— On a la ville, fit l’un des mages. En ce qui me concerne, j’ai créé un château…

— On gouverne la ville, mais qui gouverne le monde ? l’interrompit Cardant. Il doit y avoir mille petits chefs, rois et empereurs sur ce Disque-là.

— Et pas un ne sait lire sans remuer les lèvres, dit un mage.

— Le Patricien savait lire, lui, objecta Duzinc.

— Sauf si on lui avait coupé l’index, dit Cardant. Qu’est-ce qu’il est devenu, le lézard, d’ailleurs ? Sans importance. Le fait est que le monde devrait sûrement obéir à des sages et des philosophes. Il a besoin de guides, le monde. On se bat les uns contre les autres depuis des siècles, mais ensemble… qui sait ce qu’on pourra faire ?

— Aujourd’hui la ville, demain le monde », fit quelqu’un au dernier rang.

Cardant approuva de la tête. « Demain le monde, et… – il calcula rapidement – vendredi l’univers ! »

Ce qui nous laisse quartier libre pour le week-end, songea Duzinc. Il se souvint du carton à chapeau dans ses bras et le tendit vers Thune. Mais Cardant vola devant lui, s’empara de la boîte dans un mouvement fluide et l’offrit au jeune garçon d’un geste large.

« Le chapeau de l’Archichancelier, dit-il. Il vous revient de droit, d’après nous. »

Thune le prit. Pour la première fois Duzinc vit l’ombre du doute passer sur sa figure.

« Y a pas comme une cérémonie officielle ? » demanda-t-il.

Cardant toussa.

« Je… Euh… non, fit-il. Non, je ne crois pas. » Il leva les yeux sur les autres mages supérieurs qui secouèrent la tête de gauche à droite. « Non. On n’a jamais eu ça. En dehors du banquet, bien entendu. Euh… vous voyez, ce n’est pas comme un couronnement… L’Archichancelier, vous voyez, il dirige la confrérie des mages, c’est… (le débit de Cardant ralentissait peu à peu sous l’éclat du regard doré)… c’est, vous voyez… c’est le… premier… parmi… ses pairs…»

Il recula en hâte lorsque le bourdon se déplaça, sinistre, pour se pointer vers lui. Une fois de plus, Thune avait l’air d’écouter une voix intérieure.

« Non », finit-il par dire, et quand il reprit la parole sa voix produisit cet effet d’ampleur et d’écho que les non-mages ne peuvent obtenir que par le truchement d’une grosse et très coûteuse sono. « Il y aura une cérémonie. Il faut une cérémonie, le peuple doit comprendre que les mages gouvernent, mais elle n’aura pas lieu ici. Je vais décider d’un autre endroit. Et tous les mages qui ont franchi les portes de cette université y assisteront, c’est compris ?

— Il y en a qui habitent loin, dit prudemment Cardant. Le voyage va leur prendre du temps, alors quand vous pensez…

— Ce sont des mages ! cria Thune. Ils peuvent débarquer en un clin d’œil ! Je leur ai donné le pouvoir ! D’ailleurs… – sa voix redescendit à un niveau normal – l’Université est finie. Ça n’a jamais été la vraie demeure de la magie, seulement sa prison. Je vais nous bâtir un autre centre. »

Il retira le nouveau chapeau de sa boîte et lui sourit. Duzinc et Cardant retinrent leur souffle.

« Mais…»

Ils regardèrent autour d’eux. Gauchet, le maître de la Tradition, venait de parler et restait maintenant planté là, à ouvrir et fermer la bouche.

« Vous ne songez tout de même pas à fermer l’Université ? fit le vieux mage d’une voix tremblante.

— Elle ne sert plus à rien, dit Thune. C’est un nid à poussière et à vieux bouquins. Du passé, tout ça. N’est-ce pas… confrères ? »

Un chœur de marmonnements guère convaincus lui répondit. Les mages imaginaient mal l’existence sans les vieux murs de l’UI. Quoique, à la réflexion, il y avait beaucoup de poussière, bien sûr, et les livres n’étaient pas tout jeunes…

« D’ailleurs… confrères… qui parmi vous a mis les pieds dans votre bibliothèque obscure ces jours-ci ? La magie est en vous maintenant, elle n’est pas emprisonnée entre des couvertures de livres. N’est-ce pas chose réjouissante ? Y en a-t-il un parmi vous qui n’ait pas fait plus de magie, de la vraie magie, au cours des dernières vingt-quatre heures que durant toute sa vie avant ça ? Y en a-t-il un seul parmi vous qui, dans son for intérieur, ne soit pas entièrement d’accord avec moi ? »

L’intendant frissonna. Dans son for intérieur un autre Duzinc s’était réveillé, qui luttait pour se faire entendre. Un Duzinc avec la soudaine nostalgie des jours tranquilles, qui ne remontaient qu’à quelques heures, où la magie était douce, où elle allait et venait dans l’Université en traînant ses vieilles pantoufles, trouvait toujours un moment pour prendre un verre de sherry, ne ressemblait pas à une épée portée au rouge dans le cerveau et, surtout, ne tuait pas les gens.

La terreur s’empara de lui lorsqu’il sentit ses cordes vocales vibrer au garde-à-vous et s’apprêter, contre sa volonté, à exprimer son désaccord.

Le bourdon essayait de le trouver. Il le cherchait, Duzinc le devinait. Il le ferait disparaître à son tour, tout comme le pauvre Cudebouc. L’intendant serra fortement les mâchoires, mais ça ne servirait à rien. Il sentit sa poitrine se soulever. Ses mâchoires grincèrent.

Cardant, mal à l’aise, se déplaça et lui marcha sur le pied. Duzinc poussa un glapissement.

« Pardon, fit Cardant.

— Un ennui, Duzinc ? » demanda Thune.

Duzinc sautillait sur un pied, soudain libéré, le corps soulagé mais les orteils au supplice, plus content que quiconque dans toute l’histoire du monde que cent dix kilos de magie aient choisi son cou-de-pied pour s’écraser dessus.

Son cri avait apparemment rompu le charme. Thune soupira et se leva.

« La journée a été bonne », dit-il.


* * *

Deux heures du matin. La brume du fleuve serpentait par les rues d’Ankh-Morpork, mais elle serpentait seule. Les mages désapprouvaient qu’on reste debout après minuit, aussi personne ne s’y avisait-il. On dormait plutôt d’un sommeil agité d’ensorcelé.

Sur la grand-place des Lunes Brisées, jadis marché de plaisirs secrets dont les éventaires éclairés aux flambeaux et tendus de rideaux proposaient aux fêtards noctambules n’importe quoi, de l’assiette d’anguilles en gelée à la maladie vénérienne de leur choix, sur cette grand-place donc, la brume serpentait et s’égouttait dans un désert glacial.

Les éventaires avaient disparu, remplacés par du marbre miroitant et une statue représentant l’esprit d’une chose ou d’une autre, entourée de fontaines illuminées. Seul le bruit étouffé de leurs éclaboussures troublait le cholestérol de silence qui étreignait le cœur de la cité.

Le silence régnait aussi dans la masse sombre de l’Université Invisible. Sauf…

Duzinc se glissa en catimini dans l’ombre des couloirs comme une araignée à deux pattes, fonça – ou du moins boita en vitesse – de pilier en passage voûté et parvint aux portes sévères de la bibliothèque. Il fouilla d’un œil nerveux les ténèbres alentour et, après quelque hésitation, frappa très, très légèrement.

Le silence tomba des lourds battants de bois. Mais ce silence-là, contrairement à celui qui tenait le reste de la cité sous son joug, était attentif, en éveil, le silence d’un chat endormi qui vient d’ouvrir une paupière.

Lorsqu’il en eut assez d’attendre, Duzinc tomba à quatre pattes et essaya de scruter par-dessous les portes.

Finalement, il approcha la bouche aussi près qu’il put de l’espace poussiéreux, livré aux courants d’air, sous le gond le plus bas et souffla : « Dites ! Hum. Vous m’entendez ? »

Il eut la certitude que quelque chose bougeait tout au fond des ténèbres.

Il essaya encore, l’esprit ballotté entre l’espoir et la terreur à chaque battement désordonné de son cœur.

« Dites ? C’est moi, euh… Duzinc. Vous savez ? Pour-riez-vous me répondre, s’il vous plaît ? »

Peut-être que de grands pieds de cuir marchaient doucement à l’intérieur, ou peut-être n’étaient-ce que les nerfs de Duzinc qui craquaient. Il s’efforça de déglutir pour soulager sa gorge sèche et fit une nouvelle tentative.

« Écoutez, d’accord, mais, écoutez, ils parlent de fermer la bibliothèque ! »

Le silence se fit plus fort. Le chat endormi avait dressé une oreille.

« Ce qui arrive, c’est très mauvais ! confia l’intendant qui se plaqua la main sur la bouche en comprenant la gravité de ses paroles.

— Oook ? »

Un son à peine perceptible, comme un rot de cancrelat.

Soudain enhardi, Duzinc pressa les lèvres tout contre la fente.

« Vous avez le, euh… le Patricien là-dedans ?

— Oook.

— Et le petit toutou ?

— Oook.

— Ah. Bien. »

Duzinc s’étendit de tout son long dans le confort de la nuit et tambourina des doigts sur le sol glacé.

« Ça ne vous ferait rien de, hum… me laisser entrer aussi ? risqua-t-il.

— Oook ! »

Duzinc grimaça dans le noir.

« Eh bien, me laisseriez-vous, euh… entrer quelques minutes ? Il faut qu’on discute de problèmes urgents, d’homme à homme.

— Eeek.

— Je voulais dire à primate.

— Oook.

— Écoutez, voulez-vous sortir, alors ?

— Oook. »

Duzinc soupira. « Cette démonstration de loyauté, c’est bien beau, mais vous allez mourir de faim là-dedans.

— Oook oook.

— Comment ça, un autre accès ?

— Oook.

— Oh, et puis faites comme vous voulez », soupira à nouveau Duzinc. Mais d’une certaine manière ça lui faisait du bien de discuter. Tous les autres à l’Université avaient l’air de vivre dans un rêve, alors que le bibliothécaire, lui, ne désirait rien de plus au monde qu’un fruit mûr, un approvisionnement régulier en fiches et l’occasion, une fois par mois en gros, de sauter par-dessus le mur de la ménagerie privée du Patricien[14]. C’était curieusement rassurant.

« Donc, côté bananes et le reste, ça va ? s’enquit-il au bout d’une autre pause.

— Oook.

— Ne laissez entrer personne, vous voulez bien ? Hum. Je crois que c’est terriblement important.

— Oook.

— Bon. » Duzinc se releva et s’épousseta les genoux. Puis il colla sa bouche contre le trou de serrure et ajouta : « Ne faites confiance à personne.

— Oook. »

Il ne faisait pas complètement noir dans la bibliothèque parce que les rangs serrés de livres occultes diffusaient une faible lueur octarine, due à une fuite thaumaturgique dans un puissant champ magique. Elle éclairait juste assez pour qu’on distingue le tas d’étagères calées contre la porte.

L’ancien Patricien avait été délicatement transféré dans un pot sur le bureau du bibliothécaire. Lequel bibliothécaire était assis dessous, enveloppé dans sa couverture, Karlou sur les genoux.

De temps en temps il mangeait une banane.

Duzinc, quant à lui, clopinait dans les passages sonores de l’Université pour regagner la sécurité de sa chambre. Ce fut parce qu’il tendait nerveusement l’oreille au moindre bruit qui se produisait qu’il perçut des sanglots, à la limite extrême de l’audible.

Ce n’était pas un bruit normal par ici. Dans les corridors moquettés des quartiers des grands mages, il arrivait qu’on surprenne un certain nombre de bruits tard le soir, tels que ronflements, tintements cristallins de verres, fredonnements sans queue ni tête, à l’occasion sifflement et grésillement d’un sortilège mal maîtrisé. Mais des pleurs étouffés, ça, c’était une telle nouveauté que Duzinc se retrouva enfiler discrètement le couloir qui menait à la suite de l’Archichancelier.

La porte était entrebâillée. Tout en se disant qu’il ne devrait pas, les muscles bandés en vue d’un départ précipité, Duzinc lorgna à l’intérieur.


* * *

Rincevent regardait, l’œil fixe.

« C’est quoi, ça ? chuchota-t-il.

— Je crois que c’est une espèce de temple », dit Conina.

Immobile, le mage leva la tête, tandis que la foule d’Al Khali bondissait et se précipitait tout autour de lui dans une sorte de mouvement brownien humain. Un temple, se dit-il. Ma foi, c’était gros, c’était impressionnant, l’architecte avait même utilisé toutes les ficelles du manuel pour le faire paraître encore plus gros, plus impressionnant qu’il n’était et convaincre par ailleurs tous les badauds de leur extrême petitesse, de leur banalité et de leur pauvreté en dômes. Le genre de bâtiment qui donnait vraiment l’impression qu’on ne l’oublierait jamais.

Mais Rincevent se piquait de reconnaître une architecture sacrée quand il en voyait une, et les fresques qui ornaient les murs épais et, comme de juste, impressionnants au-dessus de lui n’avaient rien de religieux. D’abord les personnages qu’elles représentaient se donnaient du bon temps. Enfin, il était plus que probable qu’ils se donnaient du bon temps. Oui, pas de doute, ils se donnaient du bon temps. Le contraire eût été très étonnant.

« Ils ne sont pas en train de danser, hein ? fit-il dans une tentative désespérée pour refuser d’en croire ses propres yeux. Ou alors, ce sont peut-être des espèces d’acrobaties ? »

Conina leva à son tour la tête et plissa les paupières dans la lumière dure et blanche du soleil.

« À mon avis, non », dit-elle, songeuse.

Rincevent se reprit. « Je ne pense pas qu’une jeune femme comme vous devrait regarder ce genre de choses », dit-il sévèrement.

Conina lui adressa un sourire. « Moi, je pense que c’est formellement interdit aux mages, dit-elle d’une voix douce. C’est censé vous rendre aveugles. »

Rincevent releva encore la tête, prêt à peut-être perdre un œil. Il fallait bien s’attendre à ça, songea-t-il. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Les pays étrangers, ce sont… eh bien, des pays étrangers. On y fait les choses différemment.

Certaines, pourtant, se dit-il, se faisaient plus ou moins de la même manière, mais avec plus d’imagination et, visiblement, beaucoup plus souvent.

« Les fresques du temple d’Al Khali sont célèbres partout, dit Conina tandis qu’ils traversaient des nuées de gamins qui cherchaient sans arrêt à vendre des bricoles à Rincevent ou à lui présenter des parentes bien disposées.

— Ben, je comprends ça, convint le mage. Écoute, toi, fiche le camp, tu veux ? Non, je ne veux pas acheter ce machin-là. Non, je ne veux pas connaître ta sœur. Ni ton frère, non plus. Ni ta chèvre, sale garnement. Descendez tous de là, vous voulez ? »

Ce dernier cri à l’adresse du groupe d’enfants tranquillement à califourchon sur le Bagage, lequel cheminait patiemment derrière Rincevent sans chercher à les désarçonner. Peut-être couvait-il quelque chose, se dit-il, et il se dérida un peu.

« Il y a combien d’habitants sur ce continent, d’après vous ? lança-t-il.

— Je ne sais pas, répondit Conina sans se retourner. Des millions, j’imagine ?

— Si j’avais un peu de bon sens, je ne serais pas ici », dit Rincevent avec émotion.

Ils se trouvaient à Al Khali, porte de tout le continent mystérieux de Klatch, depuis plusieurs heures.

Une cité décente devrait avoir un peu de brouillard, estimait-il, et les habitants vivre chez eux plutôt que passer tout leur temps dans les rues. Il ne devrait pas y avoir tout ce sable ni cette chaleur. Pour ce qui était du vent…

Ankh-Morpork avait sa fameuse odeur à la personnalité si forte qu’elle faisait monter les larmes aux yeux des hommes les plus solides. Mais Al Khali avait son vent qui soufflait depuis les immensités désertiques et les continents proches du Rebord. C’était une brise légère, mais elle ne tombait jamais et finissait par produire le même effet sur les visiteurs qu’une râpe à fromage sur une tomate. Au bout d’un moment on avait l’impression qu’elle rongeait la peau pour s’attaquer directement aux nerfs.

Aux narines sensibles de Conina, elle apportait des messages aromatiques du cœur du continent, cocktail de fraîcheur de déserts, relents de lions, compost de jungles et flatulences de gnous.

Rincevent, bien entendu, ne sentait rien de tout ça. L’adaptation est une chose merveilleuse, et la plupart des Morporkiens auraient eu du mal à flairer un matelas de plumes en feu à deux mètres.

« Où on va, après ? demanda-t-il. Quelque part à l’abri du vent ?

— Mon père a passé un certain temps à Al Khali quand il cherchait la Cité Perdue d’Ee, fit Conina. Et je crois me rappeler qu’il disait beaucoup de bien du soaque. C’est une espèce de bazar.

— J’imagine qu’on va se mettre en quête de marchands de chapeaux d’occasion, fit Rincevent. Parce que c’est une idée complètement…

— Ce que j’espérais, c’est qu’on nous attaquerait peut-être. Ça me semble l’idée la plus judicieuse. Mon père disait qu’un tout petit nombre des étrangers qui entraient dans le soaque en ressortaient. C’est un vrai repaire d’assassins, qu’il disait. »

Rincevent s’absorba dans ses réflexions.

« Répétez-moi donc ça, vous voulez bien ? fit-il. Quand vous avez dit qu’il faudrait se faire attaquer, juste après j’ai eu l’impression d’entendre une sonnerie dans ma tête.

— Ben quoi ? On veut contacter la pègre, non ?

— Ça n’est pas tout à fait on veut, répondit Rincevent. Moi, je n’aurais pas employé cette expression-là.

— Vous auriez dit comment, alors ?

— Euh… je crois que on ne veut pas résume assez bien ce que j’aurais dit.

— Mais vous étiez d’accord pour qu’on récupère le chapeau !

— Mais sans mourir pour ça, fit misérablement Rincevent. Ça ne fera de bien à personne. Pas à moi, en tout cas.

— Mon père disait toujours que la mort, c’est pareil au sommeil.

— Oui, c’est ce que m’a dit le chapeau », répliqua Rincevent alors qu’ils tournaient dans une rue étroite, pleine de monde, entre des murs d’adobe blancs. « Mais à mon avis, c’est beaucoup plus dur de se lever le matin.

— Écoutez, dit Conina, il n’y a pas grand risque. Vous êtes avec moi.

— Oui, et ça vous démange d’y aller, hein ? » l’accusa le mage tandis que la jeune femme l’entraînait dans une ruelle sombre, talonnés par leur escorte d’imprésarios pubescents. « C’est cette bonne vieille herridéterre qui vous travaille.

— Taisez-vous donc et tâchez de ressembler à une victime, d’accord ?

— Ça, je sais bien le faire, dit Rincevent qui repoussa un membre particulièrement obstiné de la Chambre de Commerce Junior, j’ai beaucoup de pratique. Pour la dernière fois, je ne veux acheter personne, affreux gamin ! »

Il regarda d’un œil morne les murs environnants. Au moins, ici, il n’y avait pas de ces images troublantes, mais le vent chaud soulevait toujours la poussière autour de lui, et il en avait par-dessus la tête de voir du sable. Ce qu’il désirait, c’était deux bières fraîches, un bain froid et des vêtements de rechange ; ça ne lui remonterait pas le moral pour autant, mais il supporterait plus facilement de l’avoir dans les chaussettes, à plus forte raison des propres. N’importe comment, on ne devait probablement pas trouver de bière dans le coin. Marrant, ça : dans les villes glaciales comme Ankh-Morpork, la boisson nationale, c’était la bière, qui vous gelait les boyaux, alors qu’ailleurs, comme ici, où le ciel n’était qu’un four dont on avait oublié de refermer la porte, les gens sirotaient des petits breuvages poisseux qui vous mettaient le fond du gosier en feu. En plus, leur architecture, c’était n’importe quoi. Et ils avaient des statues dans leurs temples qui… qui n’étaient pas convenables, là. Pas un pays pour les mages. Évidemment, ils avaient des ersatz indigènes, des espèces d’enchanteurs, mais rien qu’on puisse décemment qualifier de magie…

Conina marchait nonchalamment devant lui et fredonnait toute seule.

Tu l’aimes bien, hein ? Je le sais, fit une voix dans sa tête.

Oh, la barbe, songea Rincevent, ce n’est tout de même pas encore toi, ma conscience ?

Ta libido. On étouffe là-dedans, non ? Tu n’as pas aéré depuis la dernière fois que je me suis pointée.

Écoute, va-t’en, tu veux ? Je suis mage ! Les mages obéissent à leur tête, pas à leur cœur !

Moi, j’ai vidé les urnes de tes glandes ; après dépouillement je constate, pour ce qui concerne ton corps, que ton cerveau est en minorité d’une voix.

Oui ? Mais c’est lui qui a la voix prépondérante, en tout cas.

Hah ! Ça, c’est ce que tu crois. Ton cœur n’a rien à voir là-dedans, au fait ; ce n’est qu’un organe musculaire qui active la circulation du sang. Mais réfléchis : tu l’aimes bien, non ?

Ma foi… Rincevent hésita. Oui, se dit-il, euh…

Sa compagnie est plutôt agréable, hein ? Jolie voix ?

Ma foi, évidemment…

Tu aimerais en voir davantage ?

Ma foi… Rincevent s’aperçut avec surprise que, oui, il aimerait. Non pas qu’il fût complètement néophyte question femmes, mais leur compagnie semblait toujours source d’ennuis et, bien sûr, affectait la force magique, c’était notoire, même s’il lui fallait bien reconnaître que sa force magique à lui, en gros celle d’un marteau en caoutchouc, restait plutôt douteuse.

Alors, tu n’as rien à perdre, hein ? insinua sa libido d’un ton de pensée mielleux.

Ce fut à ce moment que Rincevent se rendit compte qu’un détail important manquait. Il lui fallut un certain temps pour trouver lequel.

Personne n’avait cherché à lui vendre quoi que ce soit depuis plusieurs minutes. Dans la ville d’Al Khali, ça voulait sans doute dire qu’on était mort.

Conina, le Bagage et lui se trouvaient seuls dans une longue ruelle louche. Il entendait l’animation de la ville à quelque distance, mais dans les parages immédiats rien d’autre qu’un silence aux aguets.

« Ils se sont sauvés, dit Conina.

— On va se faire attaquer ?

— Possible. Trois hommes nous suivent sur les toits. »

Quasiment à l’instant où Rincevent plissait les yeux et levait la tête, trois hommes en robes noires flottantes se laissèrent tomber souplement dans la ruelle juste devant eux. Lorsqu’il regarda à la ronde, deux autres apparurent au détour d’un angle. Tous les cinq brandissaient de longues épées recourbées et, malgré le tissu qui leur masquait le bas de la figure, il était presque certain qu’ils souriaient méchamment.

Rincevent cogna sèchement sur le couvercle du Bagage.

« Tue », suggéra-t-il. Le Bagage resta immobile un moment, puis alla tranquillement se placer auprès de Conina. Il avait un air légèrement avantageux et, s’aperçut Rincevent avec une horreur jalouse, plutôt embarrassé.

« Dis donc, toi… grogna-t-il en lui flanquant un coup de pied, espèce de sac à main. »

Il se glissa plus près de la fille qui ne bougeait pas, un sourire songeur aux lèvres.

« Et maintenant ? demanda-t-il. Vous allez leur crêper le chignon vite fait ? »

Les hommes s’approchaient tout doucement. Il nota qu’ils ne s’intéressaient qu’à Conina.

« Je ne suis pas armée, dit-elle.

— Qu’est-ce qui est arrivé à votre peigne légendaire ?

— Oublié sur le bateau.

— Vous n’avez rien ? »

Conina se déplaça légèrement afin de garder le plus d’hommes possibles dans son champ de vision.

« J’ai deux pinces à cheveux, dit-elle du coin de la bouche.

— C’est bien, ça ?

— Sais pas. Jamais essayé.

— C’est vous qui nous avez fourrés là-dedans.

— Du calme. Je crois qu’ils veulent seulement nous faire prisonniers.

— Oh, c’est facile pour vous de dire ça. Ce n’est pas vous la promotion de la semaine. »

Le Bagage claqua du couvercle une ou deux fois, un peu incertain sur la conduite à tenir. L’un des hommes tendit prudemment son épée et poussa Rincevent dans le creux des reins.

« Ils veulent nous emmener quelque part, vous voyez ? » fit Conina. Elle serra les dents. « Oh, non, marmonna-t-elle.

— Quoi encore ?

— Je ne peux pas.

— Quoi donc ? »

Conina se prit la tête dans les mains. « Je ne peux pas les laisser s’emparer de moi sans me battre ! Je sens mille ancêtres barbares m’accuser de trahison ! souffla-t-elle très vite.

— À d’autres.

— Non, vraiment. Ça ne prendra même pas une minute. »

Il y eut un mouvement soudain à peine visible et l’homme le plus proche s’écroula en un petit tas gargouillant. Les coudes de Conina partirent en arrière dans l’estomac de ceux dans son dos. Sa main gauche fusa au ras de l’oreille de Rincevent dans un bruit de soie déchirée pour assommer l’homme derrière lui. Le cinquième prit ses jambes à son cou, mais un tackle à la volée le fit tomber, et il se cogna durement la tête contre le mur.

Conina se dégagea d’une roulade et s’assit, hors d’haleine, les yeux brillants.

« C’est triste à dire, mais je me sens mieux, fit-elle. C’est affreux de savoir que j’ai trahi une belle tradition de la coiffure, bien sûr. Oh.

— Oui, dit Rincevent sombrement. Je me demandais si vous les aviez remarqués. »

Les yeux de Conina balayèrent le rang des archers soudain apparus le long du mur d’en face. Ils avaient l’air impassible, imperturbable de ceux qu’on a payés pour effectuer un boulot et que ça ne dérange pas d’avoir à trucider des gens dans l’affaire.

« L’heure des épingles à cheveux est venue », dit Rincevent.

Conina ne bougea pas.

« Mon père disait toujours qu’il était inutile de lancer une attaque frontale sur un ennemi puissamment équipé d’armes de jet meurtrières », répondit-elle.

Rincevent, qui connaissait le vocabulaire usuel de Cohen, lui adressa un regard incrédule.

« Enfin, ce qu’il disait réellement, ajouta-t-elle, c’était : évite toujours les concours de bottage de cul avec un porc-épic. »


* * *

Duzinc n’avait pas le courage d’affronter le petit déjeuner.

Il se demanda s’il devait parler à Cardant, mais il sentait avec un froid dans le dos que le vieux mage n’écouterait pas et qu’il refuserait de le croire, de toutes façons. D’ailleurs, il n’était pas vraiment sûr d’y croire lui-même…

Si, il était sûr. Il aurait beau faire, il ne l’oublierait jamais.

L’un des problèmes que posait la vie à l’Université ces temps-ci, c’était que le bâtiment où l’on se couchait risquait de ne pas être le même au réveil. Les pièces avaient pour manie de changer de forme et de place, conséquence de toute la magie qui circulait au hasard. Elle s’accumulait dans les tapis, chargeait les mages de tant d’énergie que donner une poignée de main devenait le meilleur moyen de métamorphoser n’importe qui en n’importe quoi. La charge de magie, de fait, dépassait la capacité des lieux. Faute d’y remédier rapidement, même les gens du commun allaient bientôt pouvoir s’en servir, une pensée qui lui glaçait les sangs, mais comme la tête de Duzinc était déjà tellement pleine de ces idées-là qu’on l’aurait prise pour un bac à glaçons, pas la peine de perdre son temps à s’inquiéter.

La banale géographie domestique n’était cependant pas le seul souci. La véritable pression qu’exerçait la marée thaumaturgique agissait même sur les aliments. Ce qui était une fourchettée de pilaf de poisson dans l’assiette pouvait parfaitement se révéler autre chose une fois dans la bouche. Quand on avait de la chance, c’était non comestible. Quand on n’en avait pas, c’était comestible, mais sans doute quelque chose dont la simple idée d’en manger ou, pire, d’en avoir déjà avalé la moitié, soulevait le cœur.

Duzinc découvrit Thune dans ce qui avait été, tard la veille au soir, un placard à balais. C’était beaucoup plus grand à présent. C’est uniquement parce que Duzinc n’avait jamais entendu parler de hangars d’avions qu’il ne sut pas à quoi le comparer, même si, soyons justes, on rencontre rarement de hangars d’avions avec des sols en marbre et des statues à profusion. Deux balais et un petit seau cabossé dans un angle avaient l’air parfaitement déplacés, mais pas autant que les tables en miettes de feue la Grande Salle qui, suite au déferlement de magie qui régnait désormais sur l’Université, avait rétréci jusqu’à la dimension approximative de ce que Duzinc, s’il en avait eu connaissance, aurait appelé une petite cabine téléphonique.

Il se glissa dans la pièce avec une extrême prudence et prit sa place parmi le conseil des mages. L’air saturé de magie laissait une impression graisseuse.

Duzinc fit apparaître un fauteuil auprès de Cardant et se pencha vers lui.

« Vous ne le croirez jamais… commença-t-il.

— Chut ! siffla Cardant. C’est fabuleux ! »

Thune se tenait assis sur son tabouret au milieu du cercle, une main sur son bourdon, l’autre tendue, qui tenait un petit objet blanc, comme un œuf. Un objet curieusement flou. Au reste, se dit Duzinc, ce n’était pas quelque chose de petit qu’on voyait de près. C’était quelque chose de gigantesque, mais très loin. Et le gamin le tenait dans sa main.

« Qu’est-ce qu’il fait ? chuchota Duzinc.

— Je ne suis pas vraiment sûr, murmura Cardant. Si on a bien compris, il crée un nouveau centre pour la magie. »

Des serpentins de lumière colorée fulguraient autour de l’ovoïde indistinct, comme un orage lointain. La lueur éclairait le visage concentré de Thune par en dessous et lui donnait l’apparence d’un masque.

« À mon avis, on aura du mal à tous entrer là-dedans, fit l’intendant. Cardant, hier soir j’ai vu…

— C’est fini », dit Thune. Il leva l’œuf, qui étincelait par moments d’une lumière intérieure et dégageait de toutes petites protubérances blanches. Non seulement il était loin, songea Duzinc, mais aussi extrêmement lourd ; il dépassait carrément les limites de la pesanteur pour entrer dans cet étrange royaume négatif où le plomb n’est que du vide. Il agrippa une fois encore la manche de Cardant.

« Cardant, écoutez, c’est important, écoutez, quand j’ai regardé dans…

— J’aimerais bien que vous arrêtiez un peu.

— Mais le bourdon, son bourdon, ce n’est pas…»

Thune se leva, pointa le bourdon vers le mur où une porte apparut aussitôt. Il la franchit et laissa les mages lui emboîter le pas.

Il traversa le jardin de l’Archichancelier, suivi d’un troupeau de mages telle une comète suivie de sa queue, et continua jusqu’au bord de l’Ankh. Quelques saules vénérables poussaient là, et le fleuve s’écoulait, du moins bougeait, le long d’un méandre en fer à cheval qui contournait une petite prairie infestée de salamandres assez abusivement appelée Plaisanse des Mages. Les soirs d’été, à condition que le vent souffle vers le fleuve, c’était un joli but de promenade d’après-midi.

La brume chaude et argentée planait toujours au-dessus de la cité lorsque Thune s’avança à pas comptés dans l’herbe humide et s’arrêta au centre. Il lança en l’air l’œuf qui décrivit un léger arc de cercle avant d’atterrir avec un bruit d’éponge.

Il se tourna vers les mages qui se dépêchaient.

« Tenez-vous à bonne distance, ordonna-t-il. Et soyez prêts à courir. »

Il pointa le bourdon d’octefer sur la chose à demi enfouie. Un jet de lumière octarine jaillit de son extrémité, frappa l’œuf et explosa en une pluie d’étincelles qui laissa sur les rétines des images persistantes bleues et violettes.

Il y eut une pause. Une douzaine de mages observaient l’œuf, dans l’expectative.

Une brise agita les saules d’une manière qui n’avait absolument rien de mystérieux.

Ce fut tout.

« Euh…» commença Duzinc.

Vint alors la première vibration. Quelques feuilles se détachèrent des arbres et au loin un quelconque oiseau aquatique s’envola de peur.

Le bruit démarra par un grondement sourd qu’on sentit plutôt qu’on n’entendit, comme si les pieds étaient soudain devenus des oreilles. Les arbres tremblèrent, un ou deux mages aussi.

La boue autour de l’œuf se mit à bouillonner.

Et explosa.

Le sol pela comme une écorce de citron. Des gouttes de boue fumante éclaboussèrent les mages qui plongeaient à couvert sous les arbres. Il ne resta plus que Thune, Duzinc et Cardant pour voir une bâtisse d’un blanc éclatant éclore de la prairie dans une averse de terre et d’herbe. D’autres tours jaillirent du sol derrière eux ; des arcs-boutant se développèrent dans le vide et relièrent les tours entre elles.

Duzinc gémit lorsque la terre reflua tout autour de ses pieds et que des dalles mouchetées d’argent la remplacèrent. Il vacilla tandis que le sol s’élevait inexorablement et les hissait tous trois loin au-dessus des arbres.

Les toits de l’Université défilèrent et disparurent sous eux. Ankh-Morpork se déploya comme une carte, le fleuve comme un serpent pris au piège, les plaines comme une tache indistincte noyée de brume. Les oreilles de Duzinc se débouchèrent brusquement, mais l’ascension se poursuivit, jusque dans les nuages.

Ils émergèrent trempés et frigorifiés dans la clarté brûlante du soleil, au-dessus de la couverture nuageuse qui s’étendait de tous côtés. D’autres tours s’élevaient à la ronde, qui étincelaient douloureusement dans l’éclat du jour.

Cardant s’agenouilla maladroitement et tâta timidement les dalles. Du geste, il invita Duzinc à en faire autant.

L’intendant toucha une surface plus lisse que de la pierre. Comme de la glace si la glace avait été tiède, et qui avait l’aspect de l’ivoire. Sans être vraiment transparente, elle donnait à penser qu’elle ne demandait que ça.

Il eut la nette impression qu’en fermant les yeux, il n’arriverait plus à la sentir du tout.

Son regard croisa celui de Cardant.

« Ne me regardez pas, euh… comme ça, dit l’autre. Je ne sais pas ce que c’est non plus. »

Ils levèrent la tête vers Thune qui leur répondit : « C’est de la magie.

— Oui, seigneur, mais en quoi c’est fait ? demanda Cardant.

— C’est fait de magie. De magie pure. Solidifiée. Coagulée. Renouvelée de seconde en seconde. Pouviez-vous imaginer meilleur matériau pour bâtir le nouveau centre de sourcellerie ? »

Le bourdon brilla un instant et dissipa les nuages. Le Disque-monde apparut sous leurs pieds, et de là-haut ils constatèrent qu’il s’agissait effectivement d’un disque, épinglé dans le ciel par la montagne centrale de Cori Celesti, séjour des dieux. Ils virent la mer Circulaire, si proche qu’ils auraient même pu plonger dedans depuis leur perchoir ; ils virent le vaste continent de Klatch, écrasé par la perspective. Les Chutes du Rebord à la périphérie du monde dessinaient une courbe scintillante.

« C’est trop grand », fit Duzinc à voix basse. Le monde où il avait vécu ne s’étendait guère au-delà des portes de l’Université, comme il aimait. On se sentait à l’aise dans un monde de petite dimension. Bien plus qu’à huit cents mètres en l’air, juché sur quelque chose qui, essentiellement, n’était pas là.

Pareille pensée le scandalisa. Il était mage, et il s’inquiétait à propos de magie.

Il revint prudemment auprès de Cardant qui lui dit : « Ce n’est pas exactement à ça que je m’attendais.

— Hum ?

— Ç’a l’air beaucoup plus petit, vu d’ici, non ?

— Ben, je ne sais pas. Écoutez, faut que je vous dise…

— Regardez les montagnes du Bélier. On pourrait presque les toucher en tendant la main. »

Ils contemplèrent par-delà deux cents lieues l’imposante chaîne montagneuse qui luisait, blanche et glacée. On prétendait qu’en se dirigeant vers le Moyeu par les vallées secrètes du Bélier on découvrirait, dans les terres gelées sous Cori Celesti proprement dit, le royaume caché des Géants des Glaces, emprisonnés depuis leur dernière grande bataille contre les dieux. À l’époque, les montagnes n’étaient que de simples îles dans une immense mer de glace, et la glace subsistait encore dessus.

Thune sourit de son sourire d’or.

« Vous dites, Cardant ? demanda-t-il.

— C’est la transparence de l’atmosphère, seigneur. Les montagnes ont l’air si proches et si petites. Je disais seulement que je pouvais presque les toucher…»

Thune le fit taire du geste. Il avança un bras maigre et roula sa manche pour montrer, selon la tradition, qu’on allait assister à de la magie sans trucage. Il tendit la main, puis la ramena, les doigts serrés sur ce qui était sans l’ombre d’un doute une poignée de neige.

Dans un silence stupéfait, les deux mages la regardèrent fondre et s’égoutter par terre.

Thune se mit à rire.

« Vous trouvez ça difficile à croire ? dit-il. Voulez-vous que je ramène des perles de Krull, là-bas tout au bord, ou du sable du Grand Nef ? Est-ce que votre vieille magie pouvait en faire moitié autant ? »

Duzinc avait l’impression que la voix du gamin prenait des accents métalliques. Il fixait leurs visages avec grande attention.

Cardant finit par soupirer et répondre d’un ton calme : « Non. J’ai cherché la magie toute ma vie, et tout ce que j’ai trouvé, c’est des lumières de couleurs, des tours insignifiants et de vieux livres racornis. La magie n’a rien fait pour le monde.

— Et si je vous disais que je compte dissoudre les Ordres et fermer l’Université ? Mais, bien entendu, mes grands conseillers auront droit à la situation qui leur revient. »

Les phalanges de Cardant blanchirent, mais il haussa les épaules.

« Il n’y a pas grand-chose à dire, fit-il. À quoi bon une bougie en plein midi ? »

Thune se tourna vers Duzinc. Le bourdon aussi. Les sculptures en filigrane l’observaient avec froideur.

L’une d’elles, près du sommet, ressemblait désagréablement à un sourcil.

« Vous restez bien silencieux, Duzinc. Vous n’êtes pas d’accord ? »

Non. Le monde avait déjà connu la sourcellerie jadis et l’avait abandonnée pour la magie simple. La magie simple, c’est pour les hommes, pas pour les dieux. La sourcellerie n’est pas pour nous. Quelque chose allait de travers avec elle, et on a oublié ce que c’était. Moi, j’aimais bien ça, la magie. Ça ne dérangeait pas le monde. Ça convenait parfaitement. C’était ce qu’il fallait. Moi, je voulais être mage, rien d’autre.

Il se contempla les pieds.

« Si, chuchota-t-il.

— Bon », fit Thune d’un ton satisfait. Il s’avança d’un pas de promeneur jusqu’au bord de la tour et baissa le regard sur le plan des rues d’Ankh-Morpork loin en dessous. La Tour de l’Art s’élevait à peine à un dixième de leur hauteur.

« Je crois, dit-il, je crois que la cérémonie aura lieu la semaine prochaine, à la pleine lune.

— Hem. Il n’y aura pas de pleine lune avant trois semaines, dit Cardant.

— La semaine prochaine, répéta Thune. Si je dis que la lune sera pleine, il n’y a pas à discuter. » Il continua de contempler les maquettes des bâtiments de l’Université, puis pointa le doigt. « C’est quoi, ça ? »

Cardant tendit le cou.

« Hem. La bibliothèque. Oui. C’est la bibliothèque. Hem. »

Le silence se faisait si oppressant que Cardant sentit qu’on attendait davantage de lui. Tout valait mieux que ce silence.

« C’est là qu’on garde les livres, vous savez. Quatre-vingt-dix mille volumes, n’est-ce pas, Duzinc ?

— Hein ? Oh. Oui. Dans les quatre-vingt-dix mille, j’imagine. »

Thune s’appuya sur le bourdon et fixa le bâtiment.

« Brûlez-les, dit-il. Tous. »


* * *

Minuit faisait étalage de son manteau noir dans les couloirs de l’Université Invisible lorsque Duzinc, beaucoup moins assuré, se glissa prudemment vers les portes imperturbables de la bibliothèque. Il frappa, et le bruit se répercuta si fort dans le bâtiment vide qu’il dut s’adosser à un mur et attendre que son cœur se calme un peu.

Au bout d’un moment, il entendit comme de gros meubles qu’on déplaçait.

« Oook ?

— C’est moi.

— Oook ?

— Duzinc.

— Oook.

— Écoutez, faut que vous sortiez ! Il va brûler la bibliothèque ! »

Pas de réponse.

Duzinc se laissa tomber à genoux.

« Il va le faire, comme le reste, murmura-t-il. C’est sûrement à moi qu’il va donner le boulot, c’est ce bourdon, hum, il sait tout ce qui se passe, il sait que je sais pour lui… S’il vous plaît, aidez-moi…

— Oook ?

— L’autre soir, j’ai regardé dans sa chambre… Le bourdon, il… il brillait, debout au milieu de la pièce comme un phare, et le gamin, il pleurnichait sur son lit, et j’ai senti le bourdon qui allait vers lui, qui lui disait quoi faire, qui lui chuchotait des choses terribles, et alors il m’a vu, faut m’aider, vous seul n’êtes pas sous…»

Duzinc s’arrêta. Sa figure se pétrifia. Il se retourna très lentement, sans le vouloir parce que quelque chose le faisait doucement pivoter.

Il savait que l’Université était vide. Les mages avaient tous déménagé dans la Nouvelle Tour, où les étudiants les plus humbles bénéficiaient de suites plus somptueuses que les mages de haut grade n’en avaient jamais eu jusque-là.

Le bourdon était suspendu en l’air à quelques pas. Une faible lueur octarine l’entourait.

Duzinc se releva tout doucement et, le dos toujours collé au mur, sans quitter l’objet des yeux, glissa avec précaution le long de la paroi jusqu’au bout du couloir. À l’angle, il nota que le bourdon, toujours à la même place, avait pivoté sur son axe pour le suivre.

Il poussa un petit cri, empoigna sa robe et s’élança.

Le bourdon était devant lui. L’intendant s’arrêta dans une glissade et ne bougea plus, retenant son souffle.

« Tu ne me fais pas peur », mentit-il. Il tourna les talons, marcha dans une autre direction et claqua des doigts pour faire apparaître une torche qui brûlait d’une flamme blanche et délicate (seule sa pénombre d’octarine trahissait son origine magique).

Une fois encore, le bourdon était devant lui. La lumière de la torche fut aspirée dans un mince courant chantant de feu blanc qui brilla avant de disparaître : plop.

Duzinc attendit, les yeux larmoyants d’images bleues persistantes, mais le bourdon, quoique toujours là, n’avait pas l’air de vouloir en profiter. Lorsqu’il recouvra sa vision, il crut distinguer une obscurité encore plus épaisse sur sa gauche. L’escalier qui descendait aux cuisines.

Il fonça comme une flèche dans sa direction et bondit par-dessus les marches invisibles avant d’atterrir lourdement et inopinément sur un sol dallé inégal. Un peu de clair de lune filtrait par une grille au loin, et quelque part là-bas, il le savait, se trouvait une issue vers le monde extérieur.

Mal assuré sur ses jambes, les chevilles douloureuses, la respiration aussi assourdissante dans les oreilles que s’il s’était fourré la tête jusqu’au cou dans un coquillage, Duzinc se lança dans la traversée du désert sombre et interminable du carrelage.

Il buta des pieds contre des objets de métal par terre. Il n’y avait plus de rats ici désormais, évidemment, vu que la cuisine était ces derniers temps tombée en désuétude – les cuisiniers de l’Université étaient les meilleurs du monde, mais maintenant n’importe quel mage pouvait faire apparaître des repas qui dépassaient le simple talent culinaire. Les grandes casseroles de cuivre pendaient au mur, abandonnées, déjà ternies, et les fourneaux sous la voûte de la cheminée géante ne contenaient plus que des cendres froides…

Le bourdon bloquait la porte de derrière comme une barre. Il se redressa à la verticale lorsque Duzinc arriva de son pas titubant et resta suspendu là, tout près, rayonnant de malveillance sereine. Puis, en douceur, il plana vers l’intendant.

Duzinc recula, ses pieds glissèrent sur les dalles grasses. Un grand coup derrière les cuisses le fit glapir, mais lorsqu’il tendit la main dans son dos il s’aperçut qu’il ne s’agissait que de l’un des billots.

Il tâta désespérément sa surface balafrée et, contre toute attente, découvrit un couperet enfoncé dans le bois. D’un geste instinctif aussi vieux que l’humanité, il referma les doigts sur son manche.

Hors d’haleine, hors de lui, hors du temps et de l’espace, il était en outre terrorisé hors de comparaison.

Aussi, lorsque le bourdon voltigea devant ses yeux, il dégagea violemment le couperet pour porter un coup de taille avec toute la force qu’il pouvait rassembler…

Et il hésita. Tout ce qu’il y avait de magie en lui s’élevait contre la destruction d’une pareille puissance, une puissance peut-être encore utilisable, utilisable par lui…

Le bourdon pivota et pointa son axe dans sa direction.

À plusieurs couloirs de là, le bibliothécaire, arc-bouté dos à la porte de la bibliothèque, regardait les éclairs bleus et blancs qui dansaient sur le plancher. Il entendit un claquement sec et lointain d’énergie pure, suivi d’un son qui démarra dans le grave pour finir dans des fréquences aiguës que même Karlou, couché les pattes sur la tête, n’arrivait pas à percevoir.

Puis un tintement léger et ordinaire, comme celui que produirait un couperet de métal fondu et tordu lâché sur du dallage.

Le genre de bruit après lequel le silence ressemble au grondement d’une avalanche tiède.

Le bibliothécaire s’enveloppa dans ce silence comme dans une cape et, immobile, considéra les rangées successives de livres qui palpitaient faiblement dans la lueur de leur propre magie. Les rayonnages, les uns après les autres, le regardèrent par terre[15]. Ils avaient entendu. Il sentait leur effroi.

L’orang-outan garda une immobilité de statue plusieurs minutes durant, puis parut prendre une décision. Il se dandina sur ses phalanges jusqu’à son bureau et, après avoir bien farfouillé, ramena un lourd anneau auquel tintaient des clés. Il revint alors au milieu de la salle et dit très posément : « Oook. »

Les livres tendirent le cou sur leurs rayonnages. Le bibliothécaire avait maintenant toute leur attention.


* * *

« On est où, là ? » fit Conina.

Rincevent jeta un regard circulaire et tenta de deviner.

Ils se trouvaient toujours au cœur d’Al Khali. Il entendait son bourdonnement de l’autre côté des murs. Mais au beau milieu de la cité grouillante, on avait dégagé un vaste espace pour le ceindre de murs et planter un jardin si romantiquement naturel qu’il avait l’air aussi vrai qu’un cochon en sucre.

« On dirait qu’on a pris dix kilomètres sur dix de vieux quartiers et qu’on les a encerclés de murs et de tours, hasarda-t-il.

— Drôle d’idée, dit Conina.

— Ben, d’après certaines religions du pays… Enfin, quand on meurt, vous voyez, on se retrouve dans ce genre de jardin, où il y a ce genre de musique et… et, poursuivit-il piteusement, du sorbet et… des jeunes dames. »

Conina embrassa la verte splendeur du jardin clos, avec ses paons, ses arches tarabiscotées et ses fontaines légèrement asthmatiques. Une dizaine de femmes étendues lui renvoyèrent son regard, impassibles. Un orchestre à cordes invisible jouait du bhong, la complexe musique klatchienne.

« Je ne suis pas morte, dit-elle. Je suis sûre que je m’en souviendrais. D’ailleurs, ce n’est pas ça, l’idée que je me fais du paradis. » Elle détailla d’un œil critique les créatures allongées et ajouta : « Je me demande qui leur coupe les cheveux ? »

La pointe d’une épée la poussa dans le creux des reins, et tous deux s’engagèrent sur le sentier décoré qui menait à un petit pavillon à dôme entouré d’oliviers. Elle se renfrogna.

« De toutes façons, je n’aime pas le sorbet. » Rincevent ne releva pas. Il était occupé à vérifier l’état de son esprit, et ça n’avait rien de réjouissant. Il avait l’horrible intuition de tomber amoureux.

Il était sûr de présenter tous les symptômes de la maladie : paumes moites, sensation de chaleur dans l’estomac, la peau de la poitrine comme de l’élastique tendu. Et puis l’impression, à chaque fois que Conina parlait, qu’on lui injectait de l’acier en fusion dans l’épine dorsale.

Il baissa les yeux sur le Bagage qui cheminait stoïquement près de lui et reconnut les symptômes. « Pas toi aussi ? » fit-il.

C’étaient peut-être les jeux de la lumière du soleil sur le couvercle buriné, mais l’espace d’un instant il parut plus rouge que d’habitude.

Évidemment, le poirier savant entretient ce genre d’étrange relation mentale avec son propriétaire… Rincevent secoua la tête. Ça n’expliquait tout de même pas pourquoi le coffre se départait de son fond malfaisant.

« Ça ne marcherait pas, fit-il. Je veux dire, c’est une femme, et toi, tu es… ben, t’es un… – il marqua un temps – enfin, quoi, tu es de bois. Ça ne marcherait pas, là ! Et puis on jaserait. »

Il se retourna et jeta un œil mauvais aux gardes en robe noire derrière lui.

« Je ne sais pas ce que vous avez à nous regarder comme ça », dit-il durement.

Le Bagage se rapprocha furtivement de Conina et la suivit de si près qu’elle se cogna une cheville dessus.

« Casse-toi », lâcha-t-elle sèchement, et elle lui flanqua un coup de pied, intentionnel cette fois.

Pour autant qu’il fût capable d’expression, le Bagage regarda la jeune femme avec l’air choqué d’avoir été trahi.

Le pavillon devant eux était un dôme en forme d’oignon, décoré à l’extrême, incrusté de pierres précieuses et posé sur quatre piliers. L’intérieur n’était qu’une masse de coussins sur lesquels se prélassait un homme grassouillet, entre deux âges, entouré de trois jeunes femmes. Lui portait une robe pourpre tissée de fils d’or ; quant à elles, autant que Rincevent pouvait en juger, elles démontraient l’étendue des possibilités qu’offraient six petits couvercles de casseroles et quelques dizaines de centimètres de tulle à rideaux, quoique – Rincevent frissonna – « étendue » ne fût pas le mot adéquat.

L’homme, apparemment, écrivait. Il leva la tête vers eux.

« J’imagine que vous ne connaissez pas de bonne rime à « vous » ? » demanda-t-il avec humeur.

Rincevent et Conina échangèrent un regard.

« Boue ? fit Rincevent. Chou ?

— Gnou ? » proposa Conina avec une gaieté forcée.

L’homme hésita. « Gnou, j’aime bien, dit-il. Gnou, ça ouvre des horizons. Et gnou, ça irait parfaitement. Approchez donc des coussins, à propos. Prenez du sorbet. Pourquoi vous restez plantés là comme ça ?

— C’est à cause de ces cordes, dit Conina.

— Moi, je fais une allergie au froid de l’acier, ajouta Rincevent.

— Vraiment, que c’est ennuyeux », fit le gros homme qui frappa dans des mains si lourdes de bagues qu’elles rendirent un son de métal. Deux gardes s’avancèrent vivement et tranchèrent les liens, puis tout le bataillon se dispersa, mais Rincevent sentait nettement des dizaines d’yeux sombres qui les surveillaient depuis le feuillage environnant. Un instinct animal lui disait que même s’il se retrouvait apparemment seul avec l’homme et Conina, le premier geste agressif de sa part mettrait le monde à feu et à sang. Il s’efforça de prendre une attitude calme et parfaitement amicale. Il s’efforça de trouver quelque chose à dire.

« Ma foi, risqua-t-il en faisant du regard le tour des tentures de brocart, des piliers sertis de rubis et des coussins filigranés d’or, vous avez joliment bien arrangé tout ça. C’est… – il chercha une description appropriée – … disons, une espèce de miracle d’ingéniosité comme on en voit peu.

— On aspire à la simplicité, soupira l’homme, toujours très occupé à écrire. Que faites-vous ici ? Bien que ce soit toujours un plaisir de rencontrer d’autres condisciples de la muse poétique.

— On nous a fait venir, dit Conina.

— Des hommes avec des épées, ajouta Rincevent.

— Les braves gens, tellement soucieux de ne pas perdre la main. Ça vous tente ? »

Il claqua des doigts en direction de l’une des filles.

« Pas, euh… maintenant », commença Rincevent, mais la fille avait ramassé une assiettée de bâtons brun doré qu’elle lui tendit sagement. Il en essaya un. C’était délicieux, une espèce de goût sucré, croquant, avec un soupçon de miel. Il en reprit deux autres.

« Excusez-moi, fit Conina, mais qui êtes-vous ? Et où sommes-nous, ici ?

— Je m’appelle Créosote, Sériph d’Al Khali, répondit le gros homme, et vous êtes ici dans mon Désert. On fait ce qu’on peut. »

Rincevent toussa sur son bâton au miel.

« Pas le Créosote de « riche comme Créosote » ? dit-il.

— Ça, c’était mon cher père. En fait, je serais plutôt plus riche. Quand on a beaucoup d’argent, je le crains, c’est dur de rester simple. On fait ce qu’on peut. » Il soupira.

« Vous pourriez essayer de le distribuer », dit Conina.

Il soupira encore. « Ça n’est pas facile, vous savez.

Non, on doit seulement essayer de faire peu avec beaucoup.

— Non, non, mais dites donc, fit Rincevent en postillonnant des bouts de bâton, on raconte… enfin, tout ce que vous touchez se change en or, bon sang.

— Ça doit poser des problèmes pour aller aux toilettes, remarqua joyeusement Conina. Pardon.

— On fait l’objet de ce genre de racontars, dit Créosote qui feignit de n’avoir pas entendu. Tellement ennuyeux. Comme si la richesse comptait. Les vrais richesses se trouvent dans les trésors de la littérature.

— Le Créosote dont, moi, j’ai entendu parler, dit lentement Conina, dirigeait une bande de… ben, de tueurs fous. Les Assassins, ceux d’origine, qu’on craint dans tout le Klatch modial. Sans vouloir vous offenser.

— Ah, oui, cher père, fit Créosote junior. Les haschichims. Une idée tellement originale[16]. Mais pas du tout efficace. Alors nous avons préféré engager des Thugs.

— Ah. Du nom d’une secte religieuse », dit Conina d’un air entendu.

Créosote posa sur elle un long regard. « Non, dit-il lentement, je ne crois pas. Je crois que le nom vient de leur manie de repousser la figure des gens à l’arrière du crâne. Affreux, vraiment. » Il ramassa le parchemin sur lequel il écrivait et poursuivit : « Moi, j’aspire à une vie plus cérébrale, c’est pourquoi j’ai fait transformer le centre de la ville en Désert. Tellement mieux pour l’activité mentale. On fait ce qu’on peut. Vous permettez que je vous lise ma dernière œuvre ?

— Quel œuf ? » fit Rincevent qui ne suivait pas.

Créosote tendit soudain une main potelée et déclama :


« Un palais d’été sous les bambous,

Une bouteille de vin, une miche de pain,

du couscous à l’agneau avec des courgettes,

des langues de paon rôties, des brochettes,

du sorbet glacé, un assortiment de bonbons

dans le chariot des desserts

et un florilège de Vous,

Qui chantez près de moi dans le Désert,

Et le Désert, c’est… »

Il marqua une pause et prit sa plume, l’air songeur.

« Gnou n’est peut-être pas une si bonne idée, dit-il. Maintenant que j’y pense…»

Rincevent parcourut du regard la verdure manucurée, les rochers soigneusement disposés et les hauts murs d’enceinte. L’une des « Vous » lui fit un clin d’œil.

« C’est un désert, ici ? demanda-t-il.

— Mes jardiniers paysagistes y ont intégré les caractéristiques principales, je crois. Ils ont mis un temps fou à créer des ruisselets suffisamment sinueux. Je sais de source sûre qu’on y a des points de vue d’une grandeur sauvage et d’une beauté naturelle étonnante.

— Et des scorpions, dit Rincevent qui s’offrit un autre bâton au miel.

— Ça, je ne sais pas, dit le poète. Je trouve les scorpions peu poétiques. Le miel sauvage et les bousiers me paraissent plus appropriés, selon les normes habituelles de la poésie, mais je n’ai jamais vraiment eu de goût pour les insectes.

— Vous confondez peut-être le bousier avec l’arbousier, ou avec l’arbouse, son fruit, dit Conina. Père n’arrêtait pas de me dire que c’était délicieux.

— Pas des insectes ? fit Créosote.

— Je ne pense pas. »

Le Sériph adressa un signe de tête à Rincevent. « Autant que vous les finissiez, alors. C’est désagréable, ça croque sous la dent, je ne voyais pas ce qu’on leur trouvait.

— Je ne voudrais pas avoir l’air ingrate, dit Conina par-dessus la toux frénétique de Rincevent. Mais pourquoi vous nous avez fait amener ici ?

— Bonne question. » Créosote la considéra d’un œil vide quelques secondes, comme s’il cherchait à se rappeler la raison de leur présence.

« Vous êtes véritablement une jeune femme très séduisante, dit-il. Savez-vous jouer du tympanon, par hasard ?

— Combien il y a de lames ? répliqua Conina.

— Dommage, fit le Sériph, j’en ai fait importer un tout exprès.

— Mon père m’a appris à jouer de l’harmonica », offrit-elle spontanément.

Les lèvres de Créosote remuèrent en silence tandis qu’il examinait l’idée.

« Pas bon, dit-il. Mauvaise scansion. Mais merci quand même. » Il posa sur elle un autre regard songeur. « Vous savez, vous êtes extrêmement ravissante. On ne vous a jamais dit que votre cou est une tour d’ivoire ?

— Jamais, répondit Conina.

— Dommage », répéta Créosote. Il fourragea parmi ses coussins et ramena une petite cloche qu’il agita.

Au bout d’un moment, une silhouette sombre apparut derrière le pavillon. Le nouvel arrivant donnait l’impression de pouvoir suivre les pensées d’un tire-bouchon sans effort, et quelque chose dans son regard aurait fait fuir le rongeur enragé moyen, découragé, sur la pointe des pieds.

Cet homme-là, auriez-vous dit, il a les mots « Grand Vizir » écrits sur toute sa personne. On ne peut rien lui apprendre sur les histoires de veuves escroquées et de jeunes gens sensibles emprisonnés dans de prétendues grottes pleines de joyaux. Question coups fourrés, c’est probablement lui qui a écrit le manuel ou, plus vraisemblablement, qui l’a volé à un autre.

Il portait un turban d’où émergeait un chapeau pointu. Ainsi qu’une moustache longue et fine, bien entendu.

« Ah, Abrim, fit Créosote.

— Altesse ?

— Mon Grand Vizir, dit le Sériph.

— … Il me semblait bien… murmura Rincevent dans sa barbe.

— Ces gens, pourquoi les a-t-on fait amener ici ? »

Le vizir se tortilla la moustache ; il saisissait sans doute une autre douzaine de biens hypothéqués.

« Le chapeau, altesse, répondit-il. Le chapeau, si vous vous rappelez.

— Ah, oui. Passionnant. Où l’a-t-on mis ?

— Attendez, dit en hâte Rincevent. Ce chapeau… il ne serait pas du genre pointu, cabossé, avec des tas de machins dessus ? Comme de la dentelle et tout, et… et… – il hésita – … Personne n’a essayé de le coiffer, hein ?

— Il nous a formellement mis en garde là-dessus, fit Créosote, alors Abrim l’a fait essayer à un esclave, évidemment. Il a dit que ça lui a donné mal de tête.

— Le chapeau nous a aussi prévenus de votre arrivée prochaine, dit le vizir qui inclina brièvement la tête à l’adresse de Rincevent, et donc j’ai… enfin, le Sériph a pensé que vous pourriez nous en dire plus sur ce merveilleux article ? »

On connaît le ton de voix qualifié d’interrogatif, et c’était celui-là qu’employait le vizir ; un léger accent dans ses paroles suggérait que, s’il n’en apprenait pas très rapidement davantage sur le chapeau, il avait en tête diverses activités au cours desquelles les mots « au rouge » et « un tour de plus » revenaient souvent. Bien entendu, tous les grands vizirs parlent sans arrêt comme ça. Il doit sans doute exister une école quelque part.

« Ça alors, je suis bien content que vous l’ayez trouvé, dit Rincevent. Ce chapeau, c’est gngngnh…

— Je vous demande pardon ? s’étonna Abrim qui fit signe à deux gardes aux aguets de s’approcher. Je n’ai pas bien saisi après que la jeune dame… – il inclina la tête vers Conina – … vous a envoyé son coude dans l’oreille.

— Je crois, dit Conina poliment mais fermement, qu’il vaudrait mieux nous emmener le voir. »

Cinq minutes plus tard, depuis la table où il trônait dans la salle au trésor du Sériph, le chapeau lança :

Quand même. Qu’est-ce que vous avez fichu ?


* * *

Le moment est bien choisi, alors que Rincevent et Conina vont sans doute être les victimes d’une charge meurtrière, que Thune va prendre la parole devant une assemblée de mages tremblants à propos de la déloyauté, et que le Disque va tomber sous une dictature magique, le moment est bien choisi, donc, pour aborder le sujet de la poésie et de l’inspiration.

Par exemple, le Sériph, dans son petit désert coquet, vient de feuilleter ses pages de vers pour retrouver ceux qui commencent ainsi :

« Debout ! Déjà le matin dans la tasse du jour,

Disperse de sa cuiller les étoiles à l’entour. »

… et il soupire parce que les vers incandescents qui lui embrasent l’imagination n’ont jamais l’air de sortir exactement comme il le voudrait.

En réalité, il est impossible que ça se produise un jour.

C’est fâcheux, mais ce genre de chose arrive tout le temps.

Fait établi, bien connu dans tous les mondes multidimensionnels du multivers, on doit la plupart des grandes découvertes à un bref moment d’inspiration. Il y a préalablement un gros travail de défrichement, évidemment, mais ce qui emporte la décision, c’est la vue, disons, d’une pomme qui tombe, d’une bouilloire sur le feu ou de l’eau qui déborde de la baignoire. Un déclic se produit dans la tête de l’observateur et tout se met en place. La configuration de l’ADN, dit-on communément, doit sa découverte à la vision fortuite d’un escalier en spirale à l’instant où le savant qui l’empruntait avait le cerveau juste à la bonne température de réception. S’il avait pris l’ascenseur, toute la génétique aurait pu s’en trouver considérablement changée[17].

La chose passe pour merveilleuse. Erreur. C’est tragique. Des petites particules d’inspiration pleuvent sans arrêt dans tout l’univers, traversant la matière la plus dense comme un neutrino une meule de barbe à papa, et la plupart ratent leur but.

Pire encore, la plupart de celles qui atteignent leur cible cérébrale n’atteignent pas la bonne.

Par exemple, le rêve bizarre d’un beignet de plomb sur un portique de deux kilomètres de haut qui, dans le cerveau adéquat, aurait servi de catalyseur à l’invention d’un générateur électrique à refoulement gravitationnel (une forme d’énergie bon marché, inépuisable et parfaitement non polluante, objet des recherches séculaires d’un certain monde qui, faute de l’avoir découverte, connut une guerre terrible et vaine), ce rêve échut en fait à un petit canard ahuri.

Par un autre coup de malchance, la vue d’une troupe de chevaux blancs galopant dans un champ de jacinthes sauvages aurait amené un compositeur en mal de succès à écrire la célèbre Suite du dieu volant et à dispenser aide et réconfort à des millions d’âmes en peine, s’il n’était pas resté chez lui cloué au lit avec un zona. L’inspiration tomba donc sur une grenouille voisine, laquelle n’était guère en mesure d’apporter une contribution éclatante dans le domaine de la poésie symphonique.

Maintes civilisations se sont rendu compte de ce gâchis lamentable et ont appliqué diverses méthodes de prévention ; la plupart consistent en des tentatives aussi agréables qu’illicites de régler l’esprit sur la bonne longueur d’ondes au moyen d’herbes exotiques ou de dérivés de levure. Ça ne marche jamais correctement.

Et ainsi, Créosote, qui avait eu en rêve l’inspiration d’un joli poème sur la vie, la philosophie et comment elles ont bien meilleure tournure à travers le fond d’un verre de vin, était complètement incapable d’en profiter parce qu’il avait autant la fibre poétique qu’une hyène.

Que les dieux permettent encore ce genre de chose demeure un mystère.

En réalité, l’éclair d’inspiration nécessaire à l’explication de ce mystère s’est produit, mais la créature qui l’a reçu – une petite mésange bleue femelle – n’a jamais pu l’exprimer clairement, même par des messages codés vraiment acharnés de son bec sur les bouchons de bouteilles de lait déposées devant les portes.

Par une étrange coïncidence, un philosophe qui avait consacré plusieurs nuits blanches au même mystère s’est réveillé ce matin-là avec une idée nouvelle et formidable pour sortir des cacahuètes d’une mangeoire d’oiseaux.

Ce qui nous amène tout droit à la question de la magie.

Très loin dans les gouffres sombres de l’espace interstellaire, une particule isolée d’inspiration file à toute allure, ignorante du sort qui l’attend, ce qui est aussi bien parce qu’elle doit toucher, d’ici quelques heures, une toute petite zone du cerveau de Rincevent.

Une tâche ardue, même si le centre créatif de Rincevent avait été d’une taille correcte, mais le karma de la particule a soulevé le problème d’atteindre une cible mouvante de la dimension d’un raisin sec distante de plusieurs centaines d’années-lumière. L’existence est parfois très dure pour une petite particule subatomique dans un grand, grand univers.

Si elle réussit, en tout cas, il viendra à Rincevent une pensée philosophique d’envergure. Sinon une brique voisine aura une idée lumineuse dont, faute de l’équipement nécessaire, elle ne saura pas du tout que faire.


* * *

Le palais du Sériph, le légendaire Rhoxie, couvrait la majeure partie du centre d’Al Khali que n’occupait pas déjà le Désert. Presque tout ce qui se rapportait à Créosote relevait de la mythologie, et le palais, avec ses arches, ses dômes et ses nombreux piliers, avait, disait-on, plus de pièces qu’on en aurait pu compter. Rincevent ignorait le numéro de celle où il se trouvait.

« Il est magique, n’est-ce pas ? » fit Abrim le vizir.

Il poussa Rincevent dans les côtes.

« Vous êtes mage, reprit-il. Dites-moi à quoi il sert.

— Comment vous savez que je suis mage ? fit désespérément Rincevent.

— C’est écrit sur votre chapeau.

— Ah.

— Et vous étiez sur le bateau avec l’autre chapeau, là. Mes hommes vous ont vu.

— Le Sériph emploie des trafiquants d’esclaves ? fit sèchement Conina. Moi, je ne trouve pas ça d’une grande simplicité de sa part !

— Oh, c’est moi qui emploie les trafiquants. Je suis le vizir, après tout, dit Abrim. C’est ce qu’on attend plus ou moins de moi. »

Il considéra la fille d’un air songeur, puis fit un signe de tête à deux gardes. « Le Sériph actuel est plutôt littéraire dans sa manière de voir, dit-il. Moi, non. Emmenez-la quand même au sérail. » Il roula des yeux et poussa un soupir irrité. « Je suis sûr que l’unique sort qui l’attend, c’est l’ennui, et peut-être le mal de gorge. »

Il se tourna vers Rincevent. « Ne dites rien, fit-il. Ne bougez pas les mains. N’essayez pas de tours de magie. Des amulettes bizarres et puissantes me protègent.

— Hé là, une minute…» commença Rincevent, et Conina le coupa : « Ça va. Je me suis toujours demandé à quoi ressemblait un harem. »

La bouche de Rincevent continuait de s’ouvrir et de se refermer, mais aucun son n’en sortait. Enfin, il réussit à émettre un : « Non ? »

Elle remua un sourcil à son intention. Sans doute un signal. Le mage sentait qu’il aurait dû le comprendre, mais des passions étranges s’agitaient au fond de lui. Sans le rendre brave pour autant, elles le mettaient en colère. Accéléré, le dialogue sous son crâne donnait à peu près ceci :

Beurk.

Qui c’est ?

Ta conscience. Je me sens mal. Regarde, ils l’embarquent au harem.

Mieux vaut elle plutôt que moi, se dit Rincevent, mais sans grande conviction.

Fais quelque chose !

Il y a trop de gardes ! Ils vont me tuer !

Ils vont te tuer, et après ? Ce n’est pas la fin du monde.

Pour moi, si, songea Rincevent, lugubre.

Mais pense comme tu seras bien dans ta prochaine vie…

Écoute, la ferme, je veux bien ? J’en ai assez de moi.

Abrim s’approcha du mage et le regarda curieusement.

« À qui parlez-vous ? demanda-t-il.

— Je vous préviens, fit Rincevent entre ses dents serrées, j’ai une boîte magique à pattes qui n’a aucune pitié avec les agresseurs, un seul mot de moi et…

— Vous m’impressionnez, dit Abrim. Est-elle invisible ? »

Rincevent risqua un œil derrière lui.

« J’étais sûr de l’avoir avec moi quand je suis entré », dit-il avant de s’affaisser.

Il serait faux de prétendre que le Bagage n’était visible nulle part. Il était visible quelque part, mais nulle part près de Rincevent.

Abrim fit lentement le tour de la table où reposait le chapeau en se tortillant la moustache.

« Une fois encore, fit-il, je vous le demande : ce chapeau a un pouvoir, je le sens, et il faut me dire lequel.

— Pourquoi vous ne le lui demandez pas directement ? fit Rincevent.

— Il refuse de me répondre.

— D’ailleurs, pourquoi vous voulez le savoir ? »

Abrim éclata de rire. Un rire désagréable aux oreilles.

On aurait dit qu’on lui avait expliqué comment s’y prendre, sans doute lentement et souvent, mais qu’il n’avait jamais entendu personne rire.

« Vous êtes mage, dit-il. La magie, c’est une affaire de pouvoir. Je m’y suis moi-même intéressé. J’ai le talent, vous savez. » Le vizir se redressa avec raideur. « Oh, oui. Mais ils n’ont pas voulu m’admettre à votre Université. Ils ont dit que j’étais mentalement instable, le croyez-vous ?

— Non », répondit Rincevent, sincère. Il avait toujours trouvé que la plupart des mages de l’Invisible n’avaient pas inventé la brique tiède. Abrim était sans doute de la bonne étoffe pour faire un mage.

Le dignitaire le gratifia d’un sourire encourageant.

Rincevent jeta un regard en coin au chapeau. Le couvre-chef resta silencieux. Il regarda à nouveau le vizir. Si le rire d’Abrim était bizarre, auprès du sourire il devenait aussi normal qu’un chant d’oiseau. On aurait dit qu’il l’avait appris à partir de diagrammes.

« Vous auriez beau monter sur vos grands chevaux que je ne pourrais pas vous aider, dit-il.

— Ah, repartit le vizir. Un défi. » Il fit signe au garde le plus proche.

« Avons-nous de grands chevaux à l’écurie ?

— Oui, et plutôt mauvais, maître.

— Excitez-en quatre et conduisez-les dans la cour côté sens direct. Et… oh, amenez plusieurs longueurs de chaînes.

— Tout de suite, maître.

— Hum. Écoutez, fit Rincevent.

— Oui ? fit Abrim.

— Ben, vu comme ça…

— Vous avez une remarque à faire ?

— C’est le chapeau de l’Archichancelier, si vous voulez savoir, dit Rincevent. Le symbole de la magie.

— Puissant ? »

Rincevent frissonna. « Très, fit-il.

— Pourquoi l’appelle-t-on le chapeau de l’Archichancelier ?

— L’Archichancelier est le mage le plus élevé dans la hiérarchie, vous voyez. Le chef. Mais, écoutez…»

Abrim se saisit du chapeau, le tourna et le retourna dans ses mains.

« C’est, comme qui dirait, le symbole de la charge ?

— Absolument, mais écoutez, si vous le mettez, j’aime mieux vous prévenir…»

La ferme.

Abrim fit un bond en arrière. Le chapeau tomba par terre.

Le mage ne sait rien. Renvoyez-le. Et négocions.

Tête baissée, le vizir fixait les octarines scintillantes autour du chapeau. « Moi, négocier ? Avec un article vestimentaire ? »

J’ai beaucoup à offrir, une fois sur la bonne tête.

Rincevent était épouvanté. On a déjà signalé qu’il avait un instinct du danger qu’on prête souvent à certains petits rongeurs, lequel instinct cognait à coups redoublés à l’intérieur de son crâne pour filer se cacher quelque part.

« N’écoutez pas ! » s’écria-t-il.

Coiffez-moi, fit mielleusement le chapeau d’une voix ancestrale donnant l’impression qu’il parlait la bouche pleine de feutre.

Si véritablement il existait une école pour vizirs, Abrim en était sorti major de sa promotion.

« Discutons d’abord », décida-t-il. Il eut un signe de tête à l’intention des gardes et désigna Rincevent.

« Emmenez-le et jetez-le dans la cuve aux araignées, ordonna-t-il.

— Non, pas les araignées, surtout pas ça ! » geignit Rincevent.

Le capitaine des gardes fit un pas en avant et se frappa respectueusement le front du poing.

« Plus d’araignées, maître, dit-il.

— Oh. » Le vizir eut l’air momentanément pris au dépourvu. « Dans ce cas, enfermez-le dans la cage du tigre. »

Le garde hésita, s’efforça d’ignorer le déchaînement soudain de gémissements auprès de lui. « Le tigre est malade, maître. Tourné dans sa cage toute la nuit.

— Alors balancez-moi ce pleutre pleurnichard dans le puits du feu éternel ! »

Deux gardes échangèrent un regard par-dessus la tête de Rincevent tombé à genoux.

« Ah. Faut nous prévenir un peu à l’avance, maître…

— … pour le remettre en route, quoi. »

Le poing du vizir s’abattit violemment sur la table. La figure du capitaine des gardes s’éclaira horriblement.

« Il y a la fosse aux serpents, maître », dit-il. Les autres gardes approuvèrent du chef. Il y avait toujours la fosse aux serpents.

Quatre têtes se tournèrent vers Rincevent qui se releva et s’épousseta le sable des genoux.

« Vous en pensez quoi, des serpents ? demanda l’un des gardes.

— Les serpents ? Je ne les aime pas beaucoup, ces bêtes-là…

— La fosse aux serpents, fit Abrim.

— C’est ça. La fosse aux serpents, abondèrent les gardes.

— … Je veux dire, certains serpents, ça va…» poursuivit Rincevent tandis que deux gardes le saisissaient par les coudes.

Du reste, la fosse ne contenait qu’un seul serpent très prudent qui resta obstinément lové dans un angle obscur pour observer Rincevent d’un œil soupçonneux, peut-être parce que le mage lui rappelait une mangouste.

« Salut, finit-il par dire. Vous êtes un mage ? »

Comme réplique de dialogue reptilien, c’était une nette amélioration par rapport aux chapelets de s habituels, mais Rincevent, bien assez abattu comme ça, ne perdit pas son temps à s’étonner et répondit simplement : « C’est écrit sur mon chapeau, tu ne sais pas lire ?

— Si, en sept langues. J’ai appris tout seul.

— Vraiment ?

— J’ai suivi des cours par correspondance. Mais j’évite de lire autant que possible, évidemment. Ça n’est pas conforme à mon personnage.

— J’imagine que non. » C’était certainement la voix de serpent la plus cultivée que Rincevent avait jamais entendue.

« C’est la même chose avec la voix, je le crains, ajouta le serpent. Je ne devrais pas vous parler en ce moment. Pas de cette façon-là, en tout cas. Je suppose que je pourrais grogner un peu. Je crois même qu’il faudrait que j’essaye de vous tuer, en fait.

— J’ai des pouvoirs bizarres et peu courants », dit Rincevent. Pas tout à fait faux, songea-t-il, une incapacité quasi totale à maîtriser toute forme de magie, c’est plutôt inhabituel pour un mage, et puis, n’importe comment, mentir à un serpent, ça ne compte pas.

« Sapristi. Eh bien, j’imagine que vous n’allez pas faire de vieux os ici, alors.

— Hmm ?

— J’imagine que vous allez léviter et sortir comme une flèche de ce puits d’un instant à l’autre. »

Rincevent leva les yeux sur les cinq mètres de paroi de la fosse au serpent et massa ses ecchymoses.

« Je pourrais, dit-il avec circonspection.

— Dans ce cas, vous ne verriez pas d’objection à m’emmener, hein ?

— Hein ?

— C’est beaucoup demander, je sais, mais cette fosse, ma foi, c’est vraiment le trou.

— T’emmener ? Mais t’es un serpent, c’est ta fosse. T’es ici pour y rester pendant qu’on t’amène du monde. Je connais ces choses-là. »

Une ombre derrière le serpent se déplia et se releva pour lui lancer : « Ce n’est pas bien aimable de dire ça. »

La silhouette s’avança dans la tache de lumière.

Il s’agissait d’un jeune homme, plus grand que Rincevent. Enfin, Rincevent était assis par terre, mais l’autre aurait été plus grand même avec le mage debout.

Le qualifier de maigre serait rater une bonne occasion de placer le mot « émacié ». Il donnait l’impression d’avoir compté des porte-toasts et des chaises longues parmi ses ancêtres, et ce qui rendait la chose évidente, c’étaient ses vêtements.

Rincevent regarda à nouveau.

Il avait bien vu la première fois.

La silhouette aux cheveux raides devant lui portait le costume pratiquement traditionnel des héros barbares : quelques lanières de cuir cloutées, de grosses bottes fourrées, un petit fourre-tout de peau et la chair de poule. Jusque-là rien d’anormal, on croisait une vingtaine d’aventuriers semblablement accoutrés dans n’importe quelle rue d’Ankh-Morpork, mais jamais qui portaient…

Le jeune homme suivit son regard, baissa les yeux et haussa les épaules.

« Je n’y peux rien, dit-il. J’ai promis à ma mère. »

Des sous-vêtements en tricot ?


* * *

Des phénomènes bizarres se produisaient à Al Khali ce soir-là. Une certaine brillance argentée arrivait de la mer, ce qui déroutait les astronomes de la ville, mais il y avait plus bizarre encore : de petits éclairs de magie brute fulguraient sur les arêtes vives, comme de l’électricité statique ; mais il y avait plus bizarre encore.

Le phénomène le plus bizarre pénétra dans une taverne aux abords de la ville, là où le vent perpétuel charriait l’odeur du désert par toutes les fenêtres dépourvues de vitres, et s’assit par terre au milieu de la salle.

Les consommateurs présents l’observèrent un moment, tout en sirotant leur café arrosé d’orakh du désert. L’orakh, obtenu à partir de sève de cactus et de venin de scorpion, est l’un des alcools les plus violents de l’univers, mais les nomades du désert ne le boivent pas pour ses effets euphorisants. Ils l’utilisent afin d’atténuer celui du café klatchien.

Non parce qu’on aurait pu se servir du café pour calfater les toits. Non parce que le café traversait la paroi de l’estomac inexpérimenté comme un roulement à billes incandescent dans du beurre ramolli. Ce que faisait le café était pire.

Il vous rendait evri[18].

Les fils du désert jetèrent un coup d’œil soupçonneux dans leurs tasses de café comme des dés à coudre et se demandèrent s’ils n’avaient pas forcé sur l’orakh. Voyaient-ils tous la même chose ? Passeraient-ils pour des idiots s’ils risquaient une réflexion ? C’est le genre de détail dont il faut se soucier quand on veut garder son crédit de fils au regard d’acier du vaste désert. Pointer un doigt tremblant et s’exclamer : « Hé, regardez, y a une boîte qui vient d’entrer sur des centaines de petites pattes, ça, c’est la meilleure ! » dénoterait un manque terrible voire fatal de machisme.

Les clients s’efforcèrent de ne pas échanger de regards, même lorsque le Bagage se glissa jusqu’à la rangée de jarres d’orakh contre le mur du fond. C’était encore plus horrible de le voir immobile qu’en mouvement.

Finalement, l’un d’eux remarqua : « Je crois qu’il veut boire un coup. »

Un long silence s’ensuivit, puis un second lança, avec la précision d’un Grand Maître d’échecs exécutant un mouvement assassin : « Qui ça ? »

Les autres consommateurs, impassibles, gardèrent le nez dans leurs verres.

Pendant un moment il n’y eut d’autre bruit que le plic-ploc des pattes d’un gecko qui traversait le plafond suintant.

Le premier consommateur répondit : « Je parle du démon qui vient de s’approcher dans ton dos, ô frère des sables. »

Le champion Inter-Oueds en titre d’Imperturbabilité se fendit d’un sourire las avant de sentir qu’on lui tirait sur la robe. Le sourire demeura en place mais le reste de la figure tenait visiblement à s’en désolidariser.

Le Bagage se sentait malheureux en amour ; il faisait donc comme tout être sensible dans ces circonstances, à savoir se soûler. Il n’avait pas d’argent ni aucun moyen d’expliquer ce qu’il désirait, mais n’importe comment il n’avait jamais grand mal à se faire comprendre.

Le tavernier passa une très longue nuit tout seul à remplir une soucoupe d’orakh, avant que le Bagage, d’une démarche incertaine, sorte à travers un mur.

Le désert était silencieux. Normalement, ce n’était pas le cas. Normalement il vivait de la stridulation des grillons, du bourdonnement des moustiques, du sifflement et du froissement d’ailes en chasse filant au ras du sable frais. Mais cette nuit-là il était silencieux, du silence épais, affairé de dizaines de nomades qui pliaient leurs tentes et qui se tiraient dare-dare.


* * *

« J’ai promis à ma mère, fit le jeunot. J’attrape des rhumes, vous voyez.

— Peut-être que tu devrais essayer de… ben… de te couvrir davantage ?

— Oh, non, impossible. Il faut porter toute la tenue de cuir.

— Moi, je ne dirais pas toute, remarqua Rincevent. Il n’y en a pas assez pour ça. Pourquoi il faut la porter ?

— Pour qu’on sache que je suis un héros barbare, tiens. »

Rincevent s’adossa à la paroi fétide de la fosse au serpent et considéra le jeune homme. Il vit deux yeux comme des raisins bouillis, une tignasse rousse et une figure dont les taches de rousseur naturelles livraient bataille aux terribles forces d’invasion de l’acné.

Rincevent goûtait ces moments-là. Il y gagnait la conviction de n’être pas fou parce que, dans le cas contraire, il ne restait plus de mot pour qualifier certains des spécimens qu’il croisait.

« Un héros barbare, murmura-t-il.

— C’est bien, non ? Tout cet attirail de cuir m’a coûté très cher.

— Oui, mais, écoute… Comment tu t’appelles, mon gars ?

— Nijel…

— Tu vois, Nijel…

— … le Destructeur…

— D’accord, le Destructeur… fit un Rincevent affligé.

— … fils de Hasecroup le Marchand de Comestibles…

— Quoi ?

— Faut être le fils de quelqu’un, expliqua Nijel. Je l’ai lu, là, quelque part…» Il se détourna à moitié et farfouilla dans un sac de fourrure crasseux pour en sortir enfin un livre mince, froissé et dégoûtant.

« Il y a un passage là-dedans sur le choix des patronymes, marmonna-t-il.

— Comment tu t’es retrouvé dans cette fosse, alors ?

— Je comptais voler dans le trésor de Créosote, mais j’ai fait une crise d’asthme », répondit Nijel en cherchant toujours dans un bruissement de pages.

Rincevent baissa les yeux vers le serpent qui essayait depuis un moment de ne pas se faire marcher dessus. Il menait une vie tranquille dans la fosse, et il savait reconnaître les ennuis au premier coup d’œil. Il n’allait embêter personne. Il leva la tête, rendit son regard au mage et haussa les épaules, mouvement très délicat quand on n’en a pas.

« Depuis quand tu es un héros barbare ?

— Je commence juste. J’ai toujours voulu en devenir un, vous voyez, et je me suis dit que je pourrais peut-être apprendre sur le tas. » Nijel scruta Rincevent d’un regard de myope. « C’est bien, non ?

— C’est une vie abominable, à ce qu’on dit, fit spontanément Rincevent.

— Et la perspective de vendre de l’épicerie pendant les cinquante ans à venir, vous y avez pensé ? » marmonna sombrement Nijel.

Rincevent réfléchit.

« Avec des laitues ? demanda-t-il.

— Oh oui », répondit Nijel qui rangea le livre mystérieux dans son sac. Puis il se mit à étudier de près la paroi de la fosse.

Rincevent soupira. Il aimait bien les laitues. Elles sont tellement ennuyeuses. Il avait passé des années à chercher l’ennui, en vain. Dès qu’il croyait toucher au but, sa vie prenait soudain un tour du plus haut intérêt. À l’idée qu’on puisse volontairement renoncer à cinquante ans d’ennui, il se sentait quasiment défaillir. Avec cinquante ans devant lui, songeait-il, il pourrait élever l’ennui au rang des beaux-arts. Il n’y aurait aucune limite à ce qu’il ne ferait pas.

« Tu connais des blagues de mèches de lampes ? demanda-t-il en s’installant confortablement sur le sable.

— Je ne crois pas, répondit poliment Nijel qui tapa sur un moellon.

— Moi, j’en connais des centaines. Très drôles. Tiens, tu sais combien il faut de trolls pour changer une mèche de lampe ?

— Ce moellon-là bouge, fit Nijel. Regardez, on dirait une porte. Donnez-moi un coup de main. »

Il poussa avec enthousiasme ; ses biceps saillaient sur ses bras comme des petits pois sur un crayon.

« À mon avis, c’est une espèce de passage secret, ajouta-t-il. Allez, faites un peu de magie, vous voulez bien ? C’est coincé.

— Tu ne veux pas entendre la fin de la blague ? » fit Rincevent d’une voix peinée. On était au chaud et au sec ici, à l’abri d’un danger immédiat en dehors du serpent, lequel s’efforçait de passer inaperçu. Les gens n’étaient jamais contents.

« Pas pour l’instant, dit Nijel. Je crois que j’aimerais mieux un petit soutien magique.

— Je ne suis pas très fort là-dedans, dit Rincevent. Jamais attrapé le coup, tu vois, suffit pas de pointer le doigt et de dire : « Abracada…» »

Il y eut une déflagration, comme si un éclair formidable avait jailli dans un gros et lourd moellon de pierre pour le pulvériser en mille éclats de shrapnels crépitants et brûlants, et pour cause.

Au bout d’un moment, Nijel se releva et se frappa la poitrine pour étouffer les petits feux de son gilet.

« Oui, dit-il de la voix de qui tient à garder son sang-froid. Bon. Très bien. On va laisser refroidir un peu, hein ? Et puis après… après on pourra y aller. »

Il s’éclaircit légèrement la gorge.

« Nnh », fit Rincevent. Il gardait l’œil fixé sur l’extrémité de son doigt qu’il tendait à bout de bras comme s’il regrettait de ne pas avoir les membres plus longs.

Nijel fouilla du regard le trou fumant.

« Ç’a l’air de déboucher dans une espèce de salle, dit-il.

— Nnh.

— Après vous », proposa-t-il. Il donna à Rincevent une légère poussée.

Le mage chancela en avant, se cogna la tête contre la roche sans paraître s’en apercevoir, et rebondit dans le trou.

Nijel tapota le mur et son front se plissa. « Vous ne sentez rien ? fit-il. C’est normal que le mur tremble ?

— Nnh.

— Vous allez bien ?

— Nnh. »

Nijel colla l’oreille contre la pierre. « On entend un bruit très bizarre, dit-il. Une sorte de fredonnement. » Un peu de poussière se détacha du mortier au-dessus de sa tête et tomba en voletant.

Puis deux cailloux beaucoup plus gros gigotèrent et se dégagèrent des murs des fosses pour s’écraser sourdement dans le sable.

Rincevent était déjà sorti du tunnel ; il lâchait des petits bruits, encore sous le choc, sans souci des pierres qui le rataient de quelques centimètres et, dans certains cas, le touchaient de plusieurs kilos.

Eût-il été en état de se rendre compte, il aurait su ce qui se passait. L’air donnait une impression graisseuse et sentait le fer-blanc chauffé. Des arcs-en-ciel à peine visibles pelliculaient toutes les extrémités pointues et les arêtes vives. Une charge magique se créait quelque part tout près, une grosse, et elle mettait la terre à rude épreuve.

N’importe quel mage dans les parages, même aussi incapable que Rincevent, agissait comme un phare de cuivre.

Nijel émergea à l’aveuglette de la poussière grondante, brûlante, et buta contre son compagnon de fosse, immobile dans une autre caverne, nimbé d’une couronne octarine.

Rincevent avait un air terrible. Créosote aurait probablement noté ses yeux comme des escarboucles et ses cheveux hérissés.

Il avait l’air de qui vient d’avaler une poignée de glandes pinéales arrosée d’une pinte d’adrénochrome pour faire passer. L’air si défoncé qu’il aurait pu transmettre des émissions de télé intercontinentales.

Chacun de ses cheveux se dressait sur sa tête et jetait de petites étincelles. Même sa peau donnait l’impression de vouloir se détacher de sa chair. Ses yeux allaient et venaient horizontalement ; quand il ouvrait la bouche, des étincelles vertes lui jaillissaient des dents. Là où il avait marché, la pierre fondait, se garnissait d’oreilles, ou se changeait en quelque chose de riquiqui, écailleux et violet qui s’envolait.

« Dites, fit Nijel, ça va ?

— Nnh, répondit Rincevent, et la syllabe se mua en un gros beignet.

— Vous n’avez pas l’air bien, insista Nijel, faisant preuve de ce qu’on pourrait appeler, vu les circonstances, une perspicacité rare.

— Nnh.

— Pourquoi vous n’essayez pas de nous sortir d’ici ? » ajouta Nijel qui se jeta prudemment à plat ventre.

Rincevent hocha la tête comme une marionnette et pointa un doigt chargé vers le plafond qui fondit comme neige au chalumeau.

Le grondement continuait toujours, il envoyait ses harmoniques inquiétantes valser dans tout le palais. Détail bien connu, il existe des fréquences qui déclenchent la panique, d’autres des incontinences gênantes, mais la roche en vibration émettait la fréquence qui pousse la réalité à se liquéfier et à s’écouler dans les coins.

Nijel considéra le plafond dégoulinant et le goûta prudemment.

« De la crème au citron vert, dit-il avant d’ajouter : J’imagine que des escaliers, c’est trop demander, n’est-ce pas ? »

Du feu fulgura à nouveau des doigts meurtris de Rincevent et se solidifia en un escalator quasi parfait, sauf qu’aucun autre dans tout l’univers ne devait avoir des marches en peau d’alligator.

Nijel attrapa le mage qui tournait doucement sur lui-même et sauta sur l’escalier roulant.

Heureusement ils étaient arrivés en haut lorsque la magie disparut, d’un coup.

Jaillie au centre du palais, dressée au milieu des toits éclatés comme un champignon qui aurait crevé un vieux trottoir, leur apparut une tour blanche plus grande que tous les édifices d’Al Khali.

D’immenses doubles portes s’étaient ouvertes à sa base, par où des dizaines de mages sortaient à grands pas comme si les lieux leur appartenaient. Rincevent crut reconnaître quelques visages, des visages qu’il avait déjà vus vaguement ânonner dans des amphithéâtres ou poser un regard aimable et interrogateur sur le monde depuis le parc de l’Université. Ce n’étaient pas des visages faits pour le mal. Ils n’avaient pas de crocs qui leur pointaient de la bouche. Mais ils avaient en commun une expression qui aurait terrifié tout observateur.

On tira Nijel derrière un mur voisin. Il se retrouva les yeux dans les yeux avec un Rincevent inquiet.

« Hé, c’est de la magie !

— Je sais, fit le mage. Ça n’est pas normal ! » Nijel leva la tête et scruta la tour étincelante.

« Mais…

— Je sens que ça n’est pas normal, dit Rincevent. Ne me demande pas pourquoi. »

Une demi-douzaine de gardes du Sériph firent irruption par une porte voûtée et se précipitèrent vers les mages dans une ruée d’autant plus sinistre qu’ils gardaient leur effrayant silence de combat. L’espace d’un instant les épées étincelèrent à la lumière du soleil, puis deux mages pivotèrent, tendirent les mains et…

Nijel détourna le regard.

« Beurk » fit-il.

Quelques épées recourbées tombèrent sur les pavés.

« Je crois qu’on devrait filer en douce, dit Rincevent.

— Mais vous n’avez pas vu en quoi ils viennent de les changer ?

— En cadavres, répondit Rincevent. Je sais. Je ne veux pas y penser. »

Nijel se dit qu’il y repenserait toujours, lui, surtout les nuits de grand vent vers les trois heures du matin. La magie a la particularité d’être beaucoup plus inventive pour tuer que, disons, l’acier ; elle offre toutes sortes de nouvelles façons de mourir, et le jeune héros n’arrivait pas à chasser de sa tête les formes qu’il avait aperçues fugitivement avant que la giclée miséricordieuse de feu octarine ne les ait englouties.

« Je ne voyais pas les mages comme ça, dit-il tandis qu’ils enfilaient en hâte un couloir. Je les voyais plus… ben, plus bêtes que méchants. Comme qui dirait des rigolos.

— Prends ça à la rigolade, alors, marmonna Rincevent.

— Mais ils les ont tués, sans même…

— J’aimerais que tu arrêtes ça. J’ai vu comme toi. »

Nijel fit un pas en arrière. Ses yeux s’étrécirent.

« Vous êtes un mage, vous aussi, fit-il, accusateur.

— Pas de ce genre-là, non, dit sèchement Rincevent.

— De quel genre, alors ?

— Du genre qui ne tue pas.

— C’est leur façon de les regarder comme si ça n’avait pas d’importance… insista Nijel en secouant la tête. C’était ça le pire.

— Oui. »

Rincevent fit claquer la syllabe comme un coup de ciseau sur le fil des pensées de Nijel. Le jeune homme frémit mais en tout cas se tut. Rincevent se surprit à le plaindre, réaction très inhabituelle : il se gardait d’ordinaire toute sa compassion pour son usage personnel.

« C’est la première fois que tu vois quelqu’un se faire tuer ? demanda-t-il.

— Oui.

— Depuis quand tu es un héros barbare, exactement ?

— Euh… Quelle année on est ? »

Rincevent risqua un coup d’œil à un angle, mais les Klatchiens encore debout étaient bien trop occupés à paniquer pour se soucier d’eux.

« Que tu roules ta bosse, alors ? fit-il d’une voix calme. Tu as perdu la notion du temps ? Je sais ce que c’est. On est dans l’Année de la Hyène.

— Oh. Dans ce cas, à peu près… – les lèvres de Nijel remuèrent en silence – … à peu près trois jours. Dites, ajouta-t-il aussitôt, comment peut-on tuer comme ça ? Sans même y penser ?

— Je ne sais pas, répondit Rincevent d’une voix qui laissait entendre qu’il réfléchissait là-dessus.

— Je veux dire, même quand le vizir m’a fait jeter dans la fosse au serpent, il avait au moins l’air de s’intéresser.

— C’est bien. Tout le monde devrait avoir un intérêt dans la vie.

— Je veux dire, il a même ri.

— Ah. Le sens de l’humour, aussi. »

Rincevent avait l’impression de voir son avenir avec la même clarté cristalline qu’un homme chutant d’une falaise voit le sol, et pour des raisons à peu près identiques. Aussi, lorsque Nijel reprit : « Ils ont juste pointé leur doigt, sans même…» il cracha : « La ferme, tu veux ? Ça me fait quoi, d’après toi ? Moi aussi, je suis mage !

— Oui, ben, alors vous n’avez pas à avoir peur, vous », marmotta Nijel.

Ce n’était pas un coup puissant, parce que même furieux Rincevent avait toujours des muscles comme du tapioca, mais il atteignit Nijel par le travers de la tête et l’envoya à terre, plus par surprise que par l’énergie déployée.

« Oui, je suis mage, parfaitement ! siffla Rincevent. Un mage pas très bon en magie ! J’ai réussi à survivre jusqu’à aujourd’hui en n’étant pas assez important pour mourir ! Et quand tous les mages seront craints et détestés, combien de temps je vais durer, à ton avis ?

— C’est absurde ! »

Rincevent n’aurait pas été plus décontenancé si Nijel l’avait frappé.

« Quoi ?

— Idiot ! Tout ce que vous avez à faire, c’est de ne plus porter cette robe ridicule, de vous débarrasser de ce chapeau grotesque, et personne ne saura que vous êtes mage ! »

Rincevent ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, vivante image d’un poisson rouge s’efforçant de saisir le concept des claquettes.

« Ne plus porter la robe ? fit-il.

— Bien sûr. Toutes vos paillettes miteuses et le reste, vous vous trahissez tout seul, répondit Nijel qui se remettait péniblement debout.

— Me débarrasser du chapeau ?

— Admettez que se promener avec le mot MAJE écrit dessus, c’est quand même un peu voyant. »

Rincevent lui sourit d’un air inquiet.

« Je regrette, dit-il, je ne te suis pas bien…

— Faut vous en défaire. C’est facile, non ? Vous les abandonnez quelque part et vous devenez un… un… ben, ce que vous voulez. Sauf un mage. »

Il y eut une pause, uniquement troublée par les bruits de combat au loin.

« Euh, fit Rincevent qui secoua la tête. Là, je ne te suis pas…

— Bon sang, c’est pourtant simple à comprendre !

— … Pas sûr de bien saisir où tu veux en venir… murmura Rincevent, la figure affreusement en sueur.

— Vous pouvez arrêter d’être mage. »

Les lèvres de Rincevent remuèrent en silence tandis qu’il se repassait chaque mot un à un, puis tous ensemble.

« Quoi ? fit-il, puis : Oh.

— Ça y est ? Vous voulez que je reprenne ? »

Rincevent hocha sombrement la tête.

« Tu ne comprends pas, je crois. On n’est pas mage par ce qu’on fait, on est mage, c’est tout. Si moi, je ne l’étais pas, je ne serais rien. » Il ôta son chapeau et tripota nerveusement l’étoile mal fixée à la pointe ; quelques autres paillettes de pacotille en profitèrent pour prendre le large.

« Je veux dire, il y a « mage » d’écrit sur mon chapeau, fit-il. C’est très important…»

Il s’arrêta et contempla le couvre-chef.

« Chapeau, dit-il d’un air vague, conscient d’un souvenir importun qui se pressait le nez contre les carreaux de son esprit.

— C’est un bon chapeau, fit Nijel qui sentait qu’on attendait quelque chose de lui.

— Chapeau, répéta Rincevent avant de s’exclamer : Le chapeau ! Faut récupérer le chapeau !

— Vous l’avez, le chapeau, remarqua Nijel.

— Pas ce chapeau-là, l’autre. Et Conina ! »

Il fit quelques mètres au hasard dans un couloir, puis revint à pas feutrés.

« On est où, d’après toi ? demanda-t-il.

— Qui ça ?

— J’ai un chapeau magique à retrouver. Et une fille.

— Pourquoi ?

— Ça serait plutôt difficile à expliquer. À mon avis, on risque d’entendre des cris et des grincements de dents. »

Nijel n’avait guère de menton, mais le peu qu’il avait, il le releva.

« Il y a une fille à sauver ? » demanda-t-il d’un air résolu.

Rincevent hésita. « Il y aura sûrement quelqu’un à sauver, reconnut-il. Ça pourrait être elle. En tout cas dans son voisinage.

— Pourquoi vous ne le disiez pas ? Voilà qui est mieux, ce que j’attendais. C’est ça, l’héroïsme. Allons-y ! »

Il y eut une autre déflagration suivie de hurlements.

« Où ça ? fit Rincevent.

— N’importe où ! »

Les héros ont d’ordinaire la faculté de se précipiter comme des fous dans des palais qui s’écroulent et qu’ils connaissent à peine, de sauver tout le monde et d’en ressortir juste avant que le bâtiment n’explose ou ne s’enfonce dans le marais. Nijel et Rincevent, eux, visitèrent les cuisines, des salles du trône de différentes dimensions, les écuries (deux fois) et ce qui parut au mage plusieurs kilomètres de couloirs. De temps en temps des groupes de gardes noirs les croisaient à toute allure sans même leur accorder plus d’un regard.

« C’est ridicule, fit Nijel. Pourquoi on ne demande pas à quelqu’un ?… Vous allez bien ? »

Rincevent, la respiration sifflante, s’appuya contre un pilier orné de sculptures osées. « Tu pourrais attraper un garde et le torturer pour obtenir le renseignement », dit-il en aspirant de grandes goulées d’air. Nijel posa sur lui un drôle de regard.

« Attendez-moi là », dit-il. Et il s’éloigna nonchalamment jusqu’à ce qu’il trouve un serviteur qui pillait consciencieusement un placard.

« Excusez-moi, fit-il, c’est de quel côté, le harem ?

— Troisième porte à gauche, répondit l’homme sans même tourner la tête.

— D’accord. »

Il revint du même pas et informa Rincevent.

« Oui, mais tu l’as torturé ?

— Non.

— Pas très barbare de ta part, hein ?

— Ben, je m’y mets, fit Nijel. Vous voyez, je ne lui ai pas dit merci. »

Trente secondes plus tard ils écartaient un lourd rideau de perles et pénétraient dans le sérail du Sériph d’Al Khali.

Il y avait là de magnifiques oiseaux chanteurs dans des cages de filigrane d’or. Des fontaines gazouillantes. Des pots d’orchidées rares parmi lesquelles voletaient des colibris comme de tout petits joyaux brillants. Et une vingtaine de femmes, qui portaient de quoi vêtir au maximum une demi-douzaine d’entre elles, se blottissaient les unes contre les autres en un bloc silencieux.

Rincevent ne s’intéressa à rien de tout ça. Ce qui ne veut pas dire que le spectacle de plusieurs dizaines de centimètres carrés de hanches et de cuisses dans toutes les nuances allant du rose au noir d’ébène ne souleva pas certains remous dans les crevasses de sa libido, mais ils furent noyés dans le raz-de-marée de panique que provoqua la vue de quatre gardes qui se tournaient vers lui, le cimeterre à la main et une lueur de meurtre dans l’œil.

Sans hésiter le mage fit un pas en arrière. « À toi, l’ami, dit-il.

— D’accord ! »

Nijel tira l’épée et la brandit devant lui, les bras tremblants sous l’effort.

Il y eut quelques secondes de silence absolu tandis que chacun attendait la suite des événements. C’est alors que Nijel poussa le cri de guerre que Rincevent se rappellerait pour le restant de ses jours : « Hem, fit-il, excusez-moi…»


* * *

« Je trouve ça dommage », dit un petit mage.

Les autres se turent. C’était effectivement dommage, une honte même, et tous sans exception entendaient le gémissement coupable qui leur brûlait l’épine dorsale. Mais, par une étrange alchimie de l’âme, comme il arrive si souvent, la culpabilité les rendait arrogants et téméraires.

« Vous allez la fermer, oui ? » fit le chef provisoire. Il s’appelait Benado Sconnar, mais il y a ce soir on ne sait quoi dans l’air pour laisser entendre que ça ne vaut pas la peine de retenir son nom. L’atmosphère est lugubre, lourde, peuplée de fantômes.

L’Université Invisible n’est pas vide, il n’y a plus personne dedans, voilà tout.

Mais bien sûr les six mages qu’on a envoyés incendier la bibliothèque n’ont pas peur des fantômes, parce qu’ils sont tellement chargés de magie qu’ils bourdonnent pratiquement en marchant, qu’ils portent des robes plus somptueuses que n’en a jamais porté aucun Archichancelier, que leurs chapeaux pointus sont plus pointus que tous ceux vus à ce jour, et que s’ils se tiennent autant serrés les uns contre les autres, c’est pure coïncidence.

« Il fait drôlement noir là-dedans, nota le plus petit.

— Il est minuit, répliqua sèchement Sconnar, et le seul danger là-dedans, c’est nous. Pas vrai, les gars ? »

Un chœur de vagues murmures lui répondit. Ils craignaient tous Sconnar, dont la rumeur disait qu’il pratiquait des exercices de pensée positive.

« Et on n’a pas peur de quelques vieux bouquins, hein, les gars ? » Il regarda le petit mage de travers. « Vous n’avez pas peur, hein ? ajouta-t-il rudement.

— Moi ? Oh. Non. Bien sûr que non. Ce n’est que du papier, comme il a dit, s’empressa de répondre l’interpellé.

— Bon, alors.

— Il y en a quatre-vingt-dix mille, remarquez, fit un autre mage.

— On m’a toujours dit qu’on n’en voyait pas la fin, renchérit encore un autre. C’est une histoire de dimensions, on m’a dit, comme la partie supérieure du… vous savez, là, le machin qui reste surtout sous l’eau…

— L’hippopotame ?

— L’alligator ?

— L’océan ?

— Écoutez, fermez-la, vous tous ! » brailla Sconnar. Il hésita. Les ténèbres avaient l’air d’absorber le son de sa voix. Elles emplissaient l’espace comme des plumes.

Il se ressaisit un peu.

« Bon, d’accord », dit-il, et il se retourna vers les portes sévères de la bibliothèque.

Il leva les mains, exécuta quelques gestes compliqués durant lesquels ses doigts – on en avait les larmes aux yeux de le voir faire – donnèrent l’impression de se passer les uns à travers les autres, et il réduisit les battants en sciure.

Les vagues de silence déferlèrent à nouveau pour étouffer le bruit des copeaux tombant par terre.

Aucun doute, les portes étaient pulvérisées. Quatre malheureux gonds pendouillaient en tremblant au chambranle, et un amas de bancs et d’étagères en morceaux gisait au milieu des débris. Même Sconnar fut un peu surpris.

« Et voilà, dit-il. Pas plus difficile que ça. Vous voyez ? Il ne m’est rien arrivé. Pas vrai ? »

Frottements de souliers à bouts recourbés. L’obscurité au-delà de la porte s’enluminait de la lueur douloureuse pour les yeux des radiations thaumaturgiques dues aux particules de possibilité dépassant la vitesse de la réalité dans un puissant champ magique.

« Bon, fit joyeusement Sconnar, qui aimerait avoir l’honneur d’allumer le feu ? »

Dix secondes de silence plus tard il reprit : « Dans ce cas, je vais m’en charger moi-même. Franchement, je ferais aussi bien de parler à un mur. »

Il enjamba le seuil et se hâta vers la petite tache de lumière stellaire qui tombait du dôme de verre loin au-dessus du centre de la bibliothèque. (Quoique, bien sûr, on ait toujours beaucoup débattu sur la topographie précise des lieux ; les fortes concentrations de magie distordent le temps et l’espace, et il reste possible que la bibliothèque n’ait même pas de bords ; alors un centre…)

Il tendit les bras.

« Là. Vous voyez ? Il ne s’est absolument rien passé. Venez, maintenant. »

Les autres mages obéirent, avec grande réticence et une tendance à baisser la tête lorsqu’ils franchirent le seuil forcé.

« D’accord, fit Sconnar avec une certaine satisfaction. Bon, est-ce que tout le monde a bien ses allumettes comme prévu ? Le feu magique ne prendra pas, pas sur ces livres-là, alors je veux que tout le monde…

— Quelque chose a bougé là-haut », le coupa le plus petit mage.

Sconnar battit des paupières. « Quoi ?

— Quelque chose a bougé dans le dôme, répéta l’autre qui ajouta en manière d’explication : Je l’ai vu. »

Sconnar leva la tête, les yeux plissés, vers les ombres déroutantes et décida de faire montre d’un peu d’autorité.

« Balivernes », fit-il vivement. Il sortit une poignée d’allumettes jaunes nauséabondes et ordonna : « Maintenant, je veux que vous entassiez tous…

— Je l’ai vraiment vu, vous savez, insista le petit mage d’un air boudeur.

— D’accord, vous avez vu quoi ?

— Ben, je ne suis pas tout à fait…

— Vous ne savez pas, hein ? cracha Sconnar.

— J’ai vu quelque ch…

— Vous ne savez pas ! répéta Sconnar. Vous ne voyez que des ombres, vous essayez seulement de saper mon autorité, c’est ça ? » Sconnar hésita, et son regard se ternit un instant. « Je suis calme, psalmodia-t-il. Je suis parfaitement maître de moi. Je ne vais pas me laisser…

— C’était…

— Écoute, ras-du-cul, tu vas me fermer, ton clapet, d’accord ? »

L’un des autres mages, qui regardait en l’air pour dissimuler son embarras, eut une petite toux étranglée.

« Euh, Sconnar…

— Et c’est valable pour vous aussi ! » Sconnar se hérissa de toute sa hauteur et brandit les allumettes.

« Comme je disais, fit-il, je veux que vous me grattiez ces allumettes et… Je suppose qu’il va falloir que je vous montre comment on gratte une allumette, je dis ça pour l’autre ras-du-cul – et je ne suis pas de l’autre côté de la fenêtre, vous savez. Bon sang. Regardez-moi. Vous prenez une allumette…»

Il en gratta une, l’obscurité fleurit en une boule de lumière blanche sulfureuse, et le bibliothécaire lui tomba dessus comme s’il descendait tout droit de l’Homme.

Ils connaissaient tous le bibliothécaire, de cette façon à la fois précise et diffuse dont on connaît les murs, les parquets et tous les autres décors secondaires mais nécessaires de la scène où se joue la vie. Pour ceux qui se souvenaient de lui, c’était un léger soupir ambulant, assis sous un bureau à réparer des livres ou errant sur ses phalanges parmi les rayonnages à la recherche des fumeurs clandestins. Le mage assez imprudent pour risquer une roulée en douce ne se doutait de rien jusqu’à ce qu’une main de cuir souple se lève et lui retire la sèche incriminée, mais le bibliothécaire ne faisait jamais d’histoires, il prenait seulement un air extrêmement peiné, affligé par cette triste affaire, puis il boulottait le mégot.

Mais ce qui essayait maintenant à toute force de dévisser la tête de Sconnar par les oreilles, c’était un cauchemar hurlant aux babines retroussées sur de longs crocs jaunes.

Les mages terrifiés pivotèrent pour s’enfuir et se cognèrent dans des étagères qui bloquaient inexplicablement les allées. Le plus petit glapit, roula sous une table chargée d’atlas et se coucha, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre les bruits épouvantables qui lui parvenaient tandis que ses collègues cherchaient à s’échapper.

Enfin le silence retomba, mais le silence particulier, retentissant, que produit quelque chose qui se déplace très furtivement, comme en chasse. Terrorisé, le petit mage en mâcha la pointe de son chapeau.

Le chasseur silencieux le saisit par la jambe et le tira doucement mais fermement hors de son abri ; le malheureux bredouilla un peu, les paupières closes, puis, lorsque des dents effrayantes manquèrent se planter dans sa gorge, il risqua un bref coup d’œil.

Le bibliothécaire le souleva par la peau du cou et le tint suspendu d’un air songeur à trente centimètres au-dessus du sol, juste hors de portée d’un petit terrier à poils blancs plus tout jeune qui essayait de se rappeler comment mordre les chevilles des gens.

« Euh…» fit le mage qui fut alors projeté par la porte défoncée en une trajectoire presque rectiligne qu’interrompit brutalement le carrelage.

Au bout d’un moment, une ombre près de lui lança : « Bon, eh ben, voilà. Quelqu’un a vu ce connard de Sconnar ? »

Et une forme de l’autre côté : « Je crois que je me suis brisé le cou.

— Qui c’est, là ?

— Ce connard, fit la forme d’une voix mauvaise.

— Oh. Pardon, Sconnar. »

Sconnar se remit debout ; une aura magique découpait maintenant sa silhouette. Il tremblait de rage lorsqu’il leva les mains. « Je vais lui apprendre, moi, à ce sale dégénéré, à respecter ses supérieurs dans l’évolution… gronda-t-il.

— Attrapez-le, les gars ! »

Et Sconnar reprit contact avec le carrelage, sous le poids des cinq autres mages.

« On regrette, mais…

— … vous savez que si vous vous servez…

— … de la magie près de la bibliothèque, avec toute celle déjà dedans…

— … à la moindre anicroche, il se produit une masse critique et alors…

— Bang ! Bonne nuit, le monde ! »

Sconnar grogna. Les mages assis sur lui jugèrent malavisé de se lever pour l’instant.

Il finit par reconnaître : « D’accord. Vous avez raison. Merci. C’était une erreur de me mettre en colère comme ça. M’a obscurci le jugement. L’objectivité avant tout. Vous avez absolument raison. Merci. Tirez-vous. »

Ils prirent le risque. Sconnar se releva.

« Ce singe, dit-il, a mangé sa dernière banane. Allez me chercher…

— Euh. Anthropoïde, Sconnar, fit le petit mage, incapable de se retenir. C’est un anthropoïde, vous voyez. Pas un singe…»

Il se décomposa sous le regard fixe de l’autre.

« Qu’est-ce que ça peut faire ? Singe, anthropoïde, quelle différence ? fit Sconnar. Quelle différence, hein, môssieur le zoologiste ?

— Je ne sais pas, Sconnar, répondit humblement le mage. Je crois que c’est une histoire de classification.

— La ferme.

— Oui, Sconnar.

— Espèce d’affreux nabot », fit Sconnar.

Il se retourna et ajouta, d’une voix aussi égale qu’une lame de scie : « Je suis parfaitement maître de moi. J’ai la tête aussi froide qu’un mammouth épilé. Mon intellect a pris le dessus. Lequel d’entre vous était assis sur ma figure ? Non, je ne dois pas me mettre en colère. Je ne suis pas en colère. Je pense positif. Mes facultés tournent à plein régime… Y en a qui veulent discuter ?

— Non, Sconnar, répondirent-ils en chœur.

— Alors ramenez-moi une douzaine de barils d’huile et tout le petit bois que vous trouverez ! On va se le frire, l’anthropoïde ! »

Des hauteurs du toit de la bibliothèque, domaine des chouettes, chauves-souris et consorts, parvinrent un cliquetis de chaînes et un tintement de verre qu’on brisait aussi respectueusement que possible.


* * *

« Ils n’ont pas l’air très inquiets, fit Nijel, légèrement offensé.

— Comment te dire ? répliqua Rincevent. Quand on en viendra à dresser la liste universelle des Grands Cris de Guerre, « euh, excusez-moi » n’y figurera pas. »

Il fit un pas de côté. « Je ne suis pas avec lui, dit-il sérieusement à un garde tout sourire. Je viens juste de le rencontrer. Dans une fosse. » Il gloussa. « Ce genre de truc m’arrive à tout bout de champ », expliqua-t-il.

Les gardes le fixaient sans le voir.

« Hem, fit-il.

« Bon », ajouta-t-il.

Il revint en crabe auprès de Nijel.

« Tu es bon à l’épée ? »

Sans quitter les gardes des yeux, Nijel fourragea dans son sac et tendit le livre à Rincevent.

« J’ai lu tout le chapitre trois, dit-il. Y a des illustrations. »

Rincevent tourna les pages froissées. À force d’avoir été manipulées sans ménagement, on aurait pu les battre comme des cartes à jouer, mais ce qui avait jadis dû tenir lieu de couverture affichait une gravure sur bois plutôt médiocre d’un homme musclé. Il avait des bras comme deux sacs pleins de ballons de foot et, debout, baignait jusqu’aux genoux parmi des femmes langoureuses et une hécatombe d’ennemis, l’air avantageux. À côté de lui on lisait la légende : En 7 jours seuylement je fays de vous un héros barbayre ! En dessous, en caractères légèrement plus petits, s’inscrivait le nom de l’auteur : Cohen le Barbayre. Rincevent trouvait ça plutôt louche. Il avait connu Cohen, et si le vieux arrivait à lire tant bien que mal il n’avait en revanche jamais vraiment maîtrisé l’écriture et signait toujours son nom d’un X qu’il orthographiait d’ordinaire de travers. D’un autre côté, dès qu’il y avait de l’argent en jeu, on le voyait rappliquer en vitesse.

Rincevent considéra encore l’illustration, puis Nijel.

« Sept jours ?

— Ben, je ne lis pas vite.

— Ah, fit Rincevent.

— Et j’ai sauté le chapitre six parce que j’ai promis à ma mère d’en rester au pillage et à la mise à sac tant que je n’ai pas trouvé la fille qui convient.

— Et ce livre-là t’apprend à devenir un héros ?

— Oh, oui. C’est un bon bouquin. » Nijel lui jeta un coup d’œil inquiet. « Il est bien, non ? Ça m’a coûté cher.

— Ben, euh… je pense qu’il vaudrait mieux que tu continues de le potasser, alors. »

Nijel redressa ce que, faute d’un meilleur mot, nous appellerons ses épaules, et agita à nouveau son épée.

« Vous quatre, vous auriez drôlement intérêt de faire gaffe, dit-il, sinon… Attendez une seconde. » Il reprit le livre à Rincevent, feuilleta rapidement les pages, trouva ce qu’il cherchait et poursuivit : « Oui, sinon « les vents glacés du destin mugiront à travers vos squelettes blanchis ! Les légions de l’Enfer noieront vos âmes à vif dans l’acide ». Voilà. Qu’est-ce que vous en dites, vous… excusez-moi un instant… prendrez bien une pomme ? »

Un accord métallique résonna lorsque les quatre hommes dégainèrent leurs épées en harmonie parfaite.

La lame de Nijel ne fut plus qu’une traînée floue. Elle traça un chiffre huit tarabiscoté devant lui, pirouetta par-dessus son bras, sauta d’une main à l’autre dans son dos, parut décrire une double orbite autour de sa poitrine et bondit comme un saumon.

Une ou deux femmes du harem applaudirent spontanément. Même les gardes eurent l’air impressionnés.

« Ça, c’est une triple botte d’orque avec pichenette, annonça fièrement Nijel. J’en ai cassé, des miroirs, pour l’apprendre. Regardez, ils s’arrêtent.

— Ils n’ont jamais rien vu de pareil, j’imagine, dit faiblement Rincevent qui évaluait la distance jusqu’à la porte.

— À mon avis, non.

— Surtout le dernier mouvement, quand l’épée s’est enfoncée dans le plafond. »

Nijel leva la tête. « Marrant, dit-il, chez moi aussi c’était tout le temps pareil. Je me demande ce que je fais de travers.

— Aucune idée.

— Mince alors, je suis désolé », fit Nijel tandis que les gardes semblaient comprendre apparemment que le spectacle était terminé et se rapprochaient pour la curée.

« Ne te fais pas de reproches…» dit Rincevent alors que Nijel levait le bras et tentait vainement de libérer la lame.

« Merci.

— … je les ferai pour toi. »

Rincevent réfléchit à la marche à suivre. Il réfléchit même à la course à suivre. Mais la porte se trouvait trop loin, et de toutes manières, à en juger d’après les bruits, l’ambiance de l’autre côté était tout aussi malsaine.

Une seule solution, donc. Il lui fallait employer la magie.

Il tendit un bras et deux des gardes s’écroulèrent. Il tendit l’autre et les deux suivants s’écroulèrent à leur tour.

Au moment même où il commençait à s’en étonner, Conina enjamba coquettement les corps étendus en se frottant le tranchant des mains.

« J’ai cru que vous n’arriveriez jamais, dit-elle. Qui c’est, votre ami ? »


* * *

Comme on l’a déjà signalé, le Bagage montrait rarement des signes d’émotions, en tout cas d’émotions moins extrêmes que la rage aveugle et la haine, aussi est-il difficile de juger des sentiments qui l’animaient lorsqu’il se réveilla à quelques kilomètres d’Al Khali, renversé sur son couvercle dans un oued asséché, les pattes en l’air.

L’aube venait à peine de poindre que l’atmosphère ressemblait à l’haleine d’un fourneau. Au prix d’un certain nombre de balancements, le Bagage parvint à orienter la plupart de ses pieds dans le bon sens et se livra sur place à une gigue compliquée au ralenti pour en garder aussi peu que possible en contact avec le sable brûlant.

Il n’était pas perdu. Il savait toujours exactement où il se trouvait. Il se trouvait toujours là.

C’est que partout ailleurs semblait provisoirement égaré.

Au bout d’un temps de réflexion, le Bagage se retourna et marcha, très lentement, droit sur un rocher.

Il recula et s’assit, intrigué. Il avait l’impression qu’on l’avait rempli de plumes chaudes et il devinait vaguement les bienfaits de l’ombre et d’une boisson bien fraîche.

Après quelques faux départs il gravit une dune de sable voisine qui lui offrit une vue imprenable sur des centaines d’autres dunes.

Au cœur de son bois, le Bagage était troublé. On l’avait éconduit. On lui avait dit de se casser. On l’avait rejeté. Il avait aussi bu assez d’orakh pour intoxiquer un petit pays.

S’il est une chose dont un accessoire de voyage ressent avant tout le besoin, c’est appartenir à quelqu’un. Le Bagage se mit en route d’un pas incertain dans le sable brûlant, plein d’espoir.


* * *

« Je ne crois pas qu’on ait le temps pour des présentations, dit Rincevent alors qu’au loin une partie du palais s’écroulait dans un bruit sourd qui ébranla le sol. Faudrait…»

Il s’aperçut qu’il parlait tout seul.

Nijel lâcha l’épée.

Conina s’avança.

« Oh, non », fit Rincevent, mais il était déjà trop tard.

Le monde s’était soudain coupé en deux parties : l’une contenait Nijel et Conina, et l’autre tout le reste. L’air entre le héros et l’héroïne crépita. Dans leur moitié de monde, sans doute, un orchestre jouait au loin, des oiseaux bleus gazouillaient, des petits nuages roses défilaient en trombe dans le ciel, enfin tout ce qui se passe dans ces moments-là. Face à un tel phénomène, de vulgaires palais qui s’écroulent dans le demi-monde d’à côté ne font pas le poids.

« Écoutez, on pourrait peut-être en finir avec les présentations, dit un Rincevent au désespoir. Nijel…

— … le Destructeur… fit Nijel d’un ton rêveur.

— D’accord, Nijel le Destructeur, convint Rincevent qui ajouta : Fils de Hasecroup le…

— Puissant », termina l’autre. Rincevent resta bouche bée, puis haussa les épaules.

« Bah, n’importe, concéda-t-il. En tout cas, voici Conina. Et c’est une drôle de coïncidence parce que ça va t’intéresser d’apprendre que son père était mmph. »

Conina, sans le regarder, avait tendu la main et lui serrait la figure d’une prise sans brutalité qui, d’une simple pression plus forte des doigts, aurait pu lui transformer la tête en boule de bowling.

« Mais j’ai pu me tromper, ajouta-t-il lorsqu’elle retira la main. Qui sait ? Qui ça intéresse ? Quelle importance ? »

Ils ne lui prêtaient aucune attention.

« Je vais voir si je trouve le chapeau, d’accord ? fit-il.

— Bonne idée, murmura Conina.

— Sans doute je vais me faire tuer, mais je m’en fiche.

— Génial, dit Nijel.

— Sans doute personne ne va même remarquer que je suis parti.

— Bien, bien, fit Conina.

— On va me découper en rondelles, sûrement », ajouta Rincevent qui se dirigea vers la porte à la vitesse d’un escargot à l’agonie.

Conina battit des paupières.

« Quel chapeau ? » fit-elle. Puis : « Oh, celui-là.

— Aucune chance, je suppose, pour que vous me donniez un coup de main, vous deux ? » hasarda-t-il.

Quelque part dans le monde intime de Conina et de Nijel les oiseaux bleus regagnèrent leur perchoir, les petits nuages roses s’éloignèrent et l’orchestre plia son matos pour filer faire le bœuf dans une quelconque boîte de nuit. Un peu de réalité s’imposa à nouveau.

Conina arracha son regard admiratif de la figure extasiée de Nijel et le tourna, légèrement refroidi, vers Rincevent.

« Écoutez, fit-elle, ne lui dites pas qui je suis vraiment, d’accord ? Les gars se font des idées bizarres et… Enfin bref, si vous lui dites, je vous brise personnellement tous les…

— Je vais être bien trop occupé, répondit Rincevent, avec vous qui allez m’aider à récupérer le chapeau et le reste. Mais je ne comprends pas ce que vous lui trouvez, ajouta-t-il avec hauteur.

— Il est gentil. Je n’en vois pas souvent, des gars gentils, on dirait.

— Oui, ben…

— Il nous regarde !

— Et après ? Vous n’avez pas peur de lui, quand même ?

— Et s’il me parle ! »

Rincevent resta interdit. Il avait l’impression, et ce n’était pas la première fois, que des champs entiers d’expériences humaines lui étaient passés sous le nez, si tant est que des champs puissent passer sous le nez des gens. C’était peut-être lui qui était passé à côté. Il haussa les épaules.

« Pourquoi vous les avez laissés vous emmener au harem sans vous défendre ? demanda-t-il.

— J’ai toujours voulu savoir ce qui s’y passait. »

Une pause.

« Alors ? fit Rincevent.

— Alors, on s’est toutes assises en rond, puis au bout d’un moment le Sériph est arrivé, alors il m’a demandée et il a dit que c’était mon tour, vu que j’étais nouvelle, et alors, vous ne devinerez jamais ce qu’il a voulu que je fasse. D’après les filles, il n’y a que ça qui l’intéresse.

— Hem.

— Ça va ?

— Bien, très bien, marmonna Rincevent.

— Vous avez la figure toute brillante.

— Non, je vais bien, très bien.

— Il m’a demandé de lui raconter une histoire.

— Une histoire de quoi ? fit Rincevent, soupçonneux.

— Les autres filles ont dit qu’il préfère quand ça parle de lapins.

— Ah. Des lapins.

— Des petits blancs pleins de poils tout doux. Mais comme histoires, je ne connais que celles que mon père m’a apprises quand j’étais gamine, et je ne crois pas qu’elles soient très convenables.

— Pas beaucoup de lapins ?

— Des tas de bras et de jambes coupés, dit Conina qui soupira. C’est pour ça qu’il ne faut pas lui dire, pour moi, vous voyez ? Je ne suis pas faite pour une vie normale.

— Raconter des histoires dans un harem, ça n’est sacrément pas normal, dit Rincevent. Ça ne prendra jamais.

— Il nous regarde encore ! »

Conina saisit le bras de Rincevent. Il la fit lâcher d’une secousse. « Oh, bon sang, dit-il, et il traversa rapidement la pièce pour rejoindre Nijel qui lui saisit l’autre bras.

— Vous ne lui avez rien dit sur moi, hein ? demanda-t-il. Je ne m’en remettrai pas si vous lui avez dit que je commence juste à apprendre comment…

— Nonnonnon. Elle veut seulement que tu nous aides. C’est un genre de quête. »

Les yeux de Nijel s’allumèrent.

« Vous voulez dire comme les jahars ? fit-il.

— Pardon ?

— C’est dans le livre. Pour être un vrai héros, il faut se trouver un jahar. »

Le front de Rincevent se plissa. « Ce n’est pas un oiseau, ça ?

— Je crois que c’est un genre d’obligation, quelque chose dans ce goût-là, dit Nijel sans grande certitude.

— Moi, ça me fait plutôt penser à un oiseau, dit Rincevent. Je suis sûr d’avoir lu ça une fois dans un bestiaire. Gros. Incapable de voler. Des grandes pattes roses, il avait. » Sa figure se figea tandis que ses oreilles digéraient les fadaises que sa bouche venait de débiter en un tel moment.

Cinq secondes plus tard ils étaient hors de la pièce, abandonnant derrière eux quatre gardes étalés par terre et les dames du harem qui s’installèrent pour se raconter quelques histoires.


* * *

Le désert côté bord d’Al Khali est coupé en deux parties égales par le fleuve Tsort, objet de fameux mythes et mensonges, qui s’insère dans le paysage brun comme un long passage descriptif ponctué de bancs de sable. Chaque banc de sable est couvert de souches cuites au soleil, et la plupart des souches sont de l’espèce pourvue de dents. La plupart des souches ouvrirent donc un œil paresseux aux bruits de barbotage en amont, et soudain la plupart des souches eurent des pattes. Une dizaine de corps écailleux se glissèrent dans les eaux bourbeuses qui se refermèrent sur eux. Le fleuve sombre resta imperturbable, en dehors de quelques rides sans importance en forme de V.

Le Bagage pataugeait tranquillement vers l’aval. L’eau le soulageait, il se sentait un peu mieux. Il tournoyait doucement dans le faible courant, centre d’attention de plusieurs petits remous mystérieux qui fendaient la surface du Tsort.

Les rides convergèrent.

Le Bagage eut une secousse. Son couvercle s’ouvrit à la volée. Il coula comme une pierre sur un bref grincement de désespoir.

Les eaux chocolat du Tsort se refermèrent à nouveau. Elles devenaient très fortes à ce jeu-là.


* * *

Et la tour de la sourcellerie domina Al Khali comme un immense et beau champignon, de ceux qu’on voit dans les livres flanqués d’un petit symbole représentant un crâne sur deux tibias croisés.

Les gardes du Sériph s’étaient défendus, mais on voyait désormais beaucoup de grenouilles et de tritons au pied de la tour. Ceux-là avaient eu de la chance. Il leur restait des bras et des pattes, si on veut aller par là, et la plupart des organes essentiels à l’intérieur. La cité succombait aux… charmes irrésistibles de la sourcellerie.

Certains des bâtiments les plus proches de la tour viraient déjà au marbre blanc miroitant qui avait visiblement la faveur des mages.

Le trio regardait par une brèche dans le mur du palais.

« Très impressionnant, fit Conina en connaisseuse. Vos mages sont plus puissants que je ne croyais.

— Pas mes mages, dit Rincevent. Je ne sais pas à qui ils sont, ces mages-là. Je n’aime pas ça. Les mages que moi, je connaissais, ils n’arrivaient pas à faire tenir deux briques l’une sur l’autre.

— Ça ne me plaît pas, cette idée de mages qui veulent tout régenter, dit Nijel. Évidemment, en tant que héros, je suis philosophiquement contre la notion même de magie quelle qu’elle soit. Le jour viendra où – ses yeux se ternirent légèrement, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose –, le jour viendra où toute magie aura disparu de la face du monde et où les fils de… de… Bref, où on aura un peu plus de sens pratique, termina-t-il maladroitement.

— T’as lu ça dans un livre, pas vrai ? dit Rincevent avec aigreur. Une histoire de jahars, encore ?

— Là, il a raison, remarqua Conina. Je n’ai rien contre les mages, mais on ne peut pas dire qu’ils servent à grand-chose. Ils sont décoratifs, sans plus. Enfin… ils l’étaient, jusqu’à aujourd’hui. »

Rincevent ôta son chapeau. Cabossé, taché, couvert de poussière rocheuse, il lui manquait des bouts, la pointe était pliée et l’étoile semait ses paillettes comme du pollen, mais le mot MAJE restait encore lisible sous la saleté.

« Vous voyez ça ? demanda-t-il, la figure toute rouge. Vous le voyez ? Hein ? Qu’est-ce que ça vous dit ?

— Que vous faites des fautes d’orthographe, répondit Nijel.

— Quoi ? Non. Je suis mage, voilà ce que ça dit. Vingt ans de bourdon, et j’en suis fier ! J’ai fait mon temps, oui. J’ai pass… je me suis présenté à des dizaines d’examens ! Si on mettait tous les sortilèges que j’ai lus les uns sur les autres, ils… ça… ça en ferait beaucoup !

— Oui, mais… commença Conina.

— Oui ?

— Vous ne les réussissez pas très bien, hein ? »

Rincevent lui jeta un regard fulminant. Il s’efforça de trouver quoi répondre, et une petite zone réceptrice s’ouvrit dans son cerveau au moment même où une particule d’inspiration, dont un trillion d’événements fortuits avaient gauchi et dévié la trajectoire, plongeait dans l’atmosphère en hurlant pour exploser silencieusement exactement là où il fallait.

« Le talent caractérise ce qu’on fait, dit-il. Il ne caractérise pas ce qu’on est. Tout au fond de soi, j’entends. Quand on sait ce qu’on est, on peut tout faire. »

Il réfléchit encore un peu et ajouta : « C’est ce qui rend les sourceliers si puissants. L’important, c’est de savoir ce qu’on est réellement. »

Suivit une pause lourde de philosophie.

« Rincevent, dit gentiment Conina.

— Hmm ? fit le mage qui se demandait encore comment les mots lui étaient venus dans la tête.

— Vous êtes vraiment un idiot. Vous le savez ?

— Pas un geste, vous trois. »

Abrim, le vizir, sortit d’un porche en ruine. Il portait le chapeau de l’Archichancelier.


* * *

Le désert rissolait sous les feux du soleil. Rien ne bougeait en dehors de l’air miroitant, aussi chaud qu’un volcan amoureux, aussi sec qu’un vieux crâne.

Un basilic haletait, étendu dans l’ombre cuisante d’un rocher, dégouttant de bave jaune corrosive. Depuis cinq minutes, ses oreilles détectaient le faible martèlement de centaines de pattes qui escaladaient maladroitement les dunes. Apparemment, le dîner était en route.

Il cilla de ses yeux légendaires et déroula six mètres de corps affamé pour se tortiller sur le sable comme une mort ondoyante.

Le Bagage s’arrêta tant bien que mal et leva son couvercle d’un air menaçant. Le basilic siffla, mais sans grande conviction parce qu’il n’avait encore jamais vu de coffre ambulant, surtout avec toute une collection de dents d’alligator plantées dans le couvercle. Des lambeaux de peau façon cuir adhéraient encore à son bois, comme s’il sortait d’une bagarre dans une usine de sacs à main, et le basilic avait l’impression – même sachant parler il n’aurait pas su l’expliquer – qu’il le regardait méchamment.

D’accord, songea le reptile, si tu veux jouer à ce petit jeu.

Il dirigea sur le Bagage un regard comme une foreuse à pointe de diamant, un regard qui se faufilait prestement par les pupilles de la victime et cinglait le cerveau de l’intérieur, un regard qui déchirait les frêles voilages aux fenêtres de l’âme, un regard qui…

Le basilic s’aperçut que quelque chose ne tournait pas rond du tout. Une sensation entièrement nouvelle et désagréable naquit juste derrière ses yeux en soucoupe. D’abord faible, comme la petite démangeaison dans ces quelques centimètres carrés de dos que toutes les contorsions du monde ne permettent pas de gratter, elle grandit jusqu’à devenir un deuxième soleil intérieur, chauffé au rouge.

Le basilic éprouvait le besoin horrible, pressant, impérieux, irrépressible de cligner des yeux…

Il eut une réaction incroyablement imprudente.

Il cligna des yeux.


* * *

« Il parle à travers le chapeau, dit Rincevent.

— Hein ? fit Nijel qui commençait à s’apercevoir que le monde du héros barbare n’était pas celui clair et net qu’il imaginait à l’époque où il n’avait rien accompli de plus passionnant que mettre des panais en tas.

— Le chapeau parle à travers lui, vous voulez dire, rectifia Conina, et elle recula aussi, comme en présence d’une horreur.

— Hein ?

— Je ne vous ferai aucun mal. Vous m’avez bien aidé, dit Abrim qui s’avança, les mains tendues. Mais vous avez raison. Il a cru y gagner en pouvoir en me portant. Bien sûr, c’est le contraire qui s’est produit. Un esprit étonnamment tortueux et malin.

— Alors vous avez essayé son crâne pour voir si c’était la bonne pointure ? » fit Rincevent. Il frissonna. Il l’avait porté, lui, le chapeau. À l’évidence, il n’avait pas l’esprit adéquat. Abrim si, et maintenant il avait les yeux gris et ternes, la peau blême, et il marchait comme si son corps lui pendait sous la tête.

Nijel avait sorti son livre et feuilletait fébrilement les pages.

« Qu’est-ce que vous faites, vous ? demanda Conina sans quitter des yeux la silhouette spectrale.

— Je consulte l’Index des Monstres Errants, répondit Nijel. Vous croyez que c’est un Non-mort ? Ils sont drôlement durs à tuer, il faut de l’ail et…

— Celui-là, vous ne le trouverez pas là-dedans, dit lentement Rincevent. C’est… c’est un chapeau-garou.

— Évidemment, c’est peut-être un Zombie, poursuivit Nijel qui faisait courir son doigt le long d’une page. On dit ici qu’il faut du poivre noir et du sel marin, mais…

— On est censés se battre contre eux, pas les manger, remarqua Conina.

— Je peux me servir de cet esprit, dit le chapeau. Maintenant, je peux me défendre. Je vais ranimer la magie. Il n’y a place que pour une seule magie dans ce monde, et c’est moi qui l’incarne. Sourcellerie, prends garde !

— Oh, non, fit Rincevent tout bas.

— La magie a beaucoup appris au cours des vingt derniers siècles. On peut venir à bout de cette arriviste de sourcellerie. Vous allez me suivre, vous trois. »

Ce n’était pas une requête. Même pas un ordre. Plutôt une prévision. La voix du chapeau parvenait directement au cerveau postérieur sans prendre la peine de passer par la conscience, et les jambes de Rincevent se mirent en branle de leur propre chef.

Les deux autres eurent à leur tour une secousse et s’avancèrent de cette démarche saccadée de marionnette qui donnait à penser qu’eux aussi obéissaient à des fils invisibles.

« Pourquoi « oh, non » ? demanda Conina. Enfin, les mots « oh, non », je les comprends, mais est-ce que vous aviez une raison précise pour dire ça ?

— À la première occasion, on se carapate, fit Rincevent.

— Vous avez une idée où aller ?

— Ça n’a sans doute pas d’importance. On est fichus de toutes façons.

— Pourquoi ? fit Nijel.

— Ben, répondit Rincevent, vous avez déjà entendu parler des Guerres Thaumaturgiques ? »


* * *

Des tas de choses sur le Disque devaient leur origine aux Guerres Thaumaturgiques. Le poirier savant était de celles-là.

L’arbre original était probablement tout à fait normal et passait ses jours à boire l’eau de la terre et à manger la lumière du soleil dans un état d’ignorance béate, puis les guerres magiques avaient éclaté tout autour et doté d’un coup ses gènes d’une perspicacité aiguë.

Elles l’affligèrent aussi d’un mauvais caractère comme qui dirait bien enraciné. Mais le poirier savant s’en tirait à bon compte.

Autrefois, quand la magie ambiante du Disque était jeune, forte et qu’elle sautait sur le monde à la première occasion, les mages étaient aussi puissants que les sourceliers et bâtissaient leurs tours sur la moindre colline. Mais s’il est une chose qu’un mage ne peut supporter, c’est un autre mage. D’instinct, son sens de la diplomatie lui fait jeter un sort au collègue jusqu’à ce qu’il s’embrase, avant de l’expédier d’une malédiction dans les ténèbres.

Ce qui ne pouvait avoir qu’une conséquence. En un mot… D’accord, en deux. Bon, en trois :

Guerre. Thaumaturgique. Totale.

Et il n’était bien sûr pas question d’alliances, de camps, de négociations, de trêve, de pitié. Les cieux se tire-bouchonnaient, les mers bouillonnaient. Les sifflements et hurlements des boules de feu changeaient la nuit en jour, ce qui tombait bien parce que les nuages de fumée noire qui s’ensuivaient changeaient le jour en nuit. Le paysage se soulevait et retombait comme une couette de lune de miel. Le tissu même de l’espace se retrouvait avec des nœuds multidimensionnels et encaissait des coups de battoir sur une pierre plate au bord de la rivière du Temps. Par exemple, un sortilège populaire à l’époque, du nom de Compresseur Temporel de Pélépel, produisit en une occasion une race de reptiles géants qui naquit, évolua, se répandit, prospéra et disparut en l’espace de cinq minutes, ne laissant que des os dans le sous-sol pour mieux fourvoyer les générations futures. Les arbres nageaient, les poissons marchaient, les montagnes descendaient l’air de rien dans les magasins pour s’acheter un paquet de cigarettes, et la mutabilité des espèces était telle que les gens prudents avaient pour premier réflexe quand ils se réveillaient le matin de se compter les bras et les jambes.

Là résidait en vérité le problème. Tous les mages étaient à peu près de force égale et s’enfermaient quoi qu’il arrive dans de hautes tours bien protégées par des sortilèges, aussi la plupart des armes magiques rebondissaient-elles pour retomber sur le menu peuple, lequel s’échinait à tirer une subsistance décente d’une terre désormais provisoire et menait une vie ordinaire et respectable, quoique brève.

Mais les combats continuaient de faire rage, ils martyrisaient la structure ordonnée de l’univers lui-même, sapaient les murs de la réalité et menaçaient de faire basculer tout l’édifice branlant du temps et de l’espace dans les ténèbres des Dimensions de la Basse-Fosse…

Une légende disait que les dieux étaient intervenus, mais les dieux se mêlent rarement des affaires humaines à moins que ça les amuse. Une autre – c’était d’ailleurs celle que les mages eux-mêmes entretenaient et qu’ils avaient consignée dans leurs livres – une autre, donc, disait que les mages s’étaient réunis et avaient amicalement oublié leurs différends pour le bien de l’humanité. Version la plus communément admise, quoique intrinsèquement aussi plausible qu’un gilet de sauvetage en plomb.

La vérité ne se couche pas aisément sur le papier. Dans la baignoire de l’histoire elle est plus difficile à tenir que le savon, et bien plus difficile encore à trouver…


* * *

« Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Conina.

— Sans importance, répondit un Rincevent lugubre. Tout va recommencer. Je le sens. J’ai un instinct pour ça. Il y a trop de magie à circuler dans le monde. Il va y avoir une guerre horrible. Elle arrive. Le Disque est trop vieux pour s’en remettre, cette fois-ci. Il est trop usé, jusqu’à la corde. La fatalité, les ténèbres et la destruction s’abattent sur nous. L’Apocralypse est proche.

— La Mort est partout, ajouta obligeamment Nijel.

— Quoi ? fit sèchement Rincevent, en colère d’avoir été interrompu.

— J’ai dit : la Mort est partout, répéta Nijel.

— Tant qu’il est ailleurs, je m’en fiche, dit Rincevent. Ailleurs, il n’y a que des étrangers. C’est par ici que je ne suis pas pressé de le voir.

— Ce n’est qu’une métaphore, dit Conina.

— C’est ce que vous croyez. Je l’ai déjà vu.

— À quoi il ressemblait ? voulut savoir Nijel.

— Disons que…

— Oui ?

— … il n’avait pas besoin de coiffeur. »

Le soleil était à présent une lampe à souder accrochée au ciel, et la seule différence entre le sable et des braises fines, c’était la couleur.

Le Bagage cheminait en zigzags à travers les dunes brûlantes. Quelques traces de bave jaune lui séchaient rapidement sur le couvercle.

Le petit rectangle solitaire était observé, depuis un pic rocheux de la forme et de la température d’une brique réfractaire, par une chimère[19]. La chimère appartient à une espèce extrêmement rare, et celle-ci n’allait rien faire pour arranger la situation.

Elle choisit l’instant avec soin, donna une poussée de ses serres, déploya ses ailes parcheminées et fondit vers sa victime.

La technique de la chimère consiste à plonger en piqué sur sa proie, la griller légèrement de son souffle ardent, puis virer pour revenir déchiqueter son dîner à belles dents. Le programme cuisson se déroula sans anicroche, mais au moment où la créature s’attendait, par expérience, à tomber sur une victime à demi morte et terrifiée, elle se retrouva par terre sur la trajectoire d’un Bagage roussi et furieux.

Le Bagage bouillait, mais de rage. Il venait de passer plusieurs heures avec une migraine, durant lesquelles le monde entier, semblait-il, lui avait cherché noise. Il en avait ras les charnières.

Après avoir piétiné et réduit l’infortunée chimère à l’état de flaque de gras sur le sable, il s’accorda une pause et parut réfléchir à son avenir. Il devenait clair que c’était beaucoup plus dur qu’il n’avait cru de n’appartenir à personne. Il lui revenait de vagues souvenirs réconfortants de services rendus et de garde-robe bien à lui.

Il fit très lentement demi-tour en s’arrêtant souvent pour ouvrir son couvercle. Peut-être humait-il l’air, s’il avait un nez. Enfin une décision s’imposa dans son esprit, s’il avait un esprit.


* * *

Le chapeau et son porteur se dirigeaient d’un pas résolu vers le pied de la tour de la sourcellerie, parmi les décombres de ce qui avait été le légendaire Rhoxie ; une escorte disséminée les suivait malgré elle.

Il y avait des portes en bas de la tour. Contrairement à celles de l’Université Invisible, qu’on laissait volontiers grandes ouvertes, elles étaient hermétiquement fermées. On aurait dit qu’elles rougeoyaient.

« Vous avez le privilège de vivre un moment historique, dit le chapeau par la bouche flasque d’Abrim. L’heure est venue où la magie cesse de fuir… – il jeta un regard méprisant à Rincevent – … et passe à l’attaque. Vous vous en souviendrez jusqu’à la fin de vos jours.

— Jusqu’au déjeuner, c’est ça ? fit Rincevent d’une voix faible.

— Regardez bien », dit Abrim. Il tendit les mains.

« À la première occasion, chuchota Rincevent à Nijel, on se carapate, d’accord ?

— Où ça ?

— D’ici, répondit Rincevent, le mot important, c’est d’ici.

— Cet homme-là, il ne m’inspire pas confiance, dit Nijel. Je m’efforce de ne pas juger d’après les premières impressions, mais je crois vraiment qu’il mijote un mauvais coup.

— Il t’a fait jeter dans une fosse aux serpents !

— J’aurais peut-être dû comprendre. »

Le vizir se mit à marmonner. Même Rincevent, dont les rares talents incluaient un don pour les langues, ne reconnut pas celle-là, mais elle avait l’air spécialement conçue pour être marmonnée. Les mots se recourbèrent comme des faux à hauteur de chevilles, sinistres, rouges, impitoyables. Ils décrivirent des tourbillons alambiqués puis dérivèrent doucement vers les portes de la tour.

Ils touchèrent le marbre blanc qui noircit et se désagrégea.

Alors que tombaient les derniers morceaux, un mage enjamba la brèche et toisa Abrim.

Rincevent avait l’habitude des tenues de mages, mais ce mage-là était réellement impressionnant dans sa robe aux plis et fronces incroyables, tellement matelassée, crénelée, étayée que seul un architecte aurait pu la concevoir. Le chapeau assorti ressemblait à une pièce montée qui aurait percuté de plein fouet un arbre de Noël.

Quant à la figure qui regardait par l’espace encore libre entre le col rococo et la frange filigranée du bord du chapeau, elle exprimait une certaine déception. Quelque temps plus tôt elle avait cru qu’une moustache miteuse et clairsemée la mettrait en valeur. Elle avait eu tort.

« C’était notre porte, merde ! dit-elle. Ça, tu vas le regretter ! »

Abrim croisa les bras.

Ce qui parut mettre l’autre mage hors de lui. Il leva les siens au ciel, démêla ses mains de la dentelle de ses manches et décocha un jet de feu hurlant qui fendit l’espace.

Le feu frappa le vizir à la poitrine et rebondit en une tache incandescente ; lorsque les images bleues persistantes disparurent de sa rétine, Rincevent vit Abrim indemne.

Son adversaire se tapota frénétiquement pour éteindre les derniers petits feux de ses vêtements et releva la tête, le meurtre dans les yeux.

« Tu n’as pas l’air de comprendre, grinça-t-il. C’est à la sourcellerie que tu t’adresses, maintenant. Tu ne peux pas te battre contre la sourcellerie.

— Je peux me servir de la sourcellerie », dit Abrim.

Le mage gronda et lança une boule de feu qui éclata, inoffensive, à plusieurs centimètres du sourire terrible du vizir.

Une expression de profond étonnement passa sur la figure de l’autre. Il essaya encore, expédia des traits de magie portés au bleu qui fusèrent de l’infini droit sur le cœur d’Abrim. Abrim les écarta du geste.

« Ton choix est simple, dit-il. Tu te joins à moi, ou tu meurs. »

C’est à cet instant que Rincevent prit conscience d’un frottement régulier tout près de son oreille. Un frottement qui rendait un son métallique désagréable.

Il se retourna à demi et ressentit le picotement déplaisant du Temps qui ralentissait autour de lui.

La Mort arrêta de passer sa pierre à aiguiser sur le fil de sa faux et lui adressa de la tête un signe de reconnaissance, comme entre deux professionnels.

Il porta un doigt osseux à ses lèvres, ou plutôt là où ses lèvres se seraient trouvées s’il en avait eu.

Tous les mages voient la Mort, mais ils n’en ont pas forcément envie.

Il y eut un plop dans les oreilles de Rincevent, et le spectre disparut.

Abrim et son rival étaient entourés d’une couronne de magie perdue qui n’avait à l’évidence aucun effet sur le vizir.

Rincevent revint dans le monde des vivants juste à temps pour voir Abrim tendre le bras et saisir l’homme par son col d’un goût douteux.

« Tu ne peux pas me battre, dit-il de la voix du chapeau. J’ai deux mille ans de pouvoir à mon service. Je peux tirer mon pouvoir du tien. Soumets-toi ou tu n’auras même pas le temps de le regretter. »

Le mage se débattit et, malheureusement, laissa la fierté l’emporter sur la prudence.

« Jamais ! dit-il.

— Alors meurs », suggéra Abrim.

Rincevent avait assisté à nombre de phénomènes étranges au cours de sa vie, la plupart du temps à contrecœur, mais il n’avait jamais réellement vu la magie tuer.

Les mages ne tuent pas les gens du peuple parce que : a/ ils font rarement attention à eux ; b/ ça n’est pas très chic ; c/ et puis qui s’occuperait de la cuisine, des cultures vivrières et tout ? D’un autre côté, il est quasiment impossible de tuer un confrère par la magie à cause des couches de sortilèges protecteurs que tout mage avisé maintient en permanence autour de sa personne[20]. La première chose qu’apprend un jeune mage à l’Université Invisible – en dehors de l’emplacement de sa patère et du chemin pour se rendre aux toilettes – c’est qu’il faut se protéger en permanence.

Certains croient à de la paranoïa, mais ils se trompent. Les paranoïaques se contentent de penser que tout le monde veut leur perte. Les mages, eux, le savent.

Le petit mage avait l’équivalent psychique de quatre-vingt-dix centimètres d’acier trempé qui fondirent comme beurre sous chalumeau. Puis qui ruisselèrent, s’évanouirent.

S’il existe des mots pour décrire ce qu’il advint ensuite du personnage, alors ils sont enfermés dans un dictionnaire délirant, à la bibliothèque de l’Université Invisible. Peut-être vaut-il mieux laisser opérer l’imagination, sauf que pour imaginer l’espèce de forme que Rincevent vit se tortiller durant quelques secondes douloureuses puis disparaître miséricordieusement, il faut être candidat à la fameuse veste de toile blanche avec manches longues en option.

« Ainsi périssent les ennemis », dit Abrim.

Il leva la tête vers les hauteurs de la tour.

« Je vous défie, reprit-il. Et ceux qui ne m’affronteront pas devront me suivre, selon la Tradition. »

Il y eut une longue pause, lourde du tas de gens qui écoutaient de toutes leurs oreilles. Du sommet de la tour, une voix hésitante finit par laisser tomber : « Où ça, dans la Tradition ?

— J’incarne la Tradition. »

On entendit des murmures au loin, puis la même voix lança : « La Tradition est morte. La sourcellerie est au-dessus de la Trad…»

La phrase s’acheva dans un hurlement : Abrim avait levé la main gauche et projeté un mince faisceau de lumière verte dans la direction précise de la voix.

C’est à peu près à cet instant que Rincevent s’aperçut qu’il pouvait remuer ses membres tout seul. Le chapeau ne s’occupait provisoirement plus d’eux. Il jeta un regard en coin à Conina. Sans un mot, d’un commun accord immédiat, ils attrapèrent chacun un bras de Nijel, firent demi-tour, prirent leurs jambes à leur cou et ne s’arrêtèrent qu’après avoir mis plusieurs murs entre eux et la tour. Rincevent s’attendait à tout moment à recevoir un projectile derrière le crâne. Le monde peut-être.

Les trois fuyards atterrirent dans les gravats et restèrent allongés, hors d’haleine.

« Vous n’aviez pas besoin de faire ça, marmonna Nijel. Juste quand j’allais m’occuper de lui sérieusement. Comment je vais pouvoir…»

Il y eut une explosion derrière eux. Des rayons de feu multicolores passèrent en hurlant au-dessus de leurs têtes et firent jaillir des étincelles de la maçonnerie. Puis un bruit comme un monstrueux bouchon qu’on aurait extrait d’une petite bouteille, suivi d’un éclat de rire qui, par certains côtés, n’avait rien d’amusant. Le sol trembla.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Conina.

— Guerre magique, répondit Rincevent.

— C’est bon, ça ?

— Non.

— Mais vous voulez quand même que la magie triomphe ? » fit Nijel.

Rincevent haussa les épaules et se baissa tandis que quelque chose d’invisible et de volumineux vrombissait au-dessus d’eux comme un vol de perdrix.

« Je n’ai jamais vu de mages se battre », dit Nijel. Il se mit à gravir les décombres et hurla quand Conina lui saisit la jambe.

« Je ne crois pas que ce serait une bonne idée, fit-elle. Rincevent ? »

Le mage fit un non funèbre de la tête et ramassa une pierre. Il la lança au-dessus du mur en ruine où elle se changea en petite théière bleue. Elle se brisa en miettes en retombant par terre.

« Les sortilèges réagissent les uns aux autres, remarqua-t-il. Impossible de dire ce qu’il en sortira.

— Mais on est à l’abri derrière ce mur ? » dit Conina.

Rincevent se dérida un peu. « Ah bon ? fit-il.

— Je vous le demande.

— Oh. Non. Je ne crois pas. C’est de la pierre ordinaire. Le sortilège approprié et… pfuitt.

— Pfuitt ?

— Voilà.

— On se carapate encore ?

— Ça vaut le coup d’essayer. »

Ils atteignirent un autre mur encore debout quelques secondes avant qu’une boule de feu perdue et crachotante s’abatte là où ils s’étaient couchés et transforme le terrain en une horreur. Tout le secteur de la tour baignait dans une tornade scintillante.

« Il nous faut un plan, dit Nijel.

— On pourrait encore essayer de se carapater, suggéra Rincevent.

— Ça ne résout rien !

— Ça résout presque tout.

— Jusqu’où faut-il aller pour être à l’abri ? » demanda Conina.

Rincevent risqua un coup d’œil à l’angle du mur.

« Une question philosophique intéressante, dit-il. Je suis allé loin et je n’ai jamais été à l’abri. »

Conina soupira et regarda un tas de gravats voisin. Elle le regarda mieux. Il y avait là quelque chose de bizarre, et elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

« Je pourrais me jeter sur eux », fit distraitement Nijel. Ses yeux pleins de désir ne quittaient pas le dos de Conina.

« Marcherait pas, dit Rincevent. Rien ne marche contre la magie. Sauf une magie plus forte. Et la seule chose qui vient à bout d’une magie plus forte, c’est une magie encore plus forte. Et après…

— Pfuitt ? suggéra Nijel.

— C’est déjà arrivé. Ç’a duré des milliers d’années, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus…

— Vous savez ce qu’il a de bizarre, ce tas de cailloux ? » demanda Conina.

Rincevent lui jeta un coup d’œil. Il plissa les yeux.

« Quoi donc, en dehors des jambes ? » fit-il.

Il leur fallut plusieurs minutes pour dégager le Sériph. Il tenait encore une bouteille de vin, presque vide. Il cligna des paupières à leur vue, l’air de les reconnaître.

« Corsé, dit-il avant d’ajouter avec effort : Ce millésime. L’impression, continua-t-il, de recevoir le palais sur la tête.

— Vous l’avez reçu, dit Rincevent.

— Ah. C’est ça, alors. » Créosote se concentra sur Conina, après plusieurs essais, et tangua en arrière. « Ma parole, fit-il, encore la jeune dame. Très impressionnante.

— Dites donc… commença Nijel.

— Vos cheveux, dit le Sériph qui se redressa pour tanguer lentement en avant, sont… sont un troupeau de chèvres broutant sur les flancs du mont Gebra.

— Hé là…

— Vos seins sont… sont…» Le Sériph tangua un peu de côté et lança un bref regard désolé à la bouteille vide. « … sont les melons parés de bijoux des jardins fabuleux de l’aurore. »

Les yeux de Conina s’agrandirent. « C’est vrai ? dit-elle.

— Non, fit le Sériph, ça m’étonnerait. Je reconnais des melons parés de bijoux quand j’en vois. Deux blanches biches dans les prairies au bord de l’eau sont vos cuisses, qui…

— Hem, excusez-moi…» fit Nijel qui se racla délibérément la gorge.

Créosote tangua dans sa direction. « Hmm ? fit-il.

— Là d’où je viens, dit Nijel avec froideur, on ne parle pas aux dames comme ça. »

Conina soupira tandis que Nijel se glissait d’un air protecteur devant elle. C’était, se dit la jeune fille, on ne peut plus vrai.

« D’ailleurs, continua-t-il en projetant le plus loin possible un menton qui parut toujours aussi absent, j’ai drôlement envie…

— De m’en aller, le coupa Rincevent qui fit un pas en avant. Euh, monsieur… sire… il faut qu’on sorte d’ici. J’imagine que vous ne savez de quel côté partir ?

— Des milliers de pièces dans le palais, vous savez, fit le Sériph. Pas sorti depuis des années. » Il eut un hoquet. « Des décennies. Des éons. Jamais sorti, à vrai dire. » Sa figure prit une teinte vitreuse sous le coup d’un élan créatif. « L’oiseau du Temps n’a que… euh… peu de chemin à parcourir et voyez ! l’oiseau se tient sur ses pattes…

— C’est un jahar », marmonna Rincevent.

Créosote tangua de son côté. « C’est Abrim qui dirige tout, vous savez. Un boulot très dur.

— Pour l’instant, dit Rincevent, il ne fait pas du très bon boulot.

— Et on aimerait bien, comme qui dirait, nous en aller, intervint Conina qui se repassait encore dans la tête la phrase sur les chèvres.

— Et moi, j’ai mon jahar », dit Nijel en lançant un regard mauvais à Rincevent.

Créosote lui tapota le bras.

« C’est bien, ça, fit-il. Tout le monde devrait avoir un animal familier.

— Alors, au cas où vous sauriez si vous avez des écuries, n’importe quoi… souffla Rincevent.

— Des centaines. Je possède certains des meilleurs, des plus… meilleurs chevaux du monde. » Son front se plissa. « À ce qu’on me dit.

— Vous ne sauriez pas où les trouver, par hasard ?

— Pas vraiment », reconnut le Sériph. Un jet de magie égaré métamorphosa le mur voisin en meringue à l’arsenic.

« Je crois qu’on aurait mieux fait de rester dans la fosse au serpent », conclut Rincevent qui leur tourna le dos.

Créosote lança un autre regard désolé à sa bouteille de vin vide.

« Je sais où trouver un tapis volant, dit-il.

— Non, fit Rincevent qui leva les mains comme pour se protéger. Pas question. Ne me…

— Il était à mon grand-père…

— Un vrai tapis volant ? demanda Nijel.

— Écoutez, s’empressa de protester Rincevent. J’ai déjà le vertige rien qu’en vous entendant parler de votre grand-père.

— Oh, parfaitement… – le Sériph lâcha un rot discret – … authentique. Très joli motif. » Il loucha de nouveau sur la bouteille et soupira. « Il était d’un beau bleu, ajouta-t-il.

— Et vous ne sauriez pas où il est, par hasard ? fit lentement Conina à la façon d’un chasseur qui s’approche tout doucement d’un animal sauvage susceptible de prendre peur à tout instant.

— Dans la salle du trésor. Je sais comment y aller, là-bas. Je suis extrêmement riche, vous savez. Enfin, à ce qu’on me dit. » Il baissa la voix, tenta de décocher un clin d’œil à Conina et finit par y arriver des deux yeux. « On s’assiérait sur le tapis, dit-il en se mettant à transpirer. Et vous me raconteriez une histoire…»

Rincevent essaya de crier à travers des dents serrées. Il commençait déjà à suer des chevilles.

« Je ne vais pas monter sur un tapis volant ! siffla-t-il. J’ai peur du sol !

— Vous voulez dire de l’altitude, le reprit Conina. Et arrêtez de faire l’idiot.

— Je sais ce que je dis ! C’est le sol qui tue ! »


* * *

La bataille d’Al Khali n’était qu’un nuage rappelant une tête de marteau ; dans ses profondeurs troubles on entendait des formes étranges et on voyait des bruits bizarres. De temps en temps un tir perdu fulgurait à travers la ville. Là où il retombait, les choses devenaient… différentes.

Par exemple, une grande partie du soaque s’était changée en une forêt impénétrable de champignons jaunes géants. Personne ne savait quel effet ils faisaient aux habitants, qui d’ailleurs ne s’étaient peut-être aperçus de rien.

Le temple d’Offler le Dieu Crocodile, patron de la cité, était désormais un machin en sucre franchement affreux bâti en cinq dimensions. Mais ça n’avait pas d’importance vu qu’un troupeau de fourmis géantes s’occupait de le dévorer.

D’un autre côté, il ne restait pas beaucoup de gens pour goûter pareille désapprobation des réaménagements municipaux effrénés, parce que pour la plupart d’entre eux c’était le sauve-qui-peut. Ils fuyaient par les champs fertiles en un flot continu. Certains avaient pris place à bord de bateaux, mais on avait abandonné ce moyen d’évasion lorsque la majeure partie de la zone portuaire s’était transformée en un marécage où, sans raison apparente, un couple de petits éléphants roses bâtissait son nid.

En contrebas de la panique des routes, le Bagage pataugeait lentement dans un fossé de drainage bordé de roseaux. À quelque distance devant lui, une marée de petits alligators, de rats et de chélydres jaillissait de l’eau pour gravir frénétiquement le talus, poussée par un instinct animal vague mais parfaitement justifié.

Le couvercle du Bagage exprimait une détermination farouche. Il ne demandait pas grand-chose au monde, en dehors de l’extinction totale de toute autre forme de vie, mais ce dont il avait maintenant absolument besoin, c’était son propriétaire.


* * *

On devinait sans peine que la pièce était une salle du trésor par son vide prodigieux. Les portes pendaient hors de leurs gonds. On avait forcé des niches munies de barreaux. Des tas de coffres défoncés gisaient ici et là ; à leur vue Rincevent ressentit une angoisse coupable et se demanda, l’espace de deux secondes, où était passé le Bagage.

Un silence respectueux se fit, comme toujours lorsque de grosses quantités d’argent viennent de s’envoler. Nijel circula au hasard et donna des petits coups sans grand espoir sur certains coffres, à la recherche de tiroirs secrets conformément aux consignes du chapitre onze.

Conina baissa la main et ramassa une piécette de cuivre.

« C’est affreux, dit enfin Rincevent. Une salle du trésor sans trésor dedans. »

Le Sériph, immobile, rayonnait.

« Pas d’inquiétude, dit-il.

— Mais on vous a volé tout votre argent ! fit Conina.

— Les serviteurs, j’imagine, dit Créosote. Très déloyal de leur part. »

Rincevent lui jeta un regard incrédule. « Ça ne vous ennuie pas ?

— Pas beaucoup. Je n’ai jamais rien dépensé, à vrai dire. Je me suis souvent demandé à quoi ça ressemblait d’être pauvre.

— Vous allez avoir une occasion en or de le découvrir.

— Faut-il que je suive un apprentissage ?

— Ça vient naturellement, dit Rincevent. On apprend sur le tas. » Il y eut une explosion au loin et une partie du plafond vira en confiture.

« Hem, excusez-moi, fit Nijel, le tapis…

— Oui, renchérit Conina, le tapis…»

Créosote leur adressa un sourire bienveillant, légèrement éméché. « Ah, oui. Le tapis. Appuyez sur le nez de la statue derrière vous, auroral joyau du désert aux fesses de pêche. »

Conina, toute rouge, commit ce sacrilège mineur sur une imposante statue d’Offler le Dieu Crocodile.

Rien ne se produisit. Les compartiments secrets refusèrent obstinément de s’ouvrir.

« Hum. Essayez donc la main gauche. »

Elle la tordit, pour voir. Créosote se gratta la tête.

« C’était peut-être la droite…

— Je tâcherais de m’en souvenir, à votre place, dit sèchement Conina lorsque la main droite ne donna rien non plus. Les quelques bouts qui restent, ça ne me dit rien de leur tirer dessus.

— C’est quoi, là ? demanda Rincevent.

— Vous allez drôlement en entendre parler si ce n’est pas la queue », fit Conina, et elle décocha un coup de pied à l’appendice.

On perçut un grincement métallique lointain, comme une casserole prise de douleurs. La statue frémit. Suivirent des bruits sourds quelque part dans le mur, et Offler le Dieu Crocodile pivota lourdement sur lui-même en raclant le sol. Un tunnel s’ouvrait derrière.

« Mon grand-père l’a fait creuser pour y cacher nos trésors les plus précieux, expliqua Créosote. Il était très… – il chercha un mot approprié – … ingénieux.

— Si vous croyez que je vais mettre les pieds là-dedans… commença Rincevent.

— Écartez-vous, fit Nijel avec hauteur. Je passe devant.

— Il peut y avoir des pièges…» dit Conina, méfiante. Elle jeta un regard au Sériph.

« Ah, sans doute, ô gazelle du Paradis. J’avais six ans la dernière fois que je suis venu. Il fallait éviter de marcher sur certaines dalles, il me semble.

— Ne vous inquiétez pas, dit Nijel qui fouilla des yeux la pénombre du tunnel. Ça m’étonnerait que je ne les repère pas, moi, les traquenards.

— Beaucoup d’expérience dans ce domaine, hein ? fit Rincevent avec aigreur.

— Ben, je connais le chapitre quatorze par cœur. Il a des illustrations », dit Nijel qui plongea dans l’obscurité.

Ils attendirent quelques minutes dans ce qui aurait été un silence horrifié sans les grognements assourdis ni les coups sourds qui sortaient de temps en temps du tunnel. Enfin, l’écho de la voix de Nijel leur parvint de loin.

« Il n’y a rien du tout. J’ai tout essayé. C’est aussi solide que le roc. Les pièges ont dû se gripper, quelque chose comme ça. »

Rincevent et Conina échangèrent des regards.

« Il n’y connaît rien en pièges, dit-elle. Quand j’avais cinq ans, mon père m’a forcée à traverser tout un couloir qu’il avait trafiqué, rien que pour m’apprendre…

— Il est arrivé au bout, non ? » fit Rincevent.

Il y eut un bruit de doigt humide qu’on passe sur un verre mais amplifié un milliard de fois, et le sol trembla.

« De toutes façons, on n’a pas beaucoup le choix », ajouta-t-il, et il plongea dans le tunnel. Les autres le suivirent. Beaucoup de ceux qui connaissaient Rincevent finissaient par le considérer comme une espèce de canari de mineur à deux pattes[21] : tant qu’il tenait debout et ne cavalait pas, il restait encore de l’espoir.

« C’est amusant, dit Créosote. Moi, voler mon propre trésor. Si je m’attrape, je peux me faire jeter dans la fosse au serpent.

— Mais vous pourriez vous en remettre à votre clémence, fit Conina dont l’œil paranoïaque courait sur la maçonnerie poussiéreuse.

— Oh, non. Je crois qu’il faudrait que je me donne une leçon, pour l’exemple. »

Un léger cliquetis se produisit au-dessus d’eux. Une petite plaque coulissa et un crochet de métal rouillé descendit lentement, par saccades. Une autre barre sortit en grinçant du mur et tapota Rincevent sur l’épaule. Alors que le mage se retournait, le premier crochet lui épingla un billet jauni dans le dos et se rétracta dans le plafond.

« Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a fait ? hurla Rincevent qui essayait de lire par-dessus ses omoplates.

— Il y a écrit : Donne-moi un coup de pied », dit Conina.

Un pan de mur remonta à côté du mage pétrifié. Une grosse chaussure à l’extrémité d’un système compliqué d’articulations métalliques ballotta sans conviction, à la suite de quoi l’assemblage péta au niveau du genou.

Les deux hommes et la jeune femme le regardèrent en silence. Puis Conina déclara : « On a affaire à un esprit tordu, moi je vous le dis. »

Rincevent décrocha avec précaution le billet et le laissa tomber. Conina le bouscula pour passer devant et s’enfoncer d’un pas raide dans la galerie avec un air de prudence furieuse. Lorsqu’une main de métal se tendit au bout d’un ressort et gigota amicalement, elle ne la serra pas mais remonta les fils dénudés qui s’en échappaient jusqu’à deux électrodes corrodées dans un grand bocal de verre.

« Votre grand-père avait le sens de l’humour, non ?

— Oh, oui. La rigolade, il aimait ça, répondit Créosote.

— Oh, bien », fit Conina.

Elle poussa doucement une dalle qui, aux yeux de Rincevent, n’avait rien de différent de ses voisines. Avec un petit bruit pitoyable de ressort, un plumeau dégarni sortit du mur et se trémoussa à hauteur d’aisselle.

« Je crois que ça m’aurait plu de le rencontrer, le vieux Sériph, dit-elle entre ses dents serrées, mais pas pour lui serrer la main. Là, faudrait me faire la courte échelle, le mage.

— Pardon ? »

Conina désigna d’un doigt irrité une porte de pierre à demi ouverte devant eux.

« Je veux regarder là-haut, dit-elle. Joignez les mains pour me faire la courte échelle, d’accord ? Comment vous vous y prenez pour vous rendre aussi inutile ?

— Quand je suis utile, ça ne m’attire que des ennuis », marmonna Rincevent qui s’efforça d’ignorer les rondeurs chaudes qui lui frottèrent le nez.

Il l’entendit farfouiller au-dessus de la porte.

« C’est bien ce que je pensais, dit-elle.

— Quoi donc ? Des lances horriblement acérées en équilibre, prêtes à s’abattre ?

— Non.

— Une grille à pointes de fer pour embrocher… ?

— C’est un seau, dit Conina d’un ton égal avant de le faire tomber.

— Quoi ? D’huile bouillante, de poison… ?

— De blanc de chaux. Beaucoup de vieux blanc de chaux tout sec. » Conina sauta à terre.

« C’est ça, mon grand-père, fit Créosote. On ne s’ennuyait pas une seconde, avec lui.

— Ben, là, j’en ai assez, dit sèchement Conina qui pointa le doigt vers le bout du tunnel. Venez, vous deux. »

Ils se trouvaient à environ un mètre de la sortie quand Rincevent sentit un déplacement d’air au-dessus de lui. Conina le frappa dans le creux des reins et le propulsa dans la pièce attenante. Il roula en tombant par terre, et quelque chose lui entailla le pied en même temps qu’il entendait un choc assourdissant.

Tout le plafond, un bloc de pierre gigantesque d’un mètre vingt d’épaisseur, était tombé dans le conduit.

Rincevent rampa à travers le nuage de poussière et, d’un doigt tremblant, déchiffra l’inscription sur le côté du bloc.

« C’est pour rire », lut-il.

Il s’assit.

« Tout grand-papa, fit joyeusement Créosote, toujours une…»

Il croisa le regard de Conina, lequel avait la force d’un tuyau de plomb, et jugea plus sage de se taire.

Nijel émergea des nuages en toussant.

« Dites, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Tout le monde va bien ? Ça ne m’a pas fait ça, à moi. »

Rincevent chercha une réponse et ne trouva rien de mieux que : « Ah, non ? »

La lumière filtrait dans la pièce profonde par de toutes petites fenêtres pourvues de barreaux au ras du plafond. Il n’y avait aucun moyen de sortir, sauf à traverser les centaines de tonnes de pierre qui bloquaient le tunnel. Autrement dit, et comme aurait dit Rincevent, ils étaient bel et bien pris au piège. Il se détendit un brin.

Au moins, on ne pouvait pas rater le tapis volant. Il reposait, roulé, sur un bloc dressé au milieu de la salle. À côté se trouvait une petite lampe à huile brillante et – Rincevent tendit le cou – un petit anneau d’or. Il gémit. Une faible couronne octarine flottait au-dessus des trois articles et signalait leur caractère magique.

Lorsque Conina déroula le tapis, un certain de nombre de petits objets tombèrent par terre : un hareng de cuivre, une oreille en bois, quelques grosses paillettes carrées et une boîte en plomb renfermant une bulle de savon en conserve.

« Qu’est-ce que ça peut bien être, ces machins-là ? demanda Nijel.

— Ben, fit Rincevent, avant de vouloir manger le tapis, c’étaient sûrement des mites.

— Bon sang.

— C’est ce que vous autres, vous ne comprenez jamais, souffla Rincevent d’un air las. Vous vous figurez que la magie, il suffit de la prendre et de s’en servir, comme un… un…

— Un panais ? fit Nijel.

— Une bouteille de vin ? fit le Sériph.

— Quelque chose comme ça, dit Rincevent avec prudence avant de se ressaisir un peu et de poursuivre : Mais à la vérité, c’est… c’est…

— Pas comme ça ?

— Davantage comme une bouteille de vin ? fit le Sériph, plein d’espoir.

— C’est la magie qui se sert des gens, répondit vite Rincevent. Elle agit sur eux autant qu’ils agissent sur elle, comme qui dirait. On ne joue pas avec la magie sans en subir les effets. J’ai pensé qu’il valait mieux vous avertir.

— Comme une bouteille de vin, trancha Créosote, elle…

— … vous boit aussi, dit Rincevent. Alors reposez-moi cette lampe et cet anneau pour commencer, et par pitié ne frottez rien.

— Mon grand-père a bâti la fortune familiale grâce à eux, dit un Créosote nostalgique. Son oncle malfaisant l’avait enfermé dans une caverne, vous savez. Il a dû se débrouiller avec ce qu’il avait sous la main. Il ne possédait rien d’autre au monde qu’un tapis magique, une lampe magique, un anneau magique et une pleine grotte de joyaux.

— L’en a bavé, hein ? » fit Rincevent.

Conina étendit le tapis par terre. Il s’ornait d’un motif tarabiscoté de dragons dorés sur fond bleu. Des dragons extrêmement compliqués dotés de longues barbes, d’oreilles et d’ailes, l’air figés au milieu d’un mouvement, saisis en pleine transition d’un stade à un autre, comme si le métier qui les avait tissés avait plus de dimensions que les trois habituelles ; mais il y avait pire : si l’on regardait le motif assez longtemps, il devenait de dragons bleus sur fond doré, et on cédait à l’impression horrible qu’il suffirait d’essayer de voir les deux types de dragons à la fois pour se sentir le cerveau dégouliner par les oreilles.

Rincevent s’arracha avec peine à sa contemplation lorsqu’une explosion lointaine secoua le bâtiment.

« Comment ça marche ? » demanda-t-il.

Créosote haussa les épaules. « Je ne m’en suis jamais servi. J’imagine qu’il faut juste ordonner « en haut » et « en bas », des choses comme ça.

— Et pour voler à travers le mur ? »

Tous trois levèrent les yeux sur les murs du local, immenses, sombres et, surtout, solides.

« On pourrait essayer de s’asseoir dessus et de lui dire « monte », proposa Nijel. Et puis, avant de toucher le plafond, on dirait, ben… « arrête ». » Il réfléchit un instant et ajouta : « Si c’est le bon mot.

— Ou « tombe », fit Rincevent, ou « descends », « plonge », « chute », « coule ». Ou « pique ».

— « Dégringole », suggéra Conina, lugubre.

— Évidemment, dit Nijel, avec toute cette magie en liberté autour de nous, vous pourriez essayer de vous en servir.

— Ah… fit Rincevent, ben…

— Vous avez le mot MAJE écrit sur votre chapeau, fit observer Créosote.

— N’importe qui peut écrire n’importe quoi sur un chapeau, dit Conina. Vous n’allez pas croire tout ce que vous lisez.

— Hé, attendez une minute », fit violemment Rincevent.

Ils attendirent une minute.

Ils attendirent même dix-sept secondes de plus.

« Écoutez, c’est beaucoup plus dur que vous ne croyez, fit-il.

— Qu’est-ce que je vous disais ? lança Conina. Venez, on va creuser le mortier avec nos ongles. »

Rincevent la fit taire du geste, retira son chapeau, souffla ostensiblement la poussière de son étoile, s’en recoiffa, en rectifia le bord, se retroussa les manches, s’assouplit les doigts et paniqua.

Faute de mieux, il s’appuya contre la pierre.

Elle vibrait. Il ne s’agissait pas de secousses ; on aurait dit que la pulsation venait de l’intérieur du mur.

Ça ressemblait fort au tremblement qu’il avait ressenti à l’Université, juste avant l’arrivée du sourcelier. La pierre était indubitablement mécontente de quelque chose.

Il se glissa le long de la paroi et colla l’oreille contre le moellon suivant, un moellon plus petit, taillé en coin pour s’imbriquer dans l’angle du mur, pas un moellon imposant, ni un moellon remarquable, mais un moellon poids plume qui jouait son rôle pour le plus grand bien de l’ensemble de l’édifice. Lui aussi tremblait.

« Chhhut ! dit Conina.

— Je n’entends rien », fit Nijel à voix haute. Nijel était de ces gens à qui il suffit de dire : « Ne regarde pas tout de suite », pour qu’ils se démanchent aussitôt la tête comme une chouette sur une platine. De ces mêmes gens qui, lorsqu’on leur signale, disons, un crocus d’une variété rare à côté d’eux, se retournent distraitement et reposent le pied avec un vilain petit bruit mou. S’ils étaient perdus dans un désert dépourvu de pistes, le moyen de les retrouver serait de placer n’importe où sur le sable n’importe quoi de petit et fragile comme une chope ancienne de valeur, souvenir de famille depuis des générations, et de rappliquer en vitesse au premier craquement.

Bref.

« Justement ! Qu’est-ce qu’elle est devenue, la guerre ? »

Une petite cascade de mortier tomba du plafond sur le chapeau de Rincevent.

« Quelque chose agit sur les pierres, dit-il calmement. Elles essayent de se dégager.

— Il y en a tout un tas juste au-dessus de nous », observa Créosote.

Il y eut un crissement au plafond et un trait de lumière tomba. À la grande surprise de Rincevent il ne s’accompagna d’aucune mort par écrasement. Il y eut un autre grincement siliceux, et le trou s’agrandit. Les pierres tombaient vers l’extérieur, elles tombaient vers le haut.

« Je crois, dit-il, que ça vaudrait le coup d’essayer le tapis, maintenant. »

Le mur près de lui s’ébroua comme un chien et s’éloigna tranquillement ; Rincevent reçut plusieurs méchants coups de pierres au moment de l’envol.

Le quatuor atterrit sur le tapis dans une tempête de cailloux volants.

« Faut qu’on parte d’ici, dit Nijel, fidèle à sa réputation d’observateur-né.

— Attendez, fit Rincevent. Je vais dire…

— Pas vous, le coupa sèchement Conina qui s’agenouilla près de lui. Moi, je vais le dire. Je n’ai pas confiance en vous.

— Mais vous…

— La ferme », fit Conina. Elle flatta le tapis de la main.

« Tapis… vole », ordonna-t-elle.

Une pause.

« En l’air.

— Il ne comprend peut-être pas la langue, dit Nijel.

— Monte. Lévite. Grimpe.

— Ou il est peut-être, disons, sensible à une voix particulière…

— N’importe quoi. Vous parlez en l’air.

— Vous avez déjà essayé « en l’air », fit Nijel. Essayez « élève-toi ».

— Ou « bondis » », proposa Créosote. Plusieurs tonnes de dallage lui passèrent en trombe à deux centimètres de la tête.

« S’il avait dû répondre, il l’aurait déjà fait, non ? » dit Conina. L’atmosphère autour d’elle était épaisse de la poussière des pierres volantes qui s’écrasaient les unes contre les autres. Elle piétina le tapis.

« Décolle, saloperie de carpette ! Arrgh ! »

Un bout de corniche lui claqua sur l’épaule. Elle frotta la contusion d’un air irrité et se tourna vers Rincevent, assis les genoux sous le menton et le chapeau enfoncé sur la tête.

« Pourquoi ça ne marche pas ? demanda-t-elle.

— Vous ne dites pas les mots qu’il faut, répondit-il.

— Il ne comprend pas la langue ?

— La langue n’a rien à voir là-dedans. Vous avez négligé un détail capital.

— Alors ?

— Alors quoi ? renifla Rincevent.

— Écoutez, ça n’est pas le moment de le prendre de haut !

— Continuez donc vos essais, ne faites pas attention à moi.

— Faites-le voler ! »

Rincevent s’enfonça davantage le chapeau sur les oreilles.

« S’il vous plaît ? » fit Conina.

Le chapeau se releva un peu.

« On serait tous drôlement contents, dit Nijel.

— Allez, allez », dit Créosote.

Le chapeau se releva un peu plus. « Vous êtes bien sûrs ? fit Rincevent.

— Oui ! »

Le mage s’éclaircit la gorge. « Descends », ordonna-t-il.

Le tapis décolla et resta suspendu, en attente, à un mètre au-dessus de la poussière.

« Comment vous… commença Conina, mais Nijel l’interrompit :

— Les mages sont instruits du savoir cabalistique, c’est sûrement ça, dit-il. Sans doute que le tapis obéissait à un jahar, il doit faire le contraire de tout ce qu’on lui demande. Vous pouvez lui dire de monter plus haut ?

— Oui, mais je ne le ferai pas », répliqua Rincevent. Le tapis plana lentement en avant et, comme il arrive si souvent dans ces cas-là, un bloc de maçonnerie vint rouler et rebondir exactement là où il s’étendait une minute plus tôt.

L’instant suivant ils se retrouvaient à l’air libre et laissaient la tempête de pierres derrière eux.

Le palais se démolissait tout seul, et les morceaux s’élevaient en entonnoir, comme une éruption volcanique inversée. La tour sourcelière avait entièrement disparu, mais les pierres voltigeaient vers l’emplacement qu’elle avait occupé et…

« Ils bâtissent une nouvelle tour ! dit Nijel.

— À partir de mon palais, en plus, fit Créosote.

— Le chapeau a gagné, dit Rincevent. C’est pour ça qu’il bâtit sa propre tour. C’est un genre de réaction. Les mages ont toujours eu la manie d’en bâtir autour d’eux, comme les… Comment vous appelez ces trucs qu’on trouve au fond des rivières ?

— Des grenouilles.

— Des cailloux.

— Des gangsters malchanceux.

— Des porte-faix, voilà, dit Rincevent. Quand un mage se prépare à se battre, la première chose qu’il fait toujours, c’est de construire une tour.

— Elle est très grande », remarqua Nijel.

Rincevent opina, la mine sombre.

« On va où ? » demanda Conina.

Rincevent haussa les épaules.

« Ailleurs », répondit-il.

Le mur extérieur du palais passa juste sous eux. Alors qu’ils le survolaient, il se mit à trembler et des petites briques opérèrent un virage vers la tempête de cailloux volants qui bourdonnait à la périphérie de la nouvelle tour.

Conina n’y tint plus : « D’accord. Comment vous avez décidé le tapis à voler ? Est-ce qu’il fait vraiment le contraire de ce qu’on lui ordonne ?

— Non. J’ai seulement fait attention à certains détails capitaux d’ordre laminaire et spatial.

— Là, je m’y perds, reconnut-elle.

— Vous le voulez en langage de Béotien ?

— Oui.

— Vous l’aviez posé par terre à l’envers », dit Rincevent.

Conina resta un moment parfaitement immobile. Puis elle fit : « Je dois dire que c’est très confortable. C’est la première fois que je vole en tapis.

— Moi, c’est la première fois que j’en pilote un, dit Rincevent d’un air distrait.

— Vous vous en sortez très bien.

— Merci.

— Vous disiez que l’altitude vous faisait peur.

— Me terrifie.

— Ça ne se voit pas.

— Je n’y pense pas. »

Rincevent se retourna et regarda la tour derrière eux. Elle avait beaucoup grandi en l’espace d’une minute, son sommet fleurissait d’un enchevêtrement de tourelles et de créneaux. Un essaim de tuiles la survolait ; chacune fondait en piqué et se plaçait avec un claquement, comme des abeilles de céramiques dans un bombardement aérien. Elle était incroyablement haute : les pierres à la base auraient dû s’écraser sous le poids sans la magie qui crépitait à l’intérieur.

Voilà, c’en était fini de la magie organisée. Deux mille ans de paix jetés aux orties, les tours s’élevaient une fois de plus et toute cette nouvelle magie brute en liberté allait faire du dégât. Sans doute à l’univers. Une magie excessive risque d’enrouler le temps et l’espace autour d’elle, et ça n’annonçait rien de bon pour quiconque s’était habitué à des trucs comme les effets qui suivent des machins comme les causes.

Et, bien sûr, impossible d’expliquer ça à ses compagnons. Ils n’avaient pas l’air de bien saisir certaines notions ; en particulier, ils n’arrivaient pas à comprendre celle d’un sort inéluctable. Ils souffraient de l’illusion terrible qu’on pouvait faire quelque chose. Ils semblaient prêts à modeler le monde à leur idée ou à mourir dans l’entreprise, et l’ennui quand on meurt dans l’entreprise, c’est qu’on meurt dans l’entreprise.

L’organisation de l’ancienne Université avait pour elle de maintenir une sorte de paix entre les mages qui se supportaient aussi facilement que des chats dans un sac, et maintenant qu’on avait retiré les gants quiconque voudrait intervenir allait se faire sérieusement griffer. Il ne s’agissait plus de la bonne vieille magie un peu tarte ; il s’agissait d’une guerre thaumaturgique, incandescente, destructrice.

Rincevent n’était pas très fort en précognition, à la vérité il avait déjà du mal à voir dans le présent. Mais il savait avec une certitude accablée que dans un avenir tout proche, mettons dans les trente secondes, quelqu’un allait dire : « Il y a sûrement quelque chose à faire, non ? »

Sous eux défila le désert qu’éclairaient les rayons rasants du soleil couchant.

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