur pour moi, dit-il. Un véritable honneur.
Il portait ce qui devait être, songea Don, la mode du moment pour les grands dirigeants d’entreprise : une veste de sport vert foncé sans revers, et une chemise d’un vert plus clair sur laquelle une tache de couleur verticale faisait office de cravate. Plus personne ne portait de cravate.
— Et ce doit être votre mari, j’imagine, ajouta McGavin.
— Don Halifax, dit Don.
Il tendit la main – ce dont il avait horreur, ces temps-ci. Les gens plus jeunes la serraient souvent trop fort et lui faisaient vraiment mal. Mais la poignée de main de McGavin fut douce, délicate et très brève.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Don. Mais asseyez-vous, je vous en prie.
Il fit un geste en direction de son bureau, et Don eut la surprise de voir deux magnifiques fauteuils en cuir sortir de trappes aménagées dans la moquette. McGavin offrit son bras à Sarah pour l’aider à traverser la pièce, et il la fit asseoir. Don s’avança en traînant des pieds sur le tapis et s’installa dans l’autre fauteuil, qui semblait maintenant bien ancré dans le sol.
— Un peu de café ? demanda McGavin. Ou un verre de quelque chose ?
— De l’eau, simplement, dit Sarah. S’il vous plaît.
— La même chose pour moi, dit Don.
Le milliardaire fit un signe de tête à l’intention du robot derrière le bar, et la machine entreprit de remplir les verres. McGavin posa les fesses sur le bord de son bureau en granit, face à Sarah et Don. L’homme n’était pas particulièrement beau, songea Don. Il avait des traits empâtés et un petit menton fuyant qui faisait paraître encore plus grand son large front. Mais il avait quand même dû recourir à des interventions esthétiques. Don savait qu’il devait être dans la soixantaine, mais on lui aurait donné à peine vingt-cinq ans.
Soudain, le robot fut à son côté et lui tendit un magnifique gobelet de cristal rempli d’eau, avec deux glaçons flottant à la surface. La machine procéda de même avec Sarah et McGavin, puis elle se retira sans un bruit derrière son comptoir.
— Et maintenant, dit McGavin, allons droit au but. Je vous ai dit au téléphone que j’avais une… (il s’arrêta un instant en repensant à l’échange de plaisanteries de la veille, et il prononça le mot avec une emphase particulière)… proposition à vous faire. (Don remarqua qu’il regardait uniquement Sarah en disant cela.) Eh bien, je vous le confirme.
Sarah sourit.
— Comme nous le disions en parlant du VLA, j’ouvre toutes grandes mes oreilles.
McGavin hocha la tête.
— Le premier message que nous avons reçu de Sig Drac était un mystère complet avant que vous, vous n’en deviniez la nature. Et celui que nous avons maintenant est une énigme encore plus impénétrable, semble-t-il. Un message codé ! Qui aurait imaginé une chose pareille ?
— Oui, fit-elle, il y a de quoi être perplexe.
— Vous pouvez le dire, acquiesça McGavin, vous pouvez vraiment le dire. Mais je suis sûr que vous allez nous aider à le déchiffrer.
— Je ne suis pas experte en cryptologie ni en codes chiffrés, dit-elle. Mon expertise, si on peut l’appeler ainsi, est diamétralement opposée : j’essaie de comprendre des choses destinées à être lues par tout le monde.
— Bon, je vous l’accorde, je vous l’accorde. Mais vous avez fait preuve d’une telle intuition pour comprendre ce que voulaient les Dracons la dernière fois… Et puis, nous savons comment décoder ce message. On me dit que les extraterrestres ont très clairement expliqué la méthode. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de trouver quelle clef secrète a été utilisée, et je suis convaincu que vos talents vont nous être précieux pour y parvenir.
— Vous êtes très aimable, dit-elle, mais…
— Non, vraiment, insista McGavin. Vous avez joué un rôle vital la dernière fois, et je suis sûr que ce sera la même chose cette fois-ci, et que vous continuerez encore longtemps de le faire à l’avenir.
Elle cligna des yeux.
— À l’avenir ?
— Oui, oui, à l’avenir. Nous avons entamé un dialogue, et nous avons besoin d’en assurer la continuité. Je suis certain que nous allons déchiffrer ce message, et même si nous n’y arrivons pas, nous transmettrons quand même une réponse. Et je tiens à ce que vous soyez là quand nous recevrons la réponse à cette réponse.
Don fronça les sourcils, mais Sarah se contenta de rire.
— Voyons, ne soyez pas bête. Je serai morte bien avant.
— Pas forcément, répliqua McGavin.
— Il faudra au minimum trente-huit ans avant que nous ayons une réponse à ce qu’on pourrait leur transmettre aujourd’hui, dit-elle.
— C’est exact, répondit McGavin d’une voix très calme.
— Et j’aurais alors… hmm, voyons…
— Cent vingt-cinq ans, dit McGavin.
Don n’y tint plus.
— Mr McGavin, ce n’est vraiment pas charitable de votre part. Il ne nous reste plus à ma femme et moi que quelques années à vivre, tout au mieux. Nous en sommes parfaitement conscients.
Sarah avait terminé son verre. Le robot apparut silencieusement pour le remplacer par un verre plein.
McGavin se tourna vers Don.
— Vous savez, dès le départ, les journalistes se sont complètement trompés. La plus grande partie des gens du SETI n’ont pas compris non plus. Il ne s’agit pas ici de la Terre qui parlerait à la deuxième planète autour de Sigma Draconis. Les planètes ne se parlent pas. Ce sont les gens qui se parlent. Il y a une personne en particulier sur Sigma Draconis II qui a envoyé le message, et une autre personne sur cette planète – vous, Dr Sarah Halifax – qui a compris ce que cette personne voulait, et qui s’est occupée de notre réponse. Les autres – tous les humains de cette planète, et tous les habitants de Sigma Draconis qui s’intéressent à ce qui se dit – se contentent de lire par-dessus votre épaule à tous les deux. Vous avez un correspondant, Dr Halifax. Il se trouve que c’est moi qui paye les timbres, mais c’est votre correspondant à vous.
Sarah lança un coup d’œil à Don, puis elle se tourna de nouveau vers McGavin. Elle but une gorgée d’eau, peut-être pour se donner le temps de réfléchir.
— Cette façon de voir les choses est assez… originale, dit-elle enfin. Du fait des longs délais entre l’envoi des messages et les réponses, le SETI est le genre de projet que des civilisations entreprennent, pas des individus.
— Non, non, fit McGavin, ça n’est pas vrai du tout. Tenez, regardez les hypothèses fondamentales du SETI. L’une d’elles est que les espèces avec lesquelles nous pourrions entrer en contact ont toutes les chances d’être plus avancées que nous. Pourquoi ? Parce que ça ne fait que cent cinquante-trois ans que nous avons la radio, ce qui n’est absolument rien comparé aux quatorze milliards d’années depuis la création de notre univers. C’est une quasi-certitude que nos interlocuteurs maîtriseront les transmissions radio depuis plus longtemps que nous.
— Oui, fit Sarah.
— Et alors ? ajouta Don.
— Et alors, répondit McGavin, une espérance de vie limitée est quelque chose que seules des espèces technologiquement peu avancées ont à subir. À votre avis, une fois le développement de la radio acquis, combien de temps faut-il à une espèce extraterrestre pour décoder l’ADN, ou je ne sais quel matériau génétique qui la compose ? Combien de temps avant de savoir réaliser des transfusions de sang, des transplantations d’organes et le clonage des tissus ? Et guérir le cancer, les maladies cardio-vasculaires, et toutes les autres formes de pathologie que l’évolution leur a bêtement infligées ? Un siècle ? Deux ? Certainement pas plus de trois ou quatre, hein ? Vous êtes d’accord avec moi ?
Il regarda Sarah, s’attendant probablement à ce qu’elle acquiesce. Elle n’en fit rien, mais il poursuivit néanmoins :
— De même que chaque espèce que nous pourrions contacter doit avoir la radio depuis plus longtemps que nous, il est presque certain qu’elle aura augmenté son espérance de vie bien au-delà des quelques malheureuses dizaines d’années que la nature lui aura accordées. (Il écarta les bras.) Non, c’est parfaitement logique : la communication entre deux planètes n’est pas quelque chose qu’une génération démarre, que la suivante poursuit, et qu’une autre reprend ensuite. Même compte tenu des délais considérables imposés par la vitesse de la lumière, la communication interstellaire reste presque certainement un échange entre deux individus. Et vous, Dr Halifax, vous êtes notre individu. Vous avez déjà prouvé, il y a bien longtemps, que vous savez comment ils pensent. Personne d’autre n’a réussi.
Elle dit d’une voix douce :
— Je… je serai heureuse d’être le, hmm, le visage public pour notre réponse au message que nous venons de recevoir, si vous pensez que c’est nécessaire, mais après ça…
Elle haussa légèrement ses maigres épaules, comme pour indiquer qu’il était inutile d’en dire plus.
— Non, fit McGavin. Nous avons besoin de vous garder un bon moment.
Sarah était mal à l’aise. Don s’en rendait bien compte, même si McGavin en était incapable. Elle leva son verre et l’agita pour faire cliqueter les glaçons.
— Que comptez-vous faire ? demanda-t-elle. Vous allez me faire empailler et m’exposer dans une vitrine ?
— Ah, mon Dieu, non !
— Eh bien, quoi, alors ? dit sèchement Don.
— Un rajeunissement, dit McGavin.
— Pardon ? fit Sarah.
— Un processus de rajeunissement, ce qu’on appelle un rollback, comme en informatique. Nous allons vous redonner votre jeunesse. Vous avez sûrement entendu parler de ce procédé ?
Oui, Don en avait effectivement entendu parler, et Sarah aussi, très certainement. Mais pour l’instant, deux cents personnes tout au plus avaient bénéficié de ce traitement, et toutes étaient riches comme Crésus.
Sarah se pencha en avant et posa son verre sur le bureau en granit, juste à côté de là où McGavin s’était assis. Sa main tremblait.
— Mais… ça coûte une fortune, dit-elle.
— Je possède une fortune, répondit simplement McGavin.
— Je… je ne sais pas, dit-elle. Heu… c’est vraiment efficace ?
— Regardez-moi, dit McGavin en écartant de nouveau les mains. J’ai soixante-deux ans, à en croire mon acte de naissance. Mais mes cellules, mes télomères, mes niveaux de radicaux libres et tous les autres indicateurs disent que j’en ai vingt-cinq. Et en fait, je me sens encore plus jeune que ça.
Sans même s’en rendre compte, Don devait avoir la bouche ouverte
— Ah, vous avez sans doute pensé que je m’étais fait faire un lifting, ou quelque chose comme ça ? dit McGavin en le regardant. La chirurgie esthétique est comme un patch informatique. C’est une méthode rapide et sans élégance, qui crée souvent plus de problèmes qu’elle n’en résout. Mais le rajeunissement… disons, c’est un peu comme si on récrivait le code. C’est une véritable solution. Ce n’est pas simplement que vous avez de nouveau l’air jeune : vous l’êtes pour de bon. (Ses minces sourcils grimpèrent sur son large front.) Et voilà ce que je suis prêt à vous offrir. Le processus de rajeunissement complet, la totale…
Sarah semblait sans voix. Il lui fallut un moment pour dire enfin :
— Mais… mais c’est absurde. On ne sait même pas si ça marche vraiment. Oui, bien sûr, vous avez l’air plus jeune, vous vous sentez peut-être même plus jeune, mais ce traitement est tout récent. Aucun de ceux qui en ont bénéficié n’a encore vécu plus longtemps que la norme. Il n’existe aucune preuve que ce processus prolonge réellement la vie.
McGavin écarta l’objection d’un geste de la main.
— On a pratiqué le rollback sur un grand nombre d’animaux de laboratoire. Ils ont tous rajeuni, et ils ont ensuite vieilli selon un rythme parfaitement normal. Nous avons vu des souris, et même des protoprimates, vivre leur existence prolongée sans aucun problème. Quant aux humains, ma foi… à part quelques indicateurs un peu bizarres, comme la croissance de l’ivoire de mes dents, mes médecins me disent que j’ai un âge physiologique de vingt-cinq ans, et qu’à partir de maintenant, je recommence à vieillir de façon parfaitement naturelle. Croyez-moi, ça marche. Et c’est ce que je vous offre.
— Mr McGavin, dit Don, je ne crois vraiment pas que…
Sarah l’interrompit :
— Pas sans Don.
— Comment ? dirent en chœur McGavin et Don.
— Pas sans Don, répéta Sarah. (Sa voix était ferme, comme Don ne l’avait pas entendue depuis bien des années.) Je me refuse à envisager cette opération si vous ne la proposez pas également à mon mari.
McGavin se leva. Il alla se placer derrière son bureau en leur tournant le dos, et contempla un instant son empire par la fenêtre.
— Ce processus coûte très cher, Sarah.
— Vous êtes un homme très riche, répliqua-t-elle.
Don regarda la silhouette de McGavin qui se découpait sur le ciel. Le milliardaire dit enfin :
— Don, je vous envie…
— Pourquoi ça ?
— Je vous envie d’avoir une femme qui vous aime autant. À ce qu’on m’a dit, cela fait plus de cinquante ans que vous êtes mariés ?
— Soixante, répondit Don. On a fêté ça avant-hier.
— Je n’aurais jamais pensé… commença McGavin, qui s’interrompit aussitôt.
Don se souvenait vaguement du divorce de McGavin qui remontait à plusieurs années. Il avait fait la une des journaux et donné lieu à un procès assez déplaisant pour annuler le contrat de mariage.
— Soixante ans, reprit enfin McGavin. Ça fait un sacré bail…
— Nous n’avons pas vraiment vu le temps passer, dit Sarah.
Don entendit McGavin respirer profondément.
— Très bien, dit-il enfin en se retournant. Très bien, je paierai pour les deux traitements. (Il s’approcha d’eux.) Bon, alors, marché conclu ?
Sarah ouvrit la bouche pour répondre, mais Don fut plus rapide qu’elle.
— Il faut d’abord que nous en discutions.
— D’accord, dit McGavin. Discutons-en.
— Non, Sarah et moi. Nous devons en discuter tous les deux.
McGavin sembla contrarié un instant, comme s’ils faisaient vraiment les difficiles, mais il finit par hocher la tête.
— Très bien, prenez votre temps. (Il s’interrompit un instant, et Don crut qu’il allait dire quelque chose d’idiot comme « Mais pas trop longtemps… ». Mais en fait, McGavin dit simplement :) Je vais dire à mon chauffeur de vous emmener chez Pauli – c’est le meilleur restaurant de Boston. Vous êtes mes invités, bien sûr. Parlez de tout ça ensemble, et faites-moi part de votre décision.
Le chauffeur robot conduisit Sarah et Don au restaurant. Don sortit le premier de la voiture et en fit lentement le tour pour ouvrir l’autre portière et aider Sarah à descendre. Il lui tint le bras pour traverser le trottoir et ils entrèrent.
— Bonjour, dit la jeune femme qui se tenait derrière un pupitre juste à l’entrée. Vous êtes sans doute le docteur et monsieur Halifax, c’est cela ? Bienvenue chez Pauli.
Elle les aida à se débarrasser de leurs parkas. La fourrure était redevenue à la mode – des peaux qu’on faisait pousser en laboratoire, sans qu’il fût nécessaire de produire l’animal entier –, mais Sarah et Don appartenaient à une génération qui voyait les fourrures d’un mauvais œil, et ils ne pouvaient se résoudre à en porter. Leurs blousons en nylon, qui venaient de chez Marks Work Wearhouse – bleu marine pour Don, beige pour Sarah –, détonnaient parmi les manteaux accrochés dans le vestiaire.
La jeune femme prit Don par le coude, il prit celui de Sarah, et ils formèrent ainsi une sorte de petite farandole qui se traîna lentement vers une grande alcôve près d’une cheminée où crépitait un magnifique feu de bois.
Il s’avéra que Pauli était un restaurant de fruits de mer, et même si Don aimait beaucoup les poèmes de John Masefield, il avait horreur du poisson. Ah, ma foi… il y aurait bien du poulet ou du bœuf au menu.
Le restaurant comportait tous les accessoires habituels qu’on s’attend à trouver dans ce genre d’endroit : un grand aquarium rempli de homards, des filets de pêche accrochés aux murs, un casque de scaphandrier posé sur un vieux tonneau. Mais il s’en dégageait une impression nettement plus haut de gamme que dans les restaurants de la chaîne du Homard rouge. Ici, tout semblait authentique et précieux, et non un bric-à-brac trouvé chez un brocanteur.
Une fois qu’ils eurent réussi à s’asseoir, et après que la jeune femme eut pris leur commande de boissons – deux décas –, Don s’adossa confortablement à la banquette de cuir souple.
— Bon, fit-il en regardant sa femme assise en face de lui. (Les rides du visage de Sarah paraissaient encore plus profondes à la lumière du feu de bois.) Alors, qu’en penses-tu ?
— C’est une proposition incroyable.
— Oui, ça, on peut le dire. (Il fronça les sourcils.) Mais…
Il s’interrompit en voyant le serveur arriver. C’était un Noir d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un smoking. Il tendit à Sarah un menu imprimé sur une sorte de parchemin relié de cuir, puis il en donna un à Don. Celui-ci l’examina en plissant les yeux. Bien sûr, ce restaurant devait avoir pas mal de clients âgés – ils en avaient vu quelques-uns en traversant la salle –, mais ceux qui venaient dîner ici avaient certainement les moyens de se payer des yeux neufs, et…
— Hé, fit-il en relevant la tête. Les prix ne sont pas indiqués.
— Non, naturellement, monsieur, dit le serveur. (Il avait un accent haïtien.) Vous êtes les invités de Mr McGavin. Je vous en prie, demandez tout ce qui vous plaira.
— Laissez-nous réfléchir un peu, dit Don.
— Absolument, monsieur, fit le serveur qui s’éclipsa aussitôt.
— Ce que McGavin nous propose, dit Don, c’est… (Il s’interrompit un instant.) C’est… je ne sais pas, moi… c’est complètement dingue.
— Dingue, répéta Sarah en lui renvoyant le mot.
— Ce que je veux dire, c’est que, quand j’étais jeune, j’étais convaincu que je vivrais éternellement, mais…
— Mais maintenant que tu t’es fait à l’idée que…
— Que je vais bientôt mourir ? dit-il en haussant les sourcils. Je n’ai pas peur de prononcer le mot. Et c’est vrai, je crois que je m’y suis résigné, un peu comme tout le monde. Tu te souviens quand Ivan Krehmer était de passage en ville, l’automne dernier ? Mon vieux copain d’enfance ? On a pris un café ensemble, et puis… Bon, on savait plus ou moins tous les deux que c’était la dernière fois qu’on se voyait, ou même qu’on se parlait. On a évoqué nos vies, nos carrières, nos enfants et petits-enfants. C’était un… (Il chercha comment dire ça.) Une sorte de grand inventaire final.
Elle hocha doucement la tête.
— Ces dernières années, il m’est si souvent arrivé de penser : « Tiens, c’est la dernière fois que je visite cet endroit… » (Elle jeta un coup d’œil vers les autres convives.) Ce n’est même pas aussi triste qu’on pourrait le croire. Il y a des tas de fois où je me suis dit : « Ah, Dieu merci, je n’aurai plus jamais à faire ça ! » Renouveler mon passeport, passer ces examens médicaux obligatoires tous les cinq ans, ce genre de choses.
Il s’apprêtait à répondre quand le serveur réapparut.
— Avez-vous fait votre choix ?
Non, songea Don, on est encore loin d’avoir décidé…
— Il nous faut encore un peu de temps, répondit Sarah.
Le serveur inclina respectueusement la tête et s’éclipsa de nouveau.
Encore un peu de temps, pensa Don. C’était exactement de ça qu’il s’agissait, avoir tout à coup plus de temps…
— Bon, alors, fit-il. Ce qu’il propose, c’est quoi ? Te rajeunir de trente-huit ans pour que tu sois encore là quand on recevra le message suivant ?
— Il parle de nous rajeunir tous les deux, dit Sarah d’une voix ferme (ou du moins, sur un ton qu’elle voulait ferme. Sa voix chevrotait toujours un peu, maintenant.) Et en fait, il n’y a pas de raison de s’arrêter là. Ça nous ramènerait seulement à une cinquantaine d’années, après tout. (Elle s’arrêta un instant pour rassembler ses idées.) Je me souviens d’avoir lu quelque chose là-dessus. Ils disent qu’ils peuvent te ramener en arrière à n’importe quel stade, du moment qu’il est postérieur à la fin de la croissance. Tu ne peux pas revenir à un âge antérieur à la puberté, et tu n’as probablement pas intérêt à descendre au-dessous de vingt-cinq ans, pour être sûr que tes dents de sagesse sont sorties et que les os de ton crâne sont définitivement soudés.
— Vingt-cinq ans, répéta Don comme s’il goûtait ce nombre en essayant de se l’imaginer. Et ensuite, tu recommences à vieillir au rythme normal ?
— Oui, et cela nous donnerait le temps de recevoir deux autres réponses de… (elle baissa la voix, peut-être étonnée de se voir adopter l’expression utilisée par McGavin)… de mon correspondant.
Il s’apprêtait à faire remarquer qu’elle aurait plus de cent soixante ans quand ces deux messages auraient été reçus… mais en fait, ce serait seulement son âge chronologique : physiquement, elle aurait seulement cent ans. Il secoua la tête, pris soudain d’un vertige. Seulement cent ans !
— Tu m’as l’air d’en savoir long sur le sujet, dit-il.
Elle pencha la tête de côté.
— J’ai lu quelques articles quand on a annoncé ce nouveau traitement. Par simple curiosité.
Il la regarda en plissant les yeux.
— Ah, pas plus que ça ?
— Non, bien sûr.
— Je n’ai jamais même imaginé de vivre plus de cent ans.
— Bien sûr que non. L’idée d’être un vieillard ratatiné, usé, infirme, et ce pendant des années et des années… qui pourrait rêver d’une chose pareille ? Mais là, c’est complètement différent.
Il la regarda attentivement, comme il ne l’avait pas fait depuis quelque temps. C’était bien un visage de vieille femme, tout comme son visage à lui était celui d’un vieil homme, tout ridé et plissé.
Il lui revint soudain en mémoire que leur premier rendez-vous, il y avait tant d’années de cela, s’était terminé dans un restaurant avec un grand feu de bois, après qu’il l’eut entraînée à la première de Star Trek IV : Retour sur Terre. Il se souvint comme son visage lui avait semblé beau et doux, comme ses cheveux châtains brillaient dans la lumière dansante des flammes, et comme il aurait voulu pouvoir la contempler ainsi pour l’éternité. Ils avaient aussi parlé d’âge, ce jour-là. Sarah lui avait demandé quel âge il avait, et il avait répondu qu’il avait vingt-six ans.
— Tiens, moi aussi ! s’était-elle exclamée, l’air très contente. C’est quand, ton anniversaire ?
— Le 15 octobre.
— Le mien, c’est en mai.
— Ah, avait-il dit d’un air entendu, une femme plus âgée…
Il y avait si longtemps de ça… Et l’idée de revenir à cet âge… C’était de la folie.
— Mais… mais qu’est-ce que tu ferais… qu’est-ce que nous ferions de tout ce temps ? demanda-t-il.
— Voyager, répondit aussitôt Sarah. Jardiner, lire des bons bouquins. Suivre des cours.
— Mmouais… fit Don.
Sarah hocha la tête, acceptant apparemment le fait qu’elle ne l’avait pas particulièrement convaincu. Soudain, elle se mit à fouiller dans son sac et en sortit son datacom. Elle tapota le clavier et lui tendit l’appareil. L’écran affichait une photo de la petite Cassie en robe bleue, avec ses jolies nattes blondes.
— Voir nos petits-enfants grandir, ajouta-t-elle. Jouer avec nos arrière-petits-enfants, quand ils arriveront.
Il relâcha lentement son souffle. Pouvoir assister à la remise des diplômes de ses petits-enfants, être avec eux le jour de leur mariage. C’était tentant… Et faire tout ça en étant en parfaite santé. Mais…
— Mais tu veux vraiment assister aussi à l’enterrement de tes propres enfants ? dit-il. Parce que c’est une des conséquences, tu sais. Bon, je suis sûr que le coût du traitement finira par baisser, mais pas suffisamment à temps pour que Carl ou Emily puissent en profiter.
Il pensa un instant ajouter : « Nous pourrions même nous retrouver à devoir enterrer nos petits-enfants », mais il se rendit compte qu’il était incapable de prononcer ces mots.
— Qui peut dire à quelle vitesse le prix baissera ? dit Sarah. Mais l’idée de pouvoir passer des dizaines d’années avec mes enfants et mes petits-enfants, ça, ça me plaît beaucoup… quoi qu’il arrive à la fin.
— Peut-être, dit-il. Peut-être, mais c’est juste que je…
Elle tendit le bras par-dessus la table en bois poli et lui toucha la main.
— Tu as peur ?
Ce n’était pas une accusation, mais une marque d’affection.
— Oui, je crois bien. Un petit peu.
— Moi aussi, dit-elle. Mais nous allons vivre cette expérience ensemble.
Il haussa les sourcils.
— Tu es sûre que tu veux encore passer quelques dizaines d’années avec moi ?
— Je ne peux pas imaginer ma vie autrement.
Être de nouveau jeune. C’était une idée à la fois grisante et effrayante, effectivement. Mais il devait reconnaître que c’était intéressant… Par contre, il n’avait jamais aimé recevoir la charité. Si ce processus avait été quelque chose qu’ils pouvaient se payer, il aurait éprouvé plus d’enthousiasme. Mais même en vendant leur maison et tout leur portefeuille d’actions, et en liquidant tous leurs biens, ils ne pourraient même pas verser ne fût-ce qu’un acompte pour un seul traitement. Même Cody McGavin avait dû y réfléchir à deux fois avant d’accepter de dépenser autant d’argent.
Quant à cette histoire de considérer Sarah comme la seule personne qui puisse communiquer avec les extraterrestres, il trouvait ça idiot. Mais ce rajeunissement n’était pas quelque chose qu’on pouvait vous reprendre : une fois que c’était fait, c’était fait. S’il s’avérait que McGavin s’était trompé sur le rôle crucial de Sarah, ils auraient quand même engrangé tout ce capital d’années supplémentaires.
— Il nous faudrait de l’argent pour vivre, dit-il. On n’a pas prévu de passer cinquante ans à la retraite.
— C’est vrai. Je demanderais à McGavin de me retrouver un poste à l’université de Toronto, ou de me signer un contrat pour mes services.
— Et qu’est-ce que nos enfants vont en penser ? Nous serons physiquement plus jeunes qu’eux.
— C’est vrai, ça.
— Et nous allons les spolier de leur héritage, ajouta-t-il.
— Qui de toute façon n’allait pas les rendre bien riches, répliqua Sarah en souriant. Je suis sûre qu’ils seront ravis pour nous.
Le serveur revint, l’air un peu inquiet à l’idée de se faire de nouveau envoyer promener…
— Vous êtes-vous décidés ?
Don regarda Sarah. Il l’avait toujours trouvée belle. Elle était belle en ce moment, elle avait été belle dans la cinquantaine, et belle à vingt-six ans. Et tandis que ses traits bougeaient dans la lumière dansante, il vit son visage tel qu’il avait été à tous ces âges – à tous ces stades de l’existence qu’ils avaient vécue ensemble.
— Oui, dit Sarah en souriant à son mari. Oui, je crois que nous nous sommes décidés.
Don acquiesça et regarda le menu. Il allait choisir rapidement quelque chose. Mais il était un peu déconcerté de voir la description des plats sans la valeur en dollars. Tout a un prix, se dit-il, même si on ne peut pas le voir.
Don et Sarah avaient eu une autre discussion à propos du SETI, un an avant la détection du premier signal venu de Sigma Draconis. Ils approchaient de la cinquantaine, à l’époque, et Sarah, déprimée par le fait qu’aucun message n’ait jamais été capté, s’inquiétait d’avoir consacré sa vie à un projet parfaitement stérile.
— Peut-être qu’ils sont là quelque part, avait dit Don un soir qu’ils étaient allés se promener. (Depuis quelques années, son problème de poids était devenu une véritable religion pour lui, et ils marchaient une demi-heure chaque soir quand il faisait beau. L’hiver, il se servait d’un tapis de course installé dans le sous-sol.) Mais ils préfèrent peut-être ne rien dire. Tu vois, pour ne pas contaminer notre culture. La Première Directive, ce genre de truc.
Sarah avait secoué la tête.
— Non, non. Les extraterrestres ont une obligation de nous faire savoir qu’ils sont là.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils constitueraient une preuve existentielle qu’on peut survivre à l’adolescence technologique. Tu sais, cette période où on possède les outils suffisants pour détruire son espèce tout entière, mais sans avoir encore de mécanisme en place pour s’empêcher à tout jamais de s’en servir. Nous avons inventé la radio en 1895, et mis au point la bombe atomique seulement cinquante ans plus tard, en 1945. Est-ce qu’une civilisation est capable de survivre pendant des siècles, ou même des milliers d’années, une fois qu’elle sait comment fabriquer des armes nucléaires ? Et si ce n’est pas elles qui vous tuent, il y a toujours des armes à base d’IA ou de nanotech, ou des virus génétiquement élaborés, qui pourraient faire le travail – à moins de trouver un moyen de survivre à tout ça. Eh bien, une civilisation dont nous recevrions les signaux serait forcément plus ancienne que la nôtre. La réception de ces messages nous dirait qu’il est possible de survivre.
— Ça paraît logique, dit Don.
Ils étaient arrivés au croisement de Betty Ann Drive et de Senlac Road, et ils prirent à droite. Senlac avait des trottoirs, mais pas Betty Ann.
— Absolument, dit Sarah. C’est l’illustration parfaite de la doctrine de Marshall McLuhan : le média est le message. Rien que le fait de le détecter, même si on ne le comprend pas, suffit à nous dire la chose la plus importante qui soit.
Il réfléchit un instant.
— Tu sais, on devrait inviter Peter de Jager, un de ces jours. Ça fait une éternité que je n’ai pas fait une partie de go. Peter aime bien y jouer.
Elle eut l’air agacée.
— Qu’est-ce que Peter vient faire dans cette histoire ?
— Eh bien, qu’est-ce qui l’a rendu le plus célèbre ?
— Le bogue de l’an 2000, dit Sarah.
— Exactement !
Peter de Jager habitait à Brampton, juste à l’ouest de Toronto. Il fréquentait certains des mêmes cercles que les Halifax. C’est en 1993 qu’il avait écrit l’article « La Catastrophe de l’an 2000 » pour le magazine ComputerWorld, dans lequel il mettait l’humanité en garde contre la possibilité d’énormes problèmes informatiques quand arriverait l’aube de cette année fatidique. Il avait passé les sept années suivantes à sonner l’alarme aussi fort qu’il pouvait. Des millions d’heures et des milliards de dollars avaient été consacrés à corriger ce problème, et quand le soleil s’était levé le samedi 1er janvier 2000, aucun désastre ne s’était produit : les avions avaient continué de voler, l’argent stocké électroniquement dans les banques ne s’était pas évaporé, et cætera.
Mais est-ce qu’on avait remercié Peter de Jager ? Non. Bien au contraire, on l’avait couvert d’opprobre. C’était un charlatan, avaient déclaré certains, dont le National Post canadien dans un résumé des événements marquants de l’an 2000. Et la preuve… c’était qu’il n’y avait eu aucun problème !
Don et Sarah longeaient à présent le collège de Willowdale, où Carl terminait sa quatrième.
— Mais quel est le rapport avec le fait que les extraterrestres ne voudraient pas nous signaler leur présence ?
— Peut-être qu’ils comprennent que ce serait dangereux pour nous si nous savions que quelques espèces parviennent à survivre à leur adolescence technologique. Nous avons surmonté le bogue de l’an 2000 parce que beaucoup de gens très compétents ont travaillé très dur pour ça, mais une fois le problème derrière nous, nous avons considéré que nous nous en serions sortis de toute façon. Survivre à l’an 2000 a été considéré comme – c’était quoi, déjà, ton expression ? –, comme une preuve existentielle que cette survie était inévitable. Eh bien, ce serait pareil si on détectait la présence de ces extraterrestres survivants. Au lieu de nous dire que ce serait très difficile de surmonter cette phase, nous penserions que c’est du gâteau. Ils ont survécu, donc nous survivrons aussi, forcément. (Don s’arrêta un instant.) Imagine un extraterrestre sur une planète autour de – bon, donne-moi une étoile du même type que le soleil qui ne soit pas trop loin.
— Epsilon Indi, répondit Sarah.
— Bon, d’accord. Imagine ces extraterrestres d’Epsilon Indi captant des émissions de télé venant d’une étoile voisine, hem…
— Tau Ceti, proposa-t-elle.
— Super. Les gens d’Epsilon Indi reçoivent la télé de Tau Ceti. Ça n’est pas que Tau Ceti envoie délibérément ses émissions à Epsilon Indi, non, c’est juste qu’elles vont se perdre dans l’espace. Et Epsilon Indi s’exclame : « Hé, ces gars viennent juste d’émerger technologiquement, et nous, ça remonte à très longtemps. Ils doivent passer un sale quart d’heure. » Peut-être même que les types d’Epsilon Indi arrivent à le voir grâce aux signaux télé. Et alors, ils se disent : « On va les contacter pour leur dire qu’ils ne s’inquiètent pas, que tout ira bien. » Et qu’est-ce qui se passe ? Quelques dizaines d’années plus tard, Tau Ceti cesse d’émettre. Pourquoi ?
— Ils sont tous passés au câble ?
— Ah, très drôle, dit Don. Ma femme est vraiment très drôle. Non, ils ne sont pas tous passés au câble. Ils ont simplement arrêté de s’inquiéter de la bombe nucléaire et comment survivre et tout ça, et maintenant ils ont disparu à cause de leur insouciance. Je crois que si tu commets un jour cette erreur – celle de dire à une espèce « hé, les gars, regardez, vous survivrez, puisque nous, on y est arrivés » –, tu ne la fais pas une deuxième fois.
Ils étaient arrivés à Churchill Avenue et ils avaient tourné à l’est, passant devant l’école communale où Emily était maintenant en CM1.
— Mais ils pourraient nous dire comment ils ont fait pour survivre, nous donner la réponse, dit Sarah.
— La réponse est évidente, répliqua Don. Tu sais quel est le livre sur les régimes qui se vend le moins bien au monde ? Comment perdre du poids lentement en mangeant moins et en faisant plus d’exercice.
— Oui, Mr Atkins.
Il prit un ton faussement offusqué.
— Je te demande bien pardon ! Je suis en train de marcher, là ! Et puis je mange moins, et plus intelligemment, bien plus que quand je n’avais pas encore réduit les glucides. Mais tu veux que je te dise la différence entre moi et tous ceux qui ont perdu rapidement du poids en suivant le régime Atkins, et qui l’ont repris aussitôt qu’ils ont arrêté ? Ça fait maintenant quatre ans que je m’y suis mis, et je continue, et je n’arrêterai jamais. C’est ça, l’autre conseil diététique que personne ne veut entendre. Il n’y a pas de régime amaigrissant temporaire. Il faut en faire un nouveau mode de vie. C’est ce que j’ai fait, et c’est ce qui me permettra de vivre plus longtemps. Les solutions simples et rapides, ça n’existe pas, dans aucun domaine.
Il s’arrêta de parler le temps de traverser Claywood, puis il reprit :
— Non, la réponse est évidente. La seule façon de survivre, c’est d’arrêter de nous battre les uns contre les autres, d’apprendre la tolérance, et de mettre fin aux disparités énormes entre les riches et les pauvres, pour que certains ne se mettent pas à haïr tellement les autres qu’ils sont prêts à tout, même à se suicider, pour leur faire du mal.
— Mais justement, c’est d’une solution rapide que nous avons besoin, dit Sarah. Maintenant que les terroristes ont accès à des armes nucléaires et bactériologiques, nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre que tout le monde ait l’esprit aussi éclairé. Nous devons vraiment résoudre très rapidement le problème du terrorisme high-tech – dès qu’il se présente –, ou personne ne survivra. Ces civilisations extraterrestres qui ont survécu ont forcément trouvé une solution.
— Oui, certainement, dit Don, mais même s’ils nous donnaient la réponse, elle ne nous plairait pas.
— Pourquoi ?
— Parce que la solution est un grand classique de la science-fiction, la conscience de ruche. Dans Star Trek, si les Borgs absorbent tout le monde dans le Collectif, c’est sans doute parce que c’est la seule méthode sûre. Tu n’as pas à t’inquiéter d’éventuels terroristes ou de savants fous quand tout le monde partage un seul esprit. Bien sûr, en faisant ça, tu risques de perdre la notion qu’il pourrait exister des individus ailleurs. Il ne te viendrait peut-être même pas à l’idée d’essayer de contacter quelqu’un d’autre, puisque le concept de « quelqu’un d’autre » échappe désormais à ton mode de pensée. C’est ce qui pourrait expliquer l’échec du SETI. Et puis, si jamais tu rencontrais une autre forme de vie intelligente, tu ferais exactement comme les Borgs : tu l’absorberais, parce que c’est la seule façon de t’assurer qu’elle ne va pas t’attaquer.
— Eh ben, dis donc… C’est presque encore plus déprimant que de penser que les extraterrestres n’existent pas.
— Il y a bien une autre solution, poursuivit Don. Le totalitarisme absolu. Tout le monde conserve son libre arbitre, mais ne peut absolument pas s’en servir. Parce qu’il suffirait d’un seul dingue et d’une pile d’antimatière, et… boum ! Toute la fichue planète est volatilisée.
Une voiture qui s’approchait d’eux donna deux petits coups de klaxon. Il leva les yeux et vit passer Julie Fein qui leur fit un signe de la main. Ils la saluèrent à leur tour.
— Ça n’est pas beaucoup mieux que le scénario Borg, dit Sarah. De toute façon, c’est vraiment déprimant de n’avoir encore rien détecté. Tu comprends, quand on a commencé à braquer nos radiotélescopes vers le ciel, on croyait qu’on allait récupérer des tonnes de signaux extraterrestres, et au lieu de ça, depuis tout ce temps – presque cinquante ans maintenant –, pas le moindre petit couinement.
— Ma foi, cinquante ans, ce n’est pas si long que ça, dit-il pour essayer maintenant de la consoler.
Sarah avait le regard perdu dans le vague.
— Non, dit-elle, bien sûr que non. C’est juste la plus grande partie d’une existence humaine.
Carl, l’aîné des enfants de Don et Sarah, avait une prédilection marquée pour les effets dramatiques, et c’est pourquoi Don fut soulagé qu’il ne recrache pas tout son café sur la table. Il réussit quand même à s’exclamer, après avoir avalé sa gorgée : « Vous allez faire quoi ? » avec une énergie digne d’une sitcom. Sa femme Angela était assise à côté de lui. Percy et Cassie – dont les vrais prénoms étaient respectivement Perseus et Cassiopée, naturellement proposés par leur grand-mère –, avaient été expédiés au sous-sol pour y regarder un film.
— Nous allons nous faire rajeunir, répéta Sarah comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Mais ça coûte… je ne sais pas combien, dit Carl en regardant Angela comme si elle était censée lui indiquer tout de suite le montant exact. (Comme elle ne disait rien, il reprit :) Ça coûte des milliards et des milliards.
Don vit sa femme sourire. Les gens croyaient parfois que le prénom de leur fils venait de Carl Sagan, mais pas du tout. C’était le prénom du grand-père maternel de Don.
— Oui, ça coûte très cher, dit Sarah. Mais nous n’avons rien à payer. C’est Cody McGavin qui s’en charge.
— Vous connaissez Cody McGavin ? s’exclama Angela comme si Sarah venait de prétendre connaître le pape.
— Seulement depuis la semaine dernière. Mais il avait entendu parler de moi. Il finance une grande partie de la recherche du SETI. (Elle haussa légèrement les épaules.) C’est une des causes qu’il soutient.
— Et il est prêt à payer pour te faire rajeunir ? demanda Carl d’un ton sceptique.
— Oui, fit Sarah, et ton père aussi.
Elle fit le récit de leur rencontre avec McGavin. Angela se contentait de la regarder bouche bée. Elle avait pratiquement toujours connu sa belle-mère comme une petite vieille dame, et non pas – ainsi que les sites d’infos continuaient de la surnommer – comme « La Grande Dame du SETI ».
— Mais, dit Carl, même si c’est entièrement gratuit, personne ne sait quels sont les effets à long terme de… comment ils appellent ça, déjà ?
— Un rollback, dit Don.
— O.K. Personne ne connaît les effets à long terme d’un rollback.
— C’est toujours ce qu’on dit quand quelque chose est nouveau, répliqua Sarah. Personne ne savait ce que donnerait à long terme un régime pauvre en glucides, mais regarde ton père : ça fait quarante ans maintenant qu’il suit ce régime, et son poids, son taux de cholestérol, sa tension et son taux de sucre sont parfaitement normaux.
Don se sentit gêné qu’elle évoque ce sujet. Il n’était pas sûr qu’Angela sache qu’il avait été obèse autrefois. Il avait commencé à prendre du poids quand il était étudiant à Ryerson. À quarante ans, il pesait déjà cent dix kilos – ce qui est beaucoup trop quand on mesure un mètre soixante-dix-huit. Mais grâce au régime Atkins, il avait réussi à perdre l’excédent et à se maintenir à quatre-vingts kilos pendant des dizaines d’années. Ce soir, pendant que les autres se régalaient de purée de pommes de terre à l’ail avec leur rôti, il avait pris une double ration de haricots verts.
— Et en plus, poursuivit Sarah, si je ne suis pas ce traitement, rien de ce que je pourrais entreprendre aujourd’hui n’aura d’effet à long terme… parce qu’à long terme, je ne serai plus là. Quand bien même ce processus devrait me donner le cancer ou une maladie cardiaque dans vingt ou trente ans, ce sera quand même vingt ou trente ans que je n’aurais pas eus autrement.
Don vit son fils froncer légèrement les sourcils. Il devait certainement repenser au cancer que sa mère avait eu autrefois, quand il avait neuf ans. Mais manifestement, il n’avait rien à opposer à l’argument de Sarah.
— Bon, d’accord, dit-il enfin. (Il regarda Angela, puis de nouveau sa mère.) D’accord. (Mais là, il sourit, de ce sourire dont Sarah disait toujours que c’était exactement celui de Don, même si celui-ci ne voyait pas vraiment la ressemblance.) Mais il faudra que vous gardiez plus souvent les enfants !
Ensuite, tout alla très vite. Personne ne l’exprimait à voix haute, mais il y avait manifestement un sentiment d’urgence. Sans traitement, Sarah – ou Don, d’ailleurs, mais personne ne semblait vraiment s’intéresser à lui – risquait de mourir d’un jour à l’autre, ou d’être victime d’une attaque ou de dégâts neurologiques auxquels le traitement de rajeunissement ne pourrait remédier.
Comme Don l’avait appris en parcourant le Web, c’était une société du nom de Rejuvenex qui détenait tous les brevets essentiels à la technologie du rollback. Elle pouvait donc fixer les tarifs au niveau qu’elle estimait nécessaire pour assurer le meilleur rendement à ses actionnaires. De façon assez surprenante, depuis presque deux ans que ce traitement était commercialisé, moins d’un tiers des rollbacks avaient concerné des gens de l’âge de Sarah et Don, ou même encore plus vieux. Et il y avait même une bonne douzaine de gens dans la quarantaine qui s’étaient fait rajeunir, sans doute paniqués à la vue de leurs premiers cheveux blancs et disposant de quelques milliards à dépenser.
Don avait vu que la toute première société de biotech destinée à tenter d’inverser le vieillissement avait été Geron, créée par Michael West en 1992. Elle avait été basée à Houston, ce qui était assez logique à l’époque : son financement initial avait été assuré par un groupe de milliardaires texans, désireux d’obtenir la seule chose que leurs fortunes acquises grâce au pétrole ne pouvaient pas encore acheter.
Mais le pétrole, ça faisait tellement siècle dernier… Aujourd’hui, la plus forte densité de milliardaires se trouvait à Chicago, là où l’industrie naissante de la fusion froide s’était implantée autour du Fermilab, et c’est donc là qu’était basée Rejuvenex. Carl avait accompagné Don et Sarah pour le voyage. Il était encore assez sceptique, et tenait à s’assurer que ses parents seraient bien traités.
Ni l’un ni l’autre n’étaient encore jamais allés dans un hôpital privé. Ce genre d’établissement était totalement inconnu au Canada. D’ailleurs, leur pays n’avait pas non plus d’universités privées, un sujet que Sarah avait particulièrement à cœur. L’éducation et la santé doivent être du ressort public, disait-elle souvent. Cela étant dit, il était arrivé que certains de leurs amis parmi les plus fortunés évitent les longues attentes des hôpitaux canadiens pour se rendre dans les établissements luxueux au sud de la frontière.
Mais les clients de Rejuvenex étaient une espèce à part. Même les grandes vedettes de cinéma (le critère habituel de Don en terme de superfortune) ne pouvaient se payer le traitement, et l’opulence de l’établissement dépassait l’imagination. Les plus grands hôtels auraient eu l’air de taudis en comparaison des espaces publics. Les laboratoires et salles médicales semblaient d’une technologie encore plus avancée que ce que Don avait pu voir dans les films de science-fiction dont son petit-fils Percy raffolait.
La procédure de rollback commençait par une scannographie complète du corps, afin de recenser les problèmes qu’il faudrait corriger : articulations endommagées, artères partiellement bouchées, et bien d’autres encore. Ceux qui ne présentaient pas de risque vital immédiat seraient réglés plus tard, par une série d’opérations effectuées une fois le rajeunissement terminé. Les autres étaient traités immédiatement.
Sarah avait besoin d’une nouvelle hanche et d’une réparation des deux rotules, ainsi que d’une recalcification complète du squelette. Tout cela pouvait attendre. Quant à Don, il avait vraiment besoin d’un nouveau rein – il n’en avait plus qu’un qui fonctionne –, mais une fois qu’il serait rajeuni, on lui en clonerait un qu’on lui grefferait ensuite. Il avait également besoin de nouveaux cristallins, d’une prostate, etc. Ça lui faisait penser aux listes de commissions que le Dr Frankenstein confiait à Igor.
À l’aide d’un assortiment de techniques laparoscopiques, d’injections de nanodrones dans le sang et de coups de bistouri traditionnels, il fallut dix-neuf heures de chirurgie pour remédier aux dégâts structurels urgents de Sarah, et seize heures pour ceux de Don. C’était le genre de restauration que les médecins déconseillaient normalement à des gens de leur âge, car le stress résultant pouvait être pire que les éventuels bénéfices, et, de fait, on leur avait dit qu’il y avait eu quelques moments critiques lors du travail sur une des valves du cœur de Sarah. Mais au bout du compte, ils réussirent à se sortir raisonnablement bien de toutes ces opérations.
Rien que cette phase aurait déjà coûté une fortune – et l’assurance santé de Don et Sarah ne couvrait pas les soins prodigués aux États-Unis –, mais ce n’était rien comparé à la thérapie génique proprement dite, qui nécessitait la réparation de billions de cellules somatiques. Une partie du traitement consistait en un allongement des télomères, mais il fallait faire beaucoup plus que ça : chaque copie d’ADN devait être vérifiée au cas où des erreurs auraient été introduites lors de la copie précédente, et quand on en trouvait – il y en avait des milliards dans un corps âgé –, il fallait les réparer en récrivant les chaînes au niveau de chaque nucléotide, un processus délicat et complexe s’agissant de cellules vivantes. Ensuite, il fallait rassembler les radicaux libres et les éliminer, puis réamorcer les séquences de régulation et bien d’autres choses encore, une centaine de procédures distinctes dont chacune réparait un dommage particulier.
Quand tout fut terminé, il n’y eut pas de changement immédiat dans l’aspect de Don ni de Sarah. Mais cela viendrait, leur dit-on, petit à petit au cours des prochains mois, un peu plus de force ici, un raffermissement là, une ride qui s’efface, un muscle qui repousse…
Et c’est ainsi que Don, Sarah et Carl retournèrent à Toronto, toujours aux frais de Cody McGavin. Ces vols aller-retour avaient été les seules fois où Don ait voyagé en première classe. Paradoxalement, à cause de toutes ces interventions et autres désagréments médicaux, il se sentait beaucoup plus fatigué qu’avant.
Sarah et lui continueraient de prendre leurs injections hormonales deux fois par jour pendant quelques mois, et un médecin de Rejuvenex ferait le voyage une fois par semaine – c’était inclus dans le prix – pour voir comment leur rollback progressait. Don avait un vague souvenir d’enfance de leur médecin de famille effectuant des visites à domicile, dans les années 60, mais ce genre d’attention médicale extrême semblait presque scandaleux pour le Canadien moderne qu’il était.
Pendant des années, il avait évité de se regarder dans la glace, sauf en se rasant, et encore, à peine… Il n’avait pas aimé se voir du temps où il était trop gros, ni ensuite avec toutes ces rides, ces taches, ces marques de fatigue et de vieillesse… Mais maintenant, chaque matin, il examinait son visage en détail dans le miroir de la salle de bains, en se tirant la peau pour voir si elle s’était raffermie. Il regardait aussi son crâne dégarni à la recherche de signes de repousse. Ils lui avaient promis qu’il aurait de nouveau des cheveux et qu’ils seraient du châtain clair de sa jeunesse, et non pas du gris de la cinquantaine ni du blanc de ce qui lui en restait maintenant.
Don avait toujours eu un grand nez, et il était devenu encore plus grand avec l’âge, tout comme ses oreilles : les parties cartilagineuses du corps continuent de pousser toute la vie. Une fois le rollback terminé, Rejuvenex lui retaillerait le nez et les oreilles tels qu’ils étaient quand il avait vraiment vingt-cinq ans.
La sœur de Don, Susan, morte maintenant depuis quinze ans, avait eu elle aussi la malchance d’hériter du gros nez des Halifax, et quand elle avait eu dix-huit ans, après avoir supplié ses parents pendant des années, on lui avait finalement payé une rhinoplastie.
Il se souvenait encore du grand moment à la clinique, quand on avait défait les bandages après des semaines de cicatrisation et qu’était apparu le charmant petit nez retroussé, l’œuvre du Dr Jack Carnaby auquel le Toronto Life avait décerné le titre de « Meilleur artiste du nez » de la ville l’année précédente.
Il aurait bien aimé vivre un moment magique de ce genre, une sorte de révélation soudaine, un retour instantané de sa vigueur et de son tonus. Mais non, rien de tout cela… Le processus impliquait des semaines de petites modifications incrémentales, de divisions et renouvellements accélérés des cellules, de variations des niveaux hormonaux, de régénération des tissus, de…
Ah, bon sang ! se dit-il soudain. Bon sang… Il avait effectivement de nouveaux cheveux, un fin duvet presque invisible qui s’étendait au-delà de sa couronne de cheveux blancs, montant à l’assaut du dôme, à la reconquête d’un territoire qu’on pensait définitivement perdu…
— Sarah ! cria-t-il (et pour la première fois depuis bien longtemps, il se rendit compte qu’il pouvait crier sans que ça lui fasse mal à la gorge). Sarah !
Il descendit l’escalier quatre à quatre – oui, quatre à quatre – pour rejoindre sa femme dans le salon où elle était installée dans le fauteuil relax, contemplant la cheminée froide.
— Sarah ! dit-il en baissant la tête pour lui montrer son crâne. Regarde !
Elle émergea de la rêverie dans laquelle elle semblait plongée, et bien qu’il ne pût la voir avec sa tête ainsi inclinée, il perçut une note de perplexité dans sa voix.
— Je ne vois rien, dit-elle.
— Bon, fit-il un peu déçu, mais tâte, au moins !
Il sentit les doigts parcheminés de sa femme caresser son crâne et se promener au milieu du nouveau duvet.
— Ah, mon Dieu… fit-elle.
Il redressa la tête en position normale et sourit jusqu’aux oreilles. Il avait pris la chose avec philosophie quand il avait commencé à perdre ses cheveux vers trente ans, mais n’empêche, il était incroyablement heureux de cette renaissance capillaire, même si elle était presque imperceptible.
— Et toi ? demanda-t-il en s’installant sur le large accoudoir du canapé près du fauteuil. Tu commences à repérer des signes ?
Sarah secoua lentement la tête, presque tristement.
— Non, dit-elle. Rien encore.
— Ah, fit-il en lui tapotant sa maigre épaule d’un geste réconfortant, je suis sûr que ça ne va plus tarder.
Sarah se souviendrait toujours de ce 1er mars 2009. À l’époque, elle avait quarante-huit ans, cela faisait cinq ans qu’elle avait survécu à un cancer du sein, et dix ans qu’elle était titulaire d’une chaire à l’université de Toronto. Elle se trouvait dans le couloir du quatorzième étage quand elle avait entendu, très faiblement, la sonnerie du téléphone dans son bureau. Elle s’était précipitée pour aller décrocher, se félicitant une fois de plus d’avoir un métier qui ne l’obligeait pas à porter des talons hauts. Heureusement, elle avait déjà sa clef à la main, sinon elle n’aurait pas pu ouvrir avant que l’appel bascule sur le répondeur automatique.
— Sarah Halifax, dit-elle dans le combiné beige.
— Sarah, c’est Don. Tu as écouté les infos ?
— Hello, mon chéri. Non, je n’ai rien entendu. Pourquoi ?
— Il y a un message de Sigma Draconis.
— De quoi parles-tu ?
— Il y a un message, répéta Don – comme si Sarah avait simplement un problème d’audition –, de Sigma Draconis. Je suis au bureau en ce moment. Toutes les chaînes d’infos en parlent, et c’est partout sur le Web.
— C’est impossible, dit-elle tout en allumant quand même son ordinateur. J’aurais été informée avant que ça ne soit diffusé au public.
— Il y a un message, répéta-t-il. Ils voudraient que tu passes ce soir sur As It Happens.
— Hmm, oui, bon. Mais c’est sûrement un canular. La Déclaration de principes dit que…
— Seth Shostak est sur NPR en ce moment même pour en parler. Apparemment, ils ont reçu le message hier, mais il y a eu une fuite.
L’ordinateur de Sarah en était encore au démarrage. Les quelques notes habituelles de Windows se firent entendre dans les haut-parleurs.
— Qu’est-ce que dit le message ?
— Personne n’en sait rien. C’est la mêlée générale, tout le monde se précipite dans le monde entier pour essayer de le comprendre.
Elle commença à tapoter impatiemment sur le bord de son bureau en pestant contre la lenteur de son ordinateur. De grandes icônes commencèrent à s’afficher sur l’écran, avec quelques-unes plus petites dans la barre des tâches.
— Bon, fit Don, moi, il faut que j’y aille. Ils ont besoin de moi dans la salle de contrôle. Ils t’appelleront un peu plus tard dans la journée pour une interview préliminaire. Tu trouveras le message partout sur le Web, y compris sur Slashdot. Bon, à plus.
— À plus.
Elle reposa le combiné tout en manipulant sa souris, et elle trouva rapidement le message, un grand tableau de zéros et de uns. Encore sceptique, elle ouvrit trois autres fenêtres pour récupérer des informations sur quand et comment ce message avait été reçu, ce qu’on en savait pour l’instant, et cætera.
Il n’y avait pas d’erreur. Le message était bien authentique.
Il n’y avait personne à côté d’elle pour l’entendre, mais elle se laissa tomber dans son fauteuil et prononça quand même les mots à haute voix, ces mots qui avaient été le mantra de tous les chercheurs du SETI depuis que Walter Sullivan en avait fait le titre de son célèbre ouvrage : Nous ne sommes pas seuls dans l’univers…
— Mais enfin, professeur Halifax, n’est-il pas vrai que nous pourrions très bien ne jamais comprendre ce que les extraterrestres cherchent à nous dire ? lui avait demandé l’animatrice de radio, une certaine Carol Off, lors d’une interview en 2009 sur As It Happens. Après tout, nous partageons cette planète avec les dauphins, et nous n’avons jamais réussi à les comprendre, eux. Comment imaginer de comprendre ce que des habitants d’une autre planète essaieraient de nous dire ?
Sarah sourit à Don, qui se trouvait dans la salle de contrôle de l’autre côté de la vitre. Ils avaient déjà discuté ensemble de ce point.
— D’abord, dit-elle, il est possible que les dauphins ne possèdent pas vraiment de langage, ou en tout cas pas un langage aussi riche et abstrait que le nôtre. Comparé à celui des humains, leur cerveau est plus petit par rapport à leur poids, et ils en utilisent la majeure partie pour ce qu’on appelle l’écholocalisation.
— Vous voulez dire que si nous n’avons pas réussi à comprendre leur langage, c’est peut-être parce qu’il n’y a rien à comprendre ?
— Exactement. Et par ailleurs, ce n’est pas parce que nous habitons la même planète que nous avons plus en commun avec eux qu’avec d’éventuels extraterrestres. En fait, nous avons très peu de choses en commun avec les dauphins. Ils n’ont même pas de mains, alors que les extraterrestres en ont forcément.
— Oh là, professeur Halifax ! Comment pouvez-vous le savoir ?
— Parce qu’ils ont construit des émetteurs radio. Ils ont prouvé qu’ils étaient une espèce technologique. En fait, ils vivent probablement hors de l’eau, ce qui montre à nouveau que nous avons plus en commun avec eux qu’avec les dauphins. Il faut nécessairement avoir maîtrisé le feu pour pouvoir pratiquer la métallurgie et toutes les autres opérations indispensables à la fabrication d’une radio. En plus, les émissions radio requièrent une compréhension des mathématiques, ce qui est encore un point commun avec nous.
— Nous ne sommes pas tous forcément bons en maths, dit l’animatrice en souriant. Mais êtes-vous en train de dire que, par nécessité, ceux qui envoient des messages doivent forcément avoir beaucoup en commun avec le genre de personnes qui cherchent à les recevoir ?
Sarah resta silencieuse un instant, le temps de réfléchir à la question.
— Ma foi, je… hem, oui. Je crois que c’est bien ça.
Le Dr Petra Jones était une grande femme noire impeccablement habillée, qui devait avoir dans les trente ans – même si, avec les employés de Rejuvenex, on ne pouvait jamais être vraiment sûr, songea Don. Elle était d’une beauté saisissante, avec des pommettes hautes et des yeux très vifs. Elle portait des dreadlocks, une mode que Don avait vue apparaître et disparaître plusieurs fois au fil du temps. Elle était venue comme chaque semaine faire le point avec Don et Sarah, une étape de son circuit de visites de clients de Rejuvenex dans différentes villes.
Petra s’assit dans le salon de la maison de Betty Ann Drive et croisa ses longues jambes. Elle faisait face à l’une des fenêtres placées de part et d’autre de la cheminée. Dehors, la neige avait fondu ; le printemps arrivait. Elle regarda d’abord Sarah, puis Don, et se tourna de nouveau vers Sarah. Au bout d’un moment, elle se résolut à parler.
— Nous avons un gros problème…
— Que voulez-vous dire ? répliqua aussitôt Don.
Mais Sarah, elle, se contenta de hocher la tête et dit d’une voix empreinte de tristesse :
— Je ne régresse pas, c’est ça ?
Don sentit son cœur s’arrêter de battre.
Petra secoua la tête, et les petites perles insérées dans ses dreadlocks cliquetèrent doucement.
— Je suis vraiment désolée, dit-elle d’une voix très douce.
— Je le savais, dit Sarah. Je… j’en avais le pressentiment.
— Mais bon sang, pourquoi ? fit Don. Pourquoi ?
Petra haussa légèrement les épaules.
— C’est la grande question. Nous avons toute une équipe qui y travaille en ce moment, et…
— Est-ce qu’on peut arranger ça ? demanda-t-il. Ah, mon Dieu, faites que ça puisse s’arranger…
— Nous ne savons pas, répondit Petra. Nous n’avons jamais rien vu de pareil jusqu’ici. (Elle s’interrompit un instant, apparemment pour rassembler ses idées.) Sarah, nous avons réussi à rallonger vos télomères, mais pour une raison encore inconnue, les nouvelles séquences terminales sont tout simplement ignorées quand vos chromosomes se reproduisent. Au lieu de poursuivre sa transcription jusqu’au bout de votre ADN, l’enzyme de réplication s’arrête net, juste à l’endroit où vos chromosomes se terminaient avant. (Un silence.) Plusieurs des autres modifications biochimiques que nous avons introduites sont rejetées, et encore une fois, nous en ignorons la raison.
Don était maintenant debout.
— Mais qu’est-ce que vous racontez là ? s’écria-t-il. Vos équipes nous ont dit qu’elles savaient ce qu’elles faisaient !
Un peu prise de court, Petra sembla finalement se ressaisir.
— Écoutez, dit-elle, je suis médecin, je ne suis pas chargée des relations publiques. (Elle avait un léger accent… De Géorgie, peut-être ?) Nous en savons effectivement plus que n’importe qui sur le vieillissement et la mort cellulaire programmée. Mais pour l’instant, nous avons effectué à peine deux cents traitements de rajeunissement sur des humains. (Elle écarta légèrement les bras.) C’est un domaine encore largement inexploré.
Sarah gardait les yeux baissés et regardait ses mains – ses mains aux articulations gonflées, avec leurs taches de vieillesse et leur peau transparente – croisées sur ses genoux.
— Je vais rester vieille.
C’était un constat, pas une question.
Petra ferma les yeux.
— Je suis profondément navrée, Sarah. (Mais elle reprit sur un ton un peu plus gai, d’une gaieté que Don trouva forcée :) Cependant, une partie de ce que nous avons fait a été très bénéfique, et pour ce qui est du reste, on ne constate aucun effet négatif. Ne m’avez-vous pas dit vous-même la dernière fois qu’un certain nombre de vos petites douleurs quotidiennes ont disparu ?
Sarah regarda Don, puis elle plissa les yeux comme si elle cherchait à distinguer quelqu’un qui se trouvait très loin. Il s’approcha d’elle et posa la main sur sa maigre épaule.
— Vous devez bien avoir une petite idée de la cause du problème, dit-il sèchement à Petra.
— Comme je vous l’ai dit, nous continuons d’y travailler, mais…
— Mais quoi ? fit-il.
— Eh bien, c’est simplement que vous avez eu un cancer du sein, Mrs Halifax…
Sarah la regarda fixement.
— Oui, c’est vrai. Et alors ? C’était il y a très longtemps.
— Quand nous avons étudié votre passé médical, avant d’entamer nos procédures, vous nous avez dit comment il avait été traité. Un peu de chimiothérapie, des rayons, des médicaments, et une mastectomie.
— C’est cela.
— Eh bien, un de nos chercheurs pense que c’est peut-être lié à notre problème. Non pas le traitement dont vous nous avez parlé, celui qui a réussi… mais il aimerait savoir si vous avez essayé d’autres traitements avant ça, des traitements qui auraient échoué.
— Ah, mon Dieu, fit Sarah. Je ne me souviens pas de tous les détails. Ça remonte à plus de quarante ans, et j’ai essayé de chasser toute cette affaire de mon esprit.
— Bien sûr, dit Petra d’une voix douce. Ce serait mieux si nous pouvions parler aux médecins impliqués.
— Notre généraliste de l’époque est mort depuis longtemps, dit Don. Et la cancérologue qui s’occupait de Sarah avait déjà la soixantaine. Elle doit être morte, elle aussi.
Petra hocha la tête.
— Ils n’auraient pas par hasard transféré vos dossiers à votre nouveau médecin ?
— Bon sang, comment voulez-vous qu’on le sache ? dit Don. Quand on a changé de médecin, on a rempli des formulaires avec nos antécédents médicaux, et je suis sûr qu’on a autorisé les transferts de fichiers, mais…
Petra hocha de nouveau la tête.
— Mais c’était une époque où tout était encore sur papier, n’est-ce pas ? Qui sait ce que ces dossiers sont devenus depuis tout ce temps… Cependant, notre spécialiste qui étudie la question a découvert qu’à l’époque – c’était au début des années 2000, c’est ça ? –, on pratiquait au Canada certains traitements du cancer à base d’interférons que la FDA n’a jamais autorisés aux États-Unis, et c’est pour ça que nous n’étions pas au courant. Ils ont été abandonnés depuis de nombreuses années, quand de nouveaux médicaments plus efficaces sont apparus vers 2010. Mais nous essayons d’en trouver des échantillons pour faire des tests. Un traitement de ce genre pourrait expliquer l’échec de notre processus, en éliminant par exemple des éléments cruciaux de la flore virale endogène.
— Mais bon sang, vous auriez dû vérifier tout ça plus soigneusement ! dit Don. On pourrait vous faire un procès !
Petra ne se laissa pas démonter.
— Un procès pour quoi ? Pour un traitement médical qui ne vous a rien coûté et qui n’a eu aucun effet négatif ?
— Don, je t’en prie, dit Sarah. Je ne veux intenter de procès à personne. Je ne…
Elle n’alla pas plus loin, mais il savait ce qu’elle s’était apprêtée à dire : « Je ne vais pas gaspiller le peu de temps qui me reste à faire des procès… » Il lui caressa doucement l’épaule.
— Bon, d’accord, dit-il. D’accord. Mais est-ce qu’on ne peut pas réessayer ? Recommencer une série de traitements ? Tenter un autre rollback ?
— C’est ce que nous avons fait, dit Petra, sur des tissus que nous avions prélevés sur votre épouse. Mais rien ne marche.
Il sentit la bile remonter dans sa gorge. Il en voulait à la terre entière. À Cody McGavin, pour avoir introduit cette idée folle dans leur vie. Aux équipes de Rejuvenex. Et même à ces foutus extraterrestres de Sigma Draconis. Ils pouvaient tous aller au diable…
— C’est complètement absurde, dit-il en secouant énergiquement la tête.
Il se croisa les mains derrière le dos et se mit à faire les cent pas dans le petit salon étroit, cette pièce où sa femme et lui avaient vécu si longtemps, cette pièce où ses enfants avaient appris à marcher à quatre pattes, tellement chargée d’histoire, de souvenirs partagés au fil des décennies, de bons moments et de moins bons, contre vents et marées…
Il s’obligea à respirer lentement.
— Si c’est comme ça, je veux que vous arrêtiez mon processus, dit-il alors qu’il tournait le dos aux deux femmes.
— Dieu du Ciel, non, fit Sarah. Ne fais pas ça.
Il se retourna et s’avança vers elles.
— C’est la seule décision logique. Je n’ai rien demandé au départ, et je peux te jurer que je n’en veux pas si tu ne peux pas l’avoir toi aussi.
— Mais c’est une bénédiction, dit Sarah. C’est tout ce dont nous avons parlé : voir grandir nos petits-enfants, voir leurs enfants. Je ne peux pas… je ne veux pas te laisser renoncer à tout ça.
Il secoua la tête.
— Non. Je n’en veux pas. Je n’en veux plus. (Il s’arrêta et regarda Petra droit dans les yeux.) Défaites ce que vous avez fait.
Petra ouvrit tout grands ses beaux yeux bruns.
— Je ne peux pas. C’est impossible.
— Que voulez-vous dire, vous ne pouvez pas ? demanda Don.
— Votre traitement est définitivement terminé, dit Petra. Nous avons allongé vos télomères, éliminé vos radicaux libres, réparé votre ADN, et bien d’autres choses encore. Il n’y a aucun moyen de revenir en arrière.
— Il doit bien y en avoir un, insista-t-il.
Petra haussa les épaules avec philosophie.
— On n’a pas beaucoup financé de recherches visant à réduire la durée de la vie humaine.
— Mais vous devez quand même être capable d’arrêter le rajeunissement, non ? Bon, je comprends que je ne puisse pas retrouver physiquement mes quatre-vingt-sept ans, d’accord, c’est entendu. En ce moment, j’ai l’air d’avoir, quoi, soixante-dix ans, c’est ça ? Eh bien, arrêtez le rollback juste là.
Il pointa l’index vers le tapis, comme pour indiquer un endroit précis. Soixante-dix ans, c’était gérable. L’écart ne serait pas insurmontable. Tiens, le vieux Ivan Krehmer, par exemple, sa femme avait quinze ans de moins que lui. Bon, comme ça, a priori, il ne voyait pas dans son entourage de cas où ce serait la femme qui en aurait quinze de plus, mais ça devait sûrement être fréquent aussi, de nos jours.
— Il n’existe aucun moyen d’arrêter le processus en cours, dit Petra. La limite du rollback est codée en dur dans la thérapie génique. Une fois amorcé, le processus se déroule inexorablement. Chaque fois que vos cellules se divisent, vous rajeunissez physiquement et vous devenez plus robuste, jusqu’à ce que la limite fixée ait été atteinte.
— Refaites une séance de thérapie génique, alors. Vous savez, pour annuler le…
— Nous avons essayé ça sur des animaux en laboratoire, dit Petra, simplement pour voir ce que ça donnerait.
— Et alors ?
Elle haussa les épaules.
— Ils meurent. La division cellulaire s’arrête complètement. Non, nous devons laisser le rollback aller à son terme. Oh, bien sûr, nous pourrions déprogrammer la suite prévue – le travail sur vos dents et vos genoux, la greffe d’un nouveau rein une fois que vous serez en état de supporter l’opération. Mais à quoi cela servirait-il ?
Don sentit son pouls s’accélérer.
— Je vais donc me retrouver physiquement à l’âge de vingt-cinq ans ?
— Oui, fit Petra en hochant la tête. Cela prendra deux mois pour terminer le rajeunissement, mais une fois que ce sera fait, ce sera votre âge biologique, et à partir de là, vous recommencerez à vieillir à un rythme normal.
— Ah, bon sang… fit-il doucement. (Vingt-cinq ans. Et Sarah qui en aurait encore quatre-vingt-sept.) Bon sang de bois…
Petra avait l’air consternée, et elle secouait très doucement la tête.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Don.
Le médecin leva les yeux, et son regard resta trouble un instant. Elle dit enfin :
— Navrée, mais c’est seulement que… Eh bien, jamais je n’aurais cru devoir m’excuser un jour d’avoir prolongé la vie de quelqu’un d’une bonne soixantaine d’années.
Don s’accroupit à côté du fauteuil où Sarah était assise. Il y a peu encore, il aurait souffert le martyre en faisant ça… et pourtant, il n’éprouvait aucun plaisir à pouvoir le faire maintenant sans effort.
— Je suis désolé, ma chérie, dit-il. Profondément désolé.
Mais Sarah secouait la tête.
— Non, il ne faut pas. Les choses iront très bien, tu verras.
Comment les choses pourraient-elles aller très bien ? se demanda-t-il. Ils avaient toujours été en parfaite synchronisation, nés la même année et ayant grandi avec les mêmes événements en toile de fond. Ils se souvenaient tous les deux précisément d’où ils se trouvaient le jour où Neil Armstrong avait posé le pied sur la Lune, l’année où ils avaient eu neuf ans. Ils étaient tous deux adolescents quand l’affaire du Watergate avait éclaté, jeunes adultes quand le mur de Berlin était tombé, et dans la trentaine quand l’Union soviétique s’était effondrée. Et dans la quarantaine quand on avait détecté le premier signe de vie extraterrestre. Avant même de se rencontrer, ils avaient franchi ensemble les étapes de la vie, grandissant en même temps et se bonifiant comme deux bouteilles de vin du même millésime.
Don fut soudain saisi de vertige. Ses idées se brouillèrent, tout comme sa vue, apparemment. Le visage de Sarah lui parut flou, ses larmes réussissant ce que les magiciens de Rejuvenex n’avaient pu obtenir : effacer ses rides et adoucir ses traits.
Comme de nombreux chercheurs du SETI, Sarah avait souvent travaillé tard le soir après cette première transmission extraterrestre captée en 2009. C’était le cas ce jour-là, et Don était passé la voir à son bureau de l’université de Toronto quand il avait lui-même fini sa journée dans les studios de la CBC.
— Y a quelqu’un ? avait-il lancé.
Sarah avait fait pivoter son fauteuil et avait souri en le voyant entrer, un grand carton rouge et blanc de Pizza Hut dans les mains.
— Tu es adorable ! roucoula-t-elle. Merci !
— Ah, fit-il, tu en voulais, toi aussi ?
— Tu n’es qu’un ventre ! Qu’est-ce que tu as acheté ?
— Une spéciale Pepperoni. D’abord, parce que j’adore les pepperoni, et ensuite, parce que tu es… spéciale !
— Aaahh ! fit Sarah.
En fait, elle préférait les champignons, mais Don les avait en horreur. Comme par ailleurs il détestait le poisson, ça donnait un petit discours qu’elle l’avait poliment écouté débiter à de nombreuses occasions, une sorte de justification de ses préférences alimentaires qu’il trouvait très spirituelle : « On ne devrait manger que des aliments aussi évolués que soi. Uniquement des animaux à sang chaud – des mammifères et des oiseaux – et seulement des plantes pratiquant la photosynthèse. »
— Merci d’être passé me voir, lui dit-elle, mais qu’est-ce que tu as fait des enfants ?
— J’ai appelé Carl, je lui ai dit de commander une pizza pour Emily et lui, et qu’il pouvait prendre un peu d’argent dans ma table de nuit.
— Quand Donald Halifax fait la fête, tout le monde doit faire la fête, dit-elle en souriant.
Il cherchait un endroit où mettre son carton. Elle se leva aussitôt et déposa par terre un globe terrestre qui trônait sur un meuble de rangement. Il posa le carton à la place et souleva le couvercle. Elle fut contente de voir de la fumée s’en dégager. Ce n’était pas trop surprenant : le Pizza Hut était juste un peu plus haut dans Bloor Street.
— Bon, alors, comment ça avance ? demanda-t-il.
Ce n’était pas la première fois qu’il apportait à manger dans le bureau de Sarah. Il avait tout son petit matériel dans un placard, assiette, couteau et fourchette, qu’il entreprit de sortir. Pendant ce temps, Sarah prit un morceau de pizza et commença à le manger avec les doigts.
— C’est une course de vitesse, dit-elle en retournant s’asseoir devant son ordinateur. Je progresse, mais qui sait où j’en suis par rapport aux autres ? Bien sûr, on partage beaucoup d’informations en ligne, mais je doute que quelqu’un ait encore révélé tout ce qu’il savait.
Il récupéra l’autre siège du bureau – une vieille chaise pliante – et s’installa à côté d’elle. Elle s’était habituée à la façon qu’avait Don de manger les pizzas… mais elle ne pouvait pas vraiment dire qu’elle l’appréciait. La pâte ne faisait pas partie de son régime – d’ailleurs, personne ne devrait sans doute inscrire à son régime cette pâte à pizza pleine de matières grasses, mais elle devait reconnaître qu’elle la trouvait irrésistible. Don retirait la garniture du bout de sa fourchette et la faisait tourner dans le fromage fondu comme s’il mangeait des spaghettis. Il utilisait la même méthode pour ses sandwiches, en extrayant l’intérieur avec ses couverts et en laissant le pain de côté.
— De toute façon, poursuivit Sarah, nous nous étions toujours attendus à ce que les maths soient le langage universel, et on dirait bien que c’est le cas ici. Mais les extraterrestres ont réussi à s’en servir d’une façon que j’aurais crue impossible.
— Montre-moi ça, dit Don en rapprochant sa chaise de l’ordinateur.
— Ils commencent par établir une paire de symboles dont tout le monde s’accorde à dire que ce sont des parenthèses qui contiennent d’autres choses. Tu vois cette séquence, là ? (Elle lui désigna une série de caractères affichés à l’écran.) Ça, c’est la parenthèse ouverte, et là (montrant un autre signe), c’est la parenthèse fermée. Bon, j’ai fait une sorte de transposition au fur et à mesure, tu vois, pour convertir tout ça en symboles qui nous soient familiers. Voilà ce que donne la première partie du message.
Elle bascula sur une autre fenêtre, et voici ce qu’elle contenait :
{} = 0
{*} = 1
{**} = 2
{***} = 3
{****} = 4
{*****} = 5
{******} = 6
{*******} = 7
{********} = 8
{*********} = 9
— Tu vois comme ils sont futés ? dit Sarah. Grâce aux parenthèses, on sait au premier coup d’œil que la première ligne ne contient rien. Par ailleurs, ils établissent la liste des dix premiers chiffres, de 0 à 9. Ils utilisent donc la base 10, ce qui veut dire qu’ils ont le même nombre de doigts que nous, ou peut-être ont-ils simplement décodé nos émissions télé, ce qui leur a permis de voir combien de doigts nous avons. Ah, et leur tableau nous donne aussi leur signe « égale ».
Don se leva pour prendre un autre morceau de pizza. Quand on laisse la croûte de côté, ça se mange vite, une pizza…
— Bon, poursuivit Sarah, ils nous fournissent aussitôt les opérateurs arithmétiques de base. Encore une fois, je les ai transposés dans notre notation.
Elle tourna la molette de sa souris et voici ce qui défila à l’écran :
[Question] 2+3
[Réponse] 5
[Question] 2-3
[Réponse] -1
[Question] 2*3
[Réponse] 6
[Question] 2/3
[Réponse] 0,6
— Tu vois ce qu’ils ont fait, là ? Ils ont fourni un symbole pour « Question » et un autre pour « Réponse ». On trouve aussi un symbole pour la virgule décimale et un pour la répétition d’un chiffre à l’infini, pour lequel j’ai utilisé ce machin, là, le « ».
— On appelle ça une esperluette, dit Don.
Elle lui lança un de ces regards qui signifient : « Bon, je le savais… », et poursuivit :
— Ensuite, ils établissent un symbole pour « la relation entre », que j’ai transcrit par « : », et ça nous permet d’accéder à plein d’autres concepts.
Voici ce qu’elle afficha :
[Question] 2/3 : 0,6
[Réponse] =
[Question] 5 : 3
[Réponse] >
[Question] 9 : 1
[Réponse] >>
[Question] 3 : 5
[Réponse]
[Question] 1 : 9
[Réponse]
[Question] 1 : -1
[Réponse] [opposé]
— Tu vois ? dit-elle. Maintenant, on passe aux appréciations. Neuf n’est pas seulement jugé plus grand que un, mais beaucoup plus grand que un, et un, à son tour, est beaucoup moins que neuf. Ensuite, ils nous donnent leurs symboles pour « correct » et « incorrect ».
Voici ce qui apparut à l’écran :
[Question] 2+5
[Réponse] 7 [correct]
[Question] 3*3
[Réponse] 9 [correct]
[Question] 8-3
[Réponse] 6 [incorrect]
— Et là, dit Sarah, ça devient vraiment passionnant…
— J’ai du mal à contenir mon enthousiasme… dit Don.
Elle lui donna une petite tape affectueuse sur le bras et grignota un morceau de pizza avant de modifier l’écran.
— On trouve ça un peu plus loin dans le message. Regarde :
[Question] 8/12
[Réponse 1] 4/7 [incorrect]
[Réponse 2] 4/6 [correct] [alpha]
[Réponse 3] 2/3 [correct] [bêta]
— Tu comprends ce qu’ils veulent nous montrer, là ? J’ai affecté des lettres grecques aux deux nouveaux symboles qu’ils introduisent. Voyons si tu trouves ce qu’ils signifient.
Il faut reconnaître que Don eut le mérite de s’arrêter de se goinfrer de fromage et de pepperoni pour examiner attentivement l’écran.
— Eh bien… finit-il par dire, les réponses deux et trois sont correctes, mais, hmm, la trois est plus correcte que la deux, parce que la fraction est réduite, c’est ça ?
— Bravo ! C’est exactement ça ! Alors, tu vois, ils viennent juste de nous donner le moyen d’exprimer des concepts très puissants.
Elle appuya sur une touche, et les termes alpha et bêta furent remplacés par des mots :
[Question] 8/12
[Réponse 1] 4/7 [incorrect]
[Réponse 2] 4/6 [correct] [mauvais]
[Réponse 3] 2/3 [correct] [bon]
— C’est-à-dire qu’ils nous fournissent un terme permettant de distinguer, entre deux réponses techniquement correctes, celle qui est préférable à l’autre, c’est-à-dire celle qui est bonne et celle qui est mauvaise. Et rien que pour enfoncer le clou, pour bien nous montrer qu’ils font cette distinction, voilà ce qu’ils nous donnent :
[Question] [mauvais] : [bon]
[Réponse] [opposé]
Sarah traduisit :
— Quelle est la relation entre « mauvais » et « bon » ? Eh bien, ils sont opposés, exactement comme « un » et « moins un » qu’on a vus tout à l’heure. Ils nous disent que ces deux termes doivent être considérés comme antinomiques, ce qui n’est pas la même chose que « bon » et « meilleur », ce qui aurait pu être une autre manière de traduire alpha et bêta.
— C’est fascinant, dit-il.
Elle déplaça la souris et un nouvel écran apparut.
— Maintenant, dit-elle, voyons ce qu’on peut faire quand les choses ne sont pas aussi nettement tranchées. Regarde ça : qu’est-ce que veut dire gamma ?
{3 5 7 11 13 } = [gamma]
— Une suite de nombres impairs ? proposa-t-il. Des nombres de deux en deux ?
— Regarde bien. Il manque le neuf.
— Ah oui, c’est vrai. Heu, et puis il y a encore ce machin, là.
— On appelle ça une esperluette, dit Sarah en imitant le ton qu’avait eu Don un peu plus tôt, ce qui le fit sourire. Bon, je vais te donner un indice, quelque chose que j’ai repéré à d’autres endroits. Quand l’esperluette est collée à droite d’un chiffre, ça veut dire que ce chiffre se répète indéfiniment. Mais s’ils sont séparés par un espace – une petite pause dans la transmission, comme dans cet exemple –, alors je crois que ça signifie que c’est la séquence qui se poursuit indéfiniment.
— Trois, cinq, sept, onze, treize…
— Allez, je te donne un autre indice. Le nombre suivant serait dix-sept.
— Hmm…
— Ce sont des nombres premiers, dit-elle. Gamma est leur symbole pour les nombres premiers.
— Ah, oui… Mais pourquoi commencer seulement à trois ?
À présent, Sarah avait un large sourire.
— Tu vas voir, dit-elle, c’est là que ça devient vraiment génial. (Elle promena son curseur à l’écran.) Il y a encore un peu de théorie des ensembles pour établir le symbole « appartient à », mais je ne vais pas t’ennuyer avec ça. Voilà où on en arrive :
[Question] 5 [appartient à] [nombres premiers]
[Réponse] [correct]
— Est-ce que cinq appartient à l’ensemble des nombres premiers – ou en langage plus courant, cinq est-il un nombre premier ? Et la réponse est oui. Effectivement, cinq faisait partie des chiffres donnés à titre d’exemples pour définir le symbole « nombres premiers ».
Elle fit apparaître une autre paire Question Réponse :
[Question] 4 [appartient à] [nombres premiers]
[Réponse] [incorrect]
— Est-ce que quatre est un nombre premier ? interpréta Sarah. Non.
Elle fit tourner la molette de la souris.
[Question] 3 [appartient à] [nombres premiers]
[Réponse] [correct]
— Est-ce que trois est premier ? Oui, absolument. Et deux, alors ? Ah, jetons un coup d’œil.
Quelques coups de souris, et ceci apparut :
[Question] 2 [appartient à] [nombres premiers]
[Réponse 1] [correct] [bon]
[Réponse 2] [incorrect] [bon]
[Réponse 3] [delta]
— Hein, quoi ?
— Exactement ma première réaction, dit Sarah en souriant.
— Alors, qu’est-ce que c’est, ce delta ?
— Voyons si tu y arrives tout seul. Regarde un instant les réponses un et deux.
Il fronça les sourcils.
— Hé, attends un peu… Elles ne peuvent pas être bonnes toutes les deux. Le chiffre deux est bel et bien un nombre premier, donc ça ne peut pas être une bonne réponse si on dit le contraire.
Elle eut un petit sourire énigmatique.
— Ils donnent exactement les mêmes réponses pour le chiffre un, dit-elle en défilant un peu plus bas.
[Question] 1 [appartient à] [nombres premiers]
[Réponse 1] [correct] [bon]
[Réponse 2] [incorrect] [bon]
[Réponse 3] [delta]
— Encore une fois, c’est n’importe quoi, dit-il. Soit un est premier, soit il ne l’est pas. Et en fait, il l’est, n’est-ce pas ? Un est un nombre entier qui n’est divisible que par lui-même ou par un, c’est bien ça la définition ?
— C’est ce qu’on t’a appris au lycée de Humberside ? Oui, c’est comme ça qu’on définissait autrefois les nombres premiers, et c’est ce que tu trouveras encore dans quelques vieux bouquins de maths. Mais aujourd’hui, c’est différent. On considère généralement comme premiers les nombres qui peuvent se décomposer strictement en un seul produit de deux facteurs distincts, eux-mêmes et un. Comme « un » se réduit à un seul facteur entier, ce n’est pas un nombre premier.
— Ça me paraît assez arbitraire, fit Don.
— Tu as raison, ça peut se discuter. Un est effectivement un drôle de nombre premier. Quant à deux… eh bien, c’est le seul nombre premier qui soit pair. On pourrait aussi bien définir arbitrairement l’ensemble des nombres premiers comme étant tous les nombres impairs qui n’ont que deux facteurs entiers. Et dans ce cas, deux n’est pas un nombre premier.
— Ah…
— Tu vois, maintenant ? C’est ça qu’ils veulent nous dire. Je pense que delta est le symbole qui signifie : « C’est une question d’opinion. » Aucune réponse n’est mauvaise ; c’est uniquement une affaire de préférence personnelle, tu comprends ?
— C’est fascinant.
— Oui, fit-elle en hochant la tête. Mais maintenant, la partie suivante devient vraiment intéressante. Ailleurs, ils ont défini les symboles pour « émetteur » et « récepteur » – c’est-à-dire « moi », la personne qui envoie le message, et « vous », pour la personne qui le reçoit.
— Bon, O.K.
— Et grâce à cela, dit Sarah, ils passent aux choses sérieuses. Regarde un peu ça.
L’affichage changea.
[Question] [bon] : [mauvais]
[Réponse] [émetteur] [opinion] [bon] >> [mauvais]
— Là, tu vois, la question porte sur la relation entre « bon » et « mauvais ». Et la réponse de l’émetteur – qui nous avait dit précédemment que « bon » était l’opposé de « mauvais » – ajoute quelque chose de beaucoup plus intéressant : « bon » est beaucoup plus grand que « mauvais »… C’est une déclaration de principe philosophique très importante.
— « Votre livre sacré ne promet-il pas que le Bien est plus fort que le Mal ? »
Sarah ouvrit des yeux ronds.
— Tu es en train de me citer la Bible ?
— Hem, non, pas vraiment. C’est dans la deuxième saisonde Star Trek, l’épisode intitulé Nous, le peuple. (Il haussa les épaules d’un air un peu gêné.) « Oui, il est ainsi écrit : le Bien triomphera toujours du Mal. »
Sarah secoua la tête avec un sourire affectueux.
— Ah, Donald Halifax, tu me surprendras toujours…
— McGavin Robotics, fit une voix féminine distinctement professionnelle. Bureau du président.
Pour une fois, Don aurait bien aimé avoir un vidéophone… Si ça se trouvait, il était en train de parler à un robot.
— Je souhaiterais parler à Cody McGavin, s’il vous plaît.
— Mr McGavin est indisponible pour l’instant. Puis-je savoir qui le demande ?
— Oui, Donald Halifax.
— Et puis-je connaître la raison de votre appel ?
— Je suis le mari de Sarah Halifax.
— Ah, oui. L’astronome du SETI, c’est bien cela ?
— Oui, c’est cela.
— Que puis-je pour vous, Mr Halifax ?
— J’ai besoin de parler à Mr McGavin.
— Comme vous l’imaginez sans doute, l’agenda de Mr McGavin est très chargé. Peut-être pourrais-je vous aider ?
Don soupira. Il commençait à comprendre.
— Je suis à quelle profondeur, là ? demanda-t-il.
— Je vous demande pardon ?
— Combien y a-t-il de niveaux entre McGavin et vous ? Si je vous confie un message, et si vous décidez qu’il mérite d’être transmis, il ne va pas directement à McGavin, n’est-ce pas ?
— Normalement, non. Je suis la réceptionniste du bureau du président.
— Et vous vous appelez ?
— Miss Hashimoto.
— Qui est votre supérieur hiérarchique ?
— Mr Harse, qui est le secrétaire du secrétaire de Mr McGavin.
— Par conséquent, je dois passer par vous, ensuite par le secrétaire du secrétaire, et enfin par le secrétaire lui-même avant de pouvoir joindre McGavin, c’est bien ça ?
— Nous sommes obligés de respecter les procédures, monsieur, je suis sûre que vous le comprenez. Mais, bien sûr, les choses peuvent remonter très rapidement si nécessaire. Et maintenant, si vous voulez bien simplement me dire de quoi vous avez besoin… ?
Don respira profondément avant de répondre :
— Mr McGavin nous a offert, à ma femme et moi, des traitements de rajeunissement – vous savez, des rollbacks. Mais ça n’a pas marché pour ma femme, seulement pour moi. Le médecin de Rejuvenex nous a dit qu’il n’y avait rien à faire, mais peut-être que si elle recevait une demande directement de Mr McGavin… L’argent permet de tout obtenir, je le sais bien. S’il exprimait son mécontentement, je suis sûr que…
— Mr McGavin a déjà reçu un rapport complet à ce sujet.
— Je vous en prie, fit Don. Je vous en prie, ma femme… ma femme va mourir.
Silence. Ses mots avaient été d’une franchise plus brutale que ce que la réceptionniste du secrétaire du secrétaire du président avait l’habitude d’entendre.
— Je suis désolée, dit Miss Hashimoto avec ce qui ressemblait à un regret sincère.
— Je vous en prie, répéta-t-il. Le rapport qu’il a reçu venait très certainement de Rejuvenex, et ils ont dû le biaiser un peu. Je voudrais qu’il comprenne ce que nous… ce que Sarah doit endurer.
— Je lui ferai savoir que vous avez appelé.
Non, songea-t-il, vousn’en ferez rien. Vous allez vous contenter de transmettre au niveau au-dessus…
— Si seulement je pouvais parler à Mr McGavin, rien qu’une minute. Je veux simplement…
Cela faisait des dizaines d’années qu’il n’avait pas supplié quelqu’un, pas depuis…
C’est à cet instant que tout lui revint en mémoire, avec la brutalité d’un coup de massue sur la tête.
Il y avait quarante-cinq ans de cela, dans le service de cancérologie de Princess Margaret. Le Dr Gottlieb évoquait des thérapies expérimentales, des approches nouvelles et non encore validées.
Don l’avait suppliée de les essayer sur Sarah, de tenter n’importe quoi pour la sauver. Les détails s’étaient effacés avec le temps, mais il se souvenait maintenant du traitement aux interférons, dont l’application n’était pas approuvée aux États-Unis. Gottlieb avait sans doute accepté d’y recourir à cause de ses supplications, de ses demandes incessantes de tout faire qui puisse aider.
Le traitement expérimental avait échoué. Mais aujourd’hui, quatre décennies plus tard, ses effets résiduels bloquaient un autre traitement, et tout ça – il ravala péniblement sa salive – par sa faute.
— Mr Halifax ? dit Miss Hashimoto. Vous êtes toujours là ?
Oui, pensa-t-il. Je suis toujours là. Et je serai encore là pendant toutes ces années à venir, longtemps après que Sarah sera partie.
— Oui, fit-il.
— Je comprends que vous soyez bouleversé, et croyez-moi, je suis de tout cœur avec vous. Je vais affecter une superpriorité à ce message. C’est le maximum que je puisse faire. Il ne reste qu’à espérer que quelqu’un vous recontactera très prochainement.
Tout comme il le faisait à cette époque déjà si lointaine où Sarah essayait de traduire le premier message des Dracons, Don passait la voir de temps en temps pour discuter de ses progrès dans le déchiffrage de leur réponse. Mais au lieu de travailler à l’université, elle avait préféré s’installer dans le bureau – la chambre à l’étage qui avait été autrefois celle de Carl.
Le message d’origine de Sigma Draconis, capté en 2009, avait comporté deux parties : un préambule, explicitant le langage symbolique utilisé, et le cœur du message – qu’on avait rapidement appelé le CDM – qui utilisait ces symboles de façon mystérieuse. Mais Sarah avait fini par comprendre l’objet du CDM, et on avait pu transmettre une réponse.
Ce nouveau message des extraterrestres comportait également deux sections. Mais dans le cas présent, le début fournissait le mode d’emploi pour décrypter le reste, à condition de disposer de la bonne clef de transcription. Quant à la nature de ce fameux reste… ma foi, on pouvait tout imaginer. Comme il était codé, on n’y repérait pas un seul des symboles définis dans le message d’origine.
— Peut-être que les extraterrestres répondent à une des réponses officieuses, dit Don un soir, appuyé contre le chambranle de la porte du bureau et les mains croisées sur la poitrine. Si je me souviens bien, avant que tu ne transmettes la réponse officielle, des milliers de gens avaient envoyé leur réponse personnelle aux Dracons, je ne me trompe pas ?
Dans la lueur de son écran magphotique qui nimbait ses cheveux blancs, Sarah semblait incroyablement vieille, presque un fantôme.
— Non, fit-elle, c’est bien ça.
— Alors, la clef de décodage correspond peut-être à quelque chose qui se trouvait dans un de ces messages. Bon, je sais que tu y as énormément travaillé, mais il se pourrait que les Dracons n’aient pas été intéressés par la réponse officielle du SETI. Si ça se trouve, le destinataire de ce nouveau message a déjà réussi à le lire.
— Non, non, fit Sarah en secouant la tête. Ce message est bien la réponse à notre transmission officielle. J’en suis certaine.
— Tu prends peut-être tes désirs pour des réalités ? dit-il doucement.
— Non, pas du tout. Notre réponse officielle comportait un en-tête spécial, une longue série de chiffres, pour authentifier le message. C’est une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas publié sur le Web l’intégralité de ce que nous avons transmis. Sinon, tout le monde connaîtrait cet en-tête, et du coup, il ne servirait plus à rien. Il représente une identification unique de la réponse que nous avons envoyée au nom de la planète entière. Et la réponse que nous venons de recevoir fait référence à cet en-tête.
— Tu veux dire qu’il le mentionne ? Mais alors, maintenant, tout le monde doit le connaître, non ? N’importe qui pourra désormais envoyer un nouveau message aux Dracons, et il aura l’air officiel.
Le visage ridé de Sarah se plissa encore davantage dans la lumière froide de son moniteur.
— Non, fit-elle. Les Dracons ont compris que nous tentions de fournir un moyen de distinguer notre réponse officielle de toutes celles transmises. Ils ont évidemment saisi que nous ne voulions pas non plus que l’en-tête soit connu de ceux qui réussiraient à capter leur tout dernier message. C’est pourquoi ils ont simplement mentionné un chiffre sur deux, pour bien nous montrer que c’est au message officiel qu’ils répondent tout en évitant de révéler le code d’authentification que nous avions utilisé.
— Bon, eh bien, voilà ta réponse, fit Don qui avait l’air tout content de lui. La clef de décodage doit forcément être tous les autres chiffres de l’en-tête, ceux que les Dracons n’ont pas retransmis.
Sarah sourit.
— C’est la première chose que nous avons essayée. Ça n’a pas marché.
— Ah, fit-il. Bon, c’était juste une idée comme ça. Tu viens te coucher ?
Elle regarda l’horloge.
— Non, je… (Elle s’interrompit, et Don sentit son estomac se nouer. Elle avait peut-être voulu dire : Je n’ai pas de temps à gaspiller en dormant.) Je vais continuer de travailler un peu à tout ça, conclut-elle. Je ne vais pas tarder à te rejoindre. Vas-y, toi.
Don essaya encore quatre fois d’appeler le bureau de McGavin, sans succès, mais son datacom finit par sonner. La sonnerie qu’il avait programmée était le code musical de cinq notes utilisé dans un film oublié depuis longtemps, Rencontres du troisième type. Ce genre d’histoire où des extraterrestres visitent la Terre était franchement désuet aujourd’hui. Il regarda l’identifiant de l’appelant : il y avait marqué « McGavin, Cody »… Pas « McGavin Robotics », mais bel et bien son nom.
— Allô ? fit Don précipitamment aussitôt après avoir ouvert son datacom.
— Don ? dit McGavin. (Il se trouvait dans un endroit bruyant, et il criait dans l’appareil.) Désolé d’avoir autant tardé à vous rappeler.
— Ce n’est pas grave, Mr McGavin. J’avais besoin de vous parler de Sarah.
— Oui, fit McGavin toujours en criant. Je suis désolé, Don. On m’a informé de tout ça. C’est vraiment terrible. Comment Sarah le prend-elle ?
— Physiquement, ça va. Mais psychologiquement, c’est très dur.
— Oui, je comprends, dit McGavin aussi doucement qu’il est possible quand on est forcé de crier.
— J’espérais que vous pourriez parler aux gens de Rejuvenex.
— C’est ce que j’ai fait, plusieurs fois et longuement. Ils me disent qu’il n’y a vraiment rien à faire.
— Mais on doit forcément pouvoir faire quelque chose. J’imagine bien qu’ils ont essayé toutes les méthodes standard, mais il doit bien y avoir un moyen de faire marcher le rollback sur Sarah si vous…
Il s’arrêta de parler, ce qui était probablement aussi bien. Il avait failli dire : « Si vous y remettez suffisamment d’argent. » Mais McGavin ne l’écoutait pas. Don l’entendait dire quelque chose à quelqu’un. Apparemment, il avait posé le doigt sur le micro de son datacom et parlait à un de ses larbins à côté de lui. Il revint enfin en ligne.
— Ils y travaillent, Don, et je leur ai dit de ne pas regarder à la dépense. Mais ils ne savent vraiment pas par quel bout le prendre.
— Ils avaient dans l’idée que ça pouvait venir d’un traitement anticancéreux expérimental.
— Oui, c’est ce qu’ils m’ont dit. Je les ai autorisés à dépenser tout ce qu’il fallait pour en obtenir un échantillon, ou pour carrément le synthétiser. Mais les chercheurs à qui j’ai parlé m’ont dit que les dégâts étaient irréversibles.
— Il faut qu’ils continuent d’essayer. Ils ne doivent pas baisser les bras.
— Ils ne les baisseront pas, Don. Croyez-moi, c’est un énorme problème pour eux. Ça risque d’affecter le cours en Bourse de leur société si jamais ça se sait, à moins qu’ils ne trouvent une parade.
— Si vous apprenez quoi que ce soit, dit Don, dites-le-moi tout de suite, je vous en supplie.
— Oui, bien sûr, fit McGavin, mais…
Mais ne vous faites pas trop d’illusions, c’était le message implicite. McGavin avait probablement lu un simple résumé du long rapport que Don avait fini par obtenir de Rejuvenex, mais la conclusion était la même : pas de solution envisageable dans un avenir proche.
— Bon, de toute façon, poursuivit McGavin, si Sarah a besoin d’aide pour son travail de décryptage, ou si vous avez tous les deux besoin de quoi que ce soit, dites-le-moi simplement.
— Elle a besoin d’un rollback.
— Je suis vraiment désolé, Don, dit McGavin. Écoutez, j’ai un avion à prendre, là, mais on reste en contact, d’accord ?
En 2009, les membres du groupe d’études officiel mis en place par le SETI avaient créé un newsgroup pour partager les résultats de leurs travaux de déchiffrage des différentes parties de ce premier message radio extraterrestre. La rumeur circulait que les astronomes du Vatican travaillaient eux aussi à plein temps sur ce décryptage, de même, sans doute, qu’une équipe du Pentagone. Des centaines de milliers d’amateurs s’y étaient également attelés.
En plus des développements sur les symboles mathématiques, certaines parties du message se révélèrent être des diagrammes bitmap. C’est un chercheur de Calcutta qui fut le premier à s’en rendre compte. Un type de Tokyo entra peu de temps après dans la danse, en démontrant qu’un grand nombre de ces blocs graphiques étaient en fait des animations assez courtes. La dernière image de chaque film comportait un nouveau symbole, probablement le mot à utiliser désormais pour représenter le concept illustré par la séquence animée : « croissance », « attraction », etc.
Le message contenait aussi beaucoup d’informations sur l’ADN – et il n’y avait aucun doute que c’était bien d’ADN qu’il s’agissait, car on y trouvait sa formule chimique détaillée. C’était apparemment la même molécule héréditaire qu’on trouvait sur Sigma Draconis II – ce qui raviva aussitôt les vieux débats sur la panspermie, l’idée que la vie sur la Terre serait apparue quand des micro-organismes venus de l’espace s’y seraient retrouvés par hasard. Certains disaient que les Dracons pourraient bien être des cousins très éloignés.
Le message comportait également un exposé sur les chromosomes, même s’il fallut un biologiste – qui se trouvait à Pékin – pour reconnaître que c’était bien de cela qu’il s’agissait, car les chromosomes étaient représentés sous forme d’anneaux et non de longues chaînes. C’est ainsi que Sarah avait appris que les bactéries possédaient apparemment des chromosomes circulaires, ce qui les rendait pratiquement immortelles puisqu’elles étaient capables de se diviser indéfiniment. C’est l’innovation de briser ce cercle pour constituer des chromosomes en forme de lacets de chaussures qui avait conduit – sur la Terre, en tout cas – au développement des télomères, ces terminaisons de protection qui diminuent à chaque fois qu’une cellule se divise, ce qui aboutit à une mort programmée des cellules. Personne n’était capable de dire si les émetteurs du message avaient eux-mêmes des chromosomes circulaires, ou s’ils décrivaient simplement ce qu’ils pensaient être le modèle ancestral universel, ou le plus répandu. Sur Terre, en termes de biomasse et de nombre d’organismes vivants, les anneaux chromosomiques l’emportaient très largement sur le modèle en chaîne.
Une fois cette partie de l’énigme résolue, des tas de gens publièrent simultanément la signification de l’ensemble de symboles suivants. Ils décrivaient les différents stades de la vie : les gamètes séparés, la conception, la croissance intra-utérine, la naissance, la croissance postnatale, la maturité sexuelle, la fin des capacités de reproduction, la vieillesse et la mort.
Tout cela était passionnant, bien sûr, mais semblait n’être qu’une sorte de prologue, des cours de langue pour établir une liste de vocabulaire. Dans ces premières découvertes, à part cet exemple fascinant disant que « bon » était beaucoup plus grand que « mauvais », rien ne semblait vouloir dire quelque chose de significatif.
Mais il restait une grande partie du message à interpréter – le CDM, le cœur du message, tout un méli-mélo de symboles et de concepts établis précédemment, chacun accompagné d’une série de nombres. Personne ne parvenait à y comprendre quoi que ce soit.
C’est un samedi soir qu’eut lieu la grande percée. Chez les Halifax, le samedi soir était réservé au Scrabble. Don et Sarah s’installaient à la table de la salle à manger, face à face, avec entre eux le plateau de jeu pivotant que Sarah avait offert pour Noël à son mari il y avait tant d’années de cela.
Sarah était loin d’aimer ce jeu autant que Don, mais elle acceptait d’y jouer pour lui faire plaisir. Lui, de son côté, aimait moins le bridge qu’elle – ou plutôt, pour être tout à fait franc, il aimait moins Julie et Howie Fein qui habitaient un peu plus loin dans leur rue –, mais il se faisait un devoir d’accompagner Sarah une fois par semaine pour y jouer.
Ils approchaient de la fin de la partie, et il ne restait qu’une douzaine de lettres dans la pioche. Comme d’habitude, Don menait largement. Il avait déjà réussi un « scrabble » – c’est-à-dire obtenu un bonus de cinquante points en posant ses sept lettres d’un coup – en construisant BÉGAYERAI à partir du AY qu’il avait joué précédemment, un de ces mots de deux lettres acceptés au Scrabble, mais que Sarah n’avait jamais entendu utiliser par qui que ce soit en quarante-huit ans d’existence. Don était un expert dans ce qu’elle appelait le Scrabblabla : il avait mémorisé des listes interminables de mots obscurs, sans même se donner la peine d’en apprendre la signification. Elle avait depuis longtemps renoncé à contester les mots qu’il jouait : ils figuraient toujours dans l’Officiel du Scrabble, même si son fidèle Canadian Oxford à elle ne les mentionnait pas. Bon, ça n’était déjà pas drôle quand il jouait quelque chose du genre de TOKAJS, comme il venait de le faire à l’instant, avec un K et un J, mais réussir en plus à le poser sur un mot triple, et…
Et soudain, Sarah se retrouva debout.
— Eh bien quoi ? fit Don indigné. C’est un vrai mot !
— Ce n’est pas seulement le symbole qui compte, c’est l’endroit où il apparaît !
Elle était déjà dans la cuisine, qu’elle traversa rapidement pour rejoindre le salon.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-il en se levant pour aller la rejoindre.
— Dans le message ! La partie qui n’a aucun sens ! (Elle parlait tout en continuant de marcher.) Le reste du message définit une sorte de… d’espace conceptuel, et les nombres représentent les coordonnées des emplacements où les symboles doivent être placés. Ils relient les concepts dans une sorte de matrice à trois dimensions…
Elle était en train de dévaler l’escalier menant au sous-sol, là où se trouvait à l’époque l’ordinateur familial. Don la suivit. Carl, un adolescent de seize ans, était assis devant le volumineux écran, des écouteurs sur les oreilles, occupé à jouer à un de ces jeux d’action que Don désapprouvait fortement. De son côté, la petite Emily regardait à la télé un épisode de Desperate Housewives.
— Carl, j’ai besoin de l’ordinateur.
— Attends un peu, maman. J’en suis au dixième niveau…
— Tout de suite !
Il était exceptionnel que Sarah crie, et son fils se leva d’un bond pour lui laisser la place.
— Comment on sort de ce foutu machin ? demanda-t-elle sèchement en s’asseyant.
Carl tendit le bras par-dessus l’épaule de sa mère et fit quelque chose avec la souris. Pendant ce temps, Don avait baissé le volume de la télé, s’attirant un « Hé ! » indigné de la part d’Emily.
— C’est un réseau X-Y-Z, dit Sarah. (Elle ouvrit Firefox et accéda à l’un des innombrables sites où l’on pouvait trouver le message des Dracons en ligne.) J’en suis certaine. Ils définissent l’emplacement des termes.
— Sur une carte ? demanda Don.
— Quoi ? Non, non. Pas sur une carte… Dans l’espace ! C’est une sorte de langage descriptif à trois dimensions. Tu sais, comme Postcript, mais pour des documents qui n’ont pas seulement une largeur et une hauteur, mais également une profondeur. (Elle tapait fébrilement sur son clavier.) Si seulement j’arrivais à trouver les paramètres qui définissent le volume, et…
Encore une série de touches. Don et Carl l’observaient, absolument fascinés.
— Ah, bon sang ! s’écria Sarah. Ce n’est pas un cube… ce serait trop simple. Un prisme rectangulaire, alors. Mais quelles sont les dimensions ?
Le curseur se déplaçait à l’écran comme une fusée pilotée par un savant fou.
— Bon, fit-elle en parlant manifestement toute seule maintenant, si ce ne sont pas des nombres entiers, ça pourrait être des racines carrées…
— Papa… ?
Don se retourna. Emily le regardait avec de grands yeux ronds.
— Oui, ma chérie ?
— Qu’est-ce qu’elle fait, maman ?
Il jeta un coup d’œil à l’écran. Sarah avait lancé un programme graphique. Don se dit qu’elle devait être maintenant contente d’avoir finalement offert à Carl la super-carte vidéo dont il rêvait pour ses jeux.
— Je crois, dit Don en se tournant de nouveau vers sa fille, qu’elle est en train d’écrire une nouvelle page d’Histoire.