L’ÉQUIPAGE

Louis

Elle était allongée sur le parquet, le front en sang et la main gauche perdue dans les rideaux.

– J’ai vos pieds dans le champ, dit le type de l’Identification. L’inspecteur principal recula d’un pas, le temps de lui laisser prendre quelques plans d’ensemble du corps.

– Ça s’est passé quand?

– Il y a moyen de faire du café?

– Le voisin a entendu du bordel vers sept heures du matin.

– On peut enlever le corps?

– Elle n’était pas censée se trouver là, l’agresseur a été pris de court.

Le plus jeune des deux inspecteurs sortit le nez de son calepin, jeta un œil vers son collègue et proposa une hypothèse avant qu’on ne la lui vole.

– Ça ressemble à du boulot de casseur, le genre qui ne bosse qu’en août et qui merdoie face aux petits impondérables.

– En tout cas il avait les clés de l’appartement. Il a fouillé un moment, il a retourné tout ce qu’il pouvait et ça a réveillé la victime, elle est sortie de son lit pour voir ce qui se passait dans le salon.

L’étrange ballet autour du corps de Lisa en était à son point le plus intense, des bribes de phrases fusaient un peu partout et ricochaient rarement.

– Il a paniqué, il a saisi le cendrier sur le rebord de la cheminée et l’a frappée deux fois au crâne.

– Pour taper comme ça, il a dû avoir une trouille noire.

– On sait ce qui a été volé?

Le jeune flic montra une boîte en marqueterie incrustée de nacre.

– Le contenu de ça, sans doute des bijoux. Apparemment rien de plus.

– Et la famille?

– Pas de gosses, elle vivait avec son mari, il est à Barcelone, il rentre dans la soirée.

– On peut emmener le corps?

– On ne trouvera pas d’empreintes.

– La concierge et la femme de ménage ont un double des clés.

– Vous me les convoquez. Le voisin aussi.

Le brancard se faufila dans les couloirs. Comme à l’accoutumée, dès que le corps fut sorti, la pièce se vida presque d’un seul coup. L’inspecteur principal remonta la fermeture éclair de son blouson, son collègue regarda une dernière fois par la fenêtre.

Un souffle de silence traversa enfin la pièce.

Il était bientôt onze heures et tous deux échangèrent pêle-mêle quelques mots à propos du déjeuner et de ce mois d’août qui ressemblait à octobre. Il leur fallait d’abord repasser au commissariat et Didier, le plus jeune, proposa d’éviter les Grands Boulevards en passant par la rue de Provence.

– Personne n’aurait aimé finir comme vous le décrivez…­

Les deux flics, déjà dans le couloir, se retournèrent en même temps.

– Personne n’aurait aimé finir comme vous le décrivez.

Dans la pièce qu’ils venaient à peine de quitter, Louis se tenait assis sur une chaise coincée entre une bibliothèque pleine à craquer et la porte d’un bureau mitoyen. Il avait réussi à se fondre dans le décor avec une discrétion de caméléon, son étrange immobilité et son costume du même brun que le vieux bois des meubles l’avaient rendu invisible. Il n’éprouvait pas le besoin de se lever et restait imperturbable comme il savait si bien le faire dans les moments forts.

Didier se sentit pris en faute de n’avoir pas repéré l’intrus.

– Vous êtes là depuis quand?

– Une bonne demi-heure. Je passais par hasard, personne ne m’a remarqué. J’attire rarement l’attention.

– Qu’est-ce que vous faites ici?

– Je suis presque de la famille. J’étais marié avec elle il y a encore deux ans. Elle a divorcé pour se remarier avec un acteur connu. Je n’aurais jamais pu la faire vivre dans un endroit pareil.

– Vous vous appelez?

– Louis Stanick.

Sans cesser de toiser Louis, l’inspecteur principal enleva son blouson avec des gestes agacés.

– Et vous passiez «par hasard»?

– J’avais un rendez-vous de boulot à deux pas d’ici. Je savais que son mari n’était pas là, j’ai lu un article sur le film qu’il tourne en Espagne. J’aurais dit que je passais par hasard et pour une fois elle m’aurait peut-être laissé entrer.

Le principal se demanda ce qui l’exaspérait le plus, le naturel incroyable de Louis ou cette manière qu’il avait de contourner toute l’étrangeté de la situation.

– Vous avez les clés d’ici?

– Non. Mais j’ai un alibi, pour ce matin.

– On n’est pas dans un téléfilm américain.

Louis avait cinquante ans depuis peu. Une moustache droite et des sourcils épais lui donnaient un air grave que ses yeux clairs prenaient un malin plaisir à contrarier. Il se leva, déroula d’un coup son long corps noueux et fit craquer ses doigts. Sa voix lustrée gardait quelque chose de triste au fond de sa gorge.

– Dans un téléfilm américain, je serais déjà en train de pleurer depuis un bon moment. Je préfère garder ça pour plus tard.

– C’est vrai au fait…, fit Didier. Vous avez l’air de vivre ça plutôt… plutôt bien…

D’un regard, l’inspecteur fit comprendre à son jeune collègue qu’il aurait pu s’épargner ce genre de remarque. Didier lui-même s’étonnait d’avoir dit une chose pareille.

– Vous vous trompez, ça m’a fait quelque chose de voir la porte grande ouverte et un essaim de types autour de son cadavre. Mais pour l’instant, ce qui me chagrine le plus, c’est votre version des faits.

Le flic prit une bonne dose d’air dans ses poumons pour faire imploser son énervement. Avec Louis, on ne pouvait qu’improviser, au risque d’y laisser des plumes.

– Qu’est-ce qu’elle a, notre version des faits?

– Elle est vraisemblable mais peu réaliste. Crédible, mais sans le plus petit accent de réel. Non, personne n’aimerait finir comme ça.

– Si vous avez des renseignements à nous donner, faites-le.

– Qui a envie de mourir d’un coup de cendrier donné par un petit voyou qui va s’enfuir avec des bijoux?

– Dans notre métier, on voit des morts bien plus absurdes.

– Pas dans le mien. Vous y tenez vraiment, à cette histoire de bijoux dans la boîte en nacre?

– C’est son mari qui nous le confirmera, ou peut-être la femme de ménage.

Louis faillit dire qu’une femme de ménage n’avait rien à lui apprendre sur Lisa, encore moins un mari.

– Lisa détestait les bijoux, ça tombe bien parce que je n’aurais pas pu lui en offrir un seul en dix ans de mariage. Elle a même perdu son alliance pendant notre voyage de noces.

– …?

– Et s’il y avait autre chose, dans cette boîte? Quelque chose de très précieux pour elle? Quelque chose que son agresseur venait spécialement chercher?

– Pour l’instant ce n’est qu’un simple cambrioleur qui a manqué de sang-froid.

– Je crois qu’on peut trouver mieux.

Louis dit ça sans la moindre nuance d’ironie. Au contraire, on sentait chez lui comme un souci de rigueur, un désir de bien faire.

– Vous avez vécu avec elle pendant dix ans. On vous écoute.

Un rayon de soleil tapait sur le dossier d’un fauteuil. Louis s’y installa et ses yeux se crispèrent sous la lumière.

– Lisa avait le plus léger sommeil du monde, un type n’aurait jamais pu mettre à sac cet appartement sans qu’elle s’en aperçoive. Elle l’a vu faire. Il n’avait pas les clés, c’est elle qui l’a laissé entrer.

– Continuez.

– Ce type a fait le même raisonnement que moi, il est venu cette nuit parce qu’il savait que son mari était en Espagne. Et à sept heures du matin on ne peut laisser entrer qu’un intime.

– Un amant?

– Pourquoi pas? Un amant, c’était son genre. Les deux dernières années de notre mariage elle a bien eu une liaison avec cet acteur qu’elle a fini par épouser.

– Qu’est-ce qu’il serait venu chercher dans cette boîte, l’amant?

– Nous pouvons envisager, pour l’instant, un ou deux cas de figure. Peut-être un troisième, mais plus tordu, donc négligeable. Imaginons que l’amant soit brusquement venu lui annoncer qu’il voulait mettre un terme à leur liaison. Mais Lisa est à mille lieues de s’en douter, elle veut enfin profiter de cette occasion inespérée de passer une nuit entière avec lui sans risquer une entrée en scène du mari. L’amant, lui, ne songe même pas à lui faire ce cadeau de rupture, il apparaît le plus tard possible, au petit matin, pour la mettre devant le fait accompli. Il a même pu se fendre d’une phrase du type: «J’aurais tellement aimé que tu sois ma maîtresse, mais je n’ai été que ton amant.» Le problème, c’est qu’il n’est pas encore tout à fait libre. Il doit récupérer ses lettres.

– Quelles lettres?

– Les lettres d’un romantisme effréné qu’il lui a écrites pendant le temps qu’a duré leur idylle. Elle adorait ça, il lui fallait ce genre de preuves pour se sentir aimée. Bien plus de valeur à ses yeux que des bijoux! Je sais de quoi je parle, c’est grâce à mes lettres que je l’ai eue. En ce temps-là, j’avais un beau brin de plume.

– Vous avez une idée de qui pouvait être cet amant?

– Aucune, mais c’était un homme marié. Condition sine qua non. Elle ne se serait jamais intéressée à un jeune soupirant qui aurait harcelée jusqu’à ce qu’elle soit libre. Seule l’ambivalence des situations l’excitait, le double adultère. L’acteur aussi était marié quand elle l’a rencontré. Et Lisa ne recrutait pas le premier venu, il lui fallait quelqu’un qui la valorise, quelqu’un de très en vue, le genre show-biz, vous me suivez?

– A peu près.

Louis aimait faire comme si l’insolite allait toujours de soi. Simple question de conviction.

– L’amant devait donc détruire ces lettres à tout prix, Lisa s’en serait servi à coup sûr. À force de vider les tiroirs, il finit par tomber sur la boîte en nacre. Hors de danger mais déjà nostalgique, il lui dit quelque chose comme: «Maintenant le plus dur reste à faire, Lisa, oublier jusqu’à ton existence, n’en faire qu’un vague souvenir, et puis, oublier le souvenir.» Ivre de rage, Lisa menace d’aller tout raconter à sa femme. Il panique, elle le gifle, il saisit le cendrier et…

Silence.

Le flic regarda un instant la boîte en nacre et demanda à Didier d’aller chercher un reste de café froid à la cuisine.

– Cette version des faits vous conviendrait mieux, monsieur Stanick?

Pour l’inspecteur, ça ne faisait aucun doute. Ce meurtre-là était d’une autre tenue, il préférait de loin un crime passionnel chez les rupins qu’un petit casse de morveux.

– Je ne sais pas, répondit Louis. J’aurais tellement aimé que le mystère de sa mort me donne enfin le secret de sa naissance.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

Didier réapparut, un fond de gobelet en main. Louis tira une cigarette de son paquet, l’inspecteur lui en demanda une, le temps d’installer un jeu de regards.

– Vous ne saviez pas que Lisa était une enfant trouvée?

Sans même qu’on le lui demande, Didier sortit son calepin et relut les notes communiquées par le Fichier central.

– C’est vrai. Lisa Colette, trouvée devant un hôpital à Caen, en 1957, elle avait deux ans.

– La D.D.A.S.S. jusqu’à ses seize ans, dit Louis. À l’époque le bruit courait qu’elle avait un frère, mais on ne l’a jamais retrouvé.

– Vous avez l’air bien plus au courant que tout le monde.

– Pourtant, elle se livrait si peu. Et son secret me rendait encore plus fou d’elle…

De plus en plus impatient, le flic lui demanda de poursuivre.

– Imaginez que son frère ait voulu reprendre contact avec Lisa.

– Pour de l’argent?

– Il se serait manifesté bien avant.

– Raisons sentimentales?

– … Quarante ans plus tard?

– Alors quoi?

– Il n’y a qu’une seule raison: il a besoin d’une greffe de moelle osseuse.

– Pardon?

– Cherchez-en une autre, vous verrez que c’est la seule qui fonctionne. Et seule sa sœur peut lui venir en aide.

– …?

– Mais une opération chirurgicale de cette importance ne passe pas inaperçue et Lisa ne veut plus de ce passé qui lui revient en pleine figure. Elle refuse tout net. Son frère s’accroche, il y va de sa vie. Ce matin, il tente sa dernière chance et vient la supplier. Elle refuse à nouveau de le sauver. Il se sait condamné, il mourra, mais une chose est sûre: cette garce ne lui survivra pas.

À la manière d’un alcoolique qui cherche à tout prix à ne jamais paraître ivre, le flic mettait un point d’honneur à cacher sa surprise devant les accents de sincérité de Louis. Didier, lui, restait les bras ballants et attendait les réactions de son aîné.

– Elle aurait condamné son propre frère?

– C’était le seul moyen de ne plus jamais le voir réapparaître.

– Vous nous décrivez un monstre.

Il n’y a qu’eux pour déclencher les passions.

L’inspecteur commençait à regretter son enquête de routine. Surtout quand Louis ajouta:

– Tout bien réfléchi, j’ai autre chose à vous proposer.

Comme s’il s’y attendait, le flic leva les yeux au ciel et crispa le poing. Louis restait imperturbable. Sincère.

– Allez-y. Qu’on en finisse!

– À votre avis, inspecteur, qui peut avoir la peau d’un monstre?

– Un autre monstre, dit Louis.

Didier étouffa un soupir en le faisant passer pour un raclement de gorge.

– Vous vous souvenez de l’affaire André Carliers?

Aucune réaction de part et d’autre.

– Ce criminel de guerre traqué par toutes les polices, qui a disparu dans la région de Caen, en 1957? On n’a jamais retrouvé l’homme.

– Jamais entendu parler!

– Un jour, dans le sac de Lisa, je suis tombé par hasard sur une vieille coupure de presse qui relatait l’affaire. Ce n’était évidemment pas une coïncidence. Elle était la fille d’André Carliers.

L’inspecteur n’eut pas même le temps de manifester sa surprise.

– Elle le croyait loin, peut-être même mort, mais le fantôme finit par revenir. Pourquoi? Pour revoir une dernière fois sa tendre enfant avant de mourir? Pour la faire chanter? Ou, au contraire, pour lui léguer son trésor de guerre? Impossible à dire. Ce matin, elle laisse entrer chez elle cet homme qu’elle n’a jamais vu et qui l’a abandonnée. Après des retrouvailles dont on ne saura jamais rien, Lisa meurt des coups qu’il lui porte à la tête.

– Pourquoi dites-vous qu’on n’en saura jamais rien?

– Imaginez le personnage du père. Il n’a jamais expié son passé, il est vieux, traqué, et seule l’idée de revoir sa fille l’a fait perdurer jusque-là. Vous croyez qu’il va survivre à une scène comme celle qu’ils se sont jouée ce matin? Pour les jours à venir, patrouillez vers les berges de la Seine, il se pourrait bien qu’on retrouve, trente ans après, le corps de ce pourri.

L’inspecteur croisait les bras, le regard absent. Songeur. Didier ouvrit son calepin et nota quelques mots.

Pour la première fois, le regard de Louis se brouilla en voyant, au sol, le contour à la craie du corps de Lisa. Il comprit peut-être à cet instant précis qu’il ne la reverrait plus.

– Monsieur Stanick, il faut que je fasse un rapport. Tout ce que vous venez de dire va être consigné.

– Pas la peine, inspecteur. Oubliez tout ce que je vous ai raconté.

– … Oublier?

Louis ferma les yeux pour éviter qu’ils ne perlent, c’était toujours un moment de gagné.

– C’est vous qui avez raison, inspecteur. Lisa a sûrement été tuée par un voleur de bijoux.

– …?

– Mais dans mon métier, on ne peut pas concevoir que les gens puissent mourir aussi bêtement. Surtout ceux qu’on a aimés. On aimerait leur trouver une mort passionnante.

Louis se dirigea lentement dans la chambre de Lisa. Les deux autres le suivirent, abasourdis.

– Et… c’est quoi votre métier?

Après un instant de silence, Louis s’agenouilla au pied du lit.

– Je suis scénariste.

Il glissa la main dans les draps défaits et enfouit son visage dans l’oreiller.

Mathilde

L’amour.

L’amour n’avait jamais rapporté un sou à Mathilde. Ou si peu. Elle avait passé vingt ans à le servir, à le travailler comme une petite main, à lui faire rendre ce qu’il avait de meilleur. L’amour, c’était son job, elle en connaissait toutes les ficelles et les combines. Parfois elle en inventait de nouvelles. Avant de se livrer, l’amour lui imposait ses caprices, ses détours. Du matin au soir, jour après jour. À quoi bon compter ses heures dès qu’il s’agit d’amour? Est-ce que l’amour dormait, lui? Est-ce qu’il prenait des vacances? L’amour en demandait toujours plus et ne donnait jamais le premier. Mathilde savait puiser dans ses trésors de tendresse cachés. Ses vingt années de sacrifice à traquer l’amour lui avaient enseigné que le don de soi est une matière vive inépuisable.

De toute façon, elle n’était bonne à rien d’autre. Victor le lui répétait tous les jours.

– Ton talent, c’est un don du ciel. Tu ne sais faire que ça mais, nom de Dieu, ce que tu le fais bien!

Elle avait fini par croire à cette image de grande prêtresse de l’amour qu’il se plaisait à lui renvoyer. Sorcière du cœur, magicienne des passions et porteuse de la flamme, il n’avait jamais peur de trop en faire dès qu’il s’agissait de lui donner du cœur à l’ouvrage. Elle croyait tout ce qui sortait de la bouche de Victor, et ce depuis le premier jour.

Pas une seconde elle n’avait songé à éviter le piège qu’il avait dans le regard. Mathilde avait cessé net d’écrire son journal intime à cette seconde-là, sur un coin de table d’un bistrot de la place des Vosges. Avec le charisme d’un prédicateur qui aurait jeté sa foi aux orties, il avait su embobiner son âme de midinette. Et devenir son premier amant, le jour même. Elle n’avait pas dix-huit ans. Jamais il ne l’aurait gardée dans ses bras plus d’un après-midi si elle n’avait montré, très vite, de formidables aptitudes dans tout ce que l’amour a de meilleur et de pire.

Dix ans de bonheur. Elle à son ouvrage, lui au tiroir-caisse. On aurait dit une chanson de L’Opéra de quat’sous. Il savait la conseiller et lui apporter tout le confort dont elle avait besoin pour exercer tranquille. Il la sortait, parfois, histoire de lui changer les idées et de lui redonner un peu de couleur aux joues. Il lui suffisait d’une petite attention pour éviter de dire Je t’aime à celle qui n’attendait que ça.

Et tout est devenu si routinier, si tristement prévisible. Il passait toutes les trois semaines dans sa chambre de la rue Monsieur-le-Prince pour récolter le fruit de son labeur. Elle se laissait prendre en cinq minutes sur un coin de lit sans en demander plus. Elle avait encore en elle de quoi l’aimer pendant les dix années à venir. Ce qu’elle fit. Malgré son mariage avec la première venue et les deux enfants qui suivirent. «L’amour n’est pas une affaire de famille», disait-il. Elle avait fini par le croire: à trente ans, il avait fait d’elle une vieille maîtresse à qui on ne promet plus rien.

Mathilde se mit à travailler avec plus d’acharnement encore. Pour oublier Victor ou pour le combler, elle-même n’aurait pas su le dire. Il en voulait toujours plus et lui demandait, parfois, de pimenter l’ordinaire.

Pimenter…? Qu’est-ce que tu veux dire?

– Du fantasme, du torride, nom de Dieu! Fais parler la chienne qui est en toi!

A quarante ans, Mathilde avait tout accepté. Le sacrifice de sa jeunesse et des enfants qu’elle n’aurait jamais. Et tout ça au nom de quoi?

De l’amour?

– Je suis désolé, ma grande. Je n’ai pas vendu mille exemplaires de La maîtresse oubliée.

– Mais, Victor… J’ai fait tout ce que tu m’as demandé. J’ai rajouté tous ces chapitres dans l’Éros Center.

– Je sais que tu as fait des efforts mais le cul n’intéresse plus les lecteurs.

– C’est à cause de mon pseudonyme. Qui a envie de lire le dernier roman de Clarisse Grandville? Le prochain, je le signerai Patty Pendelton, ça fait longtemps qu’elle n’a rien publié.

Patty Pendelton. A cœur perdu, Le manoir sans amour, Celle qui attend. 35000 exemplaires de chaque. Patty Pendelton et ses retournements de situation, son romantisme au-dessus des lois et ses cottages dans le Sussex.

– C’était il y a quinze ans, Mathilde. Aujourd’hui tu ne rembourserais même plus le prix du papier.

– Et Sarah Hood? Tous les fans attendent la suite des aventures de Janice!

Janice et la Dame de cœur, Janice s’en va-t-en guerre, Janice a une sœur, L’héritage de Janice. Et tant d’autres.

– Qu’est-ce que tu vas nous pondre? Janice sur Internet? Janice perd son dentier? Tout le monde se contrefout de cette bécasse.

– Je reprendrai la série Extase.

Rêves de soufre, Frissons exotiques, Andréa fille sauvage, L’oasis des plaisirs, etc.

Victor, assis derrière son bureau, laissa échapper un terrible ricanement et saisit un volume dans les rayonnages qui couvraient le mur.

– Toi? Du sexe? Tu veux que je te lise un passage au hasard de La scandaleuse?… Edwina sentait vaciller sa volonté sous la main experte de David. Elle savait que tôt ou tard elle s’abandonnerait à lui et l’heure avait sonné, enfin. Elle s’agenouilla aux pieds de son amant et fit remonter ses lèvres sur sa hampe. Sa hampe! Il faut avoir soixante ans pour comprendre ce que c’est, bordel! Ton charme désuet, on s’en fout. Le pire, c’est que ça n’est même pas de ta faute. Comment veux-tu qu’on croie à tes Extases à la con, tu ne connais que deux positions au monde, et la seconde, c’est pour les soirs de fête.

Ça me fait de la peine de te dire ça, Mathilde, mais il va falloir que tu reprennes ton dernier manuscrit.

– … Qu’est-ce que tu dis?

– Je ne le publierai pas.

– …?

– Si je n’augmente pas un peu le chiffre d’affaires je serai obligé de vendre des parts de la boîte. Je me suis trop battu pour la partager avec des inconnus.

Livide, le souffle court, Mathilde se pencha sur le bureau pour saisir la main de Victor.

– Les Éditions du Phœnix, c’est nous deux… Depuis vingt ans… Nous l’avons créée ensemble, cette maison… Tu la diriges mais c’est moi qui t’ai fourni les premiers bouquins, sans à-valoir, sans contrat… Je n’en ai même pas aujourd’hui… Nous avons toujours travaillé dans la confiance… Nous avons toujours fait équipe, non?

Elle attendait qu’il lui renvoie un sourire. Il ne la regardait même plus dans les yeux. La gêne, sans doute. Ou le dégoût qu’elle lui inspirait.

– Reprends ton texte. Demain tu recevras ce que je te dois sur La maîtresse oubliée.

Elle porta une main glacée à son front. Un geste à la Janice, plein de délicatesse et d’emphase, à la façon des amoureuses sacrifiées.

– Il faut que je laisse leur chance à d’autres auteurs, comme tu as eu la tienne. Ils ont une écriture plus contemporaine, plus en phase avec la demande du public. Tu as trop travaillé ces dernières années, ma grande. Prends des vacances. Essaie de faire autre chose pendant un moment.

Elle s’accrocha au dossier du fauteuil pour garder l’équilibre. Jamais elle n’avait ressemblé autant à ses héroïnes, aussi belles que vulnérables.

– … Je ne sais rien faire d’autre…

– Tu vas avoir du mal à placer tes textes, Mathilde. Je ne connais pas un éditeur sur la place qui serait preneur.

Elle aurait préféré qu’il la frappe jusqu’au sang.

– … Comment je vais vivre…?

– Travaille pour la presse du cœur, écris des bluettes pour la télé, c’est pas sorcier. Ou marie-toi. À ton âge c’est encore trouvable. Pourquoi ça concernerait toutes les autres sauf toi, l’amour?

Jérôme

Deathfighter se penche vers le bonze drapé d’orange qui prie un Bouddha géant. Musique d’apocalypse. Une explosion fait vibrer les murs du temple, le sol se dérobe sous eux.

– La lévitation, ça s’apprend en combien de temps, mec?

Un fluide bleuté vient tournoyer comme un cyclone autour du Bouddha qui ouvre les yeux. Apparaît alors le visage de Jinzo.

Deathfighter n’en croit pas ses yeux et prend le bonze dans ses bras pour s’enfuir avant que le dernier mur ne leur tombe dessus. Ils sortent du temple et se retrouvent en plein Los Angeles.

Redevenu humain, Jinzo s’engouffre dans un gratte-ciel. Course-poursuite dans les étages, affrontement à mains nues, Deathfighter saute dans le vide avec Jinzo et se rattrape à une grue. Des ouvriers actionnent le déclencheur de dynamite et font sauter le gratte-ciel. Jinzo a disparu sous les décombres. Deathfighter se rétablit comme un chat et regarde, du haut de la grue, la nuit qui tombe sur Los Angeles.

Musique de fin.

Générique.

La salle était remplie de gosses excités et déjà pressés de sortir. Le reste du public attendit la fin du générique puis se dispersa dans la pénombre vers les portes battantes. Quand la pleine lumière revint, il n’y avait plus que Jérôme, perdu au milieu d’un désert de fauteuils. Blanc comme un linge, il se leva et chercha des yeux un endroit pour vomir. Le voyant vaciller, une ouvreuse le suivit dans les toilettes et tira quelques serviettes en papier du distributeur.

– C’est le film qui vous met dans un état pareil?

– … Je suppose que ça marche du tonnerre?

– Pensez… Stallone et Schwarzenegger dans le même film… La séance de midi était pleine, on va refuser du monde pour la suivante. On ne prend plus de réservations au téléphone pendant toute la semaine.

Jérôme plongea directement sa tête sous un robinet d’eau froide, comme pour dessoûler. Sa dernière goutte d’alcool remontait à plus de trois semaines. Il sortit Le Film français de la poche de son vieil imper. De l’autre émergeait une lame de bois ronde et peinte en bleu. L’ouvreuse n’aurait pas pu imaginer qu’il s’agissait d’un boomerang.

– J’ai lu là-dedans qu’aux États-Unis, il avait fait plus d’entrées que Batman. Vous savez combien ça a rapporté au créateur du personnage de Deathfighter? Quatre millions de dollars.

– Tant mieux pour lui, dit-elle.

Jérôme eut envie de la gifler. Il aurait frappé n’importe qui, à cette seconde-là, même une innocente.

* * *

Sans le moindre sou en poche, il se demandait comment il allait nourrir Tristan, ce soir, et les jours à venir. Trente-neuf francs pour Le Film français. Quarante pour une séance de Deathfighter sur les Grands Boulevards. Il regrettait de ne pas avoir essayé la sortie de secours mais ça avait été plus fort que lui, il s’était précipité au guichet. Pour voir. Pour le voir.

En attendant la tombée de la nuit, il alla se réfugier dans le bois de Boulogne comme il le faisait trop souvent depuis ces derniers mois d’errance. À une centaine de mètres du lac, il sortit son boomerang au milieu d’une aire déserte et dégagée. Un souffle de vent parfait lui parvenait dans la bonne direction.

Lance, mon petit pote, oublie ce pourri, tu n’as pas tout perdu, il te reste Tristan et ton boomerang, qu’est-ce que c’est, après tout, quatre millions de dollars?

Dès le premier lancer, l’engin décrivit une parabole si savante que Jérôme ne se déplaça que de cinq mètres vers la gauche pour le rattraper au vol.

Recommence, ne pense pas à cette ordure, ça va te bouffer l’intérieur et ce soir tu n’auras plus assez de bile à lui cracher au visage, lance!

Le boomerang était, avec son imper, le dernier vestige d’une vie antérieure qu’il pensait ne jamais regretter. Il se l’était fabriqué lui-même, en forme de point d’interrogation, et Tristan l’avait peint aux couleurs du drapeau américain. Un petit bijou capable de tenir en vol une trentaine de secondes. Juste assez pour s’imaginer qu’il ne rentrerait plus jamais au bercail.

Encore! Lance jusqu’à t’en décrocher le bras. L’impunité n’existe pas. Les salauds finissent toujours par payer.

Au moment d’armer son tir, il ressentit quelque chose de bizarre au fond du ventre.

L’impunité n’existe pas…

Comme un acide qui lui rongeait l’estomac.

L’impunité n’existe pas…

Un tison qui fourrageait dans ses tripes.

L’impunité n’existe pas…

La brûlure était si forte que Jérôme regretta de n’avoir plus rien à vomir. Il avait créé M. Vengeance justement parce que l’idée de l’impunité lui faisait horreur. Tout le monde finit toujours par payer. C’est une loi divine.

Pourtant, un doute horrible vint lui déchirer les entrailles:

Et si l’impunité existait vraiment?

* * *

Il s’assit un instant sous un abribus des Champs-Elysées. De autre côté de l’avenue, il pouvait apercevoir cette longue terrasse où des ombres entrechoquaient des coupes de Champagne. Tout près de lui, une femme ne cessait de fixer ses chaussures de tennis déchirées et son jean blanchi jusqu’à la trame. Jérôme regardait vers ces silhouettes en smoking, brillantes comme des lucioles.

Là-haut, les lumières s’éteignirent enfin. Il traversa l’avenue et se posta au bas de l’immeuble où les camions des traiteurs commençaient à remballer. Jérôme ramassa un carton d’invitation qui traînait dans un caniveau et s’adossa à la pierre blanche de la bouche du métro Georges-V.

LES PRODUCTIONS

BLUE-STAR PICTURES

VOUS INVITENT À FÊTER LA SORTIE DE

DEATHFIGHTER

DE NORMAN VAN VUYS

AVEC SYLVESTER STALLONE ET

ARNOLD SCHWARZENEGGER

Une poignée d’invités commençait à sortir. Yvon Sauvegrain en tête, vaguement éméché, la veste de smoking sur l’épaule. Quelqu’un proposa de continuer la fête ailleurs et Sauvegrain, ravi, grimpa à l’arrière d’une Mercedes ou s’entassait la petite bande de fêtards.

Tout à coup, on hurla son nom du côté de la bouche de métro. Sauvegrain reconnut Jérôme au premier coup d’oeil, laissa passer une seconde de surprise et rassura son entourage d’un geste de la main.

– Attendez-moi une minute.

Il sortit de la voiture et avança d’un pas rapide vers Jérôme en glissant la main vers son portefeuille.

– Prenez ça et disparaissez, j’ai horreur du ridicule.

Abasourdi, Jérôme se retrouva avec un billet de 500 francs en main.

M. Vengeance vous a rapporté quatre millions de dollars! Je l’ai lu dans Le Film français. Il y avait tout un dossier sur le scénario entièrement écrit par un Français directement vendu à Hollywood! Et le scénariste c’était vous!

– … Vous allez perdre le peu qui vous reste.

– Deux ans! Je vous l’ai envoyé il y a deux ans, et vous m’avez fait retravailler jusqu’à obtenir exactement le scénario du film que j’ai vu ce matin! Vous avez juste changé le titre!

– Dans ce métier, tout le monde se fait avoir au moins une fois. Prenez ça comme un baptême. Un baptême de luxe, soit. C’est un boulot où la naïveté confine à la bêtise, et on paye toujours pour sa bêtise. Quelle idée d’envoyer un scénario à un collègue quand on ne l’a même pas déposé à la Société des Auteurs… Moi, c’est la première chose que j’ai faite en recevant le vôtre.

La main de Jérôme plongea dans son imper et se crispa sur le boomerang…

Il ferma une seconde les yeux et vit la pale s’écraser au ralenti sur le visage de Sauvegrain. L’image était nette: les traits déformés sous le choc, un filet d’hémoglobine qui gicle d’une arcade, une lèvre qui éclate, le tout en couleur et format scope. Un tel geste aurait pu le délivrer de sa douleur, mais une seule chose l’empêcha de le faire. La chose, c’était Tristan.

– Je pensais que personne n’était capable de ça.

– Bienvenue au club.

Sauvegrain voulut rejoindre son groupe, Jérôme le retint par le bras.

– J’ai un frère qui ne va pas bien du tout, je suis à la rue et…

– Le ministre de la Culture a tenu personnellement à me féliciter pour avoir montré aux Américains que nous pouvions écrire comme eux. Il m’a même proposé de lui établir un rapport sur la crise du scénario en France. Ne me menacez surtout pas.

Jérôme tenta de le retenir encore mais cette fois, il reçut le revers de sa main en pleine figure.

– Les Américains commencent à parler de Deathfighter 2. Vous allez cruellement me manquer, Jérôme.

Moi

Lequel de nous quatre est le plus intimidé? Moi, à coup sûr, vu la nuit blanche que je viens de passer à attendre ce rendez-vous. Mais aucun ne donne l’impression d’être franchement à l’aise. Nous nous regardons en chiens de faïence, assis dans deux canapés en vis-à-vis, sans même chercher à faire connaissance.

Mathilde Pellerin a l’air de se demander ce qu’elle fait là. Une fois ou deux elle s’est redressée comme pour partir, sans savoir elle-même ce qui la retenait. Je crois que ce qui la gêne dans la situation est d’ordre purement physique: ces trois corps d’hommes qui se sont imposés d’eux-mêmes dans ce bureau minable. Trois regards inconnus. Scrutateurs.

Jérôme Durietz, lui, on sait très bien ce qui le maintient cloué sur ce canapé: le besoin de fric. Certains peuvent afficher un souverain mépris face à leur propre indigence mais Durietz n’est pas de cette race-là et se trahit au moindre geste. Il a caché ses poignets de chemise en nous serrant la main, il a fait semblant de chercher de la monnaie au fond de ses poches devant la machine à café, et quand je lui en ai offert un, il l’a siroté comme s’il n’en avait pas bu depuis trop longtemps. J’ai eu envie de lui avancer un peu d’argent, rien que pour le voir se détendre, parce que sa façon de calculer chaque instant a vite commencé à me porter sur les nerfs. Dieu seul sait où ils sont allés le dégoter.

Celui qui m’intrigue le plus, c’est Louis Stanick. Le seul qui ait essayé de mettre tout le monde à l’aise avec un petit speech, façon doyen les jours de rentrée. Un privilège de l’âge, faut croire, il a passé la cinquantaine de peu, il est grand et se tient droit comme un I, une moustache et une paire de lunettes en écaille lui donnent un petit air à la Groucho Marx. Il est le seul des trois dont j’ai retrouvé la trace dans les annuaires professionnels. Les cinq lignes qui lui sont consacrées dans le Larousse du cinéma disent qu’il a beaucoup travaillé en Italie dans les années soixante-dix, mais les titres de sa filmographie ne m’ont rien évoqué. De retour en France, il a écrit un long-métrage qui n’est jamais sorti, et puis plus grand-chose jusqu’à se retrouver ici, dans ce bureau bizarre. Son C.V. est tellement mince qu’il peut tenir sur un papier à rouler. Même si le mien n’en est qu’à la première ligne, je me fais le serment de ne pas finir comme Louis Stanick.

Personne ne cherche à rompre le silence. Je me lève pour jeter un œil par la fenêtre. Nous sommes dans un petit immeuble de trois étages de l’avenue de Tourville, dans le VII arrondissement. La pièce où nous nous trouvons est terriblement vide, à part les deux canapés et la machine à café. Les anciens occupants ont dû déménager à la cloche de bois en emportant tout ce qu’il y avait de bon à prendre. Une cloison surmontée d’une grande vitre à hauteur de hanche permet de voir tout ce qui se passe dans le couloir. Et, pour l’instant, ce qui se passe dans le couloir est incompréhensible. Est-ce à cause de la fatigue, de l’impatience ou du stress, j’ai l’impression de voir déferler une vague de scalps blonds. On aperçoit tantôt un front, une paire d’yeux ou encore une casquette, mais rien de tout ça n’est vraiment net. La sonnerie du téléphone brise un silence pesant et relâche la pression. Stanick a décroché puis raccroché une seconde plus tard, le temps qu’une secrétaire de l’unité de production lui annonce que le rendez-vous est retardé de deux heures.

– Déjà une plombe qu’on est là à rien foutre, dit Durietz.

Stanick hausse les épaules en signe d’impuissance. Pour lui, la patience est devenue un boulot à plein temps.

– Vous ne trouvez pas qu’ils se fichent de nous? Demande Mathilde Pellerin.

J’ai envie de répondre que j’ai vingt-cinq ans et toute une vie devant moi pour attendre un rendez-vous comme celui-là. Elle préfère se lever et prendre la porte sans nous épargner son courroux d’un autre siècle.

– Elle sentait bon, c’est dommage, dit Stanick.

Jérôme Durietz se retrouve tout seul sur son canapé.

– Je peux pioncer un chouia? Je traverse une période d’insomnie…

– Dans notre métier ce serait presque un atout, dit Stanick. Mettez-vous à l’aise, je vous réveille dans une heure et demie.

En moins de deux minutes, Durietz dort d’un sommeil qui fait plaisir à voir.

– Il n’y a que les gosses pour s’endormir comme ça.

– Les gosses et les Chinois, dis-je. A Pékin, on voit des types dormir dans n’importe quelles conditions, contre un guidon de vélo, dans des restaurants bondés, entre deux arrêts de bus.

– Vous y êtes allé souvent?

– Jamais. On m’a raconté.

Dans l’angle où je me trouve, je peux enfin saisir ce qui se passe dans le couloir grâce à la porte vitrée qui permet de voir les silhouettes en pied. Mais parfois, voir la réalité la rend encore plus floue.

– Dites, monsieur Stanick, à votre avis… c’est quoi cette ribambelle de nains dans le couloir?

– Oh ça? C’est prima, l’agence de casting qui a ses bureaux au bout. Je suis passé les voir tout à l’heure, j’étais intrigué tout comme vous. Ils recrutent pour un film américain qui se tourne en partie à Paris. Ils ont besoin de deux cents nains adultes, blonds de préférence, et bilingues.

– Ça raconte quoi?

– Ils n’ont pas su me le dire, pour l’instant ça s’appelle pandémonium. Il y a une scène prévue avec les nains et des dizaines de femmes gigantesques, façon opulence maternelle.

– Baroque…

– Côté symbolique, les ricains n’ont jamais eu peur d’y aller à la truelle, c’est une de leurs forces.

Silence.

S’il faut tenir encore deux heures avant de rencontrer le directeur de l’unité de production, il va falloir meubler.

– Vous ne trouvez pas que ce rendez-vous sent le piège à con?

– Laissez-moi deviner, Marco. Vous n’avez jamais travaillé pour la télévision, ni pour rien d’autre d’ailleurs, et vous ne comprenez pas pourquoi on vient de faire appel à vous pour cette mystérieuse série qui sera diffusée à l’automne.

– Si, j’ai déjà bossé pour cette chaîne. J’ai réécrit les dialogues français des Seigneurs de la Galaxie, un dessin animé japonais. Et j’ai proposé des synopsis pour Deux flics en enfer, mais aucun n’a été retenu.

Il me demande si j’ai été payé. On m’a donné une misère pour les dessins animés et rien pour le reste.

– Eh bien, voilà pourquoi on vous a appelé. Ils savent que vous êtes prêt à accepter n’importe quoi pour une somme dérisoire.

Il a sans doute raison. Et je suis bien capable de me faire avoir une seconde fois. Peu importe. Oui, moi, Marco, je veux devenir scénariste, c’est ma seule ambition dans l’existence et ça doit se lire sur ma gueule. Je donnerai mon âme à qui m’entrouvrira la porte. Je veux bien avaler des couleuvres, écrire les pires choses, être payé avec un lance-pierres, ne pas être payé du tout, je m’en fous. Un jour, ce sont eux qui me mangeront dans la main mais ils ne le savent pas encore.

– Et vous, pourquoi vous restez, Louis?

Je sens qu’il hésite entre une banalité d’usage et une petite avalanche de sincérité.

– Parce que je suis ce qu’on appelle un has been. Postuler pour ce job, c’est ma manière à moi de faire la manche. Mon heure est passée depuis belle lurette, et aujourd’hui j’accepte n’importe quoi sans aucun ressentiment. Je suis comme un vieux cheval de labour qu’on garde en vie parce qu’il connaît bien la route et qu’il n’a plus gros appétit. Et de toute façon, je ne sais faire que ça.

– Quoi donc?

– Débiter de la péripétie au kilomètre.

Durietz, dans son abîme de sommeil, se retourne dans le canapé. Une nouvelle vague de nains blonds comme les blés passe dans le couloir, tous sérieux comme des papes, prêts à montrer le meilleur d’eux-mêmes. Stanick met deux francs dans la machine à café et m’en tend un. D’après lui, le local appartient à la chaîne qui partage les lieux avec Prima et un atelier de montage au dernier étage. Hier, au téléphone, le producteur m’a demandé si j’étais libre tout de suite. Je n’ai pas compris pourquoi on avait besoin de moi pour un cas d’urgence.

– Écoutez, Marco, n’essayons pas de nier l’évidence. Si une chaîne réunit dans une même pièce un jeune scénariste fringant prêt à travailler gratuitement, une pisse-copie du roman rose, un S.D.F. fatigué et un vieil has been dans mon genre, c’est qu’il y a forcément une couille quelque part.

En temps normal, je n’ai aucune sympathie pour les cyniques. Surtout s’ils prennent pour cible des naïfs dans mon genre. Mais sa manière bien à lui de faire glisser la conversation sur une patinoire de transparence a quelque chose de séduisant. Comme s’il voulait déjà installer une dynamique de travail et débarrasser d’emblée nos rapports à venir des oripeaux du mensonge. Et enterrer définitivement ceux de l’ego. Malgré tout, le naïf en moi a eu envie de faire entendre sa voix. Avec un petit accent de sincérité, j’ai osé dire qu’il m’était impossible de prendre ce job à la légère. Respecter l’histoire que l’on crée, c’est respecter ceux qui vont l’écouter et se respecter soi-même. Peu importe l’aléatoire morale de ceux qui la commanditent.

Dans l’heure qui a suivi, j’ai eu le temps de lui raconter que je suis né devant une télévision. Et ce n’est pas une vue de l’esprit, la première image dont je me souvienne vraiment n’est pas le sein de ma mère mais une chose brillante et carrée qui m’a irrésistiblement attiré. La télé, c’était ma baby-sitter, c’était mes mercredis après-midi, c’était la découverte du monde en marche sous mes petits yeux ébahis. La télé, c’était le copain avec qui on ne s’engueule jamais, celui qui aura toujours une bonne idée en tête du matin au soir. La télé c’était une pleine brassée de héros qui m’ont appris l’exaltation. Les premiers émois, mais aussi les premiers dégoûts. J’ai été ce môme qui devient brutalement adulte le temps de changer de chaîne. J’ai évoqué les images interdites, le soir, dans l’entrebâillement d’une porte, comme il aurait pu, lui, me parler de ses nuits d’aventures, avec une lampe de poche et un bouquin sous les draps. J’ai fini par dire qu’au nom de tout ça, si une chance m’était donnée de passer de l’autre côté de la mire, je ferais tout pour ne pas trahir le gosse livré à lui-même devant l’écran bleuté. Louis Stanick m’a regardé, troublé. À tout ce qu’il aurait pu dire, il a préféré sourire. La nostalgie de l’enthousiasme perdu, j’ai pensé.

Il était temps de réveiller Jérôme Durietz, à qui j’ai offert un café en échange d’un de ses rêves.

– … J’étais sur une montagne et je voyais apparaître une boule de feu qui parlait. Ensuite je redescendais vers une bande de types contre lesquels j’étais furax, et je leur jetais des pierres avec des ordres gravés dessus. Assez top, comme situation. Il se passait plein d’autres choses que j’ai oubliées.

Pas fière et si joliment confuse, Mathilde Pellerin est revenue parmi nous. Nous l’avons accueillie sans paraître surpris, sans lui poser la moindre question sur les obscures raisons que nous avions tous d’accepter le job.

Ça tombait bien. Alain Séguret, le directeur de l’unité de production, n’était pas curieux de les connaître.

* * *

Direct et pressé, Séguret n’a aucune envie de nous mitonner des périphrases à la sauce diplomate. Depuis qu’il est entré dans ce bureau, il aurait eu tout le temps de nous expliquer que sa chaîne cherchait un feuilleton qui ait du nerf, au coût raisonnable, sans jamais oublier sa mission prioritaire: plaire. Au lieu de ça, il a dit: «Faites-nous n’importe quoi, absolument n’importe quoi, pourvu que ce soit le moins cher possible.»

Au début, je n’y ai pas cru, j’ai même entendu exactement l’inverse.

Mathilde Pellerin et Jérôme Durietz ne mouftent pas. Seul Louis Stanick a la ressource de réagir.

– Qu’entendez-vous exactement par n’importe quoi?

– N’importe quoi, tout ce qui vous passe par la tête, de toute façon ce feuilleton n’est pas destiné à être vu. Il sera diffusé à raison d’un épisode quotidien de cinquante-deux minutes, entre quatre et cinq heures du matin.

– Vous pouvez répéter…?

Accablé, il pose une main sur son front.

– Les quotas… Ces conneries de quotas obligatoires de création française! Création française… Rien que la réunion de ces deux mots m’écorche la langue. A part vous, les scénaristes, à qui ça peut faire un peu d’argent, ça intéresse qui, la création française?

Je ne savais pas que les énarques connaissaient le mot connerie.

– Nous venons d’acheter à prix d’or une série californienne bardée de récompenses et de filles qui font du 95C. La minute de pub nous rapportera 300 000 francs à la première coupure, dans deux mois nous sortirons les tee-shirts et tout le toutim. Nous venons d’arracher les droits de retransmission de la finale de la coupe d’Europe de football, et je suis en train de soudoyer l’animateur vedette d’une chaîne concurrente, croyez-vous que j’aie le temps de m’occuper de la création française?

Avec un air de vieux briscard, Louis demande si jusqu’à présent les quotas ont été respectés. Comme tous les énarques, Séguret n’aime pas les questions directes, surtout celles où un simple non serait une réponse parfaite.

– Nous avons un peu fait traîner, mais cette fois nous venons d’être condamnés par le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui nous oblige à rattraper quatre-vingts heures de création française. Nous devons même diffuser d’ici trois semaines, faute de quoi le gouvernement ne renouvellera pas la concession de la chaîne.

– Quatre-vingts heures!

– C’est pour ça que vous êtes quatre.

– Premier épisode dans trois semaines? C’est une plaisanterie?

– Il faut vous y mettre dès aujourd’hui.

Il est là, le piège à con.

Chacun exprime sa consternation comme il peut, excepté Stanick qui maintient le cap en disant que l’urgence a toujours un prix. Un peu étonné, Séguret retient un ricanement. On leur apprend à faire ça, dans les grandes écoles.

– Écoutez-moi bien, tous les quatre. Vous avez été choisis sur deux critères. Primo: vous êtes les seuls sur la place de Paris à être disponibles dans l’heure. Secundo: vous ne pouvez pas prétendre à plus de 3 000 francs chacun par épisode.

– Pardon?

Séguret lève les bras au ciel et embraye direct:

– Tout le monde serait capable de l’écrire, ce machin! Même moi si j’avais le temps! Même ma femme de ménage si elle parlait un français correct. C’est à prendre ou à laisser. Ce feuilleton n’aura qu’un seul titre de gloire à nos yeux: il sera le moins cher de toute l’histoire de la création française.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous raconte d’ici trois semaines, pendant quatre-vingts heures, avec à peine de quoi se payer la quantité de café nécessaire pour tenir le coup?

– N’importe quoi fera l’affaire. Racontez la sempiternelle histoire de deux familles rivales qui s’affrontent sur le palier d’une H.L.M., ça plaît toujours, mettez-y une ou deux histoires d’amour bien gluantes, rajoutez quelques drames humains, et nous sommes tirés d’affaire.

– On ne peut pas démarrer comme ça… Il nous faut… Un lieu de réunion…

– Ici.

– Ici?

– Aucun loyer à payer et vous disposez de l’indispensable: deux canapés et une machine à café. Demain on vous livrera du matériel informatique et une imprimante. Le montage des épisodes se fera dans l’atelier du dernier étage. Les acteurs seront recrutés chez l’agence de casting Prima. Qu’est-ce que vous voulez de plus?

Mathilde Pellerin, dépassée, n’ose plus dire quoi que ce soit. De peur qu’ils en prennent d’autres, plus décidés et moins scrupuleux, Louis Stanick et moi n’avons rien à ajouter. Durietz se risque à demander un petite avance mais Séguret ne veut pas en entendre parler avant la livraison des quatre premiers épisodes.

– J’ai un frère malade… J’ai besoin d’un peu d’argent pour des médicaments.

– Des médicaments? Pour un frère malade? Je sais bien que votre métier c’est d’inventer des histoires, mais là, vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort?

Pour la première fois, je suis d’accord avec Séguret. Durietz a le droit de tenter sa chance sans pour autant jeter le discrédit sur toute la profession. J’aurais trouvé mieux que le coup des médicaments.

Séguret regarde sa montre, passe deux coups de fil et s’apprête à nous quitter.

– Ah oui, dernier point, pour le titre du feuilleton, nous avons pensé à saga. Ça donne l’impression de connaître l’histoire par cœur et qu’elle va durer des années. Exactement ce qu’il nous faut, non?

Загрузка...