COMME UN BOOMERANG

Jérôme

Combien laisse-t-on au voiturier du Ritz? Voilà le genre de question que Sauvegrain se pose encore, même s’il trouve ça ridicule depuis qu’il pèse plus de six millions de dollars. Dans le doute, il glisse cinquante francs au type en livrée, entre dans l’hôtel et arrive devant le concierge.

– La suite de monsieur Stallone.

L’homme décroche le téléphone, un sourire poli aux lèvres.

– Un rendez-vous pour monsieur Stallone… de la part…?

– Yvon Sauvegrain.

– Vous êtes attendu, dit-il en raccrochant, on va vous conduire. Il fait signe à un garçon d’étage, Sauvegrain le suit dans l’ascenseur et le couloir du premier. Dans deux secondes, il va se retrouver devant lui pour la première fois. Un homme d’une soixantaine d’années l’accueille avec un grand sourire.

– Asseyez-vous, je suis le secrétaire de Sly, il arrive dans une minute.

Sauvegrain reconnaît sa voix, ils se sont téléphoné plusieurs fois pour mettre au point le rendez-vous, entre Los Angeles et Paris. Il lui fait un compliment sur son français impeccable.

– Je ne le parle pas aussi bien que je le souhaiterais. J’ai toujours adoré Paris, je donnerais tout pour venir plus souvent. Sly ne parle pas un mot de français, vous êtes au courant?

– Aucun problème. Monsieur Stallone reste en France longtemps?

– Il vient discuter d’un projet avec Steven Spielberg qui tourne en ce moment à Versailles, mais rien n’est encore fait. Sly en profite pour annoncer Deathfighter 2 à la presse française, c’est pour ça qu’il voulait vous rencontrer. Merci de nous accorder deux heures.

– C’est la moindre des choses.

Stallone apparaît, tout sourire, avec des petites lunettes rondes, un pantalon en toile beige et une chemise qu’il finit de boutonner. Il serre la main de Sauvegrain, lui propose un verre et joue au maître de maison. D’un signe de tête, il fait comprendre au secrétaire qu’il préfère rester seul avec son visiteur. Sauvegrain comprend la moindre parole de la star qui fait des efforts pour parler lentement.

– Ça fait longtemps que je voulais rencontrer le créateur de Deathfîghter, mais vous savez comment évoluent les choses, les machines se mettent en place et on ne pense plus à rien d’autre qu’au film. Dites-moi, on vous a bien invité à la première, à NewYork?

– Oui.

– Et là, mon secrétaire n’a pas été capable de nous trouver un moment?

– Vous étiez très pris par la promotion du film.

– Bah bah bah… Il faudrait tout faire soi-même. Acceptez mes excuses, monsieur Sauvegrain.

Ils échangent une seconde poignée de main, plus appuyée.

– Mes scénaristes viennent de terminer le script du 2, j’espère que vous allez aimer, on devrait tourner le mois prochain. Calcutta, L.A., et peut-être une scène avec Lady Liberty.

– À New York?

– On est en train de travailler à une idée de cascade du haut de… comment dites-vous en France?

– La statue de la Liberté.

– Ce serait drôle, non? Tout se passe bien, pour ce qui est des contrats? On vous a payé?

– Mon agent est en train de s’en occuper.

– Vous avez bien fait de nous vendre les droits exclusifs du concept, la situation est beaucoup plus nette, vous percevrez 4% des recettes sur toutes les déclinaisons du personnage. Je ne crois pas que nous tournerons Deathfighter 3 mais on ne sait jamais, il faut tout prévoir. J’aimerais que vous gardiez un œil sur la cohérence de l’ensemble, je tiens à ce que vous ayez un statut de consultant. Après tout, c’est votre personnage, non?

– … Bien sûr.

Pendant une petite seconde, plein de choses défilent dans la mémoire de Sauvegrain.

– Vous allez voir, le 2 sera encore plus fort que le premier.

Le secrétaire toque à la porte et passe la tête, sans entrer.

– Steven…

– Déjà?

Stallone semble gêné, il hésite.

– Tu lui dis de m’attendre un instant?

Sauvegrain a le temps de reconnaître la silhouette du visiteur dans l’entrebâillement de la porte.

– … Steven Spielberg?

– Il m’a proposé de tourner l’histoire de ma propre vie! Un petit acteur italien qui joue les troisièmes couteaux et qui un jour écrit un scénario sur la boxe! Pour l’instant je refuse d’y croire!

– Pourquoi pas, si c’est la vérité?

– Je ne sais même plus quel type j’étais, il y a vingt ans…

Une petite lueur passe dans son regard. Sauvegrain prend ça pour de la nostalgie.

– On ne va pas faire attendre M. Spielberg, dit Sauvegrain qui se lève.

– Restez assis, j’ai un tout petit point de détail à régler avec vous. Une broutille, mais ça commence à m’agacer. Il vaut mieux s’en occuper dès maintenant.

Le ton de sa voix a changé imperceptiblement. Sauvegrain se rassoit, obéissant.

– Est-ce que le nom de Jérôme Durietz vous dit quelque chose?

Une poussée d’adrénaline se répand dans le corps de Sauvegrain et vient lui chauffer les tripes.

– Jérôme… Durietz? Non, je…

– Ce type est un scénariste français qui prétend avoir créé le concept de Deathfighter. Il fait le siège de mes bureaux et de tous mes partenaires financiers. Je n’aime pas du tout ce genre d’histoires.

Sauvegrain s’empourpre et s’essuie le front.

– D’autant qu’il commence à se faire connaître chez nous grâce à je ne sais quel sit-com dont NBC vient d’acquérir les droits.

Sauvegrain se racle la gorge et se tortille dans son fauteuil.

– Écoutez, monsieur Sauvegrain, 90 millions de dollars sont engagés sur la production de Deathfighter 2 et personne n’a besoin de ce genre de publicité autour du film. Je me fous de savoir qui a créé le concept, que ce soit vous, lui, ou le premier crétin venu, vous comprenez?

– Oui, je…

– Nous avons le choix entre deux possibilités: soit ce qu’il dit est faux et je lui casse les reins. Soit c’est vrai, et on règle le problème d’une autre manière. Mais pour ça, il me faut la vérité, et la vérité finit toujours par se savoir, je le sais par expérience. Il y a trop d’argent à perdre, je me fais comprendre?

– Mais…

– Répondez par oui ou par non, qui a créé le concept?

– Je…

Stallone pose sa voix avec une incroyable fermeté. Ses yeux cherchent ceux de Sauvegrain qui n’ose plus le regarder en face.

– Vous m’obligez à me répéter et j’ai horreur de ça: qui a créé le concept?

– Il ne serait pas possible de… traiter?

– Traiter? C’est bien ce que j’ai entendu?

– …

– C’est lui, monsieur Sauvegrain?

– Disons que j’ai mis en forme une idée qui…

– C’est lui?

– Oui.

– Vous avez bien fait de me dire la vérité.

– …

– Maintenant j’espère qu’il acceptera de se coucher pour de l’argent, qui sera retenu sur votre part. Sinon…

– Sinon…?

– Je connais ce genre de types, ils veulent qu’on parle d’eux, ils veulent être crédités au générique, ils veulent des dommages et intérêts incroyables. Est-ce que nous avons besoin de ça?

– Qu’est-ce que vous comptez faire?

– Monsieur Sauvegrain, revenez sur terre. Vous avez forcé les portes d’Hollywood et elles se sont refermées sur vous comme elles se sont refermées sur moi il y a vingt ans. Vous êtes dans la cour des grands, c’est ce que vous vouliez, non? L’important c’est le show, ce que le monde entier voit sur l’écran. Il n’a pas besoin de savoir ce qui se passe derrière, vous me comprenez?

– Oui.

– Ce Durietz, il vit à Paris?

– Oui.

– Alors je vous conseille d’aller passer quelques jours à l’autre bout du monde pendant les semaines à venir. Supprimer celui qui pose le problème, c’est supprimer le problème, est-ce que je me fais bien comprendre?

Sauvegrain ne réfléchit même plus.

– Faites au mieux.

Tout à coup, Stallone se fige et regarde vers le miroir.

Silence.

Il ferme un instant les yeux et retient sa respiration.

Dès qu’on hurle coupez! depuis la chambre adjacente, il pousse un cri de victoire à la manière des champions de tennis.

Sauvegrain entend quelques éclats de voix derrière une cloison.

Jérôme et Lina sortent de la pièce voisine et se précipitent vers l’acteur pour le féliciter.

– Je savais qu’il était formidable, dit-elle. En général, les sosies ne sont pas très bons, mais Jeremy a suivi des cours de comédie.

Jérôme serre la main de Jeremy avec toute la reconnaissance du monde dans le regard.

– Vous savez que pendant un moment, j’ai cru que c’était le vrai?

– C’est gentil, mais vous exagérez…

– Pas du tout, vous avez cette mimique quand vous dites Revenez sur terre… Revenez sur terre… Exactement comme dans Rambo.

– Vous avez remarqué ça? Je l’ai beaucoup travaillée.

– Et puis j’adore votre façon de jouer avec les lunettes, vous avez piqué ça dans quoi?

Tango and Cash.

– Mais bien sûr!

Sauvegrain a l’impression d’être ailleurs, sans vraiment savoir où. Le cameraman et l’ingénieur du son sortent à leur tour de la chambre. Lina fait entrer l’homme qui joue le secrétaire et le sosie de Spielberg, pour les féliciter tous les deux.

– J’avais le choix entre douze Stallone mais pour trouver un Spielberg, il m’a fallu un temps fou. Heureusement, j’ai rencontré Stuart.

Un serveur du Ritz entre dans la suite en poussant une desserte avec des bouteilles de champagne. En moins de deux minutes, c’est la fête.

Sauvegrain ne saisit pas la coupe qu’on lui tend.

Personne ne fait attention à lui.

Tout le monde fait attention à lui.

Il cherche le regard de Jérôme, qui daigne enfin le rejoindre.

– Il y a une chose que je ne comprends pas, Sauvegrain. Comment avez-vous pu couper dans la tirade: L’important c’est le show, ce que le monde entier voit sur l’écran, il n’a pas besoin de savoir ce gui se passe derrière, etc., vous avez vraiment cru à ce tissu de connerie?

Sauvegrain s’efforce de ne rien laisser paraître.

– C’est mauvais comme un mauvais film de gangster, Sauvegrain. Pour la cohérence de situations vous êtes spécialement mauvais, le plus mauvais scénariste du monde. Vous imaginez une star de l’envergure de Stallone jouer les Al Capone aux petits pieds? Absurde. Même dans les années trente on n’y aurait pas cru. Hollywood n’a vraiment pas besoin de ça. Ce sont les avocats qui ont les clés du royaume, et depuis toujours.

– …

– D’autant que Sly est un type adorable et bien au-dessus de tout ça, demandez à Jeremy.

– Qu’est-ce que vous voulez?

– J’ai la preuve filmée que vous m’avez volé Deathfighter, sans parler de votre complicité de meurtre sur ma personne. Et six témoins qui peuvent en répondre devant n’importe quelle cour de justice de Paris à Los Angeles.

– Je vous ai demandé ce que vous vouliez.

– Pas plus que Monte-Cristo dans le bouquin de Dumas. Je veux tous les contrats à mon nom et un virement de tous les bénéfices déjà perçus. Des aveux complets auprès des producteurs et de Stallone. Le remboursement intégral de ce que m’a coûté cette mise en scène. Un budget monstrueux pour cinq minutes de film. Sûrement le court métrage le plus cher du monde. Mais ça en valait la peine, imaginez combien de fois je vais me repasser ce petit chef-d’œuvre.

Sauvegrain aimerait dire quelque chose. Ricaner. Prendre tout ça de haut. Il aimerait faire une vraie sortie mais n’y parvient pas.

Jérôme le regarde partir.

– Le Champagne, c’est moi qui offre.

Mathilde

Mathilde s’arrête un instant devant le miroir du lavabo pour se regarder une dernière fois. Jamais elle ne s’est trouvée aussi jolie.

Victor s’élance vers elle dès qu’elle apparaît dans son bureau, lui prend la main pour la presser contre sa poitrine et lui embrasse le bout des doigts.

– Ne me fais pas ce genre de choses, ça va me rappeler mes dix-huit ans.

Il l’installe dans un fauteuil et reste debout, à ses côtés.

– Pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de répondre à mes appels? J’ai eu peur que tu sois fâchée.

– Je pensais mériter mieux qu’un message sur mon répondeur. Si tu m’avais écrit une lettre, j’aurais sans doute réagi plus vite.

– Une lettre? Tu sais bien que je n’écris jamais.

– Justement. J’aurais été touchée que tu fasses une exception pour moi. Je n’ai jamais compris qu’un homme si exigeant sur les textes d’autrui n’ait jamais été tenté par l’écriture.

– Je ne me suis pas trompé de métier.

– Pas même une petite lettre d’amour. En vingt ans. Ou un mot sur un coin de table. A demain, mon cœur.

– Je sais m’exprimer dans quantité d’autres domaines. Je prépare le Oolong Impérial comme personne.

– Comment oublier la manière dont tu prépares le thé? Tu en faisais toujours pour me parler de mes manuscrits. Quand ton bureau sentait la bergamote, je savais que tout allait bien se passer. Quand il sentait le thé fumé, je pouvais m’attendre à une volée de bois vert. Aujourd’hui ce sera un bourbon, celui que tu as dans le deuxième tiroir à gauche.

Il marque un temps d’arrêt, persuadé qu’il s’agit d’un jeu.

– Tu bois?

– Plus maintenant, mais ça m’a été utile quand tu m’as chassée de ce bureau.

– Je n’ai jamais voulu te faire souffrir, Mathilde.

– Je ne suis pas venue pour parler de ça. Dis-moi comment se portent mes petites romancières depuis que tu as annoncé officiellement qu’elles s’appelaient toutes Mathilde Pellerin.

– Tu ne vas pas m’en vouloir pour ça. Aucun éditeur au monde n’aurait pu résister à un coup de pub pareil. Trente-deux romans signés de la main de la seule scénariste femme de Saga. Trente-deux romans en rupture de stock! Tu as pulvérisé les chiffres de Barbara Cartland et de Penny Jordan, j’ai vendu les droits de traduction à vingt-sept pays, avec l’Angleterre et les États-Unis en tête de liste. J’en ai vendu six au cinéma et la série des Janice pour la télé.

– Ces vingt années de ma vie ont servi à quelque chose.

– … C’est tout l’effet que ça te fait?

– Je n’ai pas eu voix au chapitre.

– Nous sommes riches, Mathilde.

Elle laisse passer un instant et reprend une gorgée de bourbon.

– Comment va ta femme?

– Tu sais très bien quel rôle elle joue pour moi et pourquoi je l’ai épousée.

– Elle t’a donné deux enfants.

– Mathilde!

Pour couper court, il se penche pour l’embrasser et elle se laisse faire.

– Je ne retrouverai jamais un homme qui embrasse comme toi, qui caresse comme toi.

– Pourquoi en chercher un autre?

Il l’étreint plus fort, mais cette fois, elle le repousse.

– Va t’asseoir, Victor.

Un ordre. Il ne lui connaît pas cette dureté dans la voix. Il obéit.

– Tant pis pour Patty Pendelton, pour Sarah Hood, pour Axell Sinclair et toutes les autres. Je les ai fait naître et tu les as fait mourir. Tu as peut-être eu raison.

– On forme une équipe, toi et moi. J’ai de grands projets.

– Moi aussi. Je vais commencer par te demander de quitter ce bureau sur-le-champ. On te livrera tes affaires personnelles le plus vite possible.

– …?

– Tu sais que je n’ai jamais eu de talent pour chercher mes pseudonymes, c’est toujours toi qui les trouvais. Aujourd’hui, c’est mon comptable, Finecma, qui vient de racheter 12% des Éditions du Phœnix. Provocom, qui vient de racheter 18 % des Éditions du Phœnix. Le Groupe Berger, qui vient de racheter 11 % des Éditions du Phœnix. Et pour finir, The Mail Ltd., société d’investissements fantôme qui n’est autre que l’anagramme de Mathilde et à qui tu as cédé 16% des parts des Éditions du Phœnix. Avec tes malheureux 33% tu n’es plus majoritaire dans cette maison. Laisse le bourbon en partant, c’est un délice.

Sonné, Victor esquisse un très léger sourire, comme pour répondre à celui de Mathilde. Elle soutient son regard avec un aplomb qu’elle n’aurait pas même imaginé.

– Je n’aime pas du tout ce genre de plaisanteries, Mat.

– Et moi je n’ai plus aucune patience pour les phrases toutes faites depuis que je suis scénariste. Sors d’ici.

Il allume une cigarette pour se laisser le temps de la réflexion, en pompe trois bouffées successives puis l’écrase. Elle croise les bras et le toise avec une arrogance qui la rend plus belle encore.

– Le Phœnix est à moi, Mathilde…

Elle éclate de rire.

– Jérôme m’avait dit combien ce moment-là était divin, mais il était en deçà de la vérité.

Victor frappe du poing sur la table, donne un coup de pied dans une chaise et renverse une rangée de bouquins à terre. C’est le lion qui continue de rugir pendant qu’il s’affaisse, une flèche dans les flancs.

– Essaie de te traîner a mes pieds, on ne sait jamais. Je pourrais m’apitoyer. Je pourrais aussi être dégoûtée, c’est un risque.

– Tu sais ce que le Phœnix représente pour moi… Si tu me l’enlèves, je…

Il s’interrompt net, incapable de proférer une menace. Il sent que la colère lui fait perdre la partie.

Contre toute attente, il s’agenouille aux pieds de Mathilde.

Il pose sa joue sur son genou.

Elle glisse la main dans ses cheveux.

Ils restent là un long moment sans dire un mot.

Mathilde se souvient.

Puis, en effleurant la joue de Victor, une larme s’accroche à son doigt. Elle la porte à ses lèvres pour connaître enfin le goût qu’ont les larmes de celui qui l’a tant fait pleurer.

– J’ai pensé à une autre solution…

Victor relève lentement la tête comme un chien servile.

– Je te laisse une chance de garder la direction de ma maison d’édition.

– … Tout ce que tu voudras.

– Tu vas m’écrire un roman.

– …

– Un gros roman d’amour qui suinte les bons sentiments.

Victor ne comprend toujours pas.

– Je veux que tu me racontes l’histoire de Victor et Mathilde. Depuis la première minute de notre rencontre. Le premier regard, les premiers mots, les premiers gestes. Je veux lire tout ce qu’il y avait dans ton cœur dès les premiers instants. Je veux des détails parfaitement intimes sur nos ébats, je veux retrouver tout ce qu’on se chuchotait à l’oreille, je veux m’émerveiller du moindre souvenir que j’aurais pu oublier. Je veux des descriptions à n’en plus finir de nos promenades nocturnes, je veux que tu parles de la ligne de mes jambes comme tu le faisais à l’époque, je veux savoir tout ce qui se passait dans ta tête quand tu m’embrassais dans les lieux publics. Je veux que tu te souviennes de chacun de mes romans et de la manière dont tu les as reçus. Tu vas retrouver tous nos grands moments du début, mais aussi tous ceux qui ont suivi. Je veux la splendeur et la décadence. Je veux tout savoir sur la rencontre avec ta femme, tout ce que tu m’as caché, je veux toutes tes trahisons, tes misères et tes lâchetés. Je veux de l’éloquence dans l’horreur que tu m’as fait subir. Je veux ces vingt années-là. Sous les yeux, entre mes mains. Je les veux, rien que pour moi.

Abasourdi, Victor ne songe même pas à se relever et reste à genoux.

– Je veux que ce soit superbe, je veux pleurer en le lisant. Je te laisse un an pour l’écrire. Si ça ne me plaît pas, je te renverrai la copie à la figure et tu te remettras au travail jusqu’à ce que ce petit bijou soit terminé. Tu aimais tellement faire ça.

– … Tu vas vraiment me demander une chose pareille?

– Je sais que tu ne feras pas appel à un nègre, je ne t’imagine pas lui raconter toute notre histoire dans les plus petits détails! Toutes ces choses que tu ne veux surtout pas qu’on dévoile.

Elle éclate de rire.

– Tu vas voir s’il est si simple d’écrire un roman d’amour. Rentre chez toi et mets-toi au travail. Débrouille-toi pour avoir du talent.

Elle lui ouvre la porte et le pousse dehors.

– Tu n’auras qu’à penser à nous…

Louis

Louis entre le dernier dans le théâtre, quand tout le public est installé, déjà conquis, prêt à l’ovation. Quelque chose l’a toujours agacé dans cette étrange unanimité, avant même le lever de rideau. Il se demande si le public ne vient au théâtre que pour voir les acteurs de près et se persuader qu’ils sont magiques. Louis veut bien admettre que certains sont doués pour trouver les mots et d’autres pour les dire, mais il n’a jamais compris pourquoi on vénérait les uns et on oubliait les autres. Chaque fois qu’il voit une salle comble, comme ce soir, il imagine qu’à trois pas de là, un jeune dramaturge coincé dans un gourbi est peut-être en train d’écrire les quatre répliques qui un jour feront crouler le théâtre sous les applaudissements.

Des retardataires cherchent leur place, les autres s’impatientent, un brouhaha monte légèrement vers le dôme. Avant de quitter la salle, il jette un dernier regard circulaire sur les spectateurs, le rideau, les lustres, les robes du soir. Pour la énième fois, il se dit que c’est à cause de tout ça que Lisa l’a quitté.

Sans hésiter sur le parcours, il emprunte divers couloirs, trouve l’agitation des coulisses et entre dans une loge sans y être invité.

Les yeux rivés dans leur reflet, l’acteur se passe un crayon noir sur les cils. Il entrevoit la silhouette de Louis dans son miroir et se tourne, stupéfait.

– Stanick?

Louis dégage une chaise encombrée de vêtements et s’assoit.

– Qui vous a autorisé à entrer?

Louis ne répond pas, l’acteur hausse les épaules et reprend son maquillage.

– J’entre en scène dans cinq minutes.

– Cinq minutes, c’est énorme pour un acteur. En cinq minutes vous pouvez nous emmener très loin.

Penché vers le miroir, le menton en avant, l’acteur recouvre son visage de poudre avec des gestes rapides.

– Je ne vous ai pas vu à l’enterrement.

– J’ai vu son corps par terre avec du sang sur la tempe pendant que vous étiez en Espagne.

– Est-ce que vous seriez en train de dire que rien ne serait arrivé si j’étais resté auprès d’elle?

– Quand on laisse une femme comme Lisa seule pendant trois mois, c’est qu’on ne l’aime pas.

L’acteur fait rouler sa tête sur les épaules pour faire craquer les cervicales.

– Vous vous êtes déplacé juste pour me dire ça, Stanick?

Louis sort un billet plié en trois et le lui tend.

Petite ordure de scénariste raté.

Tu ne perds rien pour attendre. Je vais d’abord m’occuper de l’acteur de merde, il mourra comme Molière! Et il ne le mérite même pas! Ensuite ce sera ton tour, Stanick.

L’acteur jette le papier sur un coin de table et hausse les épaules.

– Un fou. Il m’a déjà envoyé quelques lettres dans ce goût-là.

– Le plus troublant dans cette affaire, c’est ce troisième homme. Il prétend avoir aimé Lisa plus que nous deux réunis, et seul un fou peut dire ça. Vous avez une idée?

– Il n’y a pas de troisième homme, Stanick. Juste un déséquilibré qui lit les journaux. D’après la police, ce genre de dingue ne passe jamais à l’acte.

Louis regarde le petit tas de courrier sur une chaise de la loge.

– Il ne vous a pas envoyé un petit mot d’encouragement, juste mettre la pression?

– C’est possible mais je n’ouvre jamais le courrier avant d’entrer en scène. Superstition.

Un peu déconcerté, Louis réfléchit un instant. Il s’attendait à voir vaciller un homme mais, pour l’instant, rien ne le laisse deviner.

– Je quitte Paris ce soir. C’est le seul privilège du boulot d’auteur, on peut l’exercer dans n’importe quel trou perdu. Vous, en revanche, on sait où vous trouver tous les soirs pendant trois mois. Bien exposé, en pleine lumière.

On toque à la porte pour presser l’acteur d’entrer en scène. Il répond d’une bordée de jurons.

– Vous êtes venu pour ça, hein, Stanick? Vous vouliez voir cette peur. Silence.

Tout à coup, l’acteur éclate de rire, un rire massif qui part du cœur, un rire qui ne peut se partager. L’expression d’une solitude. Et d’une force.

– Vous savez pourquoi je me fous de ces menaces, Louis? Parce que personne, ni vous, ni tous ceux qui attendent dans la salle, ni même ce corbeau de merde ne peut s’imaginer le trac que j’ai à cette seconde précise. Le trac. Peur d’une lettre anonyme, moi? Peur d’un petit crétin qui voudrait me nuire quelque part en ville? C’est d’un ridicule…

Pris à contre-pied, Louis perd tout à coup sa superbe et, comme le spectateur qu’il est redevenu, il regarde l’acteur donner une dernière touche à son maquillage.

– Ce que j’éprouve en ce moment même est une sorte de perfection de la terreur. Ma vie n’a plus aucune importance, j’ai envie de fuir aux antipodes, planter tout le monde, insulter la terre entière, nier que j’existe, hurler pour qu’on me réveille, appeler ma mère, oui ma mère, où est-elle, cette garce, d’ailleurs…? Rassurez-vous, Louis, vous avez payé pour une peur minable et je vous en offre une bien plus terrible et bien plus éloquente. Une peur de première catégorie, profitez-en. J’ai un petit renard au fond l’estomac qui mâchouille tout ce qui palpite, il a de l’appétit le bougre, je le connais bien, je l’ai nourri depuis le premier jour où j’ai décidé de faire ce métier. Est-ce que vous connaissez le délicat frisson d’une goutte d’acide sur un ulcère? J’aimerais voir de mes yeux l’étendue des dégâts, ça doit ressembler à du Victor Hugo: «champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.» Seulement voilà, au bout d’un moment on arrête de se plaindre et on va au charbon, sinon on fait un autre boulot.

Rien ne se passe comme prévu. Louis ne sait plus comment se rétablir.

– … Vous ne manquez pas de panache. C’est sans doute ce que Lisa appréciait chez vous.

– Je ne l’ai jamais poussée à vous quitter, Louis.

– Alors pourquoi, nom de Dieu? Que lui donniez-vous que je n’avais pas?

– Du paraître, juste un peu de paraître! Lisa adorait ça, vous le savez mieux que personne. Je n’ai jamais assisté à autant de dîners mondains qu’après notre mariage. Quand j’ai refusé que Paris-Match vienne nous photographier à la maison, elle ne m’a pas adressé la parole pendant une semaine. Un jour elle a fait une vérole parce qu’elle était placée trop loin du ministre à la remise des Molière. Si vous saviez à quel point je déteste tout le vacarme autour de ce foutu métier!

– Si on m’avait accordé un peu de reconnaissance, juste des bribes, un seul petit éclat de ce qui vous entoure, elle serait peut-être encore près de moi aujourd’hui, bien vivante.

Le régisseur et le directeur du théâtre entrent d’autorité. L’acteur les rassure et demande une dernière minute de patience. Ils sortent.

– Je comprends que vous trouviez tout ça injuste, Louis, et pourtant…

L’acteur hésite, sans doute pour la première fois depuis l’arrivée de Louis.

– Et pourtant si vous saviez à quel point je vous envie.

– …

– Vous, les auteurs, vous n’avez besoin de personne. Vous êtes les premiers à connaître le premier mot de la première phrase. Les autres viendront au gré de votre liberté et de votre fantaisie. Et le jour où nous jouons vos textes, vous êtes déjà ailleurs, loin, en train de préparer le prochain voyage où tous nous voudrons vous suivre.

Le cœur de Louis vient de se vider tout à coup de son fiel.

L’acteur sort de sa loge et claque deux fois dans ses mains, comme un rituel connu de lui seul.

Les deux hommes échangent une longue poignée de main.

Et un regard. Sans doute le premier.

– … Je dois partir, dit Louis. Mais je serai avec vous.

Avant de quitter le théâtre, Louis retourne dans la salle et reste debout sur les marches dans le silence et le noir profond.

Le rideau s’ouvre et l’acteur est là, debout.

Seul.

La salle applaudit à tout rompre et Louis se joint à eux un court instant.

La pièce peut commencer.

Moi

– Le Maestro disait souvent: «Le récit est comme une flèche qui pointe vers sa cible sitôt l’arc bandé.»

– En clair?

– Il faut toujours connaître la fin d’une histoire dès ses prémices. L’épilogue doit être inclus dans le prologue. On devrait connaître la morale de l’histoire à peine prononcés les mots: «Il était une fois…»

Nous nous sommes tous retrouvés, comme prévu, au café habituel à 20h 30. Il nous reste dix minutes avant le tout dernier épisode de Saga. Dix minutes avant nos adieux.

Mathilde commande un grand calva et un café. Elle est étrangement belle, belle, épuisée et sereine. Elle arrive au bout d’une course folle qu’elle vient juste de gagner. Jusqu’au dernier moment, nous étions sûrs qu’elle allait craquer. Mathilde et son cœur monté sur ressorts. Mathilde à qui on peut demander la lune en échange d’un sourire. Nous n’étions pas très rassurés à l’idée de la laisser dans une pièce close avec ce bellâtre qui ne mérite que des baffes. Notre Mathilde n’a pas défailli! Elle a terrassé le dragon de ses amours perdues. Au fil des mois, elle a su se servir de nous comme d’une palette de couleurs: un fond de Jérôme pour l’inventivité dans la vengeance, une nuance de Louis pour la finesse du trait, une petite touche de moi pour la détermination. Mathilde est enfin libre, débarrassée de ses démons. La Saga aura réussi ça.

– Je vais regretter la vodka au poivre, dit Jérôme. Il faut que je m’habitue tout de suite au Jack Daniel’s, double.

Je commande la même chose que lui. Tristan l’attend, dehors, affalé dans la Renault Espace qu’ils louent depuis deux jours. Je pense n’avoir jamais vu Jérôme aussi heureux que ce soir. Il m’a promis de me montrer le film où Sauvegrain tombe dans son piège incensé. Là encore, je ne suis pas pour rien dans l’écriture de cette saynète. Si le dialogue est entièrement de Jérôme, l’apparition furtive de Spielberg est une idée à moi (j’y suis allé de ma théorie sur la crédibilisation maximale par la surenchère et le détail réaliste). Combien d’heures avons-nous passées à mettre au point cette scène toute simple qui, sur le papier, n’occupait pas plus de cinq feuillets. Au bout de la huit ou dixième version, nous l’avons fait lire à Louis qui a changé deux ou trois répliques et nous a donné sa bénédiction. Sans oublier de nous traiter de dingues. Le casting fut l’affaire de Lina et ses chercheurs de tête. À l’heure qu’il est, Jérôme peut se considérer comme un homme riche qui vient de retrouver son honneur et le respect de lui-même. Prêt à faire tenir tout Hollywood dans le creux de sa main. Plus encore que le bourbon, il semble goûter chaque minute de notre séparation, comme s’il se préparait déjà un souvenir.

Louis commande une grappa. À sa manière, il nous fait comprendre qu’il est déjà loin. Lui aussi.

– C’est un truc de novice que de vouloir partir comme un fou sur une idée de départ en se disant qu’on trouvera bien une fin en cours de route.

La fin. Il lui a bien fallu en trouver une avant de quitter Paris. Hanté par le fantôme de Lisa, il ne pouvait plus reculer le duel avec l’acteur. La seule qui pouvait lui venir en aide était Mathilde. Si l’atout cœur de notre fine équipe est une conseillère conjugale hors pair et une spécialiste ès-adultère, elle n’a pas son pareil pour décrypter le langage étrange de la jalousie.

Sur le téléviseur perché dans un coin du bistrot, je vois le visage du présentateur du 20 h s’effacer derrière le générique. Les pubs et la météo vont suivre; le compte à rebours est enclenché. Il est trop tard pour changer quoi que ce soit.

– J’aimerais bien voir la tête que ferait votre Maestro devant le moindre épisode du feuilleton.

Louis nous montre un énorme sac de sport plein à craquer.

– J’emporte l’intégrale de la Saga en cassettes, dernier épisode compris, William m’en a fait une copie. Je suis sûr que le Maestro appréciera à sa juste valeur, même s’il est pris de tics nerveux dès qu’il passe devant un écran télé. J’ai envie de lui montrer tout ce que j’ai fait hors de sa vue.

Hors de sa vue. Chaque fois qu’il évoque le Maestro, je pense à un œil. Peut-être un regard. Celui d’un voyeur ou d’un Dieu scrutateur. Dans l’œil de Louis, on lit la hâte d’aller le retrouver.

Le bonheur de nos amis ne fait pas toujours le nôtre.

– À quelle heure est ton train, Louis?

– Dans trente minutes, Gare de Lyon. Je serai à Rome vers 10 heures, demain. Je redoute surtout le petit tortillard qui va à Palestrina. Je pourrais proposer une série sur les trains italiens…

– On peut te déposer à la gare si tu veux, il y a encore de la place dans l’Espace. Je dois passer prendre Oona et les trente kilos de fringues qu’elle a achetées à Paris.

– C’est un vol direct pour Los Angeles?

– On passe d’abord par le Montana pour installer Tristan chez elle. Je n’aurais pas trop su à qui le confier, le temps de trouver mes repères.

Tout semble réglé comme sur du papier à musique. Mathilde fourrage dans son sac Vuitton pour y retrouver des cigarillos. Elle non plus n’a rien laissé au hasard.

– On pourra venir vous visiter, sur votre île?

– Bien sûr! Mais je ne sais pas combien de temps ils vont avoir besoin de moi.

– Vous allez enfin nous dire ce que c’est, ce boulot secret si cette île mystérieuse? Ne nous faites pas le coup du cliffhanger.

– Vous êtes les trois personnes au monde en qui j’ai le plus confiance, mais j’ai promis de ne rien dire et je suis superstitieux. Dès que ça aura démarré, je vous enverrai à chacun une carte postale.

L’épisode n° 80 va commencer. Il ne sera pas encore terminé que mes trois collaborateurs seront déjà loin. Inaccessibles. Libres. Je commence à me demander si j’ai eu raison de vouloir rester.

– Et toi, Marco?

Moi? Oui, au fait. Qu’est-ce que je deviens, moi? J’ai un film à écrire, dès demain. Comment se fait-il alors que je me sente si désemparé?

– Tu es sûr que tu ne veux pas quitter Paris?

– Tu peux l’écrire n’importe où, ton film.

– À vous entendre, je risque les pires emmerdes…

J’attends quelques secondes qu’on me rassure. Personne ne le fait.

– … Vous croyez vraiment que je vais avoir des emmerdes?

Du doute dans les regards. De toute façon, la question ne se pose même pas, quelles que soient les retombées de ce dernier épisode, je dois rester à Paris. La Saga vient de nous débarquer et je suis sûr que Charlotte m’attend à quai en agitant son foulard bien haut.

Mathilde se lève la première pour rompre un inquiétant silence.

– Je dois être à Austerlitz dans vingt minutes, j’ai juste le temps de prendre mon taxi.

Elle saisit son sac et donne aux autres le signal du départ. Louis prend ses bagages.

– On se revoit bientôt, tous?

Personne n’osait le dire. Il a bien fallu que je me dévoue. À moins que je ne sois le seul à le penser vraiment.

– Venez me voir à Rome, si vous avez un moment.

– Je vous fais signe dès que j’ai une adresse à L.A.

Les mots nous restent bloqués dans la gorge. Nous nous embrassons, encore et encore. Comme si les dialogues, les aventures au coin de la rue, le sens de tout ça, le devenir de chacun, n’avaient plus aucun intérêt.

Sans doute pour la dernière fois, nous nous serrons fort dans les bras les uns des autres.

Ils quittent le café au moment où la fugue de Bach se fait entendre.

Putain de Saga.

Nous voilà seuls, tous les deux.

* * *

Mes amis viennent de me quitter et la nuit va être longue. La première nuit d’été.

Le ciel est chargé d’étoiles, toutes les fenêtres sont ouvertes, il y a de la bière fraîche dans le frigo, mes amis sont déjà loin, la femme que j’aime m’a quitté, et j’ai beaucoup bu avant de rentrer chez moi. C’est le moment ou jamais d’avoir le blues.

Je débranche le téléphone, il va sonner une bonne partie de la nuit et chaque fois je vais penser que c’est Charlotte. Chaque fois je vais être déçu. Si elle est vraiment revenue, elle peut bien attendre une nuit de plus.

La chaleur va avec le silence.

Vous êtes tous de beaux enfoirés de faire de moi un orphelin. Il est quatre heures du matin et la nuit est calme comme s’il ne s’était rien passé, comme si personne ne pleurait sur le cadavre de Saga. Je ne pleurerai pas non plus, cette salope m’a abandonné, moi qui l’ai aimée comme personne et l’ai vue grandir comme un père. Crève, chienne, vingt millions d’âmes perdues te regretteront sauf nous. Jérôme, Louis, Mathilde et moi t’avons taillé un suaire dans l’étoffe la plus noire que nous avons pu trouver, un noir qui ferait passer les ténèbres pour de la dentelle de femme. Où l’avons-nous puisée, cette encre obscure? Impossible à dire. Cela ne nous ressemblait pas. Il a fallu aller loin dans l’enfer de notre inspiration. Écouter les muses de l’abjection et de la perfidie. Laisser ricaner la hyène qui sommeillait en chacun de nous.

Je me penche à la fenêtre et tends l’oreille pour écouter le bruit du chaos.

Rien.

Pas même un souffle d’air.

Un suicide collectif? Vingt millions de morts sur la conscience. Ou est-ce déjà l’oubli, et tout le monde s’en fout?

Pourtant, je nous revois encore, hier midi, mes compagnons et moi, devant l’écran. Dégoûtés par notre propre désir de vengeance. Je l’ai déjà vu, cet épisode n° 80, le vrai, celui que nous avons fait passer au nez et à la barbe de Séguret.

Nous avons fait un travail d’orfèvres et de faussaires grâce à William et ses tours de passe-passe. Ces dizaines de séquences qui n’ont pas été montrées, nous les avons gardées, revues et corrigées, imbriquées, montées et mixées, avec patience, pour rester maîtres jusqu’au bout de notre aventure. Comment Séguret a-t-il pu s’imaginer que nous le laisserions éclabousser Saga de sa médiocrité? William a repiqué dans les anciens épisodes, il a fait des collages d’images, il a même réussi à plaquer de nouveaux dialogues sur des situations qui n’ont plus rien à voir. Ce petit monstre que nous avons créé comme des savants fous, la nuit, dans le secret, a été diffusé hier soir. Il nous a même fallu imaginer un scénario encore plus complexe pour que l’épisode passe les contrôles techniques et soit considéré comme Prêt-À-Diffuser sans que personne ne s’aperçoive de rien. Nous n’avons pas lésiné sur les séances occultes, les brainstormings avec le diable pour tromper la vigilance de la grande machine à maîtriser l’imaginaire. Avant de partir, il nous restait à finir en apocalypse.

In cauda venenum.

J’ai besoin de revoir l’épisode seul. Pendant que la cassette se rembobine, je m’allonge sur le canapé, une bière à la main. Soûl. Mes amis sont partis. La Saga est morte. Mieux valait qu’elle meure de nos mains plutôt que de la voir vivre entre celles de Séguret. Rien de moins qu’un crime passionnel.

Générique.

№ 80

Walter se prépare un cocktail avec les fonds de bouteilles vides trouvées dans le bar des Fresnel. Il tourne la mixture avec l’index. Quelle image restera-t-il de lui? Celle d’un alcoolique qui ne cherche plus à surmonter quoi que ce soit. Parce que la vie est une mascarade et l’alcool nous aide, grâce à Dieu, à la débarrasser, parfois, de ses guenilles. Si la phrase nue partait du cœur, l’alcool nous offre le regard nu et l’ivresse n’est qu’un pied de nez à la mort. Voilà pourquoi Walter se remet à boire de plus belle. Le second verre le rend lyrique, et ce lyrisme le rend beau. Et demain? Demain, il y aura plein d’autres verres qui lui donneront la force de briller la nuit. Et, un jour, de s’éteindre, lentement. Très lentement. Le chômeur de Roubaix va retenir la leçon.

Marie, notre petite Marie tant aimée, qu’es-tu devenue? J’ai cru à ton indépendance, ta fraîcheur intacte de jeune fille. Tu savais penser aux tiens sans t’oublier, tu avais des désirs qui faisaient parfois passer la femme avant la mère, c’est ce qui te rendait si forte. Si aimable. Et te voilà de retour au bercail après une escapade. Coupable et fatiguée. Implorant le pardon du bout du regard. Mon Dieu qu’elle est triste, cette scène. Mathilde ne t’a rien épargné. Pour la dernière fois tu as honte de tes rides et de ces quarante-cinq ans qui aujourd’hui paraissent le double. Où sont-ils passés, tous ces prétendants qui se seraient damnés pour toi? Walter te regarde comme une pute qui ne lui donne même plus envie de traverser le palier et Fred te méprise pour ton innocence dilapidée. Ta petite vie retrouvée ne va même pas rassurer la ménagère du Var. Celle qui n’a jamais pu suivre le bel inconnu t’en voudra à mort d’être revenue. Les autres te traiteront de salope. Tu n’avais pas mérité ça.

Où est-il le Jonas qui nous faisait croire que le vengeur masqué n’était peut-être pas tout à fait mort? La réponse est simple: si le seul vrai combat de tout homme l’oppose à sa propre lâcheté, pourquoi en serait-il autrement pour Jonas? Pourquoi lui, justement, devrait-il exalter sa part d’héroïsme? Personne ne naît avec une part d’héroïsme. Il était temps pour lui de se dire qu’il n’aura qu’une et une seule vie et qu’elle est faite, comme toutes les vies de compromis et de lâcheté ordinaire. Qui oserait le lui reprocher? Qui manquerait de vergogne à ce point? Surtout pas le pêcheur de Quimper. Que les héros se désignent! Et qu’ils aillent s’attaquer à Pedro Menendez eux-mêmes. Pedro Menendez les attend. Jérôme s’en est donné à cœur joie dans le dialogue de leur dernier face-à-face. Quand Jonas annonce à Pedro qu’il passe la main, Pedro en a presque pitié pour son adversaire de toujours. Mordécaï a besoin d’un garde du corps, il paiera Jonas à prix d’or, c’est toujours ça. L’argent et l’héroïsme n’ont jamais fait bon ménage.

Parlons-en, de Mordécaï. Il n’a jamais su quoi faire de son argent, mais il a bien fini par trouver. Depuis qu’on lui a dit que le Bien et le Mal étaient tombés en désuétude, il s’est mis à lire. Surtout la Bible, et Sade. Et comme par hasard, il a été foudroyé par la beauté de L’Écclésiaste, seul passage de la première qui aurait pu être écrit par le second. Vanité, tout n’est que vanité. Rien ne lui est apparu aussi clairement que le deuil des illusions et des utopies. Il y a trouvé une vérité, celle de son propre désenchantement. Il ne lui reste donc qu’une seule chose à faire: jouir. Jouir, jouir, jouir pendant qu’il en est encore temps car chaque minute nous rapproche du néant. Il puise chez Sade tous les scénarios de jouissance imaginables, jusqu’au bout du plaisir et de la décadence. Toute sa fortune y sera consacrée. Vingt millions d’individus? Autant dire vingt millions de fantasmes et de désirs qui resteront à jamais inassouvis. Mordécaï a décidé de les vivre, pour tous les autres.

Celui qui croit à l’amour croit forcément à la haine. Ça ne devra étonner personne de voir Mildred et La Créature se haïr aussi fort qu’ils se sont aimés. Mathilde n’aurait laissé à personne le privilège de finir le boulot à sa place. Elle a soigné le travail comme une petite main, à l’ancienne. Le processus de décomposition du couple est si minutieusement rendu que ça m’en a découragé de courir après Charlotte. Il lui a suffi de trois courtes séquences pour éradiquer toute idée de bonheur conjugal. Du grand art. Même Jérôme est incapable d’une telle violence. Mildred est supérieurement intelligente, elle invente des tortures morales d’une rare sophistication. La Créature garde intacte toute sa beauté sauvage, pour un peu il ne se douterait même pas du mal qu’il est en train de lui faire. C’est dans sa nature. Cette passion, on le comprend dès la première scène, ne peut se terminer que par l’élimination physique de l’un ou l’autre. Mais Mathilde nous l’épargne; avant d’en arriver à la délivrance finale, elle préfère parler de l’enfer de chaque instant. Le couple n’est qu’une longue succession d’instants qui exclut tout alentour, il fonctionne sur un principe de vases communicants qui empoisonne chaque geste d’amour et gangrène tout plaisir.

Et Bruno, le petit Bruno? Quel sort lui faire subir? Il a la vie devant lui. Il doit faire ses premiers pas vers l’âge adulte et piloter à vue tout au long de cette étrange odyssée qu’est l’existence. Mais en a-t-il seulement l’étoffe? Comme tous les adolescents, Bruno doute de lui-même depuis le début du feuilleton. Et il a raison, parce qu’il sait déjà, bien au fond de lui-même, que sa vocation est de rejoindre le plus grand nombre. De grossir les rangs de ceux qui sont là parce qu’il faut y être. La jungle qu’il aurait dû ouvrir à la machette n’est qu’un sentier en ligne droite parfaitement balisé. Il en voit déjà le bout. Et déjà sa part d’oubli commence à manger sa part de rêve. Il ne sera ni Rimbaud ni Évariste Gallois, il n’aura même pas ce quart d’heure de gloire que promettait Warhol. C’est comme ça.

Menendez, lui, n’a jamais cessé de se poser des questions. Ses seules réponses sont le plastique et la dynamite. C’est peut-être ce qui a fait fléchir Jonas: l’intime conviction de Pedro qu’il faut en passer par là. Personne ne sait vraiment pourquoi Pedro fait sauter des bombes. Mais quelles que soient ses raisons, elles ne peuvent être que mauvaises.

Non…?

Sûrement.

Quoique…

La question est laissée en suspens tout au long de cet épisode comme une énigme qu’il vaut mieux ne jamais résoudre. Qui n’ajamais pensé, dans un isoloir, un bulletin à la main: à quoi ça sert? Qui n’a jamais senti qu’on le regardait d’en haut comme une fourmi prête à être écrasée si elle ne remplit plus sa tâche? Qui n’a jamais souffert de l’absurdité des institutions? Qui n’a jamais eu envie de hurler à l’injustice et maudit ceux qui refusaient de l’entendre? Qui n’a pas eu envie de tout faire péter? Menendez est sûrement un salaud et un crétin. Il n’y a que la connerie individuelle pour chercher à plastiquer la connerie collective. Un jour, il mourra dans une embuscade et il l’aura bien cherché. Mais ce jour-là, agonisant, il n’avouera pas les raisons qui l’ont poussé à tout faire sauter. Personne n’en saura jamais rien. Nous lui avons laissé son secret. Ceux qui insistent pour le connaître n’auront qu’à relire Kafka.

Et Fred, celui que l’on attend tous, la coqueluche de toute la Saga, celui qui fait figure de Sauveur? Eh bien, le Sauveur en a marre de l’humanité. L’humanité est ingrate, l’humanité mord celui qui tend la main vers elle, que ce soit pour mendier ou lui venir en aide. S’il invente de quoi panser un mal, l’humanité va ouvrir dix autres plaies. Elle a un sixième sens, pour ça. Fred ne prononce pas un seul mot de tout l’épisode mais son cri intérieur nous vrille les oreilles. Lui qui a inventé la machine à broyer les guerres, la machine à éradiquer les virus, la machine à nourrir ceux qui ont faim, la machine à redonner l’espoir, il commence à se demander si tout ça a servi à quelque chose. C’est dommage. Il venait d’inventer une machine à nettoyer l’Inconscient. Une sorte de technique chirurgicale pour opérer l’âme, lui enlever ses kystes et ses caillots sans laisser de séquelles. Mais il la jette au panier des qu’elle est au point. Ça aurait pu servir, allez savoir.

Une seule fin s’imposait, un seul épilogue. Il s’agissait d’un rêve de Camille qui n’a jamais été montré. Tout de suite après, elle se réveillait en sursaut et son Jonas préféré la prenait dans ses bras. Ce rêve, nous sommes allés l’exhumer du fin fond d’une poubelle pour le rendre à la vie réelle des personnages. Et peut-être à la vie tout court.

Camille nous en menaçait depuis trop longtemps. La séquence est extrêmement courte. Elle se regarde dans son miroir, éclate de rire, un vrai rire qui part du cœur, puis elle lance un Viva la Muerte à ceux qui veulent l’entendre, pose le canon du revolver dans sa bouche et tire. Un impact de sang se fiche dans le mur.

Générique.

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