Les amours d’Olivier

I

Olivier avait vingt ans. La poésie n’avait d’abord été chez lui qu’une maladie de la première jeunesse, qu’un premier amour avait fort envenimée, et que plus tard la fréquentation de jeunes gens voués à l’art avait rendue chronique. Le père d’Olivier, homme très rigide et très positif, voulait faire suivre à son fils la carrière du commerce, et dans cette intention il avait envoyé Olivier prendre des leçons de tenue de livres chez un professeur du quartier. C’était un homme déjà vieux, ayant mené longtemps la vie des joueurs et des débauchés, et le moins habile physionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte de tous les mauvais penchants. À quarante-cinq ans cet homme, qui s’appelait M. Duchampy, avait épousé une jeune fille qu’il avait séduite. À l’époque où Olivier vint prendre des leçons chez lui, M. Duchampy était marié depuis quelques années; sa femme avait vingt-quatre ans. C’était une femme de cette race frêle et maladive, où les poètes de l’école poitrinaire vont ordinairement chercher leur idéal. Madame Duchampy possédait toutes les grâces langoureuses et attractives de ces sortes de tempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une apparence de faiblesse, cachent de grandes provisions de force et d’ardeur. Ses yeux d’un bleu indécis s’allumaient parfois d’un éclair fugace aux lueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle, s’animait et se colorait à la fois. Mais ce n’étaient là que de rares accidents, de passagères éruptions de vie, résultant peut-être d’un flux de jeunesse et de passion comprimées. Sans être précisément un appel à la pitié, son sourire excitait l’intérêt, et paraissait accuser confusément une vie de souffrances ignorées dont la confidence, faite de sa voix lente et douce, pouvait être souhaitée par un jeune homme enclin à l’élégie. Madame Duchampy restait souvent le soir dans la salle d’étude où Olivier venait prendre sa leçon quotidienne. Elle travaillait à quelque ouvrage de tapisserie ou donnait ses soins à une petite fille de deux ans, qui, dans les bras de sa mère, semblait une fleur mourante attachée à un arbrisseau malade. Pendant que son professeur s’occupait auprès de ses autres élèves, Olivier détournait les yeux de ses cahiers noirs de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s’arrangeait toujours de façon à être surprise dans quelque attitude de coquetterie maternelle.


Il arriva une chose bien simple: c’est qu’Olivier n’apprit aucunement la tenue des livres, et qu’il devint parfaitement amoureux de la femme de son professeur. Un soir madame Duchampy se trouvant seule avec Olivier, elle lui fit ses confidences. C’était quelques jours après la mort de sa petite fille. Olivier tomba à ses genoux et laissa couler sur ses mains ces larmes toutes chaudes de sincérité qui gonflent les cœurs naïfs. Il eut toute l’éloquence de l’inexpérience. Il exprima la passion réelle avec l’accent vrai, et il fut écouté d’autant plus qu’il était attendu. À compter de ce jour-là Madame Duchampy s’appela Marie pour Olivier.


Cependant, quoi qu’il eût fait pour enrayer ses progrès, afin d’avoir un prétexte pour venir dans la maison, au bout de six mois de leçons Olivier en savait assez pour entrer dans n’importe quel comptoir commercial. Son professeur le lui déclara un jour; mais il ajouta: «J’espère néanmoins que cela ne vous empêchera pas de venir nous voir, et le plus souvent sera le mieux.» Olivier vint hardiment tous les jours.


Le professeur ne paraissait aucunement s’inquiéter de cette assiduité. Il en connaissait parfaitement le motif; mais il savait à quoi s’en tenir sur les relations de ce jeune homme avec sa femme, et se tenait rassuré sur l’innocence de cette passion, qui vivait dans l’outre-mer du platonisme le plus pur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le poète écrivait à Marie. Cette épître, que le pudique Joseph lui-même aurait signée sans difficulté, commençait par ces mots: «Ma sœur!» M. Duchampy poussa un grossier éclat de rire.


– Et vous, demanda-t-il à sa femme, le nommez-vous mon frère? Cela serait curieux. Mais en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d’inceste dans le terrain de l’adultère?


– Olivier est un enfant, dit Marie; c’est de l’amitié qu’il a pour moi, c’est de la pitié que j’ai pour lui. Voilà tout, vraiment; mais, si vous le désirez, je le renverrai.


– Non pas! répliqua le mari. À moins qu’il ne vous ennuie trop avec son amour bleu de ciel. Gardez-le, cela m’est égal.


Au fond, M. Duchampy était réellement fort indifférent. Il n’aimait sa femme que comme un être docile et silencieux sur lequel il pouvait à loisir épancher ses colères quand il avait perdu au jeu. D’un autre côté, l’assiduité d’Olivier lui servait de prétexte pour s’échapper de son ménage et courir de honteux guilledous.


Les amours de Marie avec Olivier durèrent dix-huit mois, pendant lesquels ils ne s’écartèrent point des pures régions du sentiment. Au bout de ce temps, des pertes successives faites au jeu engagèrent M. Duchampy dans d’assez méchantes affaires, compliquées de faux. Il fut forcé de fuir en Angleterre pour éviter des poursuites. Sa femme resta à Paris, sans ressources. Olivier, qui jusqu’alors n’était resté avec Marie que du matin jusqu’au soir, y resta une fois du soir jusqu’au matin: c’était une nuit d’hiver, une de ces longues nuits, si longues et si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les passent les bras au cou d’une femme aimée. Mais le réveil de cette nuit fut terrible. Madame Duchampy était avertie qu’elle allait être poursuivie comme complice de son mari, affilié à une société de gens suspects. Voyant la liberté de sa maîtresse menacée, et sans réfléchir un seul moment qu’il pouvait se compromettre en la dérobant aux poursuites dont elle était l’objet, Olivier voulut sauver celle qui n’avait désormais d’autre appui que lui. Comme il ne pouvait l’emmener dans la maison de son père, où il logeait, Olivier pensa à un jeune peintre de ses amis qui, outre l’atelier où il travaillait, possédait dans un quartier voisin une chambre qui lui servait seulement pour coucher. Urbain consentit à céder cette chambre à Olivier, qui vint y cacher sa maîtresse. Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les deux jeunes gens à qui il donnait l’hospitalité. Après plusieurs visites il revint un jour pendant l’absence d’Olivier, et passa beaucoup de temps avec Marie; le lendemain il revint de nouveau, et aussi le surlendemain. Le troisième jour, en rentrant le soir, Olivier ne trouva plus personne dans la chambre: – Marie était partie, laissant pour Olivier une lettre très laconique.


Elle lui apprenait qu’ayant reçu avis qu’on avait découvert son refuge, elle avait dû en chercher un autre chez une parente. Olivier ne lui en connaissait pas. Dans sa lettre Marie conseillait à son amant de ne point compromettre sa sûreté en cherchant à la voir, et lui ajournait à huit jours de là une entrevue, le soir, place Saint-Sulpice.


Olivier courut à l’atelier d’Urbain, pour lui apprendre ce qui lui arrivait.


Le peintre le reçut avec un air embarrassé.


– J’étais allé dans ma chambre tantôt pour prendre quelque chose dont j’avais besoin, dit Urbain. J’ai trouvé Marie en émoi: elle venait de recevoir l’avis dont elle parle dans la lettre; elle est partie sur-le-champ… Je l’ai accompagnée, ajouta-t-il maladroitement.


– Alors, tu sais où elle est? dit Olivier avec vivacité.


– À peu près, répondit le peintre, mais ce secret n’est point le mien, et je ne puis rien te dire. Qu’il te suffise de savoir que Marie est en sûreté; et comprends bien que, pour un certain temps, toi, qui es peut-être surveillé aussi, suivi sans doute, il importe, et la prudence l’exige, que tu cesses de voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis tout à toi, et je ferai auprès de ta maîtresse toutes les commissions dont tu me chargeras.


Olivier n’eut aucun soupçon. Au jour que lui avait indiqué Marie, il se trouva le soir place Saint-Sulpice; l’heure désignée avait déjà sonné et Marie n’était pas encore arrivée. Au moment où il commençait à perdre patience, il aperçut venir Urbain.


– Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le peintre.


– Malade! fit Olivier, pâle d’angoisse. Conduis-moi vers elle.


– Non, reprit Urbain, elle me l’a défendu. Olivier regarda son ami, qui, malgré lui, baissa les yeux.


– Je veux voir Marie absolument, dit Olivier, entends-tu cela? ce soir, tout de suite, sans retard. Arrange-toi comme tu voudras; qu’elle vienne ou que j’aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie.


– C’est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. Je vais aller dire à Marie, malade, brûlée par la fièvre, qu’elle quitte son lit pour courir la rue, sous les frissons d’un ciel noir; je lui dirai que, dût-elle arriver en rampant sur le pavé et tomber morte sur cette place, il faut qu’elle vienne.


– Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle? dit Olivier doucement.


– Parce qu’elle ne peut point te recevoir là où elle est; ce n’est pas chez elle.


– Mais elle te reçoit bien, toi.


– Je ne suis pas son amant, moi, je ne suis que son ami à peine, et le tien; le trait d’union qui vous unit, voilà tout ce que je suis. Que décides-tu? Demain… après… dans quelques jours Marie pourra sortir sans danger pour sa santé et pour sa liberté. Attends.


– Je n’attendrai pas une minute, dit Olivier; va chercher Marie.


– C’est bien, répondit Urbain, j’y vais. Une idée terrible traversa l’esprit d’Olivier. Marie est chez Urbain, lui cria un instinct prophétique; et il s’élança sur les traces du peintre, le rejoignit, et sans avoir été aperçu, le vit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un angle obscur du voisinage pour surprendre Urbain au moment où il sortirait. Au bout de quelques instants le peintre sortit de la maison où était son atelier; il n’était point seul, quelqu’un l’accompagnait, c’était un jeune homme.


Olivier respira plus librement, seulement son inquiétude n’avait pas cessé.


Comment Urbain, qui l’avait quitté pour aller chercher Marie, revenait-il avec un jeune homme et non avec Marie? et si ç’avait été elle, comment et pourquoi se serait-elle trouvée chez Urbain? Olivier se posait toutes ces questions en rejoignant à la hâte la place Saint-Sulpice par un chemin plus abrégé que celui pris par Urbain. Aussi arriva-t-il quelques secondes avant lui.


– Et Marie? cria Olivier en voyant Urbain s’avancer sur la place, où est-elle, Marie?


– Me voilà, répondit une voix, la voix du compagnon d’Urbain, qui n’était autre que Marie sous des habits d’homme.


– Ah! fit Olivier… C’était donc toi, tout à l’heure!


– Mais le cri de sa maîtresse, la révélation subite de la trahison d’Urbain, avaient frappé Olivier au cœur;

– il chancela comme un homme qui vient de recevoir une balle, et sans l’appui d’un arbre qui se trouvait derrière lui, il serait tombé sur le pavé.


– Le malheureux! s’écria Marie, en se précipitant vers Olivier.


– Allons, bon! dit Urbain avec impatience, allons-nous faire des scènes en public, à présent? Pourquoi êtes-vous venue? Laissez-moi seul avec Olivier, nous nous expliquerons, c’est impossible devant vous; allez… retournez à la maison.


Jamais les plus orageuses colères de son mari n’avaient autant épouvanté la jeune femme que cette brutalité froide. L’attitude cruelle d’Urbain la trouva sans résistance, et sous son regard impératif elle ploya comme un saule sous l’ouragan. Après une courte hésitation elle se retira lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur la place déjà déserte.


La fraîcheur de l’air tira un instant Olivier de son presque évanouissement. Il regarda autour de lui.


– Où est Marie? demanda-t-il.


– Elle est retournée chez elle, chez moi, répondit Urbain brièvement.


– Chez elle… chez toi… murmura machinalement Olivier… C’est donc vrai… chez elle… chez toi?…


– Eh bien, oui, puisque nous demeurons ensemble. Après?… Est-ce tout ce que tu as à me dire?


Olivier parut chercher une réponse, mais sa pensée était pour ainsi dire asphyxiée par sa douleur, et sa parole, noyée dans les larmes, n’arrivait pas jusqu’à sa bouche.


– Que dire à cela? murmura Urbain, j’aimerais mieux une querelle. Mais des pleurs ici, des pleurs là-bas sans doute; que le diable les emporte tous les deux! – Si ce qui arrive est arrivé, c’est autant la faute de Marie que la mienne; – d’ailleurs – c’était dans ma chambre. Voyons, dit-il en secouant Olivier, parle-moi, accuse-moi… Je me défendrai si je veux… Marie est ma maîtresse, eh bien, oui! c’est vrai… elle était bien la tienne!


Olivier n’entendait pas, – il avait un millier de cloches dans la tête, qui toutes lui donnaient ce nom, Marie. Sa bouche se contractait horriblement, et il paraissait souffrir comme s’il eût mâché des charbons ardents. C’était une espèce d’apoplexie du désespoir.


– Mais parle-moi donc! s’écria Urbain.


– Oh! oh! fit Olivier… en tombant aux genoux du peintre… je t’en supplie… mène-moi voir Marie; – et il retomba dans son insensibilité.


– Allons, dit Urbain, il n’y a rien à faire.


Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui paya sa course d’avance, lui donna l’adresse d’Olivier, qui sanglotait comme une fille, et fit monter celui-ci dans la voiture.


– Il est malade, le bourgeois, dit le cocher, il pleure.


– Il est ivre, dit Urbain.


– Ah! oui, il sue son boire par les yeux, moi j’ai pas le vin tendre. Hue, la blonde! ajouta le cocher, en allongeant un coup de fouet à sa rosse.

II

Pendant la course Olivier retrouva graduellement un peu de calme. En arrivant chez lui il alla dire bonsoir à son père, qui le reçut fort mal. Puis il monta dans sa chambre. Sans même songer à fermer la fenêtre, par où soufflait une bise aiguë dont les baisers, qui pouvaient être des caresses mortelles, glissaient sur son front humide d’une sueur brûlante, Olivier s’assit près d’une table, la tête posée entre ses mains.


Avez-vous vu dans un hôpital faire à un homme l’amputation d’un membre? On étend le malade sur une haute table recouverte d’un drap blanc. Tout autour se rangent le chirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la trousse, font cliqueter l’arsenal des instruments de chirurgie. À ce bruit sinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf qui entend l’aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de la salle, les autres malades de l’hôpital viennent voir comme cela se joue. Le chirurgien retrousse le parement de son habit, choisit un joli instrument à manche d’ivoire ou de nacre, et, s’il est habile, fend d’un seul coup l’épiderme. Une rosée pourpre vient tacher le drap. L’opération est commencée. Le patient crie; ce n’est rien encore. Voici tous les bistouris, tous les couteaux et les scalpels, toute la meute de fer et d’acier qui se précipite à la curée et ouvre dans la chair une brèche sanglante au passage de la scie qui s’en va mordre l’os. Le chirurgien continue son exécution; et, si c’est un jour de clinique, tâche de se distinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un concert à son bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé l’os. Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et les tampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entre eux de l’actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant le patient pousse un cri suprême: la scie a donné son dernier coup de dent; et le membre, détaché du tronc, tombe dans une mare de sang.


Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains, rabat les manches de son habit, et dit au malade:


– Adieu, mon brave homme. Vous n’aurez plus la goutte à cette jambe-là; ou vous n’aurez plus d’engelures à cette main-là, si c’est un bras qu’on vient de couper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à chaque genre d’opération.


Quant au malade, on le transporte dans son lit: – il meurt ou il guérit. Mais, dans ce dernier cas, il est bien sûr que sa jambe ou son bras coupé ne lui repousseront pas – et qu’il n’aura plus à subir le martyre d’une nouvelle amputation.


Mais si, au lieu d’un membre, il s’agit d’un sentiment, d’une passion, d’une amitié rompue, d’un amour trahi; si c’est surtout la première de nos illusions qu’il s’agit d’amputer, c’est autre chose de bien plus terrible, ma foi! D’ailleurs tout n’est pas fini et l’opération n’a pas le résultat brutal de l’acier du chirurgien, qui coupe et retranche à jamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle; à cet amour trahi un amour nouveau, qui doivent, l’une se rompre encore et l’autre être encore trahi. Et de nouveau l’expérience viendra vous dire: Je t’avais pourtant prévenu: pourquoi n’es-tu pas encore guéri? et elle recommencera ses terribles opérations; mais à peine partie, arrivera derrière elle l’espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchirera l’appareil posé par l’expérience et détruira son ouvrage; et ainsi toujours, jusqu’à la fin de la fin.


Il est des natures qui ne survivent pas à la mort de leur première illusion: ce sont les natures privilégiées. Il en est d’autres chez qui l’espérance perpétue la douleur.


Olivier avait dix-huit ans. Son premier amour et sa première amitié gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe! son heure était venue. Subissant le sort commun, il allait à son tour s’étendre sur le sinistre chevalet de torture où, venant lui porter son premier coup de griffe et lui donner sa première leçon, l’expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous ses couteaux.


À cette heure même, dans une chambre voisine de la sienne, une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes, buvant à plein verre le vin, qui est le jus du plaisir, chantaient ce refrain connu:


«Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.»


Méchant mensonge qu’on croirait écrit par un propriétaire pour faire une réclame à ses mansardes! Triste paradoxe qui montre les coudes comme un habit usé! Mauvais vers au milieu des vers de ce poète qui, pour avoir trop consommé de lauriers pendant sa vie, n’en aura peut-être plus assez pour indiquer sa tombe.


Toute la moitié de la nuit Olivier resta immobile à la même place, se crucifiant sur la croix des souvenirs et buvant la douleur à pleine coupe jusqu’à ce que son cœur lui criât: assez!


Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres, les sinistres pensées qui rôdent autour du désespoir voltigeaient autour d’Olivier, et lui soufflaient au cœur la haine de la vie et l’amour de cette haine; son cerveau ébranlé battait sous son crâne comme le marteau d’une cloche: c’était le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.


On chantait toujours dans la chambre voisine, et chaque vers de ces joyeux couplets, comme une flèche de gaieté acérée, s’enfonçait dans le cœur moribond du jeune homme.


Enfin, sortant de cette muette immobilité, il prit du papier et écrivit rapidement jusqu’au jour levant.


Il écrivit deux longues lettres, l’une à Urbain, l’autre à Marie. Ces lettres terminées, il réunit dans un seul paquet toutes les petites choses que sa maîtresse lui avait données au temps de l’autrefois. Il ferma ce paquet en répétant une strophe d’un des poèmes les plus lamentables d’Alfred de Musset:

Je rassemblais des lettres de la veille,

Des cheveux, des débris d’amour;

Tout ce passé me criait à l’oreille

Ses éternels serments d’un jour,

Je contemplais ces reliques sacrées

Qui me faisaient trembler la main,

Larmes du cœur par le cœur dévorées,

Et que les yeux qui les avaient pleurées,

Ne reconnaîtront plus demain.

Au matin, la servante de son père monta pour faire le ménage.


– Où est mon père? demanda Olivier.


– Il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme.


Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le pharmacien de la maison avec une ordonnance qu’il avait faite lui-même. Il la chargea aussi de mettre à la poste les deux lettres pour Urbain et Marie.


– Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m’a bien recommandé de vous dire de ne boire ça que par cuillerées, de deux heures en deux heures. Il paraît que c’est de la poison tout de même. C’est pour faire dormir, pas vrai?


– Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne.


En moins d’une heure il avait bu entièrement le sirop de pavots.

III

Depuis près de deux jours le père d’Olivier ne l’avait pas vu. Pris de quelque inquiétude, il monta à la chambre de son fils pour savoir ce que celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d’habitude, la clef sur la porte, qui était intérieurement fermée au double tour, il frappa violemment et appela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit pas. Ce silence obstiné augmenta son inquiétude et l’effraya presque. Il alla chercher de l’aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipita dans la chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit; il avait dormi trente heures. L’énorme dose de soporifique qu’il avait prise, mortelle pour des natures moins robustes que la sienne ne l’avait point tué, et le premier mot qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom de Marie.


En apercevant son père, Olivier avait essayé de se lever du lit où il s’était couché tout habillé, mais il ne put faire un pas.


Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l’estomac.


– Qu’est-ce que tu as? lui demanda son père, resté seul avec lui.


– J’ai mal à la tête, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n’y en avait pas assez! Il y en avait trop, au contraire, et c’était cela qui l’avait sauvé.


Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père d’Olivier comprit sa tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu’on entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu le pas qui s’approchait.


– Mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer.


– Mais tu souffres, lui dit son père; il faut envoyer chercher un médecin.


– Non, fit Olivier avec vivacité. N’ayez point de crainte; je me suis bien manqué. Et d’ailleurs j’ai l’idée que la personne qui vient m’apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi seul… après, tantôt… plus tard, nous causerons… je vous dirai tout ce que vous voudrez.


En ce moment on frappa à la porte.


– Entrez, dit Olivier.


La porte s’ouvrit. Urbain entra. Le père d’Olivier sortit. Les deux rivaux restèrent seuls.


– Et Marie? s’écria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit.


– Et toi? répondit Urbain.


– Ne me parle pas de moi, répliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole de sirop, je ne mentais pas, va… j’ai bu…


Puis il répéta encore… Mais il n’y en avait pas assez. Qu’a-t-elle dit, Marie?


– Marie n’a point reçu ta lettre; mais au moment où tu lui écrivais elle nous écrivait aussi; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle tentait le suicide… et comme toi elle n’est point morte, ajouta Urbain avec vivacité.


– Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie égoïste, Marie a voulu mourir parce qu’elle me croyait mort… elle n’avait pas cessé de m’aimer alors… et tu as menti. Ô Marie! ma pauvre Marie! Je lui pardonne… je l’embrasserai encore… je la reverrai… je l’entendrai. As-tu remarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle dit certains mots… mon ami, par exemple… et vois-tu?… C’est bien peu de chose, ces deux mots-là… pourtant, mon ami, vois-tu!… ô douce musique de la voix aimée!… ô Marie! ma pauvre Marie!…


– Je t’ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n’avait point reçu ta lettre.


– Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?…


– Parce que je n’ai point revu Marie depuis le moment où je t’ai quitté, avant-hier soir, place Saint-Sulpice.


– Comment cela? demanda Olivier. Elle n’est donc point rentrée chez toi?


– Elle y est rentrée, dit Urbain. J’avais loué sur le même carré où était mon atelier une chambre toute meublée, c’est là qu’elle habitait.


– Seule? dit Olivier.


– C’est là qu’elle habitait, continua Urbain. C’est là qu’on est venu l’arrêter au moment où elle rentrait après nous avoir quittés tous les deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu’il était dangereux pour elle de sortir… Malgré la précaution que j’avais eue de la vêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens qui l’épiaient.


Enfin, quand je suis rentré, j’ai trouvé la chambre vide et sur la table cette lettre qu’on lui avait permis d’écrire avant de l’emmener. La voici. Et Urbain tendit à Olivier la lettre de Marie. Elle était écrite sur du papier et avec du crayon à dessin.


«Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bontés pour moi; votre hospitalité a prolongé ma liberté de quelques jours. Au moment où je vous écris, on vient m’arrêter sur un mandat du juge d’instruction. Je ne sais pas de quoi l’on peut m’accuser, je vous assure. J’ignorais les affaires de mon mari. Mais, quoi qu’il arrive, j’ai pris mes précautions pour ne point paraître devant la justice… Dans la crainte d’être arrêtée un jour ou l’autre, j’avais sur moi un petit flacon plein de cette eau bleue qui vous servait pour graver…»


– De l’acide sulfurique, dit Urbain. Heureusement il était éventé. Olivier continua à lire la lettre de Marie:


«Je boirai cette eau, qui est du poison, et ça sera fini. Je n’ai pas eu le temps de vous aimer, Urbain, parce que je n’avais pas eu le temps d’oublier Olivier.»


En cet endroit de la lettre, il y avait quelques mots raturés avec de l’encre et non point du crayon, comme l’écriture de la lettre. Cette suppression avait été faite par Urbain; mais Olivier n’en déchiffra pas moins l’alinéa supprimé. Il continua:


«que j’ai aimé pendant si longtemps. Vous lui donnerez mes cheveux, que j’ai coupés le jour où vous m’aviez fait déguiser en homme. MARIE.»


– Urbain, resta confondu en voyant son ami lire presque couramment ce passage, malgré la rature qui le recouvrait.


– Pourquoi as-tu rayé cela? demanda Olivier.


– Je voulais garder les cheveux de Marie, répondit Urbain; je te les donnerai.


– Écoute, dit Olivier, si tu veux me donner cette lettre, nous partagerons les cheveux.


– Oui, répondit Urbain. Écoute le reste… le lendemain du jour où Marie a été arrêtée, j’ai couru au palais de justice, où je connais quelqu’un; c’est là que j’ai appris que Marie avait en effet tenté de se suicider. Mais, comme je te l’ai dit, l’acide qu’elle avait employé était éventé: elle ne mourra pas… Maintenant je vais te dire adieu; après ce qui est arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir de relations. J’ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse de huit jours, je perds un ami de longue date; j’ai du malheur.


– Pourquoi ne plus nous revoir? dit Olivier avec un sourire mélancolique; et, tendant la main à Urbain, il ajouta: Il faut bien que je te revoie… à qui donc veux-tu que je parle d’ELLE?


Comme Urbain sortait de chez Olivier, le père de celui-ci y rentrait. Resté sur le carré, l’oreille collée à la porte, il avait entendu tout l’entretien des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la tentative de suicide faite par son fils avait sa source dans quelque amourette contrariée. Mais en apprenant que sa maîtresse était en état d’arrestation, il craignit que les relations d’Olivier avec cette femme n’eussent des suites compromettantes. Sans aucun préambule conciliateur, il aborda la discussion avec une violente colère, que le calme d’Olivier ne fit qu’irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyable encore pour la maîtresse de celui-ci, qu’il traita de femme perdue.


Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frappé aux portes de la mort, Olivier ne put l’entendre injurier par son père; celui-ci avait été sans pitié, Olivier fut sans respect. Cette scène horrible se prolongea deux heures. Elle se termina par cette épouvantable accusation que le fils en délire jeta au visage du père en courroux:


– Vous avez été le bourreau de ma mère, morte lentement sous vos colères.


– Malheureux! s’écria son père, en levant sa main, qu’il laissa aussitôt retomber.


– Si je suis sacrilège, que Dieu vous venge! répondit Olivier.


– Retire les affreuses paroles que tu viens de dire, reprit son père.


– Retirez les injures que vous avez jetées à Marie, à une femme malheureuse, mourante peut-être en ce moment.


– Cette femme est une misérable, elle te perdra.


– Ma mère est morte de chagrin, dit Olivier avec un regard sinistre. Encore une fois, si j’ai menti, qu’elle me maudisse, et si je dis vrai qu’elle vous pardonne!


Le père était blanc de fureur; et comme il venait d’apercevoir sur la cheminée, parmi les souvenirs que Marie avait donnés à Olivier, un portrait d’elle au daguerréotype, il le prit et s’écria:


– La voilà donc la créature pour qui tu m’insultes, malheureux!


Et jetant le portrait à terre, il l’écrasa sous son pied.


– Mon père, dit Olivier en se dressant sur son lit et en étendant sa main vers la porte, pas un mot de plus… sortez.


– Pourquoi n’est-ce pas elle que j’ai là sous mon pied? continuait le père en écrasant les morceaux déjà brisés du portrait.


Il n’avait pas achevé, que son fils était debout devant lui, terrible, l’œil hagard, la voix étranglée.


– Mon père, murmura-t-il en paroles hachées par le claquement de ses dents… vous voyez bien cette arme… et il montrait un petit pistolet, dit coup de poing, qu’il venait de décrocher du mur, vous voyez cette arme… je n’ai pas osé m’en servir hier quand je voulais mourir… j’ai préféré le poison, qui ne fait pas de bruit…


– Après? lui dit son père froidement, en portant la main sur les autres souvenirs de Marie.


– Après? continua Olivier… qui armait son pistolet… Si vous dites un mot de plus sur Marie… si vous touchez à ces choses qui lui ont appartenu, eh bien, mon père, je me brûle la cervelle devant vous… et ceux qui vous connaissent diront ceci: «Il avait mis vingt ans à tuer la mère… mais il a tué le fils d’un seul coup.»


Son père le regarda un moment… et saisissant rapidement parmi les souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées, il le jeta à terre…


Comme il mettait le pied dessus, Olivier porta le pistolet à son front et lâcha la détente.


On entendit le bruit sec causé par la chute du chien sur la cheminée.


– Oh! malheur! s’écria Olivier en retombant sur son lit la tête entre ses mains… la mort ne veut pas de moi!


Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre huit jours auparavant, le pistolet avait été trouvé par son père, qui l’avait déchargé.


Olivier était resté seul. Cinq minutes après sa sortie, son père lui envoyait la servante avec une lettre et un petit rouleau d’argent.


La lettre contenait seulement ces mots: «Voilà cent francs. Sois parti demain.»


– Dites à mon père que je serai parti ce soir, répondit Olivier, et allez me chercher une voiture.


Il jeta au hasard dans une malle ses habits, son linge, tous ses papiers; il ramassa tous les souvenirs de Marie, éparpillés par l’ouragan de la colère paternelle, les enveloppa soigneusement, et ayant fait monter le cocher, il lui fit transporter sa malle dans la voiture.


En descendant l’escalier bien lentement, car il était faible et brisé par toutes ces émotions, il rencontra son père.


Ils s’arrêtèrent en face l’un de l’autre, et échangèrent cet adieu plein de vœux qui durent épouvanter le ciel:


– Va-t’en, dit le père… Je t’abandonne et te laisse à la honte, à la misère.


– Je sors encore vivant de cette maison, d’où ma mère est sortie morte. Adieu, mon père, dit Olivier, je vous laisse à vos remords.


Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il était onze heures du soir. Le peintre était seul dans son atelier.


– Qu’y a-t-il donc? s’écria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui portait sa malle.


– Il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls, que mon père m’a chassé, et pour la seconde fois je viens te demander l’hospitalité.


Urbain n’avait plus cette chambre du voisinage qu’autrefois il avait prêtée à Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour où la maîtresse du poète était devenue la sienne, il avait quitté son second logement et vendu les meubles pour faire vivre Marie.


– Mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu donc? Je ne vois pas de lit.


– Je suis pauvre, répondit Urbain, et montrant derrière une grande toile qui séparait l’atelier en deux, une paillasse jetée à terre, et recouverte d’un lambeau de laine, il ajouta: «Je couche là-dessus et j’y dors.»


– J’ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon père me les refuse, nous achèterons un lit, au moins. J’ai cent francs.


– Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la moitié de ce qu’il nous aura coûté? Ô mon ami! ne sois pas si fier pour une pile d’écus que tu as dans ta poche… Cent francs… c’est bien joli, mais ce n’est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite fondu, quoiqu’il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton argent est à toi; et si tu es si délicat qu’un grabat de paille t’effraye, il y a la chambre d’en face, la chambre garnie où logeait Marie… Le lit est doux; mais moi je n’aime pas les douceurs, et c’est seulement à cause de Marie que j’avais loué cette chambre… Tu peux la prendre si tu la veux; j’ai encore la clef. Demain, tu t’arrangeras avec le propriétaire, qui la loue.


– Je la prendrai, dit Olivier; viens m’y conduire. Urbain le mena dans une petite chambre assez propre, et qui n’avait pas été rangée. Tout y était dans le même état où Marie l’avait laissé.


– Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune homme tombèrent d’abord sur le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur l’un d’eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié sans doute par Marie. Sur l’autre, une sorte de calotte, de forme dite grecque, qu’Olivier avait vue plusieurs fois sur la tête d’Urbain. Cette vue porta un coup terrible au cœur d’Olivier: son dernier doute venait de s’évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus voir.

IV

Autant Olivier avait d’abord souhaité être dans cette chambre où Marie avait habité, autant il souhaita en être dehors lorsqu’au premier regard qu’il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse.


Mais où aller à une heure du matin par cette froide nuit d’hiver? D’ailleurs Olivier était dans un état horrible. La terrible journée qu’il avait passée, succédant à la lutte terrible qu’il avait soutenue contre le poison, avait anéanti toutes ses forces. Chauffé à outrance par la fièvre ardente à laquelle il était en proie depuis deux jours, son sang était presque en ébullition et grondait dans ses veines, tellement gonflées, que celles du front s’accusaient en relief comme des coutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattait en criant au secours.


Espérant qu’à défaut de l’oubli il trouverait peut-être, pour une heure ou deux, l’inertie du sommeil, qui est encore l’oubli, il se jeta sur une chaise après avoir éteint la lumière. Mais le sommeil ne vint pas. Les ténèbres appelées par Olivier se mirent à flamboyer; il eut beau mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu’il venait de fermer s’entr’ouvrirent d’eux-mêmes; et sur les deux oreillers il aperçut deux têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies par un incessant baiser; c’étaient les deux têtes d’Urbain et de Marie.


Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et ralluma la chandelle. La clarté chassa les fantômes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, ô terreur! voici que derrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant bien fermés, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes, tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l’humanité répète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie, même dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambre redisaient l’un après l’autre ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces deux jeunes voix jumelles étaient la voix de Marie et la voix d’Urbain.


Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d’amour au mal de dents. La comparaison est peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du moins par beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens appellent des peines de cœur, agit sur la partie morale de l’être avec une violence insupportable, comme l’affection à laquelle on la compare agit sur la partie physique. L’un et l’autre de ces maux, si différents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises d’un enfer où l’on se rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui forment le répertoire des damnés. On se roule par terre avec des torsions d’enragé, on s’ouvre le front aux angles des murs, et si l’une et l’autre de ces douleurs n’avaient point leurs intermittences et se prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient à la folie.


Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre ces deux affections, de nature si opposée, c’est l’indifférent intérêt, les consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-là qui les éprouvent. On s’inquiétera beaucoup autour d’un homme qui aura une fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son père ou sa mère; mais s’il a perdu sa maîtresse, ou s’il a mal aux dents, on haussera les épaules en disant: «Bon, ce n’est que cela, on n’en meurt pas!» Où la comparaison cesse d’être possible, c’est à l’application du remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, qui vous arrache quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d’amour? On n’a pas encore inventé de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c’est tant pis. Ce serait une industrie très productive, car celui qui la pratiquerait aurait toute l’humanité pour clientèle.


– Ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’à présent pour guérir des peines d’amour – et bien longtemps avant l’homéopathie, – c’est l’amour lui-même. Il y a bien encore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, car c’est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passé dans l’âme; on meurt avec.


Comme il s’était bouché les yeux pour ne point voir, Olivier se boucha les oreilles pour ne point entendre. Mais le son des voix lui arrivait toujours, comme si elles eussent parlé en lui-même. Il se roula sur le carreau froid, en se mordant les poings, et il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le cœur comme les dards d’une couvée de serpents. Il se heurta le front au mur… et il entendit encore. Alors il se précipita vers la fenêtre de la chambre, l’ouvrit, et se jeta la tête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous le poids de son front la neige fondit et fuma, ainsi que l’eau dans laquelle on plonge un fer rouge.


C’était là de quoi mourir. Pourtant ce bain glacial eut pour un moment un résultat salutaire. Il détermina une réaction dans la crise désespérée qu’Olivier venait de subir. L’hallucination cessa subitement, les fantômes s’envolèrent, les bruits de voix s’éteignirent. Il était seul, dans l’isolement de la nuit, accoudé au bord de la fenêtre, et regardant autour de lui la ville silencieuse endormie sous la neige, qui tombait toujours lente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit ne troublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d’un passant attardé, ni l’aboi vague et lointain d’un chien errant, indéfiniment répété par de lamentables échos; le vol des bises, paralysé par le froid, ne tourmentait pas les girouettes des toits voisins, recouverts d’une fourrure d’hermine, et aucune lumière ne brillait aux fenêtres des maisons. Après avoir contemplé quelques instants ce repos de toutes choses, qui avait autant l’aspect de la mort que celui du sommeil, Olivier referma sa croisée, aux carreaux de laquelle le givre avait buriné les étranges caprices d’une mosaïque irisée.


– Tout dort, murmura-t-il avec l’accent de regret et d’envie dont Macbeth s’écrie: «J’ai perdu le sommeil, le doux baume!» Puis, l’esprit traversé soudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre sans faire de bruit, et, se collant l’oreille à la porte de l’atelier d’Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendre d’abord; mais peu à peu il distingua une respiration lente et régulière. Urbain dormait sur sa paille.


– Il dort, dit Olivier avec un sourire ironique. Ô Marie, il dort, et il dit qu’il t’a aimée!


Olivier rentra dans sa chambre: il se sentait si fatigué, il avait la tête si lourde, les yeux si brûlants, qu’il espéra de nouveau pouvoir, lui aussi, dormir un instant. Après avoir encore une fois éteint la chandelle, il entr’ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout habillé. Mais sa tête n’était point depuis deux minutes sur l’oreiller, qu’un vague parfum vint l’étourdir, et il sentit son cœur, un moment immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum était celui que Marie employait ordinairement pour ses cheveux, un vague arôme était resté sur cet oreiller où elle avait dormi, et sur lequel Olivier venait de poser sa tête.

V

– Je ne puis rester ici, s’écria Olivier; et se jetant hors du lit, il s’enveloppa dans un manteau, descendit l’escalier d’un seul trait, et se trouva dans la rue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant lui. Il s’asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et pétrissait des boules de neige qu’il lançait contre les murs. Après ces grandes crises, les distractions les plus puériles suffisent quelquefois pour détourner l’esprit de la pensée qui alimente la douleur, et pour amener, au moins momentanément, une trêve durant laquelle l’être tout entier se plonge pour ainsi dire dans un bain d’insensibilité. Ce n’est point l’absence de la douleur, c’en est le sommeil, mais un sommeil furtif qui s’enfuit dès que le moindre accident effleure l’esprit engourdi et le remet en face de la pensée qui fait son tourment. Alors tout est fini. L’esprit réveillé s’en va réveiller le cœur, et la souffrance renaît plus active et plus aiguë.


Olivier était donc dans cet état de quasi-idiotisme qui suit les prostrations. Il était parvenu à s’isoler de lui-même, et au bout d’une heure sa course sans but l’avait conduit à la halle: trois heures du matin sonnaient à l’église Saint-Eustache.


Comme il était arrêté sur la place des Innocents, examinant l’aspect fantastique de la fontaine de Jean Goujon, que la neige amoncelée avait revêtue d’une housse blanche, Olivier fut distrait de son attention par un grand bruit de voix qui s’élevait auprès de lui; il détourna la tête, et voyant à deux pas un groupe d’où s’élevaient des cris et des rires, il s’en approcha: un incident bien vulgaire était la cause de toutes ces rumeurs, c’était un grand chien de chasse, à robe noire et aux pattes blanches, qui venait d’engager un duel terrible avec un énorme matou appartenant à une marchande dont l’étalage était voisin. L’objet de la querelle était un morceau de viande avariée. Aux miaulements de son chat, la marchande était arrivée, tombant à coups de balai sur le chien, qui ne voulait pas lâcher prise.


– Gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours le même, criait la marchande, en faisant pleuvoir une grêle de coups sur le chien, qui ne s’émouvait non plus que si on l’eût caressé avec des marabouts.


– Qu’est-ce qu’il y a là-bas? dit une voix en dehors du groupe qui faisait galerie.


À cette voix Olivier, qui examinait le chien, comme s’il eût cherché à le reconnaître, leva les yeux pour voir qui avait parlé.


– C’est encore votre bête féroce de chien qui veut meurtrir mon pauvre mouton, dit la marchande.


– Allons, ici, Diane, dit le jeune homme; ici tout de suite. À l’appel de son maître, le chien lâcha prise et reçut un dernier coup de balai de la marchande, qui l’appela Lacenaire!


– Je ne me trompe pas, murmura Olivier à lui-même, en regardant plus attentivement le maître du chien, – c’est Lazare, – et s’approchant du jeune homme au moment où il allait se retirer, il lui frappa sur l’épaule.


– Olivier! dit Lazare en se retournant et en rougissant beaucoup; vous ici, la nuit, par cet horrible temps, continua-t-il avec un accent embarrassé; quel singulier hasard!… est-ce qu’il y a longtemps… que vous m’avez vu… ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude.


– À l’instant même, répondit Olivier. Mais, vous-même, comment se fait-il que je vous rencontre ici?


– Oh! moi, répondit Lazare, qui paraissait plus rassuré… c’est par curiosité. Vous savez mon tableau de Samson, dont je vous ai parlé, je l’achève pour le prochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici le matin, les forts, j’ai pensé que je trouverais peut-être mon type. Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu’est-ce que vous faites ici? Ne seriez-vous pas en aventure galante?… et comme Olivier, en mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner une pile d’écus, Lazare ajouta en riant:


– Diable… vous avez de la pluie pour les Danaés… Mais, dit-il, je vous croyais en ménage… à ce que nous avait conté Urbain…


Comme Lazare disait ces mots, une marchande de marée, qui préparait son étalage, regardait Olivier avec admiration.


– Regarde donc, s’écria-t-elle en parlant à une commère, sa voisine, à qui elle désignait Olivier du doigt, regarde donc ce joli chérubin, Marie…


– Ah! quel amour!… répondit sa voisine en élevant sa lanterne…


Dans tout ce dialogue dont il était l’objet, Olivier ne distingua qu’un mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au même instant où Lazare lui parlait de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.


– Eh bien, dit Lazare… en le voyant tressaillir, qu’est-ce qui vous prend?


– Il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson… – Eh! la barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe à Lazare, qu’elle voulait désigner… amène-le un peu ici, ton ami… Sa mère est donc folle, à ce pauvre cœur, de le laisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, quoi… amène-le, Barbiche… Marie… va lui donner un peu de bouillon, ça le réchauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de cire… Eh! Marie, fais chauffer un bol.


– Oh!… murmurait Olivier, Marie… elle est donc ici, Lazare, mon ami… je vous en prie… laissez-moi la chercher… on vient de l’appeler… je la trouverai bien… Laissez-moi…


– Bon, murmura Lazare… en lui-même et dans son langage pittoresque, je comprends, j’ai fait un beau coup, j’aurai marché sur ses cors.


Eh bien, viens-tu donc? s’écria la marchande, qui tenait à la main une tasse de bouillon tout fumant.


– Merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier, c’est autre chose qu’il lui faut.


– C’est de bon cœur, tout de même, fit la brave femme… il a tort s’il fait le fier… pas vrai, Marie!


– Eh! oui donc, répondit la voisine et du bouillon que le roi n’en a pas de meilleur, encore!


Cinq minutes après, Olivier était assis en face de Lazare, dans le cabinet d’un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une bouteille à demi pleine d’eau-de-vie.


– Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire à un amoureux de raconter ses amours, c’est inviter un auteur tragique à vous lire sa tragédie. Olivier raconta toute son histoire à Lazare… Lorsqu’il arriva à la trahison d’Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une grimace de dégoût. Toujours le même! murmura-t-il. À la fin de l’histoire… la bouteille d’eau-de-vie était vide, Olivier était ivre et récitait des lambeaux de vers qu’il avait jadis faits pour Marie.


En ce moment trois ou quatre déchargeurs entrèrent dans le cabinet et échangèrent des poignées de mains avec Lazare.


– Tiens! Barbiche, dit l’un d’eux, voilà ta paye que tu m’as dit de prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit quatre pièces de cent sous qu’il remit à Lazare…


Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s’était fait déchargeur à la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux membres d’une société d’artistes dont il faisait partie – la société des Buveurs d’eau. (Voir les Scènes de la Bohème) - les moyens de travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n’avait pas de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché était malade. On l’appelait Barbiche, à cause d’un bouquet de poils roux qui lui cachait le menton. Olivier l’avait rencontré plusieurs fois à l’atelier de son ami Urbain, qu’on n’avait pas voulu admettre dans la société dont Lazare était le président.


À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le reconduisit à l’adresse d’Urbain, que le poète avait su lui indiquer au milieu de son ivresse.


En rentrant dans la chambre où Lazare l’avait accompagné, car il n’était pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l’ivresse, tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s’endormit profondément.


– Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j’ai eu ma Marie, et mon cœur, si pétrifié qu’il soit, garde encore la trace des clous qui l’ont crucifié… Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts, tout ça, c’est l’histoire ancienne d’un beau temps tombé dans le puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse, Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l’atelier d’Urbain, il y entra.


– Qu’est-ce qui t’amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en voyant Lazare? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau?


– Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps de l’interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et Marie, ça ne m’étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible nature.


– Qui est-ce qui t’a dit?… fit Urbain.


– C’est Olivier, ou plutôt c’est son ivresse, répondit Lazare, et il raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète.


Comme Urbain cherchait à s’excuser à propos de l’aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:


– Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas d’une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le cœur. Bien que j’y sois personnellement étranger, il y a des actes qui m’indignent jusqu’à la colère, et me donnent des envies de me laver les mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas est du nombre.


– Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais pas comment les choses se sont passées.


– Si tu avais pour toi l’excuse d’une passion sincère, j’aurais pu, jusqu’à un certain point, comprendre que dans un moment d’oubli, d’exaltation, tu aies pu tenter d’enlever Marie à Olivier; mais la lui prendre chez toi, en abusant de l’hospitalité que tu lui avais offerte, pour satisfaire une méchante fantaisie, c’est là un acte qui ne peut pas se justifier. Ça s’appelle lâcheté dans toutes les langues d’honnêtes gens. Si tu m’avais joué un tour semblable, je t’aurais simplement cassé les reins avec la première chose venue: voilà mon opinion. Maintenant, ça ne m’étonne pas qu’Olivier ait passé là-dessus aussi tranquillement: c’est une de ces natures faibles et pacifiques qui n’ont ni haine, ni colère, ni aucun des sentiments virils de résistance à l’oppression, des élégies et non des hommes. Je l’ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle, pleurant comme une fontaine, c’était pitoyable. J’ai cautérisé son désespoir avec l’ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va se réveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire de le surveiller; j’ai peur qu’il ne fasse un mauvais coup.


– Il a déjà essayé, mais il s’est manqué, dit Urbain.


– J’ignorais cela, reprit Lazare… il s’est manqué, tant pis. Si la mort n’en a pas voulu, c’est que le malheur a des vues sur lui. Il est mûr de bonne heure.


– Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s’est manquée aussi.


– Qu’est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en regardant Urbain en face.


– Qui sait? répondit celui-ci; j’aurais creusé la mienne, peut-être.


– Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise nature n’a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce n’est pas toi qu’un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc! Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te croirai. Maintenant, bonjour, je n’ai plus rien à te dire. Et Lazare sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.


– Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu’à deux heures de l’après-midi.


Olivier dormit toute la journée et s’éveilla seulement le soir. D’abord il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible nuit d’angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par celui-ci pour le faire oublier; Olivier se leva, la tête encore lourde, et alla trouver Urbain, qui s’apprêtait à venir chez lui.


– Où vas-tu? lui demanda-t-il.


– Il est six heures, c’est l’angelus de l’appétit; je vais dîner, répondit le peintre.


– Où cela?


– Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu as vu Lazare?


– Oui, en effet, répondit Olivier, je l’ai rencontré à la halle cette nuit.


– Qu’est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit?


– Je ne sais pas. J’étais sorti parce que je me trouvais malade… Je ne pouvais pas dormir dans cette chambre… Tu comprends… malgré moi. Je pensais…


– Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C’est pourquoi je te répéterai encore qu’il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien. Nous avons à oublier l’un et l’autre, et ce n’est point en demeurant ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t’en!


– Mais où veux-tu que j’aille? répondit Olivier avec une vivacité croissante.


– C’est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma maîtresse, continua Urbain.


– Je le sais bien, s’écria Olivier, mais n’importe, je veux rester dans cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je parlerai d’elle. Si cette chambre t’ennuie, tu n’y viendras pas, toi, ce ne sera pas difficile de n’y pas venir… Oh! l’isolement! la solitude… Mais je deviendrais fou, et la folie, c’est l’oubli. Elle a été ta maîtresse, c’est vrai… Mais quand cela est arrivé, elle avait perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m’a trompé; tu sais bien ce qu’elle écrivait: «Je n’ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je n’avais pas eu le temps d’oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir pour moi… Qu’est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je l’ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l’amour; et le plus souvent c’est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie… Non, Urbain, je ne m’en irai pas, je resterai dans cette chambre.


Malgré l’égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par l’explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses mains celles d’Olivier, c’est absurde de rester ici, encore une fois, songes-y, c’est perpétuer ton chagrin.


– Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s’écria Olivier. Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.


– Alors, si tu te décides à rester ici, c’est moi qui m’en irai, reprit Urbain.


– Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t’en aller?


– Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis ne m’aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j’ai eu plus de chance qu’eux. Lazare m’a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d’argent, ils diront et feront redire que je t’exploite après t’avoir trompé. Je ne veux pas. J’en ai assez de ces amitiés-là. D’ailleurs, malgré toi, tu finirais par penser comme eux.


– Je leur dirai qu’ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t’en va pas. Qu’est-ce que cela te fait de rester? Je ne t’en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant les mains d’Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les choses qu’elle me disait. Je n’ai pas pu tout te dire encore… car elle m’aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu’elle te disait, et tu verras que ce n’étaient plus les mêmes choses qu’à moi. Ah! je serais trop malheureux tout seul. Je n’avais au monde qu’elle et toi.


– C’est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.


– Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui.

VI

Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n’avait presque rien pris depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l’état normal, avait toujours l’appétit d’un moine à la fin du carême, il mangea de façon à se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu’on apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un cri terrible, et recommença plusieurs fois l’addition, ne pouvant jamais croire qu’il fût possible d’atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul repas.


Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.


En mettant le pied dans la rue, bien qu’il fût soigneusement enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait claquer ses dents:


– Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.


– Non, non, dit Olivier… pas encore… je voudrais que tu vinsses avec moi.


– Où cela? fit Urbain.


– C’est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous promènera.


– Allons où tu voudras.


Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu’à la barrière de l’étoile.


– Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à la campagne?


– Tu vas voir; nous arrivons, ce n’est plus bien loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus en plus.


En ce moment ils avaient laissé l’arc de triomphe derrière eux, et s’engageaient dans l’avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons.


– Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois? Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?… je ne vois pas de maison…


Et le peintre s’arrêta un instant, comme s’il hésitait à aller plus loin.


Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir l’avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine entourée d’un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique.


– Est-ce que c’est là que nous allons? dit Urbain, en montrant la maison, dont la lune éclairait tous les détails: Qui diable peut loger dans ce joujou? N’importe, entrons, j’ai hâte de voir du feu, il me semble que je nage dans la Bérézina.


– Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement.


– Mais alors, fit Urbain impatienté, où me mènes-tu? il n’y a point d’autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin.


– C’est inutile, dit Olivier, nous sommes arrivés.


– Arrivés… où?


– À la fontaine, dit le poète, tu vas l’entendre chanter…


– Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux lieues, à dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gelée, au risque de me faire assassiner avec toi!…


– C’est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les beaux jours. Et, étendant sa main vers un immense espace, il ajouta: Voilà les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il à Urbain, j’ai regardé de cette place de très beaux soleils couchants; le ciel était en feu derrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souvent nous allions jusqu’au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bordé d’une haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin était tout blanc de fleurs tombées des arbres. C’était pendant l’été alors, maintenant c’est la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l’ai vue si gaie au mois d’août dernier, il n’y a pas très longtemps, tu vois. C’était un dimanche, un jour de fête aux environs, j’étais couché dans l’herbe, près de ces peupliers, les blés venaient d’être fauchés, on entendait les cigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, la fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l’air comme des fumées d’encens. Marie est venue par ce chemin où il y a un grand noyer, je l’ai aperçue de loin; elle avait une robe blanche et une ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arrivée, ses cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe aux buissons. Nous sommes restés ensemble jusqu’au soir. Ah! la belle journée! J’ai été bien heureux ce jour-là. Pourquoi me l’as-tu prise? acheva Olivier, qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et le trouvait tout à coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, ne parlons plus de cela… Je ne veux me rappeler du passé que les bonnes choses. J’ai voulu revoir cet endroit. C’est bien triste, c’est comme un linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gelée. Mais c’est égal… je suis content d’être venu. Maintenant nous nous en irons si tu veux.


Si tu veux est joli, pensa Urbain, qui n’eut cependant pas le courage de railler tout haut.


Ils rentrèrent chez eux fort tard. Le tremblement d’Olivier avait redoublé. Urbain fit grand feu dans la cheminée, et comme son ami ne parvenait pas à se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu de punch chaud.


– Ah! oui, dit Olivier… oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu’Urbain était allé chercher de l’eau-de-vie.


Ainsi qu’il l’avait espéré, Olivier dormit cette nuit-là. Mais le lendemain il se réveillait avec une fièvre cérébrale. Urbain, effrayé, alla chez le père d’Olivier, qui le reçut très froidement et se borna à lui donner l’adresse de son médecin. Urbain y courut aussitôt, et, l’ayant heureusement trouvé, le ramena auprès d’Olivier. Le médecin fit un mauvais signe de tête, écrivit une prescription, ordonna les plus grands soins, et alla redire au père d’Olivier que son fils était en péril. Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin; j’irai le voir. Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin il revint sur ses pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne.


– M. Olivier est très mal, vint lui redire la servante. On a été obligé de l’attacher sur son lit; il passe son temps à mordre une grosse poignée de cheveux et crie à faire peur: Marie! Marie!…


– Ah! dit le père, Marie, c’est le nom de cette femme. Mal d’amour… ça n’est pas mortel. Qu’est-ce qui le soigne?


– Un de ses amis, répondit la servante, celui qui est venu ici, il est très inquiet…


Au bout de huit jours Olivier n’allait pas mieux. Urbain vint trouver le père et lui demanda de l’argent. Celui-ci lui en remit un peu, mais avec un air si maussade, qu’Urbain lui dit très sèchement:


– Le médecin ne répond pas de votre fils. En cas de malheur, devrai-je vous prévenir pour l’enterrement, monsieur?


– Sans doute, répondit tranquillement le père.


Lazare et les autres artistes ayant appris la maladie d’Olivier étaient accourus, et se relayaient pour venir auprès de lui la nuit. Urbain était désespéré; il avait raconté au médecin l’histoire d’Olivier et de Marie, la part qu’il y avait eue, et le long désespoir dont son ami avait été atteint quand il s’était trouvé séparé de sa maîtresse.


– Dès qu’il sera un peu mieux, dit le médecin, il faudra le retirer de cette chambre et l’éloigner de tout ce qui pourrait lui rappeler cette femme. Au bout d’une dizaine de jours le délire devint moins fréquent. On transporta Olivier au logement de Lazare, situé près de la maison d’Urbain. Les Buveurs d’eau mirent leur habitation sens dessus dessous pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecin commença à donner des espérances. D’après les conseils de Lazare, Urbain avait cessé de venir dès l’époque où Olivier avait commencé à retrouver un peu de raison. Quand Olivier, hors de danger, demanda après lui, Lazare répondit qu’Urbain était en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de Marie commençait à renaître dans le cœur d’Olivier; mais ce souvenir n’était déjà plus la douleur ni le désespoir, c’était la mélancolie, muse rêveuse et caressante. La convalescence d’Olivier, hâtée par les soins fraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions qui pouvaient éloigner son cœur d’une rechute. Enfin le jour de la première sortie arriva. C’était au commencement de mars; Lazare et Valentin conduisirent Olivier dans le jardin du Luxembourg. Des chœurs d’oiseaux, perchés dans les arbres verdissants, récitaient le prologue de la saison nouvelle, dont ce beau jour était comme le premier sourire.


En ce moment, à quelques pas du banc où ils étaient assis, un jeune homme passait avec une jeune femme, se tenant par le bras et riant tout haut. Leurs éclats de rire firent tourner la tête à Olivier. Avant que Lazare et Valentin eussent eu le temps de le retenir, il s’était levé de son banc et avait couru après Urbain.


– Olivier! s’écria Urbain en reconnaissant son ancien ami; et sur un signe que lui fit Lazare il ajouta: Je suis arrivé de voyage seulement hier: je devais aller te voir… mais je savais de tes nouvelles.


La compagne d’Urbain s’était retirée un peu à l’écart.


– Et Marie? demanda Olivier, dont le cœur avait tout d’abord tremblé en rencontrant le peintre son ami avec une femme.


– Mais, dit Urbain, j’ai été absent de Paris. D’ailleurs je ne m’en suis point inquiété. J’ai l’oubli prompt. Voici qui doit te le prouver, ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme qui était avec lui.


– Oh! fit Olivier avec un éclair de regard qui trahissait la joie intérieure, j’étais bien sûr que tu ne l’aimais pas.


– Celle-là aussi s’appelle Marie, dit Urbain en indiquant sa nouvelle maîtresse, et je l’aime beaucoup depuis hier. Marie est morte, Vive Marie!


– J’irai vous voir, dit Olivier en quittant Urbain.


Cette rencontre le laissa calme, et il rentra à la maison presque gai. Le lendemain, accompagné de Lazare, Olivier alla pour voir son père et lui demander de l’argent qui lui revenait. Son père était absent, mais il trouva la servante.


– Ah! monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente de vous revoir. Voici une lettre pour vous. C’est une dame qui l’a apportée pendant que votre père n’y était pas, heureusement! Car il l’aurait déchirée comme il a fait des autres. Il était bien en colère après cette dame, et il m’a menacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.


Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elle était de Marie et ne contenait que ces mots:


«Depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai écrit trois fois: Vous ne m’avez pas répondu, Olivier! Vous avez cru comme tant d’autres, sans doute, en me voyant arrêtée, que j’étais coupable. Pourtant on ne voulait de moi que des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien, je n’ai pu rien dire. On m’a remise en liberté. Voilà quinze jours que je vous attends. Vous ne m’avez pas pardonné sans doute. Je vous attendrai encore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois pas je quitterai Paris. Mon départ est arrêté: j’ai vendu mes meubles. Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vous resterez libre. Je vous jure que je n’ai pas revu Urbain et que je ne l’ai jamais aimé. J’ai souvent attendu, bien avant dans la nuit, devant la maison de votre père, comptant vous voir rentrer… Mais vous ne rentriez pas… C’est la dernière fois que je vous écris, et dans deux jours je serai partie. Au revoir, ou pour toujours, adieu.


– Quand vous a-t-on remis cette lettre? demanda Olivier à la servante.


– Il y a cinq ou six jours, répondit celle-ci.


– Il est trop tard! s’écria Olivier. Oh! mon père! Cependant il força Lazare à l’accompagner à l’ancienne demeure de Marie.


– Madame Duchampy est partie depuis quatre jours, dit le portier.


– J’aime mieux ça! murmura Lazare; et il emmena Olivier.


– Au moins Urbain ne l’a pas revue, pensa Olivier, dont l’amour commençait à tourner à la poésie.

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