– Mon cher chanoine, mon vieil ami, conclut l’abbé Demange, que vous dire encore? Il m’est difficile de tenir aujourd’hui vos scrupules pour légitimes, et néanmoins ce désaccord me pèse… Je dirais volontiers que votre finesse s’exerce ici sur des riens, si je ne connaissais assez votre prudence et votre fermeté… Mais c’est donner beaucoup d’importance à un jeune prêtre mal léché. L’abbé Menou-Segrais ramena frileusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers l’âtre sans répondre. Puis il dit après un long silence, et non pas sans une malice secrète qui fit un instant briller ses yeux:
– De tous les embarras de l’âge, l’expérience n’est pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parlez n’eût jamais grandi aux dépens de la fermeté. Sans doute, il n’y a pas de terme aux raisonnements et aux hypothèses, mais vivre, d’abord, c’est choisir. Avouez-le, mon ami: les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque.
– Comme je vous retrouve! dit tendrement l’abbé Demange; que votre cœur a peu changé! Il me semble que je vous écoute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous discutiez l’histoire des mystiques bénédictins – sainte Gertrude, sainte Meltchilde, sainte Hildegarde… – avec le pauvre P. de Lantivy. Vous souvenez-vous? «Que me parlez-vous du troisième état mystique? vous disait-il… De tous ces messieurs, vous êtes, d’abord, le plus friand au réfectoire et le mieux vêtu!»
– Je me souviens, dit le curé de Campagne… Et tout à coup sa voix si calme eut un imperceptible fléchissement. Tournant la tête avec peine, dans l’épaisseur des coussins, vers la grande pièce déjà pleine d’ombres, et montrant d’un regard les meubles chéris:
– Il fallait s’échapper, dit-il. Il faut toujours s’échapper.
Mais aussitôt sa voix se raffermit et, de ce même ton d’impertinence dont il aimait à se railler lui-même, à déconcerter sa grande âme, il ajouta:
– Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goût de la liberté.
– Revenons à notre protégé, dit soudain l’abbé Demange, avec brusquerie, et sans d’abord oser lever les yeux sur son vieil ami. Je dois vous quitter à cinq heures. Je le reverrais volontiers.
– À quoi bon? répondit tranquillement l’abbé Menou-Segrais. Nous l’avons bien vu assez pour un jour! Il a crotté mon pauvre vieux Smyrne, et failli briser les pieds de la chaise qu’il a choisie la plus précieuse et la plus fragile, avec son ordinaire à-propos… Que vous faut-il de plus? Voulez-vous encore le peser, le toiser comme un conscrit?… Voyez-le, d’ailleurs, si cela vous plaît. Dieu sait pourtant quel souci me donne, au long d’une semaine, à travers mes bibelots si sottement aimés, ce grand pataud tout en noir!
Mais l’abbé Demange connaît trop le compagnon de sa jeunesse pour s’étonner de son humeur. Jadis, jeune secrétaire particulier de Mgr de Targe, il n’a rien ignoré de certaines épreuves qu’a surmontées, une par une, le clair et lucide génie de l’abbé Menou-Segrais. Un esprit d’indépendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrésistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruauté, rendue plus sensible aux délicats par le raffinement de la courtoisie, le dédain des solutions abstraites, un goût très vif de la spiritualité la plus haute, mais difficile à satisfaire par la seule spéculation, éveillèrent d’abord la méfiance de l’évêque. L’influence discrète du jeune Demange, et surtout l’irréprochable distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire à la cathédrale, lui valurent trop tard les bonnes grâces de celui qui se laissait appeler volontiers le dernier prélat gentilhomme, et qui mourut l’année suivante, laissant à Mgr Papouin, candidat favori du ministre des cultes, une succession délicate. L’abbé Menou-Segrais fut d’abord poliment tenu à l’écart, puis franchement disgracié après le premier échec, aux élections législatives, du député libéral pour lequel il avait sans doute montré peu de zèle. Le triomphe du docteur radical Gallet porta le dernier coup à cette carrière sacerdotale. Nommé à la cure, d’ailleurs enviée, de Campagne, il se résigna dès lors à servir paisiblement la paix religieuse dans le diocèse, les deux partis ayant accoutumé de s’entendre à ses dépens, tour à tour dénoncé par le ministre et désavoué par l’évêque. Ce jeu l’amusait, et il en goûtait mieux que personne l’agréable balancement.
Héritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entière à ses nièces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilé qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mœurs de la cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins médisant, habile à faire parler chacun, tâtant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire – puis le premier à demander le silence, à l’imposer, – toujours admirable de tact et de spirituelle dignité, convive exquis, gourmand par politesse, bavard à l’occasion par condescendance et charité, si parfaitement poli que les simples curés de son doyenné, pris au piège, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agréable et sûr, d’une perspicacité sans tranchant, tolérant par goût, même sceptique, et peut-être un peu suspect.
– Mon ami, répondit doucement l’abbé Demange, je vous vois venir; vous tournez contre votre vicaire un coup qui m’était destiné. Secrètement, vous m’accusez d’incompréhension, de parti pris, que sais-je? Arrière-pensée bien charitable un jour de Noël, et contre un pauvre compagnon mis à la retraite qui fera trois lieues ce soir avant de retrouver son lit, et pour l’amour de vous! Suis-je vraiment capable Je juger légèrement d’un scrupule que vous m’avez confié?… Mais, comme jadis, votre conviction veut tout forcer, emporte d’assaut les gens; vous y mettez seulement plus de grâces… Vous me sommez de statuer, et les éléments dont je dispose…
– Qui vous parle d’éléments! interrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas une enquête et des dossiers? Quand il s’agit de gagner ou de perdre une bataille, on manœuvre avec ce qu’on a sous la main. Je ne vous ai pas appelé tout le temps que j’ai moi-même pesé le pour et le contre, mais dès lors que ma certitude…
– Bref, vous attendez de moi que je vous approuve?
– Exactement, répondit le vieux prêtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, et ma vertu est si petite, ma vieillesse si lâche, je suis si bêtement attaché à mes habitudes, à mes manies, à mes infirmités même, que j’ai grand besoin, à l’instant décisif, du regard et de la voix d’un ami. Vous m’avez donné l’un et l’autre. Tout va bien. Le reste me regarde.
– Ô tête obstinée! fit l’abbé Demange. Vous voudriez me faire taire. Quand je serai de nouveau loin de vous, cette nuit même, je prierai à vos intentions, en aveugle, et je n’aurai jamais prié de si bon cœur. En attendant, devriez-vous me battre, je résumerai, pour le repos de ma conscience, notre entretien; j’en chercherai la conclusion. Laissez-moi dire! Laissez-moi dire! s’écria-t-il sur un geste d’impatience du curé de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. J’en étais aux éléments du dossier. J’y retourne. Sans doute, je n’attache pas beaucoup d’importance aux notes du séminaire…
– À quoi bon y revenir? dit l’abbé Menou-Segrais. Elles sont médiocres, franchement médiocres, mais Dieu sait dans quel sens, et si c’est la médiocrité de l’élève qu’elles prouvent, ou du maître!… Voici néanmoins le passage d’une lettre de Mgr Papouin, que je ne vous ai point lue… Ayez seulement l’obligeance de me donner mon portefeuille – là, au coin de mon bureau – et d’approcher un peu la lampe.
Il parcourut d’abord la feuille du regard, en souriant, la tenant tout près de ses yeux myopes.
Je n’ose vous proposer, commença-t-il, je n’ose vous proposer le seul qui me reste, ordonné depuis peu, dont M. l’archiprêtre, à qui je l’ai donné, ne sait que faire, plein de qualités sans doute, mais gâtées par une violence et un entêtement singuliers, sans éducation ni manières, d’une grande piété plus zélée que sage, pour tout dire encore assez mal dégrossi. Je crains qu’un homme tel que vous (ici un petit trait d’usage, d’ironie épiscopale)… je crains qu’un homme tel que vous ne puisse s’accommoder d’un petit sauvage qui, vingt fois le jour, vous offensera malgré lui.
– Qu’avez-vous répondu? demanda l’abbé Demange?
– À peu près ceci: s’accommoder n’est rien, Monseigneur; il suffit que j’en puisse tirer parti, ou quelque chose d’approchant.
Il parlait sur le ton d’une déférence malicieuse, et son beau regard riait, avec une tranquille audace.
– Enfin, dit le vieux prêtre impatient, de votre propre aveu, le bonhomme répond au signalement qu’on vous en avait donné?
– Il est pire, s’écria le doyen de Campagne, mille fois pire! D’ailleurs, vous:’avez vu. Sa présence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certainement. Je vous fais juge: les pluies d’automne, le vent d’équinoxe qui réveille mes rhumatismes, le poêle surchauffé qui sent le suif bouilli, les semelles crottées des visiteurs sur mes tapis, les feux de salve des battues d’arrière-saison, c’est déjà bien assez pour un vieux chanoine. À mon âge, on attend le bon Dieu en espérant qu’il entrera sans rien déranger, un jour de semaine… Hélas! ce n’est pas le bon Dieu qui est entré, mais un grand garçon aux larges épaules, d’une bonne volonté ingénue à faire grincer des dents, plus assommant encore d’être discret, de dérober ses mains rouges, d’appuyer prudemment ses talons ferrés, d’adoucir une voix faite pour les chevaux et les bœufs… Mon petit setter le flaire avec dégoût, ma gouvernante est lasse de détacher ou de ravauder celle de ses deux soutanes qui garde un aspect décent… D’éducation, pas l’ombre. De science, guère plus qu’il n’en faut pour lire passablement le bréviaire. Sans doute, il dit sa messe avec une piété louable, mais si lentement, avec une application si gauche, que j’en sue dans ma stalle, où il fait pourtant diablement froid! Au seul penser d’affronter en chaire un public aussi raffiné que le nôtre, il a paru si malheureux que je n’ose le contraindre, et continue de mettre à la torture ma pauvre gorge. Que vous dire encore? On le voit courir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chemineau, prêter la main aux charretiers, dans l’illusion d’enseigner à ces messieurs un langage moins offensant pour la majesté divine, et son odeur, rapportée des étables, incommode les dévotes. Enfin, je n’ai pu lui apprendre encore à perdre avec bonne grâce une partie de tric-trac. À neuf heures, il est déjà ivre de sommeil, et je dois me priver de ce divertissement… Vous en faut-il encore? Est-ce assez?
– Si c’est là les grandes lignes de vos rapports à l’évêché, conclut simplement l’abbé Demange, je le plains.
Le sourire du doyen de Campagne s’effaça aussitôt et son visage – toujours d’une extrême mobilité – se glaça.
– C’est moi qu’il faut plaindre, mon ami… dit-il.
Sa voix eut un tel accent d’amertume, d’espérance inassouvie qu’elle exprima d’un coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitée par la majesté de la mort.
L’abbé Demange rougit.
– Est-ce si grave, mon ami? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur d’amitié exquise. Je crains de vous avoir blessé, sans toutefois savoir comment. Mais déjà M. Menou-Segrais:
– Me blesser, moi? s’écria-t-il. C’est moi qui sottement vous fais de la peine. Ne mêlons pas nos petites affaires à celles de Dieu.
Il se recueillit une minute sans cesser de sourire.
– J’ai trop d’esprit; cela me perd. J’aurais mieux à faire que vous proposer des énigmes, et m’amuser de votre embarras. Ah! mon ami, Dieu nous propose aussi des énigmes… Je menais une vie tranquille, ou plutôt je l’achevais tout doucement. Depuis que ce lourdaud est entré ci-dedans, il tire tout à lui sans y songer, ne me laisse aucun repos. Sa seule présence m’oblige à choisir. Oh! d’être sollicité par une magnifique aventure quand le sang coule si rare et si froid, c’est une grande et forte épreuve.
– Si vous présentez les choses ainsi, dit l’abbé Demange, je vous dirai seulement: votre vieux camarade réclame sa part de votre croix.
– Il est trop tard, continua le curé de Campagne, toujours souriant. Je la porterai seul.
– … Mais à vous dire vrai, en conscience, reprit l’abbé Demange, je n’ai rien vu dans ce jeune prêtre qui vaille de jeter dans le trouble un homme tel que vous. Ce que j’en ai appris m’embarrasse sans me persuader. L’espèce est commune de ces vicaires au zèle indiscret, faits pour d’autres travaux plus durs, et qui, dans les premières années de leur sacerdoce, gaspillent un excès de forces physiques que la contrainte du séminaire…
– N’ajoutez rien! s’écria en riant M. Menou-Segrais; je sens que je vais vous détester. Doutez-vous que je me sois déjà proposé cette objection? J’ai tâché, bon gré, mal gré, de me payer d’une telle monnaie. On ne se soumet pas sans lutte à une force supérieure dont on ne trouve pas le signe en soi, qui vous reste étrangère. La brutalité me rebute, et je serais le dernier à me laisser prendre à un appât si grossier. Certes, je ne suis pas une femmelette! Nous avons été rudes en notre temps, mon ami, bien que les sots n’en aient rien su… Mais il y a ici autre chose.
Il hésita, et lui aussi, ce vieux prêtre, il rougit.
– Je ne prononcerai pas le mot; je craindrais, de vous, je ne sais quoi qui, par avance, me serre le cœur. Oh! mon ami, j’étais en repos; je me résignais; la résignation m’était douce. Je n’ai jamais désiré les honneurs; mon goût n’est pas de l’administration, mais du commandement. J’aurais souhaité qu’on voulût bien m’utiliser. N’importe; c’était fini; j’étais trop las. Une certaine bassesse intellectuelle, la méfiance ou la haine du grand que ces malheureux appellent prudence m’avaient rempli d’amertume. J’ai vu poursuivre l’homme supérieur comme une proie; j’ai vu émietter les grandes âmes. Néanmoins j’ai l’horreur de la confusion, du désordre, le sens de l’autorité, de la hiérarchie. J’attendais qu’un de ces méconnus dépendît de moi, que j’en fusse comptable à Dieu. Cela m’avait été refusé; je n’espérais plus. Et soudain… quand la force me va manquer…
– La déception vous sera cruelle, dit lentement l’abbé Demange. D’un autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hélas! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais à demi. Vous bouleverserez votre vie, et, je le crains, celle d’un pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre… Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux.
Il fit un geste d’abandon, marquant son désir de clore un singulier entretien. L’abbé Menou-Segrais le comprit.
– L’heure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis désolé que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de Noël… Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je l’ai fait emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement d’y veiller.
Il s’interrompit tout à coup. Les deux vieux prêtres se regardèrent en silence. On entendit sur la route un pas égal et pesant.
– Excusez-moi, fit enfin le curé de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrère d’Heudeline a terminé les confessions, et si tout est prêt pour la cérémonie de cette nuit… Voulez-vous seulement me prêter votre bras? Nous allons traverser la salle et j’irai vous mettre en voiture.
Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut.
– Priez M. Donissan de venir prendre congé de M. l’abbé Demange, dit-il sèchement.
– Monsieur l’abbé, bégaya-t-elle, je pense… Je pense que M. l’abbé ne peut guère…, au moins pour l’instant…
– Ne peut guère?
– C’est-à-dire… les couvreurs… Enfin, les couvreurs parlaient de laisser l’ouvrage en plan…, de revenir après les fêtes du nouvel an.
– Notre clocher a besoin de réparations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli céder, aux pluies d’automne; j’ai dû faire appel à l’entrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expérience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan…
Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le même ton:
– Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien…
– M. Donissan, reprit-il dès que la vieille femme eut disparu, m’a demandé la permission de prêter la main… Oh! il ne la prête pas à demi! Je l’ai vu, la semaine dernière, un matin, au haut des échelles, sa pauvre culotte collée aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres à travers les rafales, et visiblement plus à l’aise sur son perchoir que dans sa stalle du grand séminaire, un jour d’examen trimestriel… Il a sans doute recommencé aujourd’hui.
– Pourquoi l’appelez-vous? dit l’abbé Demange. Pourquoi l’humilier? À quoi bon!
L’abbé Menou-Segrais éclata de rire et, posant la main sur le bras de son ami:
– J’aime à vous confronter, fit-il. J’aime à vous voir face à face. J’y mets probablement un peu de malice. Mais c’est la dernière fois peut-être, et d’ailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment très vif et très tendre, que je vous dois, de la miséricorde de Dieu, de sa divine suavité. Qu’elle est donc forte et subtile, qu’elle embrasse donc étroitement la nature, cette grâce qui par une voie si différente, sans les contraindre, rassemble doucement vos deux âmes à l’unité, à la réalité d’un seul amour! Que la ruse du diable paraît vaine, en somme, dans sa laborieuse complication!
– Je le crois avec vous, dit l’abbé Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraîtra bien commun. Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi – n’étaient certaines destinées singulières – j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face et il apparaît à tous frais et souriant… Je sais que vous m’opposerez sans doute l’exemple de votre protégé…
– Me voici, monsieur le chanoine, dit derrière eux une voix basse et forte. Ils se retournèrent en même temps. Celui qui fut depuis le curé de Lumbres était là debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongée par son ombre, parut d’abord immense, puis, brusquement, – la porte lumineuse refermée, – petite, presque chétive. Ses gros souliers ferrés, essuyés en hâte, étaient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblés d’éclaboussures et ses larges mains, passées à demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pâleur contrastait avec la rougeur hâlée du cou, ruisselait de sueur et d’eau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le désordre, ou plutôt l’aspect presque sordide de ses vêtements journaliers, était rendu plus remarquable encore par la singulière opposition d’une douillette neuve, raide d’apprêt, qu’il avait glissée avec tant d’émotion qu’une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongé du chanoine et de son hôte achevât de le déconcerter, soit qu’il eût entendu – à ce que pensa plus tard le doyen de Campagne – les derniers mots prononcés par M. Demange, son regard, naturellement appuyé ou même anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, d’humilité si déchirante, que le visage grossier en parut, tout à coup, resplendir.
– Vous ne deviez pas vous déranger, dit avec pitié M. Demange. Je vois que vous ne perdez pas votre temps, que vous ne boudez pas à la besogne… Je suis néanmoins content d’avoir pu vous dire adieu.
Ayant fait un signe amical de la tête, il se détourna aussitôt, avec une indifférence sans doute affectée. Le chanoine le suivit vers la porte. Ils entendirent, dans l’escalier, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que d’habitude, peut-être… Dehors, le cocher, transi de froid, faisait claquer son fouet.
– Je suis fâché de vous quitter si tôt, dit l’abbé Demange, sur le seuil. Oui, j’aurais aimé, j’aurais particulièrement aimé passer cette nuit de Noël avec vous. Cependant, je vous laisse à plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n’a pas grand-chose à apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau! Et quel Enfant!… Tout à l’heure, le monde commence.
Ils descendaient le petit perron côte à côte. L’air était sonore jusqu’au ciel. La glace craquait dans les ornières.
– Tout est à commencer, toujours!
– Jusqu’à la fin, dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inexprimable tristesse.
Le tranchant de la bise rougissait ses joues, cernait ses yeux d’une ombre bleue, et son compagnon s’aperçut qu’il tremblait de froid.
– Est-ce possible! s’écria-t-il. Vous êtes sorti sans manteau et tête nue, par une telle nuit!
Mieux qu’aucune parole, en effet, cette imprudence du curé de Campagne marquait un trouble infini. Et à la plus grande surprise encore de l’abbé Demange – ou, pour mieux dire, à son indicible étonnement – il vit, pour la première fois, pour une première et dernière fois, une larme glisser sur le fin visage familier.
– Adieu, Jacques, dit le doyen de Campagne, en s’efforçant de sourire. S’il y a des présages de mort, un manquement si prodigieux à mes usages domestiques, un pareil oubli des précautions élémentaires est un signe assez fatal…
Ils ne devaient plus se revoir.
L’abbé Donissan ne rentra que fort tard dans la nuit. Longtemps l’abbé Menou-Segrais, un livre à la main qu’il ne lisait point, entendit le pas régulier du vicaire, marchant de long en large à travers sa chambre. «L’heure ne saurait tarder, songeait le vieux prêtre, d’une explication capitale.» Il ne doutait pas que cette explication fût nécessaire, mais il avait jusqu’alors dédaigné de la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune prêtre le bénéfice et l’embarras tout ensemble d’un exorde décisif… Les derniers bruits s’étaient tus, hors ce pas monotone dans l’épaisseur du mur. «Pourquoi cette nuit plutôt que demain, ou plus tard? pensait l’abbé Menou-Segrais. La visite de l’abbé Demange a peut-être agacé mes nerfs.» Néanmoins, plus forte et pressante qu’aucune raison, la prévision d’un événement singulier, inévitable, l’agitait d’une attente dont chaque minute augmentait l’anxiété. Tout à coup la porte du couloir grinça.
Une main frappa deux coups. L’abbé Donissan parut.
– Je vous attendais, mon ami, dit simplement l’abbé Menou-Segrais.
– Je le savais, répondit l’autre d’une voix humble.
Mais il se redressa aussitôt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout d’un trait:
– Je dois solliciter de Monseigneur mon rappel à Tourcoing. Je voudrais vous supplier d’appuyer ma demande, sans rien cacher de ce que vous savez de moi, sans m’épargner en rien.
– Un moment… un moment…, interrompit l’abbé Menou-Segrais. Je dois solliciter, dites-vous? Je dois… pourquoi devez-vous?
– Le ministère paroissial, reprit l’abbé du même ton, est une charge au-dessus de mes forces. C’était l’avis de mon supérieur; je sens bien aussi que c’est le vôtre. Ici même, je suis un obstacle au bien. Le dernier paysan du canton rougirait d’un curé tel que moi, sans expérience, sans lumières, sans véritable dignité. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espérer suppléer jamais à ce qui me manque?
– Laissons cela, interrompit le doyen de Campagne, laissons cela; je vous entends. Vos scrupules sont sans doute justifiés. Je suis prêt à demander votre rappel à Monseigneur, mais l’affaire n’en est pas moins délicate. On vous demandait ici, en somme, peu de chose. C’est trop encore, dites-vous?
L’abbé Donissan baissa la tête.
– Ne faites pas l’enfant! s’écria le doyen. Je vais sans doute vous paraître dur; je dois l’être. Le diocèse est trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile.
– Je l’avoue, balbutia le pauvre prêtre avec effort… En vérité, je ne sais encore… Enfin j’avais fait le projet… de trouver… de trouver dans un couvent une place, au moins provisoire…
– Un couvent!… Vos pareils, monsieur, n’ont que ce mot à la bouche. Le clergé régulier est l’honneur de l’Église, monsieur, sa réserve. Un couvent! Ce n’est pas un lieu de repos, un asile, une infirmerie!
– Il est vrai…, voulut dire l’abbé Donissan, mais il ne fit entendre qu’un bredouillement confus. Les joues écarlates, que l’extrême émotion n’arrivait pas à pâlir, tremblaient. C’était le seul signe extérieur d’une inquiétude infinie. Et même sa voix se raffermit pour ajouter:
– Alors, que veut-on que je fasse?
– Que veut-on? répondit le doyen de Campagne, voici le premier mot de bon sens que vous ayez prononcé. Vous avouant incapable de guider et de conseiller autrui, comment seriez-vous bon juge dans votre propre cause? Dieu et votre évêque, mon enfant, vous ont donné un maître: c’est moi.
– Je le reconnais, dit l’abbé, après une imperceptible hésitation… Je vous supplie cependant…
Il n’acheva pas. D’un geste impérieux, le doyen de Campagne lui imposait déjà silence. Et il regardait avec une curiosité pleine d’effroi ce vieux prêtre, à l’ordinaire si courtois, tout à coup roidi, imperturbable, le regard si dur.
– L’affaire est grave. Vos supérieurs vous ont laissé recevoir les Saints Ordres; je pense que leur décision n’a pas été prise légèrement. D’autre part, cette incapacité dont vous faisiez l’aveu tout à l’heure…
– Permettez-moi, interrompit de nouveau le malheureux prêtre, de la même voix sans timbre… Mon Dieu!… je ne suis pas absolument incapable d’aucun travail apostolique, proportionné à mon intelligence et à mes moyens. Ma santé physique heureusement…
Il se tut, honteux d’opposer à tant d’éloquentes raisons un argument si misérable, dans sa naïveté sublime.
– La santé est un don de Dieu, répliqua gravement l’abbé Menou-Segrais. Hélas! j’en sais le prix mieux que vous. La force qui vous a été départie, votre adresse même à certains travaux manuels, c’était là sans doute le signe d’une vocation moins haute, où la Providence vous appelait… Est-il jamais trop tard pour reconnaître, guidé par de sûrs avis, une erreur involontaire?… Devrez-vous tenter une nouvelle expérience… ou bien… ou bien…
– Ou bien?… osa demander l’abbé Donissan.
– Ou bien retourner à votre charrue? conclut le doyen d’un ton sec… Encore un coup, notez bien que je pose aujourd’hui la question sans y répondre. Vous n’êtes point, grâce à Dieu, de ces jeunes gens impressionnables qu’une parole un peu nette terrorise sans profit. Vous n’êtes menacé d’aucun vertige. Et, pour moi, j’ai fait mon devoir, bien qu’avec une apparente cruauté.
– Je vous remercie, reprit doucement l’abbé, d’une voix singulièrement raffermie. Depuis le début de cet entretien, Dieu m’a donné la force d’entendre de votre bouche des vérités bien dures. Pourquoi ne m’assisterait-il pas jusqu’au bout? C’est moi qui vous supplie de répondre à la question que vous avez posée. Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps?
– Mon Dieu… murmura l’abbé Menou-Segrais, pris de court… J’avoue que quelques semaines de réflexion… J’aurais voulu vous laisser le loisir…
– À quoi bon, si je ne dois pas être juge dans ma propre cause et, en vérité, je ne puis l’être. C’est votre avis que je veux entendre, et le plus tôt sera le mieux.
– Il est possible que vous soyez prêt à l’entendre, mon ami, mais non pas sans doute à vous y conformer sans réserves, répliqua le doyen de Campagne avec une brutalité forcée. Dans un tel cas, provoquer ce qu’on redoute est moins signe de courage que de faiblesse.
– Je le sais, je l’avoue! s’écria l’abbé Donissan, vous ne vous trompez pas. Vous voyez clair en moi. C’est à votre charité que je fais appel… ah! monsieur, non pas même à votre charité, à votre pitié, pour me porter le dernier coup. Ce coup reçu, je le sens, je suis sûr que je trouverai la force nécessaire… Il n’y a pas d’exemple que Dieu n’ait relevé un misérable tombé à terre…
L’abbé Menou-Segrais le toisa d’un regard aigu.
– Êtes-vous si sûr que ma conviction soit faite, dit-il, et qu’il ne me reste aucun doute dans l’esprit?
L’abbé Donissan secoua la tête.
– Il ne faut pas longtemps pour juger un homme tel que moi, fit-il, et vous voulez seulement me ménager. Au moins, laissez-moi le mérite, devant Dieu, d’une obéissance entière, absolue: ordonnez! commandez! Ne me laissez pas dans le trouble!
– Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, après un silence: je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, éclairées même. Je comprends votre impatience à vaincre la nature d’un coup décisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut être une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaître l’arrêt, soit. L’exécuterez-vous?
– Je le crois, répondit l’abbé d’une voix sourde. Et, d’ailleurs, serai-je jamais mieux préparé que cette nuit à recevoir et porter une croix? Il est temps. Croyez-moi, mon Père, il est temps. Je ne suis pas seulement un prêtre ignorant, grossier, impuissant à se faire aimer. Au petit séminaire, je n’étais qu’un élève médiocre. Au grand séminaire, allez, j’ai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charité du P. Delange pour convaincre les directeurs de m’admettre au diaconat… Intelligence, mémoire, assiduité même, tout me manque… Et cependant… Il hésita, mais sur un signe de l’abbé Menou-Segrais:
– Et cependant, continua-t-il avec effort, je n’ai pu vaincre encore tout à fait une obstination… un entêtement… Le juste mépris d’autrui réveille en moi… des sentiments si âpres… si violents… Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires…
Il s’arrêta, comme effrayé d’en avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singulière. Il conclut d’une voix suppliante, presque désespérée:
– Ainsi ne remettez pas à plus tard… Il est temps… Cette nuit, je vous assure… Vous ne pouvez pas savoir…
L’abbé Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prêtre, cette fois, pâlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenêtre, appuyé sur sa canne, l’air absorbé. Puis, se redressant tout à coup:
– Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche… J’ai dû vous paraître brutal, je vais l’être de nouveau. Il ne m’en coûterait pas beaucoup de tourner ceci de cent manières: j’aime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains… Dans quelles mains? Le savez-vous?
– Je vous en prie… murmura l’abbé, d’une voix tremblante.
– Je vais vous l’apprendre: vous venez de vous mettre entre les mains d’un homme que vous n’estimez pas.
Le visage de l’abbé Donissan était d’une pâleur livide.
– Que vous n’estimez pas, répéta l’abbé Menou-Segrais. La vie que je mène ici, est en apparence celle d’un laïque bien tenté. Avouez-le! Ma demi-oisiveté vous fait honte. L’expérience dont tant de sots me louent est à vos yeux sans profit pour les âmes, stérile. J’en pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits ménagements de politesse mondaine ne sont rien: ai-je bien exprimé votre sentiment?
Aux premiers mots de cette étrange confession, l’abbé Donissan avait osé lever sur le terrible vieux prêtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus.
– J’exige une réponse, continua l’abbé Menou-Segrais, je l’attends de votre obéissance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me récuser. Je puis être votre juge en cette affaire: je ne serai point votre tentateur. À la question que j’ai posée, répondez simplement par oui ou par non.
– Je dois répondre oui, répliqua tout à coup l’abbé Donissan, d’un air calme… L’épreuve que vous m’imposez est bien dure: je vous prie de ne pas la prolonger.
Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et c’est à peine si l’abbé Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcés à voix basse. Le malheureux prêtre se reprochait avidement son timide appel à la pitié comme une faiblesse. Après un court débat intérieur, il continua cependant:
– J’ai répondu par obéissance, et je ne devrais plus sans doute qu’attendre et me taire… mais… mais je ne puis… Dieu n’exige pas que je vous laisse croire… En conscience, c’était là une pensée… un sentiment involontaire… Je ne parle pas ainsi, reprit-il d’un ton plus ferme, pour me justifier: mon mauvais esprit vous est maintenant connu… Ainsi la Providence me découvre à vous tout entier… Et maintenant… Et maintenant…
Ses mains cherchèrent une seconde un appui, ses longs bras battant le vide. Puis ses genoux fléchirent, et il tomba tout d’une pièce, la face en avant.
– Mon petit enfant! s’écria l’abbé Menou-Segrais, avec l’accent d’un véritable désespoir.
Il traîna maladroitement le corps inerte jusqu’au pied du divan, et d’un grand effort l’y fit basculer. Au milieu des coussins de cuir roux, la tête osseuse était maintenant d’une pâleur livide.
– Allons… allons… murmurait le vieux doyen, en s’efforçant de déboutonner la soutane de ses doigts raidis par la goutte; mais l’étoffe usée céda la première. Par l’échancrure du col la rude toile de la chemise apparut, tachée de sang.
Déjà la large et profonde poitrine s’abaissait et se soulevait de nouveau. D’un geste brusque, le doyen la découvrit.
– Je m’en doutais, fit-il avec un douloureux sourire.
Des aisselles à la naissance des reins, le torse était pris tout entier dans une gaine rigide du crin le plus dur, grossièrement tissé. La mince lanière qui maintenait par devant l’affreux justaucorps était si étroitement serrée que l’abbé Menou-Segrais ne la dénoua pas sans peine. La peau apparut alors, brûlée par l’intolérable frottement du cilice comme par l’application d’un caustique; l’épiderme détruit par places, soulevé ailleurs en ampoules de la largeur d’une main, ne faisait plus qu’une seule plaie, d’où suintait une eau mêlée de sang. L’ignoble bourre grise et brune en était comme imprégnée. Mais d’une blessure au pli du flanc, plus profonde, un sang vermeil coulait goutte à goutte. Le malheureux avait cru bien faire en la comprimant de son mieux d’un tampon de chanvre: l’obstacle écarté, l’abbé Menou-Segrais retira vivement ses doigts rougis.
Le vicaire ouvrit les yeux. Un moment son regard attentif épia chaque angle de cette chambre inconnue, puis, se reportant sur le visage familier du doyen, exprima d’abord une surprise grandissante. Tout à coup, ce regard tomba sur la large échancrure de la soutane et les linges ensanglantés. Alors, l’abbé Donissan, se rejetant vivement en arrière, cacha sa figure dans ses mains.
Déjà celles de l’abbé Menou-Segrais les écartaient doucement, découvrant la rude tête, d’un geste presque maternel.
– Mon petit, Notre-Seigneur n’est pas mécontent de vous, fit-il à voix basse, avec un indéfinissable accent.
Mais reprenant aussitôt ce ton habituel de bienveillance un peu hautaine dont il aimait à déguiser sa tendresse:
– Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, l’abbé: il faut trouver quelque chose de mieux. Dieu me garde de parler seulement le langage du bon sens: en bien comme en mal, il convient d’être un peu fou. Je fais ce reproche à vos mortifications d’être indiscrètes: un jeune prêtre irréprochable doit avoir du linge blanc. «… Levez-vous, dit encore l’étrange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation n’est pas finie, mais le plus difficile est fait… Allons! Allons! asseyez-vous là. Je ne vous lâche pas.»
Il l’installait dans son propre fauteuil et, comme par mégarde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tête douloureuse. Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixé sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis.
– Mon enfant, dit-il enfin, l’opinion que vous avez de moi est assez juste dans l’ensemble, mais fausse en un seul point: Je me juge, hélas! avec plus de sévérité que vous ne pensez. J’arrive au port les mains vides…
Il tisonnait les bûches flamboyantes avec calme.
– Vous êtes un homme bien différent de moi, reprit-il, vous m’avez retourné comme un gant. En vous demandant à Monseigneur, j’avais fait ce rêve un peu niais d’introduire chez moi… hé bien! oui… un jeune prêtre mal noté, dépourvu de ces qualités naturelles pour lesquelles j’ai tant de faiblesse, et que j’aurais formé de mon mieux au ministère paroissial… À la fin de ma vie, c’était une lourde charge que j’assumais là, Seigneur! Mais j’étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail… Le jugement de Dieu!…
«… Mais c’est vous qui me formez, dit-il après un long silence.»
À cette étonnante parole, l’abbé Donissan ne détourna même pas la tête. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lèvres qu’il priait.
– Ils n’ont pas su reconnaître le plus précieux des dons de l’Esprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt… Mon enfant, l’esprit de force est en vous.
Les trois premiers coups de l’Angelus de l’aube tintèrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne l’entendirent pas. Les bûches croulaient doucement dans les cendres.
– Et maintenant, continua l’abbé Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non! un autre que moi, à supposer qu’il eût vu si clair, n’eût pas osé vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est: une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilité que j’assume, après avoir éprouvé une dernière fois votre obéissance et votre simplicité, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse: à mes risques et périls, je vous remets dans votre route; je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie… Que le Seigneur vous bénisse, mon petit enfant!
À ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touché, et se dresse d’instinct avant de retomber, l’abbé Donissan se mit debout. Dans son visage immobile, à la bouche close, aux fortes mâchoires, au front têtu, ses yeux pâles témoignaient d’une hésitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitôt sur l’abbé Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout à coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique désordre de cette âme, encore soulevée de terreur, rendait sublime.
– Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curé de Lumbres d’une voix mal affermie. En vous écoutant, j’ai cru vraiment tomber dans le trouble et le désespoir, mais c’est fini maintenant… Je… je crois… être tel… que vous pouvez le désirer… et… Et Dieu ne permettra pas que je sois tenté au-delà de mes forces.
Ayant dit, il disparut, et, derrière lui, la porte se refermait déjà sans bruit.
Dès lors, l’abbé Donissan connut la paix, une étrange paix, et qu’il n’osa d’abord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent l’action s’étaient brisés tous ensemble; l’homme extraordinaire, que la défiance ou la pusillanimité de ses supérieurs avait renfermé des années dans un invisible réseau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et s’y déployait. Chaque obstacle, abordé de front, pliait sous lui. En quelques semaines l’effort de cette volonté que rien n’arrêtera plus désormais commença d’affranchir jusqu’à l’intelligence. Le jeune prêtre employait ses nuits à dévorer des livres, jadis refermés avec désespoir et qu’il pénétrait maintenant, non sans peine, mais avec une ténacité d’attention qui surprenait l’abbé Menou-Segrais comme un miracle. C’est alors qu’il acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui n’apparaissait pas d’abord à travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensée. Vingt ans plus tard, il disait un jour à Mgr Leredu, avec malice: «J’ai dormi cette année-là sept cent trente heures…»
– Sept cent trente heures?
– Oui, deux heures par nuit… Et encore – de vous à moi – je trichais un peu.
L’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement. Bien que le pauvre prêtre continuât de s’asseoir à la table commune et s’y efforçât d’y paraître aussi calme qu’à l’ordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiétude grandissante les signes physiques, chaque jour plus évidents, d’une volonté tendue à se rompre, et qu’un effort peut briser. Si riche qu’il fût d’expérience et de sagacité, ou peut-être par un abus de ces qualités mêmes, le curé de Campagne ne démêlait qu’à demi les causes d’une crise morale dont ü n’espérait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autorité en paroles vaines et en inutiles conseils de modération que l’abbé Donissan n’était plus sans doute en état d’écouter, il attendait une occasion d’intervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsqu’un homme habile n’est plus maître des passions qu’il a suscitées, il craignait d’agir à contresens et d’aggraver le mal auquel il eût voulu porter remède. D’un autre que son étrange disciple, il eût attendu plus tranquillement la réaction naturelle d’un organisme surmené par un travail excessif, mais ce travail même n’était-il pas, à cette heure, un remède plutôt qu’un mal et comme la distraction farouche d’un misérable prisonnier d’une seule et constante pensée?
D’ailleurs l’abbé Donissan n’avait rien changé, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus d’une entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytère, mène à l’église de Campagne. Sa messe dite, après une prière d’actions de grâces dont l’extrême brièveté surprit longtemps l’abbé Menou-Segrais, infatigable, son long corps penché en avant, les mains croisées derrière le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens l’immense plaine qui, tracée de chemins difficiles, balayée d’une bise aigre, descend de la crête de la vallée de la Canche à la mer. Les maisons y sont rares, bâties à l’écart, entourées de pâturages, que défendent les fils de fer barbelés. À travers l’herbe glacée qui glisse et cède sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver à la fin, au milieu d’un petit lac de boue creusé par les sabots des bêtes, une mauvaise barrière de bois qui grince et résiste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux d’un pli de terrain, et l’on ne voit dans l’air gris qu’un filet de fumée bleue, ou les deux brancards d’une charrette dressés vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec méfiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussée, debout dans le brouillard, et qui s’efforçait de tousser d’un ton cordial. À sa vue la porte s’ouvrait chichement, et la maisonnée attentive, pressée autour du poêle, attendait son premier mot, lent à venir. D’un regard, chacun reconnaît le paysan infidèle à la terre, et comme un frère prodigue: au ton de respect et de courtoisie s’ajoute une nuance de familiarité protectrice, un peu méprisante, et le petit discours est écouté tout au long, dans un affreux silence… Quels retours, la nuit tombée, vers les lumières du bourg, lorsque l’amertume de la honte est encore dans la bouche et que le cœur est seul, à jamais!… «Je leur fais plus de mal que de bien», disait tristement l’abbé Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timidité faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant même obtenu de l’abbé Menou-Segrais qu’il se déchargeât sur lui de la plus humiliante épreuve, la quête de carême, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournée… «Il ne rapportera pas un sou», pensait le doyen, sceptique… Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflé à craquer. C’est qu’il avait pris peu à peu sur tous l’irrésistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances a va droit devant. Car l’habile et le prudent ne ménagent au fond qu’eux-mêmes. Le rire du plus grossier est arrêté dans sa gorge, lorsqu’il voit sa victime s’offrir en plein à son mépris.
«Quel drôle de corps!» se disait-on, mais avec une nuance d’embarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pétrissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase méditée à loisir, puis partait sans avoir rien dit. À présent, il a trop à faire de lutter contre soi-même, de se surmonter. En se surmontant, ü fait mieux que persuader ou séduire; il conquiert; il entre dans les âmes comme par la brèche. Ainsi que jadis il traverse la cour du même pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouché des poules. Comme autrefois le même marmot barbouillé, un doigt dans la bouche, l’observe du coin de l’œil tandis qu’il frotte à grand bruit ses souliers crottés. Mais déjà, quand il paraît sur le seuil, chacun se lève en silence. Nul ne sait le fond de ce cœur à la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu’au désespoir, mais que rien ne saurait rassasier. C’est toujours ce prêtre honteux qu’un sourire déconcerte aux larmes et qui arrache à grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intérieure, rien ne paraîtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont à peine un tressaillement. D’un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cède pas, il a traversé les menues politesses, les mots vagues. Déjà il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus déformés par l’usage reprennent peu à peu leur sens, éveillent un étrange écho. «Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Saint-Gilles, l’estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre…»
Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance à exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencée arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il le rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d’une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d’emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu’il a à dire, et les plus grossiers l’écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme: où il vous mène on sent qu’il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d’un mot longtemps cherché court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de son cœur. Hé non! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. Ce sont des histoires toutes simples; celui-là, il faut qu’on l’écoute, voilà tout… La bouilloire tremble et chante sur le poêle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle à tue-tête dans le désert aérien… Ils l’observent de biais, répondent avec embarras, s’excusent, plaident l’ignorance ou l’habitude et, quand il se tait, se taisent aussi.
– Mais que leur contez-vous donc, à nos bonnes gens? demande l’abbé Menou-Segrais. Les voilà tout retournés. Quand je parle de vous, pas un qui ose me regarder en face.
Car il évite de poser à l’abbé Donissan de ces questions directes qui exigent un oui ou un non… Pourquoi?… Par prudence, sans doute, mais aussi par une crainte secrète… Quelle crainte? Le travail de la grâce dans ce cœur déjà troublé a un caractère de violence, d’âpreté, qui le déconcerte. Depuis cette nuit de Noël où il a parlé avec tant d’audace, le curé de Campagne n’a jamais voulu reprendre un entretien auquel il ne pense plus sans un certain embarras. Son vicaire, d’ailleurs, n’est-il pas toujours simple, aussi docile, et d’une déférence aussi parfaite, irréprochable?… Aucun des confrères qui l’approchent n’a remarqué en lui de changement. On le traite avec la même indulgence, un peu méprisante; on loue son zèle et sa piété. Le curé de Larieux, son directeur, bon vieillard nourri de la moelle sulpicienne et qui le confesse chaque jeudi, ne manifeste aucune surprise, aucune inquiétude. Le dernier trait, fait pour le rassurer, déçoit au contraire l’abbé Menou-Segrais, jusqu’au malaise.
Sans doute plus d’une fois, il a cru raffermir, par un détour ingénieux, son autorité défaillante. Alors il propose, suggère, ordonne, avec le désir à peine avoué d’être un peu contredit. Dût-il se rendre à de meilleures raisons, au moins se trouverait rompu cet insupportable silence! Mais l’humble soumission de l’abbé Donissan rend cette dernière ruse inutile. Qu’il propose, il est aussitôt obéi. C’est en vain qu’il éprouve tour à tour la patience et la timidité du pauvre prêtre, avec une sagacité cruelle, et que, par exemple, après l’avoir longtemps dispensé du sermon dominical, il le lui impose un jour, à l’improviste. Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hâte quelques feuillets couverts de sa grosse écriture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissés, livide, commente l’évangile du jour, hésite, bredouille, s’anime à mesure, lutte désespérément jusqu’au bout, et finit par atteindre à une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique… Il recommence à présent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul à ne pas entendre, le profond soupir, comparable à rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se détend…
– Cela va un peu mieux, dit au retour le doyen, mais c’est encore si vague… si confus…
– Hélas! fait l’abbé, avec une moue d’enfant qui va pleurer. Au déjeuner, ses mains tremblent encore.
Entre temps, d’ailleurs, l’abbé Menou-Segrais prit une résolution plus grave, ayant ouvert toutes grandes, à son vicaire, les portes du confessionnal. Le doyen d’Hauburdin fit cette année les frais d’une retraite, prêchée par deux Frères Maristes. L’un de ceux-ci, pris d’une mauvaise grippe, dut regagner Valenciennes au premier jour de la semaine sainte. À ce moment, le doyen pria son confrère de Campagne de lui prêter l’abbé Donissan.
– Il est jeune, ne craint point sa peine, est à toutes fins… Jusqu’à ce jour, sur les conseils du P. Denisanne, qui l’avait longuement entretenu de son élève, le doyen de Campagne avait assez chichement mesuré à celui-ci l’exercice du ministère de la pénitence. Mal averti, et par un malentendu bien excusable, le l’ère missionnaire se déchargea d’une partie de sa besogne sur le futur curé de Lumbres, qui, du jeudi au samedi saint, ne quitta pas le confessionnal. Le canton d’Haubourdin est vaste, à la lisière du pays minier, mais le succès de la retraite, pourtant, fut immense. Certes, aucun de ces prêtres qui le jour de Pâques prirent leur place au chœur, en beau surplis frais, et virent s’agenouiller à la table de communion une foule innombrable, ne leva seulement le regard vers le jeune vicaire silencieux qui venait de s’offrir pour la première fois, dans les ténèbres et le silence, à l’homme pécheur, son maître, qui ne le lâchera plus vivant. Jamais l’abbé Donissan ne s’ouvrit à personne des angoisses de cette entrevue décisive, ou peut-être de sa suprême suavité… Mais, lorsque l’abbé Menou-Segrais le revit, le soir de Pâques, il fut si frappé de son air distrait, absorbé, qu’il l’interrogea aussitôt avec une rudesse inaccoutumée, et la simple réponse du pauvre prêtre ne le rassura point assez.
Un mot toutefois, échappé beaucoup plus tard à l’abbé Donissan, éclaire d’une étrange lueur cette période obscure de sa vie. «Quand j’étais jeune, avoua-t-il à M. Groselliers, je ne connaissais pas le mal: je n’ai appris à le connaître que de la bouche des pécheurs.»
Ainsi les semaines succédaient aux semaines, la vie reprenait paisible, monotone, sans que rien justifiât une inquiétude singulière. Depuis le dernier entretien de la nuit de Noël, le silence gardé par l’abbé Donissan l’avait douloureusement déçu et l’obéissance, la douceur contrainte et passive du futur curé de Lumbres n’avait pas dissipé l’amertume d’une espèce de malentendu dont il ne pénétrait pas les causes. Était-ce un malentendu seulement? De jour en jour ce vieillard d’expérience et de savoir, si bien défendu contre la tyrannie des apparences, sent peser sur ses épaules une crainte indéfinissable. Le grand enfant qui, chaque soir, se met humblement à genoux et reçoit sa bénédiction avant de regagner sa chambre connaît son secret, et lui, il ne connaît pas le sien. Pour si obstinément qu’il l’observât, il ne pouvait surprendre en lui un de ces signes extérieurs qui marquent l’activité de l’orgueil et de l’ambition, la recherche anxieuse, les alternatives de confiance et de désespoir, une inquiétude qui ne trompe pas… Et pourtant… «Ai-je point troublé ce cœur pour toujours, se disait-il en cherchant parfois le regard qui l’évitait, ou le feu qui le consume est-il pur? Sa conduite est parfaite, irréprochable; son zèle ardent, efficace, et déjà son ministère porte du fruit… Que lui reprocher? Combien d’autres seraient heureux de vieillir assistés d’un tel homme! Son extérieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la défensive… Il lui manque la joie…»
Or, l’abbé Donissan connaissait la joie.
Non pas celle-là, furtive, instable, tantôt prodiguée, tantôt refusée – mais une autre joie plus sûre, profonde, égale, incessante, et pour ainsi dire inexorable – pareille à une autre vie dans la vie, à la dilatation d’une nouvelle vie. Si loin qu’il remontât dans le passé, il n’y trouvait rien qui lui ressemblât, il ne se souvenait même pas de l’avoir jamais pressentie, ni désirée. À présent même il en jouissait avec une avidité craintive, comme d’un périlleux trésor que le maître inconnu va reprendre, d’une minute à l’autre, et qu’on ne peut déjà laisser sans mourir.
Aucun signe extérieur n’avait annoncé cette joie et il semblait qu’elle durât comme elle avait commencé, soutenue par rien, lumière dont la source reste invisible, où s’abîme toute pensée, comme un seul cri à travers l’immense horizon ne dépasse pas le premier cercle de silence… C’était la nuit même que le doyen de Campagne avait choisie pour l’extraordinaire épreuve, à la fin de cette nuit de Noël, dans la chambre où le pauvre prêtre s’était enfui, le cœur plein de trouble, à la première pointe de l’aube. Quelque chose de gris, qu’on peut à peine appeler le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, à l’infini, montait avec elle. Mais l’abbé Donissan ne la voyait pas. À genoux devant son lit découvert, il repassait chaque phrase du singulier entretien, s’efforçant d’en pénétrer le sens, puis tournait court, lorsqu’un des mots entendus, trop précis, trop net, impossible à parer, surgissait tout à coup dans sa mémoire. Alors il se débattait en aveugle contre une tentation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse était de ne pouvoir la nommer.
La Sainteté! Dans sa naïveté sublime, il acceptait d’être porté d’un coup du dernier au premier rang, par ordre. Il ne se dérobait pas.
«Là où Dieu vous appelle, il faut monter», avait dit l’autre. Il était appelé. «Monter ou se perdre!» Il était perdu.
La certitude de son impuissance à égaler un tel destin bloquait jusqu’à la prière sur ses lèvres. Cette volonté de Dieu sur sa pauvre âme l’accablait d’une fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie même était comme suspendue en lui. L’artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du chef-d’œuvre inaccessible – le fou bégayant qui lutte contre les images dont il n’est plus maître, pareilles à des bêtes échappées – le jaloux bâillonné et qui n’a plus que son regard pour haïr, devant la précieuse chair profanée, ouverte, n’ont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pénétration du désespoir. Jamais le malheureux ne s’est vu lui-même (il le croit) aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule, lié à jamais par la contrainte d’une dévotion étroite, méfiante, renfermé en soi, sans contact avec les âmes, solitaire, d’intelligence et de cœur stériles, incapable de ces excès dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes âmes, le moins héroïque des hommes. Hélas! ce que son maître distingue en lui, n’est-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipés! La semence étouffée ne lèvera plus. Elle a été jetée pourtant. Mille souvenirs lui reviennent de son enfance si étrangement unie à Dieu et ces rêves, ces rêves-là mêmes – ô rage! – dont il a craint la dangereuse suavité et que dans son âpre zèle il a peu à peu recouverts… C’était donc la voix inoubliable qui n’est que peu de jours entendue, avant que le silence se refermât à jamais. Il a fui sans le savoir la divine main tendue – la vision même du visage plein de reproche – puis le dernier cri au-dessus des collines, le suprême appel lointain, aussi faible qu’un soupir. Chaque pas l’enfonce plus avant dans la terre d’exil: mais il est toujours marqué du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout à l’heure sur son front.
J’aurais pu… j’aurais dû… mots effroyables! Et s’il les surmontait une minute, il serait maître de nouveau; ainsi le héros vaincu dicte à ses familiers son Mémorial, refait éternellement ses calculs et ressuscite le passé, pour étouffer l’avenir qui remue encore dans son cœur. Les plus forts ne s’abandonnent jamais à demi. Un ferme bon sens, sitôt certaines bornes franchies, va jusqu’au bout de son délire. Cet homme qui regardera quarante ans le pécheur avec le regard de Jésus-Christ, dont les plus rebelles ne lasseront pas l’espérance, et qui, comme sainte Scholastique, obtint tant parce qu’il avait aimé davantage, n’eut même pas la force, en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout est possible. Cette simple pensée, la première dans une âme chrétienne, et qui paraît inséparable du sentiment de notre impuissance et de toute véritable humilité, ne lui vint pas.
«Nous avons dissipé la grâce de Dieu, répétait au-dedans de lui une voix étrangère, mais avec son propre accent, nous sommes jugés, condamnés… Déjà je ne suis plus: j’aurais pu être!»
Vingt ans plus tard, au P, de Charras, futur abbé de la Trappe d’Aiguebelle, qui se plaignait amèrement à lui de la solitude intérieure où il était tombé, doutant même de son salut, le curé de Lumbres disait, les yeux pleins de larmes:
– Je vous en prie, taisez-vous… Vous ne savez pas combien certains mots me sollicitent, et même sur man lit de mort, et dans la main du Seigneur, je ne pourrais les entendre impunément.
Mais, comme le Père insistait, suppliait qu’on l’écoutât jusqu’au bout, en appelant à sa charité pour les âmes, il le vit se dresser tout à coup, le regard égaré, la bouche dure, la main convulsivement serrée sur le dossier de sa chaise de paille.
– N’ajoutez rien! s’écria-t-il d’une voix qui cloua sur place son pénitent stupéfait. Je vous l’ordonne!… Puis, après une minute de silence, encore tout pâle et frémissant, il attira sur sa poitrine la tête du P. de Charras, la pressa de ses deux mains tremblantes et lui dit avec une émouvante confusion:
– Mon enfant, je me montre parfois tel que je suis… Pauvres âmes qui viennent à plus pauvre qu’elles!… Il y a telle et telle épreuve que je n’ose révéler à personne de peur que l’incompréhensible indulgence qu’on a pour moi ne fasse de mes misères une gloire de plus… J’ai tant besoin de prières, et ce sont des louanges qu’on me donne!… Mais ils ne veulent pas être détrompés.
Le jour se leva tout à fait. La petite chambre nue, sous la triste matinée de décembre, apparut dans son humble désordre: la table de bois blanc sous ses livres éparpillés, le lit de sangle poussé contre le mur, un de ses draps traînant à terre, et l’affreux papier pâli… Une minute, le pauvre prêtre regarda ces quatre murs si proches, et il en crut sentir la pression sur sa poitrine. L’intolérable sensation d’être pris au piège, de trouver dans la fuite un couloir sans issue, le mit soudain debout, le front glacé, les bras mollis, dans une inexprimable terreur.
Et tout à coup le silence se fit.
C’était comme, au travers d’une foule innombrable, ce bourdonnement qui prélude à l’étouffement total du bruit, dans la suspension de l’attente… Une seconde encore la vague profonde de l’air oscille lentement, se retire. Puis l’énorme masse vivante, tout à l’heure pleine de cris, retombe d’un bloc dans le silence.
Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cœur de l’abbé Donissan, avec une rage damnée, se turent ensemble. La tentation ne s’apaisait pas: elle n’était plus. La volonté de l’abbé Donissan, à la limite de son effort, sentit l’obstacle se dérober, et cette détente fut si brusque que le pauvre prêtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eût manqué sous lui. Mais cette dernière épreuve ne dura qu’un instant, et l’homme qui tout à l’heure se débattait sans espoir, sous un poids sans cesse accru, s’éveilla plus léger qu’un petit enfant, perdit la conscience même de vivre, dans un vide délicieux.
Ce n’était pas la paix, car la véritable paix n’est que l’équilibre des forces et la certitude intérieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvé la paix n’attend rien d’autre, et lui, il était dans l’attente d’on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n’était pas la lassitude d’une âme surmenée, lorsqu’elle trouve le fond de la douleur humaine et s’y repose, car il désirait au-delà. Et non plus ce n’était pas l’anéantissement d’un grand amour, car dans le déliement de tout l’être le cœur encore veille et veut donner plus qu’il ne reçoit… Mais lui ne voulait rien: il attendait.
Ce fut d’abord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu’espérer d’une pensée non formulée, instable, du désir léger comme une étincelle?… Et pourtant, ainsi que dans le déchaînement de l’orchestre le maître perçoit la première et l’imperceptible vibration de la note fausse, mais trop tard pour en arrêter l’explosion, ainsi le vicaire de Campagne ne douta pas que cela qu’il attendait sans le connaître était venu.
À travers la buée des vitres, l’horizon sous le ciel n’offrait qu’un contour vague, presque obscur et tout le jour d’hiver, au contraire, était dans la petite chambre une clarté laiteuse, immobile, pleine de silence, comme vue au travers de l’eau. Et, d’une certitude absolue, l’abbé Donissan connut que cette insaisissable joie était une présence.
L’angoisse évanouie, surgissent peu à peu dans son souvenir les pensées qui l’avaient plus tôt suscitée, mais ces pensées-là mêmes étaient maintenant sans force pour le déchirer. Après un premier mouvement d’effroi, sa mémoire craintive les effleurait une à une, avec prudence, puis elle s’en empara. Il s’enivrait à mesure de les sentir domptées, inoffensives, devenues les humbles servantes de sa mystérieuse allégresse. Dans un éclair, tout lui parut possible, et le plus haut degré déjà gravi. Du fond de l’abîme où il s’était cru à jamais scellé, voilà qu’une main l’avait porté d’un trait si loin qu’il y retrouvait son doute, son désespoir, ses fautes mêmes transfigurées, glorifiées. Les bornes étaient franchies du monde où chaque pas en avant se paie d’un effort douloureux, et le but venait à lui avec la rapidité de la foudre. Cette vision intérieure fut brève, mais éblouissante. Lorsqu’elle cessa, tout parut s’assombrir à nouveau, mais il vivait et respirait dans la même lumière douce, et l’image entrevue, puis reperdue, laissait derrière elle, au lieu d’une certitude dont il sentait bien que la volupté eût brisé son cœur, un pressentiment ineffable. La main qui l’avait porté s’écartait à peine, se tenait prête à sa portée, ne le laisserait plus… Et le sentiment de cette mystérieuse présence fut si vif qu’il tourna brusquement la tête, comme pour rencontrer le regard d’un ami.
Pourtant, au sein même de la joie, quelque chose subsiste encore, que l’extase n’absorbe pas. Cela le gêne, l’irrite, pareil à un dernier lien qu’il n’ose rompre… Ce lien brisé, où le flot l’entraînerait-il?… Parfois ce lien se relâche, et, comme un navire qui chasse sur ses ancres, son être est ébranlé jusqu’au fond… Est-ce un lien seulement, un obstacle à vaincre?… Non: cela qui résiste n’est pas une force aveugle. Cela sent, observe, calcule. Cela lutte pour s’imposer… Cela, n’est-ce pas lui-même? N’est-ce pas la conscience engourdie qui lentement s’éveille?… La dilatation de la joie a été, selon l’extraordinaire parole de l’apôtre, jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit. Il n’est pas possible d’aller plus loin sans mourir.
Non! En détournant la tête, l’abbé Donissan ne rencontre aucun regard ami, mais seulement, dans la glace, son visage pâle et contracté. En vain il baisse aussitôt les yeux: il est trop tard. Il s’est surpris lui-même dans ce geste instinctif, il essaie d’en pénétrer le sens. Que cherchait-il? Ce signe matériel d’une inquiétude jusqu’alors vague, indécise, l’effraie presque autant qu’une présence réelle, visible. De cette présence, il a maintenant plus que le sentiment, une sensation nette, indicible. Il n’est plus seul… Mais avec qui?
Le doute, à peine formulé dans son esprit, s’en rend maître. D’un premier mouvement, il a voulu se jeter à genoux, prier. Pour la seconde fois, la prière s’arrête sur ses lèvres. Le cri de l’humble détresse ne sera pas poussé: le suprême avertissement aura été donné en vain. La volonté déjà cabrée échappe à la main qui la sollicite: une autre s’en empare, dont il ne faut attendre pitié ni merci.
Ah! que l’autre est fort et adroit, qu’il est patient quand il faut et, lorsque son heure est venue, prompt comme la foudre! Le saint de Lumbres, un jour, connaîtra la face de son ennemi. Il faut cette fois qu’il subisse en aveugle sa première. entreprise, reçoive son premier choc. La vie de cet homme étrange, qui ne fut qu’une lutte forcenée, terminée par une mort amère, qu’eût-elle été si, de ce coup, la ruse déjouée, il se fût abandonné sans effort à la miséricorde, s’il eût appelé au secours? Fût-il devenu l’un de ces saints dont l’histoire ressemble à un conte, de ces doux qui possèdent la terre, avec un sourire d’enfant roi?… Mais à quoi bon rêver? Au moment décisif, il accepte le combat, non par orgueil, mais d’un irrésistible élan. À l’approche de l’adversaire, il s’emporte non de crainte, mais de haine. Il est né pour la guerre; chaque détour de sa route sera marqué d’un flot de sang.
Cependant la joie mystérieuse, comme à la pointe de l’esprit, veille encore, a peine troublée, petite flamme claire dans le vent… Et c’est contre elle, ô folie! qu’il va se tourner à présent. L’âme aride, qui ne connut jamais d’autre douceur qu’une tristesse muette et résignée, s’étonne, puis s’effraie, enfin s’irrite contre cette inexplicable suavité. À la première étape de l’ascension mystique, le cœur manque au misérable pris de vertige, et de toutes ses forces il essaiera de rompre ce recueillement passif, le silence intérieur dont l’apparente oisiveté le déconcerte… Comme l’autre, qui s’est glissé entre Dieu et lui, se dérobe avec art! Comme il avance et recule, avance encore, prudent, sagace, attentif… Comme il met ses pas dans les pas!
Le pauvre prêtre croit flairer le piège tendu, lorsque déjà les deux mâchoires l’étreignent, et chaque effort les va resserrer sur lui. Dans la nuit qui retombe, la frêle clarté le défie… Il provoque, il appelle presque la plénière angoisse, miraculeusement dissipée. Toute certitude, même du pire, n’est-elle pas meilleure que la halte anxieuse, au croisement des routes, dans la nuit perfide? Cette joie sans cause ne peut être qu’une illusion. Une espérance si secrète, au plus intime, au plus profond, née tout à coup – qui n’a pas d’objet – indéfinie, ressemble trop à la présomption de l’orgueil… Non! Le mouvement de la grâce n’a pas cet attrait sensuel… Il lui faut déraciner cette joie!
Sitôt sa résolution prise, il n’hésite plus. L’idée du sacrifice à consommer ici même – dans un instant – pointe en lui cette autre flamme du désespoir intrépide, force et faiblesse de cet homme unique, et son arme que tant de fois Satan lui retournera dans le cœur. Son visage, maintenant glacé, reflète dans le regard sombre la détermination d’une violence calculée. Il s’approche de la fenêtre, l’ouvre. À la barre d’appui, jadis brisée, la fantaisie d’un prédécesseur de l’abbé Menou-Segrais a substitué une chaîne de bronze, trouvée au fond de quelque armoire de sacristie. De ses fortes mains, l’abbé Donissan l’arrache des deux clous qui la fixent. Une minute plus tard, l’étrange discipline tombait en sifflant sur son dos nu.
Un mot surpris par hasard, le témoignage de quelques visiteurs familiers, de rares confidences faites en termes obscurs permettent seulement de rêver aux mortifications rares et singulières du curé de Lumbres, car il s’appliquait à les celer à tous, avec un soin minutieux. Plus d’une fois sa malice même égara la curiosité, et tel écrivain célèbre, amateur d’âmes (comme ils disent…), venu pour un si beau cas, s’en retourna mystifié. Mais, si certaines de ces mortifications, et par exemple les jeûnes dont l’effrayante rigueur passe la raison, nous sont à peu près connues, il a emporté le secret d’autres châtiments plus rudes. Sa dernière prière fut pour obtenir de la pitié d’un ami qu’aucun médecin ne le visitât. La pauvre fille qui l’assistait, devenue Mère Marie des Anges, alors servante au bourg de Bresse, a rapporté que la naissance de son cou et ses épaules étaient couvertes de cicatrices, quelques-unes formant bourrelet, de l’épaisseur du petit doigt. Déjà le docteur Leval, au cours d’une première crise, avait relevé sur ses flancs les traces profondes d’anciennes brûlures et, comme il s’en étonnait discrètement devant lui, le saint, rouge de confusion, garda le silence…
– J’ai fait aussi dans mon temps quelques folies, disait-il un soir à l’abbé Dargent, qui lui faisait lecture d’un chapitre de la vie des Pères du Désert… Et comme l’autre l’interrogeait du regard, il reprit avec un sourire plein d’embarras, mais aussi d’innocente malice:
– Voyez-vous, les jeunes gens ne doutent de rien: il faut bien qu’ils jettent leur gourme.
À présent, debout au pied du petit lit, il frappait et frappait sans relâche, d’une rage froide. Aux premiers coups, la chair soulevée laissa filtrer à peine quelques gouttes de sang. Mais il jaillit tout à coup, vermeil. Chaque fois la chaîne sifflante, un instant tordue au-dessus de sa tête, venait le mordre au flanc, et s’y reployait comme une vipère: il l’en arrachait du même geste, et la levait de nouveau, régulier, attentif, pareil à un batteur sur l’aire. La douleur aiguë, à laquelle il avait répondu d’abord par un gémissement sourd, puis seulement de profonds soupirs, était comme noyée dans l’effusion du sang tiède qui ruisselait sur ses reins et dont il sentait seulement la terrible caresse. À ses pieds une tache brune et rousse s’élargissait sans qu’il l’aperçût. Une brume rose était entre son regard et le ciel livide, qu’il contemplait d’un œil ébloui. Puis cette brume disparut tout à coup, et avec elle le paysage de neige et de boue, et la clarté même du jour. Mais il frappait et frappait encore dans ces nouvelles ténèbres, il eût frappé jusqu’à mourir. Sa pensée, comme engourdie par l’excès de la douleur physique, ne se fixait plus et il ne formait aucun désir, sinon d’atteindre et de détruire, dans cette chair intolérable, le principe même de son mal. Chaque nouvelle violence en appelait une autre plus forte, impuissante encore à le rassasier. Car il en était à ce paroxysme où l’amour trompé n’est plus fort que pour détruire. Peut-être croyait-il étreindre et détester cette part de lui-même, trop pesante, le fardeau de sa misère, impossible à tirer jusqu’en haut; peut-être croyait-il châtier ce corps de mort dont l’apôtre souhaitait aussi d’être délivré, mais la tentation était dès lors plus avant dans son cœur, et il se haïssait tout entier. Ainsi l’homme qui ne peut survivre à son rêve, il se haïssait… Mais il n’avait dans la main qu’une arme inoffensive, dont il se déchirait en vain.
Cependant il frappait sans relâche, trempé de sueur et de sang, les yeux clos, et seule le tenait debout, sans doute, sa mystérieuse colère. Un bourdonnement aigu remplissait maintenant ses oreilles, comme s’il eût glissé à pic dans une eau profonde. À travers ses paupières serrées, deux fois, trois fois, une flamme brève et haute jaillit, puis ses tempes battirent à coups si rapides que sa tête douloureuse vibra. La chaîne était entre ses doigts raidis à chaque coup plus souple et plus vive, étrangement agile et perfide, avec un bruissement léger. Jamais celui qu’on appela le saint de Lumbres n’osa depuis forcer la nature d’un cœur si follement téméraire. Jamais il ne lui porta tel défi. La chair de ses reins n’était qu’une plaie ardente, cent fois mâchée et remâchée, baignée d’un sang écumant, et cependant toutes ces morsures ne faisaient qu’une seule souffrance – indéterminée, totale, enivrante – comparable au vertige du regard dans une lumière trop vive lorsque l’œil ne discerne plus rien que sa propre douleur éblouissante… Tout à coup, la chaîne trop tôt brandie, se repliant sur elle-même, faillit échapper à sa main et le frappa rudement à la poitrine. Le dernier maillon l’atteignit au-dessous du sein droit avec une telle force qu’il y fit voler un lambeau de chair comme un copeau sous la varlope. La surprise, plutôt que la souffrance même, lui arracha un cri aigu, vite étouffé, tandis qu’il levait encore la discipline de bronze. Le feu qui brûlait dans ses yeux n’était plus de ce monde. La haine aveugle qui l’animait contre lui-même était de celles que rien n’apaise ici-bas, et pour lesquelles tout le sang de la race humaine, s’il pouvait couler d’un seul coup, ne serait qu’une goutte d’eau sur un fer rouge… Mais, comme il abaissait le bras, ses doigts s’ouvrirent d’eux-mêmes, et il sentit sa main retomber. En même temps ses reins fléchirent et tous ses muscles se relâchèrent â la fois. Il glissa sur les genoux, fit pour se relever un effort immense, chancela de nouveau, les bras étendus, à tâtons, secoué par un tremblement convulsif. En vain il tenta de regagner la fenêtre, vers la pâle clarté du dehors, entrevue sans la reconnaître, à travers ses yeux mi-clos. L’affreuse lutte soutenue n’était déjà plus qu’un souvenir vague, indéterminé, comme d’un rêve. Ainsi l’anxiété survit au cauchemar, présence invisible, inexplicable, dans la paix et le recueillement de l’aube… Il s’assit au pied du lit, laissa retomber sa tête et s’endormit.
Quand il s’éveilla, le soleil remplissait la chambre, il entendit sonner les cloches dans le ciel limpide. Sa montre marquait neuf heures. Un long moment le reflet au mur suffit à occuper sa pensée, puis ses yeux firent lentement le tour de la chambre, et il s’étonna de la large tache luisante sur le parquet de sapin, de la chaîne jetée en travers. Alors il sourit d’un sourire d’enfant. Ainsi la terrible besogne était achevée: elle était achevée, voilà tout. Elle était faite. Son délire passé ne lui laissait aucune amertume: à mesure que les détails se représentaient à son esprit, il les écartait un par un, sans curiosité, sans colère. À présent, sa pensée flottait au-delà, dans une lumière si douce! Il la sentait plus calme, plus lucide qu’à aucun autre moment de sa vie, mais inexprimablement détachée du passé. Ce n’était déjà plus l’accablement, la demi-torpeur du réveil. Les derniers voiles étaient effacés, il se retrouvait lui-même, s’observant d’une conscience claire et active, mais avec un désintéressement surhumain.
Le soleil était déjà haut. La diligence de Beaugrenant passait sur la route en grinçant. La voix familière de l’abbé Menou-Segrais s’élevait dans le petit jardin, à laquelle une autre voix répondait, plus aiguë, celle de la gouvernante Estelle…
L’abbé Donissan prêta l’oreille et entendit son nom prononcé deux fois. D’un geste instinctif, il voulut se jeter au bas du lit. Mais à peine ses pieds touchaient terre qu’une douleur atroce le ceignit, et il s’arrêta debout, au milieu de la pièce, la gorge pleine de cris. L’enchantement cessa tout à coup. Qu’avait-il fait?…
Une minute encore, immobile, replié sur lui-même, il tenta de se reprendre pour un nouvel effort, – un second pas – dont toute sa chair hérissée attendait l’arrachement. La glace posée sur sa table lui renvoyait de lui-même une image de cauchemar… Ses flancs nus, sous la chemise en lambeaux, n’étaient qu’une plaie. Au-dessous du sein, la blessure saignait encore. Mais les déchirures plus profondes de son dos et de ses reins l’investissaient d’une flamme intolérable, et, comme il tentait de lever le bras, il lui sembla que l’extrême pointe de cette flamme poussait jusqu’au cœur… «Qu’ai-je fait? répétait-il tout bas, qu’ai-je fait?…» La pensée de comparaître tout à l’heure, dans un instant, devant l’abbé Menou-Segrais, l’imminence du scandale, les soins à subir, cent autres images encore achevaient de l’accabler. Pas une minute cet homme incomparable n’osa d’ailleurs songer, pour sa défense, à ceux des serviteurs de Dieu qu’une même terreur sacrée arma parfois contre leur propre chair… «Un pas de plus, se disait-il seulement, et les plaies vont s’ouvrir… il faudra sans doute appeler.»
Baissant les yeux, il vit ses gros souliers dans une flaque de sang.
– L’abbé? fit à travers la porte une voix tranquille, l’abbé?…
– Monsieur le doyen?… répondit-il sur le même ton.
– Le dernier coup de la messe va sonner, mon petit: il est temps, grand temps… N’êtes-vous pas souffrant, au moins?
– Une minute, s’il vous plaît, reprit l’abbé Donissan avec calme. Sa résolution était prise, le sort était jeté.
Comment fit-il en serrant les dents un nouveau pas, un pas décisif, jusqu’à la cuvette, où il trempa aussitôt la serviette de grosse toile bise? Par quel autre miracle subit-il sans un soupir la morsure de l’eau glacée sur son dos et sur ses flancs? Comment réussit-il à rouler autour de lui, sur la peau vive, deux de ses pauvres chemises? Il fallut encore les serrer avec force pour que la lente hémorragie cessât et, à chaque mouvement, les plis entraient plus profond. Il lava soigneusement le parquet, fit une cachette aux linges rougis, brossa ses souliers, mit tout en ordre, descendit l’escalier, ne respira que sur la route – libre – car il n’eût pu cacher à l’abbé Menou-Segrais le frisson de la fièvre qui faisait trembler ses mâchoires… À présent, le vent d’hiver fouettait en plein ses joues, et il sentait ses yeux brûler dans leurs orbites comme deux charbons. À travers l’air coupant, irisé d’une poussière de neige, il tenait âprement son regard fixé sur le clocher plein de soleil. Les couples endimanchés le saluaient en passant; il ne les voyait point. Pour parcourir ces trois cents mètres, il dut se reprendre vingt fois, sans que rien dénonçât, dans son pas toujours égal, les péripéties de la lutte intérieure où il prodiguait, jetait à pleines mains ces forces profondes, irréparables, dont chaque être vivant n’a que sa juste mesure. Au seuil du petit cimetière, les clous de ses souliers glissèrent sur le silex et il dut faire, pour se redresser, un effort surhumain. La porte n’était plus qu’à vingt pas. Il l’atteignit encore. Et encore cette autre porte basse de la sacristie, au-delà de l’échiquier vertigineux des dalles noires et blanches, où le reflet des vitraux danse à ses yeux éblouis… Et la sacristie même, pleine de l’âcre odeur de résine, d’encens et de vin répandu… Tout autour les enfants de chœur, rouges et blancs, tournent et bourdonnent comme un essaim. Il passe, un par un, les ornements, d’un geste machinal, les yeux clos, remâchant les prières d’usage dans sa bouche, amère. En nouant les cordons de la chasuble, il gémit, et jusqu’au pied de l’autel le même gémissement imperceptible ne cessa pas, roulait dans sa gorge… Derrière lui, mille bruits divers rebondissent jusqu’aux voûtes, pour s’y confondre en un seul murmure – ce vide sonore auquel il devra faire face, à l’introït, les bras étendus… Il monte à tâtons les trois marches, s’arrête. Alors, il regarde la Croix.
Ô vous, qui ne connûtes jamais du monde que des couleurs et des sons sans substance, cœurs sensibles, bouches lyriques où l’âpre vérité fondrait comme une praline – petits cœurs, petites bouches – ceci n’est point pour vous. Vos diableries sont à la mesure de vos nerfs fragiles, de vos précieuses cervelles, et le Satan de votre étrange rituaire n’est que votre propre image déformée, car le dévot de l’univers charnel est à soi-même Satan. Le monstre vous regarde en riant, mais il n’a pas mis sur vous sa serre. Il n’est pas dans vos livres radoteurs, et non plus dans vos blasphèmes ni vos ridicules malédictions. Il n’est pas dans vos regards avides, dans vos mains perfides, dans vos oreilles pleines de vent. C’est en vain que vous le cherchez dans la chair plus secrète que votre misérable désir traverse sans s’assouvir, et la bouche que vous mordez ne rend qu’un sang fade et pâli… Mais il est cependant… Il est dans l’oraison du Solitaire, dans son jeûne et sa pénitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cœur… Il empoisonne l’eau lustrale, il brûle dans la cire consacrée, respire dans l’haleine des vierges, déchire avec la haire et la discipline, corrompt toute voie. On fa vu mentir sur les lèvres entrouvertes pour dispenser la parole de vérité, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des éclairs du ravissement béatifique, jusque dans les bras même de Dieu… Pourquoi disputerait-il tant d’hommes à la terre sur laquelle ils rampent comme des bêtes, en attendant qu’elle les recouvre demain? Ce troupeau obscur va tout seul à sa destinée… Sa haine s’est réservé les saints.
Alors il regarde la Croix. Depuis la veille il n’a pas prié, et peut-être ne prie t-il pas encore. En tout cas, ce n’est pas une supplication qui monte à ses lèvres. Dans le grand débat de la nuit, c’était bien assez de tenir tête et de rendre coup pour coup: l’homme qui défend sa vie dans un combat désespéré tient son regard ferme devant lui, et ne scrute pas le ciel d’où tombe la lumière inaltérable sur le bon et sur le méchant. Dans l’excès de sa fatigue ses souvenirs le pressent, mais groupés au même point de la mémoire, ainsi que les rayons lumineux au foyer de la lentille. Ils ne font qu’une seule douleur. Tout l’a déçu ou trompé. Tout lui est piège et scandale. De la médiocrité où il se désespérait de languir, la parole de l’abbé Menou-Segrais l’a porté à une hauteur où la chute est inévitable. L’ancienne déréliction n’était-elle point préférable à la joie qui l’a déçu! Ô joie plus haïe d’avoir été, un moment, tant aimée! Ô délire de l’espérance! Ô sourire, ô baiser de la trahison! Dans le regard qu’il fixe toujours – sans un mot des lèvres, sans même un soupir – sur le Christ impassible, s’exprime en une fois la violence de cette âme forcenée. Telle la face entrevue du mauvais pauvre, à la haute fenêtre resplendissante, dans la salle du festin. Toute joie est mauvaise, dit ce regard. Toute joie vient de Satan. Puisque je ne serai jamais digne de cette préférence dont se leurre mon unique ami, ne me trompe pas plus longtemps, ne m’appelle plus! Rends-moi à mon néant. Fais de moi la matière inerte de ton œuvre. Je ne veux pas de la gloire! Je ne veux pas de la joie! Je ne veux même plus de l’espérance! Qu’ai-je à donner? Que me reste-t-il? Cette espérance seule. Retire-la-moi. Prends-la! Si je le pouvais, sans te haïr, je t’abandonnerais mon salut, je me damnerais pour ces âmes que tu m’as confiées par dérision, moi, misérable!
Et il défiait ainsi l’abîme, il l’appelait d’un vœu solennel, avec un cœur pur…
Le vicaire de Campagne prit la route de Beaulaincourt et descendit vers Étaples à travers la plaine.
– C’est une promenade, trois lieues au plus, avait dit M. Menou-Segrais, en souriant. Allez à pied, puisque c’est votre plaisir.
Il n’ignorait pas le goût naïf du pauvre prêtre pour les voyages en chemin de fer. Mais cette fois l’abbé Donissan ne rougit pas comme à l’ordinaire… Même il sourit, non sans malice.
Le doyen de Campagne l’envoyait à son confrère d’Étaples, à qui les derniers exercices d’une retraite donnaient beaucoup de souci. Les deux rédemptoristes qui, depuis plus d’une semaine, trois fois le jour, retentissaient, à bout de souffle, demandaient grâce à leur tour. Il semblait impossible d’imposer aux malheureux la suprême épreuve d’un jour et d’une nuit passés au confessionnal: «Votre jeune collaborateur voudra bien nous apporter le secours de son zèle», avait écrit l’archiprêtre. Et l’abbé Donissan accourait à cet innocent appel.
Il allait, sous une pluie de novembre, à grands pas, au milieu des prés déserts. À sa gauche, la mer se devinait, invisible, à la limite de l’horizon pressé d’un ciel mouvant, couleur de cendre. À sa droite, les dernières collines. Devant lui, la muette étendue plate. Le vent d’ouest plaquait sa soutane aux genoux, soulevant par intervalles une poussière d’eau glacée, au goût de sel. Il avançait pourtant d’un pas régulier, sans dévier d’une ligne, son parapluie de coton roulé sous le bras. Qu’eût-il osé demander de plus? Chaque pas le rapprochait de la vieille église, déjà reconnue, si étrangement casquée dans sa détresse solitaire. Il y devine, autour du confessionnal, le petit peuple féminin, habile à gagner la première place, querelleur, à mines dévotes, regards à double et triple détente, lèvres saintement jointes ou pincées d’un pli mauvais – puis, auprès du troupeau murmurant, si gauches et si roides!… les hommes. Chose singulière, et l’on voudrait pouvoir dire, en un tel sujet, exquise! Le rude jeune prêtre, à cette pensée, s’émeut d’une tendresse inquiète; il hâte le pas sans y songer, avec un sourire si doux et si triste qu’un roulier qui passe lui tire son chapeau sans savoir pourquoi… On l’attend. Jamais mère sur le chemin du retour, et qui rêve au merveilleux petit corps qui tiendra bientôt tout entier dans sa caresse, n’eut dans le regard plus d’impatience et de candeur… Et déjà se creuse, à travers le sable, le lit du fleuve amer, déjà la colline aride et la haute silhouette du phare blanc dans les sapins noirs.
Depuis des semaines, l’abbé Menou-Segrais n’espère plus lire dans un cœur si secret. Le sombre silence du vicaire semblait jadis moins impénétrable que sa présente humeur, toujours égale, presque enjouée. Vingt fois il a interrogé l’abbé Chapdelaine, curé de Larieux, qui chaque jeudi confesse l’abbé Donissan. Le vieux prêtre se défend de rien trouver d’extraordinaire dans les propos de son pénitent, et s’amuse bonnement des scrupules de son confrère. «Un enfant, répète-t-il, un véritable enfant, une très bonne pâte. (Il rit aux larmes.) Mais vous voyez partout, cher ami, des cas de conscience singuliers!… (Sérieux): Je voudrais que vous entendiez ses confessions. Voyons! nous avons tous passé par là, au début de notre ministère: un peu d’inquiétude, des rêveries, un goût exagéré de l’oraison… (Tout à fait grave): L’oraison est une très bonne chose, excellente. N’en abusons pas. Nous ne sommes pas des Chartreux, cher ami, nous avons affaire à de bonnes gens, très simples, et qui, pour la plupart, ont oublié leur catéchisme. Il ne faut pas voler trop haut, perdre contact. (Riant de nouveau:) Imaginez ça! Il se donnait la discipline. Je ne vous décrirai pas l’instrument: vous ne me croiriez point. Je lui ai interdit ces sévérités absurdes. Il a, d’ailleurs, cédé tout de suite, sans discussion. Il m’obéit, j’en suis sûr. Je n’ai jamais rencontré de sujet plus docile: une très bonne pâte.»
L’abbé Menou-Segrais juge inopportun de prolonger la discussion et, toujours prudent, feint de se rendre à de si bons arguments. Mais il se demande avec curiosité: «Pourquoi diable l’enfant a-t-il choisi, entre tant, cet imbécile?…» Il finit par perdre le fil de ses déductions subtiles. La vérité, toutefois, est si simple! L’abbé Donissan, de tous, a tranquillement choisi le plus vieux. Non par bravade ou dédain, comme on pourrait le croire; mais parce que cette promotion à l’ancienneté lui semble admirablement judicieuse, équitable. Mêmement, chaque jeudi, il écoute le petit discours de M. Chapdelaine. Il est seul au monde capable de recueillir une si pauvre parole, et avec tant d’amour que le bonhomme, surpris et flatté, finit par trouver lui-même un sens à son bredouillement confus.
… Oserait-il s’avouer, pourtant, ce jeune prêtre audacieux, qu’il recherche pour elle-même la pieuse sottise? Peut-être, il l’oserait. Mais il sait si peu de chose du grand débat dont il est l’enjeu! Il soutient une gageure impossible, et ne s’en doute pas. Sans doute l’avertissement solennel de l’abbé Menou-Segrais l’a troublé pour un temps, puis un autre travail a tellement endurci son cœur qu’il est comme physiquement insensible à l’aiguillon du désespoir. Au plein du combat le plus téméraire qu’un homme ait jamais livré contre lui-même, il ne délibère pas de le livrer seul: littéralement, il n’éprouve le besoin d’aucun appui. Ce qui pourrait être présomption n’est ici que simplicité: il est dupe de sa force, comme un autre de sa faiblesse; il ne croit rien entreprendre que de commun, d’ordinaire. Il n’a rien à dire de lui.
Sous ses yeux, la petite ville s’assombrit, semble descendre sous l’horizon. Il hâte le pas. Que ne peut-il atteindre, inaperçu, le coin sombre où, jusqu’au souper, puis dans la nuit, il restera seul, seul derrière la frêle muraille de bois, l’oreille penchée vers les bouches invisibles! Mais il s’inquiète des visages inconnus qu’il lui faudra d’abord affronter. L’archiprêtre, seulement entrevu à la dernière Pentecôte, les deux missionnaires – d’autres peut-être?… Depuis quelques mois le futur curé de Lumbres s’étonne de certains regards, de certaines paroles dont il n’entend pas encore le sens, d’une curiosité que sa naïveté a prise d’abord pour méfiance ou mépris, mais qui, peu à peu, crée autour de lui une atmosphère étrange, dont il a honte. En vain il s’efface, se fait plus humble, fuit toute amitié nouvelle, sa solitude même a l’air de tenter les plus indifférents, sa timidité un peu farouche les défie, sa tristesse les attire. Parfois c’est lui-même qui rompt le silence, lorsqu’un mot échappé par hasard a tout à coup sollicité sa grande âme. Et jusqu’à ce que la surprise muette de tous l’ait rappelé à lui-même et qu’il se taise de nouveau il parle, parle avec cette éloquence embarrassée, bégayante, d’une pensée qui semble traîner la parole après elle, comme un fardeau… Mais le plus souvent, il écoute, avec une attention extrême, le regard avide et douloureux, tandis que la secrète prière de ses lèvres surprend les vieux prêtres futiles dans leur innocent bavardage. Son étrangeté frappe d’abord. Nul, un seul excepté, n’a le pressentiment de ce magnifique destin. C’est assez s’il trouble et divise.
Et d’ailleurs que peut-on reconnaître dans cet homme singulier? On l’observe en vain. On pourrait l’épier. Sur l’ordre de l’abbé Chapdelaine, il a renoncé sans débat aux mortifications dont le crédule vieux prêtre soupçonne à peine l’effrayante cruauté, encore que l’abbé Donissan ait répondu à toutes les questions avec sa franchise habituelle. Mais cette franchise même fait illusion. Pour le vicaire de Campagne ce sont là des faits du passé, des épisodes. Il les avoue sans embarras. Il accorde volontiers que c’est peu pour dompter la nature qu’une étrivière bien tranchante. Le curé de Lumbres dira plus tard: «Notre pauvre chair consomme la souffrance, comme le plaisir, avec une même avidité sans mesure.» Nous avons pu lire, écrit de sa main, en marge d’un chapitre des Exercices de saint Ignace, cet ordre étrange: «Si tu crois devoir te châtier, frappe fort, et peu de temps.» Il disait aussi à ses sœurs du Carmel d’Aire: a Souvenons-nous que Satan sait tirer parti d’une oraison trop longue, ou d’une mortification trop dure.»
«Notre bonhomme est maintenant tout à fait raisonnable», affirme le curé de Larieux. Il est vrai. Sa tête reste froide et lucide. Jamais il ne fut dupe des mots. Son imagination est plutôt courte. Le cœur consume jusqu’à sa cendre.
Au crépuscule, le vent s’apaise, une brume légère monte du sol saturé. Pour la première fois depuis son départ, le vicaire de Campagne sent la fatigue. Il a d’ailleurs dépassé Verlimont et, jusqu’à l’église, à présent prochaine, le chemin est facile et sûr. Pourtant il s’arrête, et finit par s’asseoir sur la terre, au croisement des deux routes de Campreneux et de Verton. Une paysanne le vit, tête nue, ses mains croisées sur l’énorme parapluie, le chapeau posé près de lui. «Quel drôle de corps», dit-elle.
C’est ainsi que parfois il pliait sous le fardeau, et la nature vaincue criait vainement sa détresse. Car il ne se défendait point de l’entendre: il ne l’entendait plus. Il agissait en toutes choses comme si la somme de son énergie fût constante – et peut-être l’était-elle en effet. À certaines heures, et quand tout lui va manquer, le seul repos qu’il imagine est de descendre en lui-même, et de s’examiner avec une rigueur accrue. Pour cet homme unique, la fatigue n’est qu’une mauvaise pensée.
Il repasse donc dans sa mémoire les faits de ces derniers mois. C’est vrai qu’il n’éprouve aucun regret de mortifications qui, pour un temps, ont exalté son courage. Avant que l’abbé Chapdelaine lui en eût demandé le sacrifice, il les avait déjà condamnées dans son cœur. Ne l’avaient-elles point consolé, allégé? N’avaient-elles point rouvert en lui cette source de joie, qu’il eût voulu tarir? À présent, il est plus fidèle que jamais à la promesse faite un jour devant la Croix, tout à coup révélée, à la minute inoubliable. La part qu’il a choisie ne lui sera pas disputée. Nul autre audacieux n’a fait avant lui ce pacte avec les ténèbres.
Si nous n’avions reçu de la bouche même du saint de Lumbres l’aveu si simple et si déchirant de ce qu’il lui a plu d’appeler la période effroyable de sa vie, on se refuserait sans doute à croire qu’un homme ait commis délibérément, avec une entière bonne foi, comme une chose simple et commune, une sorte de suicide moral dont la cruauté raisonnée, raffinée, secrète, donne le frisson. On ne peut en douter pourtant. Des jours et des jours, celui dont la tendre et sagace charité devait relever l’espérance au fond de tant de cœurs, qui paraissaient vides à jamais, entreprit d’arracher de lui-même cette espérance. Son subtil martyre, si parfaitement mêlé à la trame de la vie, finissait par se confondre avec elle.
Ce fut les premiers jours comme une fureur de se contredire et de se renier. Les lectures, dans lesquelles il avait trouvé jusqu’alors non pas seulement sa joie, mais sa force, furent abandonnées, reprises, de nouveau abandonnées. Prenant pour prétexte un reproche affectueux de l’abbé Menou-Segrais, il commença d’annoter et commenter Le Traité de l’Incarnation. Il faut avoir tenu entre ses mains ce livre d’une édition assez rare du XVIIIe siècle, l’un des joyaux de la bibliothèque du curé de Campagne, dont la grosse écriture de l’abbé Donissan remplit les marges! La gaucherie de ces notes, le soin naïf que le pauvre prêtre a pris de renvoyer aux textes par des indications d’une précision un peu comique – tout, jusqu’aux solécismes de son élémentaire latin, est la preuve d’un tel effort que le plus cruel n’oserait sourire. Encore savons-nous que ces remarques ne font que résumer un travail beaucoup plus important – assurément aussi vain – aujourd’hui perdu, et qui moisit sans doute au fond de quelque tiroir, témoin tragique et bégayant des divagations d’une grande âme. D’abord seulement rebutante, cette besogne devint vite une insupportable corvée. Le curé de Lumbres fut toujours un médiocre métaphysicien et l’expérience seule peut faire connaître le minutieux supplice qu’inflige à l’intelligence, dépourvue des éléments de connaissance indispensables, l’obsession d’un texte obscur. L’entreprise, déjà téméraire, fut bientôt rendue plus difficile par des complications ridicules. Retenu tout le jour, l’abbé Donissan ne se trouvait libre qu’à minuit passé, ayant alors perdu la partie de bésigue quotidienne de M. Menou-Segrais. Il fallut peu de temps au rusé doyen pour pénétrer ce nouveau secret. Il y trouva, selon sa coutume, la matière de quelques allusions discrètes dont s’émut la simplicité de son vicaire. Le malheureux s’imposa de travailler à la lueur d’une veilleuse et souffrit bientôt de névralgies oculaires qui achevèrent de l’épuiser, sans le réduire pourtant. Car cette dernière épreuve lui fut un prétexte à de nouvelles folies. Jusqu’à ce moment le curé de Campagne n’avait trouvé quelque repos et relâchement que dans la prière qu’il aimait, l’humble prière vocale. Longtemps la simplicité du saint de Lumbres lui fit douter qu’il fût capable d’oraison, alors qu’il la pratiquait quotidiennement et on peut dire à toute heure du jour. Il résolut de se vaincre une fois encore.
On a honte de rapporter des faits si nus, si dépourvus d’intérêt, enfin d’une vérité commune. Après une nuit de travail, voilà le pauvre prêtre marchant de long en large à travers la chambre, les mains derrière le dos, la tête basse, retenant son haleine comme un lutteur qui ménage ses forces, s’appliquant à penser de son mieux, pensant dans les règles… Le sujet choisi d’avance, soigneusement repéré, selon les meilleures méthodes, proprement sulpiciennes, il ne le laissait point qu’il ne l’eût épuisé tout de bon. D’ailleurs, il s’aidait dans cette nouvelle entreprise d’une sorte de manuel, écrit par un prêtre anonyme, l’an de grâce 1849. L’oraison enseignée en vingt leçons, à l’usage des âmes pieuses, annonce le titre. Chacune des leçons se divise en trois paragraphes: Réflexion. Élévation. Conclusion, suivie d’un bouquet spirituel. Quelques poésies (mises en musique par un religieux, affirme la préface…) terminent ce recueil, et chantent, sur un rythme cher à Mme Deshoulières, les délices et ferveurs de l’amour divin.
On peut tenir, presser entre ses doigts l’affreux petit livre. La reliure en est protégée par une enveloppe de drap noir, soigneusement cousue. Les pages souvent feuilletées gardent encore une odeur fade et rance. Une méchante gravure polychrome porte au coin gauche, tracée d’une écriture menue et perfide, à l’encre pâlie, cette phrase mystérieuse: «À ma chère Adoline, pour la consoler de l’ingratitude de certaines personnes…» Suprême témoignage sans doute d’une rancune dévote… Quoi! c’est le livre, le vil petit compagnon de celui-là dont les plus fiers ne peuvent dire qu’ils ont soutenu sans embarras le regard posé sur leur propre pensée – son compagnon – son confident, le confident du saint de Lumbres! Que cherchait-il à travers ces pages toutes pareilles, où l’énorme ennui d’un prêtre oisif s’est peu à peu délivré?
Que cherchait-il, et par-dessus tout, qu’a-t-il trouvé? Sans doute l’abbé Donissan ne nous a laissé aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possédons quelques-uns de ses sermons, et le souvenir de ses extraordinaires confidences est encore trop vivant au cœur de certains. Aucun de ceux qui l’approchèrent ne mirent en doute son sens aigu du réel, la netteté de son jugement, la souveraine simplicité de ses voies. Nul ne montra plus de défiance aux beaux esprits, ou ne les marqua même à l’occasion d’un trait plus ferme et plus dur. Si délaissé qu’on le suppose à cette époque de sa vie, comment croire que ces pieux calembours aient nourri son oraison? A-t-il prononcé vraiment sans dégoût ces prières ostentatoires, respiré la détestable chimie des bouquets spirituels, pleuré ces larmes de théâtre? Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il déjà plus?
On referme ce petit livre avec dégoût: le frôlement du drap malpropre agace encore les doigts. On voudrait connaître, chercher dans un regard humain le secret de la force dérisoire dont la plus claire des âmes fut un moment obscurcie. Hé quoi? La grâce même de Dieu peut-elle être ainsi dupée? Chacun verra-t-il toujours, s’il tourne la tête, derrière lui son ombre, son double, la bête qui lui ressemble et l’observait en silence? Comme ce petit livre est lourd!
C’est ainsi que la malice qui le poursuivit d’ailleurs sans relâche jusqu’au dernier jour, réussit alors contre le misérable prêtre la plupart de ses entreprises. Après avoir engagé dans des travaux à la fois accablants et absurdes, perfidement présentés à sa conscience comme un système ingénieux de sacrifice et de renoncement, l’ayant ainsi dépouillé de toute consolation du dehors, elle s’attaquait maintenant à l’homme intérieur.
De jour en jour le cruel travail est plus facile et plus prompt. Enragé de se détruire, le paysan têtu finit par devenir contre lui-même un raisonneur assez subtil. Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, où il ne découvre l’intention d’une volonté pervertie, nul repos qu’il ne méprise et repousse, nulle tristesse qu’il n’interprète aussitôt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colère.
…
Mais l’heure était venue sans doute où l’œuvre cruelle porterait son fruit, développerait sa pleine malice. Ô fous que nous sommes de ne voir dans notre propre pensée, que la parole incorpore pourtant sans cesse à l’univers sensible, qu’un être abstrait dont nous n’avons à craindre aucun péril proche et certain! 0 l’aveugle qui ne se reconnaît pas dans l’étranger rencontré face à face, tout à coup, déjà ennemi par le regard et le pli haineux de la bouche, ou dans les yeux de l’étrangère!
L’abbé Donissan se leva et, fixant un moment le paysage, aux trois quarts englouti dans l’ombre, il se sentit troublé par une espèce d’inquiétude, qu’il surmonta d’abord aisément. Devant lui, la route plongeait maintenant vers la vallée, entre deux hauts talus, semés d’une herbe courte et rare. Soit qu’ils le protégeassent tout à fait du vent (qui, le soleil couché, s’était élevé de nouveau), soit pour toute autre cause, le profond, l’épais silence n’était plus traversé d’aucun bruit. Et bien que la ville fût proche, et l’heure peu avancée, il n’entendait, en prêtant l’oreille, que le vague frémissement de la terre, perceptible à peine, et si monotone que l’extraordinaire silence s’en trouvait accru. D’ailleurs, ce murmure même cessa.
Il se mit à marcher – ou plutôt il lui sembla depuis qu’il avait marché très vite, sur une route irréprochablement unie, à pente très douce, au sol élastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, à la fin de sa longue course, remarquablement libre et léger. Surtout, la liberté de sa pensée l’étonna. Certaines difficultés qui l’obsédaient depuis des semaines s’évanouirent, sitôt qu’il essaya seulement de les formuler. Des chapitres entiers de ses livres, si péniblement lus et commentés, qu’il arrachait ordinairement comme par lambeaux de sa mémoire, se présentaient tout à coup dans leur ordre, avec leurs titres, leurs sous-titres, l’alignement de leurs paragraphes et jusqu’à leurs notes marginales. Toujours marchant, courant presque, il s’avisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetière, débouche au seuil même de l’église. Il s’y engagea sans seule ralentir son pas. Habituellement creusé jusqu’au plein de l’été par de profondes ornières, où dort une eau chargée de sel, le chemin n’est guère suivi que par les pêcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l’abbé Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il s’en réjouit. Bien que l’extraordinaire activité, la libre effervescence de sa pensée l’eût comme enivré, son regard attendait au passage quelques détails familiers, à travers la nuit, la tache d’un buisson, un détour brusque, l’abaissement du talus dans sa course vers le ciel noir, la cabane du cantonnier. Mais, après avoir marché assez longtemps, il fut surpris de sentir, au contraire de ce qu’il attendait, sous ses pas une pente légère, soudain plus roide, puis l’herbe drue d’un pré. Levant les yeux, il reconnut la route quittée un instant plus tôt. Peut-être s’était-il engagé, sans le voir, dans un chemin de traverse qui l’avait insensiblement ramené au point de départ, le dos à la ville? Car il vit très nettement (pourquoi si nettement dans la nuit close?…) les premières maisons du faubourg.
«Quel contretemps», pensa-t-il, mais sans déception ni colère.
Il se remit en marche aussitôt, bien décidé à ne plus quitter la grande route. Il marchait cette fois lentement, tenant son regard fixé devant lui, sentant à chaque pas, sous ses grosses semelles, grincer le sable trempé de pluie. Les ténèbres étaient si épaisses que, si loin que portât son regard, il ne découvrait non seulement aucune clarté, mais aucun reflet, aucun de ces frémissements visibles qui sont, dans la nuit la plus profonde, comme le rayonnement de la terre vivante, la lente corruption, jusqu’au jour, du jour détruit. Il avançait cependant avec une assurance accrue, enveloppé, pressé dans cette nuit noire qui s’ouvrait et se refermait derrière lui si étroitement qu’elle semblait peser. Mais il n’en ressentait toutefois aucune angoisse. Il marchait d’un pas sûr et ralenti. Bien qu’ordinairement il ne s’approchât du confessionnal qu’avec beaucoup de crainte et de scrupule, il ne s’étonnait pas de ne sentir cette fois qu’un mouvement d’impatience presque joyeux. L’agilité de sa réflexion était telle qu’il en éprouvait comme une impression physique, cette excitation à fleur de peau, le besoin de dépenser en activité musculaire un trop-plein de pensées et d’images, la légère fièvre que connaissent bien les raisonneurs et les amants. Il presse le pas, de nouveau, sans s’en douter. Et toujours la nuit s’ouvre et se referme. La route s’allonge et glisse sous lui, comme si elle le portait – droite et facile, d’une pente si douce… Il est alerte, dispos, léger, ainsi qu’après un bon sommeil dans la fraîcheur du matin. Voici le dernier tournant. D’un regard rapide il cherche la petite maison de briques roses, au croisement de la grande route et du chemin qu’il a sans doute dépassé tout à l’heure sans le voir. Mais il ne découvre rien de distinct, ni chemin ni maison – et, dans la ville proche, pas une lueur. Il s’arrête, non pas inquiet, mais curieux… Alors – mais alors seulement – dans le silence, il entendit son cœur battre à coups rapides et durs. Et il s’aperçut qu’il ruisselait de sueur.
En même temps, l’illusion qui l’avait soutenu jusqu’alors se dissipant tout à coup, il se sentit recru de fatigue, les jambes raides et douloureuses, les reins brisés. Ses yeux, qu’il avait tenus grands ouverts dans les ténèbres, étaient maintenant pleins de sommeil.
«J’escaladerai le talus, se disait-il; il est impossible que je ne trouve pas là-haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de m’orienter…»
Il répétait mentalement la même phrase avec une insistance stupide. Et il souffrit étrangement dans tout son corps lorsque, se décidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans l’herbe glacée. Se dressant debout, en gémissant, il fit encore quelques pas, cherchant à deviner la ligne de l’horizon, tournant sur lui-même. Et, à sa profonde surprise il se retrouva au bord d’un champ inconnu dont la terre, récemment retournée, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense, tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le bruissement léger. Au-delà d’un petit fossé qu’il franchit, le sol plus ferme et plus clair, entre deux lignes sombres, décelait la route. Du talus gravi, plus trace. De tous côtés la plaine immense, devinée plutôt qu’entrevue, confuse, à la limite de la nuit, vide.
Il ne sentait pas la peur; il était moins inquiet qu’irrité. Toutefois sa fatigue était si grande que le froid l’avait saisi: il grelottait dans sa soutane trempée de sueur. Il se laissa glisser, au hasard, incapable de rester debout plus longtemps. Puis il ferma les yeux. Soudain, jusque dans l’accablement du sommeil, une certaine inquiétude le sollicita. Avant que de pouvoir être formulée, elle s’empara de lui tout entier. Elle était comme un cauchemar lucide, qui rongeait peu à peu son sommeil, l’éveillant pair degrés. Cependant, plus qu’à demi conscient, il n’osait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que le premier regard jeté autour de lui donnerait à sa crainte vague et confuse un objet. Lequel? Écartant enfin les mains, dont il tenait les paumes sur ses paupières serrées, il se tint une seconde prêt à soutenir le choc d’une vision imprévue et terrible. Regardant brusquement devant lui, il s’aperçut simplement qu’il était revenu, pour la deuxième fois, à son point de départ, exactement.
Sa surprise fut si grande, si prompte la déception même de sa crainte, qu’il resta une seconde encore, ridiculement accroupi dans la boue froide, incapable d’aucun mouvement, d’aucune pensée. Puis il s’avisa d’inspecter le terrain autour de lui. Il marchait de long en large, courbé en deux, tâtant parfois le sol de ses mains, s’efforçant de retrouver sa propre trace, de la suivre pas à pas jusqu’au point mystérieux où il avait dû quitter la bonne voie pour, insensiblement, lui tourner le dos. Bien qu’il dominât sa crainte, déjà il en était à ne pouvoir continuer sa route sans avoir trouvé le mot de l’énigme – et il fallait qu’il le trouvât. Vingt fois il tenta de rompre le cercle, vainement. À quelque distance toute trace cessait et il dut convenir qu’il avait marché dans l’herbe du bas-côté – assez drue pour que son passage n’y eût laissé aucun indice. Il remarqua aussi que dans un rayon de quelques mètres le sol était littéralement piétiné. Un découragement absurde, un désespoir presque enfantin lui fit monter les larmes aux yeux.
Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un émotif. Peu à peu les illusions et les tromperies de cette nuit n’apparaissent à sa simplicité que comme des obstacles à vaincre. Une fois de plus il s’engage dans le chemin, descend la pente, d’abord lentement, puis plus vite, et plus vite encore, enfin tout courant. Il se croit encore maître de lui, et ce n’est déjà plus vers son but qu’il se hâte, c’est à la nuit, à sa terreur qu’il tourne le dos: son dernier effort est une fuite inconsciente. Depuis longtemps n’eût-il déjà pas dû atteindre la petite ville inaccessible? Chaque minute de retard est donc une minute inexplicable.
De nouveau les deux talus noirs surgissent, s’abaissent, se relèvent et, lorsqu’ils disparaissent tout à fait, à peine s’il devine la plaine invisible, tandis qu’un vent froid et glacé, sans aucun bruit, le frappe au visage… Il est sûr d’être déjà hors du chemin, sans qu’il puisse comprendre à quel instant il l’a quitté. Il court plus fort, d’ailleurs poussé en avant par la pente, le dos arrondi, sa soutane drôlement troussée sur ses jambes maigres – ridicule fantôme, si drôlement actif et gesticulant, à travers les choses immobiles. Tête basse, il s’écroule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains pressent; il glisse doucement sur le côté, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait déjà qu’il est revenu.
Il ne se révolte pas encore. Il se relève, avec un profond soupir et, d’un geste des épaules, comme pour assujettir son fardeau, se remet en marche, tournant décidément le dos. Il avance d’un pas régulier, docile, dans la terre qui colle à ses semelles, enjambe des haies basses, une clôture en fil de fer, évite d’autres obstacles, à tâtons, sans tourner la tête, de nouveau infatigable. Il ne délire pas du tout; il ne se propose aucun but singulier; il accepte comme une aventure ordinaire ce voyage si étrangement interrompu et ne songe bonnement qu’à rentrer le plus vite possible là-bas, au presbytère de Campagne, avant le jour. Il a décidé simplement de refaire, à rebours, son long voyage. Si l’abbé Menou-Segrais se dressait tout à coup devant lui, nul doute qu’après l’avoir poliment salué il lui conterait l’affaire en peu de mots, comme on rend compte d’un contretemps seulement fâcheux.
Après un dernier fossé franchi, le voilà maintenant sur un chemin de terre, fort étroit, à peine tracé, au milieu des labours. Il se souvient de l’avoir suivi, peut-être, – une heure ou deux plus tôt. Mais alors il était seul, semble-t-il…
Car depuis un moment (pourquoi ne l’avouerait-il point?) il n’est plus seul. Quelqu’un marche à ses côtés. C’est sans doute un petit homme, fort vif, tantôt à droite, tantôt à gauche, devant, derrière, mais dont il distingue mal la silhouette – et qui trotte d’abord sans souffler mot. Par une nuit si noire, ne pourrait-on s’entraider? A-t-on besoin de se connaître pour aller de compagnie, à travers ce grand silence, cette grande nuit?
– Une grande nuit, hein? dit tout à coup le petit homme.
– Oui, monsieur, répond l’abbé Donissan. Nous sommes encore loin du jour. C’est certainement un jovial garçon, car sa voix, sans aucun éclat, a un accent de gaieté secrète, véritablement irrésistible. Elle achève de rassurer le pauvre prêtre. Même il craint que sa brève réponse n’ait fâché le joyeux compagnon, plein de bonne humeur. Qu’une parole humaine peut être agréable à entendre ainsi, à l’improviste, et qu’elle est douce! L’abbé Donissan se souvient qu’il n’a pas d’ami.
– J’estime, prononce alors le noir petit marcheur, que l’obscurité rapproche les gens. C’est une bonne chose, une très bonne chose. Quand il n’y voit goutte, le plus malin n’est pas fier. Une supposition que vous m’ayez rencontré en plein midi: vous passiez sans seulement tourner la tête… Et ainsi donc, vous venez d’Étaples?
Sans attendre la réponse, il précède rapidement son compagnon, empoigne le fil barbelé d’une clôture invisible, le tient poliment levé à bout de bras pour faciliter le passage. Puis il reprend, de sa joyeuse voix un peu sourde:
– Ainsi, vous venez d’Étaples, et vous allez sans doute à Cumières?… ou Chalindry?…, ou Campagne?…
– À Campagne, répond le vicaire, qui évite ainsi de mentir.
– Je ne vous accompagnerai pas jusque-là, reprend-il en riant à petits coups, d’un rire amical… Nous coupons au court, à travers champs, vers Chalindry: je connais les clôtures; j’irais les yeux fermés.
– Je vous remercie, dit l’abbé Donissan, débordant de reconnaissance. Je vous remercie de votre obligeance et de votre charité. Tant d’étrangers m’eussent laissé sans secours: il y a de bonnes gens auxquels ma pauvre soutane fait peur. Le petit homme siffle avec dédain:
– Des nigauds, fait-il, des ignorants, des culs-terreux qui ne savent pas lire. J’en rencontre assez souvent, sur les marchés, dans les foires de Calais jusqu’au Havre. Que de bêtises on entend! Que de misères! J’ai un frère de ma mère prêtre, moi qui vous parle.
Il se pencha de nouveau vers une haie épaisse et courte, hérissée d’épines; après l’avoir tâtée, reconnue de ses longs bras agiles, entraînant le vicaire sur la droite, avec une vivacité singulière, il découvrit une large brèche et, s’effaçant pour le laisser passer:
– Constatez vous-même, fit-il, je n’ai pas besoin d’y voir. Un autre que moi, par une nuit pareille, tournerait en rond jusqu’au matin. Mais ce pays-ci m’est connu.
– L’habitez-vous? demanda presque timidement le vicaire de Campagne (car, à mesure qu’il s’éloignait de la ville dont l’avait détourné une succession d’événements inexplicables, une terreur comme apaisée, sourde, mêlée de honte – pareille au souvenir d’un rêve impur – pénétrait profondément son cœur et, la pointe enfin détournée, le laissait faible, hésitant, avec le désir enfantin d’une présence secourable, certaine, d’un bras à serrer).
– Je n’habite nulle part, autant dire, avoua l’autre. Je voyage pour le compte d’un marchand de chevaux du Boulonnais. J’étais à Calais avant-hier: je serai jeudi à Avranches. Oh! la vie est dure, et je n’ai pas le temps de prendre racine nulle part.
– Êtes-vous marié? interrogea de nouveau l’abbé Donissan. Il éclata de rire:
– Marié avec la misère. Où voulez-vous que je trouve le loisir de penser sérieusement à tout ça? On va, on vient, on ne s’attache pas. On prend son plaisir en passant.
Il se tut, puis reprit avec embarras:
– Je vous demande pardon: ça n’est pas des choses à dire à un homme comme vous. Appuyez franchement sur la droite: il y a près d’ici un fond plein d’eau. Cette sollicitude émeut de nouveau l’abbé Donissan. Il marche à présent d’un pas très rapide, presque sans fatigue. Mais à mesure que la fatigue se dissipe une autre faiblesse s’insinue en lui, prend possession, pénètre sa volonté d’un attendrissement si lâche, si poignant! Des paroles montent à ses lèvres que sa conscience contrôle vaguement.
– Le bon Dieu vous récompensera de votre peine, dit-il. C’est lui qui vous a mis sur mon chemin, en un moment où le courage m’abandonnait. Car cette nuit a été pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus longue que vous ne pouvez l’imaginer.
C’est tout juste s’il retient encore le récit naïf, insensé, de sa dernière aventure. Il voudrait parler, se confier, contempler dans un regard, même inconnu, mais amical, compatissant, sa propre inquiétude, le doute qui déjà l’assaille, l’horrible rêve. Toutefois, le regard qu’il rencontre, en levant les yeux, est plus étonné que compatissant.
– Voyager par une nuit sans lune n’est jamais bien agréable, répond évasivement l’étranger. D’Étaples à Campagne, je pense, il y a bien quatre lieues de mauvaise route. Et sans moi l’étape était forcément plus longue encore. Le raccourci nous fait gagner deux kilomètres au moins. Mais nous voici sur la route de Chalindry.
(La route, blême dans la nuit, s’enfonce toute droite à travers la plaine informe.)
– Je vous laisserai continuer seul tout à l’heure, ajouta-t-il, comme avec regret. Êtes-vous d’ailleurs si pressé de regagner Campagne?
– J’ai déjà trop tardé, répond le futur curé de Lumbres. Beaucoup trop.
– Je vous aurais demandé… il eût été possible… préférable même… d’attendre le jour chez moi, dans une petite bicoque que je connais bien – en lisière du bois de la Saugerie – une forte cabane de charbonniers avec un âtre, et tout ce qu’il faut pour faire du feu.
Mais l’invitation est formulée du bout des lèvres. Et l’hésitation de la voix jusqu’alors si claire et si franche surprend l’abbé Donissan.
«Il redoute bien que je n’accepte, pense-t-il avec tristesse. Qu’il a hâte de m’écarter de son chemin, lui aussi!»
Cette humble évidence verse tout à coup dans son cœur un flot d’amertume. Sa déception est de nouveau si grande, son désespoir si soudain, si véhément qu’une telle disproportion de l’effet à la cause inquiète tout de même ce qui lui reste encore de bon sens ou de raison, à travers son délire grandissant.
(Mais s’il peut retenir telle parole imprudente, comment tarir ce flot de larmes?)
– Arrêtons-nous un moment, propose le maquignon, détournant discrètement les yeux du pauvre prêtre secoué de sanglots. Ne vous gênez pas: c’est la fatigue, vous êtes rendu. Je connais ça: d’une manière ou d’une autre, il faut que ça crève. Mais il ajoute aussitôt, riant à demi:
– Sans reproche, monsieur le curé, vous venez de loin! vous avez quelques lieues dans les jambes!…
Il étend par terre, à la crête d’un talus, son manteau de gros drap. Il y couche presque de force son compagnon.
Que le geste de ce rude Samaritain est attentif, délicat, fraternel! Quel moyen de résister tout à fait à cette tendresse inconnue? Quel moyen de refuser à ce regard ami la confidence qu’il attend?
Et toutefois le misérable prêtre, si étrangement humilié, résiste encore, rassemble ses dernières forces. Si épaisse que soit la nuit qui l’enveloppe, au-dehors et au-dedans, il se juge avec sévérité, s’estime puéril et lâche, déplore ce ridicule scandale, l’odieux de ces larmes stupides. Qu’il le veuille ou non, il est difficile de ne point rattacher cette aventure, à peine moins mystérieuse, à l’égarement qui, quelques heures plus tôt, l’arrêtait en chemin, l’écartait incompréhensiblement de son but… Et cependant, d’autre part, pourquoi cette dernière rencontre ne serait-elle point un secours, une rémission? Ne peut-il attendre humblement conseil de l’homme de bonne volonté qui, en l’assistant, pratique, sans la pouvoir nommer peut-être, la charité de l’Évangile?… Ah! il est trop dur de se taire, de repousser une main tendue!
Il la prend, cette main, il la presse, et aussitôt son cœur s’échauffe étrangement dans sa poitrine. Ce qui lui paraissait encore, une minute avant, naïf ou dangereux, lui semble à présent judicieux, nécessaire, indispensable. L’humilité dédaigne-t-elle aucun secours?
– Je ne sais, commença le vicaire de Campagne, je ne sais comment vous faire comprendre… excuser… Mais à quoi bon?… Vous jugerez mieux ainsi de ma misère… Hélas! Monsieur, il est dur de penser qu’un pauvre prêtre tel que moi – si lâche – si aisément terrassé, n’en a pas moins la mission d’éclairer le prochain, de relever son courage… Quand Dieu me délaisse…
Il secoua la tête, fit un effort pour se dresser debout et, pesamment, retomba.
– Vous êtes allé jusqu’au bout de vos forces, répliqua paisiblement l’étranger. Il faut seulement patienter. Un bon remède, la patience, l’abbé… Moins brutal que bien d’autres, mais tellement plus sûr!
– La patience… commença l’abbé Donissan d’une voix déchirante. La patience… Il inclinait presque malgré lui la tête sur l’épaule de son singulier compagnon. Sa main n’avait point lâché non plus le bras déjà familier. Le vertige ceignait sa tête d’une couronne souple, et pourtant, resserrée peu à peu, inflexible. Puis il défaillit, les yeux grands ouverts, parlant en rêve…
– Non! ce n’est pas la fatigue qui m’eût accablé à ce point: je suis fort, robuste, capable de lutter longtemps – mais pas contre certains – pas de cette manière, en vérité…
Il lui sembla qu’il glissait dans le silence, d’une chute oblique, très douce. Puis tout à coup, la durée même de ce glissement l’effraya; il en mesura la profondeur. D’un geste instinctif, prompt comme sa crainte, il se hissa des deux mains vers l’épaule qui ne plia point.
La voix, toujours amicale, mais qui sonna terriblement à ses oreilles, disait:
– Ce n’est qu’un étourdissement… là… rien de plus… Appuyez-vous sur moi: ne craignez rien! Ah! vous avez rudement marché! Que vous êtes las! Il y a longtemps que je vous suis, que je vous vois faire, l’ami! J’étais sur la route, derrière vous, quand vous la cherchiez à quatre pattes… votre route… Ho! Ho!…
– Je ne vous ai pas vu, murmura l’abbé Donissan… Est-ce possible? Étiez-vous là vraiment? Sauriez-vous me dire…?
Il n’acheva pas. Le glissement reprit d’une chute sans cesse accélérée, perpendiculaire. Les ténèbres où il s’enfonçait sifflaient à ses oreilles comme une eau profonde.
– Écartant les mains, il étreignit des deux bras les solides épaules, il s’y cramponna de toutes ses forces. Le torse qu’il pressait ainsi était dur et noueux comme un chêne. Sous le choc, il ne vacilla pas d’une ligne. Et le visage du pauvre prêtre sentit le relief et la chaleur d’un autre visage inconnu.
En une seconde, pour une fraction presque imperceptible de temps, toute pensée l’abandonna – seulement sensible à l’appui rencontré – à la densité, à la fixité de l’obstacle qui le retenait ainsi au-dessus d’un abîme imaginaire. Il y pesait de tout son poids avec une sécurité accrue, délirante. Son vertige, comme dissous au creux de sa poitrine par un feu mystérieux, s’écoulait lentement de ses veines.
C’est alors, c’est à ce moment même, et tout à coup, bien qu’une certitude si nouvelle ne s’étendît que progressivement dans le champ de la conscience, c’est alors, dis-je, que le vicaire de Campagne connut que, ce qu’il avait fui tout au long de cette exécrable nuit, il l’avait enfin rencontré.
Était-ce la crainte? Était-ce la conviction désespérée que ce qui devait être était enfin, que l’inévitable était accompli? Était-ce cette joie amère du condamné qui n’a plus rien à espérer ni à débattre? Ou n’était-ce pas plutôt le pressentiment de la destinée du curé de Lumbres? En tout cas, il fut à peine surpris d’entendre la voix qui disait:
– Calez-vous bien… ne tombez pas, jusqu’à ce que ce petit accès soit passé. Je suis vraiment votre ami – mon camarade – je vous aime tendrement.
Un bras ceignait ses reins d’une étreinte lente, douce, irrésistible. Il laissa retomber tout à fait sa tête, pressée au creux de l’épaule et du cou, étroitement. Si étroitement qu’il sentait sur son front et sur ses joues la chaleur de l’haleine.
– Dors sur moi, nourrisson de mon cœur, continuait la voix sur le même ton. Tiens-moi ferme, bête stupide, petit prêtre, mon camarade. Repose-toi. Je t’ai bien cherché, bien chassé. Te voilà. Comme tu m’aimes! Mais comme tu m’aimeras mieux encore, car je ne suis pas près de t’abandonner, mon chérubin, gueux tonsuré, vieux compagnon pour toujours!
C’était la première fois que le saint de Lumbres entendait, voyait, touchait celui-là qui fut le très ignominieux associé de sa vie douloureuse, et, si nous en croyons quelques-uns qui furent les confidents ou les témoins d’une certaine épreuve secrète, que de fois devra-t-il l’entendre encore, jusqu’au définitif élargissement! C’était la première fois, et pourtant il le reconnut sans peine. Il lui fut même refusé de douter à cette minute de ses sens ou de sa raison. Car il n’était pas de ceux qui prêtent naïvement au bourreau familier, présent à chacune de nos pensées, nous couvant de sa haine, bien qu’avec patience et sagacité, le port et le style épiques… Tout autre que le vicaire de Campagne, même avec une égale lucidité, n’eût pu réprimer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dégoût. Mais lui, contracté d’horreur, les yeux clos, comme pour recueillir au-dedans l’essentiel de sa force, attentif à s’épargner une agitation vaine, toute sa volonté tirée hors de lui ainsi qu’une épée du fourreau, il tâchait d’épuiser son angoisse.
Toutefois, lorsque, par une dérision sacrilège, la bouche immonde pressa la sienne et lui vola son souffle, la perfection de sa terreur fut telle que le mouvement même de la vie s’en trouva suspendu, et il crut sentir son cœur se vider dans ses entrailles.
– Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud! Ne t’effraye pas pour si peu: j’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures! À parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence – dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer… Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau.
Il écarta le bras dont il étreignait encore les reins de l’abbé Donissan, et s’écarta légèrement, comme pour lui laisser la place où tomber. Le visage du saint de Lumbres avait la pâleur et la rigidité du cadavre. Par sa bouche, relevée aux coins d’une grimace douloureuse qui ressemblait à un effrayant sourire, par ses yeux durement clos, par la contraction de tous ses traits, il exprimait sa souffrance. Mais c’est à peine néanmoins s’il s’inclina légèrement sur le côté. Il restait assis sur le pan du manteau, dans une immobilité sinistre.
L’ayant observé d’un regard oblique, aussitôt détourné, le compagnon fit un imperceptible mouvement de surprise. Puis, reniflant avec bruit, il tira de sa poche un large mouchoir et, le plus simplement du monde, s’essuya le cou et les joues.
– Trêve de plaisanterie, monsieur l’abbé, fit-il. La nuit, à sa fin, est rudement fraîche, dans cette sacrée saison!
Il lui donna sur l’épaule une bourrade amicale, ainsi qu’on pousse par jeu un objet en état d’équilibre instable, ou les enfants cet homme de neige qui s’effondre aussitôt sous leurs huées. Cependant le vicaire de Campagne ne chancela point, mais il ouvrit lentement les yeux. Et, sans qu’aucun des traits de son visage se détendît, commença de couler entre ses paupières un regard noir et fixe.
– L’abbé! Monsieur l’abbé! Hé! l’abbé!… appela le maquignon d’une voix forte. Vous passez, l’ami! Vous êtes froid… Hé là!
Il lui prit les deux mains dans une seule de ses larges paumes, et de l’autre il frappait sur elles à petits coups.
– Levez-vous, sacrebleu! Mettez-vous debout, nom de nom! Il y a de quoi se geler le sang, ma parole!
Il glissa les doigts sous la soutane et tâta le cœur. Puis, par une succession de gestes plus rapides, et pour ainsi dire instantanés, il lui toucha le front, les yeux, la bouche. Puis, encore, il reprit les mains entre les siennes, et il souffla dedans son haleine. Chacun de ses mouvements trahissait une hâte un peu fébrile, celle de l’ouvrier qui achève un travail délicat, et craint d’être surpris par la tombée du jour, ou par quelque visite importune. Enfin, tout à coup, ramenant ses mains sur sa propre poitrine, et agité d’un grand frisson, comme s’il eût plongé lentement dans une eau profonde et glacée, il se mit brusquement debout.
– Je résiste au froid, dit-il: je résiste merveilleusement au froid et au chaud. Mais je m’étonne de vous voir encore là, sur cette boue glacée, immobile, assis. Vous devriez être mort, ma parole… Il est vrai que vous vous êtes bien agité tout à l’heure, sur la route, mon cher ami… Pour moi, j’ai froid, je l’avoue… J’ai toujours froid… Ce sont là des choses que vous ne me ferez pas aisément dire… Elles sont vraies pourtant… Je suis le Froid lui-même. L’essence de ma lumière est un froid intolérable… Mais laissons cela… Vous voyez devant vous un pauvre homme, avec les qualités et les défauts de son état… un courtier en bidets normands et bretons… un maquignon, qu’ils disent… Laissons cela encore! Ne considérez que l’ami, le compagnon de cette nuit sans lune, un bon copain… N’insistez pas! Ne pensez point obtenir beaucoup d’autres renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne désire que vous rendre service et que vous m’oubliiez aussitôt. Je ne vous oublierai pas, moi. Vos mains m’ont fait beaucoup de mal… et aussi votre iront, vos yeux et votre bouche… Je ne les réchaufferai jamais: elles m’ont littéralement glacé la moelle, gelé les os; ce sont les onctions, sans doute, votre sacré barbouillage d’huiles consacrées – des sorcelleries. N’en parlons plus… Laissez-moi aller… J’ai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici. Tirons chacun de notre côté.
Il marchait de long en large, avec agitation, avec colère, gesticulant, mais sans s’écarter de plus de quelques pas. C’est que l’abbé Donissan le suivait çà et là de son regard ténébreux. Et maintenant les lèvres ne remuaient plus dans sa face immobile.
Ce que le visage exprimait désormais, c’était d’ailleurs moins la crainte qu’une curiosité sans bornes. On eût pu dire la haine, mais la haine suscite une flamme sans le regard humain. L’horreur, mais l’horreur est passive, et aucun cri d’angoisse ou de dégoût n’eût desserré les mâchoires refermées sur une résolution farouche. Le vain appétit de savoir n’a pas non plus cette dignité souveraine. Encore humble dans son triomphe, à chaque instant plus complet et plus sûr, le vicaire de Campagne ne doutait point qu’une victoire sur un tel adversaire est toujours précaire, fragile, de peu de durée. Qu’importe de voir un instant l’ennemi à ses pieds, à sa merci? Mais c’est là le tueur d’âmes, auquel il faut arracher quelqu’un de ses secrets.
Tout à coup l’étrange marcheur s’arrêta net, comme s’il eût, dans ses gesticulations, resserré d’invisibles liens, tel qu’un taureau garrotté. Sa voix, un moment plus tôt montée jusqu’au ton le plus aigu, reprit son habituel accent, et il prononça les paroles suivantes, avec une certaine simplicité:
– Laisse-moi. Ton expérience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus tard sans doute. Même, si tu le désires, nous ne nous reverrons plus du tout. Depuis une minute, je n’ai plus aucun pouvoir sur toi.
Il retira de sa poche le large mouchoir, et s’essuya frénétiquement le visage et les mains. La respiration faisait entre ses lèvres un sifflement douloureux.
– Ne bredouille pas tes prières. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou. C’est ta volonté que je n’ai pu forcer. Ô singulières bêtes que vous êtes!
Il regardait à droite et à gauche avec une inquiétude grandissante. Même il se retourna subitement, et scruta l’ombre, derrière lui.
– Cette guenille commence à me peser, fit-il encore, en agitant violemment les épaules. Je me sens mal dans ma gaine de peau… Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, pas même une odeur…
Il resta un long moment, le visage entre ses paumes, comme pour recueillir des forces. Quand il releva la tête, l’abbé Donissan, pour la première fois, vit ses yeux, et gémit.
Celui qui, noué des deux mains à la pointe extrême du mât, perdant tout à coup l’équilibre gravitationnel, verrait se creuser et s’enfler sous lui, non plus la mer, mais tout l’abîme sidéral, et bouillante à des trillions de lieues l’écume des nébuleuses en gestation, au travers du vide que rien ne mesure et que va traverser sa chute éternelle, ne sentirait pas au creux de sa poitrine un vertige plus absolu. Son cœur battit deux fois plus furieusement contre ses côtes, et s’arrêta. Une nausée souleva ses entrailles. Les doigts, d’une étreinte désespérée, seuls vivants dans son corps pétrifié d’horreur, grattèrent le sol comme des griffes. La sueur ruissela entre ses épaules. L’homme intrépide, comme ployé et arraché de terre par l’énorme appel du néant, se vit cette fois perdu sans retour. Et pourtant, à cet instant même, sa suprême pensée fut encore un obscur défi.
Aussitôt, d’une seule poussée, la vie suspendue reprit sa course dans ses veines, ses tempes battirent de nouveau. Le regard, toujours fixé sur le sien, ressemblait à n’importe quel autre regard, et la même voix parlait à ses oreilles, comme si elle ne s’était jamais tue.
– Je vais te quitter, disait-elle. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit qu’une fois. Demeure dans ton entêtement stupide. Ah! si vous saviez le salaire que ton maître vous réserve, tu ne serais pas si généreux, car nous seuls – nous, dis-je! – nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi – par une sagacité magistrale, inconcevable à vos cervelles de boue – sa haine… Mais pourquoi t’éclairer là-dessus, chien couchant, bête soumise, esclave qui crée chaque jour son maître!
Se baissant avec une agilité singulière, il prit au hasard un caillou du chemin, le leva vers le ciel entre ses doigts, prononça les paroles de la consécration, qu’il termina par un joyeux hennissement… D’ailleurs, tout se fit avec la rapidité de l’éclair. L’écho du rire parut retentir jusqu’à l’extrême horizon. La pierre rougit, blanchit, éclata soudain d’une lueur furieuse. Et, toujours riant, il la rejeta dans la boue, où elle s’éteignit avec un sifflement terrible.
– Cela n’est qu’un jeu, fit-il, un jeu d’enfant. Cela ne vaut même pas la peine d’être vu. Néanmoins, voici l’heure où nous devons nous quitter pour toujours.
– Va-t’en! dit le saint de Lumbres. Qui te retient?…
Sa voix était basse et tranquille, avec on ne sait quel frémissement de pitié.
– On nous accueille avec effroi, répondit l’autre d’une voix également basse, mais on ne nous quitte pas sans péril.
– Va-t’en, répondit doucement le vicaire de Campagne.
L’affreuse créature fit un bond, tourna plusieurs fois sur elle-même avec une incroyable agilité, puis fut violemment lancée, comme par une détente irrésistible, à quelques pas, les deux bras étendus, ainsi qu’un homme qui chercherait en vain à rattraper son équilibre. Si grotesque que fût cette cabriole inattendue, la succession des mouvements, leur violence calculée, plus encore leur brusque arrêt avaient je ne sais quelle singularité qui ne prêtait pas à rire. L’obstacle invisible contre lequel le noir lutteur s’était tout à coup heurté n’était certes pas ordinaire, car, bien qu’il eût paru en esquiver le choc avec une souplesse infinie, dans le grand silence, imperceptiblement, mais jusque dans ses profondeurs, le sol trembla et gémit.
Il recula lentement, tête basse, et s’assit sans bruit, comme humblement.
– Vous me tenez donc, dit-il en haussant les épaules. Jouissez de votre pouvoir tout le temps qui vous est donné.
– Je n’ai aucun pouvoir, répondit l’abbé Donissan, avec tristesse: pourquoi me tenter? Non! cette force ne vient pas de moi, et tu le sais. Cependant je t’observe depuis un moment avec quelque profit. Ton heure est venue.
– Cela n’a pas beaucoup de sens, repartit l’autre, doucement. De quelle heure parlez-vous? Est-il encore une heure pour moi?
– Il m’est donné de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois écrasé par ta douleur, jusqu’à la limite de l’anéantissement – qui ne te sera point accordé, ô créature suppliciée!
À ce dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se tordit dans la boue, tiré par d’horribles spasmes. Puis il s’immobilisa, les reins furieusement creusés, reposant sur la tête et sur les talons, ainsi qu’un tétanique. Et sa voix s’éleva enfin, perçante, aiguë, lamentable:
– Assez! Assez! chien consacré, bourreau! Qui t’a appris que de tout au monde la pitié est ce que nous redoutons le plus, bête ointe! Fais de moi ce qu’il te plaira… Mais si tu me pousses à bout…
Quel homme n’eût entendu avec effroi cette plainte proférée avec des mots – et cependant hors du monde? Quel homme n’eût au moins douté de sa raison? Mais le saint de Lumbres, son regard fixé vers le sol, ne songeait qu’à celles des âmes que celui-ci avait perdues…
Tout le temps que dura l’oraison, l’autre continua de gémir et de grincer, mais avec une force décroissante. Lorsque le vicaire de Campagne se releva, il se tut tout à fait. Il gisait, pareil à une dépouille.
– Que me voulais-tu, cette nuit? demanda l’abbé Donissan, avec autant de calme que s’il se fût adressé à quelqu’un de ses familiers.
De la dépouille immobile une nouvelle voix monta:
– Il nous est permis de t’éprouver, dès ce jour et jusqu’à l’heure de ta mort. D’ailleurs, qu’ai-je fait moi-même, sinon obéir à un plus puissant? Ne t’en prends pas à moi, ô juste, ne me menace plus de ta pitié.
– Que me voulais-tu? répéta l’abbé Donissan. N’essaie pas de mentir. J’ai le moyen de te faire parler.
– Je ne mens pas. Je te répondrai. Mais relâche un peu ta prière. À quoi bon, si j’obéis? Il m’a envoyé vers toi pour t’éprouver. Veux-tu que je te dise de quelle épreuve? Je te le dirai. Qui te résisterait, ô mon maître?
– Tais-toi, répondit l’abbé Donissan, avec le même calme. L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois à cette heure la force que tu ne peux briser.
Au même instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement.
Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.
Que dire? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le cœur; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie… Hé quoi! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette? Sommes-nous donnés si désarmés à sa haine pensive?…
Un moment, ils restèrent ainsi, face à face. L’illusion était trop subtile pour que l’abbé Donissan ressentît proprement de la terreur. Quelque effort qu’il fît, il ne lui était pas tout à fait possible de se distinguer de son double, et pourtant il gardait à demi le sentiment de sa propre unité. Non: ce n’était point de la terreur, mais une angoisse, d’une pointe si aiguë, que l’entreprise de sommer cette apparence, ainsi qu’un ennemi revêtu de sa propre chair, lui parut presque insensée. Il l’osa cependant.
– Retire-toi, Satan! dit-il, les dents serrées…
Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge et sa main tremblait encore quand il la dressa contre lui-même. Il saisit pourtant cette épaule, il en sentit l’épaisseur sans mourir d’effroi, il la serra pour la briser, il la pétrit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage était devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa chaleur sous sa paume… Puis tout disparut.
De la lamentable dépouille, encore gisante dans la boue, la voix s’éleva de nouveau.
– Tu me brises, tu me mâches, tu me dévores, geignait-elle. Quel homme es-tu donc pour anéantir une vision si précieuse avant de l’avoir seulement contemplée?
– Ce n’est pas cela dont j’ai besoin, continua l’abbé Donissan. Que m’importe de me connaître? L’examen particulier, sans autre lumière, suffit à un pauvre pécheur. Il parlait ainsi, bien que le regret de la vision perdue blessât toutes ses fibres. Le vertige d’une curiosité surnaturelle, désormais sans effet, à jamais, le laissait haletant, vide. Mais il croyait toucher au but.
– Tu es au bout de tes ruses, dit-il à la chose frémissante que son pied repoussait hors de la route. Qui sait le temps dont je dispose encore? Hâtons-nous! Hâtons-nous!
Il se pencha très bas, moins pour prêter l’oreille que par un geste instinctif du zèle qui le dévorait:
– Réponds donc! (Il traça le signe de la croix, non sur l’objet, mais sur sa propre poitrine.) Dieu t’a-t-il donné ma vie? Dois-je mourir ici même?
– Non, dit la voix, du même accent déchirant. Nous ne disposons pas de toi.
– En ce cas, que je vive un jour, ou vingt ans, je devrai t’arracher ton secret. Je te l’arracherai, dussé-je te suivre où sont les tiens. Je ne te crains pas! je n’ai pas peur! Sans doute, tu m’es de nouveau obscur, mais je t’ai vu tout à l’heure, ô supplicié. N’as-tu pas perdu assez d’âmes? Te faut-il encore d’autres proies? Tu es entre mes mains. J’essaierai ce que Dieu m’inspirera. Je prononcerai des paroles dont tu as horreur. Je te clouerai au centre de ma prière comme une chouette. Ou tu renonceras à tes entreprises contre les âmes qui me sont confiées.
À sa grande surprise, et à l’instant même où il croyait donner toute sa force, irrésistiblement, il vit la dépouille s’agiter, s’enfler, reprendre une forme humaine, et ce fut le jovial compagnon de la première heure qui lui répondit:
– Je vous crains moins, toi et tes prières, que celui… (Commencée dans un ricanement, sa phrase s’achevait sur le ton de la terreur.) Il n’est pas loin… Je le flaire depuis un instant… Ho! Ho! que ce maître est dur!
Il trembla de la tête aux pieds. Puis sa tête s’inclina sur l’épaule, et son visage s’éclaira de nouveau, comme s’il entendait décroître le pas ennemi. Il reprit:
– Tu m’as pressé, mais je t’échappe. M’arrêter dans mes entreprises! Fou que tu es! je n’ai pas fini de m’emplir de sang chrétien! Aujourd’hui une grâce t’a été faite. Tu l’as payée cher. Tu la paieras plus cher!
– Quelle grâce? s’écria l’abbé Donissan.
Il eût voulu retenir cette parole, mais l’autre s’en empara aussitôt. La bouche impure eut un frisson de joie.
– Ainsi que tu t’es vu toi-même tout à l’heure (pour la première et dernière fois), ainsi tu verras… tu verras… hé! hé!…
– Qu’entends-tu par là, menteur? cria le vicaire de Campagne.
Comme si le cri de la curiosité, en dépit de l’outrage, l’eût tout à fait rétabli dans son équilibre, remis d’aplomb, l’être étrange se dressa lentement, s’assit avec, in calme affecté, boutonna posément sa veste de cuir. Le maquignon picard était à ‘a même place, comme s’il ne l’eût jamais quittée. La main du futur saint de Lumbres retomba. Chose étrange! Après avoir soutenu tant de visions singulières ou farouches, il osait à peine lever les yeux sur cette apparence inoffensive, ce bonhomme si prodigieusement semblable à tant d’autres. Et le contraste de cette bouche à l’accent familier, au pli canaille, et des paroles monstrueuses était tel que rien n’en saurait donner l’idée.
– Ne t’échappe pas si vite. Ne sois pas trop gourmand de nos secrets. Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non. D’ailleurs, si tu t’étais donné la peine, il n’y a qu’un instant, de voir ce que je te mettais sous les yeux, tu pourrais te dispenser de m’injurier. (Il employa un autre mot.) Tel tu t’es vu toi-même, te dis-je, tel tu verras quelques autres… Quel dommage qu’un don pareil à un lourdaud comme toi!
Il souffla dans ses deux mains jointes, en faisant vibrer les lèvres, ainsi qu’un homme saisi d’un grand froid. Ses yeux riaient dans sa face rougeaude, et leur extrême mobilité, sous les paupières demi-closes, pouvait aussi bien exprimer la joie que le mépris. Mais la joie l’emporta.
– Ho! Ho! Ho! quel embarras! quel silence! disait-il en bégayant… Vous étiez plus fringant tout à l’heure, terrible aux démons, exorciste, thaumaturge, saint de mon cœur!
À chaque éclat de ce rire, l’abbé Donissan tressaillait, pour retomber aussitôt dans une immobilité stupide, son cerveau engourdi ne formant plus aucune pensée. L’autre se frottait vigoureusement les paumes.
– Quelle grâce?… Quelle grâce?… répétait-il en imitant comiquement sa victime… Dans le combat que tu nous livres, il est facile de faire un faux pas. Ta curiosité te donne à moi pour un moment.
Il s’approcha, confidentiel:
– Vous ignorez tout de nous, petits dieux pleins de suffisance. Notre rage est si patiente! Notre fermeté si lucide! Il est vrai qu’Il nous a fait servir ses desseins, car sa parole est irrésistible. Il est vrai – pourquoi le nierais-je? – que notre entreprise de cette nuit paraît tourner à ma confusion… (Ah! quand je t’ai pressé tout à l’heure, sa pensée s’est fixée sur toi et ton ange lui-même tremblait dans la giration de l’éclair!) Cependant, tes yeux de boue n’ont rien vu.
Il s’ébroua dans un rire hennissant:
– Hi! Hi! Hi! De tous ceux que j’ai vus marqués du même signe que toi, tu es le plus lourd, le plus obtus, le plus compact!… Tu creuses ton sillon comme un bœuf, tu bourres sur l’ennemi comme un bouc… De haut en bas, une bonne cible!
Et toujours l’abbé Donissan, secoué de brusques frissons, le suivait du regard, avec une frayeur muette. Toutefois, quelque chose comme une prière – mais hésitante, confuse, informe – errait dans sa mémoire, sans que sa conscience pût la saisir encore. Et il semblait que son cœur contracté s’échauffait un peu sous ses côtes.
– Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons à notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dégraisserons. Nous t’affinerons.
Il approchait sa tête ronde, toute flambante d’un sang généreux.
– Je t’ai tenu sur ma poitrine; je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cœur! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine.
Il mit les deux mains sur ses épaules, le força à plier les genoux, lui fit toucher le sol des genoux… Mais, tout à coup, d’une poussée, le vicaire de Campagne se rua sur lui. Et il ne rencontra que le vide et l’ombre.
De nouveau la nuit s’était faite autour de lui, en lui. Il ne se sentait capable; aucun mouvement. Il ne vivait que par l’ouïe. Car il entendait des paroles, proférées alentour, mais sans consistance, comme suspendues en l’air, dans l’irréalité d’un rêve. Puis, par un grand effort, il parvint à les rapporter à des êtres vivant et marchant, tout proches. L’un de ces personnages – imaginaires ou non – s’éloigna. Il écouta sa voix décroître, décroître aussi le grincement de ses semelles sur le sable. Enfin il se sentit soulevé, retenu par un bras replié dont la forte étreinte était douloureuse à son épaule. Quelque chose lui meurtrit encore les lèvres et les dents.
Un jet de flamme traversa sa gorge et sa poitrine. Le noir où se heurtait son regard s’entrouvrit. Une lueur diffuse naquit lentement dans ses yeux, se précisa lentement. Et il reconnut, posée sur le sol, à quelque distance, une de ces fortes lanternes comme en portent les pêcheurs par les nuits de grand vent. Un inconnu le soutenait d’une main et le faisait boire au goulot d’un bidon de soldat.
– Monsieur l’abbé, dit cet homme, ce n’est pas trop tôt…
– Que me voulez-vous? balbutia l’abbé Donissan.
Il parlait le plus lentement possible et le plus posément. Mais la vision était encore dans son regard et l’homme eut un mouvement de surprise ou d’effroi qui parut incompréhensible au pauvre prêtre accablé.
– Je suis Jean-Marie Boulainville, carrier à Saint-Pré, le frère de Germaine Duflos, de Campagne. Je vous connais bien. Êtes-vous mieux?
Il détournait les yeux d’un air d’embarras mais plein de pitié.
– Je vous ai trouvé sur le chemin, évanoui. Un brave gars de Marelles, un marchand de bidets, retour de la foire d’Étaples, vous avait trouvé avant moi. À nous Jeux, on vous a porté là.
– Vous l’avez vu? cria l’abbé Donissan. Il est là!
Il s’était levé si brusquement que Jean-Marie Boulainville, heurté, chancela. Mais, interprétant à sa manière un empressement si singulier:
– Avez-vous quelque chose à lui demander? dit cet homme simple. Voulez-vous que je le hèle? Il n’est pas loin, sûrement.
– Non, mon ami, dit le vicaire de Campagne, ne le rappelez pas. Je me sens mieux, d’ailleurs. Laissez-moi faire seul quelques pas.
Il s’éloigna en chancelant. Son pas se raffermissait à mesure. Quand il s’approcha de nouveau, il était calme.
– Vous le connaissez? demanda-t-il.
– Qui ça? répondit l’autre, surpris.
Et, se reprenant aussitôt:
– Le gars de Marelles! s’écria-t-il joyeusement. Si je le connais! Le mois passé, à la foire de Fruges, il m’a vendu deux pouliches. Ainsi!… Mais, si vous m’en croyez, monsieur l’abbé, nous ferons côte à côte un bout de chemin. De marcher, ça vous remettra plutôt. Je vais de ce pas aux carrières d’Ailly, où je travaille. D’ici là, vous vous tâterez. Si vous vous sentez plus mal, vous trouverez une voiture, chez Sansonnet, au cabaret de la Pie voleuse.
– Avançons donc, répondit le futur saint de Lumbres. J’ai repris mes forces. Tout va très bien, mon ami.
Ils marchèrent ensemble un moment. Et c’est alors que l’abbé Donissan connut le véritable sens d’une certaine parole entendue: «Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non.»
Ils allaient, d’abord lentement, puis plus vite, par un chemin assez dur, si plein d’ornières dès l’automne que les équipages ne l’empruntaient plus, en hiver, que par les fortes gelées. Tel quel, il devint bientôt impossible d’y marcher de front. Le carrier prit les devants. Le vicaire de Campagne le suivait les yeux baissés, attentif aux obstacles, posant bien à plat ses gros souliers, tout au soin de ne pas retarder la marche de son compagnon. Son corps tremblait encore de froid, de fatigue et de fièvre, que sa tragique simplicité oubliait déjà plus qu’à demi les noirs prodiges de cette extraordinaire nuit. Ce n’était pas légèreté, sans doute, ni l’hébétude d’un épuisement extrême. Il en écartait volontairement, bien que sans grand effort, la pensée. Il en remettait naïvement l’examen à un moment plus favorable, sa prochaine confession, par exemple. Que d’autres se fussent partagés entre la double angoisse d’avoir été les jouets de leur folie ou terriblement marqués pour de grandes et surnaturelles épreuves! Lui, la première terreur surmontée, attendait avec soumission une nouvelle entreprise du mal, et la grâce nécessaire de Dieu. Possédé, ou fou, dupe de ses rêves ou des démons, qu’importe, si cette grâce est due, et sera sûrement donnée?… Il attendait la visite du consolateur avec la sécurité candide d’un enfant qui, l’heure venue du repas, lève les yeux sur son père et dont le petit cœur, même dans l’extrême dénuement ne peut douter du pain quotidien.
Ils avaient fait ensemble, en une heure, vers les carrières d’Ailly, plus que les trois quarts du chemin. La route lui était inconnue, et il prenait bien garde de ne s’en écarter soit à droite, soit à gauche. Parfois son pied glissait: la fange limoneuse sautait jusqu’à sa face et l’aveuglait. Cette continuelle tension de l’esprit, jointe à une espèce de résistance intérieure, la mise en garde instinctive d’une imagination déjà surmenée, détournait sa pensée d’une certaine sensation nouvelle, indéfinissable, qu’il eût été bien en peine d’analyser, même s’il en eût éprouvé le goût. Peu à peu cette sensation devint si vive – ou, pour mieux dire (car elle le sollicitait avec une particulière douceur), si persistante, si continue, qu’il en fut enfin troublé. Venait-elle du dehors ou de lui-même? C’était, au creux de sa poitrine, une chaleur comme immatérielle, une dilatation du cœur. Et c’était aussi quelque chose de plus, d’une réalité si proche, si pressante, qu’il crut un moment que le jour s’était levé, ou encore le clair de lune. Pourquoi n’osait-il cependant lever les yeux?
Car il marchait toujours le regard fixé à terre, les paupières presque closes, ne découvrant aucune lueur, aucun reflet que l’imperceptible miroitement de l’eau boueuse. Et pourtant il eût juré qu’il traversait à mesure une lumière douce et amie, une poussière dorée. Sans se l’avouer, ni le croire peut-être, il redoutait, en levant la tête, de voir se dissiper à la fois son illusion et sa joie. Il ne craignait pas cette joie, ü sentait qu’il n’eût pu la fuir avant de l’avoir reconnue, comme il en avait fui tant d’autres. Il était sollicité, non contraint, appelé. Il se défendait mollement, sans remords, sûr de céder tôt ou tard à la force impérieuse, mais bienfaisante. «Je ferai encore dix pas, se disait-il. J’en ferai encore dix autres, les yeux baissés. Puis dix autres encore…» Les talons du carrier sonnaient joyeusement sur un sol plus ferme, asséché. Il les écoutait avec un attendrissement extrême. Il s’avisait peu à peu que cet homme était sûrement un ami, qu’une étroite amitié, une amitié céleste, d’une céleste lucidité, les liait ensemble, les avait sans doute toujours liés. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ainsi se rencontraient deux élus, nés l’un pour l’autre, un clair matin, dans les jardins du Paradis.
Ils étaient arrivés au croisement de deux routes; l’une, en pente douce, rejoint le village; l’autre, défoncée par les charrois, descend vers les carrières. On entendait au loin l’appel d’un coq, et des voix d’hommes: d’autres carriers sans doute, se hâtant vers le travail avant le jour… Ce fut à ce moment que l’abbé Donissan leva les yeux.
Était-ce devant lui son compagnon? Il ne le crut pas d’abord. Ce qu’il avait sous les yeux, ce qu’il saisissait du regard, avec une certitude fulgurante, était-ce un homme de chair? À peine si la nuit eût permis de découvrir dans l’ombre la silhouette immobile, et pourtant il avait toujours l’impression de cette lumière douce, égale, vivante, réfléchie dans sa pensée, véritablement souveraine. C’était la première fois que le futur saint de Lumbres assistait au silencieux prodige qui devait lui devenir plus tard si familier, et il semblait que ses sens ne l’acceptaient pas sans lutte. Ainsi l’aveugle-né à qui la lumière se découvre tend vers la chose inconnue ses doigts tremblants, et s’étonne de n’en saisir la forme ni l’épaisseur. Comment le jeune prêtre eût-il été introduit sans lutte à ce nouveau mode de connaissance, inaccessible aux autres hommes? Il voyait devant lui son compagnon, il le voyait à n’en douter pas, bien qu’il ne distinguât point ses traits, qu’il cherchât vainement son visage ou ses mains… Et néanmoins, sans rien craindre, il regardait l’extraordinaire clarté avec une confiance sereine, une fixité calme, non point pour la pénétrer, mais sûr d’être pénétré par elle. Un long temps s’écoula, à ce qu’il lui parut. Réellement, ce ne fut qu’un éclair. Et tout à coup il comprit.
Ainsi que tu t’es vu toi-même tout à l’heure, avait dit l’affreux témoin. C’était ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste caché au plus pénétrant – à l’intuition la plus subtile – à la plus ferme éducation: une conscience humaine. Certes, notre propre nature nous est, partiellement, donnée; nous nous connaissons sans doute un peu plus clairement qu’autrui, mais chacun doit descendre en soi-même et à mesure qu’il descend les ténèbres s’épaississent jusqu’au tuf obscur, au moi profond, où s’agitent les ombres des ancêtres, où mugit l’instinct, ainsi qu’une eau sous la terre. Et voilà… et voilà que ce misérable prêtre se trouvait soudain transporté au plus intime d’un autre être, sans doute à ce point même où porte le regard du juge. Il avait conscience du prodige, et il était dans le ravissement que ce prodige fût si simple, et sa révélation si douce. Cette effraction de l’âme, qu’un autre que lui n’eût point imaginée sans éclairs et sans tonnerre, à présent qu’elle était accomplie, ne l’effrayait plus. Peut-être s’étonnait-il que la révélation en fût venue si tard. Sans pouvoir l’exprimer (car il ne sut l’exprimer jamais), il sentait que cette connaissance était selon sa nature, que l’intelligence et les facultés dont s’enorgueillissent les hommes y avaient peu de part, qu’elle était seulement et simplement l’effervescence, l’expansion, la dilatation de la charité. Déjà, incapable de se juger digne d’une grâce singulière, exceptionnelle, dans la sincérité de son humble pensée, il était près de s’accuser d’avoir retardé par sa faute cette initiation, de n’avoir pas encore assez aimé les âmes, puisqu’il les avait méconnues. Car l’entreprise était si simple, au fond, et le but si proche, dès que la route était choisie! L’aveugle, quand il a pris possession du nouveau sens qui lui est rendu, ne s’étonne pas plus de toucher du regard le lointain horizon qu’il n’atteignait jadis qu’avec tant de labeur, à travers les fondrières et les ronces.
Toujours le carrier le précédait de son pas tranquille. Un instant, par surprise, l’abbé Donissan fut tenté de le joindre, de l’appeler. Mais ce ne fut qu’un instant. Cette âme tout à coup découverte l’emplissait de respect et d’amour. C’était une âme simple et sans histoire, attentive, quotidienne, occupée de pauvres soucis. Mais une humilité souveraine, ainsi qu’une lumière céleste, le baignait de son reflet. Quelle leçon, pour ce pauvre prêtre tourmenté, obsédé par la crainte, que la découverte de ce juste ignoré de tous et de lui-même, soumis à sa destinée, à ses devoirs, aux humbles amours de sa vie, sous le regard de Dieu! Et une pensée lui vint spontanément, ajoutant au respect et à l’amour une sorte de crainte: n’était-ce pas devant celui-là, et celui-là seul, que l’autre avait fui?
Il eût voulu s’arrêter, sans risquer de rompre la délicate et magnifique vision. Il cherchait vainement la parole qui devait être dite. Mais il lui semblait que toute parole était indigne. Cette majesté du cœur pur arrêtait les mots sur ses lèvres.
Était-ce possible, était-ce possible qu’à travers la foule humaine, mêlé aux plus grossiers, témoin de tant de vices que sa simplicité ne jugeait point; était-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se fût gardé dans la droiture et dans l’enfance, qu’il suscitât l’image d’un autre artisan, non moins obscur, non moins méconnu, le charpentier villageois, gardien de la reine des anges, le juste qui vit le Rédempteur face à face, et dont la main ne trembla point sur la varlope et le rabot, soucieux de contenter la clientèle et de gagner honnêtement son salaire?
Hélas! pour une part, cette leçon serait vaine. La paix qu’il ne connaîtra jamais, ce prêtre est nommé pour la dispenser aux autres. Il est missionné pour les seuls pécheurs. Le saint de Lumbres poursuit sa voie dans les inquiétudes et dans les larmes.
Ils étaient arrivés au croisement des chemins avant que l’abbé Donissan trouvât une parole. Il savourait cette douceur; il l’épuisait dans le pressentiment qu’elle serait une des rares étapes de sa misérable vie. Et néanmoins il était déjà prêt à la laisser comme il l’avait reçue, à la quitter en silence.
Le carrier fit halte et, lissant sa casquette:
– Nous sommes rendus, monsieur l’abbé, dit-il. Votre route est toute droite: une lieue et demie. Êtes-vous d’attaque à présent? Sinon, j’irai avec vous chez Sansonnet.
– C’est inutile, mon ami, répondit le vicaire de Campagne. La marche au contraire m’a fait du bien. Je m’en vais donc vous dire adieu.
Un instant, il médita de le revoir, mais il lui parut aussitôt préférable de s’en rapporter, pour une nouvelle rencontre, à la même volonté qui avait préparé la première. Il eût aussi voulu le bénir. Puis il n’osa.
Il le considérait une dernière fois. Il mit dans ce regard tout l’amour qu’il allait dispenser à tant d’autres. Et, ce regard, l’humble compagnon ne le vit point. Ils se serrèrent la main, à tâtons.
La route s’ouvrait de nouveau devant lui. Il la reconnut. Il allait vite, très vite. D’abord, il remerciait Dieu, sans une parole, de ce qui lui avait été permis de voir. Il marchait comme environné encore de cette lumière qu’il avait connue. Ce n’était pas la présence, et c’était quelque chose de plus que le souvenir. Ainsi l’on s’écarte d’un chant qui longtemps vous suit.
Hélas! c’était bien l’écho allant s’affaiblissant d’une mystérieuse harmonie, qu’il n’ouïrait plus jamais, jamais! Le prolongement de sa joie dura peu. Chaque pas semblait d’ailleurs l’en éloigner, mais, quand par un geste naïf il s’arrêta, la fuite parut s’en accélérer encore. Il courba le dos, et s’en fut.
Peu à peu le paysage encore indécis à la toute première heure de l’aube lui devenait plus familier. Il le retrouvait avec tristesse. Chaque objet reconnu, des habitudes reprises une à une, rendaient plus incertaine et plus vague la grande aventure de la nuit. Bien plus vite encore qu’il n’eût pensé, elle perdait ses détails et ses contours, reculait dans le rêve. Il traversa ainsi le village de Pomponne, dépassa le hameau de Brême, gravit la dernière côte. Enfin il aperçut au-dessous de lui, dans le creux de la colline, le signal tout à coup si proche, la lumière de la petite gare de Campagne.
Il s’arrêta debout, haletant, tête nue, grelottant dans sa soutane raide de boue, ne sachant tout à coup si c’était de froid ou de honte, et les oreilles pleines de rumeur. À ce moment, la vie quotidienne le reprit avec tant de force, et si brusquement, qu’une minute il ne resta rien, absolument rien dans son esprit d’un passé pourtant si proche. Ce brutal effacement fut surtout ressenti comme une douloureuse diminution de son être.
«Ai-je donc rêvé?» se dit-il. Ou plutôt il s’efforça de prononcer les syllabes, de les articuler dans le silence. C’était pour faire taire une autre voix qui, beaucoup plus nettement, avec une terrible lenteur, au-dedans de lui, demandait: «Suis-je fou?»
Ah! l’homme qui sent fuir, comme à travers un crible, sa volonté, son attention, puis sa conscience, tandis que son dedans ténébreux, comme la peau retournée d’un gant, paraît tout à coup au-dehors, souffre une agonie très amère, en un instant que nul balancier ne mesure. Mais celui-ci – pauvre prêtre! – s’il doute, ne doute pas seulement de lui mais de son unique espérance. En se perdant, il perd un bien plus précieux, divin, Dieu même. Au dernier éclair de sa raison, il mesure la nuit où s’en va se perdre son grand amour.
Il n’oubliera pas le lieu du nouveau combat. Parvenue à la dernière crête, la route tourne brusquement, découvre une étroite bande de terrain, où se dresse un orme centenaire. Le village est à droite, au dernier pli de la colline, en contre-bas.
Aux lumières de la gare, rouges et vertes, répond la vague lueur dans le ciel du four de Josué Thirion, le boulanger. La pâle lumière du jour traîne encore dans les fonds, insaisissable.
À gauche de l’abbé Donissan, s’amorce aussi un chemin de terre, à la pente rapide, qui mène aux communs du château de Cadignan. Il s’enfonce tout de suite, à travers de maigres broussailles, et ressemble ainsi plutôt à un ravin, ou un trou d’eau. C’est une tache d’ombre dans l’ombre. Le vicaire de Campagne y plonge involontairement son regard. Le vent fait entre les ronces un bruit de soie fripée avec des silences soudains. De la terre détrempée, parfois une pierre s’échappe et roule. Et subitement, dans ce murmure… un bruit, reconnaissable entre tous les autres, dans ce solitaire matin, le frémissement d’un corps vivant, qui se met debout, s’approche…
– Hé là! dit une voix de femme, très jeune, mais assourdie, un peu tremblante. Allez! je vous entends déjà depuis un moment. Êtes-vous donc revenu, enfin?
– Qui êtes-vous donc vous-même? demanda doucement l’abbé Donissan.
Debout, au bord du talus, sa haute silhouette à peine visible sur le fond plus pâle et mouvant du ciel, il suivait d’un regard triste et comme intérieur la petite ombre au-dessous de lui, entre les murailles d’argile. De cette ombre mystérieuse, à quelques pas, et se rapprochant sans cesse, il ne connaissait rien, bien qu’il sût déjà d’une certitude calme, absolue, pleine de silence, que cela qui montait et clapotait doucement dans la boue était le dernier et suprême acteur de cette inoubliable nuit…
– Ah! ce n’est donc que vous! dit Mlle Malorthy, avec une espèce de grimace douloureuse.
Pour le voir, elle s’était dressée sur la pointe des pieds, à la hauteur de son épaule… Le petit visage crispé ne reflétait qu’une affreuse déception. En un éclair, la colère, le défi, un désespoir cynique s’y tracèrent tour à tour et avec une telle netteté, un tel approfondissement des traits, que cette figure d’enfant n’avait plus d’âge. C’est alors que ses yeux rencontrèrent le regard étrange fixé sur elle. Ils le soutinrent à peine. Et ils gardaient encore leur flamme, que l’arc détendu de la bouche n’exprimait plus qu’une anxiété pleine de rage.
Car ce regard ne s’était pas détourné un instant. Toujours prudente, même dans l’égarement de la folie, elle en épiait l’expression, avec sa méfiance ordinaire. Jusqu’alors le jeune prêtre qui, selon l’expression du docteur Gallet, «tournait les têtes faibles de Campagne», avait été son moindre souci. À le rencontrer en tel lieu, à telle heure, sa surprise était grande. Pour d’autres raisons, sa déception n’était pas moindre. Mais un moment plus tôt elle n’eût pas douté de l’effrayer, au moins de provoquer sa colère. Et maintenant, elle lisait dans son regard une immense pitié.
Non pas cette pitié qui n’est que le déguisement du mépris, mais une pitié douloureuse, ardente, bien que calme et attentive. Rien ne trahissait l’effroi, ni même la surprise, ou le moindre étonnement dans le visage incliné vers elle, un peu penché sur l’épaule, car elle ne pouvait épier que le visage. Le regard se dérobait à demi sous les paupières et, lorsqu’elle voulut le rencontrer, elle s’aperçut qu’il s’était abaissé peu à peu sur sa poitrine, comme si l’homme de Dieu, dédaignant les vaines lueurs de la prunelle humaine, eût regardé battre les cœurs.
Elle ne se trompait qu’à demi. De nouveau il avait entendu l’appel doux et fort. Puis, comme le rayonnement d’une lueur secrète, comme l’écoulement à travers lui d’une course inépuisable de clarté, une sensation inconnue, infiniment subtile et pure, sans aucun mélange, atteignait peu à peu jusqu’au principe de la vie, le transformait dans sa chair même. Ainsi qu’un homme mourant de soif s’ouvre tout entier à la fraîcheur aiguë de l’eau, il ne savait si ce qui l’avait comme transpercé de part en part était plaisir ou douleur:
Connaissait-il en cet instant le prix du don qui lui était fait, ou ce don même? Celui qui, toute sa vie, à travers tant de débats tragiques où sa volonté parfois parut fléchir garda ce pouvoir d’une lucidité souveraine, n’en eut sans doute jamais la claire conscience. C’est que rien ne ressemblait moins à la lente investigation de l’expérience humaine, quand elle va du fait observé au fait observé, hésitant sans cesse, et presque toujours arrêtée en chemin, lorsqu’elle n’est pas dupe de sa propre sagacité. La vision intérieure de l’abbé Donissan, précédant toute hypothèse, s’imposait par elle-même; mais, si cette soudaine évidence eût accablé l’esprit, l’intelligence déjà conquise ne retrouvait que lentement, et par un détour, la raison de sa certitude. Ainsi l’homme qui s’éveille devant un paysage inconnu, tout à coup découvert, à la lumière de midi, alors que son regard s’est déjà emparé de tout l’horizon, ne remonte que par degrés de la profondeur de son rêve.
– Que me voulez-vous? dit brutalement Mlle Malorthy: est-ce l’heure d’arrêter les gens?
Elle riait d’un rire méchant, mais ce rire était menteur, et il le savait bien. Ou, plutôt, peut-être ne l’entendait-il même pas. Car plus haut qu’aucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espérance, dont elle était consumée.
– Je venais par la route de Sennecourt, poursuivit-elle avec volubilité, mais j’ai fait un détour vers Corzargues. Cela vous étonne, c’est très naturel: je ne puis dormir la nuit… Je n’ai pas d’autre raison… Mais vous, reprit-elle, avec une soudaine colère, un saint homme du bon Dieu, ça ne va pas s’embusquer au coin des haies pour surprendre les filles… À moins que…
Elle cherchait sur le visage paisible la moindre trace d’irritation ou d’embarras qui pût déchaîner de nouveau son rire, mais ce rire s’éteignit dans sa gorge, car elle n’y vit rien, absolument rien qui lui permît de croire d’avoir été seulement entendue. En sorte que, reprenant la parole, son regard démentait déjà sa voix, qui – elle encore – raillait:
– Je vois que la plaisanterie ne vous va pas, dit-elle. Que voulez-vous? j’aime rire… Est-ce défendu? J’ai déjà tant ri!
Elle soupira, puis reprit, d’un autre accent:
– C’est bon. Nous n’avons plus grand-chose à nous dire, j’espère?
Pour descendre un creux du chemin, elle passa devant lui et, glissant sur la pente, rattrapa son équilibre en posant ses cinq petites griffes sur la manche noire. Pourquoi s’arrêta-t-elle de nouveau? Quel doute la retint un moment encore immobile? Et surtout pourquoi prononça-t-elle d’autres paroles, qu’en elle-même, au même instant, elle désavouait?
– Hein? vous pensez: elle vient de quitter son amant; elle rentre avant l’aube?… Vous ne vous trompez pas tout à fait.
Ses yeux, à la dérobée, firent le tour de l’horizon. À leur droite, les grands pins de Norvège, au feuillage noir, faisaient une masse sombre et grondante, sur le ciel oriental, déjà pâli. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait leur âpre voix.
L’abbé Donissan posa doucement la main sur son épaule, et dit simplement:
– Voulez-vous que nous fassions ensemble un peu de chemin?
Il descendit le talus et prit, sans hésiter, la direction du hameau de Tiers, tournant le dos au château de Cadignan et au village même. Le chemin se rétrécissant peu à peu, il leur était impossible de marcher de front.
Jamais le petit cœur de Mouchette ne sauta plus fort dans sa poitrine qu’à ‘:’instant où, sans force encore pour résister ou même ruser, elle entendit derrière elle piétiner les gros souliers ferrés. Ils firent ainsi quelques pas, en silence. À chacune de ses larges enjambées, le vicaire de Campagne, marchant littéralement sur ses talons, la forçait à se hâter. Au bout d’un instant cette contrainte parut si insupportable à Mouchette que l’espèce de crainte qui la paralysait tomba. Sautant légèrement sur le talus, elle lui fit signe de passer.
– Vous n’avez rien à craindre, dit l’abbé Donissan, et je ne vous contraindrai pas. Aucune curiosité ne me pousse. Je suis seulement heureux de vous avoir rencontrée aujourd’hui, après tant de jours perdus. Mais il n’est pas trop tard.
– Il est même un peu trop tôt, répondit Mlle Malorthy, en affectant de contenir un rire aigu.
– Je ne vous ai pas cherchée, reprit le vicaire de Campagne: je vous demande pardon. Pour vous rencontrer j’ai fait un long détour, un très long détour, un détour bien singulier. Pourquoi me refuseriez-vous ce que je vous demande: un moment d’entretien, qui sera sans doute plein de consolations pour moi et pour vous?
Elle haussa les épaules, et ne fit aucun geste pour le suivre. Toutefois elle hésitait à prendre parti, retenue là par une inquiétude dont elle ne savait pas encore qu’elle était une espérance secrète.
Elle avait quitté la veille ses cousins de Remangey. La voiture l’avait conduite jusqu’à Faulx, où elle avait demandé qu’on la laissât, vers sept heures du soir. Elle devait dîner chez son amie, Suzanne Rabourdin, à l’estaminet de la «Jeune France», et ferait à pied, disait-elle, après souper, les quatre ou cinq kilomètres qui la séparaient de Campagne. Depuis sa dernière maladie, bien que son accouchement eût été tenu secret, quelques-uns de ses parents n’ignoraient pas qu’elle avait gravement souffert d’une «maladie noire». La «maladie noire» est, pour ces bonnes gens, inguérissable, et ceux qui en sont atteints se trouvent décidément classés dans la catégorie des pauvres diables qui, selon l’amer et touchant dicton, «n’ont pas tout». Pour cette raison, il était rare depuis quelques mois qu’on s’opposât à ses fantaisies. Elle avait donc quitté l’estaminet de la «Jeune France», ayant refusé la compagnie du gars Rabourdin. Si tard qu’elle se fût mise en route, elle aurait pu aisément regagner Campagne avant dix heures du soir, mais, traversant la grand route d’Étaples, elle s’était, selon une habitude déjà ancienne, un peu détournée pour longer le parc de Cadignan. Combien de temps, sans nulle crainte, mais remâchant seulement ses souvenirs, les deux poings sous le menton, accotée à la haie, ses pieds dans la boue, elle avait pesé le pour et le contre, comme toujours, d’une cervelle froide et d’un cœur ardent? Vaincue, jetée hors de son rêve, tenue à jamais pour une pauvre fille obsédée de vains fantômes – condamnée à la pitié perpétuelle – dépouillée de tout, même de son crime… Et la seule consolation de sa petite âme farouche était encore de revoir, à la même heure inoubliable, cette route, qu’elle avait parcourue au cours d’une nuit unique, la barrière à présent close, le détour mystérieux de l’avenue, et là-bas – tout au fond – les grands murs pleins de silence, où veillait le mort inutile, son muet témoin.
Le vicaire de Campagne attendit la réponse une longue minute, sans donner signe d’impatience, mais sans paraître douter non plus d’être obéi. Par contraste, sa voix se faisait de plus en plus humble et douce, presque timide, tandis que son attitude exprimait une autorité grandissante. Et tout à coup, sans changer de ton, il ajouta ces paroles inattendues que mile Malorthy sentit comme éclater dans son cœur:
– Je voulais simplement vous éloigner d’abord, car vous savez bien que le mort que vous attendez ici n’y est plus.
La stupeur de Mouchette ne se marqua que par un grand frisson, qu’elle réprima d’ailleurs à l’instant. Et ce n’était pas la peur qui fit trembler sur ses lèvres les premiers mots qu’elle prononça, presque au hasard:
– Un mort? Quel mort?
Il reprit, avec le même calme, tout en la devançant pour poursuivre son chemin, tandis qu’elle trottait docilement derrière lui:
– Nous sommes mauvais juges en notre propre cause, et nous entretenons souvent l’illusion de certaines fautes, pour mieux nous dérober la vue de ce qui en nous est tout à fait pourri et doit être rejeté à peine de mort.
– Quel mort? reprit Mouchette. De quel mort parlez-vous?
Et elle serrait machinalement le pan de sa soutane, tandis que chaque pas de son compagnon la repoussait, essoufflée et bégayante, sur le bord du talus. Le ridicule de cette poursuite, l’humiliation d’interroger à son tour, d’implorer presque, étaient amers à sa fierté. Mais elle sentait aussi quelque chose comme une joie obscure. Elle parlait encore qu’ils sortirent du chemin, et débouchèrent dans la plaine. Elle reconnut la place aussitôt.
C’était, à deux cents mètres des premières maisons de Trilly, le petit carrefour cerné de haies vives, planté de maigres tilleuls, à la mode ancienne. Au premier dimanche d’août, à la ducasse, les forains y installent leurs pauvres boutiques roulantes, et des amateurs y font parfois danser les filles.
Ils se trouvèrent de nouveau face à face, comme au premier moment de leur rencontre. La triste aurore errait dans le ciel, et la haute silhouette du vicaire parut à Mlle Malorthy plus haute encore, lorsque, d’un geste souverain, d’une force et d’une douceur inexprimables, il s’avança vers elle et, tenant levée sur sa tête sa manche noire:
– Ne vous étonnez pas de ce que je vais dire: n’y voyez surtout rien de capable d’exciter l’étonnement ou la curiosité de personne. Je ne suis moi-même qu’un pauvre homme. Mais, quand l’esprit de révolte était en vous, j’ai vu le nom de Dieu écrit dans votre cœur.
Et, baissant le bras, il traça du pouce, sur la poitrine de Mouchette, une double croix.
Elle fit un bond léger en arrière, sans trouver une parole, avec un étonnement stupide. Et quand elle n’entendit plus en elle-même l’écho de cette voix dont la douceur l’avait transpercée, le regard paternel acheva de la confondre.
Si paternel!… (Car il avait lui-même goûté le poison et savouré sa longue amertume.)
La langue humaine ne peut être contrainte assez pour exprimer en termes abstraits la certitude d’une présence réelle, car toutes nos certitudes sont déduites, et l’expérience n’est pour la plupart des hommes, au soir d’une longue vie, que le terme d’un long voyage autour de leur propre néant. Nulle autre évidence que logique ne jaillit de la raison, nul autre univers n’est donné que celui des espèces et des genres. Nul feu, sinon divin, qui force et fonde la glace des concepts. Et pourtant ce qui se découvre à cette heure au regard de l’abbé Donissan n’est point signe ou figure: c’est une âme vivante, un cœur pour tout autre scellé! Pas plus qu’à l’instant de leur extraordinaire rencontre, il ne serait capable de justifier par des mots la vision extérieure d’un éclat toujours égal, et qui se confond avec la lumière intérieure dont il est lui-même saturé. La première vision de l’enfant est mêmement si pleine et si pure que l’univers dont il vient de s’emparer ne saurait se distinguer d’abord du frémissement de sa propre joie. Toutes les couleurs et toutes les formes s’épanouissent à la fois dans son rire triomphal.
Quand on l’interrogeait plus tard sur ce don de lire dans les âmes, il niait d’abord et presque toujours obstinément. Parfois aussi, craignant de mentir, il s’en expliqua plus clairement, mais avec un tel scrupule, une recherche de précision si naïve que sa parole était souvent pour les curieux une déception nouvelle. Ainsi quelque dévot villageois interpréterait l’extase et l’union en Dieu de sainte Thérèse ou de saint jean de La Croix. C ’est que la vie n’est confusion et désordre que pour qui la contemple du dehors. Ainsi l’homme surnaturel est à l’aise si haut que l’amour le porte et sa vie spirituelle ne comporte aucun vertige sitôt qu’il reçoit les dons magnifiques, sans s’arrêter à les définir et sans chercher à les nommer.
«Que voyez-vous? demandait-on au saint homme. Quand voyez-vous? Quel avertissement? Quel signe?» Et il répétait, d’une voix d’enfant studieux auquel échappe le mot du rudiment: a J’ai pitié… J’ai seulement pitié!…» Quand il avait rencontré Mile Malorthy sur le bord du chemin, ne voyant devant lui qu’une ombre presque indiscernable, une violente pitié était déjà dans son cœur. N’est-ce point ainsi qu’une mère s’éveille en sursaut, sachant de toute certitude que son enfant est en péril? La charité des grandes âmes, leur surnaturelle compassion semblent les porter d’un coup au plus intime des êtres. La charité, comme la raison, est un des éléments de notre connaissance. Mais si elle a ses lois, ses déductions sont foudroyantes, et l’esprit qui les veut suivre n’en aperçoit que l’éclair.
Le regard que l’homme de Dieu tenait baissé sur Mouchette, à toute autre, peut-être, eût fait plier les genoux. Et il est vrai qu’elle se sentit, pour un moment, hésitante et comme attendrie. Mais alors un secours lui vint – jamais vainement attendu – d’un maître de jour en jour plus attentif et plus dur; rêve jadis à peine distinct d’autres rêves, désir plus âpre à peine, voix entre mille autres voix, à cette heure réelle et vivante; compagnon et bourreau, tour à tour plaintif, languissant, source des larmes, puis pressant, brutal, avide de contraindre, puis encore, à la minute décisive, cruel, féroce, tout entier présent dans un rire douloureux, amer, jadis serviteur, maintenant maître.
Cela jaillit d’elle tout à coup. Une colère aveugle, une rage de défier ce regard, de lui fermer son âme, d’humilier la pitié qu’elle sentait sur elle suspendue, de la flétrir, de la souiller. Son élan la jeta, toute frémissante, non pas aux pieds, mais face au juge, dans son silence souverain.
Elle ne trouvait d’abord aucun mot; en était-il pour exprimer ce transport sauvage? Elle repassait seulement dans son esprit, mais avec une rapidité et une netteté surhumaines, les déceptions capitales de sa courte vie, comme si la pitié de ce prêtre en était le terme et le couronnement… Elle put articuler enfin, d’une voix presque inintelligible:
– Je vous hais!
– N’ayez pas honte, dit-il.
– Gardez vos conseils, cria Mouchette. (Mais il avait frappé si juste que sa colère en fut comme trompée.) Je ne sais même pas ce que vous voulez dire!
– Assurément, d’autres épreuves vous attendent, continua-t-il, plus rudes… Quel âge avez-vous? demanda-t-il après un silence.
Depuis un moment le regard de Mouchette trahissait une surprise, déjà déçue. à ce dernier mot, par un violent effort, elle sourit.
– Vous devez le savoir, vous qui savez tant de choses…
– Jusqu’à ce jour vous avez vécu comme une enfant. Qui n’a pas pitié d’un petit enfant? Et ce sont les pères de ce monde! Ah! voyez-vous, Dieu nous assiste jusque dans nos folies. Et, quand l’homme se lève pour le maudire, c’est Lui seul qui soutient cette main débile!
– Un enfant, fit-elle, un enfant! Des enfants de chœur comme moi, vous n’en rencontrerez pas beaucoup dans vos sacristies; ils n’useront pas votre eau bénite. Les chemins où j’ai passé, souhaitez ne les connaître jamais.
Elle prononça ces derniers mots avec une emphase un peu comique. Il répondit tranquillement:
– Qu’avez-vous donc trouvé dans le péché qui valût tant de peine et de tracas? Si la recherche et la possession du mal comportent quelque horrible joie, soyez bien sûre qu’un autre l’exprima pour lui seul, et la but jusqu’à la lie.
L’abbé Donissan fit encore un pas vers elle. Rien dans son attitude n’exprimait une émotion excessive, ni le désir d’étonner. Et pourtant les paroles qu’il prononça clouèrent Mouchette sur place, et retentirent dans son cœur.
– Laissez cette pensée, dit-il. Vous n’êtes point devant Dieu coupable de ce meurtre. Pas plus qu’en ce moment-ci votre volonté n’était libre. Vous êtes comme un jouet, vous êtes comme la petite balle d’un enfant, entre les mains de Satan.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre et d’ailleurs elle ne trouvait pas un mot. Il l’entraînait déjà, tout en parlant, sur la route de Desvres, à grands pas, dans les champs déserts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. Il parlait, comme il n’avait jamais parlé, comme il ne parlerait plus jamais, même à Lumbres et dans la plénitude de ses dons, car elle était sa première proie. Ce qu’elle entendait, ce n’était pas l’arrêt du juge ni rien qui passât son entendement de petite bête obscure et farouche, mais avec une terrible douceur, sa propre histoire, l’histoire de Mouchette non point dramatisée par le metteur en scène, enrichie de détails rares et singuliers, mais résumée au contraire, réduite à rien, vue du dedans. Que le péché qui nous dévore laisse à la vie peu de substance! Ce qu’elle voyait se consumer au feu de la parole, c’était elle-même, ne dérobant rien à la flamme droite et aiguë, suivie jusqu’au dernier détour, à la dernière fibre de chair. À mesure que s’élevait ou s’abaissait la voix formidable, reçue dans les entrailles, elle sentait croître ou décroître la chaleur de sa vie, cette voix d’abord distincte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un effrayant rêve, puis de plus en plus confondue avec le témoignage intérieur, le murmure déchirant de la conscience troublée dans sa source profonde, tellement que les deux voix ne faisaient plus qu’une plainte unique, comme un seul jet de sang vermeil.
Mais quand il fit silence, elle se sentit vivre encore.
…
Ce silence se prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible à mesurer, indiscernable. Puis la voix – mais venue de si loin! – parvint de nouveau à ses oreilles.
– Remettez-vous, disait-elle. N’abusez pas de vos forces. Vous en avez assez dit.
– Assez dit? Qu’ai-je dit? Je n’ai rien dit.
– Nous avons parlé, reprit la voix. Et même nous avons parlé longtemps. Voyez comme le ciel s’éclaircit: la nuit s’achève.
– Ai-je parlé? répéta-t-elle, d’un ton suppliant.
Et tout à coup (ainsi qu’au réveil surgit de la mémoire, avec une brutale évidence, l’acte accompli):
– J’ai parlé! s’écria-t-elle. J’ai parlé!
Dans le gris de l’aube, elle reconnut le visage du vicaire de Campagne. Il exprimait une lassitude infinie. Et ses yeux, où la flamme s’était à présent effacée, semblaient comme rassasiés de la vision mystérieuse.
Elle se sentait si faible, si désarmée qu’elle n’aurait pu faire alors un pas, semblait-il, ni pour le joindre, ni pour l’éviter. Elle hésita.
– Cela est-il possible? dit-elle encore… De quel droit?…
– Je n’ai aucun droit sur vous, répondit-il avec douceur. Si Dieu…
– Dieu! commença-t-elle… Mais il lui fut impossible d’achever. L’esprit de révolte était en elle comme engourdi.
– Comme vous vous débattez dans Sa main, fit-il tristement. Lui échapperez-vous de nouveau? Je ne sais…
D’une voix très humble, après un nouveau silence, il ajouta:
– ÉPARGNEZ-MOI, MA FILLE!
Sa pâleur était effrayante. La main qu’il levait vers elle retomba gauchement, et son regard se détourna.
Et déjà, elle serrait avec impatience ses petits poings.
Il la vit, telle qu’il l’avait entrevue dans l’ombre, une heure plus tôt, avec ce visage d’enfant vieillie, contracté, méconnaissable. L’inutilité de son grand effort, la vaine dispersion des grâces sublimes qui venaient d’être prodiguées, là, à cette place, l’inexorable prévision lui serra le cœur.
– Dieu! s’écria-t-elle, avec un rire dur…
L’aube livide s’élevait à mesure autour d’eux et ils n’en voyaient que le reflet pathétique sur leurs visages. À leur droite le hameau, à peine émergé de la brume, au creux des collines, faisait un paysage de désolation. Dans l’immense plaine, à l’infini, seul, vivait un mince filet de fumée, au-dessus d’un toit invisible.
Alors, le rire de Mouchette se tut. La flamme instable de son regard s’éteignit. Et soudain, lamentable, exténuée, obstinée, elle implora de nouveau:
– Je ne voulais pas vous offenser… N’est-ce pas que vous m’avez menti tout à l’heure? Je n’ai rien dit. Que vous aurais-je dit? Il me semble que je dormais. Ai-je dormi?
Il semblait ne pas l’entendre. Elle redoubla:
– Ne me refusez pas… Vous ne pouvez refuser de répondre… Pour l’apprendre, je me soumettrai à ce que vous jugerez bon de m’ordonner.
Jamais la voix de l’étrange fille ne s’était faite si humble, si suppliante. Il ne répondit pas encore.
Elle recula de quelques pas, le dévisagea longuement, ardemment, les sourcils froncés, le front bas, et soudain:
– J’ai tout avoué! dit-elle. Vous savez tout! Mais, se reprenant aussitôt:
– Et quand cela serait? Je ne crains rien. Que m’importe?… Mais dites-moi… Ah! dites-moi, qu’avez-vous fait? Ai-je vraiment parlé en songe?
Dans son extrême épuisement, sa curiosité indomptable la jetait déjà vers une nouvelle aventure. Le sang montait à ses joues. Ses yeux retrouvaient leur flamme sombre. Et lui, il la contemplait avec pitié, ou peut-être avec mépris.
Car, à sa grande surprise, la vision s’était effacée, anéantie. Le souvenir en était trop vif, trop précis pour qu’il doutât. Les paroles échangées sonnaient encore à ses oreilles. Mais les ténèbres étaient retombées. Pourquoi n’obéit-il pas alors au mouvement intérieur qui lui commandait de se dérober sans retard? Devant lui, ce n’était qu’une pauvre créature reformant en hâte la trame un instant déchirée de ses mensonges… Mais n’avait-il pas été une minute – une éternité! – par un effort presque divin, affranchi de sa propre nature? Fut-ce le désespoir de cette puissance perdue? Ou la rage de la reconquérir? Ou la colère de retrouver rebelle la misérable enfant tout à l’heure à sa merci? Il eut un geste des épaules, d’une énorme brutalité.
– Je t’ai vue! (À ce tu, elle frémit de rage.) Je t’ai vue comme peut-être aucune créature telle que toi ne fut vue ici-bas! Je t’ai vue de telle manière que tu ne peux m’échapper, avec toute ta ruse. Penses-tu que ton péché me fasse horreur? À peine as-tu plus offensé Dieu que les bêtes. Tu n’as porté que de faux crimes, comme tu n’as porté qu’un fœtus. Cherche! Remue ton limon: le vice dont tu te fais honneur y a pourri depuis longtemps, à chaque heure du jour ton cœur se crevait de dégoût. De toi, tu n’as tiré que de vains rêves, toujours déçus. Tu crois avoir tué un homme… Pauvre fille! tu l’as délivré de toi. Tu as détruit de tes mains l’unique instrument possible de ton abominable libération. Et, quelques semaines après, tu rampais aux pieds d’un autre qui ne le valait pas. Celui-là t’a mis la face contre terre. Tu le méprises et il te craint. Mais tu ne peux lui échapper.
– … Je ne puis… lui… échapper, bégaya Mouchette. Sa terreur et sa rage étaient telles que sur son visage, d’une excessive mobilité, à présent durci, se peignit comme une sérénité sinistre.
– Je sais que je le puis, dit-elle enfin. Quand je le voudrai. On m’a crue folle: qu’ai-je fait pour les détromper tous? J’attendais d’être prête, voilà tout.
Il appuya si violemment la main sur son épaule qu’elle chancela.
– Tu ne seras jamais prête. Tu ne dérobes à Dieu que le pire: la boue dont tu es faite, Satan! Te crois-tu libre? Tu ne l’aurais été qu’en Dieu. Ta vie…
Il respira profondément, pareil à un lutteur qui va donner son effort. Et déjà montait dans ses yeux la même lueur de lucidité surhumaine, cette fois dépouillée de toute pitié. Le don périlleux, il l’avait donc conquis de nouveau, par force, dans un élan désespéré, capable de faire violence, même au ciel. La grâce de Dieu s’était faite visible à ses yeux mortels: ils ne découvraient plus maintenant que l’ennemi, vautré dans sa proie. Et déjà aussi la pâle figure de Mouchette, comme rétrécie par l’angoisse, chavirait dans le même rêve, dont leur double regard échangeait le reflet hideux.
– Ta vie répète d’autres vies, toutes pareilles, vécues à plat, juste au niveau des mangeoires où votre bétail mange son grain. Oui! chacun de tes actes est le signe d’un de ceux-là dont tu sors, lâches avares, luxurieux et menteurs. Je les vois. Dieu m’accorde de les voir. C’est vrai que je t’ai vue en eux, et eux en toi. Oh! que notre place est ici-bas dangereuse et petite! que notre chemin est étroit!
Et il commença de tenir des propos plus singuliers encore, mais en baissant la voix, avec une grande simplicité.
Comment les rapporterait-on ici? C’était encore l’histoire de Mouchette, merveilleusement confondue avec d’autres vieilles histoires oubliées depuis longtemps, à moins qu’elles n’eussent été jamais connues. Avant qu’elle en comprît le sens, Mouchette sentit son cœur se serrer, comme à une brusque descente, et cette surprise qui fait hésiter le plus étourdi, au seuil d’une demeure profonde et secrète. Puis ce fut des noms entendus, familiers, ou seulement pleins d’un souvenir vague, de plus en plus nombreux, s’éclairant l’un par l’aune, jusqu’à ce que la trame même du récit apparût en dessous. Humbles faits de la vie quotidienne, sans aucun éclat, pris dans la malice la plus commune – comme des cailloux dans leur gaine de boue, – mornes secrets, mornes mensonges, mornes radotages du vice, mornes aventures qu’un nom soudain prononcé illuminait comme un phare, puis retombant dans des ténèbres où l’esprit n’eût rien distingué encore mais qu’une espèce d’horreur sacrée dénonçait comme un grouillement de vies obscures. Tandis que Mouchette, une fois de plus, se sentait entraînée malgré sa volonté et sa raison, c’était cette horreur même qui vivait et pensait pour elle. Car, à la frontière du monde invisible, l’angoisse est un sixième sens, et douleur et perception ne font qu’un. Ces noms, que prononçait l’un après l’autre la voix redevenue souveraine, elle les reconnaissait au passage, mais pas tous. C’étaient ceux des Malorthy, des Brissaut, des Paully, des Pichon, aïeux et aïeules, négociants sans reproche, bonnes ménagères, aimant leur bien, jamais décédés intestats, honneurs des chambres de commerce et des études de notaires. (Ta tante Suzanne, ton oncle Henri, tes grand-mères Adèle et Malvina ou Cécile…) Mais ce que la voix racontait, d’un accent tout uni, peu d’oreilles l’entendirent jamais – l’histoire saisie du dedans – la plus cachée, la mieux défendue, et non point telle quelle, dans l’enchevêtrement des effets et des causes, des actes et des intentions, mais rapportée à quelques faits principaux, aux fautes mères. Et certes l’intelligence de Mouchette, à elle seule, n’eût saisi que peu de choses d’un tel récit, dont l’effrayante ellipse eût déçu de plus lucides. Où la voix trouvait son écho, n’était-ce pas dans sa chair même, que chacune de ces fautes avait marquée, affaiblie à l’instant même qu’elle fut conçue? À voir peu à peu ces morts et ces mortes sortir tout nus de leur linceul, elle ne sentait même rien qu’on pût appeler surprise. Elle écoutait cette révélation surhumaine, d’un cœur abîmé d’angoisse, toutefois sans véritable curiosité ni stupeur. Il semblait qu’elle l’eût déjà entendue, ou mieux encore. Mensonges calomnieux, haines longuement nourries, amours honteuses, crimes calculés de l’avarice et de la haine, tout se reformait en elle à mesure, comme se reforme, à l’état de veille, une cruelle image du rêve. Jamais, non jamais! morts ne furent si brutalement tirés de leur poussière, jetés dehors, ouverts. À un mot, à un nom soudain prononcé, ainsi qu’à la surface une bulle de boue, quelque chose remontait du passé au présent – acte, désir, ou parfois, plus profonde et plus intime, une seule pensée (car elle n’était pas morte avec le mort), mais si intime, si profonde, si sauvagement arrachée que Mouchette la recevait avec un gémissement de honte. Elle ne distinguait plus la voix impitoyable de sa propre révélation intérieure, mille fois plus riche et plus ample. D’ailleurs plus rapides qu’aucune parole humaine, ces fantômes innombrables qui se levaient de toutes parts n’eussent pu seulement être nommés; pourtant, comme à travers un orage de sons monte la dominante irrésistible, une volonté active et claire achevait d’organiser ce chaos. En vain Mouchette, dans un geste de défense naïve, levait vers l’ennemi ses petites mains. Tandis qu’un autre songe, sitôt fixé de sang-froid, se dérobe et se disperse, celui-ci se rapprochait d’elle, ainsi qu’une troupe qui se rassemble pour charger. La foule, un instant plus tôt si grouillante, où elle avait reconnu tous les siens, se rétrécissait à mesure. Des visages se superposaient entre eux, ne faisaient plus qu’un visage, qui était celui même d’un vice. Des gestes confuses fixaient dans une attitude unique, qui était le geste du crime. Plus encore: parfois le mal ne laissait de sa proie qu’un amas informe, en pleine dissolution, gonflé de son venin, digéré. Les avares faisaient une masse d’or vivant, les luxurieux un tas d’entrailles. Partout le péché crevait son enveloppe, laissait voir le mystère de sa génération: des dizaines d’hommes et de femmes liés dans les fibres du même cancer, et les affreux liens se rétractant, pareils aux bras coupés d’un poulpe, jusqu’au noyau du monstre même, la faute initiale, ignorée de tous, dans un cœur d’enfant… Et, soudain, Mouchette se vit comme elle ne s’était jamais vue, pas même à ce moment où elle avait senti se briser son orgueil: quelque chose fléchit en elle d’un plus irréparable fléchissement, puis s’enfonça d’une fuite obscure. La voix, toujours basse, mais d’un trait vif et brûlant, l’avait comme dépouillée, fibre à fibre. Elle doutait d’être, d’avoir été. Toute abstraction, dans son esprit, prend une forme, et peut are serrée sur la poitrine ou repoussée. Que dire de ce fléchissement de la conscience même! Elle s’était reconnue dans les siens et, au paroxysme du délire, ne se distinguait plus du troupeau. Quoi! pas un acte de sa vie qui n’eût ailleurs son double? Pas une pensée qui lui appartînt en propre, pas un geste qui ne fût dès longtemps tracé? Non point semblables, mais les mêmes! Non point répétés, mais uniques. Sans qu’elle pût retracer en paroles intelligibles aucune des évidences qui achevaient de la détruire, elle sentait dans sa misérable petite vie l’immense duperie, le rire immense du dupeur. Chacun de ces ancêtres dérisoires, d’une monotone ignominie, avant reconnu et flairé en elle son bien, venait le prendre; elle abandonnait tout. Elle livrait tout et c’était comme si ce troupeau était venu manger dans sa main sa propre vie. Que leur disputer? Que reprendre? Ils avaient jusqu’à sa révolte même.
Alors elle se dressa, battant l’air de ses mains, la tête jetée en arrière, puis d’une épaule à l’autre, absolument comme un noyé qui s’enfonce. La sueur ruisselait sur son visage, ainsi qu’un torrent de larmes, tandis que ses yeux, que dévorait la vision intérieure, n’offraient au vicaire de Campagne qu’un métal refroidi. Aucun cri ne sortait de ses lèvres, bien qu’il parût vibrer dans sa gorge muette. Ce cri, qu’on n’entendait pas, imposait pourtant sa forme à la bouche contractée, au col ployé, aux maigres épaules, aux reins creusés, au corps tout entier comme tiré en haut pour un appel désespéré… Enfin elle s’enfuit.
…
Jusqu’au premier tournant de la route elle crut ne pas hâter son pas, quand déjà elle courait presque. Au bas de la descente, lorsque les haies dégarnies et les troncs pressés de pommiers lui furent un abri, elle se mit à fuir de toute la vitesse de ses jambes. À l’entrée de Campagne, cependant, elle quitta la grande route et prit d’instinct le sentier désert à cette heure et qui lui permit d’atteindre, sans être vue, son jardin. Elle ne pensait clairement à rien, ne désirait rien que se trouver seule, derrière une porte bien close, à l’abri, seule. Le dehors, l’horizon familier, le ciel même appartenaient à son ennemi. Sa frayeur ou, pour mieux dire, son désordre était tel que, si l’occasion s’en fût seulement présentée, elle eût appelé à l’aide n’importe qui, son père même.
Mais l’occasion ne se présenta pas. La cuisine était vide. Elle grimpa l’escalier quatre à quatre, poussa le verrou, se jeta en travers de son lit, puis se redressa aussitôt comme mordue, se jeta vers la fenêtre, ouvrit les rideaux et, découvrant son regard dans la glace, fit en arrière un bond de bête surprise.
– Est-ce toi, Germaine? demandait à travers la cloison Mme Malorthy.
La glace connut seule ce nouveau regard de Mouchette, la grimace frénétique de ses lèvres. Elle répondit d’une voix basse et calme:
– C’est moi, maman.
Et, avant que la vieille femme eût placé encore un mot, elle trouva sans hésiter, sans y penser même, le seul mensonge qui ne fût pas tout à fait invraisemblable:
– Cousin Georges m’a reconduite en voiture jusqu’au hameau de Viel. Il allait au marché de Viel-Aubin.
– À ct’heure?
– Il est parti très tôt, parce qu’il embarquait des porcs. Il fallait profiter de l’occasion, ou revenir à pied.
– T’as pas dîné, répondit la vieille. Je vas te faire un peu de café.
– Justement parce que je n’ai pas dormi, je me couche, fit Mouchette. Laisse-moi.
– Ouvre donc, répéta Mme Malorthy.
– Non! cria farouchement Mouchette. Mais, se reprenant aussitôt, de sa petite voix sèche et dure, qui faisait trembler sa mère:
– Je n’ai besoin que de dormir. Bonsoir.
Et quand elle entendit décroître, au tournant de l’escalier, le bruit des sabots, ses genoux fléchirent: elle s’accroupit dans le coin sombre, sans parole, sans regard. Le péril présent n’engendre que la crainte, qui frappe de stupeur le lâche. Elle endort avant que de tuer. La terreur s’éveille plus tard, lorsque la conscience engourdie prend peu à peu connaissance et possession de son hôte sinistre. Le jugement touche le condamné comme la pierre d’une fronde, et le chiourme qui le reconduit à sa cellule ne jette sur le lit qu’une espèce de cadavre. Mais, quand il ouvre les yeux, dans la nuit profonde et douce, le misérable connaît tout à coup qu’il est étranger parmi les hommes.
Rarement Mouchette prit le temps de s’observer avec quelque sollicitude: elle n’y trouve aucun plaisir. Sur un tel sujet, son inexpérience est grande: elle ressemble à la candeur. Si loin qu’elle remonte dans le passé, elle n’a connu des scrupules et des remords que cette gêne vague – la crainte du péril, ou son défi, – la conscience obscure d’être pour un moment hors la loi, l’instinct tout entier en éveil de l’animal loin de son gîte, sur une route inconnue. À cette minute même rien ne l’occupe que le danger mystérieux entrevu quelques instants plus tôt, la volonté qui a brisé la sienne, le prêtre ridicule, connu de tous, salué dans la rue, familier, qui lui a vu plier les genoux.
Ce souvenir est encore si fort qu’il écarte tous les autres: elle s’est heurtée à un obstacle, et l’obstacle, c’est ce prêtre. Jadis une telle évidence eût réveillé sa colère et tendu les mille réseaux de sa ruse. Ce qui la tient cette fois face contre terre, c’est la cruelle surprise de ne sentir au fond de son cœur humilié qu’un amer dégoût.
Un moment – un seul moment – l’idée lui vient (mais si embarrassée de se formuler seulement): briser l’obstacle, répéter le geste meurtrier. Elle l’écarte aussitôt: elle lui paraît vaine et grotesque, pareille à ces entreprises poursuivies dans les rêves. On ne tue pas pour quelques paroles obscures. Telle est la raison qu’elle se donne; mais il est plus vrai qu’en l’atteignant dans son orgueil le rude adversaire a rompu le seul ressort de sa vie.
Le danger l’exciterait plutôt; l’odieux ne l’arrêterait pas. Elle craint seulement quelque chose qui pourrait être le ridicule ou la pitié. Comme il arrive parfois, les mots qui lui viennent tout à coup aux lèvres, sans qu’elle les cherche, expriment sa crainte profonde: «Ils me croiraient tout à fait folle», murmura-t-elle.
Folle!… Elle arrête ici un long moment sa pensée. Jusqu’alors, même à l’hospice de Campagne, elle n’a pas douté de sa raison. Dès le premier instant de lucidité, elle écoutait discuter son cas avec une ironique curiosité.
– Que savaient-ils, ces messieurs, de la terrible aventure?
– Presque rien, l’essentiel demeurant son secret. Elle était, au milieu de ces nouveaux spectateurs, ce qu’elle avait désiré d’être, toujours semblable à son personnage favori, une fille dangereuse et secrète, au destin singulier, une héroïne parmi les couards et les sots… Toutefois, aujourd’hui, à cet instant…
Qui justifiait sa terreur? Au tournant de la route déserte, elle ne laissait derrière elle qu’un jeune prêtre, rencontré déjà bien des fois, inoffensif en apparence, et même un peu sot. Sans doute il a parlé. Qu’a-t-il donc dit de tellement grave? à ce point, l’effort qu’elle fait pour se reprendre, se dominer, ne peut se poursuivre. De minute en minute, il lui paraît cependant plus clair qu’elle s’est trouvée dupe en quelque façon. Elle a pris peur pour un certain nombre de phrases vagues, d’allusions en apparence perfides – peut-être innocentes, maladroitement interprétées. Lesquelles encore? Un mot dit en passant sur le crime déjà si ancien, presque oublié, un mot fait plutôt pour la rassurer: «Vous n’êtes pas devant Dieu coupable de ce meurtre…» (elle a beau répéter ces mêmes mots, elle ne retrouve pas la rage humiliée qui alors lui travaillait si puissamment le cœur). Puis quoi? Des reproches, des exhortations à quitter la voie mauvaise… (elle ne se souvient nettement d’aucune) et enfin… (là, sa mémoire tourne court) certaine révélation singulière qui fa troublée au point que, l’angoisse seule survivant à sa cause, elle ne saurait dire pourquoi elle se blottit dans l’angle du mur, le visage sur ses genoux, toute hérissée de frissons, claquant des dents. Là! Là est le secret. C’est alors seulement qu’elle a fui. Ce vide affreux s’est alors creusé en elle. Est-il possible? Est-il possible pourtant qu’elle ait fui d’une telle fuite désespérée de vagues récits empruntés sans doute à la chronique du bourg, sur elle et les siens? C’est vrai qu’elle les a crus, et elle en sait encore assez pour être sûre qu’à un certain moment elle ne pouvait pas ne pas les croire. Nul doute que la même présence et la même parole la convaincraient à nouveau. Et puis après? A-t-elle jamais redouté la haine des sots? Mais qu’a-t-il pu donc rapporter de neuf, ce prêtre? La terreur qui l’a comme tirée hors d’elle-même pour la jeter ici tremblante ne vient pas de lui. Elle n’est dupe que d’un rêve… et ce rêve qu’elle emporte engourdi peut ressusciter tout à coup… Oh! oh! voilà que déjà son cœur bat et sonne, tandis que la sueur ruisselle entre ses épaules. La houle d’angoisse l’agite, l’affreuse caresse glacée la saisit durement à la gorge. Le hurlement qu’elle pousse s’entend jusqu’à l’extrémité de la place, et le mur même en a frémi.
Elle se retrouve couchée à plat ventre au pied de son lit. L’édredon a glissé par-dessous et elle y a enfoncé ses crocs, en sorte que sa bouche est pleine de duvet. Rien ne trouble plus le silence, et elle s’avise tout à coup qu’elle n’a crié qu’en songe. À présent, de toutes les forces qui lui restent, elle repousse, elle refoule un nouveau cri. Car, en un éclair, elle s’est vue reconduite à l’hospice, la porte refermée sur elle, cette fois décidément folle – folle à ses propres yeux – de son aveu même… D’abord elle gémit à petits coups, puis se tut.
Parfois, lorsque l’âme même fléchit dans son enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, s’il ne sait prier, d’instinct au moins, comme une bouche à l’air respirable, s’ouvre à Dieu. Mais c’est en vain que la misérable fille userait, à résoudre l’énigme qu’elle se propose, ce qui lui reste de vie. Comment s’élèverait-elle par ses propres forces à la hauteur où l’a portée tout à coup l’homme de Dieu, et d’où elle est présentement retombée? De la lumière qui l’a percée de part en part – pauvre petit animal obscur – il ne reste que sa douleur inconnue, dont elle mourrait sans la comprendre. Elle se débat, l’arme éblouissante en plein cœur, et la main qui l’a poussée ne connaît pas sa cruauté. Pour la divine miséricorde, elle l’ignore et ne saurait même pas l’imaginer… Que d’autres se débattent ainsi, vainement serrés sur la poitrine de l’ange dont ils ont entrevu, puis oublié la face! Les hommes regardent curieusement s’agiter tel d’entre eux marqué de ce signe, et s’étonnent de le voir tour à tour frénétique dans la recherche du plaisir, désespéré dans sa possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, où le reflet même de ce qu’il désire s’est effacé!
Deux longues heures, tantôt reployée sur elle-même, sans mouvement, tantôt se tordant à terre dans une rage convulsive et muette, puis encore assommée d’un affreux sommeil, elle crut vraiment perdre la raison, descendre une à une les marches noires. Son destin se retraçait ligne par ligne: elle en parcourait les étapes. C’était comme une suite de tableaux fulgurants. Elle en comptait les personnages imaginaires, elle scrutait leurs visages, entendait leurs voix. À chaque image recherchée, suscitée, volontairement épuisée, elle sentait littéralement frémir ses sens et sa raison, ainsi qu’un frêle navire dans le vent; toujours sa douleur lucide reprenait le dessus. Elle en était à soulever délibérément en elle les puissances de désordre, appelant la folie ainsi que d’autres appellent la mort. Mais par un instinct profond à peine conscient elle s’interdisait la seule manifestation extérieure qui risquât de briser ses forces: elle ne poussait aucun cri, elle étouffait même sa plainte: un seul témoin de son délire, et c’était assez pour qu’elle perdît pied. Cela elle le savait: elle n’appelait point. À mesure que la résistance intérieure, en dépit d’elle-même, s’affermissait, ses gestes devenaient une agitation factice, sa rage s’exténuait par sa violence même. Elle redevenait par degrés spectatrice de sa propre folie. Quand elle se vit de nouveau respirant fortement ainsi qu’au retour d’un grand rêve, un calme affreux rétabli dans son âme, sa déception fut totale, absolue. C’était comme la chute brusque du vent, sur une mer démontée, dans une nuit noire.
La même chose ignorée lui manquait toujours, manquait à sa vie. Mais quoi ~ Mais laquelle? Vainement elle essuyait ses joues déchirées à coups d’ongle, ses lèvres mordues; vainement elle regardait à travers les vitres la lumière de l’aube; vainement elle répétait de sa triste voix sans timbre: «C’est fini… c’est fini!…
La vérité lui apparaissait; l’évidence serrait son cœur; même la folie lui refusait son asile ténébreux. Non! elle n’était pas folle, ne le serait jamais. Cette chose lui manquait, qu’elle avait tenue, mais où? mais quand? De quelle manière? Et il était sûr à présent qu’elle s’était joué depuis quelques instants la comédie de la démence pour masquer, pour oublier – à quelque prix que ce fût – son mal réel, inguérissable, inconnu.
(Ah! parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce! Mais, quand il se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la chair déçue doit étonner l’enfer!)
C`est alors qu’elle appela – du plus profond, du plus intime – d’un appel qui était comme un don d’elle-même, Satan.
D’ailleurs, qu’elle l’eût nommé ou non, il ne devait venir qu’à son heure et par une route oblique. L’astre livide, même imploré, surgit rarement de l’abîme. Aussi n’eût-elle su dire, à demi consciente, quelle offrande elle faisait d’elle-même, et à qui. Cela vint tout à coup, monta moins de son esprit que de sa pauvre chair La componction, que l’homme de Dieu avait en elle suscitée un moment, n’était plus qu’une souffrance entre ses souffrances. La minute présente était toute angoisse. Le passé un trou noir. L’avenir un autre trou noir. Le chemin où d’autres vont pas à pas, elle l’avait déjà parcouru: si petit que fût son destin, au regard de tant de pécheurs légendaires, sa malice secrète avait épuisé tout le mal dont elle était capable – à une faute près – la dernière. Dès l’enfance, sa recherche s’était tournée vers lui, chaque désillusion n’ayant été que prétexte à un nouveau défi. Car elle l’aimait.
Où l’enfer trouve sa meilleure aubaine, ce n’est pas dans le troupeau des agités qui étonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints ne sont pas toujours les saints à miracles, car le contemplatif vit et meurt le plus souvent ignoré. Or l’enfer aussi a ses cloîtres.
La voilà donc sous nos yeux, cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant. Un meurtre excepté, rien ne marquera ses pas sur la terre. Sa vie est un secret entre elle et son maître, ou plutôt le seul secret de son maître. Il ne l’a pas cherchée parmi les puissants, leurs noces ont été consommées dans le silence. Elle s’est avancée jusqu’au but, non pas à pas mais comme par bonds, et le touche, quand elle ne s’en croyait pas si proche. Elle va recevoir son salaire. Hélas! il n’est pas d’homme qui, sa décision prise et le remords d’avance accepté, ne se soit, au moins une minute, rué au mal avec une claire cupidité, comme pour en tarir la malédiction, cruel rêve qui fait geindre les amants, affole le meurtrier, allume une dernière lueur au regard du misérable décidé à mourir, le col déjà serré par la corde et lorsqu’il repousse la chaise d’un coup de pied furieux… C’est ainsi, mais d’une force multipliée, que Mouchette souhaite dans son âme, sans le nommer, la présence du cruel Seigneur.
Il vint, aussitôt, tout à coup, sans nul débat, effroyablement paisible et sûr. Si loin qu’il pousse la ressemblance de Dieu, aucune joie ne saurait procéder de lui, mais, bien supérieure aux voluptés qui n’émeuvent que les entrailles, son chef-d’œuvre est une paix muette, solitaire, glacée, comparable à la délectation du néant. Quand ce don est offert et reçu, l’ange qui nous garde détourne avec stupeur sa face.
Il vint et, sitôt venu, l’agitation de Mouchette cessa par miracle, son cœur battit lentement, la chaleur revint par degrés, son corps et son âme ne furent qu’attente ferme et calculée – sans impatience inutile – d’un événement désormais certain. Presque en même temps, son cerveau l’imagina, le réalisa pleinement. Et elle comprit que l’heure était venue de se tuer, sans aucun délai surtout! à l’instant même.
Avant que ses membres eussent fait un mouvement, son esprit fuyait déjà sur la route de la délivrance. Après lui elle s’y jeta. Chose étrange: son regard seul restait trouble et hésitant. Toute sa vie sensible était à l’extrémité de ses doigts, dans la paume de ses mains agiles. Elle ouvrit la porte sans faire crier l’huis, poussa celle de la chambre de son père (à cette heure toujours vide), prit le rasoir â sa place ordinaire, l’ouvrit tout grand. Déjà elle était de nouveau chez elle, face à la glace, dressée sur la pointe de ses petits pieds, le menton jeté en arrière, sa gorge tendue, offerte… Quelle que fût son envie, elle n’y jeta pas la lame, elle l’y appliqua férocement, consciemment et l’entendit grincer dans sa chair. Son dernier souvenir fut le jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras.
C ‘est à l’église, dans la sacristie dont il avait toujours la clef dans sa poche, que l’abbé Donissan attendit l’heure de sa messe, qu’il célébra comme d’habitude. Depuis quelques jours, M. Menou-Segrais gardait la chambre, souffrant d’une crise plus violente d’asthme. Vers dix heures et demie, regardant la route, il aperçut son vicaire et s’étonna. Mais déjà les gros souliers résonnaient sur les dalles du vestibule, puis dans l’escalier. Enfin, derrière la porte, la voix, toujours ferme et calme, demanda:
– Puis-je entrer, monsieur le doyen?
– Volontiers, s’écria le curé de Campagne, intrigué. Tout de suite.
Il tourna malaisément la tête, calée entre deux énormes oreillers au dossier du grand fauteuil. Le visage de l’abbé lui apparut mal distinct dans la chambre obscure (les rideaux étaient encore à demi tirés). Ce qu’il en vit démentait suffisamment le calme affecté de la voix. D’ailleurs il n’exprima son étonnement que par un battement des paupières, sur son regard aigu.
– Quelle surprise! commença-t-il avec beaucoup de douceur. Comment êtes-vous déjà de retour?
Il se gardait bien de montrer un siège, sachant par expérience que, debout devant lui, les bras ballants, la gaucherie du pauvre prêtre doublait sa timidité naturelle, le tenait mieux à sa merci.
– J’ai été ridicule, comme toujours, répondit l’abbé Donissan… Enfin, je me suis perdu…
– De sorte que vous êtes arrivé trop tard à Étaples, les confessions terminées?
– Je n’ai pas encore tout dit, avoua le vicaire piteusement.
– Par exemple! s’écria l’abbé Menou-Segrais, en frappant violemment l’accoudoir de son fauteuil, avec une vivacité bien différente de ses manières habituelles. Et que vont dire ces messieurs, je vous le demande? Arriver en retard, soit. Mais ne pas arriver du tout!
Si peu soucieux qu’il fût à l’ordinaire de l’opinion d’autrui, il craignait le ridicule d’une crainte nerveuse, qui était comme l’élément féminin d’une nature pourtant assez mâle. Et de quelle moquerie ne serait-il pas l’objet, par un détour, dans la personne de son vicaire, déjà assez brocardé! Toutefois, rencontrant le regard de l’abbé Donissan, d’une magnifique loyauté, il rougit de sa faiblesse et continua paisiblement:
– Ce qui est fait est fait. J’écrirai ce soir au chanoine, pour nous excuser. À présent, dites-moi…
Pitoyable, il montrait une chaise de sa main tendue. À sa grande surprise son resta debout.
– Dites-moi, répéta-t-il sur un ton bien différent de sollicitude et d’autorité, comment vous vous êtes perdu dans un pays qui n’est tout de même pas un désert sauvage?
La tête de l’abbé Donissan restait penchée sur son épaule, et son attitude exprimait un humble respect. Pourtant sa réponse tomba de haut:
– Dois-je vous dire ce que je crois être la vérité?
– Vous le devez, répliqua M. Menou-Segrais.
– Je le dirai donc, poursuivit le vicaire de Campagne.
Son pâle visage, encore creusé par les terreurs et les fatigues de la nuit, témoignait d’une résolution déjà prise et qui serait infailliblement accomplie. La seule marque de sa honte fut qu’il détourna la tête. Il parla, les yeux baissés et avec un peu de hâte, peut-être…
D’ailleurs, la netteté de certains propos, leur hardiesse, le visible souci de ne rien ménager eussent découvert, même à un observateur moins sagace, le secret espoir sans doute d’une interruption, d’une contradiction violente qui eût secouru le pauvre prêtre sans le faire manquer à sa promesse. Mais il fut écouté dans un profond silence.
– Je ne me suis pas égaré, commença-t-il. Au pis aller, j’aurais pu me perdre à mi-chemin, dans la plaine. C’est pourquoi j’ai pris la grande route: je ne l’ai quittée qu’un instant. Je n’avais qu’à marcher droit devant moi. Même en pleine nuit (car la nuit était noire, je l’avoue), il était impossible de manquer le but. Si je ne l’ai pas atteint, d’autres que moi en porteront la peine.
Il s’arrêta pour reprendre haleine:
– Si étrange, si fou que cela vous paraisse, reprit-il, il y a plus étrange et plus fou. Il y a pis. Une autre épreuve m’était préparée.
À ce point, sa voix frémit, et il fit de la main le geste involontaire d’un homme surpris au cours d’un récit par une objection capitale. Son regard se fixa cette fois humblement sur le visage du doyen.
– Je vous demanderai… n’y a-t-il aucune faute à rapporter une aventure comme celle-ci – même absurde – à l’interpréter comme il me paraît convenable il hésita encore):…en m’attribuant involontairement un rôle… et des lumières?…
– Allez! Allez! coupa court l’abbé Menou-Segrais.
Il obéit, car, après un silence pendant lequel il parut plutôt s’efforcer d’éviter tout détour inutile, toute tentation de respect humain:
– Dieu m’a permis deux fois, et sans aucun doute possible, de voir de mes veux une âme, à travers l’obstacle charnel. Et ceci non par des moyens ordinaires, par étude et réflexion, mais par une grâce particulière, merveilleuse, dont je dois le témoignage à vous, quoi qu’il m’en puisse coûter…
– Que vous tenez pour un miracle? demanda l’abbé Menou-Segrais de son ton le plus ordinaire.
– Je le crois ainsi, dit-il.
– Vous en rendrez compte à votre évêque, répondit simplement le doyen de Campagne.
Il n’y avait, d’ailleurs, aucune surprise dans le regard dont il enveloppa – littéralement – l’étrange silhouette de son vicaire; aucune surprise, mais une attention tranquille, indifférente à la personne, â peine curieuse des faits, avec une nuance de pitié hautaine. Le vicaire rougit jusqu’au front.
– Qu’avez-vous donc rencontré, en plein champ, en pleine nuit?
– Un homme d’abord, dont j’ignore le nom.
– Oh! fit seulement M. Menou-Segrais.
– Comprenez-moi, répéta l’abbé Donissan, avec un frémissement douloureux des lèvres. Il m’a abordé le premier… Je ne pensais à rien de pareil… Je ne voyais même pas son visage… Je ne connaissais pas sa voix! Nous avons fait route ensemble un moment. Nous parlions de choses insignifiantes… le temps… la nuit… que sais-je?…
Il s’arrêta, pris du remords de celer une partie de la vérité à son juge. Et, brusquement, pour en finir:
– C’est à ce moment que j’ai reçu cette grâce, cette illumination dont j’ai parlé. Pour l’autre rencontre…
– J’en sais assez… momentanément du moins, interrompit le doyen. Le détail importe peu.
Il renversa la tête sur l’oreiller, prit, avec une grimace douloureuse, sa tabatière tout au fond de sa poche, huma sa prise, et, levant mollement les mains comme pour s’excuser poliment d’interrompre une conversation ordinaire:
– Voulez-vous sonner Mme Estelle? C’est l’heure où je dois prendre ma potion de salicylate et j’ignore où elle a placé le flacon.
Le flacon fut retrouvé à sa place habituelle. Il but lentement, s’essuya les lèvres avec beaucoup de soin, puis congédia la gouvernante d’un regard affectueux. Lorsque la porte se fut refermée:
– On va vous prendre pour un fou, mon garçon, dit-il.
Mais il avait devant lui (il n’en doutait pas) un de ces hommes dont l’expérience est tout intérieure, comme formés par le dedans et dont l’équilibre n’est pas aisément rompu. À peine une légère contraction des traits accusa-t-elle plus de surprise que de crainte. Il répliqua posément:
– Je vous devais cet aveu. Dieu m’est témoin que je désire l’oubli de tout ceci, et le silence.
– Comptez sur moi, continua le doyen de Campagne, pour cacher tout ce qui peut être celé sans mensonge. Car enfin je suis votre supérieur direct, mon ami, mais j’ai mes supérieurs, moi aussi!
Après un temps:
– Je vais écrire… non! j’irai plutôt, j’irai voir le chanoine Couvremont, l’ancien directeur du grand séminaire. C’est un confrère très sûr, très ferme. Il avisera. D’ailleurs, je ne doute point que nous ne tombions vite d’accord, lui et moi. Je prévois aisément sa décision…
Peut-être attendait-il une question, mais il n’eut pas même un regard.
– Nous demanderons pour vous une retraite prolongée, à Tortefontaine, ou chez les Bénédictins de Chévetogne. Il vous faut parler franc, l’abbé. Je vous ai cru; je vous crois encore marqué d’un signe, choisi. N’allons pas plus loin. Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutôt, mon ami. L’ordre public y est intéressé. L’administration n’attend qu’un prétexte pour nous tomber dessus. De plus la mode est aux sciences – comme ils disent – neurologiques. Un petit bonhomme de prêtre qui lit dans les âmes comme dans un livre… On vous soignerait, mon garçon. Pour moi, ce que vous avez dit me suffit: je n’en demande pas plus: j’aime autant ne pas en entendre plus long.
Il étendit les deux mains, comme pour repousser ce secret dangereux, puis reposa sa tête au creux de l’oreiller. Mais au premier mouvement de retraite du vicaire.
– Attention! je vous interdis formellement d’ouvrir seulement la bouche sur tel sujet, sans mon autorisation préalable, en présence de n’importe qui. N’importe qui, entendez-vous?
– Même mon confesseur habituel?… demanda timidement l’abbé Donissan.
– Celui-là surtout, répondit l’autre, avec tranquillité.
Alors le silence retomba, plus lourd. Une fois, deux fois, le grand corps du vicaire oscilla de droite à gauche, et son regard se tourna vers la porte. Sa main droite tourmentait nerveusement les boutons de sa soutane. Et il entendit soudain, à son grand étonnement, sa propre voix:
– Je n’ai pas tout dit, fit-il. Nulle réponse.
– Ce qui me reste à dire intéresse – en quelle mesure, Dieu le sait! – le salut d’une pauvre âme dont nous aurons à répondre, vous et moi. La Providence semble me l’avoir confiée, nommément, expressément, c’est sûr, car cette personne appartient à votre famille paroissiale, monsieur le doyen.
– J’écoute, répondit l’abbé Menou-Segrais, levant lentement les yeux.
Pas une seconde, au cours du long récit qui suivit, le lucide et puissant regard ne se détourna de la face ravagée du vicaire. Une espèce d’attention douloureuse s’y pouvait lire, où la claire résolution se formait déjà peu à peu. Pas un mot ne sortit de la bouche serrée, pas un frémissement ne parcourut les longues mains blêmes Dosées sur les bras du fauteuil, et la tête un peu renversée, le menton haut, resplendissait d’intelligence et de volonté.
Lorsque le vicaire eut achevé, le doyen de Campagne se détourna sans affectation vers le Christ florentin pendu à son chevet et dit, d’une voix à la fois forte et tendre:
– Dieu soit béni, mon enfant, parce que vous avez si franchement et si humblement parlé. Car cette simplicité désarme l’esprit du mal même.
Faisant signe au jeune prêtre d’approcher, il se leva légèrement vers lui, chercha son regard et, face à face:
– Je vous crois, dit-il, je vous crois sans réserves. Mais j’ai besoin de préparer un moment ce que je m’en vais dire… Prenez sur ma table, à droite, là, oui: c’est l’Imitation de Notre-Seigneur… Vous l’ouvrirez au livre III, chapitre LVI, et vous prononcerez du fond du cœur, particulièrement, les versets 5 et 6. Allez… Laissez-moi. Le vieux prêtre aux dons magnifiques, que l’ignorance, l’injustice et l’envie avaient jadis désarmé, sentit à cette heure unique qu’il consommait son destin. Les comparaisons sont peu de chose, quand il faut les emprunter à la vie commune pour donner quelque idée des événements de la vie intérieure et de leur majesté. Le moment était venu où cet homme exceptionnel, à la fois subtil et passionné, aussi hardi qu’aucun autre mais capable de porter sur toute chose la pointe aiguë de l’esprit, allait donner sa pleine mesure.
– La honte d’avoir fui la gloire…, murmura-t-il, répétant de mémoire les derniers mots du chapitre. À présent, écoutez-moi, mon ami.
Docilement, le vicaire de Campagne quitta le prie-Dieu, et se tint debout à quelques pas.
– Ce que vous allez entendre, dit l’abbé Menou-Segrais, vous fera du mal sans doute. Dieu sait que je vous ai jusqu’ici trop ménagé! je ne voudrais point vous troubler cependant. Quoi que je dise, restez en paix. Car vous n’avez commis aucune faute, sinon d’inexpérience et de zèle. M’avez-vous compris?
L’abbé hocha la tête.
– Vous avez agi comme un enfant, continua le vieux prêtre, après un silence. Les épreuves qui vous attendent ici ne sont point de celles qu’en peut affronter avec présomption: plus que jamais, quoi qu’il vous en coûte, vous devez leur tourner le dos, fuir, sans seulement un regard en arrière. Chacun de nous n’est tenté que selon ses forces. Notre concupiscence naît, grandit, évolue avec nous-mêmes. Elle est, comme certaines de ces infirmités chroniques, une espèce de compromis entre la maladie et la santé. Alors, la patience suffit. Mais il arrive que le mal s’aggrave tout à coup, qu’un élément nouveau…
Il s’interrompit, non sans quelque embarras vite surmonté.
– Prenez d’abord note de ceci: pour tout le monde vous n’êtes désormais (jusqu’à quand?) qu’un petit abbé plein d’imagination et de suffisance, moitié rêveur, moitié menteur, ou un fou. Subissez donc la pénitence qui vous sera sûrement imposée, le silence et l’oubli temporaire du cloître, non pas comme un châtiment injuste, mais nécessaire et justifié… M’avez-vous compris encore?
Même regard et même signe.
– Sachez-le, mon enfant. Depuis des mois, je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d’hésitation. Cependant j’ai vu clair, dès le premier jour. Certaines grâces vous sont prodiguées comme avec excès, sans mesure: c’est apparemment que vous êtes exceptionnellement tenté. L’Esprit-Saint est magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines: il les proportionne à nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper: le diable est entré dans votre vie.
L’abbé Donissan se tut encore.
– Ah! mon petit enfant! Les nigauds ferment les yeux sur ces choses! Tel prêtre n’ose seulement prononcer le nom du diable. Que font-ils de la vie intérieure? Le morne champ de bataille des instincts. De la morale? Une hygiène des sens. La grâce n’est plus qu’un raisonnement juste qui sollicite l’intelligence, la tentation un appétit charnel qui tend à la suborner. À peine rendent-ils ainsi compte des épisodes les plus vulgaires du grand combat livré en nous. L’homme est censé ne rechercher que l’agréable et l’utile, la conscience guidant son choix. Bon pour l’homme abstrait des livres, cet homme moyen rencontré nulle part! De tels enfantillages n’expliquent rien. Dans un pareil univers d’animaux sensibles et raisonneurs il n’y a plus rien pour le saint, ou il faut le convaincre de folie. On n’y manque pas, c’est entendu. Mais le problème n’est pas résolu pour si peu. Chacun de nous – ah! puissiez-vous retenir ces paroles d’un vieil ami! – est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l’être, une effusion d’amour qui fait de la souffrance et du renoncement l’objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l’avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l’animalité, son incompréhensible nostalgie. Hé! qu’importe l’expérience, accumulée depuis des siècles, de la vie morale. Qu’importe l’exemple de tant de misérables pécheurs, et de leur détresse! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi.
La voix naturellement faible du doyen de Campagne s’était assourdie peu à peu, en sorte qu’il semblait depuis un moment parler pour lui seul. Il n’en était rien pourtant. Son regard, sous les paupières à demi baissées, ne quittait point le visage de l’abbé Donissan. Jusqu’alors ce visage était resté en apparence impassible. À ces derniers mots, cette impassibilité se dissipa soudain, et ce fut comme un masque qui tombe.
– Faut-il donc croire!… s’écria-t-il. Sommes-nous vraiment si malheureux! Il n’acheva pas la phrase commencée, il ne l’appuya d’aucun geste; une détresse infinie, bien au-delà sans doute d’aucun langage, s’exprima si douloureusement par cette protestation bégayante, la résignation désespérée de ses yeux pleins d’ombre, que M. Menou-Segrais lui ouvrit, presque involontairement, les bras. Il s’y jeta. À présent, il était à genoux contre le haut fauteuil capitonné, sa rude tête aux cheveux courts naïvement jetée sur la poitrine de son ami… Mais d’un commun accord, leur étreinte fut brève. Le vicaire reprit simplement l’attitude d’un pénitent aux pieds de son confesseur. L’émotion du doyen se marqua lentement au léger tremblement de sa main droite dont il le bénit.
– Ces paroles vous scandalisent, mon enfant. Puissent-elles aussi vous armer! Il n’est que trop sûr: votre vocation n’est pas du cloître.
Il eut un sourire triste, vite réprimé.
– La retraite qu’on vous imposera bientôt sera sans nul doute un temps d’épreuve et de déréliction très amère. Il se prolongera plus que vous ne pensez, n’en doutez pas.
D’un regard paternel, non sans un rien d’ironie très douce, il considéra longuement le visage penché.
– Vous n’êtes point né pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, d’une haine perspicace, savante: le sens et le goût de la force. Ils ne vous lâcheront pas de sitôt.
«Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il après un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours l’Esprit-Saint nous semble agir à rebours, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dégrossit lentement, quelle rage et quel ennui! C’est pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent d’une affreuse monotonie, un vrai désert.»
Il baissa lentement la tête, et pour la première fois l’abbé Donissan vit ses yeux s’obscurcir et deux profondes larmes en descendre. Tout aussitôt, secouant la tête:
– En voilà assez, fit-il. Hâtons-nous! Car l’heure sonnera bientôt où je ne pourrai plus rien pour vous, selon le monde. Parlons à présent bien net, aussi clairement que possible. Rien de meilleur que d’exprimer le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de tous les jours. Aucune illusion ne tient là contre. Je passe sur votre première aventure: que vous ayez, ou non, vu face à face celui que nous rencontrons chaque jour – non point hélas! au détour d’un chemin, mais en nous-mêmes – comment le saurais-je? Le vîtes-vous réellement, ou bien en songe, que m’importe? Ce qui peut paraître au commun des hommes l’épisode capital n’est le plus souvent, pour l’humble serviteur de Dieu, que l’accessoire. Nul moyen de juger de votre clairvoyance et de votre sincérité que vos œuvres: vos œuvres rendront témoignage pour vous. Laissons cela.
Il releva ses oreillers, reprit haleine, et continua, avec la même singulière bonhomie:
– J’en viens à votre seconde aventure, qui n’est pas sans intérêt pour moi-même, il s’en faut. Car une erreur de votre jugement a pu nuire ici à l’une de ces âmes qui, vous l’avez dit, nous sont confiées. Je ne connais pas la fille de M. Malorthy. Je ne sais rien du crime dont vous la pensez coupable. À nos yeux le problème se pose autrement. Criminelle ou non, cette petite fille a-t-elle été l’objet d’une grâce exceptionnelle? Avez-vous été l’instrument de cette grâce? Comprenez-moi… Comprenez-moi!… À chaque instant, il peut nous être inspiré le mot nécessaire, l’intervention infaillible – celle-là – pas une autre. C’est alors que nous assistons à de véritables résurrections de la conscience. Une parole, un regard, une pression de la main, et telle volonté jusqu’alors infléchissable s’écroule tout à coup. Pauvres sots qui nous imaginons que la direction spirituelle obéit aux lois ordinaires des confidences humaines, même sincères! Sans cesse nos plans se trouvent bouleversés, nos meilleures raisons réduites à rien, nos faibles moyens retournés contre nous. Entre le prêtre et le pénitent, il y a toujours un troisième acteur invisible qui parfois se tait, parfois murmure, et tout soudain parle en maître. Notre rôle est souvent tellement passif! Aucune vanité, aucune suffisance, aucune expérience ne résiste à ça! Comment donc imaginer, sans un certain serrement de cœur, que ce même témoin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus étroitement à son action ineffable? S’il en a été ainsi pour vous, c’est qu’il vous éprouve, et cette épreuve sera rude, si rude qu’elle peut bouleverser votre vie.
– Je le sais, balbutia le pauvre prêtre. Ah! que vos paroles me font mal!
– Vous le savez? interrogea l’abbé Menou-Segrais. De quelle manière? L’abbé Donissan se cacha le visage dans ses mains, puis, comme honteux d’un premier mouvement, il reprit, la tête droite, les yeux sur le pâle jour du dehors:
– Dieu m’a inspiré cette pensée qu’il me marquait ainsi ma vocation, que je devrais poursuivre Satan dans les âmes, et que j’y compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut même.
– N’en croyez rien, répliqua vivement le curé de Campagne. On ne compromet son salut qu’en s’agitant hors de sa voie. Là où Dieu nous suit, la paix peut nous être ôtée, non la grâce.
– Votre illusion est grande, répondit l’abbé Donissan avec calme, sans paraître s’apercevoir combien de telles paroles étaient éloignées de son ton habituel de déférence et d’humilité. Je ne puis douter de la volonté qui me presse, ni du sort qui m’attend.
Le regard de l’abbé Menou-Segrais eut cette joie du chercheur qui entrevoit soudain la solution longtemps cherchée.
– Quel sort vous attend donc, mon fils? Le vicaire haussa légèrement les épaules.
– Je ne vous demanderai pas votre secret. J’en aurais eu le droit jadis. À présent, nous changeons de route, vous et moi, et déjà vous ne m’appartenez plus.
– Ne parlez pas ainsi, murmura l’abbé Donissan, les yeux sombres et fixes. Où que j’aille, si profondément que je m’enfonce, – oui – dans les bras mêmes de Satan, je me souviendrai de votre charité.
Puis, comme si l’image qui s’emparait de son esprit l’agitait trop douloureusement et qu’il voulût la fuir (ou peut-être l’affronter), il se mit brusquement debout.
– Est-ce là votre secret, s’écria M. Menou-Segrais, est-ce là ce que vous prétendez tenir de Dieu! Ai-je bien compris que vous blasphémiez en vous la divine miséricorde? Ce ne sont pas là mes leçons! Entendez-moi, malheureux! Vous êtes depuis combien de temps?…) la dupe, le jouet, le ridicule instrument de celui que vous redoutez le plus.
Il faisait de ses deux mains levées, puis abaissées, un geste d’horreur et de découragement, que démentait l’éclat volontaire de son regard.
– Je n’ai pas blasphémé, reprit l’abbé Donissan. Je n’ai pas désespéré de la justice du bon Dieu. Je croirai jusqu’à la dernière minute de ma misérable vie que les seuls mérites de Notre-Seigneur sont bien assez grands pour m’absoudre, moi-même et tous avec moi. Cependant, ce n’est pas sans cause qu’il m’a été révélé un jour, d’une manière si efficace, l’effrayante horreur du péché, le misérable état des pécheurs, et la puissance du démon.
– À quel moment?… commença l’abbé Menou-Segrais.
Mais, sans le laisser achever, ou plutôt comme s’il ne se souciait point de l’entendre, le futur saint de Lumbres continuait:
– De cela, le pressentiment me fut donné jadis. Avant que de connaître la vérité, j’en ai porté la tristesse. Chacun reçoit sa part de lumière: de plus zélés, die plus instruits ont sans doute un sentiment très vif de l’ordre divin des choses. Pour moi, dès l’enfance, j’ai vécu moins dans l’espérance de la gloire que nous posséderons un jour que dans le regret de celle que nous avons perdue. (Son visage se durcissait à mesure, un pli de colère se creusait sur son front.) Ah! mon père, mon père! J’ai désiré écarter de moi cette croix! Est-ce possible! Je la reprenais toujours. Sans elle, la vie n’a pas de sens: le meilleur devient un de ces tièdes que le Seigneur vomit. Dans notre affreuse misère, humiliés, foulés, piétinés par le plus vil, que serions-nous, si nous ne sentions au moins l’outrage! Il n’est pas tout à fait maître du monde, tant que la sainte colère gonfle nos cœurs, tant qu’une vie humaine, à son tour, jette le Non Serviam à sa face.
Des mots se pressaient dans sa bouche, sans proportion avec les images intérieures qui les suscitaient. Et ce flot de paroles chez un homme naturellement silencieux trahissait presque le délire.
– Je vous arrête, dit froidement l’abbé Menou-Segrais. Je vous ordonne de m’entendre. Vous ne parlez tant que pour vous tromper vous-même et me tromper avec vous. Laissons cela. Mais je sais que vous n’êtes pas homme à vous payer de mots. Cette violence suppose quelque résolution, quelque projet, quelque acte peut-être, que je veux connaître.
Ce coup porta si juste que l’abbé Donissan leva vers son doyen un regard éperdu. Mais le vieillard subtil et fort poursuivait déjà:
– De quelle manière avez-vous réalisé dans votre vie des sentiments dont le qu’on puisse dire est qu’ils sont troubles et dangereux?
Le jeune prêtre se tut.
– Je vous mettrai donc sur la voie, reprit M. Menou-Segrais. Vous commençâtes par des mortifications excessives. Puis vous vous êtes jeté dans le ministère avec une égale frénésie. Les résultats que vous obteniez réjouissaient votre cœur. Ils eussent dû vous rendre la paix. Cependant vous ne la connaissiez pas encore!
Dieu ne la refuse jamais au bon serviteur, à la limite de ses forces. L’auriez-vous donc, délibérément, refusée?
– Je ne l’ai pas refusée, répliqua l’abbé Donissan, avec effort. Je suis plutôt disposé par la nature à la tristesse qu’à la joie…
Il parut réfléchir un instant, chercher à sa pensée une expression modérée, conciliante, puis, se décidant tout à coup, d’une voix que la passion assourdissait plutôt, comparable à une flamme sombre:
– Ah! plutôt le désespoir, s’écria-t-il, et tous ses tourments qu’une lâche complaisance pour les œuvres de Satan!
À sa grande surprise, car il avait laissé échapper ce souhait comme un cri, et l’avait entendu avec une espèce d’effroi, le doyen de Campagne lui prit les deux mains dans les siennes et dit doucement:
– C’en est assez: je lis clairement en vous: je ne m’étais pas trompé. Non seulement vous n’avez pas sollicité de consolation, mais vous avez entretenu votre esprit de tout ce qui était capable de vous pousser au désespoir. Vous avez entretenu le désespoir en vous.
– Non pas le désespoir, s’écria-t-il, mais la crainte.
– Le désespoir, répéta l’abbé Menou-Segrais sur le même ton, et qui vous eût conduit de la haine aveugle du péché au mépris et à la haine du pécheur.
À ces mots, l’abbé Donissan, s’arrachant à l’étreinte du doyen de Campagne, et les yeux soudain pleins de larmes:
– La haine du pécheur! s’écria-t-il d’une voix rauque (la pitié de son regard avait quelque chose de farouche). La haine du pécheur!
La violence et le désordre de ses sentiments arrêtèrent la parole sur ses lèvres, et ce ne fut qu’après un long silence qu’il ajouta, les yeux clos sur une vision mystérieuse:
– J’ai disposé d’un bien autrement précieux que la vie…
Alors la voix du doyen de Campagne retentit dans le nouveau silence, ferme, claire, impossible à éluder:
– Je n’ai jamais douté qu’il y eût dans votre vie intérieure un secret, mieux gardé par votre ignorance et votre bonne foi que par n’importe quelle duplicité. Il y a quelque imprudence consommée. Je ne serais pas surpris que vous ayez formé quelque vœu dangereux…
– Je n’aurais pu former aucun vœu sans la permission de mon confesseur, balbutia le pauvre prêtre.
– Si ce n’est un vœu, c’est quelque chose qui lui ressemble, répliqua l’abbé Menou-Segrais.
Puis, se dressant péniblement hors de ses oreillers, les deux mains posées sur ses genoux, sans élever le ton:
– Je vous l’ordonne, mon enfant.
Au grand étonnement du doyen, son vicaire hésita longtemps, le regard dur. Puis avec un frisson douloureux:
– Il est vrai, je vous assure… Je n’ai fait aucun vœu, aucune promesse, à peine un souhait… peut-être… sans doute mal justifié, au moins selon la prudence humaine…
– Il empoisonne votre cœur, répliqua l’abbé Menou-Segrais.
Alors, secouant la tête et prenant parti:
– Voilà peut-être ce qui mérite vos reproches… La possession de tant d’âmes par le péché… m’a souvent transporté de haine contre l’ennemi… Pour leur salut, j’ai offert tout ce que j’avais ou posséderais jamais… ma vie d’abord – cela est si peu de chose!… – les consolations de l’Esprit-Saint…
Il hésita encore:
– Mon salut, si Dieu le veut! fit-il à voix basse.
L’aveu fut reçu dans un profond silence. Les paroles extraordinaires parurent créer ce silence, s’y perdre d’elles-mêmes.
Alors l’abbé Menou-Segrais parla de nouveau:
– Avant de continuer, fit-il avec sa simplicité ordinaire, renoncez cette pensée à jamais, et priez Dieu de vous pardonner. De plus, je vous interdis de parler de ces choses à un autre que moi.
Puis, comme l’abbé ouvrait la bouche pour répondre, le magistral clinicien des âmes, toujours ferme dans sa prudence et son bon sens souverain:
– Gardez-vous d’insister, fit-il. Taisez-vous. Il ne s’agit plus que d’oublier. Je sais tout. L’entreprise a été irréprochablement conçue et réalisée de point en point. Le démon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait…
Bien que sa voix ne décelât aucune excessive émotion, cette dernière se marqua pourtant à ce signe que l’abbé Menou-Segrais prit sa canne au pied du fauteuil, se leva, et fit quelques pas dans sa chambre. Son vicaire demeurait debout, à la même place.
– Mon petit enfant, dit le vieux prêtre, que de périls vous attendent! Le Seigneur vous appelle à la perfection, non pas au repos. Vous serez de tous le moins assuré dans votre voie, clairvoyant seulement pour autrui, passant de la lumière aux ténèbres, instable. L’offre téméraire a été, en quelque manière, entendue. L’espérance est presque morte en vous, à jamais. Il n’en reste que cette dernière lueur sans quoi toute œuvre deviendrait impossible et tout mérite vain. Ce dénuement de l’espérance, voilà ce qui importe. Le reste n’est rien. Sur la route que vous avez choisie – non! où vous vous êtes jeté! – vous serez seul, décidément seul, vous marcherez seul. Quiconque vous y suivrait, se perdrait sans vous secourir.
– Je n’ai pas demandé cela, s’écria le futur saint de Lumbres, avec une violence soudaine. (Par un contraste véritablement pathétique, sa voix restait sombre et volontaire.) Je n’ai pas sollicité ces grâces singulières. Je n’en veux pas! Je ne désire pas de miracles! Je n’en ai jamais demandé! Qu’on me laisse donc vivre et mourir dans la peau d’un pauvre homme qui ne sait ni A ni B. Non! Non! ce qui a été commencé cette nuit ne sera pas achevé! J’ai rêvé. J’étais fou.
L’abbé Menou-Segrais regagna son fauteuil, s’y étendit, et répliqua sans élever la voix:
– Qui le sait? Lequel d’entre ceux que nous honorons comme nos pères dans la foi n’a été traité de visionnaire? Quel visionnaire n’a eu ses disciples? Au point où vous êtes, vos œuvres seules parleront pour ou contre vous.
Après un moment, il ajouta, sur un ton plus doux:
– Ne suis-je pas à plaindre aussi, mon enfant? Mon expérience des âmes, une réflexion de plusieurs mois me portent à croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrédules n’admettent pas les saints. Les nigauds dévots s’imaginent qu’ils poussent tout seuls comme l’herbe des champs. Peu savent que l’arbre est d’autant plus fragile qu’il est d’essence plus rare. Votre destinée, à laquelle tant d’autres destinées sont liées sans doute, cela est à la merci d’un faux pas, d’un abus même involontaire de la grâce, d’une décision hâtive, d’une incertitude, d’une équivoque. Et vous m’êtes confié! Vous êtes à moi! De quelles mains tremblantes je vous offre à Dieu! Aucune faute ne m’est permise. Qu’il m’est cruel de ne pouvoir me jeter à genoux à vos côtés, rendre grâces avec vous! J’attendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre âme. J’attendais cette confirmation de votre zèle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d’orages, le signe a éclaté comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sûr désormais que ce signe est équivoque, que le miracle même n’est pas pur!
Il réfléchit un moment, puis, levant les épaules, dans un geste d’impuissance:
– Dieu sait que je ne céderais pas à la crainte! Dieu sait que je suis trop tenté d’affronter le jugement d’autrui! On m’accuse volontiers d’indépendance et même d’insubordination. Il y a pourtant telle règle qu’on ne peut enfreindre. Que vous vous déchiriez à coups de discipline, j’y mettrais ordre. Que vous rêviez le diable, ou le rencontriez à tous les carrefours, cela me regarde. Mais cette histoire, non moins invraisemblable, de la petite Malorthy m’éclaire. Je ne puis vous laisser libre de parler et d’agir dans cette paroisse selon vos lumières… Je ne puis m’en remettre à vous… Je dois… il faut… il est nécessaire que je m’ouvre de tout ceci à nos supérieurs. Mon appui vous sera de peu! D’autre part, vous devrez ne dissimuler rien. Dès lors… ah! dès lors!… qui sait quand vous l’emporterez enfin sur la défiance des uns, la pitié des autres, la contradiction de tous! L’emporterez-vous même jamais? Me serais-je trompé sur vous? Ai-je encore trop attendu! Un vieillard ne peut plus manquer sa vie. Mais j’aurai manqué ma mort.
L’abbé Donissan sortit enfin de son silence. Loin de le confondre, ce dernier doute exprimé lui rendait visiblement courage. Il objecta timidement:
– Je ne désire rien tant que l’oubli, l’effacement, la vie commune, mes devoirs d’état. Si vous le vouliez, qui m’empêcherait de redevenir ce que j’étais avant? Qui se soucierait de moi? Je n’attire l’attention de personne. J’ai la réputation que je mérite d’un prêtre bien simple, bien borné… Ah! si vous le permettiez, il me semble que j’arriverais à passer inaperçu, même du bon Dieu et de ses anges!
– Inaperçu! s’écria doucement l’abbé Menou-Segrais (il souriait, mais avec des yeux pleins de larmes…) Toutefois il s’interrompit aussitôt. L’escalier retentissait du pas singulièrement précipité de la gouvernante. La porte s’ouvrit presque aussitôt, et, très pâle, avec cette hâte des vieilles femmes à annoncer les mauvaises nouvelles:
– Mlle Malorthy vient de se périr, dit-elle.
Et, déjà satisfaite de l’effet produit, elle ajouta:
– Elle s’a ouvert la gorge avec un rasoir…
On lira ci-dessous la lettre de Monseigneur au chanoine Gerbier:
«MON CHER CHANOINE,
«J’ai des remerciements à vous faire pour le sang-froid, l’intelligence et le zèle discret dont vous avez fait preuve au cours de certains événements bien douloureux à mon cœur paternel. Le malheureux abbé Donissan a quitté cette semaine la maison de santé de Vaubecourt, où il a été traité avec le plus grand dévouement par le docteur Jolibois. Ce praticien, élève du docteur Bernheim de Nancy, m’a entretenu hier du présent état de santé de notre cher enfant. Il a témoigné de cette largeur de vues et de cette tendre sollicitude que j’ai eu l’occasion d’admirer déjà bien souvent chez des hommes de science que leurs études ont malheureusement détournés de la foi. Il attribue ces troubles passagers à une grave intoxication des cellules nerveuses, probablement d’origine intestinale.
«Sans manquer à la charité, qui doit être notre règle constante, je déplore avec vous la négligence, pour ne pas dire plus, de M. le doyen de Campagne. En agissant nettement et vigoureusement, il nous eût sans doute évité de paraître momentanément en conflit avec les autorités civiles. Toutefois, grâce à votre judicieuse intervention et après un premier malentendu, vite dissipé, M. le docteur Gallet a usé vis-à-vis de nous de la plus haute courtoisie en nous aidant à limiter le scandale. Par ailleurs, son diagnostic a été confirmé par son éminent confrère de Vaubecourt. Ces deux traits font autant d’honneur à son caractère qu’à ses connaissances professionnelles.
«Le témoignage de Mlle Malorthy, les confidences faites en pleine démence, ou dans la période de préagonie, n’eussent pas suffi sans doute à compromettre, dans la personne de M. Donissan, la dignité de notre ministère. Mais sa présence au chevet de la mourante, en dépit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait être en aucun cas tolérée par M. le doyen de Campagne. J’accorde que ce qui a suivi ne pouvait être prévu d’un homme sensé. Le désir de cette jeune personne, manifesté publiquement, d’être conduite au pied de l’église pour y expirer, ne devait pas être pris en considération. Outre que le père et le médecin traitant s’opposaient à une telle imprudence, ce qu’on sait du passé et de l’indifférence religieuse de Mlle Malorthy autorisait à croire que, déjà soignée jadis pour troubles mentaux, l’approche de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de l’altercation qui a suivi! Des étranges paroles prononcées par le malheureux vicaire! Que dire surtout du véritable rapt commis par lui, lorsque, arrachant la malade aux mains paternelles, il l’a portée tout ensanglantée et moribonde à l’église, heureusement voisine! De tels excès sont d’un autre âge, et ne se qualifient point.
«Grâce au ciel, le scandale a heureusement pris fin. De bonnes âmes, plus Zélées que sages, attiraient déjà l’attention sur cette conversion in articulo mortis, dont l’invraisemblance nous eût couverts de ridicule. J’y ai mis bon ordre. Notre solution a contenté tout le monde. À l’exception sans doute de M. le doyen de Campagne qui, en se renfermant dans un silence dédaigneux, et en nous refusant son témoignage, s’est montré, pour le moins, singulier.
«Sur mes instructions, M. l’abbé Donissan est entré à la Trappe de Tortefontaine. Il y restera jusqu’à confirmation de sa guérison. J’accorde que sa parfaite docilité plaide en sa faveur, et qu’il y a lieu d’espérer que nous pourrons un jour, ces faits regrettables tombés dans l’oubli, lui trouver dans le diocèse un petit emploi, en rapport avec ses capacités.»
Cinq ans plus tard, en effet, l’ancien vicaire de Campagne était nommé curé desservant d’une petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses œuvres y sont connues de tous. La gloire, auprès de laquelle toute gloire humaine pâlit, alla chercher dans ce lieu désert le nouveau curé d’Ars. La deuxième partie de ce livre, d’après des documents authentiques et des témoignages que personne n’oserait récuser, rapporte le dernier épisode de son extraordinaire vie.