LIVRE X. La cité de l'Horizon d'Aton

Horemheb rentra du pays de Koush au cœur de l'été. Les hirondelles s'étaient enfouies dans le limon, l'eau croupissait dans les étangs, et les sauterelles et les altises ravageaient les cultures. Mais les jardins des riches Thébains regorgeaient de fleurs et de fraîcheur, et, des deux côtés de l'avenue bordée de béliers en pierre, les plates-bandes brillaient de toutes les couleurs, car à Thèbes seuls les pauvres manquaient d'eau fraîche et voyaient leur nourriture abîmée par la poussière qui se déposait en couche épaisse et recouvrait les feuilles des sycomores et des acacias dans le quartier pauvre. Mais au sud, de l'autre côté du fleuve, la maison dorée du pharaon dressait ses murs dans la brume estivale, et ses jardins étaient comme un rêve bleuté et palpitant. Le pharaon n'avait pas quitté son palais pour ses pavillons du Bas-Pays. C'est pourquoi chacun savait qu'un événement important se préparait, et l'inquiétude remplissait les esprits, comme lorsque le ciel s'obscurcit avant une tempête de sable.

Personne ne fut surpris quand, dès l'aube, des troupes entrèrent à Thèbes par toutes les routes venant du sud. Boucliers poussiéreux, lances aux pointes de cuivre étincelant, cordes des arcs bandées, les soldats noirs suivaient les rues en jetant des regards curieux autour d'eux, de sorte que le blanc de leurs yeux luisait terriblement dans leur visage en sueur. Précédés de leurs insignes barbares, ils pénétrèrent dans les casernes vides où bientôt les feux s'allumèrent pour chauffer les grosses pierres des foyers. Au même moment, la flotte de guerre abordait aux quais, et on déchargeait les chars de guerre et les chevaux à aigrettes des chefs, et dans ces troupes il n'y avait pas non plus d'Egyptiens, mais surtout des nègres du sud et des Shardanes des déserts du nord-ouest. Ils occupèrent la ville et on alluma des feux de garde aux carrefours et on barra le fleuve. Pendant la journée, le travail cessa dans les ateliers et les moulins, dans les magasins et les dépôts. Les marchands rentrèrent leurs éventaires et fermèrent les fenêtres avec des planches, les patrons des maisons de joie et des cabarets engagèrent vite des hommes solides pour se protéger. Les gens se vêtirent de blanc, et de tous les quartiers la foule afflua vers le grand temple d'Amon dont les cours furent vite pleines à craquer.

A ce moment se répandit la nouvelle que le temple d'Aton avait été profané pendant la nuit et souillé. On avait lancé sur l'autel un chien crevé et le gardien avait été trouvé la gorge fendue d'une oreille à l'autre. Les gens échangèrent des regards inquiets, mais beaucoup ne purent s'empêcher de sourire secrètement de satisfaction maligne.

– Nettoie tes instruments, ô mon maître, me dit Kaptah. Je crois en effet qu'avant le soir tu auras bien du travail et tu pourras même faire des trépanations, si je ne me trompe.

Mais rien de spécial ne se passa dans la soirée. Seuls quelques nègres ivres pillèrent des boutiques et violèrent des femmes, mais les gardes les arrêtèrent et les rouèrent de coups en public, ce qui ne rendit guère le sourire aux marchands volés et aux femmes violées. J'appris que Horemheb était aussi arrivé par le fleuve et je me dirigeai vers le port pour essayer de le voir. A ma grande surprise, les gardes, après avoir entendu ma requête, allèrent m'annoncer et me firent monter à bord. J'observai avec curiosité ce bateau de guerre, car c'était la première fois que j'en voyais un de près, mais seuls l'armement et le nombreux équipage le différenciaient des autres navires, car même un navire de commerce peut avoir des dorures à la proue et des voiles de couleur.

C'est ainsi que je revis Horemheb. Il me parut avoir encore gagné en grandeur et en majesté, ses épaules étaient larges et forts les muscles de ses bras, mais son visage était creusé de rides et ses yeux étaient rouges de fatigue et mélancoliques. Je m'inclinai profondément devant lui, les mains à la hauteur des genoux, et il rit et dit d'une voix amère:

– Tiens! Sinouhé, le Fils de l'onagre, mon ami! Tu arrives au bon moment.

Sa dignité l'empêcha de m'embrasser, et il se tourna vers un chef gras et trapu qui, l'air ennuyé, les yeux écarquillés, tout haletant de chaleur, se tenait devant lui. Il lui dit:

– Prends ce bâton doré de commandement et charge-toi des responsabilités.

Il ôta de son cou sa chaîne d'or de chef et la remit à l'obèse en disant:

– Prends le commandement et que le sang du peuple coule sur tes sales mains!

Alors seulement il se tourna vers moi et dit:

– Sinouhé, mon ami, je suis libre de te suivre où tu voudras, et j'espère que tu as chez toi une natte où je pourrai étendre mes jambes, car par Seth et tous les démons je suis terriblement fatigué et excédé de me disputer avec des gens toqués.

Il mit la main sur l'épaule du petit homme gras, et il me dit:

– Regarde attentivement, Sinouhé mon ami, et grave dans ton esprit ce que tu vois, car voici l'homme qui tient aujourd'hui entre ses mains le sort de Thèbes et peut-être de toute l'Egypte. C'est lui que le pharaon a désigné pour me remplacer, une fois que je lui eus déclaré qu'il était fou. Mais en voyant cet homme, tu devines probablement que bientôt le pharaon aura besoin de moi.

Il rit longuement en se frappant les cuisses, mais ce rire n'exprimait pas la joie et j'en fus effrayé. Le petit chef roulait des yeux effarés, tandis que la sueur lui dégoulinait sur le visage et sur sa poitrine grassouillette.

– Ne sois pas fâché contre moi, Horemheb, dit-il d'une voix aiguë. Tu sais que je n'ai pas ambitionné ton bâton de commandement, mais que je préfère au fracas des armes le calme de mon jardin et mes chats. Mais comment aurais-je pu refuser d'obéir au pharaon qui m'assure qu'il n'y aura pas de combat, mais que le faux dieu tombera sans effusion de sang?

– Il prend ses désirs pour des réalités, dit Horemheb. Son cœur précède sa raison, comme l'oiseau dépasse l'escargot. C'est pourquoi ses paroles n'ont aucune importance, mais tu dois penser avec ta propre raison et verser le sang modérément et à bon escient, bien que ce ne soit que du sang égyptien. Par mon faucon, je te rosserai de mes mains, si tu as oublié ta raison et ton habileté en compagnie de tes chats, car du temps de l'ancien pharaon tu étais un bon capitaine, à ce qu'on m'a dit, et c'est probablement pour cela que le pharaon t'a confié cette tâche pénible.

Il lui appliqua une forte claque sur le dos, et le petit homme en fut si essoufflé qu'il n'arriva pas à répondre. Horemheb gagna le pont en quelques enjambées et les soldats se redressèrent et le saluèrent en souriant et en levant leurs lances. Il leur fit un signe de la main et cria:

– Adieu, soldats. Obéissez à ce petit chat de race qui porte le bâton de commandement par la volonté du pharaon. Obéissez-lui comme à un enfant ignorant et prenez garde qu'il ne tombe pas de son char ou ne se coupe avec son poignard.

Les soldats rirent, mais il s'assombrit et leur fit le poing en disant:

– Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, car je vois déjà quelle passion enflamme vos yeux de saligauds. C'est pourquoi je vous engage à vous souvenir de mes ordres, sinon votre échine sera mise en pièces à mon retour.

Il me demanda où j'habitais et donna l'adresse au chef des gardes, mais il laissa ses effets dans le bateau où ils seraient mieux à l'abri. Puis il me prit par le cou, comme naguère, et dit:

– Vraiment, Sinouhé, personne n'a mieux mérité que moi une bonne ivresse ce soir.

Je lui parlai de la «Queue de Crocodile», et il en fut ravi, si bien que je lui demandai d'y envoyer un piquet de gardes en prévision des désordres. Il donna des instructions au chef, qui lui obéit, comme s'il avait encore été sous ses ordres, et qui promit d'envoyer des hommes de confiance. Ainsi, je pus rendre à Kaptah un service qui ne me coûtait rien.

Je savais qu'il y avait à la «Queue de Crocodile» plusieurs petites chambres séparées où se réunissaient les pilleurs de tombes et les marchands de denrées volées et où parfois des femmes nobles recevaient de solides porteurs des quais. J'y conduisis Horemheb, et Merit lui apporta une queue dans une coupe de coquillage, et il la vida d'un trait et toussota un peu et dit:

– Ho-ho.

Puis il en redemanda une et, quand Merit fut sortie, il dit que c'était une belle fille et me demanda quels étaient mes rapports avec elle. Je lui assurai que je n'en avais pas, mais j'étais content que Merit n'eût pas encore acheté un costume à la mode nouvelle et que son ventre fût caché. Mais Horemheb ne la toucha pas, il la remercia poliment et prit la coupe et la huma lentement, avec un soupir, puis il dit:

– Sinouhé, demain le sang coulera dans les rues de Thèbes, mais je n'y peux rien, car le pharaon est mon ami et je l'aime, bien qu'il soit fou, et je l'ai jadis couvert de ma tunique, et mon faucon a uni nos destinées. C'est peut-être à cause de sa folie que je l'aime, mais je ne veux pas me mêler de cette affaire, car je dois penser à l'avenir et je ne veux pas que le peuple me haïsse. Hé oui, Sinouhé, il a coulé bien de l'eau dans le Nil et bien des crues ont inondé le pays depuis le jour de notre dernière rencontre dans la Syrie puante. Je reviens du pays de Koush, et selon les ordres du pharaon j'ai licencié toutes les garnisons et ramené des troupes noires à Thèbes, si bien que le pays est sans protection au sud. Sinouhé, mon ami, dans toutes les grandes villes les casernes sont vides depuis longtemps. La Syrie n'est pas loin de se révolter. Cela ramènera le pharaon au bon sens, mais entre-temps le pays s'appauvrit. Il ne faut plus compter sur le commerce avec Pount. Et depuis son couronnement les mines ont travaillé au ralenti, parce qu'on ne doit plus battre les paresseux, mais qu'on diminue leur ration de nourriture. Vraiment, mon cœur tremble pour lui et pour l'Egypte et pour son dieu, bien que je ne comprenne rien aux dieux, puisque je suis un soldat. Mais je dis que bien des gens périront à cause de ce dieu, et c'est insensé, car les dieux existent pour apaiser le peuple et pas pour semer le trouble. Il dit encore:

– Demain Amon sera abattu, et je ne le regretterai pas, car il est devenu trop gras pour trouver place à côté du pharaon. C'est de bonne politique de renverser Amon, car le pharaon héritera les immenses richesses du dieu qui peut-être pourront le tirer d'embarras. Les prêtres des autres dieux ont été repoussés dans l'ombre et jalousent Amon, mais ils n'aiment pas non plus Aton, et les prêtres régnent sur le cœur du peuple et surtout ceux d'Amon. C'est pourquoi tout cela finira mal.

– Mais, lui dis-je, Amon est un dieu détestable et ses prêtres ont assez longtemps tenu le peuple dans l'ignorance et étouffé toute pensée vivante, au point que personne n'ose prononcer une parole sans l'assentiment d'Amon. Au contraire, Aton promet la lumière et la vie libre, une vie sans crainte, et c'est une grande chose, c'est une chose incroyablement grande, Horemheb mon ami.

– Je ne comprends pas ce que tu entends par la crainte, répondit-il. Si Amon s'était contenté d'être le serviteur du pharaon, il mériterait sa situation actuelle, car on ne peut gouverner les peuples sans la crainte qu'inspirent les dieux. C'est pourquoi cet Aton est très dangereux dans toute sa douceur, avec ses croix d'amour.

– C'est un dieu plus grand que tu ne penses, lui dis-je doucement, sans comprendre pourquoi je lui parlais ainsi. Il est peut-être en toi aussi, sans que tu le saches, et aussi en moi, sans que je le sache. Si les hommes le comprenaient, il libérerait tous les peuples du joug de la crainte et des ténèbres. Mais il est bien possible que beaucoup de gens périssent pour lui, comme tu l'as dit, car ce qui est éternel ne peut s'imposer aux hommes que par la violence.

Horemheb me regarda avec impatience, comme on regarde un enfant qui dit des bêtises. Son visage s'assombrit, et il prit sa cravache pour s'en frapper les cuisses, car la queue de crocodile commençait à agir en lui. Il dit:

– Tant que l'homme sera l'homme, tant qu'existeront le désir de posséder, la passion, la crainte et la haine, tant qu'il y aura des gens de couleur différente, des langues et des peuples, le riche restera riche et le pauvre pauvre, et le fort dominera le faible et le rusé dominera le fort. Mais cet Aton veut rendre tout le monde semblable, et devant lui l'esclave est l'égal du riche. Le bon sens dit que c'est stupide. Nous sommes du même avis sur un point: il faut abattre Amon, cela aurait dû se passer en secret et par surprise et de nuit et en même temps dans tout le pays, et il aurait fallu immédiatement tuer tous les prêtres du degré supérieur et envoyer les autres dans les mines et les carrières. Mais dans sa folie le pharaon veut agir ouvertement et en public et à la lumière de son dieu, car c'est le disque du soleil qui est son dieu, n'est-ce pas, et il n'y a rien là de nouveau. En tout cas, c'est de la folie et cela exigera beaucoup de sang, et j'ai refusé de m'en charger, parce que j'ignorais ses projets. Par Seth et tous les démons, si j'avais connu ses intentions, j'aurais tout préparé soigneusement et renversé Amon si brusquement que lui-même n'aurait pas eu le temps de voir ce qui se passait. Mais à présent chaque gamin de Thèbes est au courant et les prêtres excitent le peuple dans les cours des temples et les hommes cassent des branches pour s'en armer et les femmes vont dans les temples, avec des battoirs cachés sous leur robe. Par mon faucon, je pleure en pensant à la folie du pharaon.

Il se prit la tête entre les mains et pleura sur les souffrances de Thèbes et Merit lui apporta une troisième queue et admira son dos puissant et ses muscles saillants, si bien que je lui ordonnai d'un ton rude de sortir et de nous laisser. J'essayai d'exposer à Horemheb ce que j'avais observé pour son compte à Babylone et dans le pays des Khatti et en Crète, jusqu'au moment où je vis que le crocodile l'avait frappé de sa queue et qu'il dormait profondément. Il dormit ainsi toute la nuit et je veillai sur son sommeil, et j'entendis les soldats brailler dans la taverne, car le patron et Kaptah jugeaient profitable de les goberger, pour mieux s'assurer leur appui en cas de troubles. C'est pourquoi le vacarme ne cessa pas de toute la nuit, mais on alla chercher des musiciens aveugles et des danseuses, et je crois que les soldats furent contents, mais moi je ne l'étais pas en pensant que dans chaque maison de Thèbes on aiguisait des poignards et des faucilles, qu'on taillait des pointes de lances en bois et qu'on garnissait de cuivre les rouleaux de cuisine. Oui, je crois qu'on ne dormit guère à Thèbes cette nuit, et certainement le pharaon ne dormit point, mais Horemheb était profondément endormi. Cela provenait probablement du fait qu'il était né soldat.

La foule veilla toute la nuit dans les cours du temple d'Amon et devant le temple, et les pauvres s'étendirent sur le gazon frais des parterres et les prêtres sacrifièrent sans arrêt sur tous les autels et distribuèrent au peuple la viande, le pain et le vin des offrandes. Ils invoquaient Amon à haute voix et promettaient la vie éternelle à quiconque croyait en Amon et exposait sa vie pour lui. En effet, les prêtres auraient pu empêcher l'effusion de sang, s'ils l'avaient voulu. Ils n'auraient eu qu'à céder et à se soumettre, et le pharaon les aurait laissés en paix, parce que son dieu détestait la haine et la persécution. Mais la puissance et la richesse étaient montées à la tête des prêtres, et la mort même ne les effrayait point tandis qu'ils imploraient Amon, et il est possible qu'en cette dernière nuit plus d'un d'entre eux ait retrouvé la foi. Ils savaient que ni le peuple ni les rares gardiens d'Amon ne pourraient résister à une armée bien entraînée, qui balayerait la foule comme le fleuve emporte les fétus de paille. Mais ils voulaient que le sang coulât entre Amon et Aton pour faire du pharaon un criminel et un assassin qui permettait à des nègres sordides de verser le sang pur des Egyptiens. Ils voulaient des victimes pour Amon, afin que leur Amon vécût éternellement de la vapeur du sang des victimes, même si son image était renversée et ses temples fermés.

Enfin après une longue nuit, le disque d'Aton se leva sur les trois montagnes de l'est et la chaleur du jour chassa en un instant la fraîcheur nocturne. Alors on sonna de la trompette dans tous les carrefours de Thèbes et sur les places, et les hérauts du pharaon lurent la lettre déclarant qu'Amon était un faux dieu et qu'il fallait le renverser et le maudire jusqu'à l'éternité, et que son nom maudit devait être effacé de toutes les inscriptions et monuments et tombes. Tous les temples d'Amon dans le Haut-Pays et dans le Bas-Pays, toutes les terres d'Amon, le bétail, les esclaves, les bâtiments, l'or, l'argent et le cuivre passaient en la possession du pharaon et de son dieu, et le pharaon promettait d'ouvrir les temples comme des promenades publiques, et les parcs et les étangs sacrés seraient accessibles à chacun, les pauvres pourraient nager dans les lacs sacrés et y puiser de l'eau à leur guise. Il répartirait les terres d'Amon entre tous ceux qui n'en possédaient pas, afin qu'ils pussent les cultiver au nom d'Aton.

Au début, la foule écouta en silence la proclamation du pharaon, comme le veut la bonne coutume, mais ensuite une sourde clameur s'éleva dans toutes les rues, sur les places et devant le temple: «Amon, Amon!» Ce cri était si puissant qu'on eût dit que les pavés et les pierres des maisons criaient aussi. Les soldats noirs eurent un instant d'hésitation, et leurs visages peints en blanc et en rouge devinrent gris, et ils roulèrent les yeux et ils constatèrent que, malgré leur nombre, ils étaient comme perdus dans cette immense ville qu'ils voyaient pour la première fois. Et dans les clameurs, peu de gens entendirent que le pharaon, désireux de supprimer le nom maudit d'Amon de son propre nom, allait désormais s'appeler Akhenaton, le Favori d'Aton.

Ces cris réveillèrent Horemheb qui s'étira et me dit, en souriant, les yeux fermés:

– Est-ce toi, Baket, aimée d'Amon, ma princesse? Est-ce toi qui m'appelles?

Mais je lui donnai une bourrade et le sourire s'effaça sur son visage et il se tâta le front en disant:

– Par Seth et tous les démons, ta boisson était puissante, Sinouhé, et j'ai certainement rêvé.

Je lui dis:

– Le peuple implore Amon.

Alors il se souvint de tout, et nous traversâmes vite le cabaret, en enjambant les soldats ivres et les corps nus des filles. Horemheb prit un pain et vida une cruche de bière, puis nous nous précipitâmes vers le temple par des rues désertes comme jamais encore. En cours de route, Horemheb fit ses ablutions à une fontaine et se plongea la tête dans l'eau et barbota, car les queues de crocodile lui martelaient encore les tempes.

Entre-temps, le petit chat gras, dont le nom était Pepitamon, avait disposé ses troupes et ses chars de guerre devant le temple. Ayant appris que tout était en ordre et que chaque détachement connaissait sa mission, il monta dans sa litière dorée et cria d'une voix aiguë:

– Soldats d'Egypte, guerriers impavides de Koush, braves Shardanes! Allez et renversez ce maudit Amon sur l'ordre du pharaon, et votre récompense sera grande!

S'étant ainsi acquitté de tout ce qu'il considérait comme son devoir, il se rassit sur les coussins tendres de sa litière et se fit éventer par les esclaves, car la chaleur était déjà grande.

Mais le parvis du temple était blanc de gens vêtus de blanc, et il y avait une foule immense, des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, et ils ne reculèrent pas lorsque les troupes s'avancèrent vers le temple et que les chars s'ébranlèrent. Les nègres se frayèrent un passage avec leurs manches de lances et distribuèrent des coups de massue, mais la foule était dense et ne bougeait pas. Soudain les gens se mirent à invoquer Amon et ils se jetèrent à plat ventre devant les chars, si bien que les chevaux passèrent sur eux et que les roues des chars écrasèrent les corps étendus. Les chefs virent alors qu'ils ne pourraient avancer sans répandre du sang, et ils retirèrent leurs troupes, car le pharaon avait donné l'ordre de ne pas faire couler le sang. Mais les pierres de la place étaient déjà rougies et les gens écrasés gémissaient et hurlaient, et une allégresse folle s'empara du peuple lorsqu'il vit les soldats reculer, car il croyait avoir remporté la victoire. Or Pepitamon se rappela soudain que dans sa proclamation le pharaon avait changé son nom en Akhenaton. C'est pourquoi il décida de changer aussi le sien pour plaire au pharaon, et lorsque ses chefs accoururent, confus et indécis, pour lui demander de nouveaux ordres, il feignit de ne pas comprendre et déclara en roulant les yeux:

– Je ne connais pas Pepitamon. Mon nom est Pepitaton, le Pepi béni d'Aton.

Les chefs, dont chacun commandait à mille hommes avec un fouet tressé d'or, en furent offensés, et le commandant des chars dit:

– Qu'Aton sombre dans le gouffre des enfers, mais quelle est cette farce et quels ordres donnes-tu pour qu'on pénètre dans le temple?

Alors il se moqua d'eux et dit:

– Etes-vous des femmes ou des soldats? Dispersez la foule, mais sans verser de sang, car le pharaon l'a expressément défendu.

A ces mots les chefs se regardèrent et crachèrent par terre, mais ils rejoignirent leurs troupes ne pouvant faire autre chose.

Pendant ce conseil de guerre, le peuple toujours plus excité avait poursuivi les nègres en retraite et arraché les pavés pour les lancer sur les soldats, et il brandissait des massues et des branches cassées aux arbres. La foule était énorme et les gens s'encourageaient par des cris et bien des nègres s'affaissaient, et les chevaux des chars se cabraient et s'emballaient, de sorte que les cochers devaient se cramponner aux brides pour les retenir. En revenant vers ses chars, le commandant vit que l'œil de son cheval préféré était crevé et qu'il boitait à la suite d'un coup de pavé. Il en fut si irrité qu'il pleura de rage et dit:

– Ma flèche d'or, mon rapide chevreuil, mon rayon de soleil, ils t'ont crevé l'œil et cassé la jambe, mais vraiment tu m'es plus cher que cette racaille et que tous les dieux ensemble. C'est pourquoi je veux te venger, mais sans verser de sang, comme l'ordonne le pharaon.

A la tête des chars, il se rua sur la foule, et les cochers enlevaient sur leurs chars les manifestants qui criaient le plus fort, et les chevaux écrasaient des vieillards et des enfants et les cris se changeaient en hurlements. Quant aux hommes emportés sur les chars, on les pendit aux rênes, et ainsi on ne versa pas de sang et on traîna les corps derrière les chars pour effrayer les gens. Les nègres ôtèrent les cordes de leurs arcs et bondirent dans la foule et étranglèrent les manifestants. Ils étranglèrent aussi des enfants, en se protégeant de leurs boucliers contre les pierres et les coups de bâton. Mais tout nègre séparé de ses compagnons était écharpé par la foule, et un cocher de char fut arraché de son siège et eut la tête écrasée à coups de pierre.

Horemheb et moi assistions à cette scène, mais la confusion, le bruit et le vacarme devant le temple étaient tels que nous ne pouvions discerner ce qui se passait. Horemheb me dit:

– Je n'ai pas le pouvoir d'intervenir, mais c'est très instructif pour moi.

C'est pourquoi il grimpa sur le dos d'un lion à tête de bélier pour mieux observer les événements, en mangeant le pain qu'il avait pris en partant.

Mais le commandant royal Pepitaton finit par s'énerver, et la clepsydre se vidait à côté de lui et les cris de la foule lui parvenaient comme le bruit d'une inondation funeste. Il appela ses chefs et leur reprocha leur lenteur et dit:

– Ma chatte soudanaise Mimo va mettre bas aujourd'hui, et je suis très inquiet pour elle. Allez, au nom d'Aton, et renversez cette maudite image, pour que nous puissions tous rentrer chez nous, sinon par Seth et tous les démons je vous arracherai vos chaînes d'or et casserai vos fouets, je le jure.

A ces mots, les chefs comprirent qu'ils étaient perdus, quoi qu'ils fissent, et ils discutèrent et invoquèrent tous les dieux et décidèrent de sauver au moins leur réputation militaire. C'est pourquoi ils disposèrent leurs troupes et passèrent à l'attaque et balayèrent la foule comme une crue balaye les fétus secs, et les lances des nègres se teignirent de sang et la place fut ensanglantée et cent fois cent hommes, femmes et enfants périrent pour Amon en cette matinée devant le temple. En voyant les soldats passer résolument à l'attaque, les prêtres avaient en effet fait fermer les portes du pylône, et la foule se dispersa dans toutes les directions comme un troupeau de moutons effrayés et les nègres excités par le sang les poursuivaient et les abattaient de leurs flèches, et les chars de guerre parcouraient les rues en perçant les fuyards à coups de lance. Dans sa fuite la foule envahit le temple d'Aton et renversa les autels et tua les prêtres, et les chars y pénétrèrent aussi. C'est ainsi que les dalles du temple d'Aton furent bientôt couvertes de sang et de cadavres.

Mais devant les murailles du temple d'Amon, les soldats de Pepitaton durent s'arrêter, car les nègres ignoraient l'art d'assiéger une place, et leurs béliers étaient impuissants contre les portes de cuivre du pylône, alors qu'ils pouvaient facilement forcer les palissades d'un village dans le pays des girafes. Ils ne purent qu'entourer le temple, et les prêtres les injuriaient du haut des murs et les gardiens tiraient des flèches et lançaient des javelots, si bien que de nombreux nègres peints périrent en vain. Mais sur la place devant le temple l'odeur du sang avait attiré de partout des nuées de mouches. Pepitaton s'y fit porter dans sa litière, et son visage s'allongea et il ordonna aux esclaves de brûler de l'encens autour de lui, et il pleura et déchira ses vêtements en voyant le nombre des cadavres. Mais son cœur était préoccupé par le sort de sa chatte Mimo; et c'est pourquoi il dit aux chefs:

– Je crains que la colère du pharaon ne s'abatte terriblement sur vous, car vous n'avez pas renversé l'image d'Amon, mais en revanche le sang coule à flots sur la place. Mais ce qui est fait est fait. C'est pourquoi je vais courir chez le pharaon pour lui raconter ce qui est arrivé, et j'essayerai de prendre votre défense. J'aurai certainement le temps de passer aussi à la maison pour jeter un coup d'œil à ma chatte et changer de vêtements, car ici l'odeur est effrayante et pénètre dans la peau. Entre-temps, calmez les nègres et donnez-leur à manger et à boire, car c'est inutile de s'en prendre aujourd'hui aux murailles. Je le sais, parce que je suis un chef plein d'expérience et que nous ne sommes pas équipés pour forcer des murailles. Mais ce n'est pas ma faute, puisque le pharaon ne m'a pas dit qu'il faudrait assiéger le temple. C'est à lui de décider ce qu'il convient de faire.

Ce jour-là il ne se passa rien d'autre, les chefs retirèrent leurs troupes loin des murs et des tas de cadavres, et ils firent avancer le train pour ravitailler les nègres. Les Shardanes, qui étaient plus intelligents que les nègres et qui n'aimaient pas rester au soleil, s'emparèrent de toutes les maisons voisines du temple et en chassèrent les habitants et pillèrent les caves à vin, car c'étaient des maisons riches. Entre-temps les cadavres gonflaient sur les places et les premiers corbeaux et éperviers accouraient des montagnes à Thèbes où on ne les avait pas vus de mémoire d'homme.

Le soir, les lampes ne s'allumèrent pas et le ciel était sombre sur Thèbes, mais les nègres et les Shardanes s'échappèrent des camps et allumèrent des torches et forcèrent les portes des maisons de joie et pillèrent les maisons des riches, et dans la rue ils demandaient à chacun: «Amon ou Aton?» Si quelqu'un ne leur répondait pas, ils le frappaient et lui volaient sa bourse. Et si un homme effrayé leur répondait: «Qu'Aton soit béni», ils criaient: «Tu mens, chien, on ne nous trompe pas!» Et ils lui coupaient la gorge et le perçaient de leur lance et lui prenaient ses habits et sa bourse. Pour voir mieux, ils mirent le feu à des maisons, et vers minuit le ciel de Thèbes rougeoyait de nouveau, et personne n'était en sécurité en ville, mais personne ne pouvait s'enfuir, car les routes étaient barrées et le fleuve aussi était barré, et les gardes repoussaient tous les fugitifs, car on leur avait ordonné d'empêcher qu'on emportât secrètement l'or et les trésors d'Amon.

Mais le pire fut que les cadavres restèrent à pourrir dans les rues près du temple, car personne ne se souciait de les emporter pour ne pas encourir la colère du pharaon à qui on avait dit que les victimes étaient très peu nombreuses. Et on ne permit pas aux parents d'enlever les corps des leurs. C'est ainsi que l'odeur des cadavres empesta l'air de la ville et même l'eau du fleuve, et au bout de quelques jours des maladies éclatèrent dans la ville et on ne put les combattre, car la Maison de la Vie était dans l'enceinte du temple avec ses dépôts de remèdes.

Chaque nuit des maisons flambaient et étaient pillées, et les nègres peints buvaient du vin dans des coupes en or et les Shardanes dormaient au tendre dans les lits des riches. Et jour et nuit, du haut des murailles du temple, les prêtres lançaient des malédictions contre le faux pharaon et contre tous ceux qui abjuraient Amon. Toute la tourbe de la ville quitta ses repaires, les voleurs, les pilleurs de tombeaux et les brigands qui ne redoutaient aucun dieu, pas même Amon. Ils invoquaient pieusement Aton et se rendaient dans son temple demander aux prêtres survivants une croix de vie qu'ils se mettaient au cou comme un talisman pour pouvoir piller, tuer et voler à leur guise. Après ces jours et ces nuits, il fallut des années à Thèbes pour reprendre son aspect antérieur.

Horemheb habitait chez moi et il veillait et maigrissait et ses yeux s'assombrissaient et il ne touchait pas à la nourriture que Muti lui préparait avec dévouement, car elle l'admirait, comme les femmes aiment les hommes robustes, alors que je n'étais qu'un médecin sans muscles, malgré tout mon savoir. Et Horemheb disait:

– Que m'importe Amon ou Aton, mais mes soldats perdent leur discipline et deviennent des fauves, si bien qu'il me faudra distribuer bien des coups et faire tomber bien des têtes pour remettre de l'ordre. C'est grand dommage, car j'en connais beaucoup par leur nom et ils sont d'excellents soldats, si on les tient ferme et qu'on les réprimande assez.

Mais Kaptah s'enrichissait chaque jour et son visage luisait de graisse et il ne quittait pas la «Queue de Crocodile» où les sous-officiers des Shardanes et les centeniers payaient leurs consommations avec de l'or, et les chambres de derrière se remplissaient de trésors volés, de bijoux, de coffrets et de tapis remis en payement. Et personne n'osait inquiéter cette maison, car on savait qu'elle était gardée par des soldats de Horemheb, et Kaptah choyait les gardes pour stimuler leur zèle, et les soldats bénissaient son nom et pendaient la tête en bas, au-dessus de la porte, tout voleur pris sur le fait, pour servir d'exemple et pour effrayer les émeutiers.

Le troisième jour mes remèdes prirent fin, et on ne put plus en acheter même pour de l'or et mon habileté était impuissante devant les maladies répandues par l'eau contaminée et par les cadavres. J'étais épuisé et mon cœur était comme une plaie dans ma poitrine et mes yeux étaient rougis par les veilles. C'est pourquoi je me dégoûtai de tout, des pauvres et des blessures, et même d'Aton, et je me rendis à la «Queue de Crocodile» et j'y bus des vins mélangés, puis je dormis et le matin Merit me réveilla et je dormis sur sa natte et elle reposait à côté de moi. J'avais honte et je lui dis:

– La vie est comme une nuit froide, mais c'est beau que deux solitaires se réchauffent dans la nuit froide, bien que leurs yeux et leurs mains se mentent par amitié. Elle bâilla et dit:

– Comment sais-tu que mes yeux et mes mains te mentent? Moi je suis vraiment lasse de taper sur les doigts des soldats et de leur donner des coups de pied, et c'est à côté de toi, Sinouhé, que je trouve dans cette ville la seule place sûre où personne ne peut me toucher. Mais j'ignore pourquoi, et je suis un peu fâchée contre toi, car on dit que je suis belle et mon ventre n'a aucun défaut, bien que tu n'aies pas désiré le voir.

Je bus la bière qu'elle m'offrait, pour m'éclaircir les idées, et je ne sus que lui répondre. Elle me regardait dans les yeux en souriant, bien qu'au fond de ses prunelles brunes le chagrin brillât comme l'eau noire dans un puits. Et elle dit:

– Sinouhé, je voudrais t'aider, si je le pouvais, et il est dans cette ville une femme qui a une grosse dette envers toi. Ces jours-ci, le plancher est à la place du plafond et les portes s'ouvrent à l'envers et on règle bien des vieux comptes dans les rues. Peut-être serait-ce bon pour toi de recouvrer ta créance, afin que tu cesses de penser que chaque femme est une fournaise qui te consumera.

Je lui dis que je ne la considérais pas comme une fournaise, mais je la quittai, et ses paroles couvèrent en moi, car je n'étais qu'un homme et mon cœur était engourdi par le sang et les blessures et j'avais senti la griserie de la haine. C'est pourquoi ses paroles couvèrent en moi comme une flamme et je me rappelai le temple de la déesse à la tête de chat et la maison voisine, bien que le temps eût recouvert de sable ces vieux souvenirs. Mais en ces journées d'horreur tous les corps sortaient de leurs tombes et je songeais à mon tendre père Senmout et à ma bonne mère Kipa, et une odeur de carnage me remplissait la bouche, car maintenant personne ne se sentait en sécurité à Thèbes et il m'aurait suffi de soudoyer deux soldats pour assouvir ma vengeance. Mais je ne savais pas ce que je voulais. C'est pourquoi je rentrai chez moi soigner les malades de mon mieux, sans remèdes, et j'invitai les pauvres à creuser des fossés sur la rive, pour que l'eau s'y purifiât en coulant à travers le limon.

Le cinquième jour, les officiers de Pepitaton se sentirent inquiets, car les soldats refusaient d'obéir et arrachaient aux officiers leurs cravaches dorées pour les casser sur leurs genoux. Ils allèrent trouver leur chef qui était dégoûté de la vie pénible du soldat et qui regrettait ses chats, et ils lui firent promettre d'aller chez le pharaon pour lui dire la vérité et pour se démettre de ses fonctions en rendant son collier de commandant royal. Ce même jour un messager du pharaon se présenta chez moi pour convoquer Horemheb au palais. Horemheb se dressa comme un lion, se lava et s'habilla et partit, en pensant à ce qu'il dirait, car en cette journée la puissance même du pharaon vacillait et personne ne savait ce qui se passerait le lendemain. Devant le pharaon, il dit:

– Akhenaton, le temps presse et il serait trop long que je t'expose comment je te conseille d'agir. Mais remets-moi pour trois jours les pouvoirs du pharaon, et le troisième jour je te restituerai ces pouvoirs, et tu n'auras pas à savoir ce qui s'est passé. Mais la pharaon lui dit:

– Renverseras-tu Amon? Horemheb dit:

– Tu es plus fou qu'un possédé de la lune; mais, après tout ce qui est arrivé, Amon doit être renversé pour que l'autorité du pharaon subsiste. C'est pourquoi je terrasserai Amon, mais ne me demande pas comment.

. Le pharaon dit:

– Tu ne dois pas malmener ses prêtres, car ils ne savent ce qu'ils font.

Horemheb lui répondit:

– Vraiment, on devrait te trépaner, car c'est le seul moyen de te guérir, mais j'obéirai à ton ordre, puisque jadis je t'ai couvert de ma tunique.

Alors le pharaon pleura et lui remit son fouet et son sceptre pour trois jours. Je n'ai pas vu cette scène, je l'ai apprise par Horemheb qui, à la manière des soldats, est parfois enclin à exagérer. En tout cas, il rentra en ville dans la voiture dorée du pharaon, et il parcourut les rues et appela les soldats par leur nom et groupa les plus fidèles et il fit sonner les trompettes pour rassembler les hommes autour de leurs enseignes. Toute la nuit il rendit la justice, et les hurlements et les gémissements retentirent dans les cantonnements, et les porte-verges des régiments cassèrent des tas de cannes de jonc et leurs bras se lassèrent et ils dirent que jamais encore ils n'avaient été mis à pareille épreuve. Horemheb envoya des hommes sûrs patrouiller dans les rues et ils arrêtèrent tous les soldats qui n'avaient pas obéi aux signaux, et ils les emmenèrent pour être fustigés, et ceux dont les mains et les vêtements étaient ensanglantés furent décapités devant leurs camarades. A l'aube la pègre de Thèbes avait regagné ses antres comme des rats, car tout voleur ou pillard pris sur le fait était abattu sur place. C'est pourquoi ils s'enfuirent dans leurs cachettes, tout tremblants, et arrachèrent leurs croix d'Aton, croyant qu'elles leur porteraient malheur.

Horemheb convoqua aussi tous les ouvriers du bâtiment et leur ordonna de démolir les maisons des riches et quelques navires, afin de se procurer du bois pour construire des béliers et des échelles et des tours de siège, et le bruit des marteaux et le grondement des troncs emplit la nuit de Thèbes. Mais il était dominé par les gémissements des nègres et des Shardanes fustigés, et ces cris étaient agréables aux oreilles des Thébains. C'est pourquoi ils pardonnèrent à l'avance à Horemheb tous ses actes et ils l'aimèrent, car les gens raisonnables s'étaient déjà détournés d'Amon après toutes les ruines et ils espéraient qu'Amon succomberait, pour que la ville fût débarrassée des soldats.

Horemheb ne gaspilla pas son temps en vains pourparlers avec les prêtres, mais dès le point du jour il donna ses ordres aux chefs et convoqua tous les centeniers et leur répartit leurs missions. C'est pourquoi, en cinq endroits, les soldats avancèrent les tours contre les murailles du temple et au même moment les béliers ébranlèrent les portes et personne ne fut blessé, car les soldats avaient formé la tortue, et les prêtres et les gardiens s'étaient imaginé que le siège allait continuer et n'avaient pas préparé de l'eau bouillante ni fondu de la poix sur les murs pour repousser les assaillants. C'est ainsi qu'ils ne purent déjouer les attaques bien combinées, mais ils dispersèrent leurs forces et coururent sans plan sur les murs, et le peuple commença à hurler de peur dans les cours. C'est pourquoi les prêtres du degré supérieur, voyant les portes sur le point de céder et les nègres grimper sur les murs, firent sonner les trompettes pour cesser la lutte et pour épargner le peuple, car ils estimaient qu'Amon avait reçu assez de victimes et ils voulaient conserver des fidèles à Amon en prévision de l'avenir. On ouvrit donc les portes et les soldats pénétrèrent dans les cours, et la foule s'enfuit en invoquant l'aide d'Amon et regagna ses foyers avec joie, car son excitation était tombée et le temps lui paraissait long dans les cours surchauffées par le soleil.

C'est ainsi que Horemheb s'empara de tout le temple sans grande effusion de sang. Il envoya les médecins de la Maison de la Vie soigner les malades dans la ville, mais il ne pénétra pas dans la Maison de la Mort, car elle vit en dehors de la vie et est interdite, quoi qu'il arrive dans le monde. Mais les prêtres se retranchèrent dans le grand temple pour protéger le saint des saints et ils droguèrent les gardiens pour les faire combattre jusqu'au bout, insensibles à la douleur.

Le combat dans le temple dura jusqu'au soir, mais au crépuscule tous les gardiens drogués et les prêtres pris les armes à la main étaient tués, et il ne restait plus que les prêtres du degré supérieur qui s'étaient massés autour de leur dieu. Alors Horemheb fit sonner la fin du combat et il envoya les soldats relever les cadavres pour les jeter dans le fleuve, puis il s'approcha des prêtres et leur dit:

– Je n'ai pas de conflit avec Amon, car j'adore Horus, mon faucon. Mais je dois obéir aux ordres du pharaon et renverser Amon. Or, il serait certainement plus agréable pour moi et pour vous que l'on ne découvrît pas l'image du dieu dans le sanctuaire, car les soldats la profaneraient, et je ne tiens pas à être un profanateur, bien que je doive par serment servir le pharaon. Pensez à mes paroles, je vous laisse le temps d'une clepsydre pour réfléchir. Après cela vous pourrez vous éloigner en paix et personne ne portera la main sur vous, car je n'en veux pas à vos vies.

Ces paroles plurent aux prêtres qui s'étaient préparés à mourir pour Amon. Ils restèrent dans le sacro-saint, derrière le rideau, jusqu'à ce que l'eau de la clepsydre se fût écoulée. Alors Horemheb arracha de ses mains le rideau et fit sortir les prêtres, et à leur départ le sacro-saint était vide et on ne voyait nulle part l'image d'Amon, car les prêtres l'avaient mise en pièces et ils en emportaient les morceaux sous leurs manteaux, pour pouvoir dire qu'un miracle s'était produit et qu'Amon vivait toujours. Mais Horemheb fit apposer les scellés du pharaon sur tous les dépôts, et il cacheta de ses propres mains les caves où l'on conservait l'or et l'argent. Le même soir les tailleurs de pierre se mirent au travail pour effacer à la lumière des torches, sur chaque image et inscription, le nom d'Amon, et la nuit Horemheb fit ramasser les cadavres sur les places et éteindre les derniers incendies.

Ayant appris qu'Amon avait été renversé et que l'ordre était rétabli, les riches et les grands revêtirent leurs meilleurs habits et allumèrent les lampes devant leurs maisons et sortirent dans la rue pour célébrer la victoire d'Aton. Les courtisans réfugiés dans la maison du pharaon regagnèrent aussi la ville au-delà du fleuve, et bientôt le ciel de Thèbes rougeoya de nouveau à la lueur des torches et des lampes, et on répandait des fleurs dans les rues et les gens riaient et s'embrassaient. Horemheb ne put les empêcher de verser du vin aux Shardanes ni retenir les femmes nobles qui embrassaient les nègres portant au bout de leurs lances les têtes rasées des prêtres massacrés. Car cette nuit Thèbes nageait dans l'allégresse au nom d'Aton, et au nom d'Aton tout était permis et il n'y avait plus de différence entre Egyptiens et nègres, et pour le prouver les dames de la cour emmenaient des nègres chez elles et ouvraient leurs vêtements devant eux et jouissaient de leur force et de l'odeur de leur corps. Et lorsqu'à l'ombre des murs un gardien blessé rampait en invoquant Amon, on lui fracassait la tête contre les pavés, et les femmes dansaient de joie autour de son corps. C'est ce que j'ai vu de mes propres yeux.

Je vis tout cela de mes propres yeux, et alors je me pris la tête entre les mains et tout me fut égal, et je me dis qu'aucun dieu n'était capable de guérir l'homme de sa folie. Cette nuit, tout m'était égal, et c'est pourquoi je me rendis à la «Queue de Crocodile» et les paroles de Merit flambaient dans mon cœur et j'appelai les soldats qui continuaient à garder le cabaret. Ils m'écoutèrent, car ils avaient vu Horemheb en ma compagnie, et dans cette nuit d'allégresse insensée, parmi la foule dansant dans les rues, je les conduisis devant la maison de Nefernefernefer. Les lampes et les torches y brûlaient aussi et la maison n'avait pas été pillée et on entendait jusque dans la rue les cris et les rires des ivrognes. Mais à ce moment mes genoux se mirent à trembler, et je dis aux soldats:

– Voici l'ordre de Horemheb, mon ami, le commandant royal. Entrez dans cette maison, vous y trouverez une femme qui tient la tête haute et dont les yeux sont verts comme la pierre. Allez et amenez-la moi, et si elle résiste, donnez-lui un coup du manche de votre lance, mais ne l'abîmez pas!

Ils entrèrent avec plaisir et bientôt des gens effrayés s'enfuirent en chancelant et les serviteurs appelèrent les gardes. Mais les soldats revinrent les mains chargées de fruits et de gâteaux au miel et de cruches de vin en portant Nefernefernefer, car elle avait résisté et ils lui avaient assené un coup sur la tête, et elle avait perdu sa perruque et son crâne rasé saignait. Je posai la main sur sa poitrine qui était lisse comme le verre et chaude, mais j'avais l'impression de toucher une peau de serpent. Je sentis que son cœur battait et qu'elle n'avait pas de blessure grave, et je l'enveloppai dans un drap noir, comme on le fait pour les cadavres, et je la déposai dans ma litière, et les gardes n'intervinrent pas, en voyant les soldats qui m'accompagnaient. Les soldats m'escortèrent jusqu'à la Maison de la Mort, et j'étais assis dans la litière balancée, le corps inerte de Nefernefernefer sur mes genoux, et elle était aussi belle qu'avant, mais pour moi elle était plus répugnante qu'un serpent. C'est ainsi qu'on nous portait à travers la nuit pleine d'allégresse de Thèbes, et devant la Maison de la Mort je donnai de l'or aux soldats et je les renvoyai avec la litière. Je pris Nefernefernefer et entrai, et les embaumeurs vinrent à ma rencontre et je leur dis:

– Je vous apporte une femme que j'ai trouvée dans la rue, et je ne connais ni son nom ni ses parents, mais je crois qu'elle a des bijoux qui vous dédommageront de vos peines, si vous conservez son corps pour l'éternité.

Ils s'emportèrent contre moi et dirent:

– Espèce de fou, crois-tu que nous n'avons pas déjà assez de cadavres ces jours, et qui nous dédommagera de nos travaux?

Mais après avoir sorti le corps du drap noir, ils sentirent qu'il était encore chaud, et en enlevant les habits et les bijoux, ils virent que la femme était belle, plus belle qu'aucune de celles qu'on avait apportées dans la Maison de la Mort. Ils cessèrent de grommeler, et ils posèrent la main sur sa poitrine et sentirent que le cœur battait encore. Alors ils l'enveloppèrent vite dans le drap et ils clignèrent de l'œil et ils pouffèrent de joie et me dirent:

– Va-t'en, étranger, et sois béni, car vraiment nous ferons de notre mieux pour conserver éternellement son corps, et si cela dépend de nous, nous la garderons chez nous septante fois septante jours, afin que son corps se conserve certainement.

C'est ainsi que je recouvrai ma créance sur Nefernefernefer qui me devait beaucoup à cause de mes parents. Et je pensais à sa surprise en s'éveillant dans les antres de la Maison de la Mort, dépouillée de sa richesse et de sa puissance, entre les mains des embaumeurs qui ne la laisseraient plus jamais revoir la lumière du jour, pour autant que je les connaissais. Telle fut ma vengeance, car c'est à cause d'elle que j'avais connu la Maison de la Mort, mais ma vengeance était enfantine, ainsi que je le constatai plus tard. J'en reparlerai à son heure, mais je tiens à dire ici que peut-être la vengeance enivre et que son goût est délicieux, mais de toutes les fleurs de la vie c'est elle qui se fane le plus vite, et sous les délices de la vengeance ricane un crâne de mort. Et je ne trouvais aucune consolation dans l'idée que peut-être mon acte avait sauvé bien des jeunes fous d'une mon honteuse et prématurée, car la ruine, la honte et la mort suivaient chaque pas du pied nu de Nefernefernefer. Non, cette idée ne me procurait aucune satisfaction, car si tout a une fin, l'existence de Nefernefernefer en a une aussi, et il faut qu'il existe des femmes comme elle pour qu'on puisse mettre les cœurs à l'épreuve.

Je rentrai à la «Queue de Crocodile» et je rencontrai Merit et je lui dis:

– J'ai recouvré ma créance, et de la manière la plus cruelle qu'on puisse imaginer. Mais ma vengeance ne me cause aucune joie, et mon cœur est encore plus vide qu'auparavant, et je frissonne, bien que la nuit soit chaude.

Je bus du vin et le vin était comme de la poussière dans ma bouche, et je lui dis:

– En vérité, que mon corps se dessèche si jamais je touche à une femme, car plus je pense aux femmes, plus je les redoute, car leur corps est un désert dévasté et leur cœur un piège mortel.

Elle me toucha la main et me regarda de ses yeux bruns et dit:

– Sinouhé, tu n'as jamais rencontré de femme qui ait voulu seulement faire ton bonheur.

Alors je lui dis:

– Que tous les dieux de l'Egypte me protègent d'une femme qui fasse mon bonheur, car le pharaon aussi veut faire le bonheur des gens, et le fleuve charrie des cadavres à cause de cette bonté.

Je repris du vin et je pleurai et je dis:

– Merit, tes joues sont lisses comme le verre et tes mains sont chaudes. Permets-moi cette nuit de toucher tes joues de mes lèvres et garde mes mains froides dans tes mains chaudes, pour que je dorme sans avoir de cauchemars, et je te donnerai tout ce que tu me demanderas.

Elle me sourit tristement et dit:

– Je me doute que la queue de crocodile parle en ce moment par ta bouche, mais j'y suis déjà habituée et je ne t'en veux pas. Sache donc, Sinouhé, que je ne te demanderai rien et que jamais encore je n'ai rien demandé à un homme et que je n'ai jamais accepté de cadeau de quelque valeur, mais si je veux donner quelque chose, je le donne de tout mon cœur, et à toi je le donnerai volontiers, parce que je suis aussi solitaire que toi.

Elle prit la coupe de ma main tremblante et étendit sa natte pour que je m'y couche et elle se mit à côté de moi et réchauffa mes mains froides. De ma bouche je touchai ses joues lisses et je respirai l'odeur de cèdre de sa peau et je me divertis avec elle, et elle était pour moi comme un père et une mère et elle était pour moi comme une chaufferette pour un homme tremblant par une nuit de gel et elle était comme la lumière du rivage qui, par une nuit d'orage, conduit le marin au port. Elle était aussi Minea pour moi, lorsque je sombrai dans le sommeil, Minea que j'avais perdue à jamais, et je reposais à côté d'elle comme au fond de la mer près de Minea, et je n'eus pas de mauvais rêves, mais je dormis profondément, tandis qu'elle me murmurait à l'oreille des mots que les mères disent à leurs enfants apeurés par les ténèbres. A partir de cette nuit, elle fut mon amie, car dans ses bras je croyais de nouveau qu'il existait en moi et en dehors de mon savoir quelque chose qui me dépassait et pour quoi il valait la peine de vivre.

Le lendemain matin je lui dis:

– Merit, j'ai cassé une cruche avec une femme qui est morte, mais je conserve encore un ruban d'argent qui attacha une fois ses longs cheveux. Et cependant, à cause de notre amitié, Merit, je suis prêt à casser une cruche avec toi, si tu le désires.

Mais elle bâilla et porta sa main devant sa bouche et dit:

– Tu ne dois plus jamais boire de queue, Sinouhé, car le lendemain tu dis des bêtises. Rappelle-toi que j'ai grandi dans un cabaret et que je ne suis plus une fille innocente qui pourrait croire à tes paroles pour éprouver ensuite une déception.

– Quand je te regarde dans les yeux, Merit, je crois qu'il existe au monde des femmes bonnes aussi, lui dis-je en embrassant ses joues lisses. C'est pourquoi je t'ai parlé ainsi, afin que tu comprennes tout ce que tu es pour moi.

Elle sourit et dit:

– Tu as remarqué que je t'ai interdit de boire des queues de crocodile, car pour montrer à un homme qu'elle l'aime, une femme commence par lui défendre quelque chose, pour éprouver son pouvoir. Mais ne parlons pas de cruches, Sinouhé. Tu sais bien que la natte à côté de moi sera toujours libre pour toi quand tu seras trop seul et triste. Mais ne te fâche pas, Sinouhé, si tu découvres parfois qu'il y a dans le monde d'autres solitaires et affligés que toi, car je suis aussi libre que toi de choisir ma compagnie et je ne veux en aucune manière te lier. C'est pourquoi, malgré tout, je vais t'offrir de mes mains une queue de crocodile.

Si étrange est l'esprit de l'homme, et l'on connaît si peu son propre cœur, qu'en cet instant mon esprit était de nouveau libre et léger comme un oiseau et j'avais oublié tout le mal survenu ces derniers jours. Je me sentais bien et je ne pris plus de queue de crocodile ce jour-là.

C'est ce jour-là que Horemheb rapporta au pharaon le fouet et le sceptre et déclara qu'il avait renversé Amon et rétabli l'ordre dans la ville. Le pharaon lui passa au cou la chaîne dorée du commandant royal et lui remit le fouet doré du commandant en chef qui puait encore le chat après Pepitaton. Le lendemain le pharaon se proposait de se rendre en procession par le chemin des béliers au temple d'Aton pour y fêter la victoire de son dieu, mais ce soir il désirait recevoir au palais ses amis. Horemheb lui parla de moi, et c'est ainsi que je fus invité au palais doré, car Horemheb avait beaucoup exagéré en parlant de mon habileté et de mon travail de médecin pour les pauvres et de tout ce que j'avais accompli en pansant les malheureux et en séchant les larmes des orphelins.

Au palais je vis pour la première fois la mode estivale des femmes, dont on avait tant parlé en ville, et j'avoue que malgré son audace elle était seyante et gracieuse, et qu'elle ne laissait guère à deviner à l'œil de l'homme. Je vis aussi que les femmes s'étaient peint le tour des yeux en vert malachite et les lèvres et les joues en rouge brique, si bien qu'elles ressemblaient à des tableaux.

Horemheb me conduisit en présence du pharaon qui était devenu un homme pendant mon absence, son visage était pâle et ardent, et ses yeux étaient gonflés par les veilles. Il ne portait pas un seul bijou, et il était simplement vêtu de blanc, mais ses habits étaient en lin royal des plus fins et ils ne dissimulaient pas la féminité difforme de son corps chétif.

– Sinouhé, le médecin, toi qui es solitaire, je me souviens de toi, dit-il.

Et en cet instant je sus qu'il était un homme qu'il fallait ou bien détester ou bien aimer, car personne ne pouvait rester indifférent devant lui.

– J'ai des maux de tête qui m'empêchent de dormir, me dit-il en se touchant le front. Un affreux mal de tête s'empare de moi dès qu'on agit contre mes désirs, et mes médecins sont impuissants. Ils peuvent seulement endormir mes douleurs, mais je ne veux pas de stupéfiants, car mes pensées doivent être claires comme l'eau à cause de mon dieu et je suis aussi excédé des médecins du dieu maudit. Horemheb, le fils du faucon, m'a parlé de ton an, Sinouhé. Tu pourrais peut-être m'aider? Connais-tu Aton?

C'était une question délicate, et je pesai bien ma réponse:

– Je connais Aton, s'il est ce qui est en moi et en dehors de mon savoir en dehors et au-dessus de tout savoir humain. Je ne le connais pas autrement.

Il s'anima et son visage brilla et il parla avec excitation:

– Tu parles d'Aton mieux que mes meilleurs élèves, car c'est seulement par le cœur qu'on peut comprendre Aton et non par la raison. Sinouhé, si tu le désires, je te donnerai la croix de vie.

Je lui dis:

– La nuit dernière j'ai vu des gens fracasser la tête d'un blessé à cause de ta croix et les femmes dansaient autour du corps en invoquant Aton. J'ai aussi vu des femmes forniquer avec des nègres en louant Aton.

Son visage s'assombrit et il fronça les sourcils et ses pommettes osseuses flambèrent dans son visage maigre. Il porta la main à son front, son regard se voila et il cria:

– Toi aussi, Sinouhé, tu augmentes mes tourments en me disant des choses qui me déplaisent.

Je lui dis:

– Tu affirmes vivre dans la vérité, pharaon Akhenaton. C'est pourquoi je te dis la vérité, tout en comprenant que tes courtisans et flatteurs d'Aton te cachent la vérité dans des étoffes tendres et dans des peaux. Car la vérité est un poignard dégainé dans la main de l'homme et peut se retourner contre lui. La vérité se retourne contre toi, Akhenaton, et elle te blesse. Je te guérirai facilement, si tu consens à fermer tes oreilles à la vérité. Akhenaton me demanda:

– Pourrais-tu me guérir en me trépanant? Après avoir bien réfléchi, je lui dis:

– Tu sais que je connais ton mal sacré, pharaon Akhenaton, et je t'ai soigné pendant une de tes crises dans ta jeunesse. Je crois qu'une trépanation pourrait te soulager, si un médecin osait l'entreprendre. Mais tu dois te rappeler que si l'opération réussit, tu perdras probablement le don des visions.

Il me jeta un regard méfiant et demanda:

– Crois-tu vraiment anéantir Aton dans mon cœur si tu me trépanes?

– Je n'entends nullement te trépaner, Akhenaton, lui dis-je vivement. Je ne le ferais pas, même si tu l'ordonnais, car tes symptômes ne l'exigent pas et un médecin ne procède à une trépanation que lorsque c'est absolument inévitable et que rien d'autre ne pourrait sauver le malade.

Le visage du pharaon s'éclaira et il dit:

– Le vieux Ptahor est mort et la Maison de la Vie n'a pas encore désigné son successeur. C'est pourquoi je te nomme, Sinouhé, trépanateur royal, et à partir du jour de l'Etoile du chien tu jouiras de tous les avantages attachés à cette charge, comme tu en seras informé par la Maison de la Vie.

Après cela Horemheb m'emmena dans la salle du festin où les invités s'étaient réunis et où les courtisans se disputaient les meilleures places près du pharaon. Je pris place avec Horemheb tout à côté de la famille royale, à la droite du pharaon, et je constatai avec une vive surprise que le prêtre Aï en faisait aussi partie, puis je me rappelai que sa fille Nefertiti était la grande épouse royale après la princesse de Mitanni qui était morte peu après son arrivée en Egypte.

Pour toute nourriture, le pharaon prit du gruau cuit au lait, et le manche de sa cuillère portait une tête d'antilope. Puis il rompit du pain et le mangea et il ne but pas de vin, mais on versa de l'eau pure dans sa coupe d'or. Après s'être restauré, il s'écria d'une voix forte:

– Racontez au peuple que le pharaon Akhenaton vit dans la vérité et que sa nourriture est de l'eau et du pain et le gruau du pauvre, et que son repas ne diffère pas de celui d'un pauvre.

Plus tard j'appris que le pharaon ne méprisait pas le vin, et qu'il s'en réjouissait souvent le cœur quand tout allait à sa convenance. Et il ne méprisait pas non plus l'oie grasse ou la chair d'antilope, mais il éprouvait de la répulsion pour la viande seulement quand il désirait se purifier avant ses visions. Il était très capricieux pour le manger et le boire, et je crois que cela provenait de ce qu'il n'attachait pas grande importance à la nourriture, lorsque son esprit était absorbé et que les pensées affluaient si rapides à son esprit qu'il avait peine à les dicter à ses scribes.

Les invités se levèrent et allèrent d'une table à l'autre pour y saluer des amis et pour échanger des potins. Un homme trapu, au visage large, s'approcha de moi. C'est seulement à ses yeux malicieux et bruns que je reconnus Thotmès et je poussai un cri de joie et je me levai pour l'embrasser. Je lui dis que je l'avais cherché au «Vase syrien», mais il dit:

– Il ne convient plus à ma dignité de fréquenter d'obscurs cabarets, et j'ai fort à faire à boire tout ce que m'offrent mes amis et protecteurs dans leurs maisons. C'est que Lui, le transfiguré, m'a nommé sculpteur royal, comme tu peux le lire sur ma chaîne. C'est moi qui lui ai dessiné le disque d'Aton et les innombrables mains qui sortent des rayons pour offrir la croix de vie à quiconque désire la recevoir.

– Thotmès, mon ami, lui dis-je. Est-ce toi qui as sculpté l'Aton du roi sur les colonnes du temple, car je n'ai encore rien vu de pareil?

Il répondit évasivement et dit:

– Le pharaon a de nombreux sculpteurs et nous travaillons ensemble et notre seule loi est notre œil. Nous ne profanons pas le pharaon, mais nous l'aimons et nous voulons exprimer son être dans nos œuvres. En vérité, Sinouhé mon ami, aujourd'hui nous voici installés dans la maison dorée et nous buvons dans des coupes en or, nous qui du temps du faux dieu subissions les persécutions et les railleries et qui buvions de la mauvaise bière. Nous connaissons la liberté de l'art crétois et nous avons trouvé notre propre liberté, et tu auras de quoi t'émerveiller, car maintenant la pierre vit entre nos mains, bien que nous ayons encore bien des choses à apprendre.

Ma joie était grande de revoir Thotmès, et Horemheb aussi en fut ravi, bien que sa dignité lui interdît de trop le manifester. Mais Thotmès l'observa attentivement et dit qu'il voulait faire de lui une sculpture pour le temple, puisqu'il avait libéré Thèbes du joug du faux dieu et puisque sa prestance et son visage se prêtaient à la sculpture, si le pharaon lui octroyait pour cela l'or et la pierre nécessaires. Horemheb en fut très flatté, car personne n'avait fait son portrait.

Soudain il se leva et s'inclina profondément, la main à la hauteur des genoux, et Thotmès et moi suivîmes son exemple, car la reine Nefertiti s'approchait de nous, et elle nous parla en tenant la main sur sa poitrine. Ses doigts ne portaient pas une seule bague et elle n'avait pas de bracelet, pour mieux faire ressortir la beauté de ses mains et la finesse de son poignet. Elle s'adressa aussi à moi et dit:

– Le grain d'orge a de nouveau germé de mon eau, et mon attente est impatiente, car le pharaon désire un fils, un héritier, et son pouvoir n'est pas assuré tant qu'un descendant de son sang ne sera pas solidement devant lui, car le faux dieu guette dans l'ombre et nous n'avons pas à nous le dissimuler, parce que nous le savons tous. Toi, Sinouhé, qui as accumulé du savoir dans maint pays, on m'a dit que tu avais comme médecin fait des prodiges. Dis-moi si j'aurai un fils.

Je la regardai d'un œil de médecin, en cherchant à oublier sa beauté, car par sa volonté cette beauté affluait vers moi comme si quelque chose en elle m'avait appelé, et elle produisait le même effet sur tous ceux qu'elle regardait.

– Nefertiti, dis-je, grande épouse royale, ne souhaite pas un fils, car tes hanches sont étroites et la naissance d'un fils pourrait mettre ta vie en danger. Seul Aton peut déterminer le sexe d'un enfant dans le sein maternel, et aucun homme n'en a le pouvoir. Certes, dans différents pays, j'ai appris bien des croyances populaires et vu bien des talismans à l'aide desquels les femmes croyaient mettre au monde des garçons, mais elles se trompaient une fois sur deux, puisque les chances sont égales. Toutefois, puisque tu as eu deux filles déjà, il est vraisemblable que tu auras un fils maintenant, mais ce n'est pas sûr, car je veux être honnête avec toi, sans chercher à te tromper avec des pratiques magiques parfaitement inefficaces.

Ces paroles ne lui plurent point, et elle ne souriait plus en me regardant de ses yeux clairs et inexpressifs.

Thotmès intervint hardiment dans la conversation et dit:

– Nefertiti, la plus belle des belles, enfante seulement des filles qui héritent ta beauté, afin que le monde soit plus riche. La petite Meritaton est déjà une beauté et les femmes de la cour cherchent à copier la forme de sa tête à l'aide de leur coiffure. Mais je veux faire de toi un portrait qui gardera éternellement ta beauté.

Le lendemain matin, j'emmenai Merit voir le cortège du pharaon, et elle était très belle, dans sa robe à la dernière mode, bien qu'elle fût née dans un cabaret, et je n'avais pas du tout honte d'elle en m'installant avec elle aux places réservées aux favoris du pharaon.

L'avenue des béliers était pavoisée d'oriflammes et bordée de gens accourus pour voir le pharaon, et des gamins avaient grimpé sur les arbres et Pepitaton avait disposé au bord de la route de nombreuses corbeilles de fleurs pour que le peuple pût selon la coutume en parsemer le chemin du roi. J'avais l'esprit léger et radieux, en songeant à un avenir de liberté et de lumière pour l'Egypte. A mes côtés se tenait une belle femme mûre qui était mon amie et avait la main sur mon bras, et autour de nous on ne voyait que des visages joyeux et souriants. Mais il régnait un silence impressionnant, si complet que le croassement des corbeaux au faîte du temple planait sur la ville, car les corbeaux et les oiseaux de proie accourus à Thèbes étaient si gavés qu'ils ne voulaient plus regagner leurs montagnes.

Ce fut une erreur de faire escorter la litière royale par des nègres peints, car leur seule vue irrita le peuple. En effet, il n'y avait guère de spectateur qui n'eût subi quelque dommage durant les troubles récents. Bien des gens avaient eu leur maison incendiée, les larmes des femmes n'étaient pas encore sèches, les blessures des hommes brûlaient toujours, et aucun sourire ne montait aux lèvres. Et Akhenaton parut, balancé dans sa litière bien au-dessus des têtes de la foule. Il portait la double couronne, celle de lys et celle de papyrus, et il avait les bras croisés sur la poitrine et ses mains serraient le sceptre et le fouet royal. Il se tenait immobile comme une statue, selon la coutume des pharaons en public, et le silence était effrayant sur son passage, comme si ce spectacle avait rendu le peuple muet. Mais les soldats postés le long de la route levèrent leurs lances et poussèrent des acclamations, et les riches et les nobles suivirent l'exemple, en lançant des fleurs devant la litière. Mais dans le silence impressionnant du peuple ces acclamations paraissaient faibles et grêles comme le bourdonnement d'un moustique isolé dans la nuit hivernale, et bientôt on se tut en échangeant des regards consternés.

Alors contrairement à tous les usages, le pharaon bougea et brandit le sceptre et le fouet pour saluer le peuple. La foule eut un frémissement et soudain éclata un cri puissant comme le bruit des vagues contre les rochers. Le peuple entier criait d'une voix pitoyable: «Amon, Amon, rends-nous Amon, le roi de tous les dieux». La foule s'agita et son cri devint encore plus fort, si bien que les corbeaux et les oiseaux de proie s'envolèrent du temple et passèrent au-dessus de la litière royale. Les gens criaient maintenant: «Va-t'en, faux pharaon, va-t'en!»

Ces cris effrayèrent les porteurs qui s'arrêtèrent, mais lorsque les officiers énervés les eurent fait avancer de nouveau, la foule rompit les barrages de soldats et se massa devant la litière pour l'empêcher de progresser. Personne ne put suivre tout ce qui se passait, car les soldats se mirent à distribuer des coups pour se frayer un passage, mais bientôt ils durent recourir aux lances et aux poignards pour se défendre, des bâtons et des pierres volaient, et bientôt le sang coula dans l'allée des béliers et des cris d'agonie percèrent le brouhaha confus. Mais aucune pierre ne fut lancée contre le pharaon, car il était né du soleil, comme tous ses prédécesseurs. Sa personne était sacrée et personne dans la foule n'aurait même en rêve osé lever le bras contre lui, bien qu'il fût détesté. Je crois que les prêtres n'auraient pas non plus risqué un pareil geste. C'est pourquoi le pharaon put observer en toute tranquillité ce qui se passait autour de lui. Oubliant sa dignité, il se leva et cria pour arrêter les soldats, mais personne ne l'entendit.

La foule lapidait les soldats et les frappait, et ceux-ci se défendaient en massacrant leurs adversaires, et sans cesse les gens criaient: «Rends-nous Amon!» Et on criait aussi: «Va-t'en, faux pharaon, va-t'en!» Des hommes pénétrèrent dans les places réservées, et les nobles et les riches s'enfuirent, les femmes abandonnèrent les fleurs et leurs flacons d'aromates.

Alors Horemheb fit sonner les trompettes et les chars de guerre sortirent des cours et des ruelles où il les avait parqués, pour ne pas irriter le peuple. Les chars avancèrent et écrasèrent bien des gens, mais Horemheb avait fait enlever les faux des roues, et ils avançaient lentement et dans un ordre parfait, et ils entourèrent la litière du pharaon et continuèrent à avancer, protégeant aussi le cortège et la famille royale. Mais la foule ne se dispersa pas avant d'avoir vu les barques royales retraverser le fleuve. Alors elle poussa des cris de joie qui étaient encore plus effrayants que ses cris de haine, et la plèbe qui s'était glissée dans la foule se précipita dans les maisons des riches pour les piller, jusqu'au moment où les soldats eurent rétabli l'ordre, et les gens rentrèrent chez eux, et le soir tomba et les corbeaux accoururent déchirer les cadavres dans l'avenue des béliers.

C'est ainsi que le pharaon Akhenaton fut confronté pour la première fois avec le peuple irrité et qu'il vit de ses yeux le sang couler pour son dieu, et il n'oublia plus jamais ce spectacle qui brisa quelque chose en lui, et la colère empoisonna son amour, et son ardeur s'accrut, si bien qu'il ordonna d'envoyer aux mines tous ceux qui prononceraient le nom d'Amon ou le conserveraient sur des images ou des vases. Mais les gens refusaient de se dénoncer entre eux, et c'est pourquoi on recevait le témoignage de voleurs et d'esclaves, et personne ne fut plus en sécurité contre les délateurs, et bien des gens honnêtes et respectables furent envoyés dans les mines et les carrières, et les dénonciateurs prenaient possession de leurs biens au nom d'Aton.

Je raconte tout ceci par anticipation, pour expliquer pourquoi cela arriva. Or, la nuit suivante, on me manda d'urgence au palais doré, car le pharaon avait eu un accès de sa maladie et les médecins craignaient pour sa vie et voulaient partager la responsabilité, puisque le pharaon avait parlé de moi. Pendant longtemps il reposa dans l'inconscience, pareil à un défunt, et ses membres étaient froids et on ne sentait plus battre son pouls. Mais il reprit connaissance après s'être mordu la langue dans son délire, si bien que le sang coulait de sa bouche. Revenu à lui, il chassa tous les médecins de la Maison de la Vie, parce qu'il ne voulait plus les voir devant lui, et il me garda seul. Il dit alors:

– Convoquez les rameurs et hissez les voiles rouges, et que quiconque est mon ami me suive, car je veux partir, et ma vision me conduira vers une terre qui n'appartient à aucun dieu et à aucun homme. Cette terre, je la consacrerai à Aton et j'y construirai une ville qui sera la cité d'Aton, et je ne reviendrai plus jamais à Thèbes.

Il ajouta encore:

– L'attitude du peuple de Thèbes est la plus répugnante de toutes, et elle est plus infamante et misérable que tout ce qu'aucun de mes ancêtres n'a jamais éprouvé même de la part des peuples étrangers. C'est pourquoi j'abandonne Thèbes à jamais et je la laisse dans ses ténèbres.

Son excitation était si grande qu'il se fit porter sur sa cange tout de suite, encore malade, et c'est en vain que je m'y opposai comme médecin, et ses conseillers ne purent non plus l'en dissuader. Puis Horemheb dit:

– C'est bien ainsi, car le peuple de Thèbes aura ce qu'il veut, et Akhenaton fera ce qu'il veut et chacun sera content et la paix reviendra.

Akhenaton avait l'air si égaré et ses yeux étaient si hagards que je m'inclinai devant sa décision, car je me disais qu'un changement d'air lui serait propice. C'est ainsi que j'accompagnai le pharaon dans son voyage, et il était si impatient de partir qu'il n'attendit pas même la famille royale et prit les devants, et Horemheb le fit escorter par des navires de guerre.

La cange royale aux voiles rouges descendit le courant, et Thèbes disparut derrière nous, avec ses murailles et ses temples et les pointes dorées des obélisques, et les trois montagnes, gardiennes éternelles de Thèbes, s'effacèrent aussi à l'horizon. Mais le souvenir de Thèbes nous accompagna bien des jours, car le fleuve était plein de gros crocodiles dont les queues battaient l'eau croupie, et cent fois cent cadavres boursouflés descendaient le courant et il n'y avait pas de grève où quelque cadavre ne fût pris par les vêtements ou les cheveux à cause du dieu d'Akhenaton. Mais le pharaon n'en sut rien, car il gisait dans la cabine royale sur de tendres tapis et ses serviteurs l'oignaient d'huile odorante et brûlaient de l'encens pour qu'il ne sentît pas l'atroce odeur des cadavres.

Au bout de dix jours, nous arrivâmes dans des eaux propres, et le pharaon monta sur le pont pour regarder le paysage. La terre était jaune autour de lui et les paysans rentraient les moissons et le soir on conduisait les troupeaux à l'abreuvoir près du fleuve et les bergers jouaient du chalumeau. En voyant la barque du pharaon, les gens accouraient des villages et agitaient des branches de palmier et saluaient le pharaon de leurs cris. Mieux que les remèdes, la vue de ce peuple heureux agit sur le pharaon, et il descendit parfois à terre pour parler aux gens, et il les touchait de ses mains et il bénissait des mains les femmes et les enfants qui ne l'oublièrent jamais. Les moutons s'approchaient timidement de lui et flairaient les pans de son manteau et les léchaient, et il en riait de joie. Et il ne craignait pas le disque du soleil, son dieu, qui était pourtant un dieu meurtrier au cœur de l'été, mais il exposait son visage au soleil et le soleil lui brûlait la peau, de sorte que son excitation et sa fièvre le reprirent, et l'esprit flamboyait dans ses yeux.

La nuit venue, il s'asseyait à la proue et regardait les étoiles, en me disant:

– Je répartirai toutes les terres du faux dieu à ceux qui se sont contentés de peu et qui ont travaillé de leurs mains, afin qu'ils soient heureux et qu'ils bénissent le nom d'Aton. Je leur donnerai toutes ces terres, car mon cœur se réjouit de voir des enfants potelés et des femmes souriantes et des hommes qui travaillent au nom d'Aton sans haïr personne et sans craindre personne.

Il dit encore:

– Le cœur de l'homme est ténébreux, et je ne l'aurais jamais cru, si je ne l'avais vu de mes propres yeux. Car ma blancheur est si éclatante que je ne comprends pas les ténèbres, et quand la lumière brille dans mon cœur j'oublie tous les cœurs faux. Mais certainement il y a bien des gens qui ne peuvent comprendre Aton, même en le voyant et en éprouvant son amour, car ils ont toujours vécu dans les ténèbres et leurs yeux ne reconnaissent pas la lumière, mais ils y voient un fléau qui offusque leurs yeux. C'est pourquoi je les laisserai en paix et ne les inquiéterai pas, mais je ne veux pas habiter avec eux, et je grouperai autour de moi tous mes fidèles et je vivrai avec eux et je ne les quitterai plus jamais, pour ne plus subir ces affreux maux de tête en voyant ce qui me déplaît et qui est une abomination pour Aton.

Il contempla les étoiles et dit:

– La nuit est une abomination pour moi et je n'aime pas les ténèbres, mais j'en ai peur, et je n'aime pas les étoiles, car lorsqu'elles brillent les chacals sortent de leurs antres et les lions rôdent en rugissant, tout assoiffés de sang. Thèbes est une nuit pour moi, et c'est pourquoi j'abandonne Thèbes, et je place mon espoir dans les jeunes et les enfants, car c'est d'eux que jaillira le printemps du monde, et après avoir connu dès l'enfance la doctrine d'Aton, ils se purifieront du mal et tout le monde se purifiera. C'est pourquoi il faudra réformer les écoles et chasser tous les anciens maîtres et rédiger de nouveaux textes de lecture. Je veux aussi simplifier l'écriture, car nous n'avons pas besoin d'images pour comprendre ce qui est écrit, et je veux inventer une écriture que le plus simple puisse apprendre, et il n'y aura plus de différence entre ceux qui savent écrire et le peuple, car le peuple aussi saura écrire, et dans chaque village il y aura au moins un homme qui saura lire les lettres que j'enverrai. Car je veux leur écrire souvent et beaucoup et sur toutes les choses qu'ils devront savoir.

Ces paroles m'effrayèrent, car je connaissais déjà la nouvelle écriture qui était facile à apprendre et à lire, mais ce n'était pas une écriture sacrée, et elle n'était pas belle ni aussi riche que l'ancienne, et c'est pourquoi tous les lettrés la méprisaient. Je lui dis:

– L'écriture populaire est laide et grossière, et elle n'est pas sacrée. Que deviendra l'Egypte si chacun apprend à écrire, car ce n'est encore jamais arrivé, et ensuite personne ne voudra plus travailler de ses mains, et la terre restera inculte et le peuple n'aura aucun profit de son écriture, puisqu'il mourra de faim.

Mais je n'aurais pas dû parler ainsi, car il se fâcha et s'exclama:

– Les ténèbres sont donc encore si près de moi, elles sont à côté de moi en ta personne, Sinouhé. Tu doutes et tu amasses des obstacles sur ma route, mais ma vérité brûle en moi comme le feu et mes yeux voient à travers tous les obstacles, comme à travers une eau limpide, le monde tel qu'il sera après moi. Dans ce monde il n'y aura plus ni haine ni crainte, les hommes se répartiront le travail comme des frères et ils partageront le pain entre eux et il n'y aura plus ni riches ni pauvres, mais tous seront pareils et tous sauront lire ce que je leur écrirai. Et personne ne dira à autrui: sale Syrien, ou: misérable nègre, mais chaque homme sera le frère de l'autre, et il n'y aura plus de guerre. Voilà ce que voient mes yeux, et c'est pourquoi ma force et mon allégresse me gonflent le cœur au point de le faire éclater.

Je constatai de nouveau qu'il était fou, et je le fis coucher sur sa natte et je lui donnai un calmant. Mais ses paroles me tourmentaient et me poignardaient le cœur, car j'étais presque mûr pour accueillir sa doctrine. J'avais vu bien des peuples, et tous les peuples se ressemblaient foncièrement, et j'avais vu bien des villes, et toutes les villes se ressemblaient foncièrement, et pour un vrai médecin il ne devait pas y avoir de différence entre un riche et un pauvre, un Syrien et un Egyptien, car le devoir du médecin est d'aider chacun. C'est pourquoi je dis à mon cœur: «Sa folie est grande et provient certainement de sa maladie, mais en même temps sa folie est délicieuse et contagieuse, et je voudrais que ses visions se réalisent, bien que ma raison dise qu'un monde pareil ne saurait être édifié que dans le royaume du Couchant. Mais mon cœur crie et dit que sa vérité est plus grande que toutes celles qui ont été exprimées avant lui, et mon cœur dit qu'aucune vérité plus grande ne sera exprimée après lui, bien que je sache que le sang et la ruine accompagnent ses pas et qu'il va anéantir un grand empire, s'il vit assez longtemps.»

Dans les ténèbres nocturnes, je contemplais les étoiles et je me disais: «Moi, Sinouhé, je suis un étranger dans ce monde et je ne sais pas même qui m'a engendré. Par ma propre volonté je suis médecin des pauvres à Thèbes, et l'or n'a guère d'attrait pour moi, bien que je préfère une oie troussée à du pain sec, et du vin à l'eau. Mais rien de cela ne m'est si cher que je ne puisse y renoncer. Ainsi, puisque je n'ai rien d'autre à perdre que mon esprit, pourquoi ne soutiendrais-je pas sa faiblesse en me rangeant à ses côtés et en l'encourageant sans émettre de doutes, car il est le pharaon et le pouvoir est entre ses mains et il n'existe pas de pays plus riche et plus fertile que l'Egypte, et peut-être que l'Egypte pourra supporter cette épreuve. S'il en était ainsi, le monde serait rénové et une nouvelle année du monde commencerait et les hommes seraient tous frères et il n'y aurait plus de riches ni de pauvres. Jamais encore on n'a offert à un homme une pareille occasion de réaliser ses aspirations, car il est né pharaon, et je ne crois pas que cette occasion se renouvelle, si bien que cet instant est le seul où sa vérité puisse s'accomplir.»

C'est ainsi que je rêvais les yeux ouverts dans la cange royale balancée sur le fleuve, et le vent de la nuit amenait à mes narines l'odeur du blé mûr et des aires. Mais le vent fraîchit et mon rêve s'éteignit et je dis mélancoliquement à mon cœur: «Si seulement Kaptah était ici et avait entendu ses paroles. Car quoique je sois un habile médecin et que je sache soigner bien des maux, la maladie et la misère du monde sont si grandes que tous les médecins du monde ne peuvent les guérir, en dépit de leur savoir, et il est des maladies contre lesquelles les médecins sont impuissants. Il se peut que le pharaon soit le médecin des cœurs humains, mais il ne peut être partout, et les médecins des cœurs qu'il cherche à former ne comprennent que la moitié de ses paroles et ils déforment sa pensée chacun selon son propre entendement, et il n'arrivera pas durant sa vie à former assez de médecins pour guérir tous les cœurs de l'humanité. Il existe aussi des cœurs qui se sont tellement endurcis que même sa vérité reste inefficace. Et Kaptah dirait sûrement: «S'il vient un temps où il n'y aura plus de riches ni de pauvres, il existera toujours des sages et des imbéciles, des rusés et des naïfs. Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi. Le fort pose son pied sur la nuque du faible, le rusé emporte la bourse du naïf et fait travailler le simple pour lui, car l'homme est un animal trompeur et même sa bonté est incomplète, si bien que seul un homme qui est étendu et ne se lève plus est entièrement bon. Tu vois déjà ce que la bonté du pharaon a causé. Ceux qui la bénissent le plus sont certainement les crocodiles du fleuve et les corbeaux rassasiés au faîte du temple.»

C'est ainsi que le pharaon Akhenaton me parlait et que je parlais à mon cœur, et mon cœur était faible et impuissant, mais le quinzième jour nous vîmes un pays qui n'appartenait à personne et à aucun dieu. Les collines bleuissaient au loin et la terre était inculte et seuls quelques pâtres paissaient les troupeaux autour de leurs cabanes de roseau près de la rive. Alors le pharaon descendit de sa barque et consacra cette terre à Aton pour y construire une nouvelle capitale à laquelle il donna le nom de «Cité de l'Horizon d'Aton».

L'une après l'autre les barques arrivèrent, et le roi réunit ses architectes et ses entrepreneurs et il leur indiqua la direction des rues principales et l'emplacement de son palais et celui du temple d'Aton, et à mesure que ses favoris arrivaient, il assignait à chacun une place pour sa maison dans les rues principales. Les constructeurs chassèrent les pâtres avec leurs troupeaux et démolirent leurs cabanes et installèrent des quais. Akhenaton ordonna aux constructeurs de se bâtir des maisons en dehors de sa ville, cinq rues du nord au sud et cinq de l'est à l'ouest, et chaque maison avait la même hauteur et dans chacune il y avait deux chambres identiques et l'âtre était au même endroit, et chaque pot et chaque tapis avait la même place dans toutes les maisons, car le pharaon voulait l'égalité entre tous les constructeurs, afin qu'ils vécussent heureux dans leur ville en bénissant le nom d'Aton.

Mais bénissaient-ils le nom d'Aton? Non, ils le maudissaient et ils maudissaient aussi le pharaon dans leur incompréhension, car il les avait attirés de leur ville dans un désert où il n'y avait pas de rues ni de cabarets, mais seulement du sable et des roseaux. Aucune femme n'était contente de sa cuisine, car elles auraient voulu allumer les feux devant leur maison, en dépit de l'interdiction, et elles déplaçaient sans cesses cruches et tapis, et celles qui avaient beaucoup d'enfants jalousaient celles qui n'en avaient pas. Les gens habitués au sol de terre battue jugeaient les planchers d'argile malsains et poussiéreux, tandis que d'autres disaient que la glaise de la Cité de l'Horizon n'était pas comme ailleurs, mais qu'elle était certainement maudite, parce qu'elle se fendillait au lavage.

Ils voulaient aussi planter des légumes devant leurs maisons, selon leur habitude, et ils n'étaient pas contents des terrains que le pharaon leur avait alloués en dehors de la ville et ils disaient que l'eau y manquait et que c'était trop loin pour y porter le fumier. Ils étendirent leur lessive à sécher sur des cordes à travers les rues, et ils gardèrent chez eux des chèvres, malgré l'interdiction lancée par le pharaon pour des raisons d'hygiène et à cause des enfants, si bien que je n'ai jamais vu de ville plus mécontente et plus querelleuse que celle des constructeurs durant l'édification de la nouvelle capitale. Mais ils finirent par s'accoutumer et se résigner, ils cessèrent de maudire le pharaon et ne pensèrent plus à leurs anciens foyers qu'en soupirant, mais sans désirer sérieusement y retourner. Mais les femmes gardèrent les chèvres dans les maisons.

Puis vint l'inondation avec l'hiver, mais le pharaon ne regagna pas Thèbes, il resta logé sur sa barque d'où il gouvernait le pays. Chaque pierre posée et chaque colonne érigée le réjouissait, et souvent en voyant se dresser les belles maisons de bois le long des rues il riait d'un rire méchant, car il pensait à Thèbes. Il consacra à la Cité de l'Horizon tout l'or pris à Amon, mais les terres du dieu furent partagées entre les pauvres qui désiraient cultiver le sol. Il fit arrêter tous les navires qui remontaient le fleuve et il acheta leurs cargaisons pour créer des ennuis à Thèbes, et il activa tellement les travaux que les prix du bois et de la pierre montèrent et qu'un homme pouvait gagner une fortune en amenant un chargement de poutres de la première chute à la Cité de l'Horizon. Une foule d'ouvriers étaient accourus et logeaient dans des cabanes sur la rive, et ils pétrissaient l'argile et faisaient des briques. Ils construisaient les rues et les canaux d'irrigation, et ils creusaient le lac sacré d'Aton dans le parc du pharaon. On amena aussi des buissons et des arbres et on les planta après la crue, et on planta aussi des arbres fruitiers en plein rapport, si bien que l'été suivant le pharaon put déjà cueillir d'une main ravie les premières dattes, figues et grenades mûries dans sa ville. J'étais très occupé, car tandis que le pharaon guérissait et prospérait et se réjouissait de voir sa ville jaillir du sol, florissante et gracieuse, les constructeurs eurent à subir bien des maladies avant que le sol eût été assaini par des drainages, et de nombreux accidents survenaient durant les travaux. Tant qu'il n'y eut pas de quais, les crocodiles attaquaient les débardeurs obligés d'entrer dans l'eau. Il n'est rien de plus horrible que d'entendre les cris d'un homme à moitié englouti entre les mâchoires d'un crocodile qui l'entraîne pour le laisser pourrir dans son nid. Mais le pharaon était si accaparé par sa vérité qu'il ne voyait rien de tout cela, et les armateurs engagèrent des chasseurs de crocodiles du Bas-Pays qui ne tardèrent pas à nettoyer le fleuve de ces monstres. Bien des gens prétendaient que les crocodiles avaient suivi la barque d'Akhenaton de Thèbes à la nouvelle ville, mais je ne saurais exprimer une opinion sur ce point, bien que je sache que le crocodile est un poisson terriblement sage et rusé. Il est toutefois difficile de penser que les crocodiles eussent établi une corrélation entre la barque du pharaon et les cadavres flottant dans le fleuve, mais si c'est le cas, alors le crocodile est vraiment un animal très intelligent. Mais leur intelligence ne leur servit de rien contre les chasseurs, et ils jugèrent bon de laisser la Cité de l'Horizon en paix, ce qui est de nouveau une preuve de leur grande et redoutable sagesse. Mais ils s'établirent par bandes en aval jusqu'à Memphis où Horemheb avait installé son quartier général.

Je dois en effet rapporter qu'au retrait de la crue Horemheb était venu à la Cité de l'Horizon avec les nobles de la cour, mais seulement pour inciter Akhenaton à renoncer à sa décision de dissoudre l'armée. Le pharaon lui avait ordonné de licencier les nègres et les Shardanes et de les renvoyer chez eux, mais Horemheb avait traîné les choses en longueur sous divers prétextes, parce qu'il s'attendait non sans raison à une révolte en Syrie où il désirait envoyer des troupes. C'est qu'après les troubles de Thèbes, les nègres et les Shardanes étaient détestés dans toute l'Egypte. Mais le pharaon resta inébranlable et Horemheb perdit son temps. Leurs conversations se déroulaient chaque jour de la même manière. Horemheb disait:

– Une grande inquiétude règne en Syrie et les colonies égyptiennes y sont faibles. Le roi Aziru attise la haine contre l'Egypte et je ne doute pas qu'au moment propice il ne se révolte ouvertement.

Akhenaton disait:

– As-tu vu les planchers de mon palais où les artistes dessinent des roseraies et des canards volants à la mode crétoise? Du reste je ne crois pas à une révolte en Syrie, parce que j'ai envoyé à tous les rois une croix de vie. Quant à Aziru, il est mon ami et il a accepté la croix de la vie et il a élevé un temple à Aton dans le pays d'Amourrou. Tu as certainement déjà vu le portique d'Aton devant mon palais, il en vaut la peine, bien que pour gagner du temps les colonnes ne soient qu'en briques. Il m'est désagréable de penser que des esclaves pourraient trimer dans les carrières à exploiter la pierre pour Aton. Pour en revenir à Aziru, tu as tort de douter de sa loyauté, car j'ai reçu de lui de nombreuses tablettes d'argile où il s'informe avidement d'Aton, et si tu le désires mes épistolographes pourront te les montrer, dès que les archives seront en ordre. Horemheb disait:

– Je pisse sur ses tablettes, car elles sont aussi sordides et perfides que lui. Mais si tu es fermement résolu à dissoudre l'armée, permets-moi au moins de renforcer les postes de la frontière, car déjà les tribus du sud poussent leurs troupeaux sur nos pâturages dans le pays de Koush et elles incendient les villages de nos alliés noirs, ce qui est facile, car ces villages sont construits en roseaux.

Akhenaton disait:

– Je ne les crois pas animés de mauvaises intentions, c'est la pauvreté qui les pousse. C'est pourquoi nos alliés doivent partager leurs pâturages avec les tribus du sud, et je leur enverrai aussi des croix de vie. Je ne crois pas non plus qu'ils incendient les villages avec préméditation et pour nuire, car ces villages de roseau prennent facilement feu, et il ne faut pas, pour quelques incendies, condamner des tribus entières. Mais si tu le désires, tu peux renforcer les garnisons des frontières de Koush et de Syrie, car il t'incombe de veiller à la sécurité du pays, mais ce ne doit pas être une armée régulière.

Horemheb disait:

– En tout cas, Akhenaton, mon ami insensé, tu dois me permettre de réorganiser tout le système des gardes dans le pays, car les soldats libérés pillent les maisons et volent aux paysans les peaux de l'impôt.

Le pharaon disait alors en faisant la leçon:

– Tu vois, Horemheb, les conséquences de ta désobéissance. Si tu avais parlé davantage d'Aton à tes soldats, ils se conduiraient bien, mais maintenant leurs cœurs sont enténébrés et les marques des coups leur brûlent le dos et ils ne savent ce qu'ils font. As-tu déjà vu que mes deux filles se promènent seules et Meritaton tient sa cadette par la main et elles ont une jolie gazelle pour compagne? Du reste, rien ne t'empêche d'engager des soldats licenciés comme gardiens, à condition qu'ils ne soient que des gardes et ne forment pas une armée régulière en vue de la guerre. A mon avis on devrait aussi démolir tous les chars de guerre, car la méfiance suscite la méfiance et nous devons convaincre tous nos voisins que l'Egypte n'entrera jamais en guerre, quoi qu'il arrive.

– Ne serait-ce pas plus simple de vendre les chars à Aziru ou aux Hittites, car ils payent un bon prix pour les chars et pour les chevaux, disait ironiquement Horemheb. Je comprends que tu ne tiennes pas à entretenir une armée convenable, toi qui engloutis toutes les ressources de l'Egypte dans les marais et les briques.

C'est ainsi qu'ils discutaient de jour en jour, et finalement, grâce à son entêtement, Horemheb fut nommé commandant en chef des troupes de la frontière et des gardiens du pays, mais les gardiens devaient être armés seulement de lances à pointe de bois, par ordre du pharaon. Horemheb convoqua alors les chefs des gardiens des nomes à Memphis, qui était au centre du pays et à la frontière des deux royaumes, et il allait s'embarquer sur son bateau de guerre, quand des messagers apportèrent de Syrie des lettres et tablettes alarmantes, si bien que l'espoir se ranima au cœur de Horemheb. Ces messages établissaient avec certitude que le roi Aziru, informé des troubles de Thèbes, avait jugé le moment propice pour prendre d'assaut deux villes voisines de ses frontières. A Megiddo, qui était la clef de la Syrie, des troubles avaient éclaté et les troupes d'Aziru assiégeaient la citadelle dont la garnison égyptienne implorait du pharaon une aide rapide. Mais le pharaon dit:

– Je crois qu'Aziru a agi ainsi à bon escient, car je sais qu'il est vif, et mes ambassadeurs l'ont peut-être offensé. C'est pourquoi je ne peux le condamner avant de l'avoir entendu. Mais je puis faire quelque chose, et c'est dommage que je n'y aie pas pensé plus tôt. Puisqu'une ville d'Aton s'élève ici, je dois en construire aussi dans le pays rouge, en Syrie et à Koush. Et ces villes seront le centre de tout gouvernement. Megiddo est au croisement des routes des caravanes et pour cela elle serait la plus indiquée, mais je crains que la situation n'y soit trop agitée pour y commencer des travaux de construction. Mais tu m'as parlé de Jérusalem où tu as élevé un temple à Aton lors de la guerre contre les Khabiri, guerre que je ne te pardonnerai jamais. Certes, cette ville n'est pas aussi centrale que Megiddo, mais je vais immédiatement y faire construire une cité d'Aton, qui deviendra la capitale de la Syrie, bien que ce ne soit qu'un misérable village.

A ces mots Horemheb brisa sa cravache et en lança les morceaux aux pieds du pharaon, puis il s'embarqua et partit pour Memphis réorganiser les gardes. Pendant son séjour à la Cité de l'Horizon, j'eus tout le temps de lui exposer ce que j'avais vu et appris à Babylone, à Mitanni, dans le pays des Khatti et en Crète. Il m'écouta en silence, en hochant parfois la tête, comme s'il avait déjà été au courant, et il maniait le poignard que m'avait donné le capitaine hittite du port. Parfois il me posa des questions enfantines, comme par exemple: «Est-ce que les soldats de Babylone partent du pied gauche, comme les Egyptiens, ou du droit, comme les Hittites?» Ou encore: «Est-ce que les Hittites font courir le cheval de réserve des chars de guerre lourds à côté des autres chevaux ou derrière le char?» Ou encore: «Combien de rayons ont les roues des chars hittites et sont-ils renforcés avec du métal?»

II me posait ces questions enfantines parce qu'il était soldat et que les soldats s'intéressent à ces détails sans importance, comme les enfants qui s'amusent à compter les pattes des mille-pattes. Mais il fit coucher par écrit tout ce que je lui dis des routes, des ponts et des fleuves, et aussi tous les noms que je lui citai, si bien que je lui conseillai de s'adresser à Kaptah pour cela, car il était aussi enfantin que lui pour amasser des souvenirs inutiles. Mais il ne fut nullement intéressé par mes récits sur la lecture du foie et par mes descriptions des mille portes et canaux et cavernes du foie, et il n'en prit point note.

Quoi qu'il en soit, il partit furieux de la Cité de l'Horizon, et le pharaon se réjouit de son départ, car les conversations avec Horemheb l'irritaient et lui donnaient des maux de tête. Mais il me dit d'un air songeur:

– Il se peut qu'Aton désire que l'Egypte perde la Syrie, et si c'est le cas, qui suis-je pour me révolter contre sa volonté, car ce sera un bien pour l'Egypte. La richesse de la Syrie a rongé le cœur de l'Egypte et c'est de Syrie que sont venus le luxe, le faste, les vices et les mauvaises habitudes. Si nous perdons la Syrie, l'Egypte devra revenir à une vie plus simple dans la vérité, et ce sera un bienfait pour elle. La vie nouvelle doit commencer en Egypte pour se répandre ensuite partout.

Mais mon cœur se révolta à ses paroles et je dis:

– Le fils du chef de la garnison de Simyra s'appelle Ramsès, et c'est un garçon vif, aux grands yeux bruns, qui aime jouer avec des galets bigarrés. Je l'ai guéri de la varicelle. A Megiddo vit une Egyptienne qui vint me consulter à Simyra, attirée par ma réputation, car son ventre était gonflé et je l'opérai et elle survécut. Sa peau était tendre comme la laine et sa démarche était belle comme celle de toutes les Egyptiennes, bien que la fièvre brillât dans ses yeux et que son ventre fût ballonné.

– Je ne comprends pas pourquoi tu me racontes cela, dit Akhenaton en dessinant une image de son temple tel qu'il le voyait dans son esprit, car il dérangeait sans cesse les architectes avec des dessins et des explications.

– Je pense seulement que j'ai vu ce petit Ramsès et que maintenant sa bouche est fracassée et son front taché de sang. Et je vois aussi cette femme de Megiddo étendue nue et ensanglantée dans la cour de la citadelle, et les soldats d'Amourrou profanent son corps. Certes, mes pensées sont minuscules à côté des tiennes, et un souverain ne peut pas songer à chaque Ramsès et à chaque femme délicate qui est sa sujette.

Alors le pharaon fit le poing et leva les bras et ses yeux s'assombrirent et il cria:

– Sinouhé, ne comprends-tu pas que si je dois choisir la mort à la place de la vie, je préfère la mort de cent Egyptiens à celle de mille Syriens? Si je commençais la guerre en Syrie pour sauver les Egyptiens qui y vivent, ce serait la mort de nombreux Egyptiens et de nombreux Syriens, et un Syrien est un homme tout comme un Egyptien et un cœur bat dans sa poitrine et il a aussi des femmes et des enfants aux yeux clairs. Si je réponds au mal par le mal, il n'en sortira que du mal. Mais en répondant au mal par le bien, le mal qui en résultera sera moindre que si je réponds au mal par le mal. Je ne veux pas choisir la mort à la place de la vie. C'est pourquoi je ferme mes oreilles à tes paroles, et ne me parle plus de la Syrie, si ma vie t'est chère et si tu m'aimes, car en songeant à la Syrie mon cœur souffre tous les maux de ceux qui périront par ma volonté, et un homme ne peut supporter longtemps les douleurs de beaucoup de gens. C'est pourquoi laisse-moi en paix au nom d'Aton et pour ma vérité.

Il inclina la tête et ses yeux rougirent de douleur et ses lèvres épaisses tremblèrent. Je n'insistai pas, mais dans mes oreilles retentissaient le choc des béliers contre les murailles de Megiddo et les cris des femmes violées dans les tentes de laine des soldats amorrites. J'endurcis mon cœur, car j'aimais le pharaon, bien qu'il fût fou, et peut-être à cause de sa folie, car sa folie était plus belle que la sagesse des autres hommes.

Je dois encore parler des courtisans qui avaient suivi le pharaon dans sa nouvelle ville, parce que leur vie n'avait pas d'autre raison que de se passer à proximité du pharaon et de sourire quand il souriait et de froncer le sourcil en même temps que lui. Ainsi avaient fait leurs pères avant eux, et c'est d'eux qu'ils avaient hérité leurs fonctions royales et leurs titres et ils se glorifiaient de leurs dignités et les comparaient entre elles. Il y avait le porteur de sandale royal, qui n'avait jamais mis lui-même ses chaussures, il y avait l'échanson royal qui n'avait jamais foulé le raisin, il y avait le boulanger royal qui n'avait jamais vu pétrir la pâte, il y avait le porteur royal de la boîte à onguents, et aussi le circonciseur royal et une foule d'autres dignitaires, et j'étais moi-même le trépanateur royal, mais personne n'attendait que je trépane le pharaon, bien que, à la différence des autres, j'en eusse été capable, sans causer la mort du roi.

Ils arrivèrent tous dans la Cité de l'Horizon avec allégresse et en chantant les hymnes d'Aton sur leurs bateaux ornés de fleurs, avec les dames de la cour et une quantité de jarres de vin. Ils campèrent dans des tentes et sous des abris sur la rive, et ils mangèrent et burent et jouirent de la vie, car l'inondation était terminée et le printemps commençait et l'air des campagnes était léger comme le vin nouveau et les oiseaux gazouillaient dans les arbres et les colombes roucoulaient. Ils avaient tant d'esclaves et de serviteurs que leur camp formait une vraie ville, car ils étaient incapables de se laver les mains tout seuls, et sans esclaves ils auraient été aussi abandonnés que des enfants en bas âge.

Mais ils suivaient attentivement le pharaon qui leur montrait les emplacements des rues et des maisons, et leurs esclaves abritaient leurs têtes précieuses contre l'ardeur du soleil. Ils s'intéressèrent aussi activement à la construction de leurs maisons, car parfois le pharaon prenait lui-même une brique et la mettait en place. Ils portèrent des briques pour leurs futures maisons et riaient des écorchures de leurs mains, et les femmes nobles pétrissaient l'argile, agenouillées sur le sol nu. Si elles étaient jeunes et jolies, elles en prenaient prétexte pour ne garder sur elles que leur pagne, comme les femmes du peuple en train de moudre le blé. Mais tandis qu'elles travaillaient ainsi, des esclaves tenaient des parasols au-dessus de leurs têtes, et quand elles en avaient assez de pétrir l'argile, elles s'en allaient en laissant tout en désordre, si bien que les constructeurs pestaient contre elles et devaient enlever les briques posées par les mains nobles.

Mais ils ne critiquaient pas les jeunes femmes nobles qu'ils aimaient à regarder et ils leur donnaient des claques de leurs mains sales, en feignant la bêtise, si bien qu'elles poussaient des cris de surprise et d'excitation. Mais lorsque de vieilles femmes s'approchaient d'eux pour les encourager au travail et qu'elles pinçaient leurs muscles robustes avec admiration et leur caressaient les joues au nom d'Aton en flairant leur sueur, ils pestaient de nouveau et laissaient choir des briques sur les pieds des importunes.

Les courtisans étaient très fiers de leur travail et se vantaient du nombre de briques qu'ils avaient mises en place, et ils montraient au pharaon leurs mains écorchées pour s'attirer sa faveur.

Mais ils se lassèrent rapidement de ce divertissement et se mirent à créer des jardins et à creuser des fossés comme des enfants. Les jardiniers invoquaient les dieux et juraient, car les courtisans faisaient sans cesse déplacer arbres et buissons, et les creuseurs des canaux d'irrigation les appelaient enfants de Seth, car chaque jour ils trouvaient de nouveaux endroits où il fallait creuser des étangs à poissons. Ces courtisans ne se rendaient pas compte qu'ils dérangeaient les ouvriers, au contraire ils s'imaginaient les aider, et chaque soir en buvant du vin ils se vantaient de leurs travaux.

Mais bientôt ils se lassèrent tout à fait et se plaignirent de la chaleur et leurs nattes dans les tentes furent envahies par les puces des sables, si bien qu'ils geignaient toute la nuit et venaient me demander le matin des onguents contre les morsures des puces. Ils finirent par maudire la Cité de l'Horizon, et beaucoup se retirèrent dans leurs domaines et quelques-uns se rendirent en secret à Thèbes pour se divertir, mais les plus fidèles restèrent à l'ombre de leurs tentes à boire du vin rafraîchi et à jouer aux dés, avec des alternatives de pertes et de gains, pour tuer le temps. Mais peu à peu les murs des maisons s'élevaient, et en quelques mois la Cité de l'Horizon d'Aton surgit du désert avec ses merveilleux jardins comme dans un conte. Mais j'ignore ce que cela coûta. Tout ce que je sais, c'est que tout l'or d'Amon n'y suffit point, car les caves d'Amon étaient vides lorsqu'on en brisa les scellés, et les prêtres d'Amon, pressentant la tempête, avaient réparti beaucoup d'or entre leurs fidèles.

Je dois encore raconter que la famille royale s'était divisée, car la grande mère royale avait refusé de suivre son fils dans le désert. Thèbes était sa ville, et le palais doré qui se dressait bleu et rouge or au milieu des jardins sur la rive, avait été construit par le pharaon Amenhotep à ses amours, car la mère royale Tii n'avait été qu'une fille d'oiseleur dans les roseaux du Bas Pays. C'est pourquoi elle ne voulut pas renoncer à Thèbes, et la princesse Baketaton resta aussi près de sa mère, et le prêtre Aï gouvernait en tenant le sceptre à la droite du souverain et rendait la justice sur le siège du roi devant les rouleaux de cuir, si bien que pour les gens de Thèbes rien n'était changé, sauf que le faux pharaon avait disparu, et personne ne le regrettait.

La reine Nefertiti retourna à Thèbes pour ses couches, car elle n'osait se passer de l'assistance des médecins de Thèbes et des sorciers nègres, et elle mit au monde une troisième fille qui fut appelée Ankhsenaton et qui devait devenir reine. Mais pour faciliter l'accouchement, les sorciers nègres avaient aussi dû lui étirer le crâne, et quand les princesses grandirent, toutes les femmes qui voulaient être à la mode en copiant la famille royale portèrent des crânes postiches pour s'allonger la tête. Mais les princesses se faisaient raser les cheveux, car elles étaient fières de la forme élégante de leur crâne. Les artistes les admiraient aussi et ils sculptaient leurs portraits et dessinaient et coloriaient les images, sans se douter que tout cela n'était arrivé que par les pratiques de sorciers nègres.

Après la naissance de cette fille, Nefertiti rentra à la Cité de l'Horizon et s'installa dans le palais qui avait été achevé entre-temps. Elle laissa à Thèbes le harem du pharaon, car elle était fort irritée d'avoir eu encore une fille et ne voulait pas que le pharaon épuisât ses forces avec d'autres femmes. Akhenaton n'eut rien à objecter, car il était excédé de ses obligations dans le gynécée et ne convoitait pas d'autre femme, ce qui était très compréhensible à quiconque voyait la beauté de Nefertiti, que sa troisième grossesse n'avait aucunement enlaidie, mais qui paraissait plus jeune et plus épanouie que jamais encore. Mais je ne sais si cela provenait de l'amour d'Akhenaton ou de la sorcellerie des nègres.

C'est ainsi que la Cité de l'Horizon s'éleva dans le désert en une seule année, et les fiers sommets des palmiers se balançaient le long des avenues et les grenades mûrissaient dans les parcs et les lotus fleurissaient tout rosés dans les étangs. Toute la ville était un jardin fleuri, car les maisons étaient légères et en bois comme des pavillons de plaisance et leurs colonnes de palmier et de roseau étaient gracieuses et peintes. Les jardins pénétraient jusque dans les maisons, car, sur les murs, des sycomores et des palmiers peints étaient doucement bercés par le vent, et sur les planchers, dans les roseaux, des poissons nageaient et des canards prenaient leur vol.

Il ne manquait rien de ce qui peut réjouir le cœur de l'homme, des gazelles apprivoisées couraient dans les parcs et des chevaux fringants ornés de plumes d'autruche tiraient des voitures légères, et des épices à l'odeur forte venues du monde entier embaumaient toutes les cuisines.

C'est ainsi que fut construite la Cité de l'Horizon d'Aton, et quand l'automne revint et que les hirondelles sortirent du limon pour voler en essaims inquiets sur le fleuve grossi, le pharaon Akhenaton dédia cette terre et cette ville à Aton. Il dédia les stèles-limites de la cité dans les quatre directions, et sur chaque stèle Aton bénissait de ses rayons le pharaon et sa famille, et une inscription y affirmait que le pharaon ne quitterait plus jamais ce sol voué à Aton. Pour cette dédicace, les constructeurs firent des chaussées pavées dans les quatre directions, si bien que le pharaon put se rendre dans son char doré vers les stèles et la famille royale le suivait en voiture et en litière, ainsi que les courtisans qui semaient des fleurs, tandis que les flûtes et les instruments à cordes jouaient l'hymne d'Aton.

Akhenaton ne voulait pas quitter sa ville même après sa mort, et il envoya des constructeurs creuser des tombes éternelles dans les montagnes de l'est sur le territoire dédié à Aton, et leur travail devait durer si longtemps qu'ils ne reviendraient plus jamais chez eux. Mais ces hommes n'aspiraient plus à regagner leurs anciens foyers, ils se résignèrent à leur sort et vécurent dans leur ville à l'ombre du pharaon, car leurs mesures de blé étaient abondantes et l'huile ne manquait jamais dans leurs pots et leurs femmes leur donnaient des enfants sains.

Ayant ainsi décidé de construire sa tombe et celles des nobles qui désiraient rester à jamais avec lui dans la Cité de l'Horizon, Akhenaton ordonna de construire une Maison de la Mort en dehors de sa ville, afin que les corps des personnes mortes ici fussent conservés pour l'éternité. C'est pourquoi il fit venir les plus éminents embaumeurs de la Maison de Thèbes, sans s'inquiéter de leur foi, car les embaumeurs ne pourraient croire à quoi que ce soit, à cause de leur métier, et seule leur habileté importe. Ils arrivèrent dans une barque noire et leur odeur les précédait avec le vent, si bien que les gens se cachaient dans leurs maisons et baissaient la tête et brûlaient de l'encens et récitaient des prières à Aton. Mais beaucoup invoquaient aussi les anciens dieux et faisaient les signes sacrés d'Amon, car l'odeur des embaumeurs leur rappelait les anciens dieux.

Ils descendirent du bateau avec tout leur équipement, et leurs yeux habitués aux ténèbres clignaient à la lumière vive du soleil, et ils pestaient contre ce voyage. Ils entrèrent rapidement dans leur nouvelle Maison de la Mort et n'en sortirent plus, et bientôt ils s'y sentirent comme chez eux à cause de leur odeur qu'ils avaient amenée avec eux. Comme les prêtres d'Aton avaient horreur de cette maison, le pharaon me chargea de la surveiller, et j'y rencontrai le vieux Ramôse qui était chargé de nettoyer les cerveaux. Il me reconnut et fut très surpris de cette rencontre. Quand j'eus retrouvé sa confiance, je pus calmer mon impatience de savoir à quoi avait abouti ma vengeance contre la femme qui m'avait fait tant de mal à Thèbes. C'est pourquoi je lui demandai:

– Ramôse, mon ami, te rappelles-tu avoir traité une belle femme qu'on apporta dans la Maison de la Mort après les troubles de Thèbes et qui, si je m'en souviens bien, s'appelait Nefernefernefer?

Il me regarda, la nuque voûtée, avec ses yeux immobiles de tortue, et dit:

– En vérité, Sinouhé, tu es le premier noble qui ait jamais appelé un embaumeur du nom d'ami. Mon cœur en est ému, et le renseignement que tu désires est certainement important, puisque tu m'appelles ton ami. Ne serais-tu pas l'homme qui nous l'apporta une nuit, enveloppée dans le drap noir des morts? Car si c'est toi, tu ne saurais être l'ami d'aucun embaumeur, et si on le sait, les embaumeurs t'empoisonneront avec du venin de cadavre, pour que ta mort soit effrayante.

Ces paroles me firent trembler et je lui dis:

– Peu importe qui l'apporta, car elle méritait son sort, mais tu me laisses entendre qu'elle n'était pas morte.

Ramôse dit:

– En vérité cette terrible femme reprit connaissance dans la Maison de la Mort, car une femme comme elle ne meurt jamais, et si elle meurt, son corps doit être brûlé, pour qu'il ne revienne jamais, et après avoir appris à la connaître, nous l'avons appelée Sethnefer, la beauté du diable.

Alors un terrible pressentiment s'empara de moi et je lui dis:

– Pourquoi dis-tu d'elle qu'elle était dans la Maison de la Mort? N'y serait-elle plus, bien que les embaumeurs eussent promis de la garder septante fois septante jours?

Ramôse agita rageusement ses pinces, et je crois bien qu'il m'en aurait frappé, si je ne lui avais apporté une cruche du meilleur vin du pharaon. Il tâta le cachet poussiéreux de la cruche et dit:

– Nous ne t'avons fait aucun mal, Sinouhé, et tu étais pour moi comme un fils et je t'aurais volontiers gardé pour t'enseigner mon art. Nous avons embaumé les corps de tes parents comme ceux des nobles, sans épargner les meilleures huiles et les baumes précieux. Pourquoi donc as-tu voulu nous faire du mal, en nous apportant vivante cette affreuse femme? Sache qu'avant son arrivée nous vivions une vie simple et laborieuse et nous réjouissions nos cœurs en buvant de la bière et nous nous enrichissions en dérobant aux défunts leurs bijoux sans considération de rang ni de sexe et en vendant aux sorciers certaines parties du corps dont ils ont besoin pour leurs pratiques. Mais l'arrivée de cette femme transforma la Maison de la Mort en une grotte infernale et les hommes se battirent à coups de couteau comme des fous pour cette femme. Elle nous a soutiré toutes nos richesses et tout notre or et tout notre argent économisé pendant des années, et elle ne méprisait pas même le cuivre, mais elle nous prit jusqu'à nos habits, car si un homme était vieux, comme moi, et ne pouvait plus s'amuser avec elle, elle incitait les autres à le voler, une fois qu'ils avaient gaspillé leurs biens. Il ne lui fallut que trois fois trente jours pour nous dépouiller complètement. Ayant constaté qu'elle ne tirait plus rien de nous, elle éclata de rire et nous méprisa, et deux embaumeurs fous d'elle s'étranglèrent avec leur ceinture, parce qu'elle se moquait d'eux et les repoussait. Ensuite elle partit en emportant toutes nos richesses, et on ne put l'en empêcher, car si quelqu'un voulait l'arrêter, un autre s'interposait en sa faveur pour mériter un sourire ou une caresse d'elle. C'est ainsi qu'elle emporta notre tranquillité et nos économies, et elle avait au moins trois cents debens d'or, sans compter l'argent et le cuivre et les bandelettes de lin et les onguents que nous avions volés aux morts au cours des années, comme il convient. Mais elle promit de revenir au bout d'un an pour nous donner le bonjour et voir combien nous aurions économisé entre-temps. C'est pourquoi, actuellement, dans la Maison de la Mort de Thèbes, on vole plus que jamais, et les embaumeurs ont appris à se voler les uns les autres si bien que notre tranquillité a aussi disparu. Tu comprends pourquoi nous l'avons appelée Sethnefer, car vraiment elle est très belle, bien que sa beauté soit du démon.

C'est ainsi que j'appris combien ma vengeance avait été enfantine, car Nefernefernefer était sortie plus riche qu'avant de la Maison de la Mort, et le seul inconvénient qu'elle eut de son séjour fut l'odeur de cadavre dont sa peau s'était imprégnée et qui l'empêcha un temps d'exercer sa profession. Mais elle avait certainement besoin d'un peu de repos après son passage chez les embaumeurs, et au fond je ne lui en voulais plus, car ma vengeance m'avait rongé le cœur sans lui nuire à elle, et cela me montra que la vengeance ne procure aucune joie, mais que sa douceur est éphémère et qu'elle se retourne contre son auteur en lui brûlant le cœur comme le feu.

A ce point de mon récit, je vais commencer un nouveau livre pour exposer ce qui se passa pendant que le pharaon Akhenaton habitait dans la Cité de l'Horizon, ainsi que les événements en Egypte et en Syrie. Je dois aussi parler de Horemheb et de Kaptah et de mon ami Thotmès, et il ne faut pas oublier non plus Merit. C'est pourquoi je commence un nouveau livre.

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