Il était une fois un homme qui avait huit fils. Par ailleurs, il ne représentait rien de plus qu’une virgule sur la page de l’Histoire. Triste constat ; c’est hélas tout ce qu’on trouve à dire sur certains individus.

Mais le huitième fils grandit, se maria et engendra huit fils ; et parce qu’il n’existe qu’une seule profession idoine pour un huitième fils de huitième fils, son cadet devint mage. Il devint aussi sage et puissant – puissant, en tout cas –, porta un chapeau pointu et on en serait resté là…

Resté là…

Mais en dépit de la Tradition de la Magie et certainement contre toute raison – excepté les raisons du cœur qui sont enflammées, embrouillées et, disons-le, déraisonnables –, il déserta les écoles de magie, tomba amoureux et se maria, pas nécessairement dans cet ordre-là.

Et il eut sept fils, chacun d’eux au moins aussi puissant dès le berceau que n’importe quel mage au monde.

Puis il en eut un huitième…

Un mage au carré. Une source de magie.

Un sourcelier.


* * *

L’orage d’été grondait tout autour des falaises sableuses. Loin en contrebas, la mer suçotait les galets comme un vieillard pourvu d’une seule dent à qui on a donné un bonbon acidulé. Des mouettes se laissaient paresseusement porter au gré des courants ascendants, dans l’attente qu’il se passe quelque chose.

Et le doyen des mages, assis parmi les arméries maritimes et les ruppies bruyantes au bord de la falaise, berçait l’enfant dans ses bras, le regard fixé sur l’océan.

Un nuage noir bouillonnait tout là-bas, il venait vers la terre, et la lumière qu’il poussait devant lui avait cette consistance épaisse de sirop annonciatrice de tempête franchement sérieuse.

Un silence soudain dans son dos le fit se retourner, et il leva des yeux rougis de larmes vers une haute silhouette encapuchonnée vêtue d’une robe noire.

« IPSLORE LE ROUGE ? » s’enquit la silhouette. La voix était aussi caverneuse qu’une grotte, aussi dense qu’une étoile à neutrons.

Ipslore se fendit du sourire affreux de qui succombe brusquement à la folie et offrit l’enfant à l’examen de la Mort.

« Mon fils, dit-il. Je vais l’appeler Thune.

— UN NOM QUI EN VAUT UN AUTRE », fit poliment la Mort. Ses orbites vides se baissèrent sur un petit visage rond nimbé de sommeil. Quoi qu’en dise la rumeur, la Mort n’est pas cruel[1] seulement très, très efficace dans son travail.

« Vous avez pris sa mère », dit Ipslore. Une simple constatation, sans rancœur visible. Dans la vallée derrière les falaises, la demeure d’Ipslore n’était plus qu’une ruine fumante, et le vent qui se levait éparpillait déjà les cendres fragiles parmi les dunes chuintantes.

« C’EST UNE CRISE CARDIAQUE QUI L’A TUÉE, fit la Mort. IL Y A DE PIRES FAÇONS DE MOURIR. Moi, JE TE LE DIS. »

Ipslore tourna un regard aigri vers la mer. « Toute ma magie n’a rien pu faire pour la sauver, dit-il.

— IL EST DES DOMAINES OU MÊME LA MAGIE NE PEUT AGIR.

— Et maintenant vous venez pour l’enfant ?

— NON. L’ENFANT À SA PROPRE DESTINÉE. JE SUIS VENU POUR TOI.

— Ah. » Le mage se mit debout, étendit délicatement le bébé sur l’herbe clairsemée et ramassa un long bourdon qui attendait là. L’objet était fait de métal noir, couvert d’un réseau de sculptures d’or et d’argent qui témoignaient d’un manque de goût aussi onéreux que sinistre ; le métal, c’était de l’octefer, intrinsèquement magique.

« C’est moi qui l’ai fait, vous savez. Ils disaient tous qu’on ne pouvait pas faire un bourdon en métal, qu’il fallait du bois, mais ils avaient tort. J’ai mis beaucoup de moi-même dedans. Je le lui donnerai. »

Il fit amoureusement courir ses mains sur son œuvre qui émit une modulation légère.

Il répéta, presque pour lui seul : « J’ai mis beaucoup de moi-même dedans.

— C’EST UN BON BOURDON », dit la Mort.

Ipslore le brandit en l’air et baissa les yeux sur son huitième fils qui gazouilla.

« Elle voulait une fille », dit-il.

La Mort haussa les épaules. Ipslore lui lança un regard où se mêlaient l’ahurissement et la rage.

« Qu’est-ce qu’il a de spécial ?

— C’EST LE HUITIÈME FILS D’UN HUITIÈME FILS D’UN HUITIÈME FILS », répondit inutilement la Mort. Le vent faisait claquer sa robe, poussait les nuages noirs dans le ciel.

« C’est-à-dire ?

— UN SOURCELIER, TU LE SAIS BIEN. »

Le tonnerre gronda, comme pour lui donner la réplique.

« C’est quoi, sa destinée ? » cria Ipslore par-dessus la tempête qui se levait.

La Mort haussa encore les épaules. Un mouvement qu’il exécutait bien.

« LES SOURCELIERS FORGENT LEUR PROPRE DESTINÉE. ILS TOUCHENT À PEINE TERRE, ILS L’EFFLEURENT. »

Ipslore s’appuya sur le bourdon, tambourina des doigts dessus, comme perdu dans le dédale de ses pensées. Son sourcil gauche se contracta.

« Non, dit-il doucement, non. C’est moi qui vais la lui forger, sa destinée.

— JE TE LE DÉCONSEILLE.

— Taisez-vous ! Et écoutez ce que je vous dis : ils m’ont chassé, avec leurs livres, leurs rituels et leur Tradition ! Ils se prétendaient mages, et ils avaient moins de magie dans tout leur corps plein de graisse que moi dans mon petit doigt ! Banni ! Moi ! Pour avoir montré que j’étais humain ! Qu’est-ce qu’ils seraient, les humains, sans amour ?

— UNE ESPÈCE RARE, dit la Mort. MAIS QUAND MÊME…

— Écoutez ! Ils nous ont repoussés jusqu’ici, au bout du monde, et c’est ça qui l’a tuée, ma femme ! Ils ont voulu me confisquer mon bourdon ! » Ipslore hurlait par-dessus les sifflements du vent.

« Mais il me reste encore du pouvoir, grogna-t-il. Et moi, je dis que mon fils ira à l’Université Invisible, qu’il portera le chapeau d’Archichancelier et que tous les mages du monde s’inclineront devant lui ! Et il leur montrera ce qu’ils ont au fond de leurs cœurs. Leurs cœurs de lâches, de rapaces. Il montrera au monde sa vraie destinée, et il n’y aura pas de magie plus grande que la sienne.

— NON. » Par un étrange phénomène, le mot, lâché calmement, avait retenti plus fort que les rugissements de la tempête. D’un coup, il ramena momentanément Ipslore à la raison.

Le mage se balança d’avant en arrière, indécis. « Quoi ? fit-il.

— J’AI DIT : NON. RIEN N’EST DÉFINITIF. RIEN N’EST ABSOLU. SAUF MOI, ÉVIDEMMENT. JOUER COMME ÇA AVEC LE SORT RISQUERAIT DE CONDUIRE LE MONDE À SA PERTE. IL FAUT LAISSER UNE CHANCE, MÊME PETITE. LES JURISTES DU DESTIN EXIGENT UNE ÉCHAPPATOIRE DANS CHAQUE PROPHÉTIE. »

Ipslore fixa le visage implacable de la Mort.

« Faut que je leur donne une chance ?

— Oui. »

Tap, tap, tap, firent les doigts d’Ipslore sur le métal du bourdon. « Alors ils auront leur chance, dit-il, le jour où il gèlera en enfer.

— NON. JE NE SUIS PAS AUTORISÉ À T’ÉCLAIRER, MÊME INDIRECTEMENT, SUR LES TEMPÉRATURES QUI ONT COURS DANS L’AUTRE MONDE.

— Alors… – Ipslore hésita – alors ils auront leur chance le jour où mon fils se débarrassera de son bourdon.

— AUCUN MAGE NE SE DÉBARRASSERAIT DE SON BOURDON, dit la Mort. LE LIEN EST TROP FORT.

— Mais c’est possible, vous devez le reconnaître. »

La Mort réfléchit. Devoir n’était pas un mot qu’il avait l’habitude d’entendre, mais il parut se ranger à l’argument.

« JE LE RECONNAIS, dit-il.

— C’est une chance assez petite, pour vous ?

— SUFFISAMMENT MOLÉCULAIRE. »

Ipslore se détendit un peu. D’une voix quasi normale il reprit : « Je ne regrette rien, vous savez. Je recommencerais pareil, s’il fallait. Les enfants, c’est l’espoir pour l’avenir.

— IL N’Y A PAS D’ESPOIR POUR L’AVENIR, dit la Mort.

— Il y a quoi, alors ?

— Moi.

— À part vous, je veux dire ! »

La Mort lui jeta un regard étonné. « JE TE DEMANDE PARDON ? »

Les hurlements de la tempête atteignirent leur paroxysme au-dessus d’eux. Une mouette passa en marche arrière.

« Je voulais savoir, fit amèrement Ipslore : qu’est-ce qu’il y a en ce monde qui donne son prix à la vie ? »

La Mort examina la question.

« LES CHATS, dit-il enfin. C’EST BIEN, LES CHATS.

— Je vous maudis !

— Tu N’ES PAS LE PREMIER, fit la Mort d’un ton égal.

— Combien de temps il me reste ? »

La Mort sortit un gros sablier des replis secrets de sa robe. Des barreaux noirs et or ceignaient les deux ampoules, et le sable était presque entièrement passé dans celle du bas.

« OH, À PEU PRÉS NEUF SECONDES. »

Ipslore se redressa de toute sa hauteur encore impressionnante et tendit le bourdon de métal luisant vers l’enfant. Une main comme un petit crabe rose sortit de la couverture et l’agrippa.

« Alors, que je sois le premier et dernier mage dans l’histoire du monde à léguer son bourdon à son huitième fils, dit-il d’une voix lente et sonore. Et je lui ordonne de s’en servir…

— JE ME DÉPÊCHERAIS, SI J’ÉTAIS TOI…

— … au maximum, dit Ipslore, qu’il devienne le plus puissant…»

La foudre hurla depuis le cœur du nuage, s’abattit sur la pointe du chapeau d’Ipslore, lui crépita d’un bout à l’autre du bras, fusa le long du bourdon et frappa l’enfant.

Le mage disparut dans une volute de fumée. Le bourdon rayonna d’une chaleur verte, puis blanche, puis tout bonnement rouge. L’enfant souriait dans son sommeil.

Lorsque l’orage se fut calmé, la Mort se pencha lentement et ramassa le bébé qui ouvrit les yeux.

Ils luisaient d’un éclat doré qui venait de l’intérieur. Pour la première fois de ce qu’il faut bien appeler sa vie, faute d’un meilleur mot, la Mort se trouva face à un regard fixe qu’il avait du mal à retourner. Les yeux avaient l’air de se concentrer sur un point à plusieurs centimètres sous son crâne.

« Je n’avais pas prévu ça, fit la voix d’Ipslore depuis le néant. Il est blessé ?

— NON. » La Mort s’arracha à la contemplation du sourire frais, entendu, de l’enfant. « IL AVAIT LE POUVOIR EN LUI. C’EST UN SOURCELIER : IL SURVIVRA À BIEN PIRE, N’AIE CRAINTE. ET MAINTENANT… TU VAS ME SUIVRE.

— Non.

— Si. TU ES MORT, TU VOIS. » La Mort regarda à la ronde, en quête de l’ombre tremblotante d’Ipslore, et ne parvint pas à la trouver. « Ou TU ES ?

— Dans le bourdon. »

La Mort s’appuya sur sa faux et soupira.

« RIDICULE. JE POURRAIS TE DÉLOGER FACILEMENT D’UN COUP DE MA LAME.

— Pas sans détruire le bourdon, fit la voix d’Ipslore dans laquelle la Mort crut reconnaître des accents nouveaux mais prononcés de triomphe. Et maintenant que l’enfant l’a accepté, vous ne pouvez pas détruire le bourdon sans le détruire, lui. Et ça, vous ne pouvez pas le faire sans fausser le destin. Mon dernier tour de magie. Pas trop mal, on dirait. »

La Mort poussa le bourdon du doigt. L’objet crépita, et des étincelles rampèrent de manière obscène sur toute sa longueur.

Curieusement, la Mort ne se sentait pas particulièrement en colère. La colère est une émotion, l’émotion requiert des glandes, et la Mort n’avait guère de rapports avec les glandes ; il fallait vraiment le pousser à bout pour qu’il se mette en rogne. Il était cependant légèrement embêté. Il poussa un nouveau soupir. Les gens tentaient sans arrêt des coups dans ce goût-là. D’un autre côté, ce serait intéressant à suivre, et quand même un peu plus original que l’habituelle partie d’échecs symbolique que la Mort redoutait toujours parce qu’il n’arrivait jamais à se rappeler comment le cavalier était censé se déplacer.

« Tu NE FAIS QUE RETARDER L’INÉVITABLE, dit-il.

— La vie, c’est ça.

— MAIS TU ESPÈRES Y GAGNER QUOI, EXACTEMENT ?

— Je resterai aux côtés de mon fils. Je le formerai, même s’il n’en sait rien. Je l’aiderai à comprendre. Et quand il sera prêt, je guiderai ses pas.

— DIS-MOI, fit la Mort, COMMENT AS-TU GUIDÉ LES PAS DE TES AUTRES FILS ?

— Je les ai fichus dehors. Ils se sont permis de discuter avec moi, ils ne voulaient pas écouter ce que je pouvais leur apprendre. Mais celui-là m’écoutera.

— EST-CE BIEN RAISONNABLE ? »

Le bourdon resta silencieux. Près de lui, le bébé gloussa au son d’une voix que lui seul entendait.


* * *

Il n’existe pas d’analogie pour décrire le déplacement de la Grande A’Tuin, la tortue du monde, dans la nuit galactique. Quand on fait quinze mille kilomètres de long, qu’on a la carapace grêlée de cratères météoriques et nappée de glace cométaire, on ne ressemble forcément à rien d’autre qu’à soi-même.

Aussi la Grande A’Tuin nageait-elle lentement dans les grands fonds interstellaires comme la plus grosse tortue qu’on ait jamais vue ; elle portait sur sa carapace les quatre formidables éléphants dont les dos soutenaient le vaste cercle étincelant bordé d’une cataracte du Disque-monde, lequel doit son existence à une quelconque aberration invraisemblable sur la courbe de la probabilité, ou bien à ce que les dieux apprécient une bonne blague comme tout un chacun.

Davantage que tout un chacun, d’ailleurs.

Près des rivages de la mer Circulaire, dans l’ancienne et tentaculaire cité d’Ankh-Morpork, sur une saillie très haute à l’intérieur de l’Université Invisible, un chapeau reposait sur un coussin de velours.

Un bon chapeau. Un magnifique chapeau.

Un chapeau pointu, bien entendu, et à bords flottants, mais une fois réglés ces détails élémentaires, le styliste était vraiment passé aux choses sérieuses. Il avait ajouté de la dentelle d’or, des perles, des bandes de pure vhermine, des cailloux de l’Ankh étincelants[2], quelques paillettes d’un incroyable mauvais goût et – ce qui en disait long – un cercle d’octarines.

Comme elles ne se trouvaient pas pour l’instant dans un puissant champ magique, elles ne rayonnaient pas et elles avaient l’air de diamants de second choix.

Le printemps était arrivé à Ankh-Morpork. On ne s’en rendait pas immédiatement compte, mais certains signes ne trompaient pas les connaisseurs. Par exemple, l’écume de l’Ankh, cette grande voie navigable large et indolente qui servait à la cité double de réservoir, d’égout et régulièrement de morgue, avait pris une teinte verte particulièrement irisée. Les toits de guingois de la ville bourgeonnaient des matelas et traversins des habitants qui mettaient à l’air leur literie d’hiver dans la lumière pâle du soleil, et au fond des caves aux relents de moisi les poutres se tordaient et gémissaient sous la poussée de la sève desséchée qui répondait à l’appel ancestral des racines et de la forêt. Les oiseaux nichaient parmi les gouttières et les avant-toits de l’Université Invisible ; il est cependant à noter que, malgré la surpopulation des sites de nidification, jamais ils n’élisaient domicile dans les gueules obligeamment ouvertes des gargouilles qui bordaient les toitures, à la grande déception desdites gargouilles.

Une espèce de printemps était même arrivée jusque dans l’antique Université. Ce soir, ce serait la Veille des Petits Dieux, et on allait élire un nouvel Archichancelier.

Enfin, pas exactement élire, parce que les mages refusaient d’entendre parler de ces histoires de vote qui manquaient de tenue ; il était d’ailleurs notoire que seule la volonté des dieux désignait les Archichanceliers, et cette année il y avait fort à parier qu’ils s’arrangeraient pour désigner le vieux Verdurin Lamerloi, un brave bonhomme qui attendait patiemment son tour depuis des années.

L’Archichancelier de l’Université Invisible était le chef officiel de tous les mages du Disque. Dans un passé lointain, le titre revenait au plus puissant d’entre eux, mais les temps s’étaient beaucoup calmés depuis et, pour être honnête, les vieux mages inclinaient à considérer la vraie magie indigne de leur condition. Ils avaient tendance à lui préférer la gestion, plus sûre et presque aussi drôle, et les dîners de gala.

Ainsi donc s’écoulait le long après-midi. Le chapeau reposait sur son coussin aux couleurs fanées dans les appartements de Lamerloi, lequel se savonnait la barbe, assis dans sa baignoire devant le feu. D’autres mages somnolaient dans leurs cabinets de travail, ou effectuaient une petite promenade dans les jardins afin de s’ouvrir l’appétit en vue du banquet du soir ; on estimait généralement qu’une douzaine de pas suffisaient amplement.

Dans la Grande Salle, sous les regards peints ou sculptés de deux cents précédents Archichanceliers, le personnel sous les ordres du maître d’hôtel installait les longues tables et les bancs. Dans le labyrinthe voûté des cuisines… Bah, l’imagination se débrouillera bien toute seule à partir des données suivantes : beaucoup de graisse, de chaleur et de cris, des cuves de caviar, des bœufs entiers rôtis, des chapelets de saucisses tendus d’un mur à l’autre comme des chaînes de papier, le chef en personne à l’ouvrage dans l’une des chambres froides, qui met la touche finale à une maquette de l’Université façonnée, pour une raison inexplicable, dans du beurre. Ça le prenait chaque fois qu’on organisait un banquet – des cygnes de beurre, des maisons de beurre, des ménageries entières toutes jaunes, grasses et rances – et ça lui faisait tellement plaisir que personne n’avait le cœur de lui dire d’arrêter.

Dans son propre dédale de caves, le sommelier rôdait parmi ses tonneaux, décantait et goûtait.

Le sentiment d’impatience qui flottait dans l’air avait même gagné les corbeaux de la Tour de l’Art, bâtiment de deux cent cinquante mètres de haut, la plus ancienne construction du monde, à ce qu’on disait. Ses pierres croulantes arboraient des forêts miniatures vigoureuses bien au-dessus des toits de la ville. Des espèces entières de scarabées et de petits mammifères s’étaient développées à son sommet et, comme personne n’y montait souvent à cause de son penchant déplorable à tanguer au vent, les corbeaux disposaient de l’édifice pour eux tout seuls. Pour l’heure, ils volaient autour, en proie à une certaine agitation, comme des moucherons avant l’orage. Ce serait une bonne idée qu’en dessous on remarque leur manège.

Quelque chose d’horrible était sur le point de se produire.

Vous vous en doutiez, non ?


* * *

Vous n’êtes pas le seul.

« Qu’est-ce qui leur prend ? » cria Rincevent par-dessus le vacarme.

Le bibliothécaire se baissa subitement devant un grimoire relié cuir qui fusait de son rayonnage avant de s’arrêter d’une secousse en bout de chaîne au beau milieu de son vol. Puis il plongea, roula sur lui-même et atterrit sur un exemplaire du Discouverte de la Démonoslogie de Maléficio qui tabassait consciencieusement son lutrin.

« Oook ! » fit-il.

Rincevent se colla l’épaule contre un rayonnage animé de tremblements et, des genoux, força les volumes froufroutants à réintégrer leurs places. Le bruit était terrible.

Les livres de magie jouissent d’une sorte de vie propre. Certains même en abusent franchement ; par exemple, il faut garder la première édition du Nécrotélicomnicon entre des plaques de fer, l’Arte Véritabile de Lévitatione refuse de descendre des chevrons du plafond depuis cent cinquante ans, le Compenydyum de Magye Sexuelle de Ge Fordge ne quitte pas sa cuve de glace dans une pièce réservée à lui seul et une règle stricte impose qu’il ne soit lu que par des mages âgés de plus de quatre-vingts ans, voire, si possible, morts.

Mais même les grimoires et incunables courants des principaux rayonnages montraient autant d’agitation, autant d’affolement que les occupants d’un poulailler quand un intrus puant gratte sous la porte. D’entre les couvertures closes s’échappaient des raclements assourdis, comme des coups de griffes.

« Qu’est-ce que tu dis ? brailla Rincevent.

— Oook[3] !

— D’accord ! »

Rincevent, bibliothécaire adjoint honoraire, n’avait guère dépassé le stade du classement de base et de l’approvisionnement en bananes, et force lui était d’admirer la façon dont son supérieur se déplaçait d’un pas tranquille parmi les rayonnages frémissants, laissait courir ici une main de cuir noir sur une reliure tremblante, rassurait ailleurs de quelques murmures simiesques apaisants un dictionnaire effrayé.

Au bout d’un moment la bibliothèque finit par se calmer, et Rincevent sentit les muscles de ses épaules se relâcher.

Mais c’était une paix précaire. Ici et là une page bruissait. Des étagères au loin parvenait le craquement sinistre d’un dos. Passée la première panique, la bibliothèque restait vigilante et nerveuse comme un chat à longue queue dans une fabrique de rocking-chairs.

Le bibliothécaire revint par les allées de sa démarche tranquille. Il avait une figure dont seul un pneu de camion pouvait tomber amoureux, figée à demeure dans un vague sourire, mais Rincevent sut en le voyant se glisser dans son cagibi sous le bureau et se recouvrir la tête d’une couverture que le primate était terriblement inquiet.

Examinez Rincevent, tandis qu’il scrute autour de lui les rayonnages menaçants. Il existe huit niveaux de magie sur le Disque ; au bout de seize ans, Rincevent n’a même pas franchi le premier. Certains de ses tuteurs en sont venus à le croire incapable même de dépasser le niveau zéro, auquel naissent la plupart des gens normaux ; en d’autres termes, on a avancé l’idée qu’à la mort de Rincevent l’aptitude moyenne de la race humaine dans les sciences occultes s’élèverait d’un cran.

Il est grand, maigre et arbore les poils rabougris typiques de ceux que la nature ne destinait pas à porter la barbe. Il est vêtu d’une robe rouge sombre qui a connu de meilleurs jours, voire de meilleures décennies. Mais on sait qu’on a affaire à un mage parce qu’il est coiffé d’un chapeau pointu à bords flottants. Le couvre-chef arbore le mot MAJE, brodé en grandes lettres d’argent par une main dont le travail d’aiguille laisse encore plus à désirer que l’orthographe. Une étoile en orne le sommet. Il a perdu la plupart de ses paillettes.

Rincevent se plaqua le chapeau sur le crâne et poussa les antiques portes de la bibliothèque pour émerger dans la lumière dorée de l’après-midi. Un après-midi calme, tranquille, uniquement troublé par les croassements hystériques des corbeaux qui décrivaient des cercles au-dessus de la Tour de l’Art.

Rincevent les observa un moment. Les corbeaux de l’Université, c’étaient des durs à cuire. Il leur en fallait beaucoup pour les impressionner.

Par ailleurs…

… le ciel était d’un bleu pâle teinté d’or, et quelques volutes de nuage duveteux s’éclairaient de rose dans la lumière du jour qui se rallongeait. Les châtaigniers centenaires de la cour étaient en pleine floraison. Par une fenêtre ouverte s’échappaient les notes de musique d’un mage qui travaillait son violon, plutôt mal. Rien d’alarmant dans tout ça.

Rincevent s’appuya contre le mur chaud. Et poussa un cri.

Le bâtiment tremblait. Le mage sentait des vibrations lui passer dans les mains et lui remonter le long des bras, une faible sensation rythmique juste à la bonne fréquence pour exprimer une terreur irrépressible. Même les pierres avaient la trouille.

Il baissa les yeux en entendant un petit tintement. Une plaque d’égout ornementale bascula en arrière et l’un des rats de l’Université passa ses moustaches au-dehors. Il jeta à Rincevent un coup d’œil affolé quand il s’extirpa du trou et fila devant lui en flèche, suivi de dizaines de ses congénères. Certains portaient des vêtements, mais c’était chose courante à l’Université, où la haute teneur en magie résiduelle avait d’étranges effets sur les gènes.

Rincevent regarda à la ronde et vit d’autres torrents de corps gris quitter l’Université par toutes les gouttières et s’écouler vers le mur extérieur. Le lierre près de son oreille bruissa et une bande de rats effectua une série de sauts de la mort jusque sur son épaule avant de se laisser glisser à bas de sa robe. Ceci dit, ils l’ignorèrent complètement mais, une fois encore, c’était chose parfaitement courante. La plupart des êtres vivants ignoraient Rincevent.

Il fit demi-tour, rentra à toutes jambes dans l’Université, ses robes lui claquant autour des genoux, et ne s’arrêta que devant le cabinet de l’intendant. Il cogna à coups redoublés sur la porte qui s’ouvrit en grinçant.

« Ah. C’est, hem… Rincevent, hein ? fit l’intendant sans grand enthousiasme. C’est à quel sujet ?

— On coule ! »

L’intendant le fixa un moment. Il s’appelait Duzinc. Grand, filiforme, il donnait l’impression d’avoir été cheval dans des vies antérieures et d’y avoir échappé d’un crin dans celle-ci. Il donnait aussi toujours l’impression de regarder les gens avec ses dents.

« On coule ?

— Oui. Tous les rats nous quittent ! »

L’intendant le fixa encore une fois.

« Entrez, Rincevent », l’invita-t-il, aimable. Rincevent le suivit dans la pièce sombre et basse jusqu’à la fenêtre de l’autre côté. Elle ouvrait sur les jardins qui descendaient vers le fleuve dont le cours suintait tranquillement vers la mer.

« Vous n’avez pas… hem, forcé la dose ? fit l’intendant.

— La dose de quoi ? répondit Rincevent, l’air coupable.

— C’est une construction en dur, vous comprenez », dit l’intendant. À l’instar de la plupart des mages en présence d’un mystère, il entreprit de se rouler une cigarette. « Pas un navire. Ça se voit à certains détails, vous savez. Pas de marsouins qui batifolent à la proue, absence de fonds de cale, tout ça. Les risques de sombrer sont réduits. Sinon… hem, il ne nous resterait plus qu’à embarquer dans les cabanes à outils et à gagner le rivage à la rame. Hein ?

— Mais les rats…

— Un bateau de grain dans le port, j’imagine. Un quelconque rituel… hem, de printemps.

— Je suis sûr d’avoir aussi senti les murs trembler », dit Rincevent avec une ombre d’hésitation. Ici, dans cette pièce au calme, devant le feu qui crépitait dans l’âtre, tout ça perdait de sa réalité.

« Une secousse sismique passagère. La Grande A’Tuin qui a eu le hoquet… hem, peut-être. Faudrait… hem, vous ressaisir. Vous n’avez pas bu, hein ?

— Non.

— Hem. Ça vous dirait ? »

Duzinc s’approcha à pas feutrés d’un petit meuble de chêne foncé et sortit deux verres qu’il remplit au cruchon d’eau.

« En général, je réussis mieux le sherry à cette heure de la journée, dit-il, et il étendit les mains au-dessus des verres. Dites… hem, vous voulez quoi… sec ou doux ?

— Hem, non, merci, fit Rincevent. Vous avez peut-être raison. Je crois que je vais aller me reposer un peu.

— Bonne idée. »

Rincevent s’enfonça au hasard dans la fraîcheur des couloirs de pierre. De temps en temps il touchait le mur, paraissait écouter puis secouait la tête.

Alors qu’il traversait une nouvelle fois la cour, il vit une nappe de souris passer en masse par-dessus un balcon et trottiner en direction du fleuve. Le sol sur lequel elles couraient avait l’air de bouger, lui aussi. Lorsque Rincevent y regarda de plus près, il s’aperçut qu’il était recouvert de fourmis.

Il ne s’agissait pas de fourmis ordinaires. Des siècles de fuites de magie dans les murs de l’Université avaient eu de drôles d’effets sur les insectes. Certaines tiraient de toutes petites charrettes, d’autres chevauchaient des scarabées, mais toutes vidaient les lieux aussi vite que possible. L’herbe de la pelouse ondulait à leur passage.

Il leva la tête lorsqu’un vieux matelas de toile rayée s’extirpa d’une fenêtre d’étage et s’écrasa sur les dalles en dessous. Après une brève pause, apparemment pour reprendre son souffle, il décolla légèrement du sol. Puis il se mit à flotter délibérément au ras de la pelouse et fonça sur Rincevent qui parvint de justesse à bondir hors de sa route. Le mage entendit des pépiements aigus et eut la vision fugitive de milliers de petites pattes décidées sous le tissu ventru avant qu’il ne disparaisse en trombe. Même les punaises de lit déménageaient et, au cas où elles ne trouveraient pas de logements aussi confortables ailleurs, elles prenaient leurs précautions. L’une d’elles lui adressa un signe et lui couina un bonjour.

Rincevent recula ; il buta des mollets contre quelque chose et son sang se glaça. Un banc de pierre. Il l’observa un instant. Le banc n’avait pas l’air pressé de partir. Il s’y assit avec reconnaissance.

Il y a sûrement une explication naturelle, songeait-il. Ou une explication surnaturelle parfaitement normale, en tout cas.

Des raclements le firent tourner le regard de l’autre côté de la pelouse.

Il n’y avait pas d’explication naturelle à ça. Avec une lenteur incroyable, glissant le long des parapets et des gouttières dans un silence total en dehors du grattement occasionnel de la pierre sur la pierre, les gargouilles quittaient le toit.

Dommage que Rincevent n’ait jamais vu de mauvais arrêts sur image, il aurait alors su précisément comment décrire ce qu’il avait sous les yeux. Les créatures ne se déplaçaient pas exactement mais arrivaient à progresser par une succession rapide de tableaux vivants ; elles passèrent cahin-caha devant lui, en une procession famélique de becs, de crinières, d’ailes, de griffes et de fientes de pigeons.

« Qu’est-ce qui se passe ? » glapit-il.

Une chose à figure de gobelin, corps de harpie et pattes de poulet tourna la tête par saccades brèves et parla d’une voix qui rappelait un péristaltisme de montagne (mais l’effet de résonance grave était mal rendu parce qu’elle ne pouvait évidemment pas fermer la bouche).

Elle dit : « Un ourhelier arrihe ! Uyez ou ou êtes un honne nort !

— Je vous demande pardon ? » fit Rincevent. Mais la chose était déjà passée et traversait tant bien que mal l’antique pelouse[4].

Rincevent donc, assis sur son banc, fixa le vide d’un regard absent pendant dix bonnes secondes avant de pousser un petit cri et de se mettre à courir de toute la vitesse de ses jambes. Il ne s’arrêta qu’une fois dans sa chambre, dans le bâtiment de la bibliothèque. Pas extraordinaire, la chambre, on s’en servait surtout pour entreposer de vieux meubles, mais c’était chez lui.

Une armoire se dressait contre un mur dans l’ombre. Non pas de ces armoires modernes, conçues uniquement pour que les amants inquiets sautent dedans au retour prématuré du mari, mais une antique penderie de chêne couleur de nuit ; dans ses abysses poussiéreux des porte-manteaux se tapissaient et se reproduisaient ; des bandes de souliers craquelés patrouillaient dans le fond. Il pouvait parfaitement s’agir d’une porte sur des mondes fabuleux, mais personne n’avait jamais cherché à le savoir à cause de l’odeur pénible des boules de naphtaline.

Et au sommet de l’armoire, enveloppé dans des morceaux de papier jauni et de vieilles housses, reposait un gros coffre cerclé de cuivre. Le Bagage était son nom. Lui seul savait pourquoi il acceptait d’appartenir à Rincevent, ça restait son secret, mais sans doute aucun autre article dans toutes les annales des accessoires de voyage n’avait-il son passé de mystère et de coups et blessures. Les descriptions qu’on en avait faites le situaient à mi-chemin entre la valise et le maniaque homicide. Il possédait nombre de particularités inhabituelles qui risquent, ou ne risquent pas, de se manifester d’ici peu, mais pour l’heure une seule le classait déjà à part de tous les autres coffres cerclés de cuivre. Il ronflait ; on aurait dit qu’on sciait très lentement une bûche.

Le Bagage était peut-être magique. Il était peut-être terrible. Mais au fond de son cœur énigmatique il était comme tous les autres bagages du multivers et préférait passer la saison froide à hiberner au-dessus d’une armoire.

Rincevent lui flanqua des coups de balai jusqu’à ce que la scie se taise, puis il se remplit les poches de bricoles qu’il ramassa sur le cageot de bananes qui lui servait de table de toilette et se dirigea vers la porte. Il ne put s’empêcher de remarquer que son matelas avait disparu, mais il s’en moquait : il était clair qu’il n’allait plus jamais dormir sur un matelas, non, jamais.

Le Bagage atterrit sur le plancher avec un bruit sourd. Au bout de quelques secondes, et avec un grand soin, il se souleva sur des centaines de petites jambes roses. Il se pencha un peu d’avant en arrière pour s’étirer chaque membre, puis ouvrit son couvercle et bâilla.

« Tu viens, ou quoi ? »

Le couvercle se referma dans un claquement. Le Bagage manœuvra en une succession compliquée de frottements de pieds afin de s’orienter face à la porte, puis il se mit en marche dans le sillage de son maître.

La bibliothèque était encore dans un état de tension que troublaient de temps à autre un claquement de chaîne[5] ou le crépitement assourdi d’une page. Rincevent plongea la main sous le bureau et agrippa le bibliothécaire, toujours replié sous sa couverture.

« Viens, je te dis !

— Oook.

— Je te paye un coup à boire », fit Rincevent, au désespoir.

Le bibliothécaire se déplia comme une araignée à quatre pattes. « Oook ? »

Rincevent traîna à moitié l’anthropoïde de son nid pour le faire sortir de la salle. Il ne se dirigea pas vers les portes principales mais vers une autre partie du mur, par ailleurs ordinaire, où quelques pierres branlantes offraient depuis deux mille ans aux étudiants un moyen discret de rentrer après l’extinction des feux. Il s’arrêta alors si brutalement que le bibliothécaire lui rentra dedans et que le Bagage les carambola tous deux.

« Oook !

— Oh, bons dieux, fit-il. Regarde-moi ça !

— Oook ? »

Une marée noire luisante s’échappait d’une grille près des cuisines. La lumière des étoiles du soir qui tombait se réfléchissait sur des millions de minuscules dos noirs.

Mais le plus inquiétant, ce n’était pas la vue des cancrelats. C’était le fait qu’ils marchaient au pas, à cent de front. Bien entendu, comme tous les résidants officieux de l’Université, les cancrelats sortaient un peu de l’ordinaire, mais il se dégageait une impression désagréable du martèlement des milliards de tout petits pieds qui attaquaient le sol en cadence parfaite.

Rincevent enjamba prudemment la colonne en marche. Le bibliothécaire sauta par-dessus.

Le Bagage, évidemment, les suivit dans un bruit de danseur de claquettes sur un paquet de chips.

Ainsi, après avoir contraint le Bagage à quand même faire le tour par la porte pour lui éviter de défoncer le mur, Rincevent quitta l’Université avec tous les autres insectes et petits rongeurs ; il se disait que si quelques bières au calme ne suffisaient pas à lui faire voir les choses sous un jour différent, alors quelques tournées supplémentaires y parviendraient sans doute. Ça valait sûrement le coup d’essayer.

Voilà pourquoi il n’assista pas au dîner dans la Grande Salle. Ce repas allait se révéler le plus important qu’il ait jamais sauté de sa vie.


* * *

Plus loin le long du mur de l’Université, un faible tintement se fit entendre lorsqu’un grappin se prit dans les pointes de fer qui en garnissaient le faîte. Un instant plus tard une mince silhouette vêtue de noir se laissa légèrement tomber dans l’enceinte de l’Université et courut silencieusement vers la Grande Salle, où elle se perdit bientôt parmi les ombres.

N’importe comment, personne ne l’aurait remarquée. De l’autre côté du campus, le sourcelier marchait vers l’entrée de l’Université. Là où ses pieds touchaient les pavés, des étincelles bleues crépitaient et vaporisaient la première rosée du soir.


* * *

Il faisait très chaud. L’immense cheminée à l’extrémité sens direct de la Grande Salle était pour ainsi dire portée au rouge. Les mages sont volontiers frileux, aussi la véritable fournaise des bûches ronflantes ramollissait-elle les bougies à six mètres de distance et cloquait-elle le vernis des longues tables. L’air au-dessus du banquet était bleu de fumée de tabac, une fumée qui se tortillait en des formes bizarres sous la pression de décharges perdues de magie. Sur la table centrale, la carcasse complète d’un cochon rôti avait l’air de reprocher qu’on ne lui ait pas laissé le temps de finir sa pomme avant de passer à la casserole, et la maquette de l’Université sculptée dans le beurre s’affaissait tout doucettement dans une flaque de graisse.

La bière coulait à flots. Ici et là des mages à la figure rouge braillaient joyeusement d’anciennes chansons à boire qui s’accompagnaient de claques sur les genoux et de « ho ! » criés à tue-tête. La seule excuse à ce genre de débordements, c’est que les mages sont célibataires et qu’ils s’amusent comme ils peuvent.

Une autre raison expliquait une telle atmosphère de convivialité : personne ne cherchait à tuer qui que ce soit. Situation inhabituelle dans les cercles de magie.

Les mages de haut niveau occupent une position dangereuse. Chaque mage essaye de déloger ses supérieurs tout en écrasant les doigts des collègues en dessous ; dire que la profession, par nature, fait preuve d’un esprit de compétition stimulant équivaut à reconnaître que les piranhas, par nature, se sentent souvent une petite dent. Quoi qu’il en soit, depuis que les grandes Guerres Thaumaturgiques ont rendu des régions entières du Disque inhabitables[6], on leur a interdit de régler leurs différends au moyen de la magie parce que c’était source de beaucoup de désagréments pour la population en général et que de toutes façons on avait souvent du mal à désigner le vainqueur entre les taches de gras fumantes qui en résultaient. Aussi recourent-ils aux traditionnels poignards, poisons subtils, scorpions dans les chaussures et traquenards désopilants avec pendules affûtés comme des rasoirs.

La Veille des Petits Dieux, cependant, il était très mal vu de tuer un collègue, et les mages se sentaient libres de laisser pendre leurs cheveux sans craindre qu’on ne s’en serve pour les étrangler.

Le fauteuil de l’Archichancelier était vide. Lamerloi dînait seul dans son cabinet, comme il sied à celui qu’avaient élu les dieux au terme d’une discussion sérieuse avec les mages raisonnables de rang supérieur plus tôt dans la journée. Malgré ses quatre-vingts ans, il se sentait un peu nerveux et toucha à peine à son deuxième poulet.

Dans quelques minutes il allait lui falloir prononcer un discours. Lamerloi avait, au temps de sa jeunesse, cherché la puissance en des lieux étranges, affronté des démons dans des octogrammes embrasés, regardé dans des dimensions que les hommes n’étaient pas censés connaître et même bravé la commission des bourses de l’Université Invisible, mais rien dans les huit cercles du néant n’était plus affreux que deux cents visages interrogateurs levés vers lui dans la fumée des cigares.

Les hérauts allaient bientôt venir le chercher. Il soupira, repoussa son pudding sans y goûter, traversa la pièce, s’arrêta devant le grand miroir et fouilla dans la poche de sa robe en quête de ses notes.

Au bout d’un moment, il parvint à les mettre plus ou moins en ordre et s’éclaircit la gorge.

« Mes chers confrères, commença-t-il, je ne puis vous dire combien… euh… combien… les belles traditions de cette vénérable université… euh… quand je vois autour de moi les portraits des Archichanceliers aujourd’hui disparus…» Il marqua une pause, fit à nouveau le tri dans ses notes et repartit avec un peu plus de conviction. « De me trouver ici ce soir me rappelle l’histoire du colporteur à trois jambes et des… euh… des filles du marchand. Ce marchand, semble-t-il…» On frappa à la porte.

« Entrez, aboya-t-il, et il étudia soigneusement ses notes.

« Ce marchand, marmonna-t-il, ce marchand, oui, ce marchand avait trois filles. Je crois. Oui. Trois, c’est ça. Apparemment…»

Il regarda dans le miroir et se retourna. Il commença : « Qui êtes-v…» Et découvrit qu’il y avait pire que prononcer un discours, en fin de compte.


* * *

La petite silhouette sombre qui se faufilait dans les couloirs déserts entendit le bruit et n’y prêta guère attention. Les bruits déplaisants étaient monnaie courante partout où l’on pratiquait régulièrement la magie. La silhouette cherchait quelque chose. Quoi, elle n’en savait trop rien elle-même, mais elle le reconnaîtrait quand elle mettrait la main dessus.

Au bout de quelques minutes, ses recherches la conduisirent à la chambre de Lamerloi. Des tourbillons graisseux saturaient l’atmosphère. De petites particules de suie voltigeaient au gré des courants d’air, et plusieurs traces de brûlures en forme de pieds marquaient le sol.

La silhouette haussa les épaules. Inutile de chercher à comprendre ce qui se passait dans les chambres de mages. Elle eut la vision de ses multiples reflets dans le miroir brisé, rajusta son capuchon et reprit ses recherches.

Comme attentive à des instructions intérieures, elle traversa la pièce à pas feutrés et s’arrêta devant la table où trônait une boîte en cuir, toute en hauteur, ronde et défraîchie. Elle s’en rapprocha sans bruit et souleva doucement le couvercle.

La voix qui s’en échappa avait l’air de passer à travers plusieurs épaisseurs de tapis lorsqu’elle s’exclama : « Quand même ! Qu’est-ce que vous fichiez ? »


* * *

« J’veux dire, comment ça s’passait au début ? J’veux dire, dans le temps, y avait des vrais mages, pas toutes ces histoires d’niveaux. On y allait carrément… et pis voilà. Pan ! »

Un ou deux autres clients attablés dans la pénombre de la taverne « le Tambour Rafistolé » regardèrent vite autour d’eux en entendant le bruit. Des nouveaux en ville. Les habitués ne prenaient jamais garde aux bruits insolites tels que gémissements ou déchirements douloureux de tendons. Dans certains quartiers d’Ankh-Morpork, non seulement la curiosité tuait le chat, mais elle le jetait en plus dans le fleuve, les pattes lestées de plomb.

Les mains tremblotantes de Rincevent voltigèrent au-dessus de la collection de verres vides assemblés devant lui sur la table. Il avait presque oublié l’épisode des cancrelats. Encore un verre et il arriverait peut-être à oublier celui du matelas.

« Dzinng ! Une boule de feu ! Bizzz ! Disparu en fumée ! Dzinng !… Oh, pardon. »

Le bibliothécaire mit prudemment ce qui restait de sa bière hors de portée des gesticulations de Rincevent.

« D’la magie, ça. D’la vraie. » Le mage retint un renvoi.

« Oook. »

Rincevent plongea le regard dans le fond mousseux de sa dernière bière, puis, avec une extrême prudence, des fois que le dessus de son crâne tomberait, il se pencha et en versa un peu dans une soucoupe pour le Bagage qui se tenait tapi sous la table. Une bonne chose, d’ailleurs. En général, le coffre le mettait dans l’embarras : il se glissait auprès des consommateurs et les terrorisait pour qu’ils lui donnent des chips.

Il se demanda confusément où le cours de ses pensées était sorti de son lit.

« J’en étais où ?

— Oook, suggéra le bibliothécaire.

— Ouais. » La figure de Rincevent s’éclaira. « On avait pas b’soin de tous ces niveaux et d’ces grades, tu sais. On avait des sourceliers en ce temps-là. On s’baladait dans le monde, on trouvait des sortilèges nouveaux et on vivait des aventures…»

Il trempa un doigt dans une flaque de bière et esquissa distraitement un dessin sur le bois taché, éraflé de la table.

L’un des professeurs avait déclaré à son sujet que « qualifier de catastrophique sa compréhension de la théorie de la magie, c’est se priver du mot adéquat pour décrire son approche de la pratique ». Ça l’avait toujours intrigué. Il récusait le fait qu’il fallait être bon en magie pour devenir mage. Il savait, lui, au fond de sa tête, qu’il en était un, de mage. Être bon en magie n’avait rien à voir là-dedans. C’était un plus, rien d’autre, ça ne définissait pas vraiment l’individu.

« Quand j’étais p’tit, dit-il avec nostalgie, j’ai vu une image de sourcelier dans un livre. Il était debout en haut d’une montagne, il agitait les bras et les vagues montaient en l’air, t’sais, comme dans la baie d’Ankh quand y a une tempête, et y avait des éclairs tout autour de lui…

— Oook ?

— J’sais pas, moi, p’t-être qu’il portait des bottes en caoutchouc, jeta Rincevent avant de poursuivre d’un air rêveur : Et il avait un bourdon, pis un chapeau sur la tête, tout comme le mien, et ses yeux brillaient, on aurait dit, pis y avait une espèce d’éclat lumineux qui lui sortait au bout des doigts, et je m’suis dit qu’un jour, moi aussi j’ferais ça, pis…

— Oook ?

— Un p’tit, alors.

— Oook.

— Comment tu fais pour payer tout ça ? Chaque fois qu’on te donne de l’argent, tu l’manges.

— Oook.

— J’en r’viens pas. »

Rincevent termina son dessin dans la bière. Une silhouette tracée en bâtonnets sur une falaise. Elle ne lui ressemblait pas – dessiner dans de la bière rance n’est pas un art précis – mais l’intention y était.

« Moi, c’est ça que j’voulais être, dit-il. Pan ! J’voulais pas de toute cette perte de temps. Ni de tous ces livres, de tous ces machins, ça devrait pas se passer comme ça. Ce qu’y nous faut, c’est d’la vraie magie. »

Cette dernière remarque aurait remporté le prix de la plus belle bourde du jour si Rincevent n’avait ensuite ajouté :

« Dommage qu’on n’en voie plus, d’ces gars-là. »


* * *

Duzinc donna des coups de sa cuiller sur la table.

Il impressionnait dans sa robe de cérémonie au capuchon de pourpre et vhermine[7] du Conseil Vénérable des Voyants et sa ceinture jaune de mage de cinquième niveau ; il stagnait à son échelon depuis trois ans et attendait que l’un des soixante-quatre sixième niveau libère un poste en allant se faire voir dans un monde meilleur. Il se sentait cependant de bonne humeur. Non seulement il venait de terminer un excellent repas, mais il gardait dans ses appartements une petite fiole d’un poison garanti indétectable qui, utilisé correctement, lui assurerait une promotion dans les mois à venir. La vie s’annonçait belle.

La grosse horloge au bout de la salle frémit à l’approche des neuf heures.

Le roulement de cuiller n’avait pas produit grand effet. Duzinc empoigna une chope d’étain et l’abattit violemment sur la table.

« Chers confrères ! cria-t-il, et il approuva du chef lorsque le vacarme décrut. Merci. Levez-vous, je vous prie, pour la cérémonie des… euh… des clés. »

Une vague de rires et un bourdonnement d’impatience lui répondirent lorsque les mages repoussèrent leurs bancs pour se remettre tant bien que mal debout.

Les doubles portes de la salle étaient verrouillées, bloquées par trois barres. Un nouvel Archichancelier devait demander trois fois à entrer avant qu’on ne les déverrouille, ce qui signifiait qu’il prenait ses fonctions avec le consentement de l’ensemble des mages. Ou quelque chose comme ça. Les origines de cette coutume se perdaient dans la nuit des temps, raison qui en valait une autre pour qu’on la conserve.

Les conversations moururent. L’assemblée des mages ne quittait pas la porte des yeux.

Il y eut un coup discret au battant.

« Va-t’en ! » s’écrièrent les mages ; tant de subtilité dans l’humour en fit s’écrouler quelques-uns.

Duzinc prit le grand anneau de fer qui emprisonnait les clés de l’Université. Elles n’étaient pas toutes en métal. Elles n’étaient pas toutes visibles. Certaines avaient vraiment une drôle d’allure.

« Qui s’en vient toquer à l’huis ? psalmodia-t-il.

— C’est moi. »

La voix avait ceci d’étrange : elle donnait l’impression à chaque mage que son propriétaire se tenait dans son dos. La plupart se surprirent à regarder par-dessus leurs épaules.

Dans ce bref silence stupéfait, ils entendirent un petit bruit sec de serrure. Ils virent avec épouvante et fascination les verrous de fer revenir d’eux-mêmes en arrière ; les grands madriers de chêne que le temps avait rendus plus durs que le roc glissèrent hors de leurs logements ; les gonds rougeoyèrent, jaunirent, blanchirent, puis explosèrent. Lentement, horriblement, inéluctablement, les portes basculèrent dans la salle.

Une silhouette indistincte se dressait dans la fumée des gonds en feu.

« Putain, Verdurin, fit un mage non loin, vous avez fait fort. »

Lorsque la silhouette s’avança à grands pas dans la lumière, ils constatèrent tous qu’il ne s’agissait pas de Verdurin Lamerloi, en fin de compte.

Il était au moins plus petit d’une tête que tous les autres mages et portait une robe blanche toute simple. Il était aussi plus jeune de plusieurs décennies ; il paraissait âgé d’une dizaine d’années et il tenait dans une main un bourdon nettement plus grand que lui.

« Dites, ce n’est pas un mage…

— Où est son capuchon, alors ?

— Où est son chapeau ? »

L’étranger remonta le rang des mages étonnés pour s’arrêter devant la table principale. Duzinc baissa le regard sur une figure jeune et maigre encadrée d’une masse de cheveux blonds, et surtout il le plongea dans deux yeux dorés qui luisaient de l’intérieur. Mais il sentit que ces yeux-là ne le regardaient pas. Ils avaient l’air de regarder un point situé à une dizaine de centimètres derrière sa tête. Duzinc eut l’impression de gêner, d’être superflu.

Il retrouva sa dignité et se redressa de toute sa hauteur.

« Que veut dire tout… euh… ceci ? » fit-il. Plutôt faible comme réaction, il devait le reconnaître, mais on aurait dit que la fixité du regard incandescent lui enlevait les mots de la mémoire.

« Je suis venu, répondit l’étranger.

— Venu ? Venu pour quoi ?

— Pour prendre ma place. Où il est, mon siège ?

— Tu es étudiant ? demanda Duzinc avec colère. Comment tu t’appelles, jeune homme ? »

Le gamin l’ignora et fit du regard le tour de l’assemblée.

« Qui c’est, le mage le plus puissant, ici ? lança-t-il. Je veux le voir. »

Duzinc fit un signe de tête. Deux appariteurs, qui se glissaient en crabe vers le nouveau venu depuis quelques minutes, apparurent à chacun de ses coudes.

« Sortez-le et jetez-le dans la rue », ordonna Duzinc. Les appariteurs, des costauds à la mine grave, approuvèrent du chef. Leurs mains comme des régimes de bananes empoignèrent les bras en tuyau de pipe.

« Ton père le saura, dit sévèrement Duzinc.

— Il le sait déjà », répliqua le gamin. Il leva les yeux vers les deux hommes et haussa les épaules.

« Qu’est-ce qui se passe, ici ? »

Duzinc se retourna et vit Tortier Cudebouc, chef de l’Ordre de l’Étoile d’Argent. Si Duzinc donnait dans le longiligne, Cudebouc, lui, faisait dans la rondeur ; il ressemblait à un petit ballon captif qu’on aurait pour une quelconque raison drapé de velours bleu et de vhermine ; en faisant leur moyenne on aurait obtenu deux mages de taille normale.

Malheureusement, Cudebouc appartenait à cette catégorie de gens qui se piquent de savoir s’y prendre avec les enfants. Il se pencha aussi bas que le lui permettait son dîner et fourra une face rouge et poilue sous le nez du gamin.

« Qu’est-ce qui t’arrive, p’tit gars ? demanda-t-il.

— Cet enfant est entré ici de force parce qu’il veut, à ce qu’il dit, voir un mage puissant », fit Duzinc d’un ton désapprobateur. Duzinc détestait cordialement les enfants, ce qui expliquait peut-être pourquoi eux le trouvaient si fascinant. Pour l’instant, il s’empêchait avec succès de se poser des questions sur la porte.

« Pas de mal à ça, fit Cudebouc. Tous les p’tits gars dignes de ce nom veulent devenir mages. Moi aussi, je voulais devenir mage quand j’étais un p’tit gars. Pas vrai, p’tit gars ?

— Vous êtes puissant, vous ? demanda le gamin.

— Hmm ?

— J’ai dit : vous êtes puissant ? Vous êtes puissant comment ?

— Puissant ? » répéta Cudebouc. Il se releva, tripota sa ceinture de huitième niveau et cligna de l’œil à l’intention de Duzinc. « Oh, assez puissant. Plutôt puissant, comme mage.

— D’accord. Je vous défie. Montrez-moi votre meilleur tour de magie. Et quand je vous aurai battu, eh ben, alors je serai Archichancelier.

— Dis donc, espèce de petit effronté…» commença Duzinc, mais sa protestation se perdit dans le rugissement de rires des autres mages. Cudebouc se donna des claques sur les genoux, ou du moins aussi près de ses genoux qu’il le pouvait.

« Un duel, hein ? fit-il. Pas mal, hein ?

— Le duel est interdit, vous le savez, objecta Duzinc. De toutes façons, c’est parfaitement ridicule ! Je ne sais pas qui a fait le coup des portes pour lui, mais je ne vais pas rester ici à vous regarder perdre votre temps…

— Allons, allons, fit Cudebouc. Comment tu t’appelles, p’tit gars ?

— Thune.

— Thune, monsieur ! aboya Duzinc.

— Bon, d’accord, Thune, fit Cudebouc. Tu veux voir ce que je fais de mieux, hein ?

— Oui.

— Oui, monsieur ! » raboya Duzinc. Thune lui lança un regard lourd qui ne cillait pas, aussi vieux que le temps, le genre de regard qui se dore sur les rochers des îles volcaniques sans jamais se lasser. Duzinc sentit sa bouche s’assécher.

Cudebouc avança les mains pour réclamer le silence. Puis, d’un grand geste théâtral, il roula la manche de son bras gauche et tendit les doigts.

Les mages rassemblés l’observaient avec intérêt. Les huitième niveau étaient en principe au-dessus des tours de magie ; ils passaient le plus clair de leur temps à méditer – généralement sur le prochain menu – et, bien entendu, à se préserver des attentions des confrères ambitieux du septième. Le spectacle méritait d’être vu.

Cudebouc sourit au gamin, lequel lui répondit par un regard qui se focalisa sur un point situé à une dizaine de centimètres derrière le crâne du vieux mage.

Vaguement décontenancé, Cudebouc fléchit les doigts. Ce n’était soudain plus le jeu qu’il avait prévu, et il éprouva le besoin impérieux d’impressionner, vite remplacé par un vif sentiment de contrariété à l’idée de s’être laissé bêtement démonter.

« Je vais te montrer, dit-il avant de prendre une profonde respiration, le Jardin Merveilleux de Maligrane. »

Des murmures montèrent des dîneurs. Quatre mages seulement dans toute l’histoire de l’Université avaient jamais réussi le Jardin en entier. La plupart étaient capables de créer les arbres et les fleurs, et quelques-uns les oiseaux. Ce n’était pas le sortilège le plus puissant, il ne déplaçait pas les montagnes, mais réaliser les menus détails contenus dans les syllabes complexes de Maligrane exigeait un savoir-faire très au point.

« Tu remarqueras, ajouta Cudebouc : rien dans ma manche. »

Ses lèvres commencèrent à remuer. Ses mains voltigèrent. Une flaque d’étincelles dorées lui grésilla dans une paume, s’éleva en courbe, forma une vague sphère dont les détails se précisèrent peu à peu…

D’après la légende, Maligrane, l’un des derniers vrais sourceliers, avait créé dans le Jardin un petit univers personnel à fermeture automatique, hors du temps, où il pouvait fumer tranquille et réfléchir un peu, loin des tracas du monde. Ce qui en soi constituait un mystère, car il était inconcevable pour tout mage qu’un être de la puissance d’un sourcelier pût avoir le moindre tracas ici-bas. Quelles que fussent ses raisons, Maligrane s’était retiré de plus en plus profondément dans son domaine, puis un jour avait refermé l’entrée derrière lui.

Le jardin était une boule scintillante entre les mains de Cudebouc. Les mages les plus proches se tordaient le cou, admiratifs, par-dessus ses épaules, et leurs regards plongeaient dans une sphère d’une soixantaine de centimètres qui montrait un paysage délicat, parsemé de fleurs ; il y avait un lac au second plan, complet jusque dans les vaguelettes, et des montagnes violettes derrière une forêt de belle allure. De tout petits oiseaux comme des abeilles volaient d’arbre en arbre et deux cerfs pas plus gros que des souris s’arrêtèrent de brouter pour dresser la tête et fixer Thune.

Qui trouva à redire : « Pas mal. Donnez-le moi. »

Il retira le globe impalpable des mains du mage et le leva.

« Pourquoi il n’est pas plus gros ? » demanda-t-il.

Cudebouc s’épongea le front avec un mouchoir bordé de dentelle.

« Eh bien, fit-il faiblement, tellement abasourdi par le ton du gamin qu’il était incapable de se sentir offensé, depuis le temps, l’efficacité du sortilège s’est plutôt…»

Thune garda un moment la tête penchée de côté, comme s’il écoutait quelque chose. Puis il chuchota quelques syllabes et caressa la surface de la sphère.

Elle se dilata. Un instant jouet entre les mains du garçon, l’instant suivant…

… les mages se retrouvèrent les pieds dans l’herbe fraîche d’une prairie ombragée descendant vers le lac. Un vent léger soufflait des montagnes ; il embaumait le thym et le foin. Le ciel était d’un bleu profond, teinté de violet au zénith.

Les cerfs observèrent les nouveaux venus d’un œil méfiant depuis leur pâture sous les arbres.

Duzinc baissa les yeux de saisissement. Un paon lui picorait les lacets de chaussures.

« …» commença-t-il sans aller plus loin. Thune tenait toujours une sphère, une sphère remplie d’air. À l’intérieur, déformée, comme vue à travers un objectif à 180° ou un cul de bouteille, on reconnaissait la Grande Salle de l’Université Invisible.

Le gamin regarda les arbres autour de lui, plissa les yeux d’un air songeur en direction des montagnes coiffées de neige au loin et hocha la tête à l’intention des hommes étonnés.

« Pas mal, dit-il. Faudra que je revienne ici. » Il remua les mains en un geste biscornu qui donnait l’impression, inexplicablement, qu’elles se retournaient comme des gants.

Les mages se retrouvèrent d’un coup dans la salle ; le gamin tenait dans sa paume le Jardin qui se réduisait. Dans un silence lourd, accablé, il le remit dans les mains de Cudebouc et déclara : « C’était très intéressant. Maintenant, moi, je vais faire de la magie. » Il leva les bras, fixa Cudebouc et le fit disparaître. Ce qui déclencha le chahut, comme c’est souvent le cas dans de telles occasions. En son centre se tenait Thune, parfaitement calme, environné d’un nuage grossissant de fumée graisseuse.

Ignorant le tumulte, Duzinc se pencha lentement et, avec une extrême prudence, ramassa une plume de paon par terre. Il se la passa pensivement d’avant en arrière sur les lèvres tandis que son regard allait de la porte d’entrée au gamin puis au siège vacant de l’Archichancelier ; sa bouche étroite se pinça et s’étira en un sourire.


* * *

Une heure plus tard, alors que le tonnerre se mettait à gronder dans le ciel clair au-dessus de la ville, que Rincevent commençait à chantonner et à oublier les cancrelats et qu’un matelas solitaire errait par les rues, Duzinc ferma la porte du cabinet de l’Archichancelier et se retourna face à ses collègues mages.

Ils étaient au nombre de six, et très inquiets.

Si inquiets, nota Duzinc, qu’ils l’écoutaient, lui, un simple cinquième niveau.

« Il est parti se coucher, dit-il, avec un lait chaud.

— Du lait ? fit l’un des mages d’une voix à la fois lasse et horrifiée.

— Il est trop jeune pour boire de l’alcool, expliqua l’intendant.

— Oh, oui. Suis-je bête ! »

Le mage aux yeux caves de l’autre côté demanda : « Vous avez vu ce qu’il a fait à la porte ?

— Moi, je sais ce qu’il a fait à Cudebouc !

— Il a fait quoi, au juste ?

— Je ne veux pas le savoir !

— Chers confrères, chers confrères », fit Duzinc avec douceur. Il baissa les yeux sur leurs visages inquiets et songea : trop de dîners. Trop d’après-midi à attendre que les serviteurs apportent le thé. Trop de temps passé dans des pièces confinées à lire de vieux livres écrits par des morts. Trop de brocart d’or et de cérémonies ridicules. Trop de graisse. Toute l’Université est mûre pour un bon coup de collier…

Ou un bon coup de fouet…

« Je me demande si on a, euh… vraiment un problème », dit-il.

Saucien Derment, des Sages de l’Ombre Inconnue, cogna du poing sur la table.

« Juste ciel, mon vieux ! jeta-t-il. Un enfant s’amène chez nous, surgi de la nuit, il triomphe de deux des meilleurs éléments de l’Université, s’installe dans le siège de l’Archichancelier, et vous vous demandez si on a un problème ? Ce gamin, c’est un mage-né ! D’après ce qu’on a vu ce soir, personne sur le Disque n’est de taille à l’affronter !

— Pourquoi l’affronter ? fit Duzinc d’une voix mesurée.

— Parce qu’il est plus puissant que nous !

— Oui ? » Auprès de la voix de Duzinc une plaque de verre aurait ressemblé à un champ frais labouré, du miel à du gravier.

« Il va sans dire…»

Saucien hésitait. Duzinc l’encouragea d’un sourire.

« Hum. »

Le « humeur » était Marmaric Cardant, chef des Poudre-aux-Yeux. Il joignit ses doigts embagués en clocher, par-dessus lequel il étudia Duzinc d’un regard perçant. L’intendant le détestait copieusement. Il nourrissait de sérieux doutes sur l’intelligence de l’homme. Il la devinait brillante, il sentait derrière ces bajoues craquelées de couperose un esprit où des petits rouages impeccablement astiqués tournaient à plein régime.

« Il n’a pas l’air trop désireux de se servir de ce pouvoir, dit Cardant.

— Cudebouc et Verdurin, vous en faites quoi ?

— Réaction puérile de dépit », répondit Cardant.

Les regards subjugués des autres mages allaient de Cardant à l’intendant. Ils avaient conscience qu’il se passait quelque chose et n’arrivaient pas à mettre le doigt dessus.

La raison pour laquelle les mages ne dirigeaient pas le Disque était toute bête. Tendez un bout de corde à deux mages, et ils tireront instinctivement dans deux directions opposées. Quelque chose dans leurs gènes ou leur formation les pousse à prendre une attitude envers l’entraide mutuelle qui aurait fait ressembler à une fourmi ouvrière un vieil éléphant mâle affligé d’une rage de dents en phase terminale.

Duzinc avança les mains. « Chers confrères, redit-il, ne voyez-vous pas ce qui s’est passé ? Voici un jeune garçon doué, peut-être élevé dans la solitude d’une campagne, euh… inculte, et qui, sentant l’appel ancestral de la magie dans sa chair, a entrepris un long voyage à travers des contrées accidentées, affronté on ne sait quels périls et est enfin parvenu à destination, seul, effrayé, dans l’unique souci de se placer sous notre influence bénéfique, à nous, ses professeurs, qui formerons, qui guiderons ses talents. Qui sommes-nous pour le rejeter, dans le… euh… le vent hivernal, pour nous dérober à ses…»

Le discours fut interrompu par Saucien qui se moucha.

« On n’est pas en hiver, fit l’un des autres mages d’un ton égal, et il fait plutôt bon, ce soir.

— Dans des conditions climatiques de printemps dangereusement variables, gronda Duzinc, et maudit serait l’homme qui manquerait, euh… en un tel moment…

— C’est presque l’été. »

Cardant se frotta l’aile du nez d’un air songeur.

« Le gamin a un bourdon, dit-il. Qui le lui a donné ? Vous lui avez demandé ?

— Non », fit Duzinc qui lançait toujours des regards furibards au contradicteur almanackien.

Cardant entreprit d’étudier ses ongles d’une manière que Duzinc estima éloquente.

« Bah, problème ou pas, je suis sûr que ça peut attendre demain, dit-il d’une voix que Duzinc jugea exagérément ennuyée.

— Grands dieux, il a volatilisé Cudebouc ! dit Saucien. Et il paraît qu’il ne reste que de la suie dans la chambre de Verdurin !

— Ils ont peut-être fait les idiots, dit doucereusement Cardant. Je suis certain, cher confrère, que vous, vous ne laisseriez pas un méchant gringalet vous vaincre dans votre Art, hein ? »

Saucien hésita. « Ben, euh… fit-il, non. Évidemment non. » Il regarda le sourire innocent de Cardant et toussa bruyamment. « Sûrement que non, évidemment. Cudebouc a vraiment fait l’idiot. Mais quand même, une prudence judicieuse est certainement…

— Alors nous serons tous prudents demain matin, le coupa Cardant avec entrain. Chers confrères, levons la séance. Le gamin dort, et de ce côté-là, au moins, il nous donne l’exemple. Nous y verrons plus clair quand il fera jour.

— Ça n’est pas toujours le cas », dit Saucien, sinistre, qui ne faisait pas confiance à la jeunesse. Selon lui, il ne fallait rien en attendre de bon.

Les grands mages repartirent à la queue leu leu vers la Grande Salle où le dîner en était au neuvième plat et commençait juste à trouver son rythme. Il faut davantage qu’un peu de magie et un collègue disparu en fumée sous son nez pour détourner un mage de son repas.

Pour une raison inexpliquée, Duzinc et Cardant furent les derniers à quitter la longue table. Assis chacun à un bout, ils s’observaient comme des chats. Les chats peuvent rester assis à chaque extrémité d’une allée et s’observer pendant des heures ; ils se livrent au genre de manège mental qui ferait passer un grand maître d’échecs pour impulsif par comparaison, mais les mages n’ont rien à leur envier. Aucun, des deux n’allait jouer le coup suivant tant qu’il ne s’était pas repassé toute la conversation à venir dans sa tête pour voir si elle lui laissait un tour d’avance.

Duzinc flancha le premier.

« Tous les mages sont frères, dit-il. Nous devrions nous faire confiance. J’ai des renseignements.

— Je sais, fit Cardant. Vous savez qui est le gamin. »

Les lèvres de Duzinc remuèrent en silence tandis qu’il essayait de prévoir les répliques ultérieures. « Rien ne vous le certifie, dit-il au bout d’un moment.

— Mon cher Duzinc, vous rougissez quand vous dites la vérité par mégarde.

— Je n’ai pas rougi !

— Justement, fit Cardant.

— D’accord, concéda Duzinc. Mais vous, vous croyez savoir autre chose. »

Le gros mage haussa les épaules.

« Un soupçon d’intuition, sans plus. Mais pourquoi devrais-je m’allier – il roula le mot inhabituel autour de sa langue – avec vous, un simple cinquième niveau ? Je pourrais plus sûrement obtenir les renseignements en vous faisant fondre le cerveau à vif. Soit dit sans offense, comprenez, je ne cherche qu’à savoir. »

Les événements des secondes qui suivirent s’enchaînèrent bien trop vite pour que des non-mages les saisissent, mais ils se déroulèrent grosso modo ainsi :

Duzinc avait tracé les signes de l’Accélérateur de Megrim dans le vide sous la table. Il marmonna alors une syllabe à voix basse et lança le sortilège le long du plateau, où il laissa une traînée fumante dans le vernis et rencontra, à mi-chemin, les serpents d’argent du Puissant Aérosol d’Aspic de Frère Catimaître que vomissaient les doigts de Cardant.

Les deux sortilèges se percutèrent, donnèrent une boule de feu vert et explosèrent, emplissant la pièce de petits cristaux jaunes.

Les mages échangèrent un regard mauvais, long et appuyé, sur lequel on aurait grillé des châtaignes.

Cardant était franchement surpris. Il n’aurait pas dû. Les mages de huitième niveau sont rarement forcés de se livrer à des concours de technique magique. En théorie, il n’existe que sept autres mages de puissance égale, et tout inférieur est par définition, disons… inférieur. Ils en éprouvent de la suffisance. Mais Duzinc, de son côté, était au cinquième niveau.

C’est peut-être dur en haut de l’échelle, et probablement encore plus dur tout en bas, mais entre les deux ça l’est tellement qu’on pourrait s’en servir pour ferrer les chevaux. À ce stade, tous les sans-espoir, les paresseux, les imbéciles et les carrément malchanceux ont été éliminés, le terrain est dégagé et chaque mage se retrouve seul, cerné de tous côtés d’ennemis mortels. Les quatrièmes poussent par en dessous, dans l’espoir de le faire trébucher. Les sixièmes arrogants, au-dessus, ne demandent qu’à piétiner ses ambitions. Et bien entendu, tout autour, les collègues cinquièmes n’attendent qu’une occasion de réduire un peu la concurrence. Et qui n’avance pas recule. Les mages de cinquième niveau sont vicieux et coriaces, ils ont des réflexes d’acier et des yeux comme deux fentes étroites à force de fixer le dernier furlong métaphorique au bout duquel attend la récompense des récompenses : le chapeau d’Archichancelier.

Collaborer : une innovation qui commençait à tenter Cardant. Il y avait là un pouvoir qui méritait attention, dont on pouvait acheter les services le temps nécessaire. Bien sûr, après il faudrait le… décourager…

Duzinc, lui, songeait : patronage. Il avait entendu employer le terme, quoique jamais dans l’Université, et il savait qu’il s’agissait pour ceux du dessus de vous faire la courte échelle. Évidemment, aucun mage n’imaginerait en temps normal de faire la courte échelle à un collègue à moins de vouloir le surprendre au pied levé. La simple idée d’encourager véritablement un concurrent… Mais d’un autre côté, ce vieil imbécile pourrait lui être utile un moment, et après, ma foi…

Ils se regardaient l’un l’autre avec une même admiration réticente et une défiance totale, mais au moins, c’était une défiance sur laquelle chacun savait pouvoir compter. Jusqu’à… après.

« Il s’appelle Thune, dit Duzinc. Il prétend que son père, lui, s’appelle Ipslore.

— Je me demande combien il a de frères ? fit Cardant.

— Je vous demande pardon ?

— On n’a pas vu de magie comme ça dans cette université depuis des siècles, peut-être même des millénaires. Je n’en ai jamais entendu parler que dans les livres.

— On a banni un Ipslore il y a trente ans. D’après les archives, il s’est marié. J’imagine que s’il a eu des fils, euh… ils doivent être mages, mais je ne comprends pas comment…

— Ce n’était pas de la magie. C’était de la sourcellerie », dit Cardant qui se renversa dans son fauteuil.

Duzinc le considéra par-dessus les bulles du vernis.

« De la sourcellerie ?

— Le huitième fils d’un mage serait un sourcelier.

— Je ne savais pas ça, moi !

— On ne le crie pas sur les toits.

— Oui, mais… les sourceliers, ça remonte loin, je veux dire, la magie était beaucoup plus forte en ce temps-là, hum… Les hommes étaient différents… Ça n’avait rien à voir avec… ben… la reproduction. » Duzinc songeait : huit fils, ça veut dire qu’il l’a fait huit fois. Au moins. Bon sang !

« Les sourceliers pouvaient tout faire, reprit-il. Ils étaient quasiment aussi puissants que les dieux. Hum. C’étaient des ennuis à n’en plus finir. Les dieux n’ont tout bonnement plus voulu d’une chose pareille, c’est moi qui vous le dis.

— Disons qu’il y avait des ennuis parce que les sourceliers se battaient entre eux, fit Cardant. Mais un seul sourcelier ne pose pas de problème. Un sourcelier judicieusement conseillé, s’entend. Par des esprits plus mûrs et plus avisés.

— Mais il veut le chapeau d’Archichancelier !

— Pourquoi ne l’aurait-il pas ? »

La bouche de Duzinc s’ouvrit toute grande. C’était trop, même pour lui.

Cardant lui sourit aimablement.

« Mais le chapeau…

— Un symbole, c’est tout, dit Cardant. Rien de spécial. S’il le veut, qu’il le prenne. Une petite chose. Un symbole, rien de plus. Un chapeau de paille.

— Un chapeau de paille ?

— Sur la tête d’un homme de paille.

— Mais les dieux choisissent l’Archichancelier : »

Cardant leva un sourcil. « Non ? fit-il, et il toussa.

— Ben, si, j’imagine. Pour ainsi dire.

— Pour ainsi dire ? »

Cardant se mit debout et rassembla ses jupes autour de lui. « Je crois, dit-il, que vous avez beaucoup à apprendre. Au fait, il est où, le chapeau ?

— Je ne sais pas, répondit un Duzinc encore secoué. Quelque part, hum, dans les appartements de Verdurin, je suppose.

— On ferait mieux d’aller le chercher. »

Cardant marqua une pause sur le seuil et se caressa pensivement la barbe. « Je me souviens d’Ipslore, dit-il. On a fait nos études ensemble. Un extravagant. Des manies bizarres. Un mage de première force, bien entendu, avant qu’il tourne mal. Une façon marrante de remuer les sourcils, je le revois encore, quand il s’énervait. » Cardant remonta, l’air déconcerté, quarante ans de souvenirs et frissonna.

« Le chapeau se rappela-t-il. Allons le chercher. Ce serait dommage qu’il lui arrive quelque chose. »


* * *

Le chapeau n’avait aucune intention de laisser quoi que ce soit lui arriver, et pour l’heure il filait vers le Tambour Rafistolé sous le bras d’un voleur plutôt perplexe, tout de noir vêtu.

Le voleur, comme on le verra bientôt, était d’un type spécial. Ce voleur était un artiste du vol. Les autres voleurs se contentent de voler tout ce qu’on n’a pas cloué, mais ce voleur-ci volait les clous par-dessus le marché. Ce voleur avait scandalisé Ankh en s’ingéniant à voler, avec un taux de réussite étonnant, ce qui non seulement était cloué mais aussi sous la garde d’hommes aux yeux perçants dans des chambres fortes inaccessibles. Certains artistes peignent tout un plafond de chapelle ; ce voleur-ci était du genre à le barboter.

On attribuait au voleur en question le vol du couteau déboyauteur dans le Temple d’Offler, le Dieu Crocodile, au beau milieu de l’office du soir, et celui des fers d’argent du meilleur pur-sang du Patricien alors qu’il gagnait une course. Lorsque Crissaro Mimpesé, vice-président de la Guilde des Voleurs, avait découvert une fois rentré chez lui après une bousculade sur la place du marché qu’une poignée de diamants fraîchement subtilisés avaient disparu de leur cachette, il avait su qui incriminer[8]. C’était le type de voleur capable de voler le temps, le mors aux dents et des vessies pour des lanternes.

C’était pourtant la première fois qu’il volait une chose qui non seulement le demandait, d’une voix basse quoique autoritaire, mais donnait aussi des instructions détaillées et péremptoires sur la façon de s’en débarrasser.

On en était à ce moment précis de la nuit qui marque le tournant de la journée d’activité d’Ankh-Morpork, quand ceux qui gagnent leur vie au soleil se reposent après le labeur et ceux qui se font honnêtement de l’argent au clair de lune rassemblent leurs forces pour aller au boulot. La journée avait en fait atteint cet instant fugace où il était trop tard pour l’effraction et trop tôt pour le cambriolage.

Rincevent, assis seul dans la salle bondée, enfumée, ne prêta guère attention à l’ombre qui passa sur la table et à la silhouette sinistre qui s’assit devant lui. Les silhouettes sinistres n’avaient rien de bien remarquable dans cette taverne. Le Tambour gardait jalousement sa réputation de bouge de mauvaise réputation le plus chic d’Ankh-Morpork, et le gros troll qui désormais en gardait l’entrée inspectait de près la correction des clients en matière de capes noires, regards luisants, épées magiques et ainsi de suite. Rincevent n’avait jamais découvert ce qu’il faisait aux contrevenants. Il les mangeait, peut-être.

Lorsque la silhouette parla, la voix sortit des profondeurs d’un capuchon de velours noir bordé de fourrure.

« Psss, fit-elle.

— Au fond du couloir à droite », dit Rincevent. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il n’avait pas pu se retenir. « Je sens qu’il va bientôt falloir que j’y aille aussi.

— Je cherche un mage », fit la voix. Elle était rauque des efforts tentés pour la contrefaire, mais une fois encore, ça n’avait rien d’exceptionnel au Tambour.

« Un mage en particulier ? » demanda prudemment Rincevent. On courait au-devant des ennuis à répondre à ce genre de questions.

« Un mage doté d’un sens aigu de la tradition, qui n’hésiterait pas à prendre des risques pour une forte récompense », dit une autre voix. Elle avait l’air de sortir d’une boîte ronde en cuir noir coincée sous le bras de l’étranger.

« Ah, fit Rincevent, ça réduit un peu le champ des possibilités, alors. Est-ce que ça comprendrait un voyage périlleux dans des contrées inconnues et sûrement dangereuses ?

— À vrai dire, oui.

— Des rencontres avec des créatures exotiques ? » Rincevent sourit.

« Possible.

— Une mort à peu près certaine ?

— À peu près certainement. »

Rincevent hocha la tête et ramassa son chapeau. « Eh bien, je vous souhaite d’aboutir dans vos recherches, dit-il, je vous aiderais bien moi-même, seulement, je ne veux pas.

— Hein ?

— Je regrette. Je ne sais pas pourquoi, mais la perspective d’une mort certaine dans des contrées inconnues entre les griffes de monstres exotiques, très peu pour moi. J’ai essayé, mais pas moyen de m’y faire. Chacun son truc, voilà ce que je dis, et moi, je suis fait pour l’ennui. » Il s’enfonça le chapeau sur la tête et se mit debout sur des jambes flageolantes.

Il était parvenu au bas de l’escalier qui menait à la rue lorsqu’une voix derrière lui lança : « Un vrai mage aurait accepté. »

Il aurait pu ne pas s’arrêter. Il aurait pu monter les marches, sortir dans la rue, acheter une pizza à emporter au restaurant klatchien de la ruelle Furtive et rentrer se coucher. L’histoire en aurait été complètement chamboulée et, oui, considérablement écourtée, mais il aurait eu une bonne nuit de sommeil, quoique par terre, bien sûr.

L’avenir retint son souffle, dans l’attente que Rincevent poursuive son chemin.

Il ne le fit pas pour trois raisons. La première, c’était l’alcool. Une autre, la toute petite flamme de fierté qui tremblote dans le cœur du couard même le plus prudent. Mais la troisième, c’était la voix.

Une voix belle. Elle était à l’oreille ce que la soie sauvage est à l’œil.

La question des rapports entre les mages et le sexe n’est pas simple mais, ainsi qu’on l’a déjà signalé, elle se réduit essentiellement à ceci : pour ce qui est du vin, des chansons et des femmes, les mages sont autorisés à se soûler autant que ça leur chante et à chanter tout leur soûl.

On donnait comme motif aux jeunes mages que la pratique de leur art était difficile, exigeante et incompatible avec des activités furtives et moites. Il était beaucoup plus sensé, leur disait-on, d’oublier ce genre de souci et de plutôt se faire la main sur l’Abécédaire Occulte de Woddeley. Bizarrement, ça n’avait pas l’air de leur convenir, aux jeunes mages, et ils se demandaient si le vrai motif n’était pas ailleurs, si les règles n’auraient pas, des fois, été établies par de vieux mages. À la mémoire courte. Ils se fourvoyaient complètement, mais on avait depuis longtemps perdu le vrai motif : si les mages avaient eu le droit de se reproduire tous azimuts, il y aurait eu risque de sourcellerie.

Bien sûr, Rincevent avait un peu roulé sa bosse, vu une chose ou deux et si bien jeté ses premiers cours aux orties qu’il était parfaitement capable de passer plusieurs heures d’affilée en compagnie d’une femme sans éprouver le besoin de se précipiter sous une douche froide et de s’allonger un moment. Mais cette voix-là aurait même fait descendre une statue de son piédestal pour quelques tours de piste à fond de train et cinquante pompes. Une voix qui aurait fait prendre « bonjour » pour une invitation au lit.

L’étrangère rejeta son capuchon en arrière et dégagea d’une secousse ses longs cheveux. Ils étaient presque d’un blanc pur. Comme elle avait la peau d’un bronzage doré, il en résultait un effet d’ensemble calculé pour frapper la libido du mâle comme un tuyau de plomb.

Rincevent hésita et perdit une merveilleuse occasion de se tenir tranquille. Du haut des marches parvint une voix épaisse de troll : « Dites donc, j’ai dit que vous pouviez pas paffer…»

Elle bondit en avant et fourra une boîte en cuir ronde dans les bras de Rincevent.

« Vite, il faut venir avec moi, dit-elle. Vous êtes en grand danger !

— Pourquoi ?

— Parce que je vais vous tuer si vous refusez.

— Oui, mais attendez une seconde, dans ce cas…» protesta faiblement le mage.

Trois membres de la garde personnelle du Patricien apparurent en haut de l’escalier. Leur chef promena sur la salle un sourire radieux. Le sourire suggérait qu’il tenait à jouir seul de la blague.

« Que personne ne bouge ! » conseilla-t-il.

Rincevent entendit un cliquetis dans son dos tandis que davantage de gardes surgissaient à la porte de derrière.

Les autres clients du Tambour marquèrent un temps, la main sur diverses poignées d’armes. Il ne s’agissait pas des gardes municipaux habituels, prudents et cordialement ripoux. Il s’agissait de blocs de muscle ambulants, absolument incorruptibles, surtout parce que le Patricien pouvait renchérir sur n’importe qui. En tout cas, ce qu’ils avaient l’air de chercher, c’était la femme. Le reste de la clientèle se détendit et s’apprêta à profiter du spectacle. Ça vaudrait même peut-être le coup d’y participer, une fois qu’on saurait de quel côté se trouvait le gagnant.

Rincevent sentit la pression s’accentuer sur son poignet.

« Vous êtes dingue, souffla-t-il. Vous n’allez pas vous frotter aux cognes ! »

Il y eut un sifflement et un manche de dague germa soudain sur l’épaule du sergent. Puis la fille pivota et, avec une précision chirurgicale, planta un pied menu dans l’aine du premier garde à passer la porte. Vingt paires d’yeux s’embuèrent par sympathie.

Rincevent agrippa son chapeau et tenta de plonger sous la table la plus proche, mais la fille avait une poigne d’acier. Le garde qui s’approcha ensuite écopa d’un autre couteau dans la cuisse. Après quoi elle dégaina une épée comme une longue aiguille et la brandit d’un geste menaçant.

« À qui le tour ? » fit-elle.

L’un des gardes leva une arbalète. Le bibliothécaire, courbé au-dessus de son verre, tendit un bras nonchalant comme deux manches à balai attachés avec de l’élastique et lui flanqua une claque sans se retourner. Le carreau rebondit sur l’étoile du chapeau de Rincevent et s’enfonça dans le mur tout près d’un respectable proxénète assis deux tables plus loin. Les gorilles du proxénète lancèrent leurs poignards qui manquèrent de peu un voleur de l’autre côté de la salle, lequel saisit un banc pour en frapper deux gardes qui, eux, tombèrent à bras raccourcis sur les consommateurs les plus proches. De fil en aiguille, tout le monde finit par se battre pour prendre quelque chose : la tangente, des coups ou le dessus.

Rincevent se sentit implacablement tiré derrière le bar. Assis sur ses sacs d’argent sous le comptoir, deux machettes croisées sur les genoux, le patron sirotait tranquillement un verre. De temps en temps un fracas de meuble le faisait grimacer.

La dernière chose que vit Rincevent avant d’être entraîné, ce fut le bibliothécaire. Malgré ses dehors de sac de caoutchouc velu rempli d’eau, l’orang-outan avait le poids et l’allonge du client standard de la taverne et, pour l’heure, juché sur les épaules d’un garde, il essayait avec un certain bonheur de lui dévisser la tête.

Ce qui inquiétait davantage Rincevent, c’était qu’on le remorquait en haut de l’escalier.

« Ma petite dame, fit-il désespérément. À quoi vous jouez ?

— Il existe un moyen d’atteindre le toit ?

— Oui. Il y a quoi, dans cette boîte ?

— Chhh ! »

Elle fit halte à un détour du couloir miteux, plongea la main dans une bourse à sa ceinture et sema une poignée de petits objets de métal par terre derrière eux. Chacun était formé de quatre clous soudés ensemble, si bien qu’il y en avait toujours un à pointer en l’air, quel que soit le côté où tombait le bidule.

Elle considéra d’un œil dur la porte la plus proche.

« Vous n’avez pas un mètre de fil à fromage sur vous, j’imagine ? » fit-elle tristement. Elle avait tiré un autre couteau de jet qu’elle lançait en l’air et rattrapait.

« Je ne crois pas, répondit faiblement Rincevent.

— Dommage. Je n’en ai plus. Bon, venez.

— Pourquoi ? Je n’ai rien fait, moi ! »

Elle s’approcha de la fenêtre voisine, ouvrit les volets d’une poussée et s’arrêta, une jambe sur le rebord.

« Très bien, dit-elle par-dessus son épaule. Restez ici et expliquez-vous avec les gardes.

— Pourquoi ils vous courent après ?

— Je ne sais pas.

— Bah, allons donc ! Il y a forcément une raison !

— Oh, des tas, même. Seulement, je ne sais pas laquelle. Alors, vous venez ? »

Rincevent hésitait. Les gardes personnels du Patricien n’étaient pas réputés pour leur tendresse dans le maintien de l’ordre, ils préféraient tailler dans le vif. Entre autres choses qu’ils voyaient d’un mauvais œil il y avait, disons, fondamentalement, le fait qu’on respire le même air qu’eux. Vouloir leur échapper risquait fort de relever du crime capital.

« Je crois que je vais peut-être vous accompagner, dit-il galamment. On ne sait pas ce qui peut arriver à une fille seule dans cette ville. »


* * *

Un brouillard glacial envahissait les artères d’Ankh-Morpork. Les flambeaux des marchands ambulants formaient de petits halos jaunes dans la marée suffocante.

La fille jeta un coup d’œil à un angle de rue.

« On les a semés, dit-elle. Arrêtez de trembler. Vous êtes à l’abri maintenant.

— Quoi ? Vous voulez dire que je me retrouve tout seul avec une maniaque homicide ? fit Rincevent. Bravo. »

Elle se détendit et se moqua de lui.

« Je vous ai observé, dit-elle. Il y a une heure, vous aviez peur que votre avenir soit triste et sans intérêt.

— Et si, moi, j’ai envie qu’il soit triste et sans intérêt ? répliqua amèrement Rincevent. Plutôt que triste, j’ai peur qu’il soit mortel.

— Tournez-vous, ordonna-t-elle en entrant dans une ruelle.

— Jamais de la vie !

— Je vais me déshabiller. »

Rincevent pivota d’un bloc, la figure rouge. Il entendit un froufroutement dans son dos et une bouffée de parfum lui flatta les narines. Au bout d’un moment elle annonça : « Vous pouvez regarder maintenant. »

Il n’en fit rien.

« N’ayez crainte. J’ai passé d’autres vêtements. »

Il ouvrit les yeux. La fille portait une robe sage de dentelle blanche aux manches bouffantes du plus charmant effet. Il ouvrit la bouche. Il comprit avec une lucidité absolue qu’il n’avait connu jusqu’à présent que des ennuis simples, raisonnables, qui lui laissaient une bonne chance de s’en tirer par le boniment ou, à défaut, un démarrage sur les chapeaux de roues avec quelques mètres d’avance. Son cerveau entreprit d’envoyer des messages urgents à ses muscles sprinteurs, mais avant qu’ils n’arrivent à destination la fille lui avait à nouveau saisi le bras.

« Ne soyez pas si nerveux, il n’y a vraiment pas de quoi, dit-elle d’une voix douce. Bon, voyons voir ce machin. »

Elle retira le couvercle de la boîte ronde dans les mains dociles de Rincevent et sortit le chapeau de l’Archichancelier. Les octarines autour de la calotte flamboyèrent des huit couleurs du spectre, produisant dans la ruelle embrumée une impression que seul un très bon professionnel des effets spéciaux bardé de toute une batterie de filtres arriverait à obtenir sans recourir à la magie. Quand elle le brandit bien haut, il créa sa propre nébuleuse de couleurs que très peu de gens contemplent normalement dans des circonstances licites.

Rincevent s’affaissa doucement à genoux.

Elle baissa les yeux sur lui, intriguée.

« Plus de jambes ?

— C’est… c’est le chapeau. Le chapeau de l’Archichancelier », dit-il d’une voix rauque. Ses yeux s’étrécirent. « Vous l’avez volé ! s’écria-t-il alors qu’il se relevait à grand-peine et cherchait à saisir le bord scintillant.

— Ce n’est qu’un chapeau.

— Donnez-le moi tout de suite ! Faut pas que les femmes le touchent ! Il appartient aux mages !

— Pourquoi vous mettre dans cet état ? » demanda-t-elle.

Rincevent ouvrit la bouche. Rincevent ferma la bouche.

Il voulait dire : C’est le chapeau de l’Archichancelier, vous ne comprenez pas ? C’est le chef de tous les mages qui le porte, enfin… le chef du chef de tous les mages, non, métaphoriquement, ce sont tous les mages qui le portent, potentiellement, en tout cas, et c’est à ça qu’aspire tout mage, c’est le symbole de la magie organisée, le pinacle de la profession, un symbole, voilà ce qu’il représente pour tous les mages…

Et ainsi de suite. Rincevent avait entendu l’histoire du chapeau dès son premier jour à l’Université, et elle s’était enfoncée dans son esprit impressionnable comme un bloc de plomb dans de la gelée. Il n’était pas sûr de grand-chose en ce monde, mais il ne doutait pas une seconde de l’importance du chapeau de l’Archichancelier. Peut-être que les mages ont eux aussi besoin d’un peu de magie dans l’existence.

Rincevent, fit le chapeau.

Rincevent fixa la fille. « Il m’a parlé !

— Comme une voix dans votre tête ?

— Oui !

— Il m’a fait ça, à moi aussi.

— Mais il connaît mon nom ! »

Évidemment que nous le connaissons, imbécile. Nous sommes censément un chapeau magique, après tout.

La voix du chapeau n’était pas seulement étoffée. Elle avait aussi un curieux effet choral, comme si tout un tas de voix parlaient en même temps, dans un unisson quasi parfait.

Rincevent se ressaisit.

« Ô grand et merveilleux chapeau, fit-il pompeusement, foudroie cette impudente qui a eu l’audace, que dis-je ? la…»

Oh, ferme ça. Elle nous a volé parce que nous le lui avons ordonné. Il s’en est fallu de peu, d’ailleurs.

« Mais c’est une…» Rincevent hésita. « Elle est du genre féminin…» fit-il entre ses dents.

Ta mère aussi.

« Oui, c’est vrai, mais elle s’est sauvée avant ma naissance », marmonna-t-il.

Ce ne sont pourtant pas les tavernes mal famées qui manquent en ville, mais il a fallu que tu choisisses la sienne, se plaignit le chapeau.

« C’est le seul mage que j’ai trouvé, répondit la fille. Il avait la tête de l’emploi. Y avait MAJE écrit sur son chapeau et tout. »

Ne crois pas tout ce que tu lis. N’importe comment, c’est trop tard maintenant. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

« Hé là, hé là, fit très vite Rincevent. C’est quoi, cette histoire ? Vous vouliez qu’elle vous vole ? Pourquoi on n’a pas beaucoup de temps ? » Il pointa un doigt accusateur sur le chapeau. « De toutes façons, vous ne pouvez pas vous amuser à vous faire voler, vous êtes censé… vous trouver sur la tête de l’Archichancelier ! La cérémonie a eu lieu ce soir, j’aurais dû y assister…»

Il se passe quelque chose d’effroyable à l’Université. Il est vital qu’on ne nous reprenne pas, tu comprends ? Il faut nous conduire en Klatch, il y a là-bas une tête digne de nous porter.

« Pourquoi ? » La voix avait quelque chose de très étrange, se dit Rincevent. On se sentait incapable de lui désobéir, comme si le destin était d’avance scellé. Qu’elle lui demande de sauter du haut d’une falaise, songea-t-il, et il serait à mi-chemin du sol avant que l’idée lui vienne de refuser.

La mort de toute la magie est proche.

Rincevent regarda autour de lui d’un air coupable.

« Pourquoi ? » fit-il.

Le monde court à sa perte.

« Quoi, encore ? »

Nous ne plaisantons pas, dit le chapeau d’une voix maussade. Le triomphe des Géants des Glaces, l’Apocralypse, l’Heure du Thé des Dieux, la totale.

« On peut empêcher ça ? »

L’avenir n’en est pas sûr.

L’expression de franche terreur s’effaça lentement du visage de Rincevent.

« C’est une devinette ? » dit-il.

Il serait peut-être plus simple que tu fasses ce qu’on te dit sans essayer de comprendre, fit le chapeau. Jeune fille, tu vas nous ranger dans notre boîte. Un grand nombre de gens vont sous peu se mettre à notre recherche.

« Hé, minute, lança Rincevent. Ça fait des années que je vous vois et vous n’aviez encore jamais parlé. »

Nous n’avions rien d’important à dire.

Rincevent hocha la tête. La réponse se tenait.

« Écoutez, fourrez-le donc dans sa boîte et allons-y, fit la fille.

— Un peu plus de respect, je vous prie, ma jeune dame, dit avec hauteur Rincevent. C’est au symbole de la magie ancienne que vous vous adressez, figurez-vous.

— Vous n’avez qu’à le porter, alors.

— Hé, attendez », fit Rincevent qui suivait de son mieux la fille tandis qu’elle enfilait majestueusement les ruelles, traversait une rue étroite et pénétrait dans un autre passage entre deux maisons tellement penchées l’une vers l’autre, comme prises de boisson, que leurs étages supérieurs se touchaient pour de bon. Elle s’arrêta.

« Quoi donc ? jeta-t-elle sèchement.

— C’est vous le voleur mystère, n’est-ce pas ? Tout le monde parle de vous, que vous avez volé dans des pièces fermées à clé et tout. Ce n’est pas comme ça que je vous voyais…

— Oh ? dit-elle froidement. Comment, alors ?

— Ben, vous… vous êtes plus petite.

— Oh. Alors, vous venez ? »

Les torchères de rues, déjà peu nombreuses dans ce quartier de la ville, étaient totalement absentes à présent. Il n’y avait que les ténèbres aux aguets désormais.

« Venez, je vous dis, répéta-t-elle. De quoi vous avez peur ? »

Rincevent prit une profonde inspiration. « Des assassins, des sonneurs, des escamoteurs, des coupe-jarrets, des tire-laine, des coupeurs de bourse, des garrotteurs, des chourineurs, des violeurs et des voleurs, fit-il. C’est aux Ombres que vous entrez[9] !

— Oui, mais on ne viendra pas nous chercher ici, dit-elle.

— Oh, si, pour venir, ils viendront, seulement ils n’en repartiront pas, fit Rincevent. Et nous non plus. Je veux dire, une belle jeune femme comme vous… Rien que d’y penser… Je veux dire, il y a des gens là-dedans…

— Mais vous serez là pour me protéger », dit-elle.

Rincevent crut entendre des pas cadencés à plusieurs rues de distance.

« Vous savez, soupira-t-il, j’étais sûr que vous diriez ça. »

Dans ces rues mal famées il faut marcher la tête haute, songea-t-il. Et dans certaines courir ventre à terre.


* * *

Il fait si noir dans le quartier des Ombres par cette nuit printanière baignée de brouillard qu’on n’y verrait pas assez clair pour suivre la progression de Rincevent dans les rues fantomatiques, aussi le paragraphe descriptif s’élèvera-t-il au-dessus du niveau des toits tarabiscotés, de la forêt de cheminées bancales, et admirera-t-il les quelques étoiles scintillantes qui parviennent à percer la nappe tourbillonnante. Il s’efforcera d’ignorer les bruits qui montent de la rue : piétinements hâtifs, courses précipitées, craquements cartilagineux, gémissements, cris étouffés. À croire qu’une bête fauve parcourt les Ombres après deux semaines de régime draconien.

Quelque part près du centre des Ombres – on n’a jamais correctement dressé la carte du secteur – existe une petite cour. Là au moins, il y a des torches aux murs, mais la lumière qu’elles jettent, c’est la lumière même des Ombres : mauvaise, couleur sang, l’âme noire.

Rincevent entra dans la cour en titubant et se raccrocha au mur pour ne pas tomber. La fille pénétra dans la clarté rougeâtre à sa suite ; elle fredonnait toute seule.

« Ça va ? demanda-t-elle.

— Nurrgh, répondit le mage.

— Pardon ?

— Ces types… balbutia-t-il. Je veux dire, cette façon de lui balancer votre pied dans les… Quand vous leur avez attrapé les… Quand vous avez flanqué un coup de couteau à un autre, en plein dans… Qui êtes-vous donc ?

— Je m’appelle Conina. »

Rincevent la considéra un moment, l’œil vide.

« Je regrette, fit-il, ça ne me dit rien.

— Ça ne fait pas longtemps que je suis arrivée.

— Qui, je pensais bien que vous n’étiez pas du coin. J’en aurais entendu parler.

— J’ai pris pension ici. On entre ? »

Rincevent leva les yeux vers le sommet d’un poteau délabré tout juste visible dans la lumière fumeuse des torches crachotantes. Il lui apprit que l’hostellerie derrière la petite porte sombre s’appelait la Tête de Troll.

On pourrait prendre le Tambour Rafistolé, théâtre d’une bagarre grossière à peine une heure plus tôt, pour une taverne minable peu recommandable. En fait, c’était une taverne peu recommandable recommandable. Ses clients jouissaient d’une certaine respectabilité bourrue ; ils s’entretuaient peut-être avec insouciance, comme il se doit entre égaux, mais pas méchamment. Un enfant pouvait parfaitement entrer demander un verre de limonade et n’écoper que d’une taloche sur l’oreille lorsqu’il faisait profiter sa mère de son vocabulaire enrichi. Les soirs de calme, et quand il était sûr que le bibliothécaire ne viendrait pas, le patron avait même la réputation de poser des bols de cacahuètes sur le comptoir.

La Tête de Troll était une fosse d’aisances d’une autre trempe. Sa clientèle, en admettant qu’elle se corrige, soigne sa tenue et d’une manière générale améliore son image à en devenir méconnaissable, sa clientèle, donc, aurait pu aspirer, mais aspirer seulement, à passer pour le sous-produit, sous-ordre, sous-ce-qu’on-veut absolu de l’humanité. Et aux Ombres, un sous c’est un sous.

À propos, la chose accrochée en haut du poteau, ce n’est pas une enseigne. Quand ils ont décidé d’appeler leur établissement la Tête de Troll, les propriétaires n’y sont pas allés par quatre chemins.

Pris de nausée, les doigts cramponnés au carton à chapeau qui ronchonnait contre sa poitrine, Rincevent pénétra dans l’hostellerie.

Le silence. Il s’enroula autour d’eux, presque aussi épais que la fumée d’une douzaine de substances garanties faire tourner tout cerveau normal en fromage. Des yeux méfiants les étudièrent à travers la purée de pois.

Deux dés s’entrechoquèrent en bout de course sur une table. Le bruit parut formidable ; ce n’était sûrement pas le chiffre porte-bonheur de Rincevent qui était sorti.

Il eut conscience des regards appuyés de plusieurs dizaines de clients tandis qu’il suivait la silhouette sage et curieusement petite de Conina à l’intérieur de la salle. Il jeta des coups d’œil en coin aux figures concupiscentes d’hommes qui le tueraient avant même d’y penser et qui, d’ailleurs, trouveraient ça beaucoup plus facile.

Là où une taverne respectable aurait installé un bar, il n’y avait qu’une rangée de bouteilles noires et trapues ainsi que deux gros tonneaux sur des tréteaux contre le mur.

Le silence se resserra comme un garrot. D’une seconde à l’autre, songea Rincevent…

Un gros type gras qui ne portait rien d’autre qu’un gilet de corps de fourrure et un pagne de cuir repoussa son tabouret, se redressa sur des jambes titubantes et adressa un clin d’œil mauvais à ses collègues. Lorsque sa bouche s’ouvrit, on aurait dit un trou avec un ourlet.

« On cherche un homme, ma petite dame ? » fit-il.

Elle leva la tête vers lui.

« N’approchez pas, je vous prie. »

Un serpent de rire se tordit autour de la pièce. La bouche de Conina se referma dans un claquement de boîte aux lettres.

« Ah, gargouilla le gros type, très bien ; j’aime ça, moi, les filles qu’ont du cran…»

La main de Conina fusa. On ne distingua qu’une traînée pâle qui s’arrêta ici, et puis là : après quelques secondes incrédules, l’homme laissa échapper un faible grognement et se plia en deux, tout doucement.

Rincevent eut un mouvement de recul lorsque tous les autres occupants de la salle se penchèrent en avant. Son instinct lui disait de prendre ses jambes à son cou, et il savait que cet instinct-là le ferait tuer sur-le-champ. C’étaient les Ombres, là, dehors. Ce qui devait lui arriver lui arriverait ici. Ce n’était pas une pensée rassurante.

Une main se referma sur sa bouche. Deux autres lui arrachèrent la boîte à chapeau des bras.

Conina passa devant lui en tournoyant, jupe relevée, et lança un pied mignon sur une cible près de la taille de Rincevent. Quelqu’un lui geignit dans l’oreille et s’effondra. Au milieu d’une pirouette gracieuse, la fille saisit deux bouteilles, en fracassa les culs sur l’étagère et retomba sur le sol, les extrémités hérissées brandies devant elle. Des dagues de Morpork, dans le patois des rues.

Au vu de ces armes, la clientèle de la Tête de Troll cessa de s’intéresser au spectacle.

« On m’a pris le chapeau, marmotta Rincevent de ses lèvres sèches. Ils se sont défilés par-derrière. »

Elle lui jeta un regard noir et se dirigea vers la porte. La foule des consommateurs de la Tête s’écarta automatiquement, comme des requins qui reconnaîtraient l’un des leurs, et Rincevent fonça avec anxiété dans le sillage de Conina avant qu’ils ne prennent une décision à son sujet.

Ils plongèrent au pas de course dans une autre ruelle et la dévalèrent à foulées bruyantes. Rincevent s’efforçait de rester à la hauteur de la fille ; quand on la suivait, on avait tendance à poser les pieds sur des bidules pointus, et se rappelait-elle qu’il était de son côté, se demandait-il, quel que soit le côté en question.

Il tombait un petit crachin timide. Et au bout de la ruelle il y avait une faible lueur bleue.

« Attendez ! »

La terreur dans la voix de Rincevent suffit à ralentir Conina.

« Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Pourquoi il s’est arrêté ?

— Je vais lui demander, assura Conina.

— Pourquoi il est couvert de neige ? »

Elle cessa de courir, se retourna, les poings sur les hanches, et tapa d’un pied impatient les pavés humides.

« Rincevent, je vous connais depuis une heure et je suis étonnée que vous ayez vécu si longtemps !

— Peut-être, mais j’y suis arrivé, non ? J’ai comme qui dirait un talent pour ça. Demandez à qui vous voulez. Je suis un intoxiqué.

— Intoxiqué de quoi ?

— De la vie. Je m’y suis adonné tout petit et je ne peux plus m’en passer. Moi, je vous le dis, y a quelque chose qui cloche ! »

Conina se retourna pour observer la silhouette enveloppée d’une aura de lumière bleue. Elle avait l’air de contempler quelque chose dans ses mains.

La neige se déposait sur ses épaules comme d’horribles pellicules. D’ultimes pellicules. Rincevent avait un instinct pour ces choses-là et il soupçonnait fortement l’homme d’être allé là où le shampooing ne lui serait d’aucun secours.

Ils s’approchèrent de biais le long d’un mur scintillant.

« Il a quelque chose de très bizarre, reconnut Conina.

— Vous voulez parler de la tempête de neige pour lui tout seul ?

— Ça n’a pas l’air de le gêner. Il sourit.

— Un sourire glacé, moi je dirais. »

Les mains de l’homme, hérissées de glaçons, avaient retiré le couvercle de la boîte, et la lueur des octarines du chapeau éclairait une paire d’yeux avides déjà abondamment ourlés de givre.

« Vous le connaissez ? » fit Conina.

Rincevent haussa les épaules. « Je le connais de vue, dit-il. Il s’appelle Larry le Renard ou Fezzy l’Hermine, quelque chose comme ça. Une histoire de rongeur, en tout cas. Il vole, c’est tout. Un gars inoffensif.

— M’a l’air d’avoir drôlement froid. » Conina frissonna.

« Je pense que là où il est maintenant, il a plus chaud. Vous ne croyez pas qu’on devrait refermer la boîte ? » ¡1 n’y a plus rien à craindre, à présent, dit la voix du chapeau depuis le cœur de la lueur. Ainsi périssent tous les ennemis de la magie.

Rincevent n’allait pas se fier à ce que disait un couvre-chef.

« Il nous faut quelque chose pour fermer le couvercle, marmonna-t-il. Un couteau, n’importe quoi. Vous n’en auriez pas un, des fois ?

— Regardez ailleurs », l’avertit Conina.

Il y eut un froufroutement et une autre bouffée de parfum.

« Vous pouvez regarder, maintenant. »

Rincevent se vit offrir un couteau à lancer de trente centimètres. Il s’en saisit avec précaution. De petites paillettes de métal brillèrent sur le fil de la lame.

« Merci. » Il revint en arrière. « Je ne vous prive pas, au moins ?

— J’en ai d’autres.

— Ben tiens. »

Le mage avança prudemment le couteau. Lorsque la lame se rapprocha de la boîte en cuir, elle blanchit et de la vapeur s’en échappa. Il gémit un peu au moment où le froid lui attaqua la main : un froid brûlant, lancinant, un froid qui lui remonta le bras et donna résolument l’assaut à son esprit. Il força ses doigts gourds à agir et, au prix d’un grand effort, donna un petit coup sur le bord du couvercle avec la pointe de la lame.

La lueur s’estompa. La neige fondit en pluie glacée, puis en bruine.

Conina écarta Rincevent du coude et retira la boîte des bras gelés du voleur.

« Je regrette qu’on ne puisse rien faire pour lui. Ça ne me semble pas bien de le laisser ici.

— Il s’en fiche, dit Rincevent avec conviction.

— Oui, mais on pourrait au moins l’appuyer contre le mur. Ou autre chose. »

Rincevent approuva de la tête et saisit le voleur gelé par le glaçon qui lui servait de bras. L’homme échappa à son étreinte et heurta les pavés.

Où il vola en éclats.

Conina regarda les morceaux. « Beurk », fit-elle.

Du tapage se fit entendre plus haut dans la ruelle, en provenance de la porte arrière de la Tête de Troll. Rincevent sentit qu’on lui arrachait le couteau de la main ; la lame lui frôla l’oreille en une trajectoire rectiligne qui s’acheva dans le montant de porte, vingt mètres plus loin. Une tête qui pointait le bout du nez se retira précipitamment.

« On ferait mieux d’y aller, dit Conina qui détala dans la ruelle. On peut se cacher quelque part ? Chez vous ?

— En général, je dors à l’Université », répondit Rincevent qui sautillait derrière elle.

Pas question de retourner à l’Université, grogna le chapeau depuis les profondeurs de la boîte. Rincevent hocha distraitement la tête. L’idée ne lui souriait franchement pas.

« De toutes façons, les femmes n’ont pas le droit d’entrer après la tombée de la nuit, dit-il.

— Et avant ?

— Avant non plus. »

Conina soupira. « C’est idiot. Qu’est-ce que vous autres, les mages, vous avez contre les femmes, alors ? »

Le front de Rincevent se plissa. « On n’est pas censés avoir quoi que soit contre les femmes, dit-il. Justement. »


* * *

De sinistres brumes grises déferlaient sur les docks de Morpork ; elles dégoulinaient des gréements, se lovaient autour des toits en goguette, se tapissaient dans les ruelles. Certains tenaient les docks, la nuit, pour encore plus dangereux que les Ombres. Deux sonneurs, un chapardeur et un type qui avait simplement tapé Conina sur l’épaule pour lui demander l’heure s’en étaient déjà rendu compte.

« Ça ne vous ennuie pas si je vous pose une question ? demanda Rincevent, enjambant l’infortuné piéton qui gisait recroquevillé sur sa douleur intime.

— Oui ?

— Je veux dire, je ne voudrais pas vous froisser.

— Oui ?

— C’est seulement que je ne peux pas m’empêcher de remarquer…

— Hmm ?

— Vous avez une manière bien à vous avec les étrangers. » Rincevent se baissa brusquement, mais rien ne se produisit.

« Qu’est-ce que vous faites par terre ? demanda Conina d’un air irrité.

— Pardon.

— Je sais ce que vous pensez. C’est plus fort que moi, je tiens ça de mon père.

— Qui c’était, donc ? Cohen le Barbare ? » Rincevent eut un grand sourire pour montrer qu’il blaguait. Du moins, sa bouche s’étira en un pitoyable arc de cercle.

« Pas de quoi rire, le mage.

— Quoi ?

— Je n’y suis pour rien. »

Les lèvres de Rincevent bougèrent sans un bruit. « Pardon, dit-il. Est-ce que j’ai bien compris ? Votre père, c’est vraiment Cohen le Barbare ?

— Oui. » La fille regarda le mage de travers. « Faut bien qu’on ait tous un père, ajouta-t-elle. Même vous, non ? »

Elle passa la tête à un angle de rue.

« La voie est libre. Venez », dit-elle. Puis, alors qu’ils foulaient à grands pas les pavés humides, elle reprit : « J’imagine que votre père, à vous, devait être mage.

— Ça m’étonnerait, fit Rincevent. On ne laisse pas la magie se transmettre dans les familles. » Il se tut. Il connaissait Cohen, il avait même été invité à l’un de ses mariages lorsqu’il avait épousé une fille de l’âge de Conina ; on pouvait reconnaître au héros qu’à chaque heure il faisait le plein de minutes. « Y en a beaucoup qui voudraient ressembler à Cohen, je veux dire : c’était le meilleur guerrier, le plus grand voleur, il…

— Beaucoup d’hommes », le coupa sèchement Conina. Elle s’adossa contre un mur et le considéra, l’œil mauvais.

« Écoutez, dit-elle. Il existe un mot assez long, voyez, une vieille sorcière m’en a parlé… je n’arrive pas à le retrouver… Vous autres, les mages, vous connaissez ça, les mots longs. »

Rincevent pensa à des mots longs. « Marmelade ? » proposa-t-il.

Elle fit non d’une tête irritée. « Ça veut dire ce qu’on tient de ses parents. »

Rincevent fronça les sourcils. Il n’était pas très bon sur la question des parents.

« Kleptomanie ? Récidiviste ? hasarda-t-il.

— Ça commence par un h.

— Hédonisme ? fit Rincevent en désespoir de cause.

— Herridéterre, dit Conina. La sorcière me l’a expliqué. Ma mère était danseuse dans le temple de je ne sais plus quel dieu fou, mon père l’a sauvée, et… ils sont restés un moment ensemble. Il paraît que c’est d’elle que je tiens mon physique.

— Très joli, d’ailleurs », fit Rincevent, d’une galanterie lamentable.

Elle rougit. « Oui, bon, mais de lui, j’ai hérité des muscles qui pourraient servir d’amarres aux bateaux, des réflexes de serpent sur une plaque chauffante, une envie irrésistible de voler et l’impression affreuse d’être forcée, à chaque fois que je rencontre quelqu’un, de lui planter un couteau dans l’œil à trente mètres, ajouta-t-elle avec un soupçon de fierté.

— Bon sang !

— Ç’a tendance à décourager les hommes.

— Ben, y a de quoi, dit faiblement Rincevent.

— Je veux dire, quand il s’en rend compte, c’est très dur de retenir un petit ami.

— Sauf par la gorge, j’imagine.

— Pas vraiment indiqué pour bâtir une relation durable.

— Non. Je vois ça, dit Rincevent. N’empêche, c’est drôlement bien quand on veut devenir une voleuse barbare célèbre.

— Mais pas quand on veut devenir coiffeuse.

— Ah. »

Ils s’absorbèrent dans la contemplation de la brume.

« C’est vrai ? Coiffeuse ? » fit Rincevent.

Conina soupira.

« Pas beaucoup de demandes pour les coiffeuses barbares, j’imagine, reprit Rincevent. Je veux dire, un shampooing-décapitation, ça ne tente personne.

— L’ennui, c’est qu’à chaque fois que je vois une manucure, j’ai une envie terrible de distribuer autour de moi des coups de repousse-peaux à deux mains. D’épée, quoi », dit Conina.

Rincevent soupira. « Je sais ce que c’est. Moi, je voulais être mage.

— Mais vous en êtes un, mage.

— Ah. Ben, évidemment, mais…

— Taisez-vous ! »

Rincevent se retrouva plaqué contre le mur, où un filet de brume condensée se mit inexplicablement à lui couler le long du cou. Un large couteau de jet était mystérieusement apparu dans la main de Conina ; la jeune femme se tenait ramassée comme une bête de la jungle ou, pire encore, comme un humain de la jungle.

« Qu’est-ce… commença Rincevent.

— La ferme ! siffla-t-elle. Y a quelque chose qui vient ! »

Elle se releva d’un seul mouvement fluide, pivota sur une jambe et fit voler le couteau.

Il y eut un unique coup sourd qui rendit un son creux de bois.

Conina restait sans bouger, le regard fixe. Pour une fois, le sang héroïque qui lui battait dans les veines, qui noyait toutes ses chances d’une existence en tablier rose, se trouvait complètement à court.

« Je viens de tuer un coffre en bois », dit-elle.

Rincevent passa l’œil au coin.

Immobile dans la rue mouillée, le couteau encore vibrant dans son couvercle, le Bagage fixait la jeune femme. Puis il changea légèrement sa position – ses petites jambes exécutèrent un pas de tango compliqué – et fixa Rincevent. Le Bagage n’avait pas de visage, en dehors d’une serrure et de deux gonds, mais il savait mieux fixer que tout un rocher d’iguanes. Il aurait fait baisser les yeux de verre d’une statue. Question de se donner un air trahi pathétique, le Bagage renvoyait broyer du noir dans sa niche l’épagneul moyen qui vient d’écoper d’un coup de pied. Il se hérissait de plusieurs pointes de flèches et lames d’épées brisées.

« C’est quoi ? souffla Conina.

— Rien que le Bagage, répondit Rincevent d’une voix lasse.

— Il est à vous ?

— Pas vraiment. Plus ou moins.

— Il est dangereux ? »

Le Bagage se tourna dans un frottement de pieds pour la fixer à nouveau.

« Là-dessus, il y a deux écoles de pensée, fit Rincevent. Certains disent qu’il est dangereux, et d’autres qu’il est très dangereux. Vous en dites quoi, vous ? »

Le Bagage souleva son couvercle d’un poil.

Le Bagage était taillé dans le bois du poirier savant, un végétal si magique qu’il avait presque disparu du Disque et ne survivait que dans une ou deux régions ; c’était une sorte d’épilobe laurier-rose, seulement, lui ne poussait pas sur les sites bombardés mais sur ceux qui avaient connu de fortes consommations de magie. Les bâtons des mages étaient traditionnellement en poirier savant ; ainsi que le Bagage.

Entre autres qualités magiques, le Bagage en avait une toute bête et immédiate : il suivait son propriétaire adoptif partout. Non pas partout dans un quelconque ensemble de dimensions, pays, univers ou existence. Partout tout court. C’était à peu près aussi simple de s’en débarrasser que d’un rhume de cerveau ; il était d’ailleurs considérablement plus désagréable.

Le Bagage protégeait aussi à l’extrême son propriétaire. Il serait difficile de décrire son attitude envers le reste de la création, mais l’on pourrait partir de l’expression « malveillance de merde » et développer.

Conina considéra le couvercle. Il ressemblait beaucoup à une bouche. « Je crois que j’opterais pour « mortellement dangereux », dit-elle.

— Il aime les chips, la renseigna spontanément Rincevent avant d’ajouter : Enfin, c’est un peu exagéré. Il mange les chips.

— Et les gens ?

— Oh, les gens aussi. Une quinzaine jusqu’à présent, je crois.

— Bons ou mauvais ?

— Juste morts, je crois. Il fait aussi la lessive, vous mettez vos vêtements dedans et ils ressortent lavés et repassés.

— Et tachés de sang ?

— Vous savez, c’est ça le plus drôle, fit Rincevent.

— Le plus drôle ? répéta Conina dont les yeux ne quittaient pas le Bagage.

— Oui, parce que, vous voyez, l’intérieur n’est pas toujours pareil, il est comme qui dirait multidimensionnel, et…

— Qu’est-ce qu’il pense des femmes ?

— Oh, il n’est pas difficile. L’année dernière, il a mangé un livre de sortilèges. L’a fait la tête trois jours, puis l’a recraché.

— C’est horrible, fit Conina qui recula.

— Oh, oui, dit Rincevent, absolument.

— Je parle de sa façon de fixer les gens !

— Il y arrive bien, hein ? »

Nous devons aller en Klatch, fit une voix depuis la boîte à chapeau. L’un de ces bateaux fera l’affaire. Réquisitionne-le.

Rincevent regarda les formes incertaines, enguirlandées de brume qui se devinaient dans le brouillard sous une forêt de gréements. Ici et là une lueur voguait en l’air comme une boule de lumière tamisée dans l’obscurité.

« Difficile de désobéir, hein ? fit Conina.

— J’essaye », dit Rincevent. La sueur lui picotait le front.

Monte à bord, maintenant, dit le chapeau. Les pieds du mage commencèrent à se traîner de leur propre volonté.

« Pourquoi vous me faites ça, à moi ? » gémit-il.

Parce que je n’ai pas le choix. Crois-moi, si j’avais pu trouver un mage de huitième niveau, j’aurais préféré. Il ne faut pas qu’on me porte !

« Pourquoi donc ? Vous êtes le chapeau de l’Archichancelier. »

Et par ma voix parlent tous les Archichanceliers qui ont jamais vécu. Je suis l’Université. Je suis la Tradition. Je suis le symbole de la magie entre les mains des hommes… Et je ne coifferai pas la tête d’un sourcelier ! Il ne faut plus qu’il y ait de sourcelier ! Le monde est trop épuisé pour la sourcellerie !

Conina toussa.

« Vous y avez compris quelque chose, vous ? dit-elle prudemment.

— Un peu, mais je n’y ai pas cru », répondit Rincevent. Ses pieds restèrent fermement rivés aux pavés.

Ils m’ont traité de chapeau de paille ! La voix était lourde de sarcasme. Des mages gras qui trahissent tout ce qu’a jamais représenté l’Université, et ils m’ont traité de chapeau de paille ! Rincevent, je te l’ordonne. Et vous aussi, madame. Servez-moi bien et j’exaucerai votre plus cher désir.

« Comment pourrez-vous exaucer mon plus cher désir si le monde court à sa perte ? »

Le chapeau parut réfléchir. Ben, avez-vous un plus cher désir qui ne prend que deux ou trois minutes ?

« Dites donc, comment vous arrivez à faire de la magie ? Vous n’êtes qu’un…» La voix de Rincevent expira.

Je suis la magie. La vraie magie. D’ailleurs, on ne coiffe pas quelques-uns des plus grands mages du monde pendant deux mille ans sans apprendre quelques trucs. Bon. Nous devons fuir.

Mais dignement, bien sûr.

Rincevent lança un regard pathétique à Conina qui haussa une fois de plus les épaules.

« Est-ce que je sais, moi ? fit-elle. Ça ressemble à une aventure. Je suis condamnée à vivre des aventures, je le crains. C’est ça, la génétique[10].

— Mais moi, je ne vaux rien en aventures ! Croyez-moi, j’en ai connu des dizaines ! » gémit Rincevent.

Ah. De l’expérience, dit le chapeau.

« Non, vraiment, je suis un sale poltron, je m’enfuis tout le temps. » La poitrine de Rincevent se souleva. « Le danger m’a vu l’arrière du crâne, oh, des centaines de fois ! »

Je ne veux pas que tu affrontes le danger.

« Parfait ! »

Je veux que tu évites le danger.

Rincevent s’affaissa.

« Pourquoi moi ? » geignit-il.

Pour le bien de l’Université. Pour l’honneur de la magie. Pour l’avenir du monde. Pour ton plus cher désir. Et je te gèle tout vif si tu ne m’obéis pas.

Rincevent poussa un soupir qui ressemblait à du soulagement. Il était imperméable aux pots-de-vin, à la cajolerie, aux appels à ses bons sentiments. Mais les menaces, ça, les menaces, il connaissait. Il savait où il allait, avec les menaces.


* * *

Le soleil se leva sur le Jour des Petits Dieux comme un œuf mal poché. La brume était descendue sur Ankh-Morpork en serpentins d’or et d’argent, humide, tiède, silencieuse. On entendait le grondement lointain d’un orage d’été sur les plaines. On aurait dit qu’il faisait plus chaud que la normale.

Les mages s’accordaient souvent une grasse matinée.

Ce jour-là, pourtant, nombre d’entre eux s’étaient levés tôt et ils erraient sans but dans les couloirs. Ils sentaient du changement dans l’air.

L’Université se remplissait de magie.

Bien entendu, elle en était de toutes façons ordinairement pleine, pleine d’une vieille magie bonasse, aussi excitante et dangereuse qu’une charentaise. Mais son antique texture en charriait désormais une nouvelle, une magie aux dents de scie, vibrante, éclatante et froide comme le feu cométaire. Elle suintait à travers les pierres et crépitait sur les arêtes vives comme de l’électricité statique sur le tapis de nylon de la Création. Elle bourdonnait, elle grésillait. Elle frisottait les barbes des mages, s’échappait en minces volutes de fumée octarine de doigts qui n’avaient rien accompli de plus magique en trois décennies qu’une petite hallucination. Comment décrire l’effet produit avec tact et distinction ? La plupart des mages se retrouvaient dans la situation du vieillard qui, inopinément en présence d’une belle jeune femme, découvre avec horreur, ravissement et surprise que la chair est subitement en d’aussi bonnes dispositions que l’esprit.

Et dans les salles et couloirs de l’Université un mot circulait à voix basse : Sourcellerie !

Quelques mages s’essayaient en douce à des sortilèges qu’ils cherchaient vainement à maîtriser depuis des années, et ils les voyaient, émerveillés, se réaliser à la perfection. D’abord timidement, puis avec confiance, ensuite avec des cris de joie, ils se lançaient des boules de feu, sortaient des tourterelles vivantes de leurs chapeaux, ou faisaient pleuvoir des paillettes multicolores du néant.

Sourcellerie ! Un ou deux mages, des hommes dignes qui n’avaient jusqu’ici rien commis de plus répréhensible que gober une huître vivante, se rendirent invisibles et donnèrent la chasse aux servantes et femmes de chambre dans les couloirs.

Sourcellerie ! Certains des esprits les plus intrépides avaient expérimenté d’anciens sortilèges de vol et papillonnaient sans grande assurance parmi les chevrons. Sourcellerie !

Seul le bibliothécaire ne se mêla pas au petit déjeuner de folie. Il observa quelque temps ces singeries, pinça ses lèvres préhensiles, puis s’en fut raidement sur ses articulations vers sa bibliothèque. Quiconque se serait donné la peine de prêter l’oreille l’aurait entendu verrouiller la porte.

Il régnait un calme de mort dans la bibliothèque. Les livres ne s’agitaient plus. Ils avaient dépassé le stade de la peur pour aborder les eaux tranquilles de la terreur abjecte et ils se tapissaient sur leurs rayonnages comme autant de lapins hypnotisés.

Un grand bras velu s’éleva et attrapa le Lexike Complet de Majie et Préceptes à l’Intention des Sages de Casplock sans lui laisser le temps de reculer, apaisa les angoisses de l’ouvrage d’une main aux longs doigts et l’ouvrit à la lettre S. Le bibliothécaire lissa doucement la page tremblante et fit courir un ongle corné le long des rubriques jusqu’à ce qu’il arrive à :

SOURCELIER, n. m. (mythique). Un proto-mage, une porte par laquelle une nouvelle majie peut entrer dans le monde, un mage que ne limitent ni les moyens physiques de son propre corps, ni la Destynée, ni la Mort. Il est écrit qu’il existait jadis des sourceliers aux premiers temps du monde mais qu’ils ont disparu depuis, et c’est tant myeux, car la sourcellerie n’est pas pour les hommes et son retour signyfirait la Fin de l’Univers… Sy le Créateur avait voulu les hommes à l’égal des dieux, il leur aurait donné des aisles. VOIR ÉGALEMENT : l’Apocralypse, la lesgende des Géants des Glaces et l’Heure du Thé des Dieux.

Le bibliothécaire lut les renvois, revint à la première rubrique et la considéra de ses yeux sombres un long moment. Puis il remit soigneusement le livre en place, rampa sous son bureau et se tira la couverture sur la tête.

Mais dans la tribune des musiciens qui surplombait la Grande Salle, Cardant et Duzinc suivaient la scène d’un regard totalement différent.

Debout côte à côte, ils rappelaient beaucoup le nombre 10.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Duzinc. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit et alignait difficilement ses idées.

« La magie se répand dans l’Université, dit Cardant. C’est ça, un sourcelier. Il canalise la magie. La vraie magie, mon garçon. Pas cette vieillerie fatiguée dont on se contente depuis des siècles. C’est l’aube d’un… d’une…

— Nouvelle, hum, aurore ?

— Exactement. Un temps de miracles, un…

— Anus mirabilis ? »

Cardant fronça les sourcils. « Oui, dit-il enfin, quelque chose comme ça, je pense. Vous êtes très à votre affaire avec les mots, vous savez.

— Merci, confrère. »

Le mage supérieur parut ignorer la familiarité. Il se détourna et s’appuya sur la rambarde sculptée pour suivre les démonstrations de magie en dessous. Ses mains se portèrent machinalement vers ses poches pour saisir sa blague à tabac, puis s’arrêtèrent. Il eut un grand sourire et claqua des doigts. Un cigare allumé lui apparut à la bouche.

« Des années que j’essaye de faire ça, dit-il d’un air songeur. De grands changements, mon garçon. Ils ne s’en sont pas encore rendu compte, mais c’est la fin des Ordres et des Niveaux. Ce n’était qu’un… système de rationnement. On n’en a plus besoin. Où est le gamin ?

— Il dort toujours… commença Duzinc.

— Je suis là », fit Thune.

Il se tenait dans le passage voûté qui menait aux appartements des mages supérieurs, la main serrée sur le bourdon d’octefer moitié plus grand que lui. De petites veines de feu scintillaient à la surface noire et mate du bâton, si sombre qu’on aurait dit une fente dans le monde.

Duzinc sentit les yeux dorés le fouailler, comme si on lui faisait défiler ses pensées les plus intimes sur le fond du crâne.

« Ah », fit-il d’une voix qu’il croyait joviale et avunculaire mais qui sonna en fait comme un râle d’agonie.

Après un tel préambule, ce qu’il ajouterait ne pouvait qu’aggraver son cas, ce qui ne manqua pas. « Je vois que tu es, hum, levé, dit-il.

— Mon cher enfant », fit Cardant.

Thune posa sur lui un long regard glacial.

« Je vous ai vu, vous, hier soir, dit-il. Vous êtes puissant ?

— Un tout petit peu seulement, répondit Cardant qui se rappela brusquement la tendance du gamin à voir dans la magie un jeu de marrons sans revanche. Mais pas si puissant que toi, j’en suis sûr.

— Il faut me faire Archichancelier, comme c’est ma destinée.

— Oh, absolument, dit Cardant. Aucun doute là-dessus. Est-ce que je peux jeter un coup d’œil à ton bourdon ? C’est un motif intéressant…»

Il avança une main replète.

En tout état de cause, il s’agissait là d’un affreux manquement à l’étiquette ; il ne viendrait à l’idée d’aucun mage de toucher le bourdon d’un confrère sans sa permission expresse. Mais certaines personnes ont du mal à croire les enfants complètement humains et se figurent que l’usage normal des bonnes manières ne les concerne pas.

Les doigts de Cardant se refermèrent autour du bourdon noir.

Il y eut un bruit que Duzinc ressentit plutôt qu’il n’entendit, et Cardant vola à travers la tribune pour aller percuter le mur d’en face avec un bruit de sac de lard lâché sur un trottoir.

« Faites pas ça », dit Thune. Il se retourna, ses yeux transpercèrent un Duzinc tout pâle, et il ajouta : « Aidez-le à se relever. Il doit pas s’être fait très mal. »

L’intendant se précipita et se pencha sur Cardant qui respirait péniblement et avait pris un teint bizarre. Il tapota la main du mage jusqu’à ce qu’il ouvre un œil.

« Vous avez vu ce qui s’est passé ? chuchota Cardant.

— Je ne suis pas sûr. Hum. Qu’est-ce qui s’est passé ? souffla Duzinc.

— Il m’a mordu.

— La prochaine fois que vous toucherez au bourdon, fit Thune l’air de rien, vous mourrez. Vous avez compris ? »

Cardant leva doucement la tête, de peur d’en perdre des morceaux. « Absolument, dit-il.

— Et maintenant, je voudrais voir l’Université, poursuivit le gamin. J’en ai beaucoup entendu parler…»

Duzinc aida Cardant à se mettre sur des pieds mal assurés et le soutint tandis qu’ils trottinaient docilement derrière le jeune garçon.

« Ne touchez pas à ce bourdon, marmonna Cardant.

— Je m’en, hum, souviendrai, dit Duzinc d’un ton ferme. Ça vous a fait quel effet ?

— Vous avez déjà été mordu par une vipère ?

— Non.

— Alors vous comprenez l’effet que ça m’a fait.

— Hmm ?

— Ça n’avait strictement rien à voir avec une morsure de vipère. »

Ils se hâtèrent à la suite de Thune qui descendit d’un pas décidé les escaliers et franchit la porte volatilisée de la Grande Salle.

Duzinc se faufila devant, désireux de faire bonne impression.

« Voici la Grande Salle », dit-il. Thune tourna son regard doré vers lui et le mage sentit sa bouche se dessécher. « On l’appelle comme ça parce que c’est une salle, t’vois. Et vaste. » Il déglutit. « Une salle qui est vaste, dit-il tout en luttant pour empêcher le peu de logique qui lui restait de se consumer sous le projecteur de ce regard. Une grande et vaste salle, c’est pour ça qu’on l’appelle…

— Qui sont ces gens ? » fit Thune. Il les montra de son bourdon. Les mages assemblés, qui s’étaient retournés pour le voir entrer, s’écartèrent hors de la ligne de mire comme si le bourdon était un lance-flammes.

Duzinc suivit la direction des yeux fixes du sourcelier. Thune désignait les portraits et statues des précédents Archichanceliers qui décoraient les murs. Abondamment barbus et coiffés de chapeaux pointus, les mains refermées sur des rouleaux de parchemin d’ornement ou sur de mystérieux instruments astrologiques et symboliques, ils écrasaient la salle d’un regard où se lisait une suffisance féroce, à moins que ce ne soit une constipation chronique.

« Du haut de ces murs, dit Cardant, deux cents mages suprêmes te contemplent.

— Ils me plaisent pas », fit Thune, et le bourdon vomit du feu octarine. Les Archichanceliers disparurent.

« Et les fenêtres sont trop petites…

« Le plafond est trop haut…

« Tout est trop vieux…»

Les mages se jetèrent à plat ventre tandis que le bourdon s’enflammait et crachait. Duzinc se tira le chapeau sur les yeux et roula sous une table lorsque la structure même de l’Université ondoya autour de lui. Le bois grinça, la pierre gémit.

Quelque chose lui donna une tape sur la tête. Il hurla.

« Arrêtez ça ! cria Cardant. Et remontez-moi votre chapeau ! Montrez un peu de dignité !

— Qu’est-ce que vous faites sous la table, alors ? demanda aigrement Duzinc.

— Il faut saisir l’occasion !

— Quoi, le bourdon ?

— Suivez-moi ! »

Duzinc émergea dans un nouveau monde éclatant, horriblement éclatant.

Disparus les murs de pierre rugueux. Disparus les chevrons obscurs, repaire des chouettes. Disparus le sol dallé et son motif de carreaux noirs et blancs qui vous exorbitait les yeux.

Disparues aussi les hautes et petites fenêtres, avec leur noble patine et leur graisse ancestrale. La lumière crue du soleil entrait à flots dans la salle pour la première fois.

Les mages s’entre-regardèrent, bouche bée, et ce qu’ils découvrirent n’était pas ce qu’ils avaient toujours cru voir. Les rayons impitoyables transmuaient les riches broderies d’or en dorure poussiéreuse, révélaient dans les tissus fastueux du velours élimé et taché, changeaient les belles barbes flottantes en broussailles maculées de nicotine, dénonçaient dans les diamants magnifiques des pierres de l’Ankh de mauvaise eau. La lumière joviale examinait et palpait, chassait les ombres complaisantes.

Et, Duzinc devait le reconnaître, ce qui restait n’inspirait pas confiance. Il eut soudain la conscience aiguë que sous ses robes – ses robes dépenaillées, sérieusement décolorées, s’aperçut-il dans un accès supplémentaire de culpabilité, les robes avec le trou par où les souris avaient lancé leur attaque – qu’en dessous, donc, il avait gardé ses pantoufles.

Il n’y avait quasiment plus que du verre dans la salle. Ce qui n’était pas du verre était du marbre. Duzinc se sentit indigne de tant de beauté.

Il se tourna vers Cardant et vit que son confrère fixait Thune, les yeux brillants.

La plupart des autres mages avaient la même expression. Ils n’auraient pas été mages si la puissance ne les avait pas attirés, et ils avaient affaire là à de la vraie puissance. Le bourdon les avait charmés comme autant de cobras.

Cardant avança la main pour toucher l’épaule du gamin, puis se ravisa.

« Magnifique », préféra-t-il dire.

Il pivota vers les autres mages et leva les bras. « Chers confrères, entonna-t-il, nous avons parmi nous un mage de grand pouvoir ! »

Duzinc lui tira sur la robe.

« Il a failli vous tuer », siffla-t-il. Cardant l’ignora.

« Et je propose… – Cardant déglutit – je le propose comme Archichancelier ! »

Il y eut un court silence, puis une explosion d’acclamations et des cris de protestation. Plusieurs querelles éclatèrent à l’arrière de l’assemblée. Les mages des premiers rangs étaient moins enclins à discuter. Ils voyaient le sourire sur la figure de Thune. Un sourire radieux et froid, comme le sourire sur la face de la lune.

On s’agita et un vieux mage se fraya un chemin jusqu’au-devant de la cohue.

Duzinc reconnut Ovin Gauchet, mage de septième niveau et maître de conférences en Tradition. Il était rouge de colère, sauf là où il était blanc de rage. Lorsqu’il s’exprima, ses mots fendirent l’air comme autant de coups de couteaux, taillés comme à coups de serpe, secs comme des coups de trique.

« Êtes-vous fou ? lança-t-il. Personne en dehors d’un mage de huitième niveau ne peut devenir Archichancelier ! Et ce sont les autres mages supérieurs qui doivent l’élire lors d’une assemblée solennelle ! (Dûment guidés par les dieux, bien sûr !) C’est la Tradition ! (En voilà une idée !) »

Gauchet étudiait la Tradition de la magie depuis des années, et parce que la magie est plus ou moins un processus à double sens, elle l’avait marqué de son empreinte ; il paraissait aussi fragile qu’une allumette au fromage, et d’une façon inexplicable l’aridité de sa tâche l’avait doté de la faculté de prononcer la ponctuation.

Il était là, vibrant d’indignation, et il eut conscience de se retrouver rapidement tout seul. En fait, il occupait le centre d’un cercle grandissant d’espace vide bordé de mages soudain prêts à jurer qu’ils ne l’avaient jamais vu de leur vie.

Thune avait levé son bourdon.

Gauchet leva un doigt de remontrance.

« Tu ne me fais pas peur, jeune homme, jeta-t-il. Tu as peut-être du talent, mais le talent magique tout seul ne suffit pas. On exige beaucoup d’autres qualités d’un grand mage. Compétence administrative, par exemple, sagesse, et…»

Thune baissa son bourdon.

« La Tradition s’applique à tous les mages, non ? dit-il.

— Absolument ! Elle a été établie…

— Mais je ne suis pas mage, moi, Seigneur Gauchet. »

Le mage hésita. « Ah, fit-il avant d’hésiter encore. Très juste.

— Mais je sais qu’on a besoin de sagesse, de prévoyance et de bons conseils, alors je serais très honoré si vous pouviez m’éclairer de votre expérience précieuse. Par exemple : comment se fait-il que les mages ne dirigent pas le monde ?

— Quoi ?

— C’est une simple question. Il y a dans cette pièce – les lèvres de Thune remuèrent une fraction de seconde – quatre cent soixante-douze mages, experts dans le plus subtil des arts. Pourtant, tout ce que vous dirigez, ce sont ces quelques arpents d’architecture médiocre. Pourquoi ça ? »

Les mages les plus élevés en grade échangèrent des regards entendus.

« C’est ce qu’on peut croire, finit par dire Gauchet, mais, mon enfant, certains de nos domaines échappent à la compétence du pouvoir temporel. » Ses yeux brillèrent. « La magie peut sûrement emmener l’esprit vers des paysages intérieurs et secrets…

— Oui, oui, fit Thune. N’empêche, vous avez des murs drôlement solides à l’extérieur de votre Université. Pourquoi ça ? »

Cardant se passa la langue sur les lèvres. C’était extraordinaire. Le gamin exprimait ses pensées.

« Vous vous chamaillez pour le pouvoir, dit Thune d’une voix douce, et pourtant, de l’autre côté de ces murs, pour celui qui charroie les vidanges ou pour le marchand ordinaire, est-ce qu’il y a vraiment une différence entre un mage de huitième niveau et un vulgaire illusionniste ? »

Gauchet le fixa d’un regard où se lisait un étonnement total, sans retenue.

« Petit, c’est évident même pour le dernier des citoyens, dit-il. Rien que les robes et les ornements…

— Ah, fit Thune, les robes et les ornements. Bien sûr. »

Un silence bref, lourd et songeur emplit la salle.

« J’ai l’impression, moi, reprit Thune, que les mages ne dirigent que les mages. Qui dirige dans la réalité du dehors ?

— Pour ce qui concerne la cité, ce serait le Patricien, le seigneur Vétérini, avança Cardant avec prudence.

— Et c’est un dirigeant juste et honnête ? »

Cardant réfléchit. On prétendait le réseau d’espions du Patricien de tout premier ordre. « Je dirais, fit-il en pesant ses mots, qu’il est injuste et malhonnête, mais scrupuleusement impartial. Il est injuste et malhonnête envers tout le monde, ni la peur ni les faveurs n’ont prise sur lui.

— Et ça vous satisfait ? » demanda Thune.

Cardant s’efforça de ne pas croiser le regard de Gauchet.

« Là n’est pas la question, répondit-il. J’imagine qu’on n’y a pas beaucoup réfléchi. La véritable vocation d’un mage, tu vois…

— C’est vrai que les sages acceptent de se laisser diriger comme ça ? »

Cardant grogna. « Bien sûr que non ! Ne sois pas bête ! On le tolère, seulement. C’est ça, la sagesse, tu le verras quand tu seras grand, il faut attendre son heure…

— Où il est, ce Patricien ? J’aimerais le rencontrer.

— On peut arranger ça, évidemment, dit Cardant. Le Patricien a toujours la bonté d’accorder des entretiens aux mages, et…

— Là, c’est moi qui vais lui accorder un entretien, dit Thune. Faut qu’il apprenne que les mages ont assez attendu leur heure. Reculez-vous, s’il vous plaît. »

Il pointa son bourdon.


* * *

Le dirigeant temporel de la cité tentaculaire d’Ankh-Morpork, assis dans son fauteuil au pied des marches qui menaient au trône, cherchait des traces d’informations dans ses rapports de renseignements. Le trône était vide depuis plus de deux mille ans, depuis la mort du dernier de la lignée des rois ankhiens. La légende disait qu’un jour la cité aurait à nouveau un monarque et parlait d’épées magiques, de taches de vin et de tout le fatras qu’on débite dans ces cas-là.

En fait, la seule véritable qualification aujourd’hui, c’était la capacité de rester en vie plus de cinq minutes après avoir révélé l’existence d’épées magiques ou de taches de naissance, parce que les grandes familles marchandes d’Ankh qui dirigeaient la ville depuis les vingt derniers siècles avaient autant envie de renoncer au pouvoir que la bernique moyenne de lâcher son rocher.

Le Patricien actuel, chef de l’immensément riche et puissante famille Vétérini, était grand, mince et d’extérieur aussi froid qu’un pingouin mort. Rien qu’à le voir, on le sentait du genre à garder un chat blanc près de lui et à le caresser négligemment tout en condamnant des gens à mourir dans une cuve de piranhas ; on l’imaginait même, pour faire bon poids, collectionneur de porcelaine délicate et rare qu’il devait manipuler de ses doigts diaphanes tandis que des cris lointains remontaient en écho du fin fond des oubliettes. Un homme capable de prononcer le mot « exquis » sans desserrer les dents. Du type, quand il clignait des yeux, à donner envie de cocher l’événement sur le calendrier.

En vérité, quasiment rien de ce qui précède ne s’appliquait à lui, mais il avait cependant un petit terrier à poil dur d’un âge excessivement respectable du nom de Karlou, qui sentait mauvais et soufflait à la figure des visiteurs. On racontait que rien au monde que son chien ne l’intéressait véritablement. Il faisait bien de temps en temps torturer des gens à mort dans des souffrances horribles, mais on considérait pareille conduite comme parfaitement normale pour une autorité municipale, et dans l’ensemble l’écrasante majorité des citoyens l’approuvait[11]. Les habitants d’Ankh ont le sens pratique ; ils se disaient que le décret du Patricien qui interdisait théâtre de rue et artistes mimes arrangeait bien des choses. Il n’était pas pour le régime de la terreur, seulement pour une petite diète de temps en temps.

Le Patricien soupira et posa le dernier rapport au sommet du gros tas près du fauteuil.

Quand il était petit garçon, il avait vu un forain capable de faire tourner en même temps une douzaine d’assiettes en l’air. Si l’homme y était parvenu avec une centaine, estimait le seigneur Vétérini, il aurait pu prétendre aborder les premiers rudiments de l’art d’administrer Ankh-Morpork, une ville qu’on avait autrefois comparée à une termitière renversée, mais sans les agréments.

Il jeta un coup d’œil par la fenêtre à la colonne lointaine de la Tour de l’Art, centre de l’Université Invisible, et se demanda confusément si un de ces vieux fous assommants finirait un jour par trouver un meilleur moyen de collationner toute cette paperasserie. Non, bien sûr, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’un mage comprenne quoi que ce soit d’aussi fondamental que l’espionnage municipal élémentaire.

Il soupira encore et prit la transcription de ce que le président de la Guilde des Voleurs avait déclaré à son adjoint, à minuit, dans la pièce insonorisée cachée derrière le bureau de ses quartiers généraux, et…

Se retrouva dans la Grande Sa…

Ne se retrouva pas dans la Grande Salle de l’Université Invisible, où il avait assisté à des dîners interminables, mais des tas de mages l’entouraient et ils étaient…

… différents.

Comme la Mort, à qui certains des citoyens les plus malchanceux de la cité trouvaient qu’il ressemblait beaucoup, le Patricien ne se mettait jamais en colère avant d’avoir pris le temps d’y réfléchir. Mais il réfléchissait parfois très vite.

Il fit du regard le tour de l’assemblée de mages ; quelque chose en eux lui étouffa ses protestations indignées dans la gorge. Ils avaient l’air de moutons qui tombaient soudain sur un loup pris au piège au moment où ils apprenaient que l’union faisait la force.

Quelque chose dans leurs yeux…

« Que signifie cet outr… hésita-t-il avant de conclure : … ceci ? Une bonne farce en l’honneur du Jour des Petits Dieux, c’est ça ? »

Ses yeux pivotèrent pour croiser ceux d’un jeune garçon qui tenait un long bourdon de métal. L’enfant souriait ; le Patricien n’avait jamais vu sourire plus vieux.

Cardant toussa.

« Monseigneur, commença-t-il.

— Allez-y, mon vieux », jeta le seigneur Vétérini.

Cardant avait parlé d’un air embarrassé, mais le ton du Patricien était un peu trop péremptoire. Les phalanges du mage blanchirent.

« Je suis mage de huitième niveau, fit-il calmement, et vous ne prendrez pas ce ton-là avec moi.

— Bien dit, approuva Thune.

— Conduisez-le aux oubliettes, ordonna Cardant.

— On n’a pas d’oubliettes, objecta Duzinc. C’est une université.

— Alors conduisez-le dans les caves, fit sèchement Cardant. Et pendant que vous y êtes, creusez donc des oubliettes.

— Avez-vous une petite idée de ce que vous faites ? demanda le Patricien. J’exige de savoir ce que signifie tout ce…

— Vous n’exigerez rien du tout, le coupa Cardant. Et ça signifie qu’à partir de maintenant ce sont les mages qui vont gouverner, comme il était prévu. À présent conduisez…

— Vous ? Gouverner Ankh-Morpork ? Des mages à peine capables de se gouverner tout seuls ?

— Oui ! » Cardant sentait bien qu’il ne devait pas conclure sur cette réplique mais il avait encore plus conscience que le chien Karlou, téléporté en même temps que son maître, s’était approché en se dandinant et lui examinait les chaussures de sa vue basse.

« Alors tous les vrais sages préféreront la sécurité d’une oubliette bien profonde, dit le Patricien. À présent vous allez arrêter vos sottises et me renvoyer dans mon palais, et il n’est pas impossible que nous ne parlions plus de tout ça. Ou du moins que vous n’en ayez pas l’occasion. »

Karlou cessa d’examiner les souliers de Cardant et trotta vers Thune en perdant quelques poils en route.

« Cette pantomime a assez duré, dit le Patricien. Maintenant, je commence…»

Karlou gronda. D’un grondement grave, primitif, qui réveilla un écho dans la mémoire collective de tous les hommes présents et leur donna l’envie pressante de grimper à un arbre. Il évoquait de longues formes grises en chasse à l’aube des temps. Il était étonnant qu’un si petit animal puisse renfermer autant de menace, une menace tout entière dirigée vers le bourdon dans la main de Thune.

Le Patricien s’avança à grands pas pour saisir son chien ; Cardant leva le bras et lâcha un jet brûlant de feu orange et bleu qui traversa la pièce.

Le Patricien disparut. Là où il s’était tenu, un petit lézard jaune cligna des yeux et lança un regard noir de reptile stupide.

Cardant se regarda les doigts avec étonnement, comme s’il les voyait pour la première fois.

« Très bien », murmura-t-il d’une voix rauque.

Les mages considérèrent le lézard haletant par terre, puis la cité qui étincelait dehors dans la lumière du petit matin. Là-bas se trouvait le conseil des aldermans, la garde municipale, la Guilde des Voleurs, la Guilde des Marchands, le clergé… et aucun d’eux ne savait ce qui allait leur tomber dessus.


* * *

Ça commence, fit le chapeau depuis sa boîte sur le pont.

« Quoi donc ? » demanda Rincevent.

La domination de la sourcellerie.

Rincevent avait un air interdit. « C’est bon, ça ? »

Est-ce que tu comprends des fois ce qu’on te dit ?

Là, Rincevent se sentait en terrain plus sûr. « Non, répondit-il. Pas toujours. Pas ces derniers temps. Pas souvent.

— Vous êtes bien certain d’être mage ? fit Conina.

— C’est la seule chose dont je sois certain, dit-il avec conviction.

— Bizarre. »

Rincevent se tenait assis sur le Bagage, au soleil, sur le pont avant du Valseur des Mers qui tanguait et fendait paisiblement les flots verts de la mer Circulaire. Autour d’eux, les hommes d’équipage s’affairaient à des tâches nautiques sûrement importantes, et il espérait qu’ils s’en acquittaient correctement parce qu’après l’altitude, c’était la profondeur qu’il détestait le plus.

« Vous avez l’air inquiet », dit Conina qui lui coupait les cheveux. Rincevent s’efforçait de se faire la tête aussi petite que possible tandis que les lames de ciseaux voltigeaient à toute allure.

« C’est parce que je le suis.

— C’est quoi, exactement, l’Apocralypse ? »

Rincevent hésita. « Ben, fit-il, c’est la fin du monde.

Plus ou moins.

— Plus ou moins ? Plus ou moins la fin du monde ? Vous voulez dire qu’on n’en sera pas sûr ? On regardera tous autour de nous et on demandera : « Pardon, vous n’avez rien entendu ? »

— C’est seulement qu’il n’y a pas deux voyants à s’être mis d’accord là-dessus. On a eu droit à toutes sortes de prédictions vagues. Complètement délirantes, certaines. On a donc appelé ça l’Apocralypse. » Rincevent eut l’air gêné. « C’est comme qui dirait une Apocalypse apocryphe. Une espèce de jeu de mots, vous voyez.

— Pas très bon.

— Non. J’imagine[12]. »

Les ciseaux de Conina s’activaient à petits coups.

« Je dois dire que le capitaine a eu l’air très content de nous avoir sur son bateau, observa-t-elle.

— C’est parce qu’il croit que ça porte bonheur d’avoir un mage à bord, dit Rincevent. C’est faux, bien entendu.

— Des tas de gens le croient.

— Oh, ça porte bonheur aux autres, mais pas à moi, voilà. Je ne sais pas nager.

— Quoi, même pas une brasse ? »

Rincevent hésita encore et tripota prudemment l’étoile de son chapeau. « La mer fait quelle profondeur ici, d’après vous ? Approximativement ? demanda-t-il.

— Une douzaine de brasses, je pense.

— Alors j’arriverais sans doute à nager une douzaine de vos brasses, quelle que soit leur longueur.

— Arrêtez de trembler comme ça, j’ai failli vous couper l’oreille », dit sèchement Conina. Elle jeta un regard mauvais à un matelot qui passait et agita ses ciseaux. « Qu’est-ce qu’il y a, vous n’avez encore jamais vu un homme se faire couper les cheveux ? »

Quelqu’un dans les gréements lâcha une remarque qui déclencha une vague de rires gras dans les perroquets, à moins que ce ne soit dans les cacatois.

« Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, dit Conina en donnant un méchant coup de peigne qui délogea tout un tas de petites créatures inoffensives.

— Aïe !

— Ben, fallait rester tranquille !

— Pas facile de rester tranquille quand je sais qui m’agite des lames d’acier sous le nez ! »

Ainsi s’écoula la matinée, en mini-vagues permanentes, ondulations en coups de vent et savante coupe en dégradé. Rincevent dut reconnaître, au vu de son reflet dans un bout de miroir, qu’il y avait un mieux notable.

Le capitaine avait dit faire route vers la cité d’Al Khali, sur la côte modiale, autrement dit orientée Moyeu, de Klatch.

« C’est comme Ankh, avec du sable au lieu de la boue, dit Rincevent, accoudé au bastingage. Mais un bon marché aux esclaves.

— L’esclavage est immoral, dit Conina d’un ton ferme.

— Non ? Ben mince, fit Rincevent.

— Vous voulez que je vous taille la barbe ? » proposa Conina, de l’espoir dans la voix.

Elle se figea, ciseaux au clair, et fixa un point au loin sur la mer.

« Est-ce que ça existe, des marins qui naviguent dans des canots avec des bouts qui dépassent sur les côtés, une espèce d’œil peint à l’avant et une petite voile ? demanda-t-elle.

— J’ai entendu parler de pirates esclavagistes klatchiens, répondit Rincevent, mais on est à bord d’un gros bateau. Il n’y en a pas un qui oserait nous attaquer, je pense.

— Un, je veux bien, fit Conina qui ne quittait pas des yeux la zone floue où la mer se fondait dans le ciel, mais ces cinq-là oseraient, eux, que ça ne m’étonnerait pas. »

Rincevent scruta la brume lointaine, puis interrogea du regard la vigie qui fit non de la tête.

« Allons, gloussa-t-il avec tout l’humour d’un égout bouché. Vous ne voyez rien aussi loin, tout de même. Si ?

— Dix hommes dans chaque canot, fit sombrement Conina.

— Écoutez, c’est une bonne blague mais…

— Avec de grandes épées recourbées…

— Ben, moi, je ne vois…

— … des cheveux longs et sales qui volent au vent…

— Fourchus, j’imagine ? fit aigrement Rincevent.

— Vous essayez d’être drôle ?

— Moi ?

— Et je n’ai même pas d’arme, dit Conina qui se retourna et traversa vivement le pont. Je parie qu’il n’y a pas une seule épée correcte à bord de ce bateau.

— Ne vous inquiétez pas. Peut-être qu’ils viennent juste pour un petit shampooing. »

Tandis que Conina fourrageait frénétiquement dans son havresac, Rincevent se glissa en crabe vers la boîte à chapeau de l’Archichancelier et souleva prudemment le couvercle.

« Il n’y a rien, là-bas, hein ? » demanda-t-il.

Comment veux-tu que je sache ? Porte-moi.

« Comment ça ? Sur ma tête ? »

Bon sang.

« Mais je ne suis pas Archichancelier, moi ! fit Rincevent. Je veux dire, garder la tête froide c’est bien, mais…»

J’ai besoin de tes yeux. Maintenant, porte-moi. Sur ta tête.

« Hum. »

Fais-moi confiance.

Rincevent ne pouvait pas désobéir. Il ôta avec précaution son chapeau gris fatigué, en contempla avec regret l’étoile ébouriffée et sortit celui de l’Archichancelier de sa boîte. Il avait l’air plus lourd qu’il n’aurait cru. Les octarines autour de la calotte luisaient faiblement.

Il l’abaissa doucement sur sa nouvelle coupe, les doigts fermement accrochés au bord au cas où il sentirait les premières atteintes du froid.

Il se sentit tout bonnement incroyablement léger. Il avait aussi une impression de grand savoir et de grand pouvoir… Rien de vraiment consistant mais disons, pour parler métaphoriquement, que son esprit l’avait sur le bout de la langue.

Des bribes étranges de souvenirs voltigèrent dans sa tête, des souvenirs qu’il ne se rappelait pas s’être déjà rappelés. Il les sonda délicatement, comme lorsqu’on touche une dent creuse avec… Et il les vit…

Deux cents Archichanceliers défunts, à la queue leu leu en une file qui s’amenuisait pour se perdre dans le passé plombé et glacial, l’observaient de leurs yeux gris sans expression.

C’est pour ça, tout ce froid, se dit-il, la chaleur passe dans le monde des morts. Oh, non…

Lorsque le chapeau parla, le mage vit remuer deux cents paires de lèvres blêmes.

Qui tu es, toi ?

Rincevent, songea Rincevent. Et dans les recoins de son cerveau il s’efforça de penser pour lui tout seul : au secours.

Il sentit ses genoux commencer à se déformer sous le poids des siècles.

C’est comment, quand on est mort ? songea-t-il.

La mort n’est rien d’autre qu’un sommeil, dit l’un des mages défunts.

Mais quelle impression ça fait ? resongea Rincevent.

Tu vas avoir une occasion inespérée de le découvrir quand ces canots de guerre vont arriver, Rincevent.

Avec un glapissement de terreur il leva aussitôt les bras et s’arracha le chapeau de la tête. La réalité vivante et les sons lui revinrent en foule, mais comme on martelait furieusement un gong tout près de son oreille, ça ne valait guère mieux. Maintenant tout le monde voyait les canots qui fendaient les flots dans un silence fantomatique. Les silhouettes vêtues de noir qui maniaient les pagaies auraient dû pousser des cris et des hurlements ; sans rien changer à la situation, ça aurait paru davantage de circonstance. Le silence témoignait d’une intention déplaisante.

« Dieux, c’était affreux, dit-il. Remarquez, ça aussi. »

Des membres de l’équipage cavalaient sur le pont, coutelas au poing. Conina tapota Rincevent sur l’épaule.

« Ils vont essayer de nous prendre vivants, dit-elle.

— Oh, fit faiblement Rincevent. Bien. »

Puis il se rappela autre chose à propos des marchands d’esclaves klatchiens, et son gosier se dessécha.

« Vous… c’est surtout après vous qu’ils en auront, dit-il. J’ai entendu parler de ce qu’ils font…

— Est-ce que je sais, moi ? » lança Conina. À la grande horreur de Rincevent, elle n’avait pas l’air d’avoir trouvé d’arme.

« Ils vont vous enfermer dans un sérail ! »

Elle haussa les épaules. « Pourrait être pire.

— Mais c’est plein de pointes partout, et quand ils ferment la porte…» hasarda Rincevent. Les canots étaient à présent assez près pour qu’on distingue les mines résolues des rameurs.

« Ça, ce n’est pas un sérail. C’est une vierge de fer. Vous ne savez donc pas ce que c’est, un sérail ?

— Euh…»

Elle lui expliqua. Il s’empourpra.

« N’importe comment, faudra qu’ils me capturent d’abord, fit Conina d’un air collet monté. C’est plutôt vous qui devriez vous inquiéter.

— Pourquoi moi ?

— Vous êtes le seul autre à porter une robe. »

Rincevent prit la mouche. « C’est une robe de mage…

— De mage, de femme… j’espère pour vous qu’ils font la différence. »

Une main comme un régime de bananes avec des bagues s’abattit sur l’épaule de Rincevent et le fit pivoter. Le capitaine, un Axlandais taillé d’après un patron d’ours, lui adressa un sourire rayonnant à travers une toison de poils faciaux.

« Hah ! fit-il. Ils savent pas qu’à bord un mage on a ! Pour allumer dans leurs ventres le feu qui brûle vert ! Hah ? »

La forêt sombre de ses sourcils se plissa lorsqu’il comprit que Rincevent n’était pas tout à fait prêt à lancer une magie vengeresse sur les envahisseurs.

« Hah ? insista-t-il en mettant dans cette seule syllabe l’effet de tout un chapelet de menaces à cailler les sangs.

— Oui, ben, je… je me ceins les reins, voilà, dit Rincevent. C’est ce que je fais. Je me les ceins. Le feu vert, vous voulez ?

— Aussi du plomb fondu couler dans leur os, ajouta le capitaine. Aussi leur peau se boursoufler et des scorpions vivants sans pitié dévorer leur cerveau de l’intérieur, et…»

Le canot de tête vint se ranger le long de la coque et deux grappins s’accrochèrent avec un bruit sourd dans le bastingage. Lorsque le premier pirate apparut, le capitaine se précipita en tirant l’épée. Il s’arrêta un instant et se tourna vers Rincevent.

« Vous ceignez vite, dit-il. Ou alors vous saigner beaucoup. Hah ? »

Rincevent pivota vers Conina, appuyée sur le bastingage, qui s’examinait les ongles.

« Vaudrait mieux vous mettre au boulot, dit-elle. Vous avez une commande de cinquante feux verts et plombs fondus, avec boursouflures et scorpions en supplément. Sans la pitié.

— Ce genre de truc, c’est toujours sur moi que ça tombe », gémit-il.

Il plongea le regard par-dessus le bastingage vers ce qu’il tenait pour le rez-de-chaussée du bateau. Les envahisseurs l’emportaient par le poids du nombre et se servaient de filets et de cordes pour enchevêtrer l’équipage qui se débattait. Ils opéraient dans un silence absolu ; ils assommaient, esquivaient, évitaient autant que possible de se servir d’épées.

« Faut pas abîmer la marchandise », fit Conina. Rincevent vit avec horreur le capitaine disparaître sous une masse de corps noirs et l’entendit brailler : « Le feu vert ! Le feu vert ! »

Rincevent recula. Il ne valait rien en magie, mais il avait réussi à cent pour cent à rester en vie jusqu’à ce jour et il ne voulait pas compromettre son record. Tout ce qu’il avait à faire, c’était apprendre à nager dans le laps de temps que dure un plongeon dans la mer. Ça valait la peine d’essayer.

« Qu’est-ce que vous attendez ? Allons-nous-en pendant qu’ils sont occupés, dit-il à Conina.

— Il me faut une épée, répondit-elle.

— Vous n’aurez que l’embarras du choix d’ici peu.

— Une seule me suffira. »

Rincevent flanqua un coup de pied au Bagage.

« Allez, viens, toi, grogna-t-il. Va falloir que tu flottes, et pendant un bout de temps. »

Le Bagage déplia ses petites jambes avec une nonchalance exagérée, fit lentement demi-tour et se coucha près de la fille.

« Traître », lança Rincevent à ses charnières.

La bataille semblait déjà terminée. Cinq des pillards montaient rapidement l’échelle du pont arrière, laissant le gros de leurs collègues rassembler l’équipage vaincu en dessous. Le chef baissa son masque et jeta un bref regard concupiscent et basané à Conina ; puis il se tourna et en jeta un autre, un peu plus long cette fois, à Rincevent.

« C’est une robe de mage, s’empressa de signaler Rincevent. Et vous avez intérêt de faire attention, parce que j’en suis un, de mage. » Il prit une profonde inspiration. « Posez un doigt sur moi, et vous allez me le faire regretter. Je vous préviens.

— Un mage ? Les mages ne font pas des esclaves bien solides, remarqua le chef d’un ton songeur.

— Très juste, dit Rincevent. Alors si vous pouviez voir à me laisser partir…»

Le chef se tourna à nouveau vers Conina et fit signe à l’un de ses compagnons d’approcher. D’un mouvement sec de son pouce tatoué il désigna Rincevent.

« Ne le tue pas trop vite. Mais j’y pense…» Il marqua un temps et gratifia Rincevent d’un sourire plein de dents. « Peut-être que… Oui. Pourquoi pas ? Tu sais chanter, le mage ?

— J’y arriverais peut-être, répondit prudemment Rincevent. Pourquoi ?

— Tu pourrais être l’homme qu’il faut au Sériph pour un emploi dans son harem. » Deux trafiquants d’esclaves ricanèrent sous cape.

« Une occasion eunique », poursuivit le chef, encouragé par un tel public appréciateur. Il y eut un surcroît d’approbations grasses derrière lui.

Rincevent recula. « Je ne crois pas, dit-il, merci tout de même. Je ne suis pas taillé pour ce genre de chose.

— Oh, mais ça peut s’arranger, fit le chef, les yeux luisants. Ça peut s’arranger.

— Oh, pour l’amour du ciel », marmonna Conina. Elle jeta un coup d’œil aux deux hommes qui l’encadraient, puis ses mains passèrent à l’action. Celui qu’elle poignarda de ses ciseaux connut peut-être un meilleur sort que son collègue qu’elle râtela avec le peigne, vu le genre de dégâts que des dents d’acier peuvent causer à une figure. Ensuite elle se baissa, ramassa une épée lâchée par l’une de ses victimes et se fendit vers les deux autres.

Le chef se retourna en entendant les cris et vit derrière lui le Bagage, couvercle béant. Rincevent le télescopa alors dans le dos et le catapulta dans les oubliettes insondables, multidimensionnelles, du coffre.

Il y eut un début de hurlement, abruptement coupé.

Puis un claquement, comme un verrou poussé sur les portes de l’Enfer.

Rincevent s’écarta à reculons, tremblant. « Une occasion eunique », marmonna-t-il tout bas ; il venait de comprendre l’allusion.

Au moins avait-il l’occasion unique de regarder combattre Conina. Peu d’hommes avaient le loisir d’assister à ce spectacle deux fois dans leur vie.

Les adversaires de la guerrière commencèrent par sourire devant cette frêle jeune fille qui avait le toupet de les attaquer, puis ils passèrent par différents stades d’ahurissement, de doute, d’inquiétude et de terreur abjecte et bredouillante lorsqu’ils se virent au centre d’un cercle d’acier fulgurant de plus en plus réduit.

Elle se débarrassa du dernier garde du corps du chef en deux bottes qui firent monter les larmes aux yeux de Rincevent et, avec un soupir, sauta par-dessus le bastingage sur le pont principal. Au grand déplaisir du mage, le Bagage fonça derrière elle, amortit sa chute en tombant lourdement sur un trafiquant et ajouta à la panique soudaine des envahisseurs car, s’il était déjà dur d’essuyer l’assaut féroce et mortellement efficace d’une fille plutôt jolie en robe blanche à fleurs, c’était encore pire pour l’ego mâle de supporter les croche-pattes et les morsures d’un accessoire de voyage ; c’était d’ailleurs très pénible aussi pour tout le reste dudit mâle.

Rincevent regarda par-dessus le bastingage.

« M’as-tu-vu », marmotta-t-il.

Un couteau de jet entailla le bois près de son menton, ricocha et lui frôla l’oreille. La douleur cuisante lui fit lever la main, et il la contempla d’un air horrifié avant de s’évanouir doucement. Il supportait la vue du sang en général, mais le sien en particulier le mettait dans tous ses états.


* * *

Le marché de la place Sator, vaste esplanade pavée devant les portes noires de l’Université, donnait de la voix à pleins poumons.

On prétendait que tout à Ankh-Morpork était à vendre, sauf la bière et les femmes qui ne faisaient que passer et qu’on se contentait donc l’une et l’autre de louer. On trouvait la plupart des denrées place Sator ; au fil des ans le marché avait grossi, éventaire après éventaire, au point que les nouveaux arrivants se retrouvaient adossés aux pierres ancestrales de l’Université ; de fait, elles servaient de support commode pour les pièces de tissu et les étagères de charmes.

Personne ne remarqua que les portes s’ouvraient. Mais un silence roula hors de l’Université et envahit la place noire de monde et tapageuse comme les premières vaguelettes fraîches de la marée sur un marécage saumâtre. En réalité, il ne s’agissait pas du tout de véritable silence, mais d’un formidable rugissement d’anti-bruit. Le silence n’est pas le contraire du son, il n’en est que l’absence. Il s’agissait là du son qui se trouve de l’autre côté du silence, l’anti-bruit, et ses décibels ténébreux étouffaient les cris du marché comme une nappe de velours.

La foule regardait autour d’elle, l’œil affolé, ouvrait la bouche comme un banc de poissons rouges et avec autant d’effet. Toutes les têtes se tournèrent vers les portes.

Quelque chose d’autre s’en échappait, outre la cacophonie de silence. Les étals les plus proches des portes béantes se mirent à glisser tant bien que mal sur les pavés, perdant de la marchandise en route. Leurs propriétaires s’écartèrent à coups de plongeons tandis que les éventaires heurtaient la rangée suivante et progressaient implacablement dans un raclement pierreux pour tout écraser sur leur passage. Bientôt une vaste avenue nette et dégagée s’ouvrait sur toute la largeur de la place.

Ardrothy Grandbâton, Pourvoyeur de Pâtés Pleins de Personnalité, jeta un coup d’œil par-dessus les décombres de son étal, à temps pour voir surgir les mages.

Il connaissait les mages, du moins le croyait-il jusqu’à ce jour : des anciens de l’Université, falots, plutôt inoffensifs dans leur genre, des clients toujours disposés à acheter les produits qu’il lui arrivait de brader en raison de leur âge avancé ou d’une personnalité trop forte pour tenter la ménagère avisée.

Mais Ardrothy leur trouvait quelque chose de nouveau, à ces mages-là. Ils investissaient la place Sator comme si elle leur appartenait. De petites étincelles bleues leur jaillissaient autour des pieds. Par certains côtés, ils avaient l’air un peu plus grands.

Ou alors, c’était leur façon de se tenir.

Oui, c’était ça…

Ardrothy avait un soupçon de magie dans ses gènes, et ses gènes lui dirent, alors qu’il regardait les mages traverser majestueusement la place, qu’il vaudrait mieux pour sa santé ranger ses couteaux, épices et hachoirs dans son balluchon et déguerpir de la ville dans les dix minutes.

Le dernier mage du groupe, à la traîne derrière ses collègues, considéra la place avec mépris.

« Il y avait des fontaines par ici, dit-il. Vous autres, là, allez-vous-en. »

Les marchands s’entre-regardèrent. Les mages parlaient d’ordinaire avec autorité, on s’y attendait. Mais cette voix-ci avait un ton jamais entendu jusqu’alors. Elle était pleine d’aspérités.

Les yeux d’Ardrothy coulissèrent en coin. Des décombres de son étal de coquillages et d’étoiles de mer en gelée, tel un ange de la vengeance, chassant de sa barbe divers mollusques et crachant le vinaigre, émergeait Miskin Koble, qu’on disait capable d’ouvrir les huîtres d’une seule main. Des années passées à décoller les berniques de leurs rochers et à lutter contre les coques géantes de la baie d’Ankh l’avaient doté d’un physique qui relevait normalement de la tectonique des plaques. Il se dépliait plus qu’il ne se relevait.

Puis il se dirigea d’un pas lourd vers le mage et désigna d’un doigt tremblant les ruines de son éventaire, d’où une demi-douzaine de homards entreprenants tentaient résolument de s’évader. Les muscles s’agitaient autour de sa bouche comme des anguilles en colère.

« C’est vous qu’avez fait ça ? demanda-t-il.

— Du large, malotru, fit le mage, trois mots qui, de l’avis d’Ardrothy, laissaient au collègue l’espérance de vie d’une cymbale en verre.

— J’les aime pas, moi, les mages, fit Koble. J’les aime pas du tout. Alors j’vais t’en coller une, d’accord ? »

Il ramena le poing en arrière et frappa.

Le mage leva un sourcil, du feu jaune jaillit autour du vendeur de fruits de mer, il y eut un bruit de soie déchirée, et… disparu, Koble. N’en restait plus que ses chaussures, toutes tristes sur le pavé, d’où montaient des volutes de fumée.

Nul ne sait pourquoi il reste toujours des chaussures fumantes, quelle que soit l’intensité d’une explosion. Apparemment, c’est comme ça, voilà.

Ardrothy avait l’œil vigilant : le mage lui donna l’impression d’être aussi secoué que la foule, mais il se ressaisit magnifiquement et fit un moulinet de son bourdon.

« Que ça vous serve de leçon, à vous autres, dit-il. Personne ne lève la main sur un mage, compris ? Va y avoir du changement, dans le coin. Oui, qu’est-ce que tu veux, toi ? »

Cette dernière question pour Ardrothy qui essayait de se défiler sans se faire remarquer. Il fourragea dans son plateau de pâtés.

« Je me demandais si Votre Honneur daignerait acquérir l’un de ces délicieux pâtés en croûte, s’empressa-t-il de répondre. Très nourriss…

— Regarde bien, homme de pâté de foie », dit le mage. Il tendit la main, exécuta un curieux mouvement des doigts et fit surgir un pâté du néant.

Un pâté pansu, brun doré et merveilleusement luisant. Rien qu’à le voir, Ardrothy le savait farci à ras bord de maigre de cochon premier choix, sans ces grands espaces vides de bon air frais sous la croûte du dessus qui représentaient sa marge bénéficiaire. Le genre de pâté que les porcelets rêvent de devenir plus tard, quoi.

Le cœur lui manqua. La ruine de son commerce lui flottait sous le nez, dans une enveloppe de pâte brisée.

« Tu veux goûter ? demanda le mage. Il y en a plein d’autres, là d’où il vient.

— J’voudrais bien savoir d’où il vient, justement », dit Ardrothy. Son regard se porta, au-delà du pâté rutilant, sur le visage du mage et il vit dans l’éclat de ses yeux le monde s’écrouler.

Il fit demi-tour, anéanti, et se dirigea vers la porte de la ville la plus proche.

Comme si ça ne suffisait pas que les mages tuent des gens, songea-t-il amèrement, voilà qu’ils les privaient en plus de leur gagne-pain.


* * *

Un seau d’eau se déversa sur la figure de Rincevent pour le tirer d’un rêve épouvantable où une centaine de femmes masquées voulaient lui rafraîchir les cheveux à coups de sabre et finissaient par les lui couper au moins en quatre. Certains rapprocheraient pareil cauchemar d’une angoisse de castration et l’oublieraient tout de suite, mais le subconscient de Rincevent savait reconnaître la peur-bleue-de-se-faire-débiter-en-petits-morceaux quand il en rencontrait une. Il en rencontrait à tout bout de champ.

Le mage se mit sur son séant.

« Ça va ? » demanda une Conina anxieuse.

Les yeux de Rincevent firent le tour du pont en désordre.

« Faut voir », dit-il prudemment. Apparemment, il ne restait plus de trafiquants d’esclaves dans les parages, du moins debout. En revanche, il y avait un grand nombre de membres de l’équipage, et ils gardaient tous une distance respectueuse avec Conina. Seul le capitaine se tenait raisonnablement près d’elle, la figure fendue d’un sourire stupide.

« Ils sont partis, dit la jeune femme. Ils ont pris ce qu’ils ont pu et sont partis.

— Des salauds, fit le capitaine, mais eux ramer drôlement vite ! » Conina grimaça lorsqu’il lui assena une claque retentissante dans le dos. « Elle se battre plutôt bien pour une dame, ajouta-t-il. Ça, oui ! »

Rincevent se releva, les jambes flageolantes. Le bateau filait joyeusement vent arrière vers une tache au loin à l’horizon qui devait être la côte modiale de Klatch. Le mage n’avait pas une égratignure. Il retrouva un peu d’entrain.

Le capitaine leur adressa à tous deux un signe de tête chaleureux et s’éloigna rapidement pour beugler des ordres à propos de voiles, de cordages et autres manœuvres. Conina s’assit sur le Bagage, qui n’eut pas l’air de s’en offusquer.

« Il a dit que pour nous remercier il va nous emmener jusqu’en Klatch, fit-elle.

— Je croyais que c’était convenu comme ça, dit Rincevent. Je vous ai vue lui donner de l’argent et tout.

— Oui, mais il avait dans l’idée de nous capturer et de me vendre comme esclave une fois arrivés.

— Quoi ? Et pas me vendre, moi ? s’indigna Rincevent avant de grogner : Évidemment, avec ma robe de mage, il n’aurait pas osé…

— Hum. À vrai dire, il se sentait obligé de vous donner en prime, fit Conina qui triturait avec application une écharde imaginaire dans le couvercle du Bagage.

— Me donner en prime ?

— Oui. Hum. Comme qui dirait un mage gratuit par concubine vendue ? Hum.

— Je n’vois pas ce que des légumes viennent faire là-dedans. »

Conina le regarda longuement, fixement ; comme il ne se déridait pas, elle soupira et demanda : « Pourquoi est-ce que les femmes vous rendent toujours nerveux, vous autres, les mages ? »

Pareille insinuation scandalisa Rincevent. « C’est la meilleure ! fit-il. Apprenez que… Écoutez… Je vais vous dire… En réalité, je m’entends très bien avec les femmes en général, ce sont uniquement celles qui se baladent avec une épée qui me rendent malade. » Il réfléchit un moment avant d’ajouter : « N’importe qui avec une épée me rend malade, si on veut aller par là. »

Conina s’acharna sur l’écharde. Le Bagage fit entendre un grincement de satisfaction.

« Je sais autre chose qui va vous rendre malade, marmonna-t-elle.

— Hmm ?

— On n’a plus le chapeau.

— Quoi ?

— Je n’ai rien pu faire, ils ont pris tout ce qu’ils ont pu…

— Les trafiquants sont partis avec le chapeau ?

— Prenez pas ce ton-là avec moi ! Je ne dormais pas tranquillement à ce moment-là, moi…»

Rincevent agita frénétiquement les mains. « Nonnon-non, vous énervez pas, je ne prenais aucun ton… Je veux réfléchir…

— D’après le capitaine, ils vont sans doute retourner à Al Khali, entendit-il dire Conina. Il y a un endroit où les criminels se retrouvent, et on pourra bientôt…

— Je ne vois pas pourquoi on devrait faire quoi que ce soit, l’interrompit Rincevent. Le chapeau voulait échapper à l’Université, et ça m’étonnerait que ces trafiquants-là s’y arrêtent un jour prendre un sherry en passant.

— Vous allez les laisser filer avec ? fit Conina, sincèrement étonnée.

— Bah, faut bien que quelqu’un l’emporte. Et je ne vois pas pourquoi ça serait moi.

— Mais vous avez dit que c’était le symbole de la magie ! Que tous les mages rêvaient de le porter ! Vous ne pouvez tout de même pas le laisser partir comme ça !

— Alors regardez-moi. » Rincevent se rassit. Il se sentait bizarrement surpris. Il prenait une décision. Une décision à lui. En propre. Personne ne le forçait. Il avait parfois l’impression de passer sa vie à se fourrer dans le pétrin à cause de ce que voulaient les autres, mais ce coup-ci il avait pris une décision, et voilà. Il débarquerait à Al Khali et trouverait un moyen de rentrer chez lui. Il laissait à d’autres le soin de sauver le monde et il leur souhaitait bonne chance.

Il avait pris une décision.

Son front se plissa. Pourquoi n’en éprouvait-il aucune satisfaction ?

Parce que c’est la putain de mauvaise décision à prendre, espèce de crétin.

D’accord, songea-t-il, ça suffit comme ça, les voix dans ma tête. Ouste, dehors. Mais c’est ici que j’habite. Tu veux dire que tu es moi ? Ta conscience.

Oh.

Tu ne peux pas laisser détruire le chapeau. C’est le symbole…

… Ça va, je connais…

… le symbole de la magie selon la Tradition. La magie entre les mains de l’homme. Tu ne veux pas revenir aux ions de ténèbres…

… Aux quoi ?…

Aux ions.

Est-ce que je veux dire aux éons ?

C’est ça. Éons. Revenir des éons en arrière, au temps où régnait la magie pure. Tous les jours, toute la structure de la réalité tremblait. Une époque terrible, c’est moi qui me le dis.

Comment je sais ça, moi ?

Mémoire collective.

Ben mince. J’en ai une ?

Disons un bout.

Bon, d’accord, mais pourquoi moi ?

Au fond de toi, tu sais que tu es un vrai mage. Tu as le mot « mage » gravé sur le cœur.

« Oui, mais l’ennui, c’est que je tombe tout le temps sur des gens qui s’acharnent à le vérifier, fit Rincevent d’une voix misérable.

— Vous dites ? » demanda Conina.

Rincevent contempla la traînée à l’horizon et soupira.

« Je me parlais à moi-même », répondit-il.


* * *

Cardant considéra le chapeau d’un œil critique. Il tourna autour de la table et l’étudia sous un autre angle avant de déclarer enfin : « Du bon travail. Vous les avez trouvées où, les octarines ?

— Ce ne sont que des pierres d’Ankh, répondit Duzinc. Vous vous y êtes laissé prendre, hein ? »

C’était un chapeau magnifique. En fait, Duzinc devait le reconnaître, il avait bien meilleure allure que l’original. Le vieux chapeau de l’Archichancelier était cabossé, ses fils d’or ternis s’effrangeaient. La copie le dépassait haut la main. Elle avait du chic.

« J’aime particulièrement la dentelle, dit Cardant.

— Ça m’a pris un temps fou.

— Pourquoi vous ne vous êtes pas servi de la magie ? »

Duzinc gigota des doigts et saisit le grand verre frais qui venait d’apparaître en l’air. Sous une ombrelle de papier et une salade de fruits il contenait un alcool sirupeux et coûteux. « Elle n’a pas marché, répondit-il. Apparemment… euh, je n’y arrivais pas. Il a fallu que je couse chaque paillette à la main. » Il prit la boîte à chapeau.

Cardant toussa dans son verre. « Ne le rangez pas tout de suite, dit-il, et il s’empara du couvre-chef. J’ai toujours eu envie de voir quel effet…»

Il se tourna vers le grand miroir mural de l’intendant et posa respectueusement le chapeau sur ses cheveux à la propreté douteuse.

On en était à la fin du premier jour de sourcellerie et les mages étaient parvenus à tout changer sauf eux-mêmes.

Tous, ils avaient essayé, au calme et quand ils se croyaient à l’abri des regards. Même Duzinc, dans l’intimité de son bureau. Il avait réussi à rajeunir de vingt ans et on aurait pu lui casser des cailloux sur le torse ; mais dès qu’il cessait de se concentrer, il s’affaissait, à son vif déplaisir, pour retrouver sa silhouette et son âge habituels. Il y a de l’élasticité dans la condition de l’être. Plus on lance loin, plus ça revient vite. Et le pire, c’est à l’impact. Les sabres, les masses, les gros et lourds gourdins hérissés de clous passent pour des armes redoutables, mais c’est de la rigolade auprès de vingt ans qui vous percutent soudain à pleine force l’arrière du crâne.

Ceci parce que la sourcellerie n’avait pas l’air d’agir sur ce qui était par essence magique. Cependant, les mages avaient obtenu quelques améliorations sensibles. La robe de Cardant, par exemple, était maintenant un vêtement de soie et de dentelle d’un mauvais goût excessivement onéreux qui le faisait ressembler à une grosse gelée rouge emmaillottée de voilettes.

« Il me va bien, vous ne trouvez pas ? » fit Cardant. Il rectifia le bord du chapeau pour lui donner une inclinaison coquine parfaitement déplacée.

Duzinc ne répondit pas. Il regardait par la fenêtre.

Pour ça, il y en avait eu, des améliorations. La journée avait été bien remplie.

Les vieux murs de pierre avaient disparu. Des balustrades plutôt jolies les remplaçaient désormais. Au-delà, la cité étincelait littéralement en un poème de marbre blanc et de tuiles rouges. Le fleuve Ankh n’était plus l’égout vaseux qu’on avait toujours connu, mais un ruban scintillant transparent comme du verre où – attention charmante – des carpes grasses nageaient et bâillaient silencieusement dans une eau aussi pure que de la neige fondue[13].

Vue du ciel, Ankh-Morpork devait aveugler. Elle reluisait. Des millénaires de détritus avaient été balayés.

Tout ça mettait Duzinc étrangement mal à l’aise. Il ne se sentait pas dans son élément, comme s’il portait de nouveaux habits qui le démangeaient, mais là n’était pas le problème. Ce monde nouveau était bien joli, exactement comme il devait être, et pourtant, et pourtant… L’avait-il voulu à ce point transformé, songea-t-il, ou seulement mieux adapté ?

« Je disais : vous ne trouvez pas qu’on le dirait fait pour moi ? » demanda Cardant.

Duzinc se retourna, le visage sans expression.

« Hein ?

— Le chapeau, mon vieux.

— Oh. Euh. Très… adapté. » Avec un soupir, Cardant retira le couvre-chef et le replaça délicatement dans la boîte. « On ferait mieux de le lui porter, dit-il. Il commence à poser des questions.

— Moi, ce qui continue de m’inquiéter, c’est où est passé le vrai chapeau, fit Duzinc.

— Il est là-dedans, répondit fermement Cardant qui tapa sur le couvercle de la boîte.

— Je veux dire le, euh… le vrai.

— C’est celui-là, le vrai.

— Je voulais dire…

— C’est celui-là, le chapeau de l’Archichancelier, répéta Cardant en détachant ses mots. Vous devriez le savoir, c’est vous qui l’avez fait.

— Oui, mais… commença pitoyablement l’intendant.

— D’ailleurs, vous ne donneriez pas dans la contrefaçon, tout de même ?

— Pas, euh… comme ça…

— Ce n’est qu’un chapeau. C’est tout ce que les gens croient voir. Ils voient un Archichancelier le porter, ils se disent donc qu’il s’agit de l’original. Dans un certain sens, ça l’est. Les choses se définissent par ce qu’elles font. Les gens aussi, bien entendu. C’est même le principe fondamental de la magie. » Cardant marqua une pause dramatique et fourra bruyamment le carton à chapeau entre les bras de Duzinc. « Cogitum ergot chapo, comme qui dirait. »

Duzinc avait particulièrement étudié les langues anciennes et il fit de son mieux.

« Je pense, donc je suis un chapeau ? proposa-t-il.

— Comment ? fit Cardant alors qu’ils descendaient l’escalier vers la nouvelle incarnation de la Grande Salle.

— Je pense, donc je travaille du chapeau ? suggéra-t-il.

— Taisez-vous, d’accord ? »

La brume planait encore au-dessus de la ville, ses rideaux d’or et d’argent viraient au rouge sang dans les rayons du soleil couchant qui entraient à flots par les fenêtres de la salle.

Thune était assis sur un tabouret, le bourdon en travers des genoux. Duzinc s’aperçut qu’il n’avait jamais vu le gamin sans. Bizarre, ça. La plupart des mages le gardaient sous le lit, ou l’accrochaient au-dessus de la cheminée.

Il ne l’aimait pas, ce bourdon-là. Il était noir, non parce qu’il s’agissait de sa couleur, mais plutôt parce qu’il donnait l’impression d’une ouverture portative sur un autre ensemble de dimensions plus déplaisantes. Quoique dépourvu d’yeux, il avait l’air de fixer Duzinc comme s’il connaissait ses pensées les plus intimes ; lui, pour l’heure, il en ignorait encore tout.

Des picotements lui coururent sur la peau lorsqu’il s’avança en compagnie de Cardant et sentit la rafale de magie pure souffler depuis la silhouette assise.

Plusieurs dizaines de mages parmi les plus gradés s’étaient agglutinés autour du tabouret et regardaient par terre avec un respect mêlé de crainte.

Duzinc tendit le cou pour voir, et il vit…

Le monde.

Il flottait dans une flaque de nuit noire comme incrustée à même dans le sol, et Duzinc sut avec une certitude affreuse qu’il s’agissait bel et bien là du monde, non d’une image ni d’une banale projection. Il distinguait les motifs que dessinaient les nuages et tout. Les étendues désertiques et glacées d’Axlande, le continent Contrepoids, la mer Circulaire, les Chutes du Rebord, tout ça en miniature et en couleurs pastel mais néanmoins véritable…

Quelqu’un lui parlait.

« Hein ? » fit-il, et la chute soudaine dans la température métaphorique le ramena brutalement à la réalité. Il s’aperçut avec horreur que Thune venait de lui adresser une remarque.

« Pardon ? se corrigea-t-il. Je trouvais le monde… si beau.

— Notre Duzinc est un esthète », fit Thune. Un ou deux mages qui connaissaient le sens du mot gloussèrent. « Mais pour ce qui est du monde, on pourrait l’améliorer. Je disais, Duzinc, que partout où l’on tourne les yeux, on voit la cruauté, l’inhumanité et l’avidité, ce qui montre que le monde est mal gouverné, non ? »

Duzinc eut conscience d’une vingtaine de regards qui se braquaient sur lui. « Hum, fit-il. Ma foi, vous ne pouvez pas changer la nature humaine. »

Silence de mort.

Duzinc hésita. « Si ? fit-il.

— Ça reste à voir, dit Cardant. Mais si on change le monde, la nature humaine changera aussi. N’est-ce pas, chers confrères ?

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