Les événements qui suivent ont eu lieu il y a bien longtemps, au cours des premières décennies de la Seconde République alors que je n’étais qu’un enfant de Haute Pannonie. La vie était simple alors, du moins pour nous autres. Nous habitions dans un village forestier sur la rive droite du Danube – mes parents, ma grand-mère, ma sœur Friya et moi-même. Mon père, Tyr, dont je porte le nom, était forgeron, ma mère, Julia, nous faisait l’école à la maison, quant à ma grand-mère, elle était la prêtresse du petit temple de Junon Teutonica à côté de chez nous.
Nous menions une vie paisible. L’automobile n’avait pas encore été inventée – nous étions alors dans les années 2650 et l’on roulait encore en attelages – et nous quittions que très rarement le village. Une fois par an, le jour d’Augustus – on fêtait encore à cette époque le jour d’Augustus –, nous mettions nos plus beaux habits et notre père sortait le char métallique du hangar, celui qu’il avait construit de ses propres mains, et nous allions jusqu’au grand municipe de Venia, à deux heures de route, pour y écouter l’orchestre impérial jouer des valses sur la place de Vespasianus. Après, nous mangions des gâteaux et de la chantilly au Grand Hôtel, accompagnés pour les adultes de chopes de bière au cherry, puis nous reprenions la longue route pour rentrer chez nous. De nos jours, bien sûr, la forêt a disparu, notre petit village a été englouti par le municipe et il ne faut plus qu’une vingtaine de minutes en voiture pour rejoindre le centre-ville où nous habitons. Mais, à cette époque, c’était pour nous toute une expédition, l’événement de l’année.
Je sais bien que Venia n’est qu’une petite ville de province, que comparée à Londin, Parisi ou Urbs Roma, elle ne pèse pas bien lourd. Mais elle était pour moi la capitale du monde. Ses splendeurs étaient pour moi une source d’émerveillement. Nous grimpions jusqu’à la grande colonne du Basileus Andronicus, que les Grecs avaient érigée huit cents ans plus tôt en commémoration de leur victoire sur le César Maximilianus lors de la guerre civile à l’époque où l’Empire était divisé, et nous observions la ville de là-haut. Ma mère, qui avait grandi à Venia, nous indiquait tous les monuments de la ville, le sénat, l’opéra, l’aqueduc, l’université, les dix ponts, le temple de Jupiter Teutonicus, le palais du proconsul, le palais, plus important encore, que Trajan VII s’était fait construire au cours de cette période vertigineuse où Venia était essentiellement la seconde capitale de l’Empire, et ainsi de suite. Des jours durant, mes rêves étaient remplis des merveilles que j’avais vues à Venia, et ma sœur et moi chantions des valses tout en nous promenant dans les sentiers forestiers.
Il y eut une année marquante où nous nous sommes rendus à Venia à deux occasions. C’était en 2647, j’avais dix ans et je m’en souviens précisément parce que c’était l’année de la mort du Premier Consul.
— C. Junius Scaevola, je veux dire, le fondateur de la Seconde République. Mon père était dans tous ses états en apprenant sa mort. « L’avenir va être incertain, très incertain, vous verrez », ne cessait-il de répéter. J’ai demandé à ma grand-mère ce qu’il entendait par là : « Ton père craint qu’ils ne restaurent l’Empire maintenant que le vieil homme est mort. » Je ne voyais pas ce qu’il y avait de si terrible – tout cela se ressemblait à mes yeux, l’Empire ou la République, le consul ou l’empereur – mais mon père prenait visiblement la chose très à cœur et, lorsque que le nouveau Premier Consul vint à Venia cette année-là, alors qu’il parcourait l’immense royaume, province après province, histoire de prouver au peuple que la République était toujours aussi stable et intacte, mon père a sorti son attelage et nous sommes tous allés voir sa procession et assister à son triomphe. J’eus donc droit à une seconde visite de la capitale cette année-là.
Un demi-million de personnes s’étaient réunies dans le centre de Venia, disait-on, pour applaudir le nouveau Premier Consul. Il s’agissait bien entendu de N. Marcellus Turritus. Vous vous le représentez sans doute sous les traits du vieillard chauve et obèse qui apparaît sur les pièces de la fin du vingt-septième siècle que l’on trouve encore de temps en temps, mais celui que j’ai vu ce jour-là – ce n’était qu’une vision furtive, une fraction de seconde, le temps que le chariot consulaire passe devant nous, mais j’en garde un souvenir encore vif soixante-sept ans plus tard – était mince et viril, la mâchoire volontaire, un regard ardent et d’épais cheveux bouclés. Nous avons tous levé la main pour le salut romain et crié à pleins poumons : « Ave, Marcellus ! Longue vie au consul ! »
(Au fait, nous ne nous sommes pas exprimés en latin mais en germanique. Ce qui m’a beaucoup étonné. Mon père m’expliqua plus tard que c’était le Premier Consul lui-même qui l’avait exigé. Il souhaitait manifester son amour du peuple en favorisant les langues régionales, même au cours d’une célébration publique comme celle-ci. Les Gaulois l’avaient accueilli dans leur langue, les Lusitaniens dans ce qui leur sert de langue et, comme il voyageait au sein des provinces teutonnes, il souhaitait qu’on l’acclame en germanique. Je comprends bien qu’il y a aujourd’hui des individus, des républicains particulièrement conservateurs pour considérer la chose comme une terrible erreur, puisque cela entraînait la résurgence de toutes sortes d’activités régionales séparatistes au sein de l’Empire. Il s’agissait de cette même ferveur régionaliste, diraient-ils encore, qui avait conduit l’Empire à sa perte une centaine d’années plus tôt. Pour des hommes comme mon père, cependant, il s’agissait là d’un brillant coup politique, et il acclama le Premier Consul avec une force et une exubérance toutes germaniques. Mais mon père réussissait à être à la fois un régionaliste convaincu et un fervent républicain. Je tiens à souligner que malgré les vives objections de ma mère, mon père avait insisté pour appeler ses enfants d’après d’anciens dieux teutons au lieu des noms latins en vogue à l’époque en Pannonie.)
Hormis nos excursions à Venia une fois l’an, et à deux reprises exceptionnellement cette année-là, je n’étais jamais allé ailleurs. Je jouais, je péchais, je nageais, j’aidais mon père à la forge, ma grand-mère au temple, et j’apprenais à lire et à écrire à l’école de ma mère. Parfois, Friya et moi allions nous promener dans la forêt, qui à cette époque était boisée, sombre et mystérieuse. Et c’est ainsi que j’ai rencontré le dernier des Césars.
Il y avait, à ce qu’on racontait, une maison hantée dans la forêt. C’est Marcellus Aurelius Schwarzchild, le fils du tailleur, un garçon fourbe et antipathique affublé d’un léger strabisme, qui m’avait mis la puce à l’oreille. Il disait qu’elle avait jadis été un pavillon de chasse à l’époque des Césars, et que l’on pouvait voir le fantôme ensanglanté d’un empereur tué lors d’une partie de chasse chaque jour à midi, heure de sa mort, courant après un loup autour de la maison. « Je l’ai vu de mes propres yeux, disait-il. Le fantôme de l’empereur. Il portait une couronne de laurier et tout, et son fusil était tellement brillant qu’on aurait dit de l’or. »
Je n’en croyais pas un mot. Je me disais qu’il n’aurait jamais eu le courage de s’approcher de la maison hantée, et encore moins de voir le fantôme. Marcus Aurelius Schwarzchild était le genre de gosse que personne n’aurait cru, même s’il vous avait annoncé qu’il pleuvait sous une averse torrentielle. Premièrement, je ne croyais pas trop aux fantômes. Mon père m’avait toujours dit qu’il était absurde de croire que les morts puissent se promener dans le monde des vivants. Ensuite, j’avais demandé à ma grand-mère si un empereur avait été tué dans un accident de chasse dans nos bois, et elle m’avait répondu en riant, que non, jamais : les soldats impériaux auraient certainement rasé le village et brûlé la forêt si cela s’était produit.
Pourtant, personne ne doutait de l’existence de cette maison, hantée ou pas. Tout le monde au village la connaissait. On disait qu’elle se trouvait dans une partie obscure de la forêt où les arbres étaient tellement vieux que leurs immenses branches s’entremêlaient. Pratiquement personne n’avait jamais osé s’y aventurer. La maison n’était qu’un tas de ruines, disait-on, et hantée de surcroît, nul doute là-dessus, il valait donc mieux la laisser là où elle était.
Je me disais alors que cette maison avait fort bien pu être un ancien pavillon de chasse impérial, et que si elle avait été abandonnée en hâte après un quelconque accident, il devait certainement rester ici ou là quelques bibelots des Césars, des petites statuettes de dieux, ou des reproductions sur pierres précieuses de la famille royale et autres objets du même genre. Ma grand-mère collectionnait les objets anciens. Son anniversaire approchait et je voulais lui faire un beau cadeau. Les autres villageois étaient peut-être trop timorés pour s’approcher de la maison hantée, mais moi ? Après tout, je ne croyais pas aux fantômes.
Mais, à bien y réfléchir, je n’avais pas particulièrement envie d’y aller seul. Ce n’était pas tant une question de lâcheté que de simple bon sens, ce que je possédais déjà. Les bois abondaient de racines à découvert cachées par les feuilles mortes ; si vous trébuchiez sur l’une d’elles et que vous vous blessiez à la jambe, vous pouviez rester longtemps à attendre avant que quelqu’un vous vienne en aide. De plus, le risque de se perdre était moins grand si l’on était accompagné de quelqu’un qui pense à prendre des repères visuels. On avait aussi dit à l’occasion qu’il y avait des loups. Certes, il était aussi peu probable d’en rencontrer un que de tomber sur un fantôme, mais il me semblait néanmoins préférable d’être accompagné avant de m’aventurer dans cette partie de la forêt. J’ai donc emmené ma sœur avec moi.
Je dois avouer que je m’étais bien gardé de lui dire que la maison était réputée être hantée. Friya, qui avait neuf ans à l’époque, était très courageuse pour une fille, mais la perspective de rencontrer des fantômes l’aurait sans doute découragée. Ce que je lui ai dit, en revanche, c’est que la vieille bâtisse devait certainement receler des trésors impériaux et que, si c’était le cas, elle pourrait garder certains des bijoux que l’on trouverait.
Pour être tout à fait tranquille, j’avais glissé quelques images sacrées dans nos poches – celle d’Apollon pour elle, afin qu’il nous guide de sa lumière à travers les ténèbres de la forêt, et de Woden pour moi, puisqu’il était le dieu préféré de mon père. (Ma grand-mère avait insisté pour qu’il vénère Jupiter Teutonicus, mais il avait toujours refusé, arguant que Jupiter Teutonicus était un dieu inventé par les Romains destiné à amadouer nos ancêtres. Ce qui, bien évidemment, mettait ma grand-mère en rage. « Mais nous sommes des Romains », disait-elle. « Peut-être, répondait mon père, mais nous sommes aussi des Teutons, du moins, moi, je le suis, et je n’ai pas l’intention de l’oublier. »)
C’est par une belle matinée, un samedi, que nous sommes partis, Friya et moi, juste après le petit déjeuner sans rien dire à personne. La première partie du chemin nous était familière : nous y étions souvent passés. Nous avons dépassé les chutes d’Agrippa, auxquelles on attribuait au Moyen Age des pouvoirs magiques, puis les trois statues rongées par les intempéries représentant le joli petit garçon supposé avoir été le premier amant de l’empereur Hadrianus deux mille ans plus tôt. Ensuite, nous sommes arrivés à l’arbre de Baldur qui, d’après mon père, était sacré, bien qu’il soit mort avant que je n’aie pu assister aux messes de minuit que lui et quelques-uns de ses amis organisaient à cet endroit. (Je crois que la génération de mon père fut la dernière à prendre les vieilles religions teutonnes au sérieux.)
Nous nous sommes ensuite enfoncés dans un territoire plus sombre et plus profond où les sentiers n’étaient plus que de vagues pistes. Marcus Aurelius m’avait dit qu’il fallait tourner après un immense chêne aux feuilles étrangement brillantes.
J’étais encore en train de le chercher lorsque Friya me dit : « C’est ici qu’il faut tourner », et le fameux chêne apparut. Je ne lui en avais pas parlé. Les filles du village devaient sans doute, elles aussi, se raconter mutuellement des histoires au sujet de la maison hantée ; mais je n’ai jamais su comment elle avait fait pour trouver le chemin.
Nous avons continué ainsi, toujours plus loin, jusqu’à ce que les pistes elles-mêmes disparaissent et que nous nous retrouvions en terrain sauvage. Il y avait effectivement de très vieux arbres, et leurs branches s’entrelaçaient au-dessus de nous, masquant presque entièrement la vue du ciel. Mais il n’y avait toujours pas de maison, hantée ou non, ni rien qui pût témoigner de la moindre présence humaine. Cela faisait des heures que nous marchions. Je serrais dans ma poche l’idole de Woden tout en m’efforçant de repérer tout arbre ou rocher inhabituel, pour retrouver plus tard le chemin du retour.
Il semblait inutile, et dangereux de surcroît, de poursuivre davantage les recherches. J’aurais déjà fait demi-tour si Friya ne m’avait pas accompagné, mais je ne voulais pas passer pour un lâche devant elle. Et de son côté, elle continuait de foncer sans répit, excitée, j’imagine, à l’idée de se trouver quelque belle broche ou collier dans la vieille maison, ne laissant paraître la moindre trace de peur ou d’appréhension. Quant à moi, je n’en pouvais plus.
« Si nous ne trouvons rien dans les cinq minutes…, dis-je.
— Là, dit Friya. Regarde. »
Je suivis la direction qu’elle indiquait du doigt. Au début je n’ai vu qu’un bout de forêt comme tant d’autres. Puis j’ai fini par repérer, masqué par un épais rideau de branches, ce qui pouvait fort bien être le toit en pente d’un pavillon de chasse rustique. Oui ! Oui, c’était bien ça ! Je discernais maintenant les pignons échancrés et les poutres artistiquement gravées.
Il existait donc vraiment, le pavillon de chasse secret, la vieille maison hantée. Pris d’une excitation fébrile, je me mis à courir dans sa direction, Friya essayant vaillamment de me suivre, à bout de souffle.
C’est alors que j’ai vu le fantôme.
C’était une vieille silhouette frêle et décharnée, avec line barbe blanche, de longs cheveux blancs collés les uns aux autres en des nœuds impossibles. Ses vêtements tombaient en lambeaux. Cette forme tremblante, voûtée, avançait lentement en direction de la maison, traînant des pieds, serrant dans ses bras un fagot de petit bois. Avant qu’il ne réalise ce qui se passait j’étais sur lui.
Nous nous sommes dévisagés un long moment, et il était difficile de dire à cet instant lequel des deux était le plus effrayé. Il lâcha ensuite un petit soupir et laissa échapper son fagot avant de s’effondrer sur le côté ; il demeura là, allongé, comme mort.
« Marcus Aurelius avait raison ! ai-je murmuré. Il y a bien un fantôme dans cette forêt ! »
Friya me lança un regard où se mêlaient le mépris, la moquerie et la colère, car c’était la première fois qu’elle entendait parler de cette histoire de fantôme, que je m’étais visiblement appliqué à lui cacher. Mais elle se contenta de dire : « Les fantômes ne tombent pas dans les pommes, andouille ! Ce n’est qu’un pauvre vieux terrorisé. » Et elle s’avança vers lui sans la moindre hésitation.
Nous avons tant bien que mal réussi à l’emmener à l’intérieur de la maison, bien qu’il ait titubé et trébuché une bonne partie du chemin, manquant une bonne douzaine de fois de tomber. L’endroit n’était pas complètement en ruine, mais n’en était pas loin : la poussière recouvrait tout, les meubles semblaient être sur le point de s’effriter au moindre contact, et les rideaux tombaient en lambeaux. Mais derrière toute cette crasse, on voyait bien à quel point cet endroit avait dû à l’époque être magnifique. Il y avait des tableaux décolorés accrochés aux murs, quelques sculptures, ainsi qu’une collection d’armes et d’armures qui devaient valoir une fortune.
Il était terrifié. « Vous êtes des questeurs ? » demandait-il à tout bout de champ. Il parlait latin. « Vous êtes venus m’arrêter ? Vous savez, je ne suis que le gardien. Je ne représente aucun danger. Je suis seulement le gardien. » Ses lèvres en tremblaient. « Longue vie au Premier Consul ! » criait-il d’une voix rauque à peine perceptible.
« Nous nous promenions seulement dans les bois, lui dis-je. Vous n’avez rien à craindre.
— Je ne suis que le gardien », répétait-il en boucle.
Nous l’avons étendu sur un divan. Il y avait une petite source près de la maison et Friya alla chercher de l’eau pour lui éponger le visage. Comme il avait l’air affamé, nous avons cherché quelque chose à lui donner à manger, mais il n’y avait pratiquement rien : quelques baies et quelques noix dans un bol, quelques tranches de viande séchée qui avaient l’air de dater d’un siècle, un morceau de poisson qui semblait un peu plus frais, mais guère plus. Nous lui avons préparé un repas qu’il avala lentement, très lentement, comme s’il avait perdu l’habitude de manger. Ensuite, il ferma les yeux sans dire un mot. J’ai cru quelques instants qu’il était peut-être mort, mais non, non, il s’était simplement assoupi. Nous nous sommes regardés, ne sachant comment réagir.
« Laisse-le », chuchota Friya, et nous avons fait le tour de la maison en attendant qu’il se réveille. Nous avons touché avec précaution les statues, soufflé sur les tableaux pour en faire tomber la poussière. Nul doute qu’il avait jadis régné ici une grandeur impériale. Dans un des placards à l’étage je trouvai de vieilles pièces de monnaie, sur lesquelles on voyait le portrait de l’empereur et que nous n’avions plus le droit d’utiliser. Il y avait aussi quelques babioles, deux ou trois colliers et une dague au manche incrusté de pierres précieuses. Les yeux de Friya s’illuminèrent à la vue des colliers et les miens à celle de la dague, mais nous les avons laissés là où nous les avions trouvés. Voler un fantôme était une chose, voler un pauvre vieillard en était une autre. Et nous n’avions pas été élevés comme des voleurs.
Nous sommes redescendus voir comment se portait le vieil homme, pour le retrouver assis, fatigué et hagard, mais moins effrayé. Friya lui proposa de la viande séchée, mais il se contenta de secouer la tête en souriant.
« Vous êtes du village ? Quel âge avez-vous ? Comment vous appelez-vous ?
— Elle, c’est Friya, et moi, Tyr, dis-je. Elle a neuf ans et moi douze.
— Friya, Tyr. » Il s’esclaffa. « À une époque, ces noms-là n’auraient pas été autorisés, hein ? Mais les temps ont bien changé. » Ses yeux avaient recouvré, pour un bref instant, un semblant de vitalité. Il nous gratifia d’un sourire en coin, confidentiel. « Vous savez à qui appartenait cet endroit, vous deux ? À l’empereur Maxentius lui-même ! C’était son pavillon de chasse. César, en personne ! Il restait là pendant que les cerfs étaient en vadrouille, puis il chassait à n’en plus pouvoir, ensuite il se rendait à Venia, au palais de Trajan, où l’on tenait des banquets comme vous ne pouvez l’imaginer, des rivières de vin, des cuissots de cerfs sur les broches… ah, c’était le bon temps, c’était le bon temps ! »
Il se mit à tousser et à crachoter. Friya le prit dans ses bras.
« Il ne faut pas trop parler, monsieur. Vous êtes trop faible.
— Tu as raison, tu as raison. » Il lui tapota la main. La sienne ressemblait à celle d’un squelette. « C’était il y a bien longtemps. Mais je suis resté ici, en essayant de m’occuper de la maison… au cas où César serait revenu ici pour chasser… au cas où… au cas où… » Une immense tristesse se lut sur son visage. « Il n’y a plus de César, n’est-ce pas ? Premier Consul ! Ave ! Ave Junius Scaevola ! » Sa voix se brisa.
« Le consul Junius est mort, monsieur, lui dis-je. C’est Marcellus Turritus qui est Premier Consul maintenant.
— Mort ? Scaevola ? Vraiment ? » Il haussa les épaules. « J’ai si peu de nouvelles du monde ici. Je ne suis que le gardien, vous savez. Je ne quitte jamais cet endroit. Je le garde en état, au cas où… au cas où… »
Bien entendu, ce n’était pas le gardien. Friya ne l’avait jamais cru : elle avait tout de suite vu la ressemblance du vieil homme ridé avec le magnifique portrait de César Maxentius qui trônait sur le mur derrière lui. Il fallait faire abstraction de son âge – l’empereur ne devait pas avoir plus de trente ans lorsque le portrait avait été peint – et aussi que l’empereur du tableau portait le resplendissant costume officiel avec toutes ses médailles alors que le vieillard que nous avions devant nous était vêtu de haillons. Mais il y avait toujours ce menton volontaire, ce même nez aquilin, ce même regard glacial et intimidant. C’était un visage royal, aucun doute là-dessus. Je n’y avais pas fait attention moi-même : les filles semblent avoir de meilleures aptitudes pour ce genre de chose. Ce vieil homme décharné était le frère cadet de l’empereur Maxentius, Quintus Fabius César, dernier survivant de la vieille famille impériale, et donc le véritable empereur. Il s’était caché ici depuis la chute de l’Empire à la fin de la seconde guerre de Réunification.
Cela, il s’était bien gardé de nous l’avouer avant notre troisième ou quatrième visite. Il n’avait jusqu’alors cessé d’affirmer qu’il n’était qu’un pauvre vieillard qui s’était retrouvé coincé ici lorsque l’ancien régime avait été renversé et qui essayait tout simplement de faire son travail, malgré les difficultés liées à l’âge, au cas où la famille impériale retrouve un jour le trône et revienne dans ce pavillon de chasse.
Puis il commença à nous faire de petits cadeaux, qui finirent par nous révéler sa véritable identité.
Il donna à Friya un délicat collier fait de longues perles bleutées. « Il vient d’Égypte, dit-il. Il a mille ans. Tu as bien étudié l’Égypte à l’école, non ? Tu sais que c’était un grand empire bien avant Rome ? » Et de ses mains tremblantes, il lui passa le collier autour du cou.
Ce même jour, il m’offrit un sac en cuir dans lequel je trouvai quatre ou cinq pointes de flèches taillées dans une pierre rose soigneusement aiguisée sur les bords. Je les observai, subjugué. « Elles viennent de Nova Roma, expliqua-t-il. Là où vivent les hommes à la peau rouge. L’empereur Maxentius adorait Nova Roma, surtout l’ouest lointain, là où vivent les bisons. Il allait y chasser presque tous les ans. Tu vois ces trophées ? » En effet, des têtes de bêtes empaillées ornaient les murs de cette pièce sombre aux relents de moisi, d’énormes têtes de bisons avec leur épaisse crinière de laine noire nous fixaient d’un air menaçant du haut de la galerie.
Nous lui procurions de quoi manger, des saucisses et du pain noir que nous rapportions de la maison, des fruits frais et de la bière. Il n’aimait pas tellement la bière et demanda si nous pouvions lui rapporter du vin. « Je suis romain, vous savez », nous rappela-t-il. Lui apporter du vin n’était pas une tâche facile car nous n’en buvions pas chez nous et un garçon de douze ans pouvait difficilement aller acheter du vin chez le négociant du village sans que les mauvaises langues se mettent à parler. J’ai fini par aller en voler au temple quand j’aidais ma grand-mère. C’était un vin doux et sirupeux qu’on utilisait comme offrande, et je ne sais pas s’il le trouvait bon. Mais il était reconnaissant. Apparemment, un vieux couple vivant de l’autre côté du bois s’était occupé de lui pendant quelques années, lui apportant de quoi boire et manger mais, depuis quelques semaines, il n’avait plus eu de nouvelles et avait dû se débrouiller tout seul, sans grand succès, ce qui expliquait pourquoi il était aussi maigre. Il craignait qu’ils ne soient tombés malades ou morts, mais lorsque je lui demandai où ils habitaient, afin d’aller voir s’ils allaient bien, il parut mal à l’aise et refusa de me le dire. Ce qui me fit cogiter. Si j’avais connu alors sa véritable identité et su que le vieux couple était en fait des loyalistes de l’Empire, j’aurais compris. Mais je n’avais toujours pas découvert le pot aux roses.
C’est dans l’après-midi, sur le chemin du retour, que Friya me lâcha le morceau. « Tu crois que c’est le frère de l’empereur, Tyr ? Où même l’empereur lui-même ?
— Quoi ?
— Il est forcément l’un ou l’autre. C’est le même visage.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, petite sœur.
— Le grand portrait sur le mur, andouille. Celui de l’empereur. Tu n’as pas remarqué qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau ? »
Je l’ai prise alors pour une folle. Mais lorsque nous y sommes retournés, la semaine suivante, j’ai inspecté le portrait de plus près, puis le vieil homme, de nouveau le portrait, et je me suis dit qu’effectivement elle avait peut-être raison.
Ce qui trancha la question, ce furent les pièces de monnaie qu’il nous donna ce jour-là. « Je ne peux pas vous payer avec de la monnaie de la République pour tout ce que vous m’avez apporté, dit-il. Mais vous pouvez garder ceci. Vous ne pourrez pas les dépenser, mais elles ont une certaine valeur pour quelques personnes, d’après ce que j’ai entendu dire. En tant que reliques historiques. » On décelait une certaine amertume dans sa voix. Il sortit une vieille bourse en velours élimé dont il tira une demi-douzaine de pièces, certaines en cuivre, d’autres en argent. « Ce sont des pièces du temps de Maxentius », dit-il. Elles ressemblaient à celles que nous avions vues lorsque nous avions fouillé les placards à l’étage lors de notre première visite, elles représentaient le même visage que celui du tableau, celui d’un jeune homme vigoureux portant la barbe. « Et celles-ci sont des pièces plus anciennes, de l’époque de Laureolus, qui était César lorsque j’étais enfant.
— Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! » ai-je balbutié.
Et c’était vrai. Il n’était pas aussi décharné, et sa barbe et ses cheveux étaient mieux taillés ; mais, à part cela, le visage du vieux personnage royal aurait parfaitement pu être celui de notre ami le gardien. Mon regard passait de lui aux pièces dans ma main, puis à lui. Il se mit à trembler. Je me suis alors tourné vers le portrait accroché au mur derrière nous. « Non, dit-il d’une voix faible. Non, non, vous vous trompez… je ne lui ressemble absolument pas, pas la moindre ressemblance… » Ses épaules tremblèrent et il se mit à pleurer. Friya lui apporta du vin, ce qui le calma un peu. Il me reprit les pièces de la main, les regarda en secouant tristement la tête sans rien dire, puis me les redonna. « Je peux vous confier un secret ? » demanda-t-il. Et c’est là qu’il nous raconta toute son histoire. La vérité. Celle qu’il avait cachée au plus profond de lui-même durant toutes ces années.
Il nous parla de son enfance dorée, presque soixante ans plus tôt, en ces temps bénis entre les deux guerres de Réunification : une vie magique, voyageant inlassablement d’un palais à un autre, de Rome à Venia, de Venia à Constantinopolis, de Constantinopolis à Nishapur. Il était le plus jeune et le plus gâté des princes royaux ; son père était mort jeune, une noyade au cours d’un stupide exploit en mer, et à la mort de son grand-père, le trône devait revenir à son frère Maxentius. Lui, Quintus Fabius, devait occuper un poste de gouverneur en province lorsqu’il serait plus grand, en Syrie peut-être ou en Perse, mais à cette époque il n’avait rien d’autre à faire que de profiter pleinement de cette existence dorée.
Puis ce fut la mort du vieil empereur Laureolus et Maxentius lui succéda ; c’est alors que débuta l’horreur, les quatre années de la seconde guerre de Réunification, lorsque des colonels sombres et violents, méprisant le vieil Empire fatigué, décidèrent de le réduire en miettes, de restaurer la République et de chasser les Césars du pouvoir. Nous connaissions évidemment l’histoire ; mais elle était pour nous une fable sur le triomphe de la vertu et de l’honneur sur la corruption et la tyrannie. Mais pour Quintus Fabius, qui avait les larmes aux yeux en la racontant de son point de vue, la chute de l’Empire avait été non seulement une tragédie personnelle poignante mais aussi un véritable désastre pour le monde entier.
Bien qu’étant de bon petits républicains, nous avions le cœur serré par son histoire, les scènes d’agonie de sa famille ; le jeune empereur Maxentius pris au piège dans son propre palais, abattu devant les bains impériaux avec sa femme et ses enfants. Camillus, le deuxième frère, jadis prince de Constantinopolis, poursuivi à l’aube dans les rues de Rome avant d’être massacré par des révolutionnaires sur les marches du temple de Castor et Pollux. Le prince Flavius, le troisième frère, qui s’était échappé de la ville déguisé en paysan, caché dans un chariot sous une masse de grappes de raisin, puis avait constitué un gouvernement exilé à Neapolis avant d’être rattrapé et exécuté moins d’une semaine après s’être déclaré empereur. La succession revenait donc au prince Augustus, seize ans à l’époque, qui se trouvait alors à l’université à Parisi. Le bien nommé, devrait-on dire, car le premier empereur était aussi un Augustus, et celui-ci, deux mille ans plus tard, allait être le dernier après un règne de trois jours avant que les hommes de la Seconde République le retrouvent et le fassent passer au peloton d’exécution.
Des princes royaux, il ne restait plus que Quintus Fabius. Mais dans la confusion générale, il frit oublié. Il n’était qu’un tout jeune garçon, et bien que techniquement le trône dût désormais lui revenir, il ne lui était jamais venu à l’esprit de le réclamer. Des partisans loyalistes l’aidèrent à s’échapper de Rome en le déguisant en paysan alors que la ville était en flammes, et il prit la route vers ce qui allait être une vie en exil.
« Je trouvais toujours des endroits où m’installer, nous raconta-t-il. Dans des villes reculées que la République n’avait pas encore converties, dans des provinces perdues dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler. La République lança des recherches, mais sans zèle particulier, puis le bruit commença à courir que j’étais mort. Le squelette de quelque garçon fut trouvé dans les ruines du palais à Rome et on déclara qu’il s’agissait du mien. Après cela, j’ai pu circuler plus ou moins librement, bien que toujours aussi pauvre et toujours aussi discret.
— Quand êtes-vous arrivé ici ? demandai-je.
— Il y a presque vingt ans de cela. Des amis m’avaient parlé de ce pavillon de chasse demeuré plus ou moins intact depuis la Révolution et dont personne ne s’approchait jamais, je pouvais donc y vivre en toute tranquillité. Ce que j’ai fait. Et que je continuerai à faire pour les années qu’il me reste à vivre. » Il tendit la main pour se saisir du vin, mais ses mains tremblaient tellement que Friya s’en chargea. Il le but d’un trait. « Ah, mes enfants, mes enfants, quel monde nous avons perdu ! Quelle folie de détruire l’Empire ! Que de grandeurs il y avait alors !
— Notre père dit que les choses n’ont jamais été aussi bien pour les gens modestes que sous la République », dit Friya.
Je lui donnai un coup de pied dans la cheville. Elle me lança un regard fâché.
Quintus Fabius reprit, tristement : « Sans vouloir offenser ton père, je pense qu’il ne voit pas plus loin que son village. Nous étions formés à apprécier le monde en un clin d’œil. L’Imperium, cet empire englobant le monde tout entier. Crois-tu que les dieux aient envisagé de le confier à n’importe qui ? Que le premier venu pouvait prendre le pouvoir et se déclarer Premier Consul ? Ah non, non, les Césars étaient judicieusement choisis pour maintenir la Pax Romana, la paix universelle qui régnait sur la planète depuis si longtemps. Sous notre autorité, il ne devait y avoir que la paix, une paix éternelle et inébranlable, une fois l’Empire arrivé à sa forme définitive. Mais aujourd’hui que les Césars ont disparu, combien de temps crois-tu que cette paix va durer ? Si un seul homme peut prendre le pouvoir, n’importe qui peut le faire. On verra un jour cinq Premiers Consuls à la fois, vous verrez. Ou même cinquante. Et chaque province voudra devenir un Empire à elle seule. Vous verrez, mes enfants. Vous verrez. »
Je n’avais jamais entendu de propos aussi subversifs. Ni un raisonnement aussi erroné.
La Pax Romana ? Quelle Pax Romana ? On ne pouvait pas vraiment dire que la chose ait vraiment existé. Du moins jamais très longtemps. Le vieux Quintus Fabius aurait voulu nous faire croire que l’Empire avait assuré une paix éternelle et inébranlable dans le monde entier au cours de ces vingt derniers siècles. Mais que dire alors de la guerre civile, lorsque la moitié grecque de l’Empire livra une guerre de cinquante ans contre la moitié latine ? Ou des deux guerres d’unification ? Et n’y avait-il pas eu constamment une succession de rébellions mineures à travers l’Empire, une par siècle pratiquement, en Perse, en Inde, en Britannie, en Afrique éthiopienne ? Non, pensais-je, ce qu’il nous raconte ne peut être vrai. La longue vie de l’Empire avait été une période d’oppression brutale perpétuelle, les esprits des individus étouffés par le joug de la force militaire. La véritable Pax Romana n’existait que depuis notre ère moderne, sous la Seconde République. C’est ce que mon père nous avait appris. Et ce dont j’étais convaincu.
Mais Quintus Fabius était un vieil homme, plongé dans les rêves de sa merveilleuse jeunesse disparue. Loin de moi l’idée de le contrarier sur de tels sujets. Je me contentais de sourire et de hocher la tête, tout en lui versant du vin lorsque son verre était vide. Friya et moi restions là, heures après heures, envoûtés en l’écoutant nous raconter les impressions d’un prince royal au cours des derniers jours de l’Empire, avant que la véritable grandeur ne disparaisse à tout jamais de ce monde.
Il avait encore d’autres cadeaux pour nous avant que nous le quittions. « Mon frère était un grand collectionneur, dit-il. Ses maisons abondaient en trésors divers. Tout cela a disparu, tout sauf ce que vous avez devant les yeux, et dont personne ne se souvient. Lorsque je ne serai plus de ce monde, qui sait ce qu’il en adviendra ? Mais j’aimerais que vous gardiez ceci. Pour vous remercier d’avoir été si gentils avec moi. Pour que vous vous souveniez de moi. Et pour que vous vous souveniez de ce qui a existé jadis et qui est aujourd’hui perdu à tout jamais. »
Friya reçut une bague en bronze, rayée et faussée, avec une tête de serpent sur le dessus ; il lui dit qu’elle avait appartenu à l’empereur Claudius aux débuts de l’Empire. Pour moi, une dague, pas celle au manche incrusté de pierres précieuses que j’avais vue à l’étage, mais une belle pièce tout de même, avec une étrange lame incurvée ; elle provenait du royaume sauvage d’une île de l’Oceanus Pacificus. Et pour nous deux, une jolie petite figurine en albâtre représentant Pan jouant de sa flûte, taillée par quelque grand artisan de l’Antiquité.
La figurine était le cadeau d’anniversaire idéal pour ma grand-mère. Nous la lui avons d’ailleurs offerte le lendemain. Nous pensions que cela lui ferait plaisir, puisqu’elle aimait bien les anciens dieux romains ; mais à notre grand étonnement et à notre grande déception, elle parut surprise et vexée. Elle l’a fixée d’un air furieux, comme si nous lui avions offert un crapaud venimeux.
« Où est-ce que vous avez trouvé cela ? Où ça, hein ? »
Je me suis tourné vers Friya pour lui faire comprendre de ne pas trop en dire. Mais comme d’habitude, elle fût plus rapide que moi.
« On l’a trouvée, grand-mère, en creusant.
— En creusant ?
— Dans la forêt, ajoutai-je. Nous allons nous y promener tous les samedis, tu sais ? Il y avait ce grand monticule de terre – en y plantant nos bâtons nous avons vu quelque chose briller… »
Elle la fit rouler plusieurs fois dans ses mains. Je ne l’avais jamais vue aussi contrariée. « Jurez-moi que c’est bien comme ça que vous l’avez trouvée ! Allez, devant l’autel de Junon ! Je veux que vous me le juriez devant la déesse. Et ensuite, je veux que vous me montriez ce monticule. »
Friya tourna vers moi un regard paniqué.
Je répondis d’une voix hésitante : « Je ne sais pas si on pourra le retrouver, grand-mère. Je te l’ai dit, on se promenait… on n’a pas vraiment fait attention où on était… »
Le rouge me montait au visage et je commençais à balbutier. Il n’est pas facile de mentir à sa grand-mère de manière convaincante.
Elle me tendit la figurine en me présentant sa base. « Tu vois ces marques ici ? Ce sceau-là ? C’est le sceau impérial, Tyr. La marque de César. Cette figurine a appartenu à l’empereur. Tu t’imagines vraiment que je vais croire qu’un trésor impérial traîne dans la forêt sous un monticule de terre ? Allons, vous deux ! Allez jurer devant l’autel !
— On voulait seulement te faire un beau cadeau d’anniversaire, grand-mère, dit Friya d’une petite voix. On ne savait pas que c’était mal.
— Je le sais bien, mon enfant. Alors maintenant, raconte-moi : d’où vient cette chose ?
— De la maison hantée dans les bois », dit-elle. J’acquiesçai en hochant la tête. Que pouvais-je faire d’autre ? Elle allait nous faire jurer devant l’autel.
Techniquement parlant, Friya et moi étions des traîtres de la République. Nous en avions eu conscience au moment même où nous avons découvert l’identité réelle du vieil homme. Les Césars furent proscrits après la chute de l’Empire ; tous ceux ayant le moindre lien de parenté avec l’empereur étaient condamnés à mort afin que personne ne pût venir prétendre au trône à l’avenir.
Un petit groupe de membres mineurs de la famille royale avaient effectivement réussi à s’échapper, disait-on ; mais leur venir en aide était un grave délit. Et il ne s’agissait pas ici d’un cousin éloigné, ni d’un arrière-petit-neveu, mais du propre frère de l’empereur. Il était d’ailleurs l’empereur légitime aux yeux de ceux pour qui l’Empire ne s’était jamais éteint. Et il était de notre responsabilité de le dénoncer aux questeurs. Mais il était si vieux, si faible, si inoffensif. Nous ne voyions pas en quoi il représentait la moindre menace pour la République. Même s’il considérait la Révolution comme un événement funeste et que seul un César choisi par les dieux pouvait assurer au monde une paix durable.
Nous n’étions que des enfants. Nous ignorions les risques encourus et les périls auxquels nous exposions notre famille.
Les jours suivants l’ambiance fut tendue à la maison : il y eut des messes basses entre notre mère et notre grand-mère, puis un soir, cette discussion animée entre elles et notre père après nous avoir fait monter dans notre chambre, il y eut des mots durs et même des cris. S’ensuivit un long silence, puis d’autres conversations mystérieuses. Et les choses redevinrent progressivement normales. Ma grand-mère n’a jamais mis la figurine de Pan parmi sa collection de petits bibelots anciens, et elle n’y fit plus jamais allusion.
La cause de tout ce tumulte, d’après ce que nous comprenions, était ce fameux sceau de l’empereur. Mais nous ne voyions pas en quoi cela posait un problème. J’avais toujours cm que ma grand-mère était secrètement loyaliste. Beaucoup de gens de son âge Tétaient ; et après tout elle était une traditionaliste, prêtresse du culte de Junon Teutonica, n’appréciant guère la résurgence récente d’anciens cultes de dieux germaniques – des dieux « païens », disait-elle – au point de se disputer avec mon père devant son insistance à vouloir nous donner les noms que nous portons. Elle aurait donc dû se féliciter de posséder quelque chose ayant appartenu aux Césars. Mais comme je l’ai déjà dit, nous n’étions que des enfants. Nous avions oublié que la République se montrait sans pitié pour tous ceux qui continuaient de soutenir les Césars. Et que, malgré les convictions politiques personnelles de ma grand-mère, notre père était le seul chef incontesté à la maison, et c’était un Républicain convaincu.
« Je crois savoir que vous avez fouiné près de la vieille maison dans les bois, me dit mon père, une semaine plus tard. Je ne veux plus que vous vous en approchiez. Tu m’as bien entendu ? Je ne veux plus que vous vous en approchiez. »
Et il devait en être ainsi, puisqu’il s’agissait de toute évidence d’un ordre. Nous n’avons donc pas désobéi à notre père.
Mais quelques jours plus tard, j’entendis des garçons plus âgés du village parler de faire une descente sur la maison hantée. Marcus Aurelius Schwarzchild avait de toute évidence parlé du fantôme et de son fusil en or à d’autres que moi, et ils voulaient s’emparer de l’arme. « On est cinq contre un, entendis-je quelqu’un dire. On devrait avoir le dessus, fantôme ou pas.
— Et si c’était un fusil fantôme ? dit un autre. Un fusil fantôme ne nous servirait pas à grand-chose.
— Ça n’existe pas, un fusil fantôme, dit le premier. Les fusils n’ont pas de fantômes. Et on ne devrait pas avoir de mal à l’enlever des mains d’un fantôme. »
Je répétai ce que j’avais entendu à Friya.
« Qu’est-ce qu’on doit faire ? demandai-je.
— Il faut le prévenir. Ils vont lui faire du mal, Tyr.
— Mais Père a dit…
— Quand même. Il faut que le vieil homme aille se cacher. Sinon, nous aurons son sang sur les mains. »
Il ne servait à rien de discuter avec elle. Soit je l’accompagnais jusqu’au pavillon de chasse, soit elle y allait toute seule. Ce qui ne me laissait guère de choix. J’ai prié Woden pour que mon père ne l’apprenne pas, ou du moins qu’il me pardonne s’il venait à le faire ; nous sommes donc partis dans les bois, en passant devant la source d’Agrippa, les statues du petit garçon, l’arbre de Baldur, jusqu’au petit sentier désormais familier au-delà de l’arbre aux feuilles brillantes.
« Il y a un problème, dit Friya tandis que nous approchions du pavillon. Je le sens. »
Friya avait toujours eu ce genre d’étranges pressentiments. J’ai lu la peur dans ses yeux et elle me la communiqua aussitôt.
Nous avons avancé prudemment. Il n’y avait aucun signe de Quintus Fabius. En arrivant à la porte, nous avons constaté qu’elle était légèrement entrouverte et hors de ses gonds, comme si on l’avait forcée. Friya me prit par le bras en se tournant vers moi. Je pris une profonde inspiration.
« Attends-moi ici », dis-je, avant d’entrer.
Le spectacle était effarant. On avait mis la maison à sac – meubles brisés, placards renversés, sculptures en miettes. Quelqu’un avait lacéré les tableaux. La collection d’armes et d’armures avait disparu.
J’allais de pièce en pièce, à la recherche de Quintus Fabius. Mais il était introuvable. Il y avait toutefois des traces de sang sur le sol du hall principal, encore frais et poisseux.
Friya attendait devant l’entrée, tremblante, retenant ses larmes.
« Nous arrivons trop tard », dis-je.
Bien entendu, ce n’était pas les garçons du village qui avaient fait cela. Ils n’auraient jamais pu se livrer à un travail aussi poussé. Je compris alors – comme Friya certainement, bien que nous fûmes trop écœurés pour en parler entre nous – que grand-mère avait dû dire à notre père que nous avions trouvé un trésor impérial dans la vieille maison, et que lui, en bon citoyen qu’il était, l’avait répété aux questeurs. Ils avaient mené leur enquête, trouvé Quintus Fabius, reconnu en lui un César, comme l’avait fait Friya. Ainsi mon désir de rapporter un cadeau à ma grand-mère avait scellé le destin du vieil homme. Je suppose qu’il n’aurait guère vécu longtemps, faible comme il était ; mais la culpabilité de ce que j’avais causé malgré moi ne m’a jamais quitté.
Quelques années plus tard, alors que la forêt avait pratiquement disparu, la vieille maison brûla accidentellement. J’étais un jeune homme alors et faisais partie de l’équipe de pompiers qui a éteint le feu. Pendant un bref répit, j’ai posé la question au capitaine des pompiers, un questeur à la retraite nommé Lucentius : « C’était un pavillon de chasse impérial à une époque, non ?
— Il y a bien longtemps, oui. »
Je l’ai observé de près sous les lumières vacillantes de l’incendie. C’était un homme âgé, de la génération de mon père.
J’ai continué prudemment. « Quand j’étais gosse, on racontait qu’un des derniers frères de l’empereur y avait trouvé refuge. Et que les questeurs avaient fini par le retrouver et le tuer. »
Il parut pris au dépourvu. Comme surpris et un peu gêné. « Vous avez entendu parler de ça ?
— Je me demandais s’il y avait du vrai là dedans. Que c’était un César, je veux dire. »
Lucentius détourna le regard. « Ce n’était qu’un clochard, c’est tout, dit-il d’une voix étouffée. Un vieux menteur. Il a sans doute raconté des histoires à dormir debout à de pauvres gosses crédules, mais ce n’était qu’un clochard, un vieux clochard sale et menteur. » Il me lança un regard curieux. Puis il s’éclipsa pour aller hurler après un de ses hommes qui enroulait son tuyau à l’envers.
Un vieux clochard sale, oui. Menteur, je ne crois pas.
Il est toujours resté vivant dans mes pensées jusqu’à aujourd’hui, pauvre vieille relique de l’Empire. Et aujourd’hui que je suis moi-même un vieillard, peut-être du même âge que lui à cette époque, je comprends mieux le sens de ses paroles. Pas lorsqu’il disait que seul un empereur pouvait maintenir la paix, car les Césars n’étaient après tout que des hommes, guère différents des consuls qui les ont remplacés. Mais lorsqu’il soutenait que l’ère de l’Empire avait été une ère de paix, il n’avait peut-être pas tout à fait tort, même si la guerre était un concept qui n’était pas tout à fait inconnu sous l’Empire. Car je comprends aujourd’hui que la guerre peut parfois être une forme de paix : les guerres civiles et les guerres de Réunification furent les combats d’un Empire divisé essayant de rassembler ses morceaux pour retrouver la paix. Ces sujets étaient complexes. La Seconde République n’est pas aussi vertueuse que mon père semblait le croire, ni l’ancien Empire apparemment aussi corrompu. La seule chose qui semble incontestable, c’est que l’hégémonie mondiale de Rome au cours de ces deux mille ans, d’abord sous l’Empire puis sous la République, malgré quelques agitations, nous a évité des troubles plus graves encore. Et si Rome n’avait jamais existé ? Si chaque région avait été libre de faire la guerre à ses voisins dans l’espoir de devenir un empire semblable à celui des Romains ? Imaginez une telle folie ! Mais les dieux nous ont donné les Romains, et les Romains nous ont apporté la paix : une paix certes imparfaite, mais la meilleure peut-être que pouvait espérer un monde imparfait. Du moins est-ce mon avis.
Quoi qu’il en soit, les Césars sont morts, ainsi que tous ceux dont j’ai mentionné le nom au cours de mon récit, même ma petite sœur Friya. Quant à moi, je ne suis qu’un vieil homme de la Seconde République, ressassant le passé en essayant de trouver un sens à tout cela. Je possède toujours l’étrange dague que Quintus Fabius m’avait offerte, à l’aspect barbare avec son étrange lame incurvée rapportée de quelque île de l’Oceanus Pacificus. Je la sors de temps en temps pour l’admirer. Elle brille, reflétant un peu de la splendeur de l’Antiquité sous la lumière de la lampe. Ma vue est trop faible pour discerner le minuscule sceau royal que l’on a gravé sur sa base lorsque le capitaine marchand, de retour des îles des mers du Sud, l’offrit au César de l’époque, quatre ou cinq cents ans plus tôt. Pas plus que je n’arrive à lire les petites lettres, SPQR, gravées sur la lame. À ma connaissance, elles ont tout aussi bien pu avoir été gravées par l’autochtone aux cheveux crépus qui avait façonné cette arme étrange : car lui aussi était un citoyen de l’Empire romain. Comme nous le sommes tous d’une manière ou d’une autre, même aujourd’hui sous la Seconde République. Comme nous le sommes tous.