LIVRE XI. Merit

Chacun a vu couler l'eau de la clepsydre. La vie humaine s'écoule de la même manière, mais on ne peut en mesurer le cours avec une clepsydre, on doit l'évaluer d'après ce qui arrive à l'homme. C'est une grande et sublime vérité que l'homme ne comprend entièrement qu'aux jours de la vieillesse, lorsque sa vie s'enfuit et qu'il ne lui arrive plus rien. Une seule journée peut lui paraître plus longue qu'une année ou même deux pendant lesquelles il travaille et vit une vie simple, sans changement. Je constatai cette vérité dans la Cité de l'Horizon, car mon temps s'y écoula comme le courant du fleuve et ma vie y fut un rêve bref ou un beau chant qui retentit pour rien, et les dix ans que je passai à l'ombre du pharaon dans son nouveau palais doré furent plus courts qu'une seule année de ma jeunesse, mais ils comprirent aussi des journées riches en événements qui furent plus longues qu'une année.

Mon savoir et mon art ne s'accrurent pas pendant ce temps, mais je puisais dans mes connaissances acquises aux jours de ma jeunesse en maints pays, comme l'abeille consomme en hiver le miel amassé au temps des fleurs. Peut-être le temps usa-t-il mon cœur, comme l'eau lente ronge la pierre, et peut-être mon cœur changea-t-il pendant ce temps, sans que je l'eusse remarqué, car je n'étais plus aussi solitaire qu'avant. J'étais aussi plus posé et je ne me glorifiais plus de mon habileté, mais ce n'était pas mon propre mérite, c'était parce que Kaptah n'était plus avec moi et qu'il était resté à Thèbes pour gérer mes biens et pour diriger sa taverne de la «Queue de Crocodile».

Je dois dire que la ville d'Akhenaton vivait repliée sur elle-même et sur les visions et les rêves du pharaon et que le monde extérieur y était sans importance, car tout ce qui se passait en dehors des stèles-limites d'Aton était aussi lointain et irréel que le reflet de la lune sur l'eau, et la seule réalité était ce qui se passait dans la Cité de l'Horizon. A y penser avec recul, c'était peut-être une illusion, et cette ville avec toute son activité ne fut peut-être qu'une ombre et une belle apparence, tandis que la réalité était formée par la famine, les souffrances et la mort qui sévissaient en dehors de ses bornes. Car on cachait au pharaon tout ce qui pouvait lui déplaire, ou si quelque affaire désagréable exigeait absolument son intervention, on l'enveloppait dans des voiles délicats et on l'assaisonnait de miel et de plantes odoriférantes et on la lui présentait avec prudence, pour lui épargner des maux de tête.

En ce temps, le prêtre Aï gouvernait à Thèbes en portant le sceptre à la droite du roi, et en pratique Thèbes restait la capitale des deux royaumes, car le pharaon y avait laissé tout ce qui, dans l'appareil administratif, était déplaisant et désagréable, comme la perception des impôts, le commerce et la justice, dont il ne voulait pas entendre parler, car il avait toute confiance en Aï qui était son beau-père et un homme ambitieux. C'est ainsi que ce prêtre était en réalité le souverain des deux royaumes, car tout ce qui touchait à la vie d'un homme ordinaire, qu'il fût agriculteur ou citadin, dépendait de lui. Après la chute d'Amon, aucune puissance rivale ne restreignait le pouvoir du pharaon, et Aï espérait que l'agitation se calmerait peu à peu. C'est pourquoi il était heureux que le pharaon restât absent de Thèbes, et il contribua volontiers à l'édification de la Cité de l'Horizon et à son embellissement, et il y envoyait sans cesse de précieux cadeaux pour que la ville plût encore davantage à Akhenaton. Ainsi, en vérité, le calme aurait pu renaître et tout aurait été comme naguère, mais sans Amon, si le pharaon Akhenaton n'avait pas été un bâton dans les roues et la pierre qui renverse le char.

A côté d'Aï, Horemheb gouvernait à Memphis et répondait de l'ordre dans le pays, si bien qu'en somme il était la force dans les cannes des percepteurs et la force dans les marteaux des tailleurs de pierre qui effaçaient le nom d'Amon sur les inscriptions et sur les images, jusque dans les tombeaux. En effet Akhenaton avait ordonné d'ouvrir la tombe de son père pour y détruire partout le nom d'Amon. Et Aï ne fit pas d'opposition, tant que le pharaon se borna à une activité aussi peu dangereuse, sans intervenir dans la vie quotidienne du peuple.

Ainsi, après les journées d'horreur de Thèbes, l'Egypte fut pendant quelque temps comme une onde calme dont la paix n'est troublée par aucune tempête. Le prêtre Aï répartit la perception des impôts entre les chefs des nomes, ce qui lui épargna bien des soucis, et ces chefs affermèrent la perception aux percepteurs des villes et des villages et ils s'enrichirent rapidement. Et si les pauvres se plaignaient et se couvraient la tête de cendre après le passage des percepteurs, il n'y avait rien là de nouveau.

Mais dans la Cité de l'Horizon, la naissance d'une quatrième fille fut un échec plus grave que la perte de Simyra en Syrie, et la reine Nefertiti se crut envoûtée à ne mettre au monde que des filles et elle se rendit à Thèbes pour consulter les sorciers nègres de sa marâtre. Il est en effet rare qu'une femme ait quatre filles de suite et pas un seul fils. Mais c'était sa destinée de donner au pharaon six filles, et c'était aussi la destinée d'Akhenaton.

Les messages de Syrie devenaient toujours plus angoissants et à l'arrivée de chaque courrier je me rendais aux archives pour lire les appels déchirants des tablettes d'argile. Il me semblait que des flèches sifflaient à mes oreilles et je croyais sentir la fumée des incendies et sous les mots respectueux je percevais les hurlements des hommes mourants et les appels des enfants maltraités, car les Amorrites étaient sauvages et guerroyaient sous les ordres d'officiers hittites, si bien qu'à la longue aucune garnison ne pouvait leur résister. Je lus les lettres du roi de Byblos et du prince de Jérusalem, et ils invoquaient leur âge et leur fidélité pour obtenir des secours du pharaon, et ils invoquaient le souvenir de son père et leur amitié pour celui-ci, mais finalement le pharaon Akhenaton fut excédé de ces appels et il envoya leurs lettres aux archives sans même les lire, si bien que les scribes et moi nous étions les seuls à en prendre connaissance, et les scribes n'avaient d'autre souci que de les numéroter et de les classer dans leur ordre d'arrivée.

Après la chute de Jérusalem, les dernières villes fidèles à l'Egypte renoncèrent à la lutte et s'allièrent à Aziru. Alors Horemheb vint trouver Akhenaton pour lui demander une armée afin d'organiser la résistance en Syrie. Jusqu'ici il s'était borné à une guerre secrète en envoyant de l'or en Syrie pour y encourager les derniers défenseurs de l'Egypte. Il dit au pharaon:

– Permets-moi d'enrôler au moins cent fois cent lanciers et archers et cent chars de guerre, je te reconquerrai toute la Syrie, car en vérité, puisque même la ville de Joppé renonce à résister, la puissance égyptienne en Syrie touche à sa fin.

Le pharaon Akhenaton fut très dépité d'apprendre la chute de Jérusalem, car il avait déjà pris des mesures pour en faire la cité d'Aton destinée à pacifier la Syrie. C'est pourquoi il dit:

– Ce vieux prince de Jérusalem, dont je ne me rappelle plus le nom, était l'ami de mon père et je l'ai vu à Thèbes dans le palais doré et il avait une grande barbe. C'est pourquoi, en dédommagement de ses pertes, je lui payerai une pension, bien que le revenu des impôts ait beaucoup diminué depuis la cessation du commerce avec la Syrie.

– Il n'a plus besoin de pension ni de colliers égyptiens, dit Horemheb. Le roi Aziru a en effet confectionné avec son crâne une belle coupe dorée qu'il a envoyée au roi Shoubbilouliouma à Khattoushash, à ce que m'ont mandé mes espions.

Le visage du pharaon devint gris et ses yeux rougirent, mais il se domina et dit tranquillement:

– J'ai peine à admettre cet acte d'Aziru que je croyais mon ami et qui a reçu si volontiers la croix de vie, mais je me suis peut-être trompé à son sujet et son cœur est plus noir que je ne le pensais. Mais tu me réclames l'impossible, Horemheb, en demandant des lances et des chars, car on m'a dit que le peuple murmurait déjà à cause des impôts et que les récoltes étaient mauvaises.

Horemheb dit:

– Par ton Aton, donne-moi au moins un ordre et dix chars et dix fois dix lanciers, pour que je puisse aller en Syrie et sauver ce qu'il est possible de sauver.

Mais Akhenaton dit:

– Je ne peux faire la guerre à cause d'Aton, car toute effusion de sang lui est en horreur, et je préfère renoncer à la Syrie. Que la Syrie soit libre et qu'elle forme une union et nous commercerons avec elle comme naguère, car sans le blé d'Egypte la Syrie ne saurait exister.

– Crois-tu vraiment qu'ils en resteront là, Akhenaton? demanda Horemheb au comble de la surprise. Chaque Egyptien tué, chaque mur renversé, chaque ville prise augmente leur assurance et les incite à aller plus loin. Après la Syrie ce sera le tour des mines de cuivre du Sinaï, et si l'Egypte les perd, nous ne pourrons plus fabriquer de pointes pour nos lances et nos flèches.

– J'ai dit que des pointes de bois suffisaient aux gardes, dit Akhenaton avec impatience. Pourquoi me rebats-tu les oreilles avec ces lances et ces pointes de flèches, si bien que les paroles de l'hymne que je compose pour Aton se mélangent dans ma tête?

– Après le Sinaï viendra le Bas-Pays, dit amèrement Horemheb. Comme tu l'as dit, la Syrie ne peut exister sans le blé égyptien, bien qu'elle en reçoive déjà de Babylonie. Mais si tu ne crains pas la Syrie, crains au moins les Hittites, car leur ambition n'a point de limites.

Alors Akhenaton eut un rire de pitié, comme l'eût fait tout Egyptien sensé en entendant ces paroles, et il dit:

– De mémoire d'homme, aucun ennemi n'a foulé le sol de l'Egypte et personne n'osera le faire, car l'Egypte est le pays le plus riche et le plus puissant du inonde. Mais pour te calmer, puisque tu as des cauchemars, je puis te dire que les Hittites sont un peuple barbare qui paît ses troupeaux dans ses pauvres montagnes, et nos alliés de Mitanni forment un rempart contre eux. J'ai aussi envoyé au roi Shoubbilouliouma une croix de vie et sur sa demande je lui ai donné aussi de l'or pour qu'il puisse placer dans son temple une statue de moi en grandeur naturelle. C'est pourquoi il n'inquiétera pas l'Egypte, car il reçoit de moi de l'or chaque fois qu'il en réclame, bien que le peuple murmure à cause des impôts que je dois percevoir.

Les veines se gonflèrent dans le visage de Horemheb, mais il avait l'habitude de se dominer, et il ne dit plus rien lorsque je déclarai que comme médecin je devais mettre fin à l'entretien. En m'accompagnant dans ma maison, il se donna des coups de cravache sur les cuisses et dit:

– Par Seth et tous les démons, une bouse de vache sur le chemin est plus utile que sa croix de vie. Mais le plus incroyable est que, lorsqu'il me regarde dans les yeux et qu'il me touche amicalement l'épaule, je crois à sa vérité, bien que je sache que j'ai raison et que lui a tort. Par Seth et tous les démons, il se remplit de force dans cette ville peinte et fardée comme une gourgandine. En vérité, si on pouvait lui mener chaque homme pour qu'il puisse parler à chacun et le toucher de ses doigts tendres, je crois que le monde changerait, mais c'est impossible. Et pourtant, il leur insufflerait sa force et transformerait leur cœur. Je crois bien que si je restais longtemps ici, il me pousserait des mamelles comme aux courtisans et que je pourrais allaiter des enfants.

Ces paroles de Horemheb commencèrent à me tourmenter l'esprit et je me reprochai d'être un mauvais ami pour lui et un mauvais conseiller pour le pharaon. Mais mon lit était tendre et j'y dormais bien sous le baldaquin et mon cuisinier mettait en conserve des oiseaux dans du miel et les rôtis d'antilope ne manquaient point à ma table et l'eau de ma clepsydre s'écoulait rapidement. La seconde des filles du pharaon, Meketaton, tomba gravement malade et elle eut de la fièvre et se mit à tousser et à maigrir. J'essayai de lui donner des fortifiants et je lui fis boire de l'or dissous, et je maudissais mon sort, puisque, une fois le pharaon guéri, sa fille exigeait mes soins, si bien que je n'avais plus de repos ni jour ni nuit. Le pharaon était inquiet, car il aimait ses filles, et les deux aînées l'accompagnaient aux réceptions dans le palais doré et lançaient des décorations et des chaînes d'or à ceux auxquels le pharaon désirait témoigner sa faveur.

Par un phénomène naturel, cette fille malade devint encore plus chère à son père, si bien qu'il lui donnait des balles en argent et en ivoire, et il lui acheta un petit chien qui la suivait partout et veillait sur son sommeil. Mais le pharaon veillait et maigrissait d'inquiétude et il se relevait plusieurs fois chaque nuit pour écouter la respiration de la petite malade et chaque accès de toux lui brisait le cœur.

Et pour moi aussi cette petite malade devint plus importante que tous mes biens à Thèbes et Kaptah et la disette en Egypte et tous les gens qui souffraient de la famine et mouraient en Syrie pour Aton. Je lui consacrai tout mon art et tout mon savoir, en négligeant mes autres malades, les nobles atteints de maux provenant d'excès de table et de boisson et surtout de maux de tête, puisque le pharaon en souffrait. En soignant leurs maux j'aurais pu amasser une fortune, mais j'étais dégoûté de l'or et des courbettes et c'est pourquoi j'étais souvent brusque avec mes clients, si bien qu'on disait: «La dignité de médecin royal est montée à la tête de Sinouhé, et en s'imaginant que le pharaon écoute ses paroles, il oublie ce que les autres lui disent.»

Mais en pensant à Thèbes et à Kaptah et à la «Queue de Crocodile», j'étais saisi de mélancolie et mon cœur était affamé, comme si j'avais toujours eu faim et qu'aucune nourriture ne pût apaiser cette fringale. Je constatai aussi que mes cheveux tombaient et que mon crâne se dénudait sous la perruque, et il y avait des journées où j'oubliais mes devoirs et rêvais les yeux ouverts, et j'errais de nouveau sur les routes de Babylonie et je sentais l'odeur du blé sur les aires d'argile battue. J'avais engraissé et mon sommeil était lourd et je m'essoufflais au bout de quelques pas, si bien que la litière m'était indispensable.

Mais quand vint l'automne et que le fleuve déborda et que les hirondelles sortirent du limon pour battre l'air d'une aile inquiète, la santé de la fille du pharaon s'améliora et elle entra en convalescence. Mon cœur suivait le vol des hirondelles et je m'embarquai pour revoir Thèbes, et le pharaon m'y autorisa et me chargea de saluer tous les agriculteurs qui s'étaient partagé les terres du faux dieu, en espérant que je lui rapporterais beaucoup de bonnes nouvelles.

C'est pourquoi je fis de nombreuses escales dans les villages et les paysans venaient me parler et ce voyage ne fut nullement pénible, comme je l'avais craint, car au mât flottait l'oriflamme du pharaon et mon lit était confortable et il n'y avait pas du tout de mouches. Mon cuisinier me suivait dans un autre bateau et on lui apportait sans cesse des cadeaux, si bien que j'avais toujours des vivres frais. Mais les colons venaient me trouver et ils étaient maigres comme des squelettes, leurs femmes jetaient des regards apeurés, leurs enfants étaient chétifs et ils avaient les jambes cagneuses. Ils me montrèrent leurs coffres à blé qui étaient à moitié vides, et leur blé était plein de taches rouges, comme s'il y était tombé du sang. Et ils me disaient:

– Nous avons d'abord cru que nos mécomptes provenaient de notre ignorance, puisque nous n'avions encore jamais cultivé la terre. Mais à présent nous savons que la terre que le pharaon nous a distribuée est maudite, et c'est pourquoi nos récoltes sont maigres et notre bétail meurt. Et nous aussi nous sommes maudits. La nuit, des pieds invisibles foulent nos champs et des mains invisibles cassent les branches des arbres que nous avons plantés et notre bétail périt sans raison et nos canaux s'obstruent et nous trouvons des charognes dans nos puits, si bien que nous n'avons plus d'eau potable. Beaucoup ont déjà abandonné leurs terres pour regagner les villes, plus pauvres qu'à leur départ, et en maudissant le nom du pharaon et son dieu. Mais nous avons tenu jusqu'ici et accordé confiance aux croix et aux lettres du pharaon, et nous les suspendons dans nos champs pour écarter les sauterelles. Mais la magie d'Amon est plus puissante que celle du pharaon, et c'est pourquoi notre foi chancelle et nous devrons bientôt quitter ces terres maudites, avant d'y périr comme sont morts déjà tant de femmes et d'enfants.

J'allai aussi voir les écoles et en apercevant sur mes habits la croix d'Aton les maîtres cachaient pieusement leurs bâtons et faisaient les signes d'Aton et les enfants étaient assis les jambes croisées sur les aires en rangs soignés. Les maîtres me disaient:

– Nous savons qu'il est insensé de vouloir que chaque enfant apprenne à lire et à écrire, mais que ne ferions-nous pas pour l'amour du pharaon qui est notre père et notre mère et que nous respectons comme le fils de son dieu. Mais nous sommes des hommes instruits et c'est offensant pour notre dignité de rester assis sur des aires à moucher des gamins crasseux et à dessiner des lettres dans le sable, parce que nous n'avons pas de tablettes ni de plumes de roseau et ces nouvelles lettres sont incapables de figurer la science et le savoir que nous avons acquis avec tant de peines et de frais. Notre salaire est très irrégulier et les parents ne nous payent pas à pleine mesure, et leur bière est acide et maigre, et l'huile est rance dans nos pots. Mais nous espérons bien démontrer au pharaon qu'il est impossible que tous les enfants apprennent à lire et à écrire, car seuls les meilleurs en sont capables. C'est aussi insensé d'apprendre aux filles à écrire, car cela ne s'est jamais fait, et nous pensons que les scribes du pharaon se sont trompés en écrivant, ce qui prouve de surcroît combien cette nouvelle écriture est imparfaite et mauvaise.

Je contrôlai leur savoir, et ce savoir ne me réjouit guère et je fus encore moins satisfait en voyant leurs faces bouffies et leurs yeux fuyants, car ces maîtres étaient des scribes déchus dont plus personne ne voulait. Leur instruction était déplorable et ils avaient accepté la croix d'Aton seulement pour s'assurer du pain, et s'il y avait parmi eux une exception, ce n'est pas une mouche qui transforme l'hiver en été. Les colons et les doyens des villages pestaient amèrement au nom d'Aton et disaient:

– O Sinouhé, dis au pharaon qu'il nous débarrasse au moins du fardeau de ces écoles, sinon nous ne pourrons plus vivre, car nos enfants reviennent de l'école le dos tout bleu de coups et les cheveux arrachés et ces maîtres sont aussi insatiables que des crocodiles et rien n'est assez bon pour eux, mais ils méprisent notre pain et notre bière, et ils nous extorquent nos dernières piécettes de cuivre et les peaux de nos bœufs pour s'acheter du vin, et quand nous sommes aux champs ils pénètrent dans nos maisons pour se divertir avec nos femmes en disant que c'est la volonté d'Aton, puisqu'il n'y a plus de différence entre un homme et un autre et une femme et une autre.

Mais le pharaon m'avait simplement autorisé à les saluer en son nom et je ne pouvais les aider dans leur misère. Mais je leur dis pourtant:

– Le pharaon ne peut pas tout faire pour vous, et c'est en partie votre faute si Aton ne bénit pas vos champs. Vous êtes cupides et vous n'aimez pas que vos enfants aillent à l'école, car vous avez besoin d'eux pour les travaux des champs et pour creuser des canaux d'irrigation, pendant que vous fainéanteriez. Je ne peux rien non plus pour la pudeur de vos femmes, car c'est d'elles qu'il dépend de savoir avec qui elles désirent se divertir. C'est pourquoi j'ai honte pour le pharaon en vous regardant, car il vous a confié une grande tâche. Mais vous avez gâché les terres les plus fertiles de l'Egypte et abattu le bétail pour le vendre.

Mais ils protestèrent vivement:

– Nous ne désirions aucun changement dans notre vie, car si nous étions pauvres en ville, nous étions au moins heureux, mais ici nous ne voyons que des cabanes d'argile et des vaches mugissantes. Ils avaient raison, ceux qui nous ont mis en garde en disant: Redoutez tout changement, car pour un pauvre c'est toujours en mal, et sa mesure de blé diminue et l'huile baisse dans son pot.

Mon cœur me disait qu'ils avaient probablement raison, et je renonçai à discuter avec eux et je me remis en route. Mais mon cœur était gros à cause du pharaon et je m'étonnais que tout ce qu'il touchait portât malheur, si bien que les gens énergiques devenaient paresseux à cause de ses cadeaux, et seuls les plus misérables se groupaient autour d'Aton comme des mouches autour d'une bête crevée.

Et une crainte s'empara de moi: il se peut vraiment que le pharaon et les courtisans et les nobles et les dignitaires qui vivent dans l'oisiveté, et moi aussi durant ces dernières années, nous ne soyons que des parasites engraissés par le peuple, comme des puces dans la toison du chien. Peut-être que la puce dans la toison du chien s'imagine être l'essentiel et que le chien ne vit que pour l'entretenir. Peut-être aussi que le pharaon et son Aton ne sont que des puces dans la toison d'un chien et qu'ils ne procurent au chien que des ennuis sans aucun profit, car le chien serait plus heureux sans puces.

C'est ainsi que mon cœur se réveilla de son long sommeil et rejeta la Cité de l'Horizon, et je regardai autour de moi avec des yeux nouveaux, et rien de ce que je vis autour de moi n'était bon. Mais cela provenait peut-être du fait que la magie d'Amon régnait en secret sur toute l'Egypte et que sa malédiction me faussait la vue, et la Cité de l'Horizon était le seul endroit en Egypte où sa puissance ne s'étendît pas.

Bientôt apparurent à l'horizon les trois gardiens éternels de Thèbes, et le toit et les murailles du temple émergèrent devant mes yeux, mais les pointes des obélisques n'étincelaient plus au soleil, car leur dorure n'avait pas été renouvelée. Pourtant, cette vue fut délicieuse à mon cœur, et je fis une libation de vin dans les flots du Nil, comme les marins rentrant d'un long voyage, mais les marins versent de la bière et non du vin, car ils préfèrent boire le vin. Je revis les grands quais de pierre de Thèbes et je sentis dans mes narines le parfum du port, l'odeur du blé pourri et de l'eau croupissante, des épices et de la poix.

Mais quand je revis la maison de l'ancien fondeur de cuivre dans le quartier des pauvres, elle me parut très petite et étroite et la ruelle était sale et puante et pleine de mouches. Et le sycomore de la cour ne me réjouit pas les yeux, bien que je l'eusse planté moi-même et qu'il eût bien poussé pendant mon absence. C'est ainsi que la richesse et le luxe de la Cité de l'Horizon m'avaient corrompu, et j'eus honte de moi et mon cœur s'attrista, puisque je ne savais plus me réjouir de revoir ma maison.

Kaptah n'était pas chez moi, il n'y avait que la cuisinière Muti qui, en me voyant, dit amèrement:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître, mais les chambres ne sont pas faites et le linge est à la lessive et ton retour me cause bien des ennuis et des soucis, quoique je n'attende aucune joie de la vie. Mais je ne suis nullement étonnée de ton brusque retour, car c'est bien la manière d'agir des hommes.

Je la calmai et lui dis que je resterais à bord du bateau et je m'informai de Kaptah. Puis je me fis porter à la «Queue de Crocodile» et Merit m'y accueillit, mais elle ne me reconnut pas à cause de mes vêtements élégants et de ma litière, et elle me dit:

– As-tu réservé une place pour la soirée, car si tu ne l'as pas fait, je ne pourrai te laisser entrer.

Elle avait un peu engraissé et ses pommettes n'étaient plus aussi saillantes, mais ses yeux étaient les mêmes, en dépit des fines rides qui les bordaient. C'est pourquoi mon cœur se réchauffa et je posai la main sur sa hanche en disant:

– Je comprends que tu ne te souviennes plus de moi, après avoir réchauffé sur ta natte de nombreux autres hommes solitaires et tristes, mais je croyais pourtant trouver un siège dans ta maison et une coupe de vin frappé, bien que je n'ose plus penser à ta natte.

Elle cria de surprise et dit:

– Sinouhé, c'est toi? Et elle dit encore:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître. Elle posa ses mains fermes et belles sur mes épaules et me regarda et dit:

– Sinouhé, Sinouhé, qu'as-tu fait de toi, car si ta solitude était jadis celle d'un lion, elle est maintenant celle d'un bichon dodu et tu portes une laisse au cou.

Elle m'enleva ma perruque et caressa gentiment mon crâne chauve et dit:

– Prends place, Sinouhé, je vais t'apporter du vin frappé, car tu es tout en sueur et essoufflé après ton pénible voyage.

Mais je protestai et dis:

– Ne m'apporte surtout pas une queue de crocodile, car mon estomac ne la supporterait certainement pas et j'en aurais mal à la tête.

Elle me toucha la joue et dit:

– Suis-je déjà si vieille et grasse et laide que tu penses tout d'abord à ton estomac en me revoyant après une si longue absence? Jadis tu ne craignais pas d'avoir mal à la tête en ma compagnie, mais tu abusais des queues, et je devais te modérer.

Je fus accablé, car elle avait raison et la vérité accable. C'est pourquoi je lui dis:

– Hélas, Merit, mon amie, je suis déjà vieux et bon à rien.

Mais elle dit:

– Tu t'imagines être vieux, car tes yeux ne sont nullement vieux en me regardant, et cela me réjouit vivement.

Alors je lui dis:

– Merit, au nom de notre amitié, apporte-moi vite une queue, sinon je crains de commettre des folies avec toi et ce serait contraire à ma dignité de trépanateur royal, surtout à Thèbes et dans une taverne du port.

Elle m'apporta à boire et posa la coquille sur ma main et je bus et la boisson brûla ma gorge habituée aux vins doux, mais cette brûlure était délicieuse, car mon autre main reposait sur la hanche de Merit. Je lui dis:

– Merit, tu m'as dit un jour que le mensonge peut être plus exquis que la vérité, si l'homme est solitaire et que son premier printemps est défleuri. C'est pourquoi je te dis que mon cœur est resté jeune et qu'il fleurit en te voyant, et les années qui nous ont séparés ont été longues et pendant ces années il ne s'est pas passé de jour que je n'aie confié ton nom au vent, et avec chaque hirondelle je t'ai envoyé un salut et chaque matin je me suis éveillé en murmurant ton nom.

Elle me regarda et à mes yeux elle était restée svelte et belle et familière et au fond de ses yeux couvait un sourire triste comme la surface noire de l'eau dans un puits profond. Elle me caressa la joue et dit:

– Tu parles bien, Sinouhé, mon ami. Pourquoi ne t'avouerais-je pas que mon cœur t'a vivement regretté et que mes mains ont cherché les tiennes, tandis que je reposais seule la nuit sur ma natte, et chaque fois que les hommes, sous l'influence des queues de crocodile, se mettaient à me dire des bêtises, je pensais à toi et j'étais triste. Mais dans le palais doré du pharaon les belles femmes abondent, et comme médecin de la cour tu as probablement consacré tes loisirs à les guérir consciencieusement.

Il est vrai que je m'étais diverti avec quelques dames de la cour qui étaient venues me demander des conseils dans leur ennui, car leur peau était lisse comme une écorce de fruit et tendre comme le duvet et l'hiver surtout on a plus chaud à deux que seul. Mais ces aventures furent si insignifiantes que je n'en ai pas même parlé dans mes livres. C'est pourquoi je lui dis:

– Merit, s'il est vrai que je n'ai pas toujours dormi seul, tu n'en es pas moins la seule femme qui soit mon amie.

La queue de crocodile commençait à agir sur moi et mon corps redevenait aussi jeune que mon cœur et un feu délicieux parcourait mes veines, et je dis:

– Maints hommes ont certainement partagé ta couche, mais tu devras les mettre en garde contre moi pendant mon séjour à Thèbes, car lorsque je me fâche, je suis un homme terrible et dans les combats contre les Khabiri les soldats de Horemheb m'ont nommé le Fils de l'onagre.

Elle leva la main en affectant la peur et dit:

– C'est bien ce que je redoutais et Kaptah m'a raconté les nombreuses rixes et bagarres dans lesquelles ta nature fougueuse t'a entraîné et dont seuls son sang-froid et sa fidélité t'ont tiré indemne. Mais tu dois te rappeler que mon père garde une matraque sous son siège et qu'il ne tolère aucun scandale dans cette maison.

En entendant le nom de Kaptah et en pressentant toutes les bourdes qu'il avait contées à Merit sur moi et sur ma vie dans les pays étrangers, mon cœur fondit d'émotion et les larmes me vinrent aux yeux et je m'écriai:

– Où est Kaptah, mon fidèle serviteur, afin que je puisse l'embrasser, car mon cœur l'a vivement regretté, bien que ce soit indigne de moi, puisqu'il n'est qu'un ancien esclave?

Merit dit:

– Je constate vraiment que les queues de crocodile ne te valent rien, et mon père jette déjà des regards courroucés dans notre direction, parce que tu fais trop de bruit. Mais tu ne verras pas Kaptah avant le soir, car il passe ses journées à la bourse des blés et dans les cabarets où l'on conclut les grandes affaires, et je crois que tu seras fort surpris en le voyant, car il a tout à fait oublié qu'il a été esclave et qu'il a porté tes sandales à un bâton sur son épaule. C'est pourquoi je vais sortir avec toi pour que tu te calmes à l'air frais, et du reste tu auras certainement du plaisir à voir combien Thèbes a changé en ton absence, et enfin nous serons seuls.

Elle alla changer de costume et s'oignit le visage d'un baume précieux et se para d'or et d'argent, si bien qu'elle avait tout l'air d'une grande dame. Les esclaves nous portèrent par le chemin des béliers, et Thèbes n'avait pas encore repris son aspect antérieur, mais les plates-bandes étaient encore foulées et les branches des arbres étaient cassées et on reconstruisait les maisons démolies. Nous étions serrés dans la litière et je respirais le parfum de Merit, et c'était le parfum de Thèbes, plus excitant et plus grisant que celui de tous les précieux onguents de la Cité de l'Horizon. Je tenais sa main dans la mienne et je n'avais plus aucune mauvaise pensée, il me semblait être rentré au logis après une longue absence.

Nous arrivâmes près du temple et des oiseaux noirs volaient en criant au-dessus du temple désert, car ils étaient restés à Thèbes et personne ne les dérangeait dans l'enceinte du dieu maudit. Nous descendîmes de la litière et entrâmes dans la cour, et on ne voyait du monde que devant les Maisons de la Vie et de la Mort, car leur déplacement aurait causé trop de frais et de difficultés. Mais Merit m'apprit que les gens évitaient la Maison de la Vie, si bien que de nombreux médecins l'avaient quittée pour s'installer en ville. L'herbe poussait dans les chemins du parc, et les arbres avaient été abattus et volés, et on avait foéné tous les vieux poissons du lac sacré, et dans ce parc que le pharaon avait mis à la disposition du peuple et des enfants, on ne voyait que de rares promeneurs déguenillés et craintifs.

En me promenant dans l'enceinte du temple désert, je sentis l'ombre du faux dieu s'appesantir sur moi, car sa puissance n'avait pas disparu avec ses images, mais il continuait à régner par la crainte sur le cœur des hommes. Dans le grand temple, l'herbe avait poussé entre les dalles et personne ne nous empêcha de pénétrer dans le saint des saints, et les inscriptions sacrées des parois étaient enlaidies par les profanations, les graveurs ayant gauchement effacé le nom et les images du dieu. Merit dit:

– C'est un endroit funeste et mon cœur se glace en errant ici avec toi, mais certainement cette croix d'Aton te protège, et pourtant je serais contente si tu l'enlevais de ton collet, car on pourrait te lancer une pierre ou te poignarder dans un endroit solitaire à cause de cette croix. C'est que la haine est grande à Thèbes.

Elle disait la vérité, car sur la place devant le temple bien des gens crachèrent en voyant la croix d'Aton à mon col. Je fus fort surpris de voir un prêtre d'Amon se promener effrontément dans la foule, le crâne rasé et vêtu de blanc, malgré la défense du pharaon. Son visage était luisant de graisse et ses vêtements étaient du lin le plus fin, et les gens s'écartaient respectueusement devant lui. C'est pourquoi je jugeai prudent de poser ma main sur la croix d'Aton afin de la cacher, car je ne tenais pas à provoquer un scandale. Je ne voulais pas blesser les sentiments des gens, car à rencontre du pharaon j'estimais que chacun avait le droit de choisir sa foi, et en outre je voulais éviter des ennuis à Merit. Nous nous arrêtâmes près de la muraille pour écouter un conteur assis sur une natte, avec un pot vide devant lui, à la manière des conteurs, et les gens s'étaient massés autour de lui, les pauvres assis, parce qu'ils ne craignaient pas de salir leurs vêtements. Mais je n'avais encore jamais entendu ce conte, car il parlait d'un faux pharaon qui avait vécu jadis et que Seth avait engendré dans le sein d'une sorcière noire. Cette sorcière avait réussi à capter l'amour du bon pharaon. Par la volonté de Seth, ce faux pharaon se proposait de ruiner le peuple égyptien pour en faire l'esclave des nègres et des barbares, et il avait renversé les statues de Râ, et Râ avait maudit le pays et la terre ne portait plus de fruits et les inondations noyaient les gens et les sauterelles dévoraient les récoltes et les étangs se changeaient en mares sanglantes et les grenouilles sautaient dans les pétrissoires. Mais les jours du faux pharaon étaient comptés, car la force de Râ était supérieure à celle de Seth. C'est pourquoi le faux pharaon périt d'une mort misérable et la sorcière qui l'avait enfanté périt aussi misérablement et Râ terrassa tous ceux qui l'avaient renié et il distribua leurs maisons et leurs biens à ceux qui, malgré les épreuves, lui étaient restés fidèles et avaient cru à son retour.

Ce conte était très long et très captivant, et les gens montraient leur impatience d'en connaître la fin en tapant du pied et en levant les bras, et moi aussi je restais bouche bée. Mais quand le conte fut terminé et que le faux pharaon eut reçu son châtiment et eut été précipité dans un gouffre infernal et que son nom eut été maudit et que Râ eut récompensé ses fidèles, les auditeurs sautèrent de joie et crièrent de ravissement et lancèrent des piécettes de cuivre dans la sébille. Très surpris, je dis à Merit:

– En vérité c'est un conte nouveau que je n'ai encore jamais entendu, bien que je croie les connaître tous par ma mère Kipa qui les aimait et qui protégeait les conteurs, si bien que parfois mon père Senmout les menaçait de sa canne lorsqu'elle les restaurait dans la cuisine. C'est vraiment un conte nouveau et. dangereux, car il semble s'appliquer au pharaon Akhenaton et au faux dieu dont on ne doit plus prononcer le nom. C'est pourquoi on devrait l'interdire.

Merit sourit et dit:

– Qui pourrait interdire un conte que l'on raconte dans les deux royaumes près de toutes les murailles et jusque dans les plus petits villages, et les gens l'aiment beaucoup. Si les gardes interviennent, les conteurs disent que c'est un très vieux conte et ils peuvent le prouver, car les prêtres ont découvert cette légende dans un document qui remonte à plusieurs siècles. C'est pourquoi les gardes sont impuissants, bien qu'on dise que Horemheb, qui est un homme cruel et qui se moque des preuves et des documents, a fait suspendre aux murs de Memphis plusieurs conteurs et qu'il a donné leurs corps aux crocodiles.

Merit me tenait la main et elle poursuivit en souriant:

– On cite à Thèbes de nombreuses prophéties, et dès que deux personnes se rencontrent, elles se communiquent les prophéties qu'elles ont entendues et les présages funestes, car, comme tu le sais, le blé ne cesse de renchérir et les pauvres connaissent la faim et les impôts accablent riches et pauvres. Mais les prédictions disent qu'on verra pire encore, et je tremble en pensant à tous les malheurs qu'on prédit à l'Egypte.

Alors je retirai ma main de la sienne et mon cœur se fâcha contre elle, la queue de crocodile avait cessé d'agir en moi et j'avais la tête lourde, et la bêtise et l'obstination de Merit accroissaient mon malaise. C'est ainsi que nous rentrâmes à la «Queue de Crocodile» fâchés l'un contre l'autre, et je savais que le pharaon Akhenaton avait eu raison de dire: «En vérité Aton séparera l'enfant de sa mère et l'homme de la sœur de son cœur, jusqu'à ce que son royaume se soit accompli sur la terre.» Mais je ne tenais nullement à me séparer de Merit pour Aton, et c'est pourquoi je fus de fort méchante humeur jusqu'au moment où, à la tombée de la nuit, je rencontrai Kaptah.

C'est que personne ne pouvait être de mauvaise humeur en voyant Kaptah pénétrer majestueusement dans la taverne, bouffi et imposant comme un verrat et si gras qu'il devait se tourner de côté pour entrer. Son visage était rond comme la lune et brillait d'huile précieuse et de sueur, et il portait une élégante perruque bleue et il avait couvert son œil borgne d'une plaque en or. Il ne portait plus de costume syrien, mais il était vêtu à l'égyptienne et des tissus les plus fins de Thèbes, et son cou, ses poignets et ses chevilles épaisses étaient chargés de bracelets tintants.

En me voyant il poussa un cri de joie et leva le bras en signe de surprise et s'inclina devant moi, les mains à la hauteur des genoux, ce qui lui était fort pénible à cause de sa bedaine, et il dit:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître.

Puis l'émotion s'empara de lui et il se mit à pleurer et il tomba à genoux et m'embrassa les jambes et poussa des cris, si bien que je reconnus en lui l'ancien Kaptah sous le lin royal et les bracelets d'or et la perruque bleue. Je le relevai par les bras et je l'embrassai et je caressai du nez ses épaules et ses joues, et c'était comme si j'avais embrassé un bœuf gras et flairé un pain chaud, tant il sentait fort l'odeur du blé. Il me flaira aussi respectueusement les épaules et essuya ses larmes et rit bruyamment et dit:

– C'est pour moi un jour de grande joie, et j'offre gratuitement une tournée à tous ceux qui sont assis en ce moment dans mon cabaret. Mais si quelqu'un désire une autre queue, il devra la payer.

A ces mots il m'entraîna dans la salle du fond et me fit asseoir sur des tapis moelleux et permit à Merit de prendre place à mes côtés et il ordonna de me servir ce qu'il y avait de meilleur dans la maison, et son vin soutenait la comparaison avec celui du pharaon et son oie farcie était à la thébaine, et il n'en existe pas de pareille, car cette oie est nourrie de poissons pourris qui donnent à sa chair un goût exquis. Quand nous fûmes restaurés, il dit:

– O mon seigneur et maître, j'espère que tu as lu soigneusement tous les papiers et comptes que je t'ai envoyés à la Cité de l'Horizon pendant ces années. Tu me permettras d'inscrire ce repas parmi les frais de représentation, ainsi que la tournée qu'une joie exagérée m'a incité par erreur à offrir à mes clients. Tu n'en subiras aucun dommage, au contraire, car j'ai bien du souci pour rouler les percepteurs à ton avantage.

Je lui dis:

– Tes paroles sont pour moi un balbutiement de nègre, car je n'en comprends pas un traître mot, mais agis à ta guise, car tu sais que j'ai pleine confiance en toi. J'ai aussi lu tes comptes et rapports, mais je dois t'avouer que je n'y vois pas très clair, parce qu'il y a trop de chiffres, et j'avais la tête malade rien qu'à les voir.

Kaptah rit joyeusement en secouant sa bedaine comme un gros coussin et Merit rit aussi, car elle avait bu du vin avec moi et elle s'était renversée sur le tapis, les mains à la nuque, pour me faire admirer sa poitrine sous l'étoffe tendue. Kaptah dit alors:

– O mon maître et seigneur, je me réjouis de constater que tu es resté aussi naïf que jadis et que tu ne comprends rien aux affaires raisonnables de la vie quotidienne, comme un porc se moque des perles, bien que je ne veuille pas te comparer à un porc, mais je loue et remercie tous les dieux de l'Egypte en ton nom, parce qu'ils m'ont donné à toi, car ils auraient pu tout aussi bien te donner un voleur ou une canaille qui t'aurait mis sur la paille, tandis que moi je t'ai enrichi.

Je lui rappelai qu'il n'avait pas à remercier les dieux, mais bien uniquement ma jugeote le jour où je l'avais acheté au marché et pas cher, parce qu'il était borgne. Ces vieux souvenirs m'émurent et je lui dis:

– En vérité, je n'oublierai jamais le jour où je t'ai vu pour la première fois et tu étais attaché à une colonne et tu criais des impertinences aux femmes qui passaient et tu réclamais de la bière aux hommes. J'ai incontestablement eu raison de t'acheter, bien qu'au début j'en doutasse un peu. Mais je n'avais pas beaucoup d'argent alors, puisque j'étais un jeune médecin, et ton œil était crevé, ce qui me convenait, comme tu t'en souviens.

Kaptah s'assombrit et son visage se rida et il dit:

– A quoi bon rappeler des souvenirs si vieux et si pénibles qui froissent ma dignité?

Puis il loua notre scarabée et dit:

– Tu as bien fait de me confier le scarabée pour veiller sur nos affaires, car en vérité c'est lui qui nous a enrichis et tu es plus riche que tu ne peux te l'imaginer, bien que les percepteurs soient sans cesse à mes trousses, si bien que j'ai dû engager deux scribes syriens pour tenir une comptabilité spéciale pour le fisc, car même Seth et tous ses démons seraient incapables de voir clair dans la comptabilité syrienne, et à propos de Seth je pense à notre vieil ami Horemheb à qui j'ai prêté de l'argent pour ton compte, comme tu le sais. Mais ne parlons pas de lui maintenant, car mes pensées volent librement comme des oiseaux à cause de la joie que j'éprouve à revoir ton visage innocent, ô mon maître, et peut-être qu'elles volent si librement à cause du vin que j'inscrirai dans les frais de représentation; c'est pourquoi, ô mon maître, bois tant que ta panse peut contenir, car les caves du pharaon ne peuvent offrir de pareil vin et je ne te vole pas beaucoup sur le prix. Oui, je voulais te parler de ta richesse, bien que tu n'y comprennes pas grand-chose, et je me bornerai à te dire que grâce à moi tu es plus riche que bien des grands du pays, et tu es riche de la vraie richesse, car tu possèdes non pas de l'or, mais bien des maisons et des dépôts et des navires et des quais, du bétail et des terres et des arbres fruitiers, des bêtes et des esclaves. Tu possèdes tout cela, bien que tu l'ignores probablement, car j'ai dû

inscrire beaucoup d'immeubles au nom de nos serviteurs et de nos scribes et de nos esclaves pour dissimuler ta fortune au fisc. C'est que les impôts du pharaon frappent lourdement les riches qui doivent payer plus que les pauvres, et alors que le pauvre donne au pharaon le cinquième de sa mesure de blé, le riche doit en verser aux maudits percepteurs le tiers, voir la moitié. C'est ce que le pharaon a ordonné de plus injuste et de plus impie. Cette imposition et la perte de la Syrie ont appauvri le pays, mais ce qui est le plus étrange, et c'est certainement grâce aux dieux, c'est que tandis que le pays s'appauvrit, les pauvres deviennent encore plus pauvres, mais que les riches s'enrichissent toujours davantage, et le pharaon lui-même n'y peut rien. Réjouis-toi donc, Sinouhé, car tu es vraiment riche, et je vais te confier un secret, c'est que ta richesse provient du blé.

Ayant ainsi parlé, Kaptah but du vin, puis il se mit à vanter ses affaires de blé en disant:

– Notre scarabée est merveilleux, ô mon maître, puisque dès le premier jour de notre arrivée ici il m'a conduit dans la taverne où les marchands de blé se saoulent après avoir conclu de bonnes affaires. C'est ainsi que moi aussi j'ai acheté du blé à ton compte et la première année déjà le bénéfice fut grand, car les champs d'Am – je veux dire de vastes champs restèrent en friche. Mais le blé est merveilleux en ceci qu'on peut l'acheter et le vendre avant même que la crue ait inondé le pays et que le grain soit semé, et il est encore plus merveilleux en ceci que son prix monte d'une année à l'autre comme par magie, si bien qu'en achetant du blé on ne perd jamais, on gagne toujours. C'est pourquoi dès maintenant, je ne veux plus vendre de blé, mais j'en achèterai et je l'entasserai dans les greniers, jusqu'à ce qu'une mesure de blé s'échange contre de l'or, car on en viendra là si cela continue ainsi, et même les vieux blatiers s'arrachent les cheveux en pensant à tout le blé qu'ils ont vendu dans leur bêtise, alors qu'ils auraient réalisé des gains énormes en le gardant.

Kaptah me jeta un regard satisfait et reprit du vin et en versa à moi et aussi à Merit, puis il dit d'un ton sérieux:

– Mais il ne faut pas risquer tout son or sur un seul coup de dé, et c'est pourquoi j'ai soigneusement réparti tes bénéfices et je joue pour ainsi dire avec plusieurs dés pour ton compte, mon cher maître. Le moment est des plus propices à cause du pharaon, dont je devrais pour cette raison bénir le nom, car par ses ordres et par ses actes et surtout par sa maudite imposition il ruine une foule de riches qui doivent vendre leurs biens pour un morceau de pain. Tu es donc très riche, et je ne t'ai pas volé plus qu'avant, pas même la moitié de ce que tu as gagné par mon habileté, si bien que parfois je me reproche ma délicatesse et ma conscience, et je remercie les dieux de n'avoir ni femme ni enfants pour me reprocher sans cesse de ne pas te voler assez, bien que personne ne soit aussi facile à rouler que toi, ô mon cher et bien-aimé maître Sinouhé.

Merit, renversée sur le tapis, me regardait en souriant gentiment de mon expression confuse, car je n'arrivais pas à saisir tout ce que me racontait Kaptah. Celui-ci reprit son exposé:

– Tu dois comprendre qu'en parlant de tes gains et de tes richesses j'entends le bénéfice net, une fois les impôts payés. J'ai aussi déduit tous les cadeaux que j'ai dû faire aux percepteurs à cause de ma comptabilité syrienne, et le vin que je leur ai servi pour qu'ils ne voient plus les chiffres, et il fallait leur en donner beaucoup, car ce sont des hommes rusés et résistants. Et ils s'enrichissent vite, car l'époque leur est des plus propices, et si je n'étais pas Kaptah, le père du blé et l'ami des pauvres, je me ferais percepteur. J'ai parfois distribué du blé aux pauvres, afin qu'ils bénissent ton nom, car dans les époques troublées il est bon d'être en faveur chez les pauvres. C'est une sorte d'assurance pour l'avenir, car l'expérience prouve que les incendies éclatent facilement chez les riches et les grands mal notés du peuple, lors des troubles. En outre, ces distributions sont très profitables, car dans sa folie le pharaon permet d'en déduire la valeur lors de l'imposition, et lorsqu'on donne une mesure à un pauvre on lui fait attester qu'il en a reçu cinq, car les pauvres ne savent pas lire, et même s'ils savaient lire, ils sont reconnaissants de recevoir une mesure de blé et ils bénissent mon nom et impriment leur pouce sur n'importe quel document.

Après ce récit, Kaptah croisa les bras sur sa poitrine et attendit mes félicitations. Mais ses paroles m'avaient fait réfléchir et je lui demandai:

– Nous avons donc beaucoup de blé dans les dépôts?

Kaptah acquiesça vivement en s'attendant à des éloges. Mais je lui dis:

– Eh bien, tu vas te rendre immédiatement chez les colons qui cultivent les terres maudites, et tu leur distribueras ce blé pour les semailles, car ils n'ont pas de grain et leur blé est tacheté comme s'il y avait plu du sang. La crue est passée, c'est le temps des labours et des semailles, si bien que tu dois te dépêcher.

Kaptah me jeta un regard de pitié et secoua la tête, puis il dit:

– Mon cher maître, ne tourmente pas ta précieuse tête avec de pareilles vétilles, mais laisse-moi penser pour toi. Essaye donc de me suivre: au début les blatiers ont gagné gros en prêtant du blé aux colons, car ceux-ci devaient, dans leur pauvreté, payer deux mesures pour une, et s'ils ne pouvaient payer, on faisait abattre leur bétail et on saisissait les peaux. Mais à présent que le prix du blé monte sans cesse, ces affaires ne sont plus intéressantes, et le bénéfice en est modeste, si bien qu'il nous est avantageux que ce printemps de nombreuses terres restent en friche, car cela fera encore monter le prix du blé. C'est pourquoi nous ne sommes pas assez fous pour prêter du blé aux colons, car nous nuirions ainsi à nos intérêts. Et si je le faisais, je m'attirerais la colère de tous les autres blatiers.

Mais je lui dis d'un ton énergique:

– Exécute mes ordres, Kaptah, car le blé est à moi et je ne pense pas à des gains, mais bien aux hommes dont les côtes saillent sous la peau comme aux esclaves des mines, et je pense aux femmes dont les seins pendent comme des outres sèches, et je pense aux enfants qui rôdent sur les rives avec leurs jambes cagneuses et leurs yeux chassieux. C'est pourquoi je veux que tu leur distribues pour les semailles tout le blé que je possède. Je veux que tu le fasses pour Aton et pour le pharaon Akhenaton, car je l'aime. Mais tu ne leur donneras pas le blé gratuitement, car j'ai constaté que les cadeaux engendrent la paresse et la veulerie et la mauvaise volonté. Ils ont reçu gratuitement les terres et aussi le bétail, et ils n'ont pas su en profiter. Recours au bâton, si c'est nécessaire, et veille à ce que les semailles se fassent et aussi les récoltes. Mais en récupérant notre créance, je ne veux pas que tu prennes un bénéfice, et tu leur demanderas seulement mesure pour mesure.

A ces mots Kaptah poussa des clameurs et déchira ses vêtements, car ils étaient déjà tachés de vin, et il dit:

– Mesure pour mesure? C'est insensé, car sur quoi pourrai-je voler, puisque je ne peux te voler ton blé, mais que je prélève ma part seulement sur tes bénéfices? Ces paroles sont d'ailleurs insensées et impies, car je vais encourir non seulement la colère des blatiers mais aussi celle des prêtres d'Amon, et j'ose prononcer son nom, parce que nous sommes dans un local fermé et que personne ne peut nous dénoncer. Je crie son nom, ô mon maître, car il vit encore et sa puissance est plus redoutable que jamais, et il maudit nos maisons et nos navires et nos dépôts et nos magasins, et même ce cabaret que je ferais bien d'inscrire au nom de Merit, si elle y consent, et je me réjouis qu'une bonne partie de tes biens soit inscrite sous des noms étrangers, car ainsi les prêtres ne pourront les maudire. Mais je vois, maintenant que tu as ôté ta perruque, que tu commences à devenir chauve, et si tu le désires, je pourrais te fournir un onguent merveilleux qui fait repousser les cheveux plus longs qu'avant et tout bouclés, et je t'en ferai cadeau et ne l'inscrirai dans aucun livre, car il provient de notre magasin et j'ai de nombreuses attestations sur ses effets merveilleux, bien qu'un homme ait certifié que cet onguent lui a fait repousser des cheveux laineux et frisés comme à un nègre.

Kaptah bavardait ainsi pour gagner du temps et pour m'amener à renoncer à mes intentions, mais ayant constaté que je restais inébranlable, il pesta amèrement et invoqua une foule de dieux dont il avait appris les noms au cours de nos voyages, et il dit:

– Est-ce qu'un chien fou t'a mordu ou un scorpion, car j'ai vraiment cru que tu plaisantais. Ta décision va nous ruiner, mais peut-être que notre scarabée nous assistera malgré tout, et à parler franchement je n'aime pas non plus voir des gens maigres, mais je détourne les yeux et tu devrais faire comme moi, ô mon maître, car l'homme ne connaît que ce qu'il voit, et pour apaiser ma conscience j'ai distribué du blé aux pauvres, puisque j'en profitais. Mais ce qui me déplaît le plus dans tes paroles, c'est que tu m'imposes un voyage pénible, et je devrai marcher sur la terre glaise où mon pied glissera peut-être, et je tomberai dans un canal et tu seras responsable de ma mort, car en vérité je suis vieux et fatigué et mes membres sont roides et j'aime mon lit confortable et la cuisine de Muti et les rôtis, et je m'essouffle en marchant.

Mais je fus impitoyable et je lui dis:

– En vérité, tu mens encore plus que naguère, Kaptah, car ces dernières années tu as rajeuni et ta main ne tremble plus et tes yeux ne rougissent que sous l'action du vin. C'est du reste comme médecin que je t'impose ce voyage pénible, parce que je t'aime, car tu es beaucoup trop gras et cela fatigue ton cœur et te coupe le souffle, et j'espère que tu vas maigrir pour reprendre un aspect convenable, afin que je n'aie pas à rougir de l'obésité de mon serviteur. En vérité, Kaptah, rappelle-toi ton plaisir à courir naguère sur les routes poussiéreuses de Babylonie et à traverser à dos d'âne les montagnes du Liban et surtout à descendre de ton âne à Kadesh. En vérité, si j'étais plus jeune, je veux dire si je n'avais pas des tâches importantes à accomplir ici pour le pharaon, je t'accompagnerais pour me réjouir le cœur, car bien des gens vont bénir ton nom après ce voyage.

Sans présenter d'objections, Kaptah se soumit à ma décision, et nous bûmes du vin jusque tard dans la soirée et Merit nous tint compagnie et elle dévoila sa poitrine brune pour que je pusse la toucher de ma bouche. Kaptah évoqua de vieux souvenirs des chemins et des aires de Babylonie, et s'il disait vrai, mon amour pour Minea m'avait rendu aveugle et sourd durant ces voyages. Car je n'oubliais pas Minea, et pourtant cette nuit je me divertis avec Merit, et mon cœur se réchauffa et ma solitude fondit. Mais je ne l'appelais pas ma sœur, je me divertissais avec elle parce qu'elle était mon amie, et elle faisait pour moi ce qu'une femme peut faire de plus amical pour un homme. C'est pourquoi j'aurais été prêt à casser une cruche avec elle, mais elle n'y consentit pas, parce qu'elle était née dans une taverne et que j'étais trop riche et trop distingué pour elle. Mais je crois que surtout elle désirait conserver sa liberté et mon amitié.

Le lendemain je dus aller au palais doré chez la mère royale que tout Thèbes appelait déjà la sorcière noire. Je crois que malgré sa sagesse et son habileté elle était elle-même responsable de ce nom, car elle était cruelle et perfide et le pouvoir avait anéanti en elle tout ce qui était bon. Tandis que je m'habillais de lin royal dans mon bateau et que je mettais tous mes insignes, ma cuisinière Muti survint et me dit:

– Béni soit le jour qui te ramène, ô mon maître, mais c'est vraiment agir en homme que de vadrouiller toute la nuit dans les maisons de joie et de ne pas même venir prendre un repas à la maison, bien que j'aie peiné à te préparer un régal, et j'ai veillé toute la nuit à la cuisine et rossé les esclaves pour activer le nettoyage, si bien que j'ai le bras droit tout fatigué. C'est que je suis déjà vieille et je ne crois plus aux hommes et ta conduite de cette nuit ne me fait pas changer d'opinion. Dépêche-toi donc de venir goûter le repas que je t'ai préparé, et prends ta gourgandine avec toi, si tu ne peux te passer d'elle un seul jour.

Elle parla ainsi, et pourtant je savais qu'elle estimait hautement Merit et qu'elle l'admirait, mais c'était sa façon de parler et j'y étais habitué, si bien que ses mots blessants étaient doux à mes oreilles et je me sentais de nouveau chez moi. C'est pourquoi je la suivis et envoyai un message à Merit, et en marchant à côté de ma litière, Muti continuait à bougonner:

– Je croyais que tu t'étais calmé et avais appris à vivre convenablement, depuis que tu fréquentes la cour, mais je vois que tu es aussi dévergondé qu'avant. Et pourtant, en te revoyant hier, je me disais que tu avais l'air apaisé et tranquille. Je suis réjouie de voir tes joues rondes, car en engraissant un homme se pose et ce ne sera pas ma faute si tu maigris à Thèbes, ce sera la faute de ton tempérament excessif, car tous les hommes sont pareils et tout le mal provient de ce petit objet qu'ils cachent sous leur pagne, parce qu'ils en ont honte, et ce n'est pas étonnant.

C'est ainsi qu'elle parlait et bougonnait, et elle me rappelait ma mère Kipa, et j'en aurais pleuré d'émotion si je ne m'étais ressaisi pour lui dire sévèrement.

– Tais-toi, femme, car tes paroles me dérangent et sont comme un bourdonnement de mouche dans mes oreilles.

Alors elle se tut, et elle était très satisfaite d'avoir réussi à provoquer mes reproches, car maintenant elle savait que son maître était revenu au logis.

Elle avait décoré la maison pour me recevoir et des guirlandes de fleurs ornaient la véranda et la cour était balayée et on avait lancé un chat mort devant la maison du voisin. Elle avait embauché des gamins pour crier «Béni soit le jour qui ramène notre maître». Elle agissait ainsi parce qu'elle était dépitée que je n'eusse point d'enfants et elle aurait bien voulu que j'en eusse, mais sans introduire de femme à la maison. Je distribuai des piécettes de cuivre aux gamins et Muti leur donna des gâteaux au miel et ils s'éloignèrent tout contents. Merit arriva dans ses plus beaux atours, avec des fleurs dans ses cheveux parfumés. Le repas préparé par Muti fut délicieux à mon palais, car c'étaient des mets thébains et j'avais oublié dans la Cité de l'Horizon que nulle part la nourriture ne vaut celle de Thèbes.

Je félicitai Muti et louai son habileté et elle en fut ravie, bien qu'elle fronçât le sourcil et plissât le nez, et Merit la loua aussi. Ce repas dans l'ancienne maison du fondeur de cuivre n'a rien de spécial, mais je le rapporte ici parce que je me sentis heureux alors, et je dis: «Suspends ton cours, clepsydre, et retiens ton eau, car cet instant est propice et je voudrais que le temps s'arrête, pour que cet instant dure toujours.»

Pendant le repas, des pauvres du quartier s'étaient massés dans la cour, et ils avaient mis leurs meilleurs vêtements pour me saluer, et ils me racontèrent leurs maux et leurs peines. Ils disaient:

– Nous t'avons bien regretté, Sinouhé, car tant que tu habitais parmi nous, nous ne savions pas apprécier ta valeur, et c'est seulement après ton départ que nous avons constaté combien tu nous avais aidés et combien nous avions perdu en te perdant.

Ils m'apportaient des cadeaux, bien que ces cadeaux fussent modestes, car ils étaient encore plus pauvres qu'avant à cause du dieu d'Akhenaton. Mais l'un m'apportait une mesure de semoule et un autre un oiseau qu'il avait abattu et un autre des dattes sèches, ou même une fleur, et en voyant la quantité de fleurs déposées dans ma cour, je compris pourquoi les plates-bandes du chemin des béliers avaient l'air nues et dépouillées. Il y avait là le vieux scribe qui tenait la tête penchée à cause de son goitre, et je m'étonnai qu'il fût encore en vie. Je vis aussi l'esclave dont j'avais guéri les doigts, et il les fit bouger devant moi, et c'est lui qui avait apporté la semoule, car il travaillait encore dans le moulin et pouvait y voler. Une mère m'amenait son fils, qui était devenu un garçon robuste, et il avait un œil poché et des ecchymoses, et il se vantait de pouvoir rosser n'importe quel gosse de sa taille dans tout le quartier. Il y avait aussi la fille de joie dont j'avais guéri l'œil, et elle m'avait envoyé toutes ses amies dans l'idée que je pourrais les débarrasser de toutes les marques qui déparaient leur corps. Elle avait prospéré, car elle avait été économe et elle avait acheté des cabinets payants près de la place du marché, et elle y vendait aussi des parfums et procurait aux marchands l'adresse de filles sans préjugés. Ils me remirent leurs présents en disant:

– Ne méprise pas nos cadeaux, Sinouhé, bien que tu sois médecin royal et habites dans le palais doré du pharaon, car notre cœur se réjouit de te revoir, mais ne recommence pas à nous parler d'Aton.

Je ne leur parlai point d'Aton, mais je les reçus l'un après l'autre et j'écoutai leurs plaintes et je leur donnai des remèdes et je les guéris. Pour m'aider, Merit ôta son beau costume, afin de ne pas le tacher, et elle lava les plaies et nettoya mon couteau dans la flamme et mélangea des anesthésiques pour ceux à qui il fallait arracher une dent. Chaque fois que je la regardais, mon cœur se réjouissait, et je la regardais souvent, car elle était belle à voir et son buste était ferme et svelte et son port était élégant, et elle n'avait pas honte d'être dévêtue, comme les femmes du peuple le font pour travailler, et aucun des malades ne s'en offusqua, car chacun avait assez de soucis avec ses propres peines.

Ainsi le temps passa à recevoir des malades comme jadis et à leur parler et je me réjouissais de mon savoir et de mon art qui me permettaient de les aider, et je me réjouissais de regarder Merit qui était mon amie, et souvent je respirais profondément et disais: «Suspends ton cours, clepsydre, et retiens ton eau, car cet instant présent ne saurait continuer aussi beau.» C'est ainsi que j'oubliai que je devais aller au palais doré et que mon arrivée avait été annoncée à la mère royale.

Mais je crois que je n'y pensais pas parce que je ne voulais pas y penser en cet instant de bonheur.

Quand les ombres s'allongèrent, ma cour se vida enfin et Merit me versa de l'eau sur les mains et m'aida à me laver et je l'aidai dans ses ablutions, et je le fis volontiers, et nous nous rhabillâmes. Mais quand je voulus caresser sa joue et baiser ses lèvres, elle me repoussa en disant:

– Cours chez ta sorcière, Sinouhé, et hâte-toi pour rentrer avant la nuit, car je crois que ma natte t'attend avec impatience. Oui, j'ai vraiment le sentiment que la natte de ma chambre t'attend avec impatience et je ne comprends pas pourquoi, car tes membres sont flasques, Sinouhé, et ta chair est molle, et je ne dirais pas que tes caresses soient très habiles, mais malgré tout tu es différent de tous les autres hommes, et c'est pourquoi je comprends ma natte.

Elle noua à mon cou les insignes de mon rang et me mit ma perruque de médecin et me caressa la joue, si bien que j'aurais volontiers renoncé à aller au palais doré. Mais je fis courir mes esclaves en leur promettant des coups et de l'or et je pressai les rameurs, si bien que l'eau bouillait le long du bateau. C'est ainsi que je pus pénétrer dans le palais au moment où le soleil descendait sur les montagnes de l'ouest et où les étoiles s'allumaient.

Mais avant de rapporter ma conversation avec la mère royale, je dois raconter qu'elle n'était allée que deux fois à la Cité de l'Horizon pour y voir son fils et que les deux fois elle lui avait reproché sa folie, ce qui avait vivement affecté Akhenaton, car il aimait sa mère et était aveugle pour elle, comme souvent les fils sont aveugles pour leur mère jusqu'au jour où ils se marient et où leur femme leur ouvre les yeux. Mais Nefertiti n'avait pas ouvert les yeux de son mari à cause de son père. Je dois en effet reconnaître franchement qu'en ce temps le prêtre Aï et la reine Tii vivaient librement ensemble et ne cherchaient nullement à dissimuler leur joie et je ne sais pas si le palais royal avait jamais subi pareille honte, mais il est probable que ces choses ne s'écrivent pas et tombent dans l'oubli avec la mort des gens qui en ont été les témoins. Mais je ne veux pas m'exprimer sur la naissance d'Akhenaton, et je crois que son origine est divine, car s'il n'avait pas eu dans les veines le sang de son père royal, il n'aurait pas eu du tout de sang royal, et alors il aurait réellement été un faux pharaon, comme le prétendaient les prêtres, et tout ce qui se passait aurait été encore plus insensé et vain. C'est pourquoi je préfère croire ma raison et mon cœur dans cette affaire.

La mère royale Tii me reçut dans un salon particulier où de nombreux oisillons voltigeaient et gazouillaient dans leurs cages, les ailes coupées. C'est qu'elle n'avait pas oublié le métier de sa jeunesse, elle aimait à prendre des oiseaux dans le jardin du palais en engluant des branches et en tendant des rets. Quand je me présentai devant elle, elle tissait une natte de roseaux peints. Elle m'accueillit par des reproches et blâma mon retard et dit:

– Est-ce que la folie de mon fils se guérit ou le moment est-il déjà venu de le trépaner, car il mène trop de bruit autour de son Aton et il rend le peuple inquiet, ce qui est superflu, puisque le faux dieu a été renversé et que personne ne lui dispute le pouvoir.

Je lui parlai de la santé du pharaon, des petites princesses et de leurs jeux, des gazelles et des chiens et des parties de bateau sur le lac sacré, et elle finit par s'apaiser et me permit de m'asseoir à ses pieds et m'offrit de la bière. Ce n'est pas par avarice qu'elle m'offrait de la bière, mais à la manière de la plèbe elle préférait la bière au vin, sa bière était forte et douce et elle en buvait plusieurs pots par jour, si bien que son corps était bouffi et que son visage était bouffi et déplaisant à voir, et qu'il ressemblait vraiment à un visage de nègre, sans cependant être tout à fait noir. Personne n'aurait pu s'imaginer que cette vieille femme obèse avait pu jadis par sa beauté conquérir l'amour du pharaon. C'est pourquoi le peuple prétendait qu'elle s'était attiré cet amour par des pratiques magiques, car il est exceptionnel qu'un pharaon prenne pour femme la fille d'un oiseleur du fleuve.

Tout en sirotant sa bière, elle se mit à me parler ouvertement et avec confiance, et ce n'était pas étonnant, car j'étais médecin et les femmes confient aux médecins bien des choses qu'elles hésiteraient à dire à d'autres hommes, et à cet égard la reine Tii ne différait pas des autres femmes.

Elle me parla sous l'action de la bière et dit:

– Sinouhé, à qui dans un stupide caprice mon fils a donné le nom de solitaire, bien que tu n'en aies pas du tout l'air et que dans la Cité de l'Horizon je parie que tu te divertis chaque nuit avec une femme différente, car je connais les femmes de cette cité, oui, Sinouhé, tu es un homme posé, peut-être le plus posé que je connaisse, et ton calme m'irrite et je voudrais te piquer avec une aiguille pour te voir sauter et crier, et je me demande d'où vient ton calme, mais tu es certainement un brave homme, bien que je ne comprenne pas quel avantage on retire de cette bonté, car seuls les imbéciles incapables d'autre chose sont bons, je l'ai constaté. Quoi qu'il en soit, ta présence me calme merveilleusement et je voudrais te dire que cet Aton, que dans ma folie j'ai déchaîné, m'énerve énormément, et je ne pensais pas que les choses iraient si loin, mais j'avais inventé Aton pour renverser Amon, afin que mon pouvoir et le pouvoir de mon fils fussent plus grands, et en somme c'est Aï qui l'a inventé, Aï, mon mari, comme tu le sais, à moins que tu sois assez innocent pour ne pas le savoir, mais il est bien mon mari, quoique nous n'ayons pas convenu de briser une cruche ensemble. Je veux dire que ce maudit Aï, qui n'a pas plus de force qu'une tétine de vache, a apporté cet Aton de Héliopolis et l'a révélé à mon fils. Je ne comprends vraiment pas ce qu'il a trouvé dans cet Aton, il en rêve les yeux ouverts depuis son enfance, et je crois vraiment qu'il est fou et qu'il est temps de le trépaner, et je me demande pourquoi sa femme, la jolie fille d'Aï, ne lui donne que des filles, bien que mes chers sorciers aient cherché à l'aider. Je ne comprends pas pourquoi le peuple déteste mes sorciers, car ils sont honnêtes, bien qu'ils soient noirs et portent des aiguilles d'ivoire dans les narines, et qu'ils étirent leurs lèvres et le crâne des enfants. Mais le peuple les déteste, je le sais, si bien que je dois les tenir cachés dans les caves du palais, sinon le peuple les tuerait, mais je ne peux me passer d'eux, car personne ne sait comme eux me chatouiller la plante des pieds et ils me préparent des philtres qui me permettent de jouir encore de la vie en femme et de me divertir, mais si tu penses que je tire quelque plaisir d'Aï, tu te trompes, et je me demande pourquoi je tiens tant à lui, alors qu'il vaudrait mieux le laisser tomber. Mieux pour moi, naturellement. Mais peut-être que je ne peux plus le laisser tomber, même si je le voulais, et c'est ce qui m'inquiète. C'est pourquoi mon seul plaisir me vient de mes chers nègres.

La grande mère royale pouffa de rire, comme les vieilles lessiveuses du port en buvant de la bière, et elle reprit:

– Ces nègres sont d'habiles médecins, Sinouhé, bien que le peuple les traite de sorciers, mais c'est par simple ignorance, et toi-même tu t'instruirais certainement avec eux, si tu surmontais tes préjugés contre leur couleur et leur odeur et s'ils consentaient à te révéler leur art, ce dont je doute, car ils en sont très jaloux. Leur couleur est chaude et noire et leur odeur n'a rien de déplaisant, quand on s'y habitue, au contraire elle est excitante et on ne peut s'en passer. Je peux bien t'avouer, Sinouhé, puisque tu es médecin, que parfois je me divertis avec eux, car ils me le prescrivent comme médecins. Mais je n'agis pas ainsi pour éprouver des sensations nouvelles, comme le font les femmes blasées de la cour qui recourent aux nègres, de même qu'une personne ayant goûté de tout et lasse de tout prétend que la viande convenablement faisandée est le meilleur aliment. Non, ce n'est pas pour cela que j'aime mes nègres, car mon sang est jeune et rouge et n'a pas besoin d'excitants artificiels et les nègres sont pour moi un mystère qui me rapproche des sources de la vie chaude, de la terre, du soleil et des bêtes. Je ne voudrais pas que tu divulgues cette confession, mais si tu le fais, je n'en subirai aucun dommage, car je pourrais toujours affirmer que tu as menti. Quant au peuple, il croit tout ce qu'on raconte de moi et davantage encore, si bien qu'à ses yeux ma réputation ne peut plus rien souffrir, et c'est pourquoi peu importe ce que tu raconteras, mais je préfère que tu n'en dises rien, et tu te tairas, parce que tu es bon, ce que je ne suis pas.

Elle s'assombrit et cessa de boire, puis elle se remit à tisser sa natte de roseaux coloriés, et je contemplais ses doigts foncés, car je n'osais la regarder dans les yeux. Comme je gardais le silence et ne promettais rien, elle reprit:

– Par la bonté on ne gagne rien, mais la seule chose qui importe au monde est le pouvoir. Mais ceux qui naissent sur les marches du trône n'en comprennent pas la valeur comme ceux qui sont nés avec du fumier entre les orteils, comme moi. En vérité, Sinouhé, je comprends l'attrait du pouvoir, et tous mes actes ont tendu à conquérir le pouvoir pour le transmettre à mon fils et à ses enfants, afin que mon sang vive sur le trône doré des pharaons, et je n'ai reculé devant rien pour atteindre ce but. Peut-être que mes actes sont répréhensibles aux yeux des dieux, mais à dire la vérité je ne m'inquiète guère des dieux, parce que les pharaons sont supérieurs aux dieux, et au fond il n'existe pas de bonnes et de mauvaises actions, mais ce qui réussit est bon et ce qui échoue et est découvert est mal. Malgré tout, mon cœur tremble parfois et mes entrailles se changent en eau quand je pense à mes actes, car je ne suis qu'une femme et toutes les femmes sont superstitieuses, mais sur ce point je pense que mes sorciers pourront m'aider. Ce qui me fait surtout frémir, c'est de voir que Nefertiti ne met au monde que des filles, et à chaque naissance j'ai l'impression de retrouver devant moi une pierre que j'ai lancée derrière moi, comme une malédiction qui rampe devant moi.

Elle murmura quelques conjurations et agita ses larges pieds, mais sans cesser de tisser les roseaux coloriés, et je contemplais ses doigts sombres et un frisson me parcourait le dos. Car elle faisait des nœuds d'oiseleur, et je reconnaissais ces nœuds. En vérité, je reconnaissais ces nœuds, car c'étaient ceux du Bas-Pays, et je les avais observés dans la maison de mon père sur la barque suspendue au-dessus du lit de ma mère. Ma langue se paralysa et mes membres se figèrent, car la nuit de ma naissance un léger vent d'ouest avait soufflé et la barque de roseau avait descendu le fleuve lors de la crue pour s'arrêter près de la maison de mon père. L'idée qui germait dans mon esprit en regardant les doigts de la mère royale était si terrible et si insensée que je refusais de l'envisager, et je me disais que n'importe qui pouvait faire des nœuds d'oiseleur à une barque de roseau. Mais les oiseleurs exerçaient leur métier dans le Bas-Pays et pas à Thèbes. C'est pourquoi dans mon enfance j'avais souvent examiné ces nœuds inconnus à Thèbes, sans même savoir alors comment cette barque se rattachait à ma destinée.

Mais la grande mère royale n'observa pas mon attitude et plongée dans ses souvenirs et ses idées elle continua ainsi:

– Tu me trouves peut-être méchante et déplaisante, Sinouhé, de te parler ainsi, mais ne me condamne pas trop sévèrement pour mes actes et essaye de me comprendre. Il n'est point facile pour la fille d'un pauvre oiseleur de pénétrer dans le gynécée royal où on la méprise à cause de son teint et de ses larges pieds et on la pique de mille épingles et son seul salut est un caprice du pharaon. Tu ne seras pas surpris que je n'aie guère hésité sur les moyens de conserver la faveur du roi en le familiarisant nuit après nuit avec les étranges coutumes des nègres jusqu'à ce qu'il ne puisse plus vivre sans mes caresses, et je gouvernais l'Egypte par lui. Ainsi je déjouais toutes les intrigues du palais doré et évitais tous les pièges et déchirais tous les filets tendus sur mon chemin, et je n'hésitais pas à me venger en cas de besoin. Par la crainte j'ai lié les langues autour de moi et j'ai gouverné le palais doré à ma guise et ma volonté fut qu'aucune femme ne donnât au pharaon un fils avant que j'en aie eu un moi-même. C'est pourquoi aucune femme du harem ne donna de fils au pharaon, et je mariais les filles qui lui naissaient à des nobles dès leur naissance. Telle était la force de ma volonté, mais moi je n'osais pas encore enfanter, de peur de nuire à ma beauté, car au début je ne dominais que par mon corps. Mais le pharaon vieillit et les caresses que je lui prodiguais l'épuisèrent, mais à ma grande terreur je lui donnai une fille, quand je jugeai le moment venu d'avoir un enfant. Et cette fille est Baketaton, et je ne l'ai pas mariée, mais elle reste comme une flèche dans mon carquois, car un sage garde plusieurs flèches dans son carquois et ne se fie pas à une seule. Le temps passait dans l'angoisse pour moi, mais enfin je mis au monde un fils, mais il ne m'a pas donné la joie que j'attendais de lui, car il est devenu fou, et c'est pourquoi je reporte mes espoirs sur son fils qui n'est pas encore né. Mais mon pouvoir était si grand que pendant toutes ces années aucune femme du gynécée ne mit au monde un garçon, mais seulement des filles. Ne dois-tu pas reconnaître comme médecin, Sinouhé, que mon habileté et ma sorcellerie ont été étonnantes?

Alors je tremblai et je lui dis en la regardant dans les yeux:

– Ta sorcellerie est simple et méprisable, grande mère royale, parce que tu la tisses de tes doigts dans les roseaux coloriés, si bien que chacun peut la reconnaître.

Elle laissa tomber les roseaux, comme s'ils lui avaient brûlé les mains, et ses yeux rougis par la bière roulèrent de frayeur, et elle dit:

– Es-tu toi aussi un sorcier, Sinouhé, pour parler ainsi, ou bien est-ce que le peuple connaît cette histoire aussi?

Je lui dis:

– A la longue on ne peut rien cacher au peuple, mais le peuple sait tout, sans même qu'on lui en parle. Tes actes n'ont peut-être pas eu de témoins, grande mère royale, mais la nuit t'a vue et le vent nocturne a murmuré tes actes à de nombreuses oreilles et tu ne peux empêcher le vent de bavarder, si tu peux lier les langues. Cependant la natte que tu tisses de tes mains est certainement un joli tapis magique, et je te serais reconnaissant de m'en faire cadeau, car je saurais l'apprécier mieux que quiconque.

Ces paroles la calmèrent et elle reprit son tissage et but de la bière. Puis elle me regarda d'un air rusé en disant:

– Je te donnerai peut-être cette natte, Sinouhé, quand elle sera terminée. C'est une natte jolie et précieuse, parce que je l'ai tressée de mes propres mains, et c'est une natte royale. Mais que vas-tu me donner en échange?

Je ris et répondis:

– Je te donnerai ma langue, ô mère royale. Mais j'aimerais bien que tu me la laisses jusqu'à ma mort. Ma langue ne retirera aucun profit à parler contre toi. C'est pourquoi je te la donne.

Elle marmonna quelques mots et dit en me regardant à la dérobée:

– Je ne peux accepter un cadeau que je possède déjà. Personne ne m'empêcherait de te prendre la langue et même les mains, pour que tu ne puisses écrire ce que tu ne pourrais raconter. Je pourrais aussi t'envoyer à mes sorciers dans les caves du palais, et tu n'en reviendrais peut-être jamais, car ils aiment à sacrifier des êtres humains.

Mais je lui dis:

– Tu as certainement bu trop de bière, ô mère royale. N'en prends plus ce soir, sinon tu risques de voir des hippopotames en rêve. Ma langue est à toi et j'espère recevoir la natte quand elle sera terminée.

Je me levai pour prendre congé et elle ne me retint pas, mais elle pouffa de rire et dit:

– Tu m'amuses beaucoup, Sinouhé, vraiment tu m'amuses beaucoup.

C'est ainsi que je la quittai et que je rentrai en ville. Et Merit partagea sa natte avec moi. Je n'étais plus complètement heureux, car je pensais à la barque de roseau noircie de fumée qui était suspendue au-dessus du lit de ma mère, et je pensais aux doigts sombres qui tressaient des nattes avec des nœuds d'oiseleur, et je pensais au vent nocturne qui emportait les légères barques loin des murs du palais doré vers le rivage de Thèbes. Je pensais à toutes ces choses et je n'étais plus entièrement heureux, car ce qui augmente le savoir augmente aussi le chagrin, et j'aurais voulu m'épargner le chagrin, parce que je n'étais plus jeune.

La raison officielle de mon voyage à Thèbes était une visite à la Maison de la Vie où je n'étais pas allé depuis des années, bien que mes fonctions de trépanateur royal m'y obligeassent, et je craignais aussi que mon habileté manuelle eût diminué, car je n'avais pas exécuté une seule trépanation pendant toutes les années passées dans la Cité de l'Horizon. C'est pourquoi je donnai dans la Maison de la Vie quelques leçons aux élèves. Mais cette Maison avait bien changé et son importance avait diminué, parce que les gens, même les pauvres, l'évitaient, et les meilleurs médecins l'avaient quittée pour pratiquer en ville. J'avais pensé que la science s'était affranchie et développée depuis que les élèves ne devaient plus subir l'examen de la prêtrise du premier degré et que personne ne les empêchait de demander pourquoi. Mais je me trompais, car les élèves étaient jeunes et nonchalants et ils n'avaient aucune envie de demander pourquoi, et leur plus grand désir était de recevoir de leurs maîtres la science toute prête et d'inscrire leur nom dans le livre de la vie, afin de pouvoir exercer leur profession et gagner de l'or et de l'argent.

Les malades étaient si peu nombreux qu'il me fallut attendre des semaines pour avoir l'occasion de trépaner trois crânes comme je me l'étais fixé pour contrôler mon habileté. Ces trois opérations me valurent une grande réputation, et médecins et élèves louèrent hautement la sûreté de mes mains et mon talent. Et pourtant j'avais l'impression décourageante que mes mains n'étaient plus aussi sûres que naguère. Ma vue avait baissé, et je ne pouvais plus reconnaître aussi facilement qu'avant les maladies de mes clients, mais je devais poser de nombreuses questions et faire de longues recherches avant d'être sûr de mon affaire. C'est pourquoi je reçus chaque jour des malades chez moi et je les soignai sans leur demander de cadeau, car je voulais retrouver mon ancienne habileté.

Je fis donc trois trépanations dans la Maison de la Vie, dont une par pitié, car le malade était inguérissable et souffrait atrocement. Mais les deux autres cas étaient intéressants et exigèrent tout mon talent. L'un d'eux était un homme qui était tombé d'un toit dans la rue voici deux ans, en cherchant à échapper à un mari qu'il avait trompé. Il n'avait pas eu de blessure apparente, mais plus tard il avait eu des crises de haut mal qui se renouvelaient dès qu'il buvait du vin. Il n'avait pas de cauchemars, mais il poussait des cris et donnait des coups de pied et se mordait la langue et se mouillait. Il redoutait tellement ces crises qu'il voulut se faire trépaner. J'y consentis et sur le conseil des médecins de la Maison je recourus à un homme hémostatique, ce qui n'était pas dans mes habitudes.

Cet homme était encore plus stupide et plus endormi que celui qui mourut dans le palais du pharaon, comme je l'ai raconté, et durant toute l'opération il fallut le maintenir éveillé pour qu'il remplît son office. Malgré tout, le sang perla parfois dans la plaie. Durant l'opération, je constatai que la cervelle du malade était toute noire de vieux sang en maint endroit. C'est pourquoi le nettoyage dura longtemps et je ne pus y procéder à fond, car j'aurais endommagé la surface du cerveau. Mais les crises de haut mal cessèrent complètement, car il mourut le troisième jour après l'opération, comme il est normal. Mais cette trépanation fut considérée comme extrêmement bien réussie, et on m'en félicita et les élèves notèrent soigneusement tout ce que j'avais fait.

Le second cas était fort simple, car le malade était un jeune homme que les gardes avaient trouvé dans la rue évanoui et mourant, dévalisé et le crâne fracturé. Je me trouvais dans la Maison de la Vie quand on l'apporta, et je décidai de le trépaner tout de suite, car il semblait perdu. J'enlevai soigneusement les éclats d'os et recouvris l'ouverture avec une plaque d'argent désinfectée. Il guérit et vivait encore deux semaines plus tard, quand je quittai Thèbes, mais il avait de la peine à bouger les bras et ses paumes et la plante de ses pieds ne réagissaient plus aux chatouillements. Mais je crois qu'il a dû se remettre complètement avec le temps. Cette trépanation ne fit pas autant de sensation que la précédente, car chacun trouva mon succès naturel et loua mon habileté manuelle. Mais pourtant, à cause de l'urgence, j'avais opéré sans raser la tête préalablement, et quand j'eus recousu le cuir chevelu sur la plaque d'argent, les cheveux poussèrent sur sa tête comme auparavant.

On me traitait respectueusement dans la Maison de la Vie à cause de mon rang, mais les vieux médecins m'évitaient et n'osaient pas me parler avec confiance, parce que je venais de la Cité de l'Horizon et que le faux dieu les maintenait dans la crainte. Je ne leur parlai pas d'Aton, mais seulement de questions médicales. Jour après jour ils me flairaient comme un chien qui cherche une trace, et je finis par m'en étonner. Enfin, après la troisième trépanation, un chirurgien très habile et intelligent vint me trouver et me dit:

– Sinouhé royal, tu as certainement constaté que la Maison de la Vie est plus vide que jamais et qu'on recourt moins à nos soins, bien que Thèbes ait plus de malades qu'avant. Tu as voyagé dans bien des pays, Sinouhé, et vu bien des guérisons, mais je crois que tu n'as jamais vu de guérisons comme celles qui se produisent en secret à Thèbes, car on n'y utilise ni couteau ni feu, ni remèdes ni pansements. On m'a chargé de te parler de ces guérisons et de te demander si tu voulais en être le témoin. Mais du dois promettre de ne souffler mot à âme qui vive de ce que tu verras. Tu devras aussi te laisser bander les yeux, lorsqu'on te conduira au lieu des guérisons miraculeuses.

Ces paroles ne me plurent guère, car je craignais des complications avec le pharaon à ce sujet. Mais ma curiosité était grande et je dis:

– J'ai en effet entendu parler des choses étonnantes qui se passent actuellement à Thèbes. Les hommes racontent des histoires et les femmes ont des rêves, mais je n'ai pas encore entendu parler de guérisons. Comme médecin, je doute fort des guérisons obtenues sans couteau ni feu, sans remèdes ni pansements. C'est pourquoi je ne veux pas intervenir dans cette charlatanerie, afin que mon nom ne soit pas mêlé à de faux témoignages possibles.

Il insista et dit:

– Nous pensions que tu n'avais pas de préjugés, après tes voyages à l'étranger où tu as appris tant de choses. Du reste, le sang cesse aussi de couler sans recours aux pinces ni au cautère. Pourquoi ne pourrait-on guérir sans couteau ni feu? Ton nom ne sera point mêlé à l'affaire, nous te le promettons, car pour certaines raisons nous désirons que tu voies tout, afin que tu saches qu'il n'y a pas de fraude dans ces guérisons. Tu es solitaire, Sinouhé, et tu seras un témoin impartial, c'est pourquoi nous avons besoin de toi.

Ces paroles redoublèrent ma curiosité. Et je désirais augmenter mon savoir. C'est pourquoi j'acceptai sa proposition, et le soir il vint me prendre dans sa litière et il me banda les yeux. Quand la litière se fut arrêtée, nous en descendîmes et il me prit par le bras et me conduisit par de longs corridors, en montant et en descendant des escaliers, et je finis par lui dire que j'en avais assez de cette farce. Mais il me rassura et ôta mon bandeau et me fit entrer dans une salle où brûlaient de nombreuses lampes et dont les murs étaient de pierre. Trois malades étaient étendus sur des civières, et un prêtre s'approcha de moi, la tête rasée et le visage luisant d'huile sacrée. Il m'appela par mon nom et m'invita à bien examiner les malades, pour écarter toute fraude. Sa voix était ferme et douce, et ses yeux étaient intelligents. C'est pourquoi je suivis son exhortation et j'examinai les malades, et le chirurgien de la Maison de la Vie m'assista.

Je vis que ces trois malades étaient vraiment malades et qu'ils ne pouvaient se lever seuls. L'un d'eux était une jeune femme dont les membres étaient décharnés et maigres et complètement insensibles, et seuls ses yeux bougeaient dans son visage apeuré. L'autre était un garçon dont tout le corps était couvert d'une éruption terrible et de croûtes humides. Le troisième était un vieillard dont les jambes étaient paralysées, et il ne pouvait marcher, et ce n'était pas un simulant, car je le piquai avec une aiguille et il ne sentit rien. C'est pourquoi je dis au prêtre:

– J'ai examiné ces trois malades avec toute ma science, et si j'étais leur médecin, je ne pourrais que les envoyer à la Maison de la Vie. Mais cette Maison ne pourrait probablement pas guérir la femme et le vieillard, mais on diminuerait les souffrances du garçon avec des bains quotidiens de soufre.

Le prêtre sourit et m'invita à prendre un siège avec l'autre médecin au fond de la chambre et à attendre patiemment. Puis il appela des esclaves qui placèrent les civières sur un autel et allumèrent des encens engourdissants. Dans le corridor on entendit des chants et un groupe de prêtres entra en chantant les cantiques d'Amon. Ils se groupèrent autour des malades et se mirent à prier et à sauter et à danser. La sueur ruisselait sur leurs fronts, et ils ôtèrent leur tunique et agitèrent des grelots et se tailladèrent le corps avec des pierres pointues, et le sang ruisselait. J'avais vu des cérémonies pareilles en Syrie et j'observais froidement comme un médecin, mais ils commencèrent à crier encore plus fort et ils frappèrent des poings le mur de la salle qui s'ouvrit et à la lumière des lampes la statue d'Amon apparut, colossale et redoutable. Au même instant les prêtres se turent et le silence était effrayant après le bruit récent. Le visage d'Amon brillait d'une lumière céleste dans la voûte sombre, et soudain le plus élevé des prêtres s'approcha des malades et les appela par leur nom et dit:

– Levez-vous et marchez, car le grand Amon vous a bénis, parce que vous croyez en lui.

Alors je vis de mes propres yeux comment les trois malades, avec des gestes incertains, se levaient en fixant la statue d'Amon. Ils se mirent à genoux, puis sur leurs pieds et ils tâtèrent leurs jambes avec étonnement, puis ils fondirent en larmes et bénirent le nom d'Amon. Mais la muraille se referma, les prêtres sortirent et les esclaves emportèrent les encens et allumèrent d'autres lampes, afin que nous pussions examiner les malades. Et la jeune femme put bouger les membres et faire quelques pas devant nous, et le vieillard marchait sans peine, et l'éruption avait disparu sur tout le corps du garçon dont la peau était lisse et saine. Tout cela s'était produit en fort peu de temps, et si je ne l'avais vu de mes propres yeux, je ne croirais pas que ce fût possible.

Le prêtre qui nous avait reçus s'approcha de nous avec un sourire victorieux et dit:

– Que dis-tu maintenant, royal Sinouhé?

Je le regardai droit dans les yeux et je répondis:

– Je comprends que la femme et le vieillard étaient victimes de pratiques magiques qui avaient lié leur volonté, et la magie est vaincue par la magie, si la volonté du sorcier est supérieure à celle de l'envoûteur. Mais une éruption est une éruption, et on ne la guérit pas par la magie, mais par des soins prolongés et des bains médicaux. C'est pourquoi je reconnais que je n'ai encore rien vu de pareil.

Il me regarda et son regard flamboya et il dit:

– Reconnais-tu, Sinouhé, qu'Amon reste le roi de tous les dieux?

Mais je lui dis:

– Je te prie de ne pas prononcer à haute voix le nom de ce faux dieu, parce que le pharaon l'a interdit et que je suis à son service.

Je vis que mes paroles l'irritaient, mais il était prêtre du degré supérieur et sa volonté l'emporta sur ses sentiments. C'est pourquoi il se domina et dit en souriant:

– Mon nom est Hribor, afin que tu puisses me dénoncer aux gardes, mais je ne crains pas les gardes du faux pharaon et je ne redoute point son fouet ni ses mines, et je guérirai quiconque viendra me trouver au nom d'Amon. Mais ne nous disputons pas sur ces choses, parlons comme des gens cultivés. Permets-moi de t'inviter dans ma cellule pour prendre une coupe de vin, car tu es certainement fatigué d'être resté si longtemps assis à la dure.

Il m'emmena par de longs corridors dans sa cellule et je sentis à l'air lourd des couloirs que nous étions sous terre, et je devinais que nous étions dans les cavernes d'Amon dont on racontait tant de légendes, mais qu'aucun profane n'avait vues. Hribor congédia le médecin de la Maison de la Vie et nous entrâmes dans sa cellule où ne manquait aucun confort propre à réjouir le cœur de l'homme. Un baldaquin recouvrait le lit, et les coffres et boîtes étaient en ivoire et en ébène, les tapis étaient moelleux et la chambre embaumait les parfums précieux. Il me versa poliment de l'eau parfumée sur les mains et me fit asseoir et m'offrit des gâteaux au miel, des fruits et du vieux vin lourd des vignobles d'Amon dans lequel on avait mélangé de la myrrhe. Nous bûmes ensemble et il me parla en ces termes:

– Sinouhé, nous te connaissons et nous avons suivi tes pas et nous savons que tu aimes beaucoup le faux pharaon et que son dieu ne t'est pas aussi indifférent que nous le voudrions. Cependant, je t'assure que ce dieu n'a rien de plus qu'Amon, car la persécution a purifié Amon et l'a rendu plus fort qu'avant. Mais je ne veux pas aborder les questions théologiques avec toi, je désire te parler comme à un homme qui, sans exiger de cadeaux, a guéri des pauvres, et comme à un Egyptien qui aime la terre noire plus que les terres rouges. C'est pourquoi je te dis: Le pharaon Akhenaton est un fléau pour les pauvres et une malédiction pour l'Egypte, et il doit être abattu avant que ses méfaits ne soient irrémédiables. Je bus du vin et dis:

– Les dieux me sont indifférents et j'en suis las, mais le dieu du pharaon se distingue de tous les autres, car il n'a pas d'images et tous les hommes sont égaux devant lui et chacun, qu'il soit pauvre ou esclave ou même étranger, a de la valeur à ses yeux. C'est pourquoi je crois que l'année du monde touche à sa fin et qu'une autre commence. L'incroyable peut arriver et aussi ce qui est contraire à la raison humaine. Car jamais encore il ne s'est présenté une occasion pareille de renouveler tout et de faire que les hommes soient des frères entre eux.

Hribor fit un geste de protestation et sourit et dit:

– Je constate, Sinouhé, que tu rêves les yeux ouverts, alors que je te croyais un homme sensé. Mes buts sont plus modestes. J'espère seulement que tout redeviendra comme avant et que le pauvre aura sa pleine mesure et que les lois resteront en vigueur. Je veux seulement que chacun puisse exercer sa profession en paix et ait la foi qu'il désire. Je veux que se conserve tout ce qui perpétue la vie, la différence entre l'esclave et le maître, entre le serviteur et le patron. Je veux que la puissance et l'honneur de l'Egypte restent intacts, je veux que les enfants naissent dans un pays où chacun a sa place, avec une tâche fixée à l'avance jusqu'à la fin de sa vie, et où aucune inquiétude ne ronge le cœur. Voilà ce que je veux, et c'est pourquoi le pharaon Akhenaton doit disparaître.

«Toi, Sinouhé, tu es un homme bon et docile, tu ne veux de mal à personne. Mais nous vivons une époque où chacun doit prendre parti. Quiconque n'est pas avec nous est contre nous et en souffrira, car tu n'es pas assez simple pour croire que le pharaon conservera longtemps le pouvoir. Peu importe quel dieu tu honores, car Amon n'a pas besoin de toi. Mais il est en ton pouvoir, Sinouhé, d'annihiler la malédiction qui pèse sur l'Egypte. Il est en ton pouvoir de supprimer la famine et la misère et l'inquiétude dans la terre noire. Il est en ton pouvoir de restaurer la puissance de l'Egypte.

Ces paroles me rendirent le cœur inquiet. C'est pourquoi je pris du vin et ma bouche et mes narines s'emplirent du parfum exquis de la myrrhe. J'essayai de rire en lui disant:

– Un chien enragé t'a mordu, ou un scorpion, car mon pouvoir n'est pas aussi étendu et je ne suis pas même aussi habile que toi pour guérir les malades.

Il se leva et dit:

– Je veux te montrer quelque chose.

Il prit une lampe et me mena dans le corridor et ouvrit une porte fermée de plusieurs verrous et il éclaira une pièce où chatoyaient l'or et l'argent et les pierres précieuses. Et il dit:

– Ne crains pas. Je ne veux pas chercher à te corrompre, je ne suis pas aussi bête, bien qu'il ne soit pas mauvais que tu voies qu'Amon est plus riche que le pharaon. Non, je ne cherche pas à te séduire avec de l'or.

Il ouvrit une lourde porte de cuivre et éclaira une petite chambre où reposait sur un lit de pierre une image de cire dont la poitrine et les tempes étaient percées d'aiguilles pointues. Instinctivement je levai le bras et récitai les formules contre la magie, telles que je les avais apprises avant mon initiation de prêtre du premier degré. Hribor me regarda en souriant et sa main ne tremblait pas.

– Crois-tu maintenant que le temps du pharaon touche à sa fin, dit-il, car nous l'avons envoûté au nom d'Amon et nous avons transpercé sa tête et son cœur avec les aiguilles sacrées d'Amon. Mais le sortilège est lent et bien des malheurs peuvent encore arriver et son dieu peut le protéger dans une certaine mesure. C'est pourquoi je voudrais encore discuter avec toi, maintenant que tu as vu ceci.

Il referma soigneusement toutes les portes et me ramena dans sa cellule et remplit ma coupe de vin, mais le vin rejaillit sur mon menton et la coupe tinta contre mes dents, car j'avais vu de mes propres yeux un sortilège plus funeste que tous les autres et contre lequel tout le monde est impuissant. Hribor dit:

– Tu vois que la puissance d'Amon s'étend jusqu'à la Cité de l'Horizon, et ne me demande pas comment nous avons pu nous procurer des cheveux et des rognures d'ongles du pharaon pour les mettre dans l'image de cire, mais je puis te dire que nous ne les avons pas achetés à prix d'or, nous les avons reçus pour Amon.

Il me jeta un regard scrutateur et pesa ses mots et dit enfin:

– La force d'Amon croît de jour en jour, comme tu l'as vu pendant que je guérissais les malades au nom d'Amon. De jour en jour la malédiction d'Amon s'appesantit sur l'Egypte. Plus le pharaon vivra longtemps, plus le peuple souffrira, car le sortilège agit lentement. Tu sais que le pharaon souffre de maux de tête qui usent ses forces. Que dirais-tu, Sinouhé, si je te donnais une drogue qui guérisse le pharaon de ses maux de tête, à tout jamais?

– L'homme est toujours sujet aux maladies, dis-je. Seul un mort en est libéré à jamais.

Il me regarda de ses yeux flamboyants et sa volonté me cloua sur place, si bien que je ne pus lever le bras quand il dit:

– C'est probable, mais cette drogue ne laisse pas de traces et personne ne pourra t'accuser et même les embaumeurs ne remarqueront rien d'insolite dans les entrailles. Mais tu n'aurais qu'à donner au pharaon un remède qui guérisse ses maux de tête. Il s'endormira et il ne connaîtra plus ni douleur ni chagrin.

Il leva la main et dit encore:

– Je ne veux pas t'offrir de l'or, mais si tu le fais, ton nom sera béni éternellement et ton corps ne se décomposera jamais, et tu vivras éternellement. Des mains invisibles te protégeront tous les jours de ta vie et il n'y a pas de souhait humain qui ne se réalise pour toi. Je te le promets, car j'en ai le pouvoir.

Il leva les deux bras et me regarda de ses yeux flamboyants et je ne pouvais éviter son regard. Sa volonté m'enchaînait, si bien que je ne pouvais ni bouger, ni lever le bras, ni me lever. Il dit:

– Si je te dis: Lève-toi, tu te lèveras. Si je te dis: Lève le bras, tu lèveras le bras. Mais je ne peux t'ordonner d'adorer Amon, si tu ne le veux pas, et je ne peux te contraindre à accomplir des actes qui sont contraires à la volonté de ton cœur. Ainsi, mon pouvoir sur toi est limité. C'est pourquoi je te conjure, Sinouhé, au nom de l'Egypte, de prendre la drogue que j'ai préparée et de la lui donner.

Il abaissa le bras, et je pus de nouveau bouger et porter la coupe à mes lèvres et je ne tremblais plus. Le parfum de la myrrhe envahit ma bouche et mes narines et je lui dis:

– Hribor, je ne te promets rien, mais donne-moi la drogue. Donne-moi ce remède pitoyable, car il est peut-être meilleur que le suc des pavots et peut-être qu'un jour viendra où le pharaon ne désirera plus se réveiller.

Il me remit la drogue dans une fiole bigarrée et dit:

– L'avenir de l'Egypte est entre tes mains, Sinouhé. Il ne convient pas qu'on lève la main sur le pharaon, mais la misère et l'impatience du peuple sont grandes, et le moment peut venir où quelqu'un se rappellera que le pharaon est aussi un mortel et que son sang coule si on lui perce la peau avec une lance ou un poignard. Mais cela ne doit pas arriver, car alors la puissance des pharaons chancellera. C'est pourquoi le destin de l'Egypte est maintenant entre tes mains. Je pris la drogue et dis ironiquement:

– Le destin de l'Egypte était peut-être, au jour de ma naissance, entre des mains noires qui tissaient des roseaux. Mais il est des choses que tu ignores, Hribor, bien que tu croies tout savoir. En tout cas, j'ai la drogue, mais rappelle-toi que je ne promets rien.

Il sourit et leva la main en signe d'adieu et dit selon la coutume:

– Ta récompense sera grande.

Puis il m'accompagna par de longs couloirs sans rien me cacher, car ses yeux voyaient dans le cœur des hommes et il savait que je ne le dénoncerais pas. C'est pourquoi je peux dire que les cavernes d'Amon se trouvent sous le grand temple, mais je ne peux pas dire comment on y pénètre, car ce secret n'est pas à moi.

Quelques jours plus tard, la grande mère royale Tii mourut dans le palais doré. Elle avait été mordue par un petit céraste, tandis qu'elle visitait ses pièges à oiseaux dans le jardin du palais. On ne put trouver son médecin, comme c'est habituellement le cas lorsqu'on en a le plus urgent besoin. C'est pourquoi on vint me chercher dans ma maison, mais à mon arrivée au palais je pus simplement constater le décès. Son médecin ne saurait en être rendu responsable, car la morsure de ce serpent est toujours mortelle, à moins qu'avant les cent premières pulsations on n'ouvre la morsure et ne ligature les veines.

Je dus m'occuper de faire remettre le corps aux embaumeurs de la Maison de la Mort. C'est pourquoi je rencontrai aussi le sombre prêtre Aï et il toucha les joues enflées de la mère royale et dit:

– C'était le moment qu'elle meure, car elle n'était plus qu'une vieille femme ennuyeuse qui intriguait contre moi. Ses propres actes la condamnent et j'espère que le peuple se calmera, maintenant qu'elle est morte.

Je ne crois pas toutefois qu'Aï l'ait tué, car il ne l'aurait pas osé. Les crimes communs et les sombres secrets unissent en effet les gens plus solidement que l'amour, et je sais que malgré ses paroles cyniques, Aï regrettait la défunte, car au cours des années ils s'étaient habitués l'un à l'autre.

Quand la nouvelle de cette mort se répandit à Thèbes, le peuple mit ses habits de fête et s'amassa tout joyeux sur les places et dans les rues. Des prédictions passaient de bouche en bouche, et de nombreuses saintes femmes se mirent à raconter des présages encore plus funestes. La foule se porta sous les murs du palais, et pour la calmer et gagner sa faveur, Aï fit chasser à coups de fouets les sorciers noirs des caves du palais. Ils étaient cinq, et l'un était une femme laide et grosse comme un hippopotame, et les gardes les expulsèrent par la porte de papyrus, après quoi la foule se jeta sur eux et les mit en pièces et leur magie ne put les protéger. Aï fit aussi détruire et brûler dans les caves tous leurs objets magiques et leurs drogues et leur tronc sacré, ce qui était dommage, car j'aurais bien voulu étudier leurs philtres et leurs grimoires.

Et personne au palais ne pleurait la mort de la mère royale et le sort de ses sorciers. La princesse Baketaton vint toutefois voir le corps de sa mère et lui toucha les mains de ses belles mains et dit:

– Ton mari a mal agi, en laissant le peuple déchirer tes sorciers noirs.

Et elle me dit:

– Ces sorciers n'étaient pas méchants et ils ne se plaisaient point ici, ils voulaient regagner leurs forêts et leurs cabanes. Il n'aurait pas fallu les châtier pour les actes de ma mère.

C'est ainsi que je rencontrai Baketaton et elle me plut vivement à cause de sa fière allure et de sa beauté. Elle me parla de Horemheb et se moqua de lui et dit:

– Horemheb est de basse extraction et ses paroles sont grossières, mais s'il prenait femme, il pourrait être l'ancêtre d'une famille noble. Peux-tu me dire pourquoi il ne s'est pas marié?

Je lui dis:

– Tu n'es pas la première à le demander, royale Baketaton, mais à cause de ta beauté, je vais te raconter ce que je n'ai osé dire à personne. Quand, tout enfant, Horemheb arriva pour la première fois au palais, il regarda par mégarde la lune. Et dès lors il n'a plus pu regarder une femme ni casser une cruche. Mais qu'en est-il de toi, Baketaton? Aucun arbre ne fleurit sans arrêt, mais il doit porter des fruits, et comme médecin je verrais volontiers tes flancs se gonfler de fertilité. Elle releva la tête et dit:

– Tu sais bien, Sinouhé, que mon sang est trop sacré pour s'unir même au sang le plus noble d'Egypte. C'est pourquoi mon frère aurait mieux fait de me prendre pour femme selon la bonne coutume, et je lui aurais certainement donné un fils. En outre, si j'avais le pouvoir, je ferais crever les yeux à cet Horemheb, car il est infamant de penser qu'il a osé lever le regard sur moi. Je te dis franchement que la simple pensée d'un homme m'épouvante, car leur contact est brutal et honteux, et leurs membres durs broient les femmes frêles. C'est pourquoi je crois qu'on exagère beaucoup le plaisir qu'un homme peut donner à une femme.

Mais ses yeux brillaient et elle respirait fort, et je vis que cette conversation lui plaisait. C'est pourquoi je la poussai en disant:

– J'ai vu comment mon ami Horemheb, en bandant ses muscles, brisait un bracelet de cuivre. Ses membres sont longs et robustes et sa poitrine résonne comme un tambour, lorsqu'il se la bat dans sa colère. Et les dames de la cour le poursuivent de leurs assiduités, en miaulant comme des chattes, et il peut en faire ce qu'il veut.

Baketaton me regarda, sa bouche peinte frémissait et ses yeux flamboyaient, puis elle dit:

– Sinouhé, tes paroles me sont très déplaisantes, et je ne comprends pas pourquoi tu me vantes ton Horemheb. Il est né avec du fumier entre les orteils et son nom même me déplaît. Pourquoi me parler ainsi de lui devant le corps de ma mère?

Je renonçai à relever que c'était elle qui avait commencé. Mais je dis, en feignant l'étonnement:

– O Baketaton, reste comme un arbre en fleur, ton corps ne s'usera pas et tu fleuriras encore bien des années. Mais ta mère n'a-t-elle donc aucune suivante fidèle pour pleurer et lamenter près de son corps, jusqu'à ce que la Maison de la Mort vienne l'emporter et que les pleureuses rétribuées s'arrachent les cheveux autour d'elle? Si je le pouvais, je pleurerais, mais un médecin ne sait plus pleurer devant la mort. La vie est une chaude journée, Baketaton, la mort est peut-être une nuit froide. La vie est un golfe stagnant, Baketaton, la mort est peut-être une onde profonde et claire.

Elle dit:

– Ne me parle pas de la mort, quand la vie est encore délicieuse à ma bouche. Mais c'est vraiment scandaleux que personne ne pleure à côté du corps de ma mère. Je ne peux pas pleurer, car cela ne convient point à ma dignité et la couleur coulerait de mes sourcils et abîmerait le fard de mes joues, mais je vais envoyer une femme pleurer avec toi, Sinouhé.

Je plaisantai et lui dis:

– Divine Baketaton, ta beauté m'a séduit et tes paroles ont versé de l'huile sur mon feu. C'est pourquoi envoie-moi une femme vieille et laide, afin que je ne la séduise pas dans mon excitation, ce qui serait une profanation pour la maison mortuaire. Elle secoua la tête et dit:

– Sinouhé, Sinouhé, n'as-tu pas honte des bêtises que tu débites? Car si même tu ne crains pas les dieux, à ce qu'on dit, tu devrais au moins respecter la mort.

Mais comme elle était femme, elle ne s'offensa point de mes paroles, et elle sortit à la recherche d'une pleureuse.

J'avais eu mon idée en parlant avec tant d'impiété devant le corps de la défunte, et j'attendais avec impatience la suivante et elle vint et elle était plus vieille et plus laide que j'avais osé l'espérer, car dans le gynécée vivaient encore toutes les femmes de son mari royal et celles du pharaon Akhenaton et leurs nourrices et leurs dames de compagnie. Le nom de cette vieille femme était Mehunefer, et je vis à son visage qu'elle aimait les hommes et le vin. Par devoir, elle se mit à pleurer et à geindre et à s'arracher les cheveux. J'allai chercher du vin, et elle accepta d'en prendre, lorsque je lui eus assuré que ce serait utile dans son chagrin. Puis je la taquinai et vantai son ancienne beauté. Et je lui parlai des enfants et aussi des filles du pharaon, et pour finir je lui demandai, en feignant la bêtise:

– Est-il vraiment exact, comme on le dit, que la grande mère royale était la seule femme du pharaon qui lui ait donné un fils?

Mehunefer jeta un regard effrayé sur la défunte et secoua la tête pour m'empêcher de poursuivre. C'est pourquoi je recommençai de la flatter et je parlai de ses cheveux et de ses habits et de ses bijoux. Et je louai aussi ses yeux et ses lèvres, et elle finit par oublier ses larmes et m'écouta avec ravissement. Car une femme croit toujours les compliments, même si elle sait qu'ils sont mensongers, et plus elle est vieille et laide, plus sûrement elle les croit, parce qu'elle veut croire. Ainsi nous devînmes bons amis et lorsque les hommes de la Maison de la Mort eurent emporté le corps, elle m'invita dans sa chambre avec toute sorte de minauderies et elle m'offrit du vin. Le vin lui délia la langue et elle me caressa les joues en m'appelant joli garçon et elle me raconta les histoires les plus croustillantes du palais pour m'encourager. Elle me laissa aussi entendre que la mère royale s'était souvent divertie avec les sorciers noirs, et elle dit en pouffant:

– Elle, la mère royale, était une femme terrible, et je respire, maintenant qu'elle est morte, et je ne comprends pas du tout son goût, puisqu'il existe de beaux jeunes Egyptiens dont la chair est brune et tendre et qui sentent bon.

Elle me flaira les épaules et les oreilles, mais je l'écartai en disant:

– La grande reine Tii était une habile tisseuse de roseaux, n'est-ce pas? Elle tressait de petites barques, n'est-ce pas? et elle les posait de nuit sur le fleuve?

Ces paroles l'inquiétèrent, et elle dit:

– Comment le saurais-je?

Mais le vin lui fit perdre toute réserve et elle sentit le besoin de se vanter et elle dit:

– J'en sais cependant plus que toi et je sais qu'en tout cas trois nouveau-nés sont descendus le fleuve dans de petites barques comme des enfants de pauvres, car cette vieille sorcière redoutait les dieux et ne voulait pas tremper ses mains dans le sang. C'est Aï qui lui enseigna l'usage des poisons, si bien que la princesse de Mitanni mourut en pleurant et en réclamant son fils.

– O belle Mehunefer, lui dis-je en touchant ses joues couvertes d'un maquillage épais, tu profites de ma jeunesse et de mon inexpérience pour me raconter des histoires inventées. La princesse de Mitanni n'a pas eu de fils, et si elle en eut un, quand cela est-il arrivé?

– Tu n'es ni jeune ni inexpérimenté, Sinouhé, au contraire tes mains sont délurées et dangereuses et tes yeux sont perfides, mais c'est surtout ta langue qui est perfide et habile à mentir. Mais tes mensonges sont délicieux à mes vieilles oreilles, et c'est pourquoi je vais te dire tout ce que je sais de la princesse de Mitanni, qui aurait pu devenir la grande épouse royale, mais ces paroles risqueraient de passer autour de mon cou un mince fil, si Tii vivait encore. La princesse Tadu-Hépa n'était qu'une fillette quand elle arriva de son lointain pays. Elle jouait encore avec des poupées en grandissant dans le harem, tout comme la petite princesse mariée à Akhenaton et qui mourut. Le pharaon Amenophis ne la toucha pas, il la considérait comme une enfant et jouait à la poupée avec elle et il lui donnait des jouets dorés. Mais Tadu-Hépa grandit et à l'âge de quatorze ans elle était belle à voir et ses membres étaient fins et lisses et ses yeux foncés brillaient et son teint était blanc comme celui des femmes de Mitanni. Alors le pharaon remplit ses devoirs envers elle, comme il le faisait envers toutes ses femmes en dépit des intrigues de Tii, car un homme ne se laisse pas facilement retenir dans ces affaires, tant que les racines de son arbre ne sont pas desséchées. C'est ainsi que le grain d'orge se mit à germer pour Tadu-Hépa, mais au bout de quelque temps il germa aussi pour Tii et Tii en éprouva une grande joie, car elle avait donné au pharaon une fille, qui est cette insupportable et arrogante Baketaton.

Elle s'humecta le gosier et reprit:

– Tous les gens bien informés savent que le grain d'orge de Tii venait de Heliopolis, mais il vaut mieux ne pas insister sur ce point. En tout cas, Tii était grandement tourmentée par la grossesse de Tadu-Hépa et elle essaya par tous les moyens de la faire avorter, comme elle l'a fait pour bien des femmes avec l'aide de ses sorciers noirs. Auparavant, elle avait envoyé deux enfants sur le fleuve dans des barques de roseau, mais ces enfants étaient les fils de concubines peu importantes et les femmes redoutaient Tii qui les apaisait par des cadeaux, si bien qu'elles se résignaient à trouver une fille au lieu de leur fils. Mais la princesse de Mitanni était une adversaire plus redoutable, car elle était de famille royale et elle avait des amis qui la protégeaient et qui espéraient qu'elle deviendrait la grande épouse royale à la place de Tii, si elle donnait le jour à un fils. Mais le pouvoir de Tii était si grand et sa passion si violente depuis que son sein avait été fertilisé que personne n'osait lui résister, et Aï, qu'elle avait amené de Héliopolis, se tenait à côté d'elle. Et quand la princesse de Mitanni accoucha, on renvoya tous ses amis et les sorciers nègres l'entourèrent sous le prétexte de calmer ses maux, et quand elle voulut voir son fils, on lui montra une fille mort-née, mais elle refusa de croire Tii. Moi aussi je sais qu'elle avait mis au monde un fils et ce fils vivait et il partit sur le fleuve cette même nuit. Je ris bruyamment et dis:

– Comment pourrais-tu le savoir, belle Mehunefer?

Elle se fâcha et renversa du vin sur son menton en buvant et dit:

– Par tous les dieux, c'est moi qui ai coupé les roseaux de mes propres mains, parce que Tii ne voulait pas entrer dans l'eau à cause de sa grossesse.

Ces paroles me bouleversèrent et je me levai et je versai du vin sur le tapis et je le foulai aux pieds pour montrer mon horreur. Mais Mehunefer me prit le bras et me fit asseoir de force à côté d'elle et dit:

– J'ai eu tort de te raconter cette histoire qui pourrait me causer des ennuis, mais tu as je ne sais quoi d'attirant et mon cœur n'a plus de secrets pour toi, Sinouhé. C'est pourquoi je l'avoue: c'est moi qui ai coupé les roseaux et Tii en tressa une barque, car elle n'avait pas confiance dans les serviteurs et moi elle m'avait attachée à elle par des pratiques magiques et elle connaissait les bêtises que j'avais commises dans ma jeunesse et pour lesquelles on m'aurait fouettée et chassée de la maison dorée, si on les avait connues, mais tout le monde agissait ainsi dans le palais. Quoi qu'il en soit, j'étais liée à elle, et elle tressa la barque dans l'obscurité et elle riait en le faisant et elle disait des paroles impies, car elle était heureuse d'avoir ainsi écarté la princesse de Mitanni. Mais je me calmais le cœur en me disant que quelqu'un recueillerait l'enfant, et pourtant je savais que cela n'arriverait pas, car les enfants confiés au fleuve périssent au grand soleil ou encore les crocodiles et les oiseaux de proie les dévorent. Mais la princesse de Mitanni refusa de reconnaître la fillette placée à côté d'elle, car son teint était différent du sien et la forme de la tête différait aussi. C'est qu'en effet la peau des femmes de Mitanni est lisse comme une pelure de fruit et couleur de fumée ou de cendre blanche et leurs têtes sont petites et fines. C'est pourquoi elle se mit à gémir et à s'arracher les cheveux en accusant les sorciers noirs et Tii, mais Tii lui administra des calmants et dit qu'elle avait perdu l'esprit dans la douleur d'avoir mis au monde un enfant mort. Et le pharaon crut plutôt Tii que Tadu-Hépa, alors celle-ci dépérit rapidement et mourut, mais avant sa mort elle essaya maintes fois de se sauver du palais doré pour aller chercher son fils et c'est pourquoi tout le monde crut qu'elle était devenue réellement folle. Je regardai mes mains, et elles étaient blanches à côté des mains de guenon de Mehunefer et elles avaient la couleur de la fumée. Mon émotion était si grande que je demandai à voix basse:

– Belle Mehunefer, te rappelles-tu quand tout cela est arrivé.

Elle me caressa le cou de ses doigts secs et dit en minaudant:

– O mon joli mignon, pourquoi gaspiller notre temps à ces vieilles histoires? Mais comme je ne peux rien te refuser, je te dirai que tout cela est arrivé dans la vingt-deuxième année du règne du grand pharaon, en automne, alors que la crue battait son plein. Si tu te demandes comment je m'en souviens avec tant de précision, je puis te dire que le pharaon Akhenaton naquit la même année, mais un peu plus tard, au printemps, lors des semailles.

Ces paroles me glacèrent d'effroi au point que je fus incapable de me défendre et que je ne sentis rien quand elle me toucha de ses lèvres vineuses et teignit mes joues en rouge avec son maquillage. Elle passa son bras à ma taille et me serra contre elle et m'appela petit taureau et joli pigeon. Je la repoussais distraitement et mes pensées bouillonnaient comme la mer et tout en moi se regimbait contre cette terrible histoire, car si ce qu'elle avait dit était vrai, le sang du grand pharaon coulait dans mes veines et j'étais le demi-frère d'Akhenaton et je serais peut-être devenu pharaon avant lui, si la perfidie de Tii ne l'avait pas emporté sur l'amour de ma mère. Je regardais fixement devant moi et je croyais comprendre pourquoi j'avais toujours été aussi solitaire et étranger sur la terre, car le sang royal est solitaire parmi les hommes. Mais les agaceries de Mehunefer me ramenèrent à la réalité et je me dominai pour supporter ses caresses et ses paroles qui m'effrayaient maintenant. Et je lui versai à boire, pour qu'elle s'enivrât complètement et oubliât tout ce qu'elle m'avait confié. Mais le vin l'excitait toujours davantage, et je dus y verser du suc de pavot, si bien qu'elle s'assoupit et que je pus me débarrasser d'elle.

Quand je sortis du gynécée, la nuit était venue et les serviteurs et les gardes de la maison dorée me montrèrent du doigt et pouffèrent de rire, mais je crus que c'était parce que mes pas étaient chancelants et mes habits froissés. Merit m'attendait chez moi, inquiète et troublée, pour avoir des nouvelles de la mort de la mère royale, et en me voyant elle mit la main sur sa bouche et Muti le fit aussi et elles échangèrent un regard. Puis Muti dit à Merit d'un ton acide:

– Ne t'ai-je pas dit mille fois que tous les hommes sont pareils et qu'on ne peut s'y fier?

Mais j'étais fatigué et je voulais rester seul avec mes pensées. C'est pourquoi je leur dis avec impatience:

– La journée a été pénible et je me passe de vos observations.

Alors les yeux de Merit se firent durs et son visage noircit de colère et elle me présenta un miroir d'argent en disant:

– Regarde-toi, Sinouhé! Je ne t'ai pas défendu de te divertir avec d'autres femmes, mais tu devrais le faire à mon insu pour ne pas me froisser le cœur. Tu ne peux pas prétendre que tu étais solitaire et triste en quittant ta maison aujourd'hui.

Je me regardai et je fus effrayé, car mon visage était souillé par le fard de Mehunefer et ses lèvres avaient laissé des traces rouges sur mes joues et sur ma nuque et sur mon cou. Pour cacher sa laideur et ses rides, elle s'était peint le visage d'une couche si épaisse qu'on aurait dit du crépi sur un mur, et chaque fois qu'elle avait bu, elle s'était remis du rouge aux lèvres. C'est pourquoi mon visage était tout marbré de rouge comme celui d'un malade et j'en eus honte et je me nettoyai rapidement, tandis que Merit tenait impitoyablement le miroir devant moi.

Une fois lavé avec de l'huile, je dis d'un ton repentant:

– Tu te trompes dans ton appréciation, Merit, ma chérie, je vais tout t'expliquer.

Mais elle me regarda froidement et dit:

– Je n'ai pas besoin de tes explications, Sinouhé, et je ne désire pas que tu souilles ta bouche par des mensonges pour moi, car dans cette affaire il est impossible de se tromper après t'avoir vu. Tu ne pensais pas que je veillais et t'attendais, puisque tu ne t'es pas même débarbouillé après ta débauche. Ou bien voulais-tu te glorifier devant moi de tes conquêtes et me montrer que les dames du palais doré sont faibles comme des roseaux devant toi? Ou bien t'es-tu simplement enivré comme un porc, au point que tu ne vois plus combien ta conduite est indécente?

J'eus fort à faire pour la calmer et Muti fondit en larmes et se retira dans sa cuisine avec un mépris redoublé pour tous les hommes. En vérité, j'eus plus de peine à apaiser Merit qu'à me débarrasser de Mehunefer, si bien que pour finir je pestai contre toutes les femmes et dis:

– Merit, tu me connais mieux que personne d'autre et tu pourrais avoir confiance en moi. Crois-moi donc, si je le voulais, je pourrais tout t'expliquer et tu comprendrais tout, mais le secret n'est pas à moi, c'est un secret de la maison dorée et c'est pourquoi il vaut mieux pour toi que tu l'ignores.

Mais sa langue était plus pointue qu'un aiguillon de guêpe, lorsqu'elle dit ironiquement:

– Je croyais te connaître, Sinouhé, mais je constate maintenant que ton cœur recèle des abîmes dont je ne me doutais pas. Mais tu as certainement raison de respecter l'honneur d'une femme et je ne veux pas t'extorquer tes secrets. En effet, pour moi, tu es libre d'aller et venir à ta guise, et je remercie les dieux d'avoir su préserver ma liberté en refusant de casser une cruche avec toi, si même tu étais sérieux en me le proposant. Ah, Sinouhé, que j'ai été stupide de croire tes paroles mensongères, car tu en as certainement murmuré de semblables toute cette nuit à de jolies oreilles. C'est pourquoi je voudrais être morte.

Je voulus la caresser pour la calmer, mais elle sursauta et dit:

– Ne me touche pas, Sinouhé, car tu es certainement fatigué après cette nuit sur les tendres tapis du palais doré. Je ne doute pas qu'ils ne soient plus moelleux que ma natte et que tu n'y trouves des compagnes plus jeunes et plus belles que moi.

C'est ainsi qu'elle parlait et m'enfonçait dans le cœur des traits brûlants qui étaient propres à m'affoler. Alors seulement elle me laissa en paix et elle sortit en refusant que je l'accompagne. Son départ m'aurait affecté encore plus vivement, si je n'avais pas eu l'esprit tout bouillonnant et si je n'avais pas préféré rester seul avec mes pensées. C'est pourquoi je la laissai partir et je crois qu'elle en fut très surprise.

Je veillai toute la nuit en ruminant mes pensées, et ces pensées devenaient toujours plus froides et plus lointaines, à mesure que l'action du vin se dissipait et que le froid me saisissait les membres, puisque je n'avais personne pour me les réchauffer. J'écoutais l'eau s'écouler lentement dans la clepsydre et elle ne s'arrêtait jamais et le temps roulait sur moi sans fin et je me sentais éloigné de tout. Et je disais à mon cœur:

– Moi, Sinouhé, je suis ce que mes actes ont fait de moi, et tout le reste est vain. Moi, Sinouhé, j'ai précipité mes parents adoptifs dans un trépas prématuré à cause d'une femme cruelle. Moi, Sinouhé, je conserve encore un ruban d'argent de Minea, ma sœur. Moi, Sinouhé, j'ai vu le minotaure mort dans la mer et ma bien-aimée dévorée par les crabes. Qu'importé mon sang, puisque tout cela fut écrit dans les étoiles déjà avant ma naissance et que je fus destiné à être un étranger dans ce monde. C'est pourquoi la paix de la Cité de l'Horizon ne fut pour moi qu'un mirage doré et j'avais besoin de cette terrible connaissance pour tirer mon cœur de son engourdissement et pour savoir que je serai toujours solitaire.

Mais en se levant tout jaune derrière les montagnes de l'est, le soleil dissipa en un instant toutes les ombres nocturnes, et le cœur humain est si bizarre que je ris amèrement de mes chimères. Car chaque nuit bien des enfants avaient descendu le fleuve dans des barques de roseau avec des nœuds d'oiseleur. Et si mon teint était couleur de fumée, c'est que les médecins travaillent surtout à l'ombre et que leur teint pâlit. Non, à la claire lumière du jour, je ne trouvais aucune preuve formelle de ma naissance.

Je me lavai et m'habillai et Muti m'apporta de la bière et du poisson salé, les yeux rougis par les larmes, et pleine de mépris pour moi qui étais un homme. Je me fis porter à la Maison de la Vie et j'y examinai des malades, mais je n'en trouvai pas un seul que j'eusse pu trépaner. Je sortis de la Maison de la Vie en passant devant le grand temple désert sur le toit duquel croassaient les corbeaux gras.

Mais une hirondelle vola devant moi vers le temple d'Aton et je la suivis et dans le temple des prêtres chantaient des hymnes à Aton et lui offraient de l'encens, des fruits et du blé. Le temple n'était pas vide, il y avait beaucoup de gens qui écoutaient les hymnes et levaient la main pour louer Aton et les prêtres leur enseignaient la vérité du pharaon. Mais cela ne signifiait pas grand-chose, car Thèbes était une ville très peuplée et la curiosité attirait les gens un peu partout. Je regardai les images gravées sur les parois du temple, et du haut de dix colonnes le pharaon Akhenaton me contemplait de son regard effrayant de passion. Cette image avait été sculptée selon les règles de l'art nouveau, et j'y vis le pharaon Aménophis assis sur son trône doré, vieux et malade, la tête inclinée sous le poids des couronnes et la reine Tii était assise à son côté. Je trouvai aussi toutes les images de la famille royale et je m'arrêtai longuement devant celle où la princesse Tadu-Hépa de Mitanni sacrifiait aux dieux de l'Egypte, mais l'inscription primitive avait été martelée et la nouvelle inscription affirmait qu'elle sacrifiait à Aton, bien que ce dieu ne fût pas encore honoré à Thèbes de son vivant.

Cette image avait été sculptée selon le style ancien, et la princesse était une belle jeune fille, avec une coiffure royale, ses membres étaient frêles et jolis et son visage était racé et élégant. Je regardai longtemps cette image et une hirondelle volait parfois au-dessus de ma tête en poussant des cris joyeux, mais une émotion terrible s'empara de mon esprit fatigué par les pensées de la dernière nuit, et je penchai la tête et je pleurai sur le sort de cette princesse solitaire venue de son lointain pays. Non, en comparant à elle ma tête chauve et mon corps alourdi par la bonne chère de la Cité de l'Horizon et mon visage ridé, je ne pouvais me croire son fils; mais malgré tout une émotion intense me faisait verser des larmes, en pensant à sa vie solitaire dans le palais doré, et l'hirondelle tournoyait toujours autour de moi. J'évoquais les belles maisons de Mitanni et les habitants mélancoliques, j'évoquais aussi les routes poussiéreuses de Babylonie et les aires d'argile, et je sentais que ma jeunesse avait fui vers l'inaccessible et que ma virilité avait sombré dans la fange et l'eau stagnante de la Cité de l'Horizon.

Ainsi passa la journée, le soir vint et je retournai au port et j'entrai à la «Queue de Crocodile» pour me réconcilier avec Merit. Mais elle m'accueillit froidement et me traita comme un étranger et m'offrit à manger sans me parler. Puis elle me dit:

– As-tu revu ton amante?

Je répondis avec humeur que je n'étais pas allé voir des femmes, mais que j'avais pratiqué mon art dans la Maison de la Vie et passé au temple d'Aton. Pour bien lui montrer mon courroux, je lui exposai tout ce que j'avais fait dans la journée, mais tout le temps elle m'observa avec un sourire moqueur. Quand j'eus terminé, elle dit:

– Je pensais bien que tu n'avais pas couru après des femmes, car après tes exploits de la nuit dernière tu en es incapable, chauve et gras comme tu es. Mais ton amante est venue te chercher ici et je l'ai envoyée à la Maison de la Vie.

Je me levai si brusquement que mon siège se renversa et je criai:

– Que veux-tu dire, femme insensée?

Merit s'arrangea les cheveux, sourit malicieusement et dit:

– En vérité, ton amante est venue ici te chercher, elle était vêtue comme une fiancée, elle avait des bijoux et elle était peinte comme une guenon et elle empestait les aromates. Elle a laissé une lettre pour toi, et je te prie de lui dire de ne plus revenir ici, car c'est une maison respectable et elle a l'air d'une patronne de maison de joie.

Elle me tendit une lettre qui n'était pas cachetée, et je l'ouvris en tremblant. Quand je l'eus lue, le sang me monta à la tête et mon cœur palpita. Voici ce que m'écrivait Mehunefer:

Au médecin Sinouhé, le salut de Mehunefer, sœur de son cœur, surveillante de l'aiguillier de la maison dorée du pharaon. Mon petit taurillon, mon délicieux pigeon, Sinouhé. Je me suis réveillée seule sur mon tapis, la tête malade, mais mon cœur était encore plus malade que ma tête, car mon tapis était vide et tu n'étais pas à côté de moi et je ne sentais plus que le parfum de ton onguent sur mes mains. Que ne suis-je un pagne à ta ceinture, que ne suis-je un onguent sur tes cheveux, que ne suis-je du vin dans ta bouche, Sinouhé. Je me fais porter de maison en maison pour te chercher et je n'y renoncerai pas avant de t'avoir trouvé, car mon corps est plein de fourmis quand je pense à toi, et tes yeux sont délicieux à mes yeux. Et tu n'as pas à te gêner de venir chez moi, bien que tu sois timide, comme je le sais, car dans le palais doré tout le monde connaît déjà mon secret et les serviteurs te regarderont entre leurs doigts. Accours vers moi, dès que tu auras lu cette lettre, viens avec les ailes de l'oiseau, car mon cœur a besoin de toi. Si tu n'accours pas vers moi, je volerai vers toi plus rapide qu'un oiseau. Mehunefer, sœur de ton cœur, te salue.

Je relus plusieurs fois cette affreuse missive, sans oser regarder Merit, qui finit par me l'arracher des mains et cassa le bâton à laquelle elle était fixée et la déchira et la foula aux pieds en disant:

– Je pourrais à la rigueur te comprendre, si elle était belle et jeune, mais elle est vieille et ridée et laide comme un sac, bien qu'elle se peigne comme on crépit un mur. Je ne comprends vraiment pas ton goût, Sinouhé, à moins que l'éclat de la maison dorée t'ait aveuglé au point que tu vois tout de travers. Ta conduite va te rendre ridicule dans tout Thèbes, et moi avec toi.

Je déchirai mes vêtements et m'égratignai la poitrine et je criai:

– Merit, j'ai commis une grande bêtise, mais j'avais mes raisons et je ne pensais pas que le châtiment serait si terrible. En vérité, Merit, envoie chercher mes rameurs et ordonne-leur de hisser les voiles, car je dois fuir. Sinon cette affreuse vieille viendra coucher de force avec moi et je ne peux me défendre contre elle, puisqu'elle écrit qu'elle volera plus vite qu'un oiseau, et je la crois.

Merit vit ma peine et mon désarroi, et je crois qu'elle fut enfin persuadée de mon innocence, car brusquement elle se mit à rire et son rire était cordial et en pouffant encore elle me dit:

– Cela t'apprendra à être plus prudent avec les femmes, Sinouhé, je l'espère; car nous autres femmes nous sommes des vases fragiles et je sais moi-même quel charmeur tu es, mon cher Sinouhé.

Elle se moquait cruellement de moi et elle affectait l'humilité, et elle dit:

– Je pense que cette dame te plaît plus que moi sur ta natte, elle est deux fois plus âgée que moi et elle a eu le temps de développer ses talents amoureux, si bien que je ne saurais rivaliser avec elle, et c'est pourquoi je pense que tu vas m'abandonner froidement.

Mon tourment était si grand que j'emmenai Merit avec moi dans la maison du fondeur et je lui racontai tout. Je lui révélai le secret de ma naissance et je lui répétai tout ce que j'avais appris de Mehunefer, et je lui dis aussi pourquoi je me refusais à croire que ma naissance fût en connexion avec le palais doré et avec la princesse de Mitanni. En m'écoutant, elle devint sérieuse et ne rit plus. Elle regardait au loin, et au fond de ses yeux le chagrin s'amassait, et enfin elle me toucha l'épaule et dit:

– Je comprends bien des choses, maintenant, Sinouhé, et je comprends pourquoi ta solitude m'a parlé sans paroles, lorsque je t'ai vu pour la première fois, et pourquoi je me suis sentie faible en te regardant. Moi aussi j'ai un secret, et ces jours j'ai souvent été tentée de te le raconter, mais à présent je remercie les dieux de ne l'avoir pas révélé, car les secrets sont lourds à porter et ils sont dangereux et c'est pourquoi il vaut mieux les porter seul que les confier à autrui. Et pourtant je suis contente que tu m'aies tout raconté. Mais comme tu le dis, il est plus sage de ne pas user ton cœur à ruminer tout ce qui n'est peut-être jamais arrivé, et d'oublier tout, comme si c'était un songe, et moi aussi je l'oublierai.

Ma curiosité était éveillée et je lui demandai son secret, mais elle ne voulut pas me le révéler, elle toucha ma joue de ses lèvres et mit son bras à mon cou et pleura un peu. Puis elle dit:

– Si tu restes à Thèbes, tu ne pourras te débarrasser de cette femme, et elle te poursuivra avec acharnement et ta vie sera insupportable, car je connais ce genre de femmes et je sais qu'elles peuvent être terribles. Tu as eu tort de la flatter trop habilement. C'est pourquoi tu vas retourner à la Cité de l'Horizon, puisque tu as déjà exécuté les trépanations nécessaires et que rien d'important ne te retient ici. Mais tu devras lui écrire une lettre avant ton départ pour la conjurer de te laisser en paix, sinon elle te suivra pour casser une cruche avec toi, et tu seras incapable de lui résister, et je ne te souhaite pas un tel sort.

Son conseil était bon et je chargeai Muti d'emballer mes effets et de les enrouler dans des nattes et j'envoyai un esclave chercher mes rameurs dans les tavernes à bière et dans les maisons de joie. Entre-temps j'écrivis une lettre à Mehunefer, et j'écrivis très poliment, car je ne voulais pas l'offenser.

Le trépanateur royal Sinouhé salue Mehunefer, gardienne de l'aiguillier de la maison dorée à Thèbes. Mon amie, je regrette vivement que mon ardeur t'ait donné une fausse image de mon cœur, car je ne puis jamais te revoir, puisque cette rencontre pourrait m'entraîner à des péchés et que mon cœur est déjà lié. C'est pourquoi je pars en voyage et je ne te reverrai jamais, mais j'espère que tu garderas de moi le souvenir d'un ami et je t'envoie avec cette lettre une cruche d'une boisson nommée queue de crocodile qui, je l'espère, apaisera ton chagrin, bien que je puisse t'assurer que tu n'aies pas à t'en faire pour moi, car je suis vieux et las et flasque et incapable de réjouir une femme comme toi. Je suis très heureux de pouvoir ainsi nous protéger tous deux du péché et je compte ne jamais te revoir. C'est ce que souhaite ardemment ton ami Sinouhé, médecin royal.

Merit lut cette lettre et dit en secouant la tête que le ton en était trop poli. A son avis j'aurais dû écrire plus catégoriquement et dire que Mehunefer était à mes yeux une femme laide et vieille et que je fuyais pour échapper à ses assiduités. Mais je ne pouvais écrire ainsi à une femme, et après un moment de discussion Merit me permit de plier la lettre et de la cacheter, bien qu'elle continuât à hocher la tête. J'envoyai un esclave porter la lettre à la maison dorée et il prit aussi une cruche de queue de crocodile qui devait à mon avis assurer la tranquillité au moins pour cette soirée. C'est ainsi que je me crus débarrassé de Mehunefer et je soupirai de soulagement.

J'avais été si absorbé par mon angoisse que j'en avais oublié Merit, mais une fois la lettre partie, alors que Muti préparait mes effets et mes caisses, je regardai Merit et une mélancolie indicible s'empara de mon cœur à l'idée que par ma bêtise j'allais la perdre, alors que j'aurais fort bien pu rester encore à Thèbes. Merit aussi était songeuse et soudain elle me dit:

– Aimes-tu les enfants, Sinouhé?

Cette question m'embarrassa, et Merit me regardait droit dans les yeux et elle souriait tristement, puis elle dit:

– Oh, ne t'effraye pas, Sinouhé. Je n'ai pas l'intention de te donner des enfants. Mais j'ai une amie qui a un fils de quatre ans, et elle dit souvent que ce garçon aimerait tellement aller sur le fleuve et voir les prairies vertes et les champs ondoyants et les oiseaux aquatiques et le bétail au lieu des rues poussiéreuses de Thèbes et des chats et des chiens.

Je pris peur et dis:

– Tu ne penses pas que je devrais prendre à bord le garnement d'une de tes amies, si bien que ma tranquillité disparaîtrait et pendant tout le voyage je devrais veiller à ce qu'il ne tombe pas à l'eau et ne se fasse pas prendre la main par un crocodile?

Merit me regarda en souriant, mais le chagrin assombrit son regard, et elle dit:

– Je ne voudrais pas te causer des désagréments, mais un voyage sur le fleuve ferait du bien à cet enfant et je l'ai porté moi-même à la circoncision, si bien que j'ai des devoirs envers lui, tu le comprends. Naturellement je l'accompagnerais sur le bateau pour le surveiller, et ainsi j'aurais eu un motif pour t'accompagner, mais je ne veux rien faire contre ta volonté, et ne parlons plus de ce projet.

A ces mots, je poussai un cri de joie et je battis des mains au-dessus de ma tête et je dis:

– Dans ce cas, tu peux emmener avec toi tous les enfants de l'école du temple. En vérité, c'est un jour de joie pour moi, et j'étais assez bête pour ne pas me dire que tu pourrais m'accompagner à la Cité de l'Horizon. Et ta réputation n'aura rien à craindre à cause de moi, puisque tu auras l'enfant avec toi.

– Mais oui, Sinouhé, dit-elle avec un sourire irritant, comme celui des femmes qui saisissent ce qu'un homme ne comprend pas. Mais oui, ma réputation n'aura rien à craindre, puisque l'enfant sera avec moi et que je serai sous son égide. Tu l'as dit. Ah, comme les hommes sont bêtes! Mais je te pardonne.

Notre départ fut précipité, car je redoutais Mehunefer, et nous partîmes à l'aube. Merit apporta l'enfant endormi et bien emmitouflé, et sa mère ne l'accompagna pas, et pourtant j'aurais bien voulu voir cette femme qui avait osé donner à son fils le nom de Thot, car on ose rarement donner à un enfant le nom d'un dieu. Thot est en outre le dieu de l'écriture et de tout le savoir humain et divin, si bien que l'effronterie de cette femme n'en était que plus grande. Mais l'enfant dormait sur les genoux de Merit sans éprouver le poids de son nom, et il ne se réveilla qu'au moment où les éternels gardiens de Thèbes disparaissaient à l'horizon et où le soleil dorait l'eau du fleuve. C'était un beau garçon, ses boucles étaient noires et soyeuses, et il n'avait pas peur de moi, il aimait à venir sur mes genoux et j'aimais le garder, car il était tranquille et ne se débattait pas, il me regardait de ses yeux sombres et pensifs, comme s'il avait médité dans sa petite tête tous les problèmes du savoir. Je m'attachai vite à lui à cause de sa tranquillité et je lui tressai de petites barques de roseau et je le laissai jouer avec mes instruments de médecin et flairer toutes les fioles, car il en aimait l'odeur.

Cet enfant ne nous dérangea pas du tout à bord et il ne tomba pas à l'eau et ne se laissa pas happer un bras par un crocodile et ne cassa pas mes plumes de roseau, mais notre voyage fut lumineux et heureux, car j'étais en compagnie de Merit et chaque nuit elle reposait à côté de moi et l'enfant respirait doucement non loin de nous. Ce voyage fut heureux et jusqu'au dernier jour de ma vie j'en conserverai le souvenir. Par moments, mon cœur se gonflait de bonheur, comme un fruit regorgeant de suc, et je disais à Merit:

– Merit, ma bien-aimée, cassons ensemble une cruche, afin de vivre toujours ensemble et peut-être que tu me donneras un fils qui ressemblera à ce petit Thot. En vérité, jamais jusqu'ici je n'avais désiré avoir un fils, mais ma jeunesse est passée et mon sang a perdu son ardeur, et en regardant Thot j'ai envie d'avoir un fils de toi, Merit.

Mais elle mettait sa main sur ma bouche et se détournait de moi en disant à voix basse:

– Sinouhé, ne dis pas de bêtises, car tu sais que je suis née dans une taverne et je ne peux peut-être plus avoir d'enfants. Il vaut mieux aussi, pour toi qui portes ton destin dans ton cœur, rester seul pour pouvoir arranger ta vie à ton gré sans être lié à une femme et à un enfant, car c'est ce que j'ai lu dans tes yeux le jour où nous nous sommes rencontrés. Non, Sinouhé, ne me parle pas ainsi, car tes paroles me rendent faible et j'ai envie de pleurer et je ne voudrais pas pleurer maintenant que le bonheur m'entoure. Moi aussi j'aime beaucoup ce petit garçon et nous aurons encore bien des journées de clair bonheur sur le fleuve. C'est pourquoi imaginons-nous que nous avons cassé une cruche ensemble et que nous sommes mari et femme et que Thot est notre fils. Je lui apprendrai à nous appeler père et mère, car il est encore petit et il oubliera vite et il n'en subira aucun tort. Ainsi nous déroberons aux dieux une petite vie qui sera à nous pendant ces journées. Qu'aucun souci n'assombrisse notre joie!

C'est ainsi que je chassai de mon esprit toutes les mauvaises pensées et que je fermai les yeux à la misère de l'Egypte et aux gens affamés dans les villages riverains, et je vivais un jour à la fois en descendant le fleuve. Le petit Thot passait ses bras à mon cou et mettait sa joue contre la mienne et me disait: «Père», et son frêle corps était délicieux sur mes genoux. Chaque nuit je sentais sur mon cou les cheveux de Merit et elle tenait mes mains dans les siennes et elle respirait contre ma joue et elle était mon amie et aucun cauchemar ne troublait mon sommeil. Ainsi passèrent ces journées, rapides comme un rêve, et elles ne furent plus. Je ne veux plus en parler, car les souvenirs me brûlent la gorge et mes larmes tachent la page que j'écris. L'homme ne devrait jamais être trop heureux.

C'est ainsi que je rentrai à la Cité de l'Horizon, mais je n'étais plus le même qu'au départ, et je revis la ville avec des yeux différents, et les légères maisons aux couleurs chatoyantes sous le soleil doré me firent l'effet d'une bulle fragile ou d'un mirage passager. Et la vérité ne vivait pas dans la Cité de l'Horizon, elle vivait ailleurs, et cette vérité était la famine, la misère, la souffrance et le crime. Merit et Thot rentrèrent à Thèbes en emportant mon cœur. C'est pourquoi je voyais de nouveau tout avec des yeux froids et sans voiles trompeurs, et tout ce que je voyais était mauvais.

Mais peu de jours après mon arrivée la vérité pénétra dans la Cité de l'Horizon et le pharaon dut l'accueillir sur la terrasse de son palais et la regarder en face. En effet, Horemheb avait envoyé de Memphis une bande de fugitifs de Syrie dans toute leur misère pour parler au pharaon, et je crois qu'il leur avait recommandé d'exagérer encore leurs souffrances, si bien que leur arrivée fit sensation et les nobles en furent malades de peur et s'enfermèrent dans leurs maisons et les gardiens leur interdirent l'accès du palais doré. Mais ils poussèrent des cris et lancèrent des pierres contre les murs du palais, si bien que le pharaon finit par les entendre et les fit entrer dans la cour.

Et ils dirent:

– Ecoute les cris de douleur des peuples par nos bouches torturées, car la puissance du pays de Kemi n'est plus qu'un fantôme qui vacille au bord de la tombe, et dans le fracas des béliers et l'horreur des incendies, le sang de tous ceux qui eurent confiance en toi et mirent leur espoir en toi coule maintenant dans les villes de Syrie.

Ils levèrent leurs moignons de bras vers la terrasse du pharaon et ils dirent encore:

– Regarde nos bras, pharaon Akhenaton! Où sont nos mains?

Ils firent avancer des hommes aux yeux crevés et des vieillards à la langue coupée qui poussaient des meuglements informes. Et ils ajoutèrent:

– Ne demande pas où sont nos femmes et nos filles, car leur destin est plus terrible que la mort, entre les mains des soldats d'Aziru et des Hittites. Ils nous ont crevé les yeux et coupé les mains, parce que nous avons eu confiance en toi, pharaon Akhenaton.

Mais le pharaon se cacha le visage dans ses mains et il frémit de faiblesse et il leur parla d'Aton. Alors ils se moquèrent de lui et l'injurièrent en disant:

– Nous savons bien que tu as envoyé une croix de vie aussi à nos ennemis. Ils ont accroché cette croix au poitrail de leurs chevaux et à Jérusalem ils ont coupé les pieds de tes prêtres et les ont fait danser ainsi en l'honneur de ton dieu.

Alors Akhenaton poussa un cri terrible et le mal sacré s'empara de lui et il s'effondra sur la terrasse et perdit connaissance. Les gardes affolés voulurent refouler les fugitifs, mais ils résistèrent dans leur désespoir et leur sang coula entre les pavés de la cour du palais et leurs corps furent jetés dans le fleuve. Nefertiti et Meritaton, la chétive Anksenaton et la petite Meketaton contemplaient ce spectacle du haut de la terrasse, et elles ne l'oublièrent plus jamais, car c'était la première fois qu'elles voyaient les traces de la guerre, la misère et la mort.

Mais je fis mettre des compresses froides au pharaon et je lui donnai des remèdes calmants et des soporifiques, car cette crise était si forte que j'en redoutais une issue fatale. Le pharaon s'endormit, mais à son réveil il me dit le visage décomposé et les yeux rougis par les maux de tête:

– Sinouhé, mon ami, cela ne peut continuer ainsi. Horemheb m'a dit que tu connaissais Aziru. Va le trouver et achète-lui la paix. Achète la paix pour l'Egypte, même si cela coûte tout mon or et même si l'Egypte ne doit plus être qu'un pays pauvre.

Je protestai vivement en disant:

– Pharaon Akhenaton, envoie ton or à Horemheb, il t'achètera rapidement la paix avec les lances et les chars de guerre et l'Egypte ne subira aucune honte.

Il se prit la tête à deux mains et dit:

– Par Aton, Sinouhé, ne comprends-tu pas que la haine suscite la haine et que la vengeance engendre la vengeance et que le sang appelle le sang? A quoi sert aux victimes de venger leurs souffrances par les souffrances d'autrui, et ce que tu dis de la honte n'est qu'un préjugé. C'est pourquoi je t'ordonne d'aller chez Aziru pour acheter la paix.

J'essayai de protester contre cette lubie en disant:

– Pharaon Akhenaton, on me crèvera les yeux et on m'arrachera la langue avant que je sois parvenu chez Aziru, et il a certainement déjà oublié notre amitié, et je ne suis pas habitué aux fatigues de la guerre, car je déteste les combats. Mes membres sont raides et je ne peux plus voyager rapidement et je ne sais pas arranger mes phrases aussi habilement que les gens dressés à mentir dès leur enfance et qui te servent chez les rois étrangers. C'est pourquoi je te demande d'envoyer quelqu'un d'autre à ma place. Mais il dit avec obstination:

– Exécute mes ordres, le pharaon a parlé. J'avais vu les fugitifs dans la cour du palais, j'avais vu leurs bouches mutilées et leurs yeux crevés et leurs moignons de bras, et je n'avais aucun désir de partir pour la Syrie. C'est pourquoi je décidai de rentrer chez moi et de simuler une maladie, jusqu'à ce que le pharaon eût oublié son caprice. Mais mon serviteur sortit à ma rencontre et me dit d'un air tout étonné:

– Heureusement que tu reviens, Sinouhé mon maître, car un bateau vient d'arriver de Thèbes avec une femme dont le nom est Mehunefer, et elle prétend être ton amie. Elle t'attend à la maison et elle est habillée comme une fiancée et toute la maison est pleine de son parfum.

Je fis demi-tour et rentrai au palais et je dis au pharaon:

– Tu seras obéi. Je pars pour la Syrie, mais que mon sang retombe sur ta tête. Je veux partir tout de suite, c'est pourquoi ordonne à tes scribes de rédiger toutes les tablettes nécessaires pour établir mon rang et mes pouvoirs, car Aziru tient les tablettes en haute estime.

Pendant que les scribes travaillaient, je me réfugiai dans l'atelier de Thotmès, qui était mon ami et qui ne me repoussa pas. Il venait d'achever la statue de Horemheb en grès brun, et dans le style nouveau, et elle était très vivante, quoique à mon avis Thotmès eût quelque peu exagéré la puissance des muscles et la largeur de la poitrine, si bien que Horemheb avait plus l'air d'un lutteur que d'un chef royal. Mais le nouvel art avait tendance à exagérer tout ce que voyaient les yeux, jusqu'à la laideur, par souci de vérité, car l'art ancien avait dissimulé la laideur humaine pour souligner les beaux côtés, tandis que l'art nouveau voyait l'homme sous son aspect le plus laid pour être fidèle à la réalité. Je ne sais pas s'il est spécialement véridique de souligner la laideur de l'homme, mais Thotmès en était convaincu et je ne voulus point le contredire, car il était mon ami. Il frotta la statue avec un linge mouillé pour me montrer comment le grès brillait dans les muscles de Horemheb et comment la couleur de la pierre correspondait au teint du modèle, et il me dit:

– Je crois que je t'accompagnerai jusqu'à Hetnetsut avec cette statue, pour veiller qu'on la dresse dans le temple à une place digne du rang de Horemheb et aussi de mon renom de sculpteur. En vérité, je t'accompagne, Sinouhé, et le vent du fleuve dissipera dans ma tête les vapeurs des vins de la Cité de l'Horizon, car mes mains tremblent en tenant le marteau et le ciseau et la fièvre me ronge le cœur.

Les scribes apportèrent les tablettes et l'or pour le voyage, avec la bénédiction du pharaon, et nous fîmes porter la statue de Horemheb dans la cange royale et nous partîmes sans retard. Mais j'avais ordonné à mon serviteur de dire à Mehunefer que j'étais parti pour la Syrie et que j'y étais mort à la guerre, et ce n'était guère un mensonge, car j'étais certain d'y succomber à un trépas cruel. Je lui dis aussi de reconduire respectueusement Mehunefer à bord d'un bateau en partance pour Thèbes, même en employant la force. Car, lui dis-je, si contre toute probabilité je revenais de Syrie et trouvais cette femme chez moi, je ferais battre tous mes serviteurs et esclaves avant de leur faire couper le nez et les oreilles et de les envoyer aux mines pour le reste de leurs jours. Mon serviteur vit à mon regard que je parlais sérieusement, c'est pourquoi il prit peur et jura que je serais obéi. C'est ainsi que je m'embarquai le cœur léger avec Thotmès, et comme j'étais sûr de périr entre les mains des hommes d'Aziru et des Hittites, nous ne fûmes pas chiches de vin. Thotmès aussi disait qu'il ne fallait pas économiser le vin lorsqu'on partait pour la guerre, et il devait le savoir, puisqu'il était né dans la maison des soldats.

Mais pour narrer mon voyage jusqu'en Syrie et tout ce qui se passa ensuite, je dois commencer un nouveau livre.

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