Il ouvrit la fenêtre; il attendait encore on ne sait quoi. À travers le gouffre d’ombre ruisselant de pluie, l’église luisait faiblement, seule vivante… «Me voici», dit-il, comme en rêve…
La vieille Marthe, en bas, tirait les verrous. Au loin, l’enclume du maréchal tinta. Mais déjà il n’écoutait plus: c’était l’heure de la nuit où cet homme intrépide, soutien de tant d’âmes, chancelait sous le poids de son magnifique fardeau. «Pauvre curé de Lumbres! disait-il en souriant, il ne fait rien de bon… il ne sait même plus dormir!» Il disait aussi: «Croyez-vous bien? J’ai peur du noir!…»
La lampe du sanctuaire dessinait peu à peu, dans la nuit, l’ogive des grandes fenêtres à trois meneaux. La vieille tour, construite entre le chœur et la grande nef, élevait juste au-dessus sa flèche en charpente, et son pesant beffroi. Il ne les voyait plus. Il était debout, face aux ténèbres, seul, et comme à la proue d’un navire. La grande vague ténébreuse roulait autour avec un bruit surhumain. Des quatre coins de l’horizon accouraient vers lui les champs et les bois invisibles… et derrière les champs et les bois, d’autres villages et d’autres bourgs, tous pareils, crevant d’abondance, ennemis des pauvres, pleins d’avares accroupis, froids comme des suaires… Et plus loin encore les villes, qui ne dorment jamais.
– Mon Dieu! Mon Dieu!… répétait-il, ne pouvant pleurer ni prier… Comme au chevet d’un moribond, chaque minute tombait dans ces ténèbres, irréparables. Si courtes que soient les nuits, le jour vient trop tard: Célimène a déjà mis son rouge, l’ivrogne a cuvé son vin. La sorcière, retour du sabbat, toute chaude encore, s’est glissée dans ses draps blancs… Le jour vient trop tard… Mais la seule justice, d’un pôle à l’autre, surprendra le monde.
Il finit par glisser à genoux, comme on coule à pic. Cette justice, qu’un peuple généreux attend de M. le ministre des Finances, il ne la cherchait pas si loin – plutôt là-bas, au-dessous de l’horizon, toute prête, pétrie à l’aube prochaine, irrésistible, dans la nuit qui vole en éclats. La main ouverte ne se fermera pas… la parole séchera sur les lèvres… le monstre Évolution, fixé à jamais, cessera soudain de s’étendre et de bouillonner… L’effrayante aurore, qui se lève au-dedans de l’homme, donnera à la pensée la plus secrète sa forme et son volume éternel, et le cœur double et furtif ne pourra même plus se renier… Consummatum est, c’est-à-dire tout est défini pour toujours.
M. Loyolet, inspecteur d’Académie (au titre d’agrégé ès lettres), a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa darne. Il était un peu ému. «Je m’étais figuré un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des manières. Mais ce petit curé n’a pas de dignité: il mange en pleine rue, comme un mendiant…» «Quel dommage, disait-il aussi, qu’un tel homme puisse croire au diable!»
Le curé de Lumbres y croit, et cette nuit même il le craint. «J’étais, a-t-il avoué plus tard, éprouvé depuis des semaines, par une angoisse nouvelle pour moi: j’avais passé ma vie au confessionnal, et j’étais tout à coup accablé du sentiment de mon impuissance; je sentais moins de pitié que de dégoût. Il faut n’être qu’un pauvre prêtre pour savoir ce que c’est que l’effrayante monotonie du péché!… Je ne trouvais rien à dire… Je ne pouvais plus qu’absoudre et pleurer…»
Au-dessus de lui, la nuée se déchire en lambeaux. Une, dix, cent étoiles renaissent, une par une, à la cime de la nuit. Une pluie fine, une poussière d’eau retombe d’un nuage crevé par le vent. Il respire l’air rafraîchi, détendu par l’orage… Ce soir, il ne se défendra plus: il n’a plus rien à défendre; il a tout donné; il est vide… Ce cœur humain, il le connaît bien, lui… (Il y est entré avec sa pauvre soutane et ses gros souliers.) Ce cœur!
Ce vieux cœur, qu’habite l’incompréhensible ennemi des âmes, l’ennemi puissant et vil, magnifique et vil. L’étoile reniée du matin: Lucifer, ou la fausse Aurore…
Il sait tant de choses, pauvre curé de Lumbres! que la Sorbonne ne sait pas. Tant de choses qui ne s’écrivent pas, qui se disent à peine, dont on s’arrache l’aveu, comme d’une plaie refermée – tant de choses! Et il sait aussi ce qu’est l’homme: un grand enfant plein de vices et d’ennui.
Qu’apprendrait-il de nouveau, ce vieux prêtre? Il a vécu mille vies, toutes pareilles. Il ne s’étonnera plus; il peut mourir. Il y a des morales toutes neuves, mais on ne renouvellera pas le péché.
Pour la première fois, il doute, non pas de Dieu, mais de l’homme. Mille souvenirs le pressent: il entend les plaintes confuses, les bégaiements pleins de honte, le cri de douleur de la passion qui se dérobe et qu’un mot a clouée sur place, que la parole lucide retourne et dépouille toute vive… Il revoit les pauvres visages bouleversés, les regards qui veulent et ne veulent pas, les lèvres vaincues qui se relâchent, et la bouche amère qui dit non… Tant de faux révoltés, si éloquents dans le monde, qu’il a vus à ses pieds, risibles! Tant de cœurs fiers, où pourrit un secret! Tant de vieux hommes, pareils à d’affreux enfants! Et par-dessus tous, fixant le monde d’un regard froid, les jeunes avares, qui ne pardonnent jamais.
Aujourd’hui comme hier, comme au premier jour de sa vie sacerdotale, les mêmes… Il est au terme de son effort, et l’obstacle manque tout à coup. Ceux qu’il a voulu délivrer, c’étaient ceux-là mêmes qui refusent la liberté comme un fardeau, et l’ennemi qu’il a poursuivi jusqu’au ciel rit au-dessous, insaisissable, invulnérable. Tous l’ont berné. «Nous cherchons la paix», disaient-ils. Non pas la paix, mais un court repos, une halte dans les ténèbres. Aux pieds du solitaire, ils venaient jeter leur écume; et puis ils retournaient à leurs tristes plaisirs, à leur vie sans joie. (Et il se comparait aussi à ces vieilles murailles insultées, où le passant grave une ligne obscène, et qui se détruisent lentement, pleines de secrets dérisoires.)
Ceux qu’il a tant de fois consolés ne le connaîtraient plus. À cette minute, une des plus tragiques de sa vie, il se sent pressé de toutes parts, tout est remis en question. Certaines pensées plus perfides, longtemps repoussées, réapparaissent soudain, et il ne les reconnaît plus. Il trouve à toutes choses un sens, et comme une saveur nouvelle… Pour la première fois, il contemple sans amour, mais avec pitié, le lamentable troupeau humain, né pour paître et mourir. Il goûte l’amer sentiment de sa défaite et de sa grandeur. À la limite de l’angoisse, la volonté intrépide refuse de s’avouer vaincue; elle veut retrouver son équilibre, coûte que coûte…
Il est debout, maintenant; il pose devant lui un regard inflexible… Que de nuits, pareilles à cette nuit, jusqu’à la dernière nuit! Mais toujours, dans la foule, la grâce divine frappera son coup; toujours elle marquera quelqu’un de ces hommes, vers qui monte la justice, à travers le temps, comme un astre. L’astre docile accourt à leur voix.
Il ne regarde plus la petite église, il regarde au-dessus. Il est tout vibrant d’une exaltation sans joie. Il ne souffre presque plus, il est fixé pour toujours. Il ne désire rien; il est vaincu. Par la brèche ouverte, l’orgueil rentre à flots dans son cœur…
– Je me damnais, sans y penser, disait-il plus tard; je me sentais durcir comme une pierre.
Le projet qu’il a tant de fois formé d’aller se cacher pour mourir dans une retraite au bord du monde, Chartreuse ou Trappe, revient se présenter à son esprit mais comme une image nouvelle, avec une crispation du cœur, aiguë et douce, un évanouissement mystérieux. À de telles minutes, jadis, le pasteur n’abandonnait point son troupeau; il rêvait de le porter avec soi, jusqu’au lieu de sa pénitence, pour vivre encore et mériter pour lui. Mais à présent ce souvenir même s’efface, le dernier. L’infatigable ami des âmes ne souhaite plus que le repos, et quelque chose, encore, dont la pensée secrète détend toutes ses fibres, le besoin de mourir, pareil au désir des larmes… Et ce sont, en effet, des larmes qui baignent ses yeux, mais sans décharger son cœur, et dans sa naïveté le vieil homme ne les reconnaît plus, s’étonne et ne peut donner un nom à ce vertige voluptueux. La tentation suprême, où se sont abîmées avant lui tant de ces âmes ardentes, qui traversent d’un coup le plaisir et trouvent le néant, pour l’embrasser d’une définitive étreinte, il y va succomber, sans avoir ouvert les yeux. À la limite de son immense effort, la fatigue, tant de fois vaincue, refoulée, jaillit de lui, comme l’effusion de son propre sang. Nul remords. L’ennemi plein de ruse le roule dans cette lassitude désespérée, comme dans un suaire, avec une adresse infinie, l’affreuse dérision des soins maternels… C’est en vain que le vieil homme accablé dirige, à travers la nuit blanchissante, un regard où s’élève une dernière lueur, et qui ne reflétera pas le jour levant. Il ne voit rien au-dedans de lui, aucune image où fixer la tentation, aucun signe du travail qui le détruit lentement, sous les yeux d’un maître impassible. Ce n’est plus ce cloître qu’il désire, mais quelque chose de plus secret que la solitude, l’évanouissement d’une chute éternelle, dans les ténèbres refermées. À celui qui tint si longtemps sa chair esclave, la volupté découvre à la fin son vrai visage, plein d’un rire immobile. Et ce n’est pas non plus cette image, ni aucune autre, qui troublera les sens du vieux solitaire, mais, dans son cœur candide et têtu, l’autre concupiscence s’éveille, ce délire de la connaissance qui perdit la mère des hommes, droite et pensive, au seuil du Bien et du Mal. Connaître pour détruite, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son désir – ô soleil de Satan! – désir du néant recherché pour lui-même, abominable effusion du cœur! Le saint de Lumbres n’a plus de force que pour appeler ce repos effroyable; la grâce divine met un voile devant ces yeux tout à l’heure pleins encore du mystère divin… Ce regard si clair hésite à présent, ne sait où se poser… Une étrange jeunesse, une avidité naïve, pareille à la première blessure des sens, échauffe le vieux sang, bat dans sa maigre poitrine… Il cherche à tâtons, il caresse la mort, â travers tant de voiles, d’une main qui défaille.
Jusqu’à cette minute solennelle, sa vie a-t-elle eu un sens? Il l’ignore. Il ne voit derrière lui qu’un paysage aride, et ces foules, qu’il a traversées, en les bénissant. Mais quoi! Le troupeau trotte encore sur ses talons, le poursuit, le presse, ne lui laisse aucun repos, insatiable, avec cette grande rumeur anxieuse, et ce piétinement de bêtes blessées… Non! Il ne tournera pas la tête, il ne veut pas. Ils font poussé jusque-là, jusqu’au bord, et au-delà… ô miracle! il y a le silence, le vrai silence, l’incomparable silence, son repos.
– Mourir, dit-il à voix basse, mourir… Il épelle le mot, pour s’en pénétrer, pour le digérer dans son cœur… C’est vrai qu’il le sent maintenant au fond de lui, dans ses veines, ce mot, poison subtil… Il insiste, il redouble, avec une fièvre grandissante; il voudrait le vider d’un coup, hâter sa fin. Dans son impatience, il y a ce besoin du pécheur d’enfoncer dans son crime, toujours plus avant, pour s’y cacher à son juge; il est â cette minute où Satan pèse de tout son poids, où s’appliquent au même point, d’une seule pesée, toutes les puissances d’en bas.
Et c’est en haut qu’il lève pourtant son regard, vers le carré de ciel grisâtre, où la nuit se dissipe en fumées. Jamais il n’a prié avec cette volonté dure, d’un tel accent. Jamais sa voix ne parut plus forte entre ses lèvres, murmure au-dehors, mais qui au-dedans retentit, pareille à un grondement prisonnier dans un bloc d’airain… Jamais l’humble thaumaturge, dont on raconte tant de choses, ne se sentit plus près du miracle, face à face. Il semble que sa volonté se détend pour la première fois, irrésistible, et qu’une seule parole, articulée dans le silence, va le détruire à jamais… Oui, rien ne le sépare du repos qu’un dernier mouvement de sa volonté souveraine… Il n’ose plus regarder l’église ni, dans la brume de l’aube, les maisons de son petit troupeau; une honte le retient, qu’il a hâte de dissiper par un acte irréparable… À quoi bon s’embarrasser d’autres soins superflus? Il baisse les yeux vers la terre, son refuge.
C’est alors que par deux fois la porte basse, qui donne sur la route de Chavranches, claqua. Dans la courette, le poulailler tout entier battit des ailes. Le chien Jacquot secoua sa chaîne, et tous ces bruits ne firent qu’une seule note claire, dans le clair matin.
Les socques de la vieille Marthe claquaient déjà sur les marches – clic, clac, – et plus sourds, dans l’herbe humide – floc, floc. Puis la serrure grinça.
À ce moment le saint de Lumbres s’éveilla. Il n’y a de silence absolu que de l’autre côté de la vie; par la plus mince fissure, le réel glisse et rejaillit, reprend son niveau. Un signe nous rappelle, un mot tout bas murmuré ressuscite un monde aboli, et tel parfum jadis respiré est plus tenace que la mort… Les yeux du bonhomme se tournèrent d’instinct vers le pauvre oignon d’argent, souvenir du grand séminaire, attaché au mur: «À cette heure du matin, se dit-il, assurément c’est un malade.» Un malade, un de ses enfants! De son regard si bref et si aigu, il revit le village épars et les fumées dans les arbres. Toute la petite paroisse, et tant d’âmes à travers le monde, dont il était la force et la joie, l’appellent, le nomment… Il écoute; il a déjà répondu; il est prêt.
Qu’est-ce qui l’attend, au bas de l’escalier – son perchoir – comme il aime à dire? Quelles paroles? Quel visage? Et, tout à l’heure encore, quel nouveau combat? Car il emporte en lui cette chose qu’il ne peut nommer, accroupie dans son cœur, si large et pesante, son angoisse, Satan. Il n’a pas recouvré la paix, il le sait. Avec lui respire un autre être. Parce que la tentation est comme la naissance d’un autre homme dans l’homme, et son affreux élargissement. Il traîne au-dedans ce fardeau: il n’ose le jeter, où le jetterait-il? Dans un autre cœur.
Mais le saint est toujours seul, au pied de la croix. Nul autre ami.
– Monsieur le curé, s’écrie la vieille Marthe, monsieur le curé!
Il a descendu les marches sans y penser, et il poursuit son rêve à travers la cuisine, vers le jardin, les yeux mi-clos… La bonne femme le tire par la manche.
– Dans la salle, monsieur le curé, dans la salle…
Et elle hausse un peu les épaules, avec un sourire de pitié.
Cette salle est une belle pièce, une très belle pièce, bien cirée. On y voit sis chaises de paille, deux bécassines empaillées sur la cheminée de marbre gris, à côté d’un gros coquillage, et une monumentale statue de Notre-Dame de Lourdes, en plâtre blanc, d’un terrible blanc bleuté (sœur Saint-Mémorin l’a rapportée de Conflans-sur-Somme, aux dernières vacances de Pâques). Il y a aussi une Mise au tombeau, dans un cadre de chêne, toute piquée de moisissure. Et encore, sur le papier aux ramages pâlis (un vrai papier d’auberge), près de l’unique fenêtre, une grande croix de bois noir sans Christ, toute nue.
(Et c’est elle que M. le curé a vue premièrement, et il a aussitôt détourné les yeux…)
– Monsieur le curé, dit Marthe, voilà not’ Maître du Plouy, rapport â son garçon malade…
Le Maître du Plouy s’est levé, a toussé un bon coup, et craché dans les cendres. Devant lui, la tasse à café, vide, fume encore.
– Lequel? demande étourdiment le vieux prêtre.
… Et il s’arrête aussitôt, rougit sous le regard de Marthe, et balbutie… Chacun sait, mon Dieu! que le Maître du Plouy n’a qu’un garçon! Mais le voyageur ne s’étonne pas, et rectifie paisiblement:
– C’est Tiennot, not’ gars. Ça l’a pris, retour des vêpres, comme on dirait une indigestion. Et puis des maux de tête à crier grâce. Alors, au petit matin, voilà qu’il dit à sa mère: «Mé, je peux plus remuer.» C’était vrai. Ni bras ni jambes, rien. Une paralysie. Et des yeux tout retournés. M. Gambillet me dit: «Mon pauvre Arsène! c’est la fin.» Une méningite, qu’il a dit. Alors la mère a entendu; vous savez ce que c’est? On ne peut pas lui faire entendre raison. «Va-t’en chercher le curé de Lumbres», qu’elle criait… Alors j’ai attelé le cheval, et me voici.
Il regarde le saint de Lumbres d’un bon regard où luit tout de même, à travers les larmes, un peu d’ironie. D’homme à homme, on sait ce que c’est qu’une idée de femme. (Et puis ce saint dont on raconte tant d’histoires, et qui ne connaît pas encore le petit gars du Plouy, ce saint auquel on en remontre!)
– Mon ami… mon bon ami… bredouille l’abbé, je veux bien… c’est-à-dire… je voudrais… je crains vraiment… Voyons, Voyons! Luzarnes n’est pas ma paroisse, et M. le curé de Luzarnes… Je suis très touché du souvenir de Mme Havret – pauvre femme! – mais je dois… je devrais…
Il craint surtout d’humilier un confrère susceptible. Et puis il est si bas, aujourd’hui, vraiment!
Mais le Maître du Plouy n’a qu’une parole. Il a déjà roulé son cache-nez, fermé son manteau de drap. Et Marthe met entre les mains de son maître, avec autorité, un vieux chapeau verdi… Il faut partir… Il est parti.
M. le curé de Luzarnes est un homme simple. Il vit de peu; d’un petit nombre de sentiments simples, que sa prudence n’exprime pas. Il est jeune encore, passé cinquante ans, et il le sera toujours; il n’a pas d’âge. Sa conscience est nette comme le feuillet d’un grand livre, sans ratures et sans pâtés. Son passé n’est pas vide; il y retrouve quelques joies, il les compte, il s’étonne qu’elles soient si bien mortes, en si bel ordre, à leur place, alignées comme des chiffres. Étaient-elles des joies vraiment? Ont-elles jamais respiré? Ont-elles jamais battu?…
C’est un bon prêtre, assidu, ponctuel, qui n’aime pas qu’on trouble sa vie, fidèle à sa classe, à son temps, aux idées de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, né fonctionnaire et moraliste, et qui prédit l’extinction du paupérisme – comme ils disent – par la disparition de l’alcool et des maladies vénériennes, bref l’avènement d’une jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, à la conquête du royaume de Dieu.
– Notre saint de Lumbres, dit-il parfois avec un fin sourire. Mais, dans le feu de la discussion, il dit aussi: «Votre Saint!» d’une autre voix. Car, s’il reproche volontiers au gouvernement diocésain son formalisme et son scrupule, il n’en déplore pas moins le désordre causé dans une juridiction paisible par un de ces hommes miraculeux qui bouleversent tous les calculs. «Monseigneur ne montrera jamais, en telle matière, trop de prudence et de discernement», conclut-il, prudent comme un chanoine, et déjà hérissé de textes… Seigneur! Un saint ne va pas sans beaucoup de dégâts, mais on doit faire la part du feu.
Chaque tour de roue rapproche le curé de Lumbres de ce censeur impitoyable. Au travers du brouillard, il voit déjà ses yeux gris, si vifs, narquois, jamais en repos, où danse une petite flamme, toute grêle. À six kilomètres de sa pauvre paroisse, au chevet d’un enfant riche à l’agonie, amené là comme un thaumaturge, quelle ridicule affaire! Quel scandale! Il reçoit par avance, en pleine poitrine, la phrase de bienvenue, pleine de malice… Que lui veut-on! Espèrent-ils un miracle de cette vieille main fripée qui tremble à chaque cahot, sur le drap de sa soutane, gris d’usure?…
Il regarde cette main paysanne, jamais nette, avec un effroi d’écolier. Ah! qu’est-il, au milieu d’eux tous, qu’un paysan pauvre et têtu, fidèle au labeur quotidien pas à pas dans le grand champ vide? Chaque jour lui présente une nouvelle tâche, comme un coin de terre à retourner, où enfoncer ses gros souliers. Il va, il va, sans tourner la tête, jetant à droite et à gauche une parole sans art, et bénissant du signe de la croix, infatigable. (Ainsi, dans le brouillard d’automne, les ancêtres jetaient l’orge et le blé.) Pourquoi viennent-ils de si loin, hommes et femmes, qui ne savent que son nom, et des récits légendaires? À lui, plutôt qu’à d’autres, si bien parlants, curés de villes ou de gros villages, et qui connaissent leur monde? Bien des fois, à la chute du jour, oppressé de fatigue, il a retourné cette idée dans sa tête, jusqu’à l’obsession. Et puis, fermant les yeux, il finissait par s’endormir dans la pensée des incompréhensibles dons de Dieu, et de l’étrangeté de ses voies… Mais aujourd’hui! D’où vient que le sentiment de son impuissance à faire le bien l’humilie sans lui rendre la paix? Est-elle donc si rude à ses lèvres, la parole du renoncement fidèle? Ô l’étrange détour du cœur! Tantôt il rêvait d’échapper aux hommes, au monde, à l’universel péché; le souvenir de son grand effort inutile, de la majesté de sa vie, de son extraordinaire solitude allait jeter sur sa mort une dernière joie, pleine d’amertume – et voilà qu’il doute à présent de cet effort même, et que Satan le tire plus bas… L’homme de sacrifice, lui? La victime désignée, marquée?… Non pas! Mais un maniaque ignorant exalté par le jeûne et l’oraison, un saint villageois, fait pour l’émerveillement des oisifs et des blasés… «C’est ainsi, c’est ainsi!…» murmurait-il entre ses lèvres, à chaque cahot, les yeux vagues… Cependant la haie filait à droite et à gauche; la carriole courait comme un rêve, mais la terrible angoisse courait devant, et l’attendait à chaque borne.
Car cet homme étrange, où tant d’autres se déposèrent comme un fardeau, eut le génie de la consolation et ne fut jamais consolé. On sait qu’il s’en ouvrit parfois, aux rares moments où il se déchargeait de sa peine, et pleurait dans les bras du P. Battelier, invoquant la pitié divine, avec des plaintes naïves, dans un langage d’enfant. Au fond du pauvre confessionnal de Lumbres, qui sent les ténèbres et la moisissure, ses fils à genoux n’entendaient que la voix souveraine, au-dessus de l’éloquence, qui crevait les cœurs les plus durs, impérieuse, suppliante, et dans sa douceur même, inflexible. De l’ombre sacrée où remuaient les lèvres invisibles, la parole de paix allait s’élargissant jusqu’au ciel et traînait le pécheur hors de soi, délié, libre. Parole simple, reçue dans le cœur, claire, nerveuse, elliptique à travers l’essentiel, puis pressante, irrésistible, faite pour exprimer tout le sens d’un commandement surhumain, où ceux qui l’aimaient mieux reconnurent plus d’une fois l’accent et comme l’écho de la plus violente des âmes. Hélas! tandis qu’il se prodiguait ainsi au-dehors, le dispensateur de la paix ne trouvait en lui-même que désordre, cohue, la galopade des images emportées, un sabbat plein de grimaces et de cris… Suivi d’un affreux silence.
Plusieurs ne comprirent jamais par quel miracle le même que des milliers d’hommes choisirent pour arbitre aux plus redoutables conflits du devoir se montra toujours, dans sa propre querelle, inégal, presque timide. «On s’amuse de moi, disait-il, on se sert de moi comme d’un jouet.» C’est ainsi qu’il donnait à pleines mains cette paix dont il était vide.
Nous voilà, dit le Maître du Plouy, en tendant son fouet vers une fumée, à travers les arbres.
Un petit bonhomme, culotté de bleu horizon, poussa la barrière et prit les rênes. À l’entrée de la cour, maître Havret mit pied à terre. Son compagnon le suivit jusqu’à la maison.
M. le curé de Luzarnes les accueillit sur le seuil, haute silhouette noire.
– Mon cher confrère, dit-il, vous êtes attendu ici comme un grand seigneur de jadis, en détresse, attendait M. Saint-Vincent…
Il souriait encore, jovial, mais avec une espèce de discrétion professionnelle, à deux pas du petit moribond. En même temps, il corrigeait la plaisanterie d’une vigoureuse poignée de main, à la campagnarde.
… Mais déjà le curé de Lumbres l’entraînait au-dehors, à quelques pas, au milieu des poules effarouchées.
– Je suis honteux, mon ami, véritablement honteux, dit-il de sa voix la plus douce, je vous prie d’excuser… l’ignorance de cette pauvre dame… Je vous prie aussi… de me pardonner… Nous parlerons de ça plus tard, conclut-il sur un autre ton, et vous verrez que je suis… le plus coupable des deux…
M. le curé de Luzarnes sentait sur son bras l’étreinte des doigts nerveux, un peu tremblants. Jusque dans l’humiliation volontaire de cet homme surnaturel, le don qu’il avait reçu rejaillissait au-dehors, et il agissait encore en maître.
– Mon bon confrère, répondit l’ancien professeur de chimie, déjà moins jovial, ne vous accusez pas devant moi… Je passe, à tort ou à raison, pour un esprit fort, et même, auprès de quelques-uns, pour un mauvais esprit… Formation scientifique, vous savez, voilà tout… des nuances, un vocabulaire un peu différent… Niais je n’en ai pas moins… la plus grande estime pour votre caractère…
Il parlait, les yeux baissés, avec un embarras grandissant. Il se sentait ridicule, odieux peut-être. Enfin, il se tut. Mais, avant de relever le front, il vit, comme en lui-même, comme au plus profond miroir, le regard posé sur le sien, et il dut le chercher malgré lui, il dut se livrer tout entier… Une seconde, il se sentit nu, devant son juge plein de pardon.
Il ne voyait que le regard, dans la face tremblante, détendue, livide. Ce regard qui l’appelait de si loin, suppliant, désespéré. Plus fort que deux bras tendus, plus pitoyable qu’un cri, muet, noir, irrésistible… «Que me veut-il?… se demandait le bonhomme, avec une espèce d’horreur sacrée… Je croyais le voir dans l’étang de feu!» expliqua-t-il plus tard. Une inexplicable pitié lui crevait dans le cœur. Un moment, sur son bras, il sentit la vieille main trembler plus fort. Priez pour moi… murmura le saint de Lumbres à son oreille.
Mais, resserrant son étreinte, puis s’écartant d’un geste brusque, il ajouta, d’une autre voix, rude, d’un homme qui défend sa vie:
– Ne me tentez pas!…
Et ils rentrèrent dans la maison, côte à côte sans plus rien dire. Ne me tentez, pas!»
Il n’avait jeté que ce cri. Il aurait voulu expliquer… s’excuser…, déjà rouge de honte à la pensée qu’il entrait dans cette maison en dispensateur des biens de la vie, désespérant de se retirer de là sans faute grave, et sans scandaliser le prochain… Et puis, soudain, dans un éclair, les forces qui l’avaient assailli, tout au long de la nuit douloureuse, étaient suscitées de nouveau, et la parole qu’il allait dire, sa propre et secrète pensée, se dissipa d’un coup dans l’unique réalité de l’angoisse. Si bas que l’eût traîné jamais l’ingénieux ennemi, tout lien n’était pas rompu, ni tout écho du dehors étouffé… Mais cette fois, la forte main l’avait arraché tout vif, déraciné… «Sauve-toi toi-même, c’est l’heure!…» disait aussi la voix jamais entendue, tonnante. «Finies la lutte vaine et la monotone victoire! Quarante ans de travail et de petit profit, quarante ans d’un débat fastidieux, quarante ans dans l’étable, à plat sur la bête humaine, au niveau de son cœur pourri, quarante ans gravis, surmontés!… Hâte-toi!… Voilà ton premier pas, ton unique pas hors du monde!…»
Et cette voix disait mille choses encore, et n’en disait qu’une, mille choses en une seule, et cette seule parole brève comme un regard, infinie… Le passé s’arrachait de lui, tombait en lambeaux. À travers la mouvante angoisse passait tout à coup, comme un éclair, l’éblouissement d’une joie terrible, un éclat de rire intérieur à faire éclater toute armure… Il se voyait petit prêtre, dans le préau du séminaire, un jour de pluie… Dans la haute salle aux décors de damas cerise, devant Sa Grandeur en camail et en rochet… Les premiers jours à Lumbres, le presbytère en ruines, la muraille nue, le vent d’hiver dans le petit jardin… Et puis… Et puis… le travail immense, et maintenant cette foule impitoyable, pressée nuit et jour autour du confessionnal de l’homme de Dieu comme d’un autre curé d’Ars, la séparation volontaire de tout secours humain; oui, l’homme de Dieu disputé comme une proie. Nul repos, nulle paix que celle achetée par le jeûne et les verges, dans un corps enfin terrassé; les scrupules renaissants, l’angoisse de toucher sans cesse les plaies les plus obscènes du cœur humain, le désespoir de tant d’âmes damnées, l’impuissance à les secourir et à les étreindre à travers l’abîme de chair, l’obsession du temps perdu, l’énormité du labeur… Que de fois, et cette nuit même, il a supporté l’assaut de telles images!… Mais à cette heure une attente… une grande et merveilleuse attente l’éclaire au-dedans, finit de consumer l’homme intérieur. Il est déjà l’homme des temps nouveaux, un nouveau convive… Comme ce monde est déjà loin derrière lui! Loin derrière, son troupeau rétif! Il ne retrouve plus, il ne retrouvera plus jamais ce sentiment si vif de l’universel péché. Il n’est plus sensible qu’à l’énorme mystification du vice, à son grossier et puéril mensonge. Pauvre cœur humain, à peine ébauché! Pauvre cervelle aride! Peuple d’en bas, qui remues dans ta vase, inachevé!… Il ne lui appartient plus, il ne le connaît plus, il est prêt à le renier sans haine. Il remonte au jour, pareil à un plongeur, tout son poids jeté vers les bras tendus, et qui dans l’eau noire et vibrante ouvre déjà les yeux à la lumière d’en haut.
– Tu t’es fait libre, disait l’autre (un autre si semblable à lui-même)… Ta vie passée, ton inutile mais touchant labeur, ton jeûne, ta discipline, ta fidélité un peu naïve et grossière, l’humiliation au-dehors et au-dedans, l’enthousiasme des uns, l’injuste défiance des autres, telle parole pleine de poison. Ah! tout n’est qu’un rêve, et l’ombre d’un rêve! Tout n’était qu’un rêve, hors ta lente ascension vers le monde réel, ta naissance, ton élargissement. Hausse-toi jusqu’à ma bouche, entends le mot où tient toute science.
Et il prête l’oreille, il attend. Il est là même où le voulut mener le vieil ennemi, qui n’a qu’une ruse. Avili, foulé, répandu à terre comme une lie, écrasé d’un poids immense, brûlé de tous les feux invisibles, repris à la pointe du glaive, encore percé, tronçonné, son dernier grincement couvert par le cri terrible des anges, ce vieux rebelle, à qui Dieu n’a laissé pour défense qu’un unique et monotone mensonge… Hélas! le même mensonge aux coins d’une bouche avare, ou, dans la gorge avide et mourante où râle le plaisir féroce, le même: «Tu sauras… Tu vas savoir… Voici la première lettre au mot mystérieux… Entre ici… entre en moi… fouille la plaie vive… bois et mange… rassasie-toi!»
Car, après tant de siècles, c’est encore vous qu’il attendait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de baume, luisant d’huile, riant de toutes ses dents neuves, offrant à votre curiosité cruelle son corps tari, tout son mensonge, où votre bouche aride ne sucera pas une goutte de sang!
… Je le vis, ou plutôt nous le vîmes, écrivait beaucoup plus tard à M. le chanoine Cibot le curé de Luzarnes, ancien professeur au petit séminaire de Cambrai. Je le vis au milieu de nous, les yeux mi-clos, et pendant plusieurs minutes nous le regardâmes, sans vouloir rompre le silence. L’expression naturelle de son visage était une bonté pleine d’onction, à laquelle plusieurs personnes prudentes trouvaient déjà le caractère d’une certaine simplicité. Mais sa figure osseuse nous parut à tous, en cet instant, comme pétrifiée par un sentiment d’une extrême violence; il avait l’air d’un homme qui donne tout son effort pour franchir un pas difficile. le remarquai que sa taille s’était incroyablement redressée et qu’elle donnait, dans la vieillesse, l’impression d’une vigueur peu commune, et même de brutalité. Bien que mon esprit, formé jadis à la sévère méthode des sciences exactes, soit ordinairement peu sensible aux entraînements de l’imagination, je fus tellement frappé du spectacle de ce grand corps immobile, et comme foudroyé, dans le paisible décor d’un intérieur campagnard, que je doutai un moment du témoignage de mes sens, et quand je vis mon respectable ami s’agiter et parler de nouveau, j’en fus surpris comme d’un événement inattendu. Il semblait d’ailleurs sortir d’un rêve. Je vous ai dit plus haut, mon très honoré collègue, que je m’étais porté à la rencontre de notre cher curé de Lumbres, et que je l’avais rejoint au bord de la route, à quelque distance de la maison. Certaines phrases, dont le sens précis m’échappa peut-être, avaient ajouté à mon inquiétude. J’essayais de répondre ce qu’une prudente amitié m’inspirait lorsque, me serrant le bras avec violence et plongeant son regard dans le mien: «Ne me tentez plus!» dit-il… Notre premier entretien finit là, nos pas nous ayant déjà portés jusqu’au seuil de la maison Havret. J’eus à cette minute le pressentiment d’un malheur… Il n’était que trop vrai. L’enfant, dont l’état était d’ailleurs désespéré, s’était éteint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constaté le décès, sans erreur possible. «Il est mort», nous dit cette personne à voix basse. (Mais je ne sais si M. le curé de Lumbres l’entendit.) Il avait passé le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne éclairée peut, en y déplorant toutefois une certaine exagération, due surtout â l’ignorance, honorer la sincère piété, la malheureuse mère vint littéralement se jeter aux pieds de mon vénérable confrère, et, dans l’emportement de son désespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon cœur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curé de Lumbres s’arrêta net. C’est alors que nous le vîmes, pendant quelques longues minutes, immobile, au milieu de la pièce, comme une statue, et tel enfin que je vous le dépeignais tout à l’heure.
Puis, faisant sur la tête de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard: «Sortons!» dit-il. Hélas! mon cher et honoré collègue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne m’eût retenu de le suivre, et que, dans l’excès de son affliction, la mère infortunée nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-être, Mme Lambelin avait gardé son sang-froid. Il y a certes beaucoup à reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, j’étais, pendant cette effroyable matinée, comme un jouet entre les mains d’un malheureux homme qu’un conseil salutaire, appuyé sur l’expérience et le savoir, aurait pu préserver d’un affreux malheur… Dieu seul pourrait dire si je fus l’instrument de sa colère ou de sa miséricorde. Mais les tristes événements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la première hypothèse.
Le distingué chanoine prébendé, mort depuis, semble revivre à chaque ligne de cette lettre véritablement unique, judicieuses et discrètes formules, enfilées comme des marrons d’Inde, où les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais qu’enveloppe la magie d’un rêve. Seul rêve d’une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et s’y brisa, seul doute et seul enchantement! Peu de mois avant sa mort, l’innocente victime écrivait à l’un de ses familiers:
Forcé d’interrompre un travail qui était ma seule distraction, je ne puis détourner ma pensée de certains souvenirs, et parmi ceux-là du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curé de Lumbres. J’y reviens sans cesse. J’y vois un de ces événements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santé subit le contre-coup de cette idée fixe, et j’y vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte totale de l’appétit.
Ces dernières lignes réjouiront n’importe lequel de ces détrousseurs de documents humains, que nous laissons aujourd’hui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, à les lire, sans curiosité vile, en laissant retentir en soi-même l’écho de cette plainte naïve, on comprendra mieux ce qu’il y a de détresse sincère dans cet aveu d’impuissance, écrit d’un style aussi soutenu. Le suprême effort de certains hommes simples, nés pour un labeur paisible, et qu’une merveilleuse rencontre a jetés au cœur des choses, dans un seul éclair vite éteint, – lorsqu’on les voit s’appliquer, jusqu’à la dernière minute de leur incompréhensible vie, à rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappés dans le dos, – est un spectacle si tragique et d’une amertume si profonde et si secrète qu’on ne saurait rien y comparer que la mort d’un petit enfant. C’est en vain qu’ils retournent pas à pas, de souvenir en souvenir, qu’ils épellent leur vie, lettre à lettre. Le compte y est, et pourtant l’histoire n’a plus de sens. Ils sont devenus comme étrangers à leur propre aventure; ils ne s’y reconnaissent plus. Le tragique les a traversés de part en part, pour en tuer un autre à côté. Comment resteraient-ils insensibles à cette injustice du sort, à la malfaisance et à la stupidité du hasard? Leur plus grand effort n’ira pas plus avant que le frisson de la bête innocente et désarmée; ils subissent en mourant un destin qu’ils n’égalent pas. Car si loin qu’un esprit vulgaire puisse atteindre, et quand même on imaginerait qu’au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touché le réel, il faut qu’il n’ait point dérobé la part des forts, et qui est moins la connaissance du réel que le sentiment de notre impuissance à le saisir et à le retenir tout entier, la féroce ironie du vrai.
Quel autre mieux que ce prêtre si distingué eût été capable de nous tracer le dernier chapitre d’une telle vie, consommée dans la solitude et le silence, à jamais scellée? Malheureusement, l’ancien curé de Luzarnes n’a laissé que quelques lettres incomplètes dont nous avons cité les passages essentiels. Le reste a été soigneusement détruit après la clôture de l’enquête ordonnée par l’autorité épiscopale, et dont les résultats furent provisoirement tenus secrets.
– Sortons, avait dit le curé de Lumbres.
L’autre l’avait suivi, non pas fasciné, comme il l’a cru depuis de bonne foi, mais par simple curiosité, pour voir. L’ancien professeur connaissait peu de choses du vieux prêtre, devenu tout à coup gardien d’un immense troupeau sans cesse accru. Par quel prodige ce bonhomme aux souliers crottés, toujours seul dans les chemins, et passant vite, avec son sourire triste, avait-il rassemblé autour de son confessionnal un véritable peuple, son peuple? M. le curé de Luzarnes, nouveau venu dans le diocèse, partageait «jusqu’à un certain point» la méfiance de quelques-uns de ses confrères. «Je me réserve», disait-il ingénument. Et voilà qu’aujourd’hui, par hasard (un autre mot qu’il aimait), d’un premier pas il entrait dans la confidence de ce singulier esprit.
Ils sortirent dans le petit jardin, clos de murs, derrière la maison. Le beau soleil filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le vent d’ouest, filaient comme des flèches. Car la brise s’était levée avec le jour.
Tout à coup le curé de Lumbres s’arrêta et fit un pas vers son compagnon. En pleine lumière, son vieux visage apparut, marqué de la flétrissure de l’insomnie, aussi reconnaissable que le masque d’un agonisant. Une minute, la pauvre bouche se détendit, trembla; puis, au regard curieux qui l’observait, l’autre regard, vaincu, livra son secret, se livra… Le bonhomme pleurait.
Déjà le futur chanoine s’apitoyait, dressait en l’air sa petite main blonde.
– En vérité, mon cher confrère…
Il dit beaucoup de choses, en hâte, au hasard, comme il convient dans un cas si grave, se raffermissant à mesure au son de sa propre voix. Il regardait en parlant, pour être plus sûr de le convaincre, le prêtre tout chancelant que son infaillible éloquence allait tout à l’heure redresser. «Cette crise d’exaltation, mon pieux ami, n’est qu’une épreuve passagère, et un avertissement de la Providence qui n’approuve peut-être pas toujours les excès de votre zèle, ces rigueurs de pénitence, ces jeûnes, ces veilles…»
Il allait, il allait, pressé de conclure, donnant à pleines mains son emplâtre et ses baumes, quand une voix, d’un accent si singulier, ah! certes une voix si singulière, si peu attendue, d’un homme qui n’avait point écouté, qui n’écouterait plus, dont la seule plainte restituait au néant l’éloquence déçue.
– Mon ami, mon ami, je n’en puis plus. Je suis à bout.
Une autre parole trembla sur ses lèvres, qu’il n’acheva pas. Mais le vigilant confrère, un moment déconcerté:
– Ce désespoir…, commença-t-il.
Le curé de Lumbres posait déjà sur la sienne une main impérieuse, fébrile. Écartons-nous un peu, dit-il, je vous en prie, jusque-là.
Ils s’arrêtèrent au pied d’un mur tout croulant. Quelle joyeuse vie bourdonnait autour!
– Je suis à bout, reprit la voix lamentable. Ah! par pitié, mon ami, à présent mon unique ami, que votre charité ne vous égare pas. Soyez dur! Je ne suis qu’un prêtre indigne, un pauvre prêtre, une âme aride, un aveugle, un misérable aveugle…
– Non pas… non pas…, rectifia poliment le futur chanoine, non pas vous, mais peut-être quelques esprits téméraires qui abusant de votre cré… de votre bonne foi… Il est si aisé de croire à tout le bien qu’on dit de nous!
Il sourit, écartant de sa main une guêpe importune (la guêpe, et cette bouche émerveillée, pleine de discours, deux bêtes bourdonnantes)… Mais, péremptoire:
– Je vous écoute, dit-il.
Le curé de Lumbres glisse à ses pieds, tombe à genoux.
– Dieu me remet entre vos mains, fait-il, me donne à vous!
– Quel enfantillage! s’écrie le futur chanoine. Relevez-vous, mon ami. Votre imagination enfle démesurément une simple impression de fatigue, de surmenage. Oh! je ne suis qu’un homme ordinaire, mais une certaine expérience…, conclut-il avec un sourire.
Le curé de Lumbres répond à ce sourire par un autre sourire navré. Qu’importe! il ne veut voir en celui-là qu’un ami, avant le suprême détour, non choisi, mais reçu, visiblement reçu de Dieu, son dernier ami. Ah! certes, il n’espère plus retourner en arrière, retrouver la paix, revivre. Il est déjà trop loin sur la route maudite. Il ira, il ira, jusqu’à bout de souffle, avec ce seul compagnon.
– Hélas! s’écrie-t-il, tel j’étais au grand séminaire, tel je suis resté, une tête dure, un cœur sec, sans aucun élan, pour tout dire: un homme vil dont la Providence s’est servie. Le bruit fait autour de moi, l’obstination à me poursuivre, l’amitié de tant de pécheurs, autant de signes et d’épreuves dont je n’entendais ni le sens ni le but. Un saint mûrit dans le silence, et le silence m’était refusé. Tout à l’heure encore j’aurais dû me taire… Je n’aurais pas à présent à vous faire un aveu… (Oui… mon cœur saignait de quitter en un pareil moment cette pauvre femme à genoux – si durement – oui, durement frappée…) Ce n’était pas sans raison… pas sans raison… Car… Mon ami, alors que j’étais déjà sur le seuil de la porte… une pensée… une telle pensée m’est venue…
– Laquelle? demanda M. le curé de Luzarnes.
D’un geste involontaire, il s’est penché vers lui, jusqu’à sa bouche d’où ne sort maintenant qu’un murmure confus… Puis, il se relève, atterré…
– Oh! mon ami… s’écrie-t-il… ô mon ami!
Il lève les bras au ciel, et les croise sur sa poitrine, laissant retomber ses larges épaules, avec accablement. Le vieux prêtre est toujours à genoux, tête basse. On ne voit que sa nuque grise courbée par la honte.
– Ainsi, épelle M. le curé de Luzarnes, cette pensée vous est venue, tout à coup, pour la première fois?
– Pour la première fois.
– Et jamais avant?…
– Mon Dieu! s’écrie le curé de Lumbres, jamais avant! Je ne suis qu’un malheureux. Depuis des années, je ne sais plus ce que c’est qu’une heure de paix. Comment pouvez-vous croire… Quoi! jusque sous les pieds de Satan! Un miracle, moi!… Mon ami, en vérité, je n’ai peut-être pas fait, dans toute ma vie, un seul acte d’amour divin, même imparfait, même incomplet… Non! il a fallu l’affreux travail de cette dernière nuit… Mot à mot, je ne m’appartiens plus… J’étais dans les convulsions du désespoir… Et c’est alors… alors, comme par dérision… que cette pensée m’est venue…
– Il fallait l’écarter, dit l’autre.
– Comprenez-moi, reprit le bonhomme, humblement… Je dis: Cette pensée m’est venue. C’est mal dit. Non pas une pensée, mais une certitude… (Ah! les mots me manquent; ils m’ont toujours manqué, s’écrie-t-il avec une impatience naïve…) Je dois aller jusqu’au bout, mon bien-aimé frère, jusqu’à ce dernier aveu… Même à genoux devant vous, plongé dans l’angoisse, doutant même de mon salut… je crois… j e dois croire… invinciblement… que cette certitude venait de Dieu.
– Avez-vous eu – comment dirais-je? – un signe matériel…
– Quel signe? fait le curé de Lumbres, candide.
– Mais que sais-je?… Avez-vous vu ou entendu?…
– Rien… Seulement cette voix intérieure. Si un ordre m’eût été donné, aussi net, j’aurais obéi sur-le-champ. Mais c’était moins un ordre que la simple assurance, la certitude que cela serait… si je voulais. Dieu m’est témoin que l’aveu que je vous fais m’arrache le cœur, je devrais en mourir de honte… Je savais… Je sais… toujours… je suis sûr… qu’un mot de moi eût… mon Dieu!… eût ressuscité… oui! ressusciterait ce petit mort!
– Regardez-moi, dit le curé de Luzarnes, après un long silence, avec autorité. Il le relevait des deux mains. Quand il le vit debout, près de lui, les genoux crottés, la tête basse, il l’aima…
– Regardez-moi, dit-il encore… Répondez-moi franchement. Qui vous a retenu d’éprouver… d’éprouver votre pouvoir, à l’instant même?
– Je ne sais pas, fit le vieux prêtre… C’était une terrible chose… Lorsque l’instrument est trop vil, Dieu le jette, après s’en être servi.
– Mais votre… conviction reste intacte?
– Oui, dit encore le curé de Lumbres.
– Et présentement, que décidez-vous?
– D’obéir, répondit cet homme étrange. Le futur chanoine retira vivement son binocle, et le brandit.
– Je ne vous conseillerai rien que de simple, dit-il. Premièrement, vous allez rentrer derrière moi, vous vous excuserez de votre mieux. (Votre départ si brusque a dû paraître bien extraordinaire, peu délicat.) Tandis que je remplirai ce devoir de politesse, vous irez – entendez-moi bien – vous irez dans la chambre mortuaire faire vos dévotions – de votre mieux – comme il vous plaira… Je ne voudrais laisser aucun doute dans votre esprit, déjà si bouleversé… Je prends tout sur moi, conclut-il après une imperceptible hésitation, mais par un geste tranchant, décisif.
(C’est ainsi qu’il dérobait à ses propres yeux la faiblesse d’un mouvement de curiosité à peine consciente, inavouée. Car parfois le plus vulgaire des hommes, égaré dans une salle de jeu, est pris au rythme de tous ces cœurs rapides, jette un louis sur le tableau, et découvre un peu de soi-même.)
Puis, ramenant son binocle à la hauteur des yeux:
– Après quoi, mon ami, vous irez sagement prendre un peu de repos.
– J’essaierai, dit humblement le vieux prêtre.
– Cela dépend de vous. L’acte du repos, affirment les spécialistes, est un acte volontaire. Chez beaucoup de malades, l’insomnie même n’est qu’une des mille formes de l’aboulie. Croyez-en un homme à qui ces questions sont familières. Une crise morale telle que celle-ci n’est sans doute que la réaction naturelle d’un organisme surmené. Entre nous, mon cher confrère, parlons net. Neuf fois sur dix, la paix que vous allez chercher si loin est à votre portée; une bonne hygiène vous la rendra. Certes, dans la bouche d’un prêtre, ces vérités sont parfois dangereuses, ou d’un maniement délicat. Mais d’un esprit supérieur, comme est le vôtre, je n’ai pas à craindre une de ces interprétations excessives…, que certaines âmes scrupuleuses…
– Vous me croyez fou, dit le curé de Lumbres, avec douceur.
Il levait sur lui son regard, tout à l’heure baissé, plein d’une tendresse mystérieuse. Puis il reprit:
– Hélas! il y a peu de temps, je l’eusse encore souhaité. À certaines heures, voir est à soi seul une épreuve si dure, qu’on voudrait que Dieu brisât le miroir. On le briserait, mon ami… Car il est dur de rester debout au pied de la Croix, mais plus dur encore de la regarder fixement… Quel spectacle, mon ami, que celui de l’innocence à l’agonie! Mais, après tout, cette mort n’est rien…, on pourrait peut-être la donner d’un coup, l’achever, remplir de terre la bouche ineffable, étouffer son cri… Non! La main qui le serre est plus savante et plus forte; le regard qui se rassasie de lui n’est pas un regard humain. À la haine effroyable qui couve le juste expirant, tout est donné, tout est livré. La chair divine n’est pas seulement déchirée, elle est forcée, profanée, par un sacrilège absolu, jusque dans la majesté de l’agonie… La dérision de Satan, mon ami! Le rire, l’incompréhensible joie de Satan!…
«… Pour un tel spectacle, dit-il après un silence, notre boue est encore trop pure…
– Le drame du Calvaire, commença le futur chanoine…
Il n’acheva pas. Dès ce moment, ce prêtre cartésien cessa de voir clair en lui. L’éminent philosophe, dont les discours révélèrent jadis à tant de belles curieuses un autre univers sensible, et qui, par un dosage savant de mathématique et d’esprit, fit du problème de l’être un divertissement d’honnêtes gens – s’il eût un jour entendu parler l’un de ses singuliers animaux, tout en ressorts, leviers et pignons – ne se serait pas trouvé plus accablé que le prêtre malheureux, jusqu’alors si ferme, et qui, subitement tiré hors de lui-même, ne se reconnaît plus.
Le curé de Lumbres pose sur le front du futur chanoine un doigt aigu.
– Malheureux sommes-nous, dit-il d’une voix rauque et lente, malheureux sommes-nous qui n’avons ici qu’un peu de cervelle, et l’orgueil de Satan! Qu’ai-je à faire de votre prudence? À présent mon sort est fixé. Quelle paix j’ai cherchée, quel silence? Il n’y a pas de paix ici-bas, vous dis-je, aucune paix, et dans un seul instant de vrai silence ce monde pourri se dissiperait comme une fumée, comme une odeur. J’ai prié Notre-Seigneur de m’ouvrir les yeux; j’ai voulu voir sa Croix; je l’ai vue; vous ne savez pas ce que c’est… Le drame du Calvaire, dites-vous… Mais il vous crève les yeux, il n’y a rien d’autre… Tenez! moi qui vous parle, Sabiroux, j’ai entendu – oui – jusque dans la chaire de la cathédrale… des choses… je ne peux pas dire… Ils parlent de la mort de Dieu comme d’un vieux conte… Ils l’embellissent… ils en rajoutent. Où vont-ils chercher tout ça? Le drame du Calvaire! Prenez bien garde, Sabiroux…
– Mon cher ami… mon cher ami, bégayait l’autre à bout de forces… une telle exaltation… une telle violence… si éloignée de votre caractère…
Et, certes, la parole elle-même l’effrayait moins que cette voix devenue si dure. Mais le pis, c’était son propre nom, les trois syllabes en plein vent, jetées comme un ordre: «Sabiroux… Sabiroux…»
– Prenez bien garde, Sabiroux, que le monde n’est pas une mécanique bien montée. Entre Satan et Lui, Dieu nous jette, comme son dernier rempart. C’est à travers nous que depuis des siècles et des siècles la même haine cherche à l’atteindre, c’est dans la pauvre chair humaine que l’ineffable meurtre est consommé. An! Ah! si haut, si loin que nous enlèvent la prière et l’amour, nous l’emportons avec nous, attaché à nos flancs, l’affreux compagnon, tout éclatant d’un rire immense! Prions ensemble, Sabiroux, pour que l’épreuve soit courte et la misérable foule humaine épargnée… Misérable foule!…
Sa voix se brise dans sa gorge, et il couvre ses yeux de ses mains frémissantes. Tout autour, le clair petit jardin siffle et chante. Mais ils ne l’entendaient plus.
«Misérable foule!» répète-t-il tout bas. Au souvenir de ceux qu’il avait tant aimés, sa bouche trembla, une espèce de sourire monta lentement sur sa face et s’y répandit avec une majesté si douce que Sabiroux craignit de le voir tomber là, devant lui, mort. Il l’appela deux fois, timidement. Alors, comme un homme qui s’éveille:
– Je devais parler ainsi. Cela va mieux. Je crois qu’il m’était permis, Sabiroux, de rectifier un peu votre jugement sur moi. Il me serait pénible de vous laisser croire que j’aie jamais été favorisé de… de visions… d’apparitions… enfin de tentations peu communes. Cela n’était pas fait pour moi. Non! Ce que j’ai vu, mon ami, je l’ai vu dans ma petite sacristie, assis sur ma chaise de paille, aussi clairement que je vous vois. Voyez-vous, on ne sait pas ce que c’est qu’un pécheur. Qu’est-ce qu’une voix dans le noir d’un confessionnal, qui ronronne, se hâte, se hâte, et ne se pose que sur les premières syllabes au mea culpa? Bon pour les enfants, ça, pauvres petits! Mais il faut voir, il faut voir les visages où tout se peint, et les regards. Des yeux d’homme, Sabiroux! On a toujours à dire là-dessus. Certes! j’ai assisté bien des mourants; ce n’est rien; ils n’effraient plus. Dieu les recouvre. Mais les misérables que j’ai vus devant moi – et qui discutent, sourient, se débattent, mentent, mentent, mentent – jusqu’à ce qu’une dernière angoisse les jette à nos pieds comme des sacs vides! Cela fait encore figure dans le monde, allez! Ça piaffe devant les filles. Ça blasphème agréablement… Ah! longtemps, je n’ai pas compris; je ne voyais que des égarés, que Dieu ramasse en passant. Mais il y a quelque chose entre Dieu et l’homme, et non pas un personnage secondaire… Il y a… il y a cet être obscur, incomparablement subtil et têtu, à qui rien ne saurait être comparé, sinon l’atroce ironie, un cruel rire. À celui-là Dieu s’est livré pour un temps. C’est en nous qu’Il est saisi, dévoré. C’est de nous qu’Il est arraché. Depuis des siècles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimé à flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risée… Oh! notre ignorance est profonde! Pour un prêtre érudit, courtois, politique, qu’est-ce que le diable, je vous demande? À peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi! pensent-ils l’avoir rendu familier? Allez! Allez! c’est qu’ils ont lu trop de livres, et n’ont pas assez confessé. On ne veut que plaire. On ne plaît qu’aux sots, qu’on rassure. Nous ne sommes pas des endormeurs, Sabiroux! Nous sommes au premier rang d’une lutte à mort et nos petits derrière nous. Des prêtres! Mais ils ne l’entendent donc pas, le cri de la misère universelle! Ils ne confessent donc que leurs bedeaux! Ils n’ont donc jamais tenu devant eux, face à face, un visage bouleversé? Ils n’ont donc jamais vu se lever un de ces regards inoubliables, déjà pleins de la haine de Dieu, auxquels on n’a plus rien à donner, rien! L’avare rongé par son cancer, le luxurieux comme un cadavre, l’ambitieux plein d’un seul rêve, l’envieux qui toujours veille. Hé quoi! quel prêtre n’a jamais pleuré d’impuissance devant le mystère de la souffrance humaine, d’un Dieu outragé dans l’homme, son refuge!… Ils ne veulent pas voir! Ils ne veulent pas voir!
…
À mesure que l’âpre voix s’élevait dans le vent et le soleil, le vigoureux petit jardin la défiait de toute sa forte vie. La brise de mai, roulant au ciel ses nuages gris, bloquait parfois au-dessous de l’horizon leur immense troupeau. C’est alors qu’un jet de lumière éblouissante, pareil à l’éclair d’un sabre, rasant toute la plaine assombrie, venait éclater dans la haie splendide.
«Je me sentais, écrivait plus tard l’abbé Sabiroux, comme sur une cime isolée, exposé sans défense aux coups d’un invisible ennemi… Et lui, redevenu silencieux, fixait le même point dans l’espace. Il avait l’air d’attendre un signe, qui ne vint pas.
Il faut que nous rendions la parole au témoin dont nous tenons le meilleur de ce récit, et qui fut choisi par un plus habile et plus puissant pour assister le vieil homme de Lumbres à son dernier combat. Comme les citations précédentes, celles-ci furent tirées du volumineux rapport adressé à ses supérieurs par le scrupuleux chanoine. Assurément, on y verra la crainte et l’amour-propre s’y exprimer parfois avec une ruse innocente. Mais il n’y a rien de tout à fait vil dans le plaidoyer d’un malheureux qui défend son préjugé, son repos, sa vanité, ses raisons de vivre.
Certes, il est bien difficile de se représenter avec assez de force un événement déjà ancien, mais une conversation comme celle que j’essaie de rapporter ici est, pour ainsi dire, insaisissable, et la mémoire la plus fidèle n’en saurait retracer à distance l’attitude, le ton, mille petits faits qui modifient à mesure le sens des mots et nous disposent à n’entendre plus que ceux-là qui s’accordent à notre sentiment secret. Il faut que le respect que je dois à l’ordre formel de mes supérieurs et mon désir de les éclairer triomphent de ma répugnance et de mon scrupule. J’essaierai donc, moins de rapporter les termes, que d’en reproduire le sens général, et l’impression singulière que j’en ressentis.
– Prenez garde, Sabiroux! s’était écrié tout à coup mon malheureux confrère, d’une voix qui me cloua sur place. Ses yeux lançaient des flammes. Une fois ou deux, je tentai de me faire entendre sans qu’il daignât seulement baisser son regard. Devrais-je l’avouer encore? J’étais sous le charme, si l’on peut appeler charme une affreuse contraction des nerfs, une curiosité dévorante. Aussi longtemps qu’il parla, je ne doutai plus d’être en présence d’un homme véritablement surnaturel, en pleine extase. Mille choses, auxquelles je n’avais jamais pensé, et qui m’apparaissent aujourd’hui pleines de contresens et d’obscurités, ou même d’imaginations puériles, éclairèrent alors ensemble mon cœur et ma raison. Je crus pénétrer dans un nouveau monde. Comment reproduire de sang froid ces phrases singulières où, suppliant et menaçant tour à tour, tantôt pâle de rage, tantôt ruisselant de larmes, avec un accent déchirant, il désespérait du salut des âmes, retraçait leur inutile martyre, s’emportant contre le mal et da mort comme s’il eût serré Satan à la gorge. Satan! le nom revenait sans cesse sur ses lèvres, et il le prononçait avec un accent extraordinaire, qui vous perçait le cœur. S’il était permis à des yeux humains d’entrevoir l’ange rebelle, à qui la sainte naïveté de nos pères attribuait tant de merveilles, aujourd’hui mieux connues, de telles paroles l’eussent évoqué, car déjà son ombre était entre nous deux, humbles prêtres, dans le petit jardin. Non! messieurs, un pareil discours ne peut être repris de sang-froid! Il faudrait entendre cet homme vénérable, transfiguré par l’horreur, et comme transporté de haine, évoquant les souvenirs les plus secrets de son saint ministère, d’effroyables aveux, le travail du péché dans les âmes, et jusqu’aux visages des infortunés, devenus la proie du démon, où son regard visionnaire voyait se retracer ligne à ligne l’agonie de Notre-Seigneur sur la Croix. Une espèce d’enthousiasme me transportait. Je n’étais plus un de ces ministres de la morale chrétienne mais un homme inspiré, un de ces exorcistes légendaires, prêts à arracher aux puissances du mal les brebis de leur troupeau. Miracle de l’éloquence! le prononçais des paroles sans suite, j’aurais voulu m’élancer, braver des dangers, peut-être le martyre. Pour la première fois, il me parut que j’entrevoyais le but véritable de ma vie et la majesté du sacerdoce. Je me jetai, oui, je me jetai aux genoux de M. le curé de Lumbres. Bien plus! Je pressai entre mes mains les plis de sa pauvre soutane, j’y imprimai mes lèvres, je l’arrosai de mes larmes, et m’écriant, hélas! dans la surabondance de ma joie, je jetai ces paroles plutôt que je ne les prononçai: «Vous êtes un saint!… Vous êtes un saint!…»
Non pas une fois, mais vingt fois le chanoine terrassé répéta ce mot, et il le bégayait avec ivresse. La terre brûlait ses gros souliers, l’horizon tournait comme une roue. Il se sentait plus léger qu’un homme de liège, merveilleusement libre et léger, dans l’air élastique. «Je me crus dégagé des liens mortels», note-t-il.
Quelle parole fut donc assez forte pour élever si haut ce poids pesant, ou quel plus miraculeux silence? Que lui disait-il à l’oreille, ce tragique vieillard, que la tentation remuait alors jusqu’au fond, et qui, repoussé de tous, et de Dieu même, forcé, rendu, se tournait en mourant vers un regard ami? Mais cela, nous ne le saurons point…
– Ah! Satan nous tient sous ses pieds, dit-il enfin, d’une voix douce et désarmée.
Le curé de Luzarnes, d’étonnement, bégaye:
– Mon ami, mon frère, je vous ai méconnu… Je ne savais pas… Dieu vous a fait pour être l’honneur du diocèse, de l’Église, de la chaire de Vérité… Et, possédant de si admirables dons, quoi! vous soupirez encore, vous vous voyez vaincu! Vous! Laissez-moi au moins vous exprimer ma reconnaissance, mon émotion, pour le bien que vous m’avez fait, pour l’enthousiasme…
– Vous ne m’avez pas compris, dit simplement le curé de Lumbres.
Il sait qu’il doit se taire, il parlera cependant. La faiblesse a sa logique et sa pente, comme l’héroïsme. Et toutefois le vieil homme hésite, avant de porter ses derniers coups.
– Je ne suis pas un saint, reprend-il. Allons! laissez-moi dire. Je suis peut-être un réprouvé… Oui! regardez-moi… Ma vie passée s’éclaire, et je la vois comme un paysage, comme en haut de Chennevières le bourg du Pin, sous mes pieds. Je travaillais à me détacher du monde, je le voulais, mais l’autre est plus fort et plus rusé; il m’aidait à user en moi l’espérance. Comme j’ai souffert, Sabiroux! Que de fois j’ai ravalé ma salive! J’entretenais en moi ce dégoût; c’est comme si j’avais serré sur mon cœur le diable enfant. J’étais à bout de forces quand cette crise a fini de tout briser. Bête que j’étais! Dieu n’est pas là, Sabiroux!
Il hésite encore, devant l’innocente victime: ce prêtre fleuri, aux yeux candides. Et puis, avec rage, il frappe et redouble:
– Un saint! Vous avez tous ce mot dans la bouche. Des saints! savez-vous ce que c’est? Et vous-même, Sabiroux, retenez ceci! Le péché entre en nous rarement par force, mais par ruse. Il s’insinue comme l’air. Il n’a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par-dedans. Pour quelques misérables qu’il dévore vifs et dont les cris nous épouvantent, que d’autres sont déjà froids, et qui ne sont même plus des morts, mais des sépulcres vides. Notre-Seigneur l’a dit: quelle parole, Sabiroux! L’Ennemi des hommes vole tout, même la mort, et puis il s’envole en riant.
(La même flamme repasse dans ses yeux fixes, comme un reflet sur un mur.)
– Son rire! voici l’arme du prince du monde. Il se dérobe comme il ment, il prend tous les visages, même le nôtre. Il n’attend jamais, il ne fait ferme nulle part. Il est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans l’angoisse mystique, il est dans l’assurance et la sérénité du sot… Prince du monde! Prince du monde!
Pourquoi cette colère? Contre qui?… se demande le curé de Luzarnes, bonnement.
– Ah! s’écrie-t-il, des hommes tels que vous…
Mais le saint de Lumbres ne le laisse pas finir; il marche dessus, à l’accoler.
– Des hommes tels que moi! Le saint Livre vous le dit, Sabiroux; ils s’évanouissent dans leur sagesse.
Puis il lui demande soudain, de sa voix coupante:
– Prince du monde… que pensez-vous de ce monde-là, vous?
– Ma foi, sans doute…, siffle le bonhomme entre ses dents.
– Prince du monde; voilà le mot décisif. Il est prince de ce monde, il l’a dans ses mains, il en est roi.
«… Nous sommes sous les pieds de Satan, reprend-il après un silence. Vous, moi plus que vous, avec une certitude désespérée. Nous sommes débordés, noyés, recouverts. Il ne prend même pas la peine de nous écarter, chétifs, il fait de nous ses instruments; il se sert de nous, Sabiroux. À cette minute, que suis-je moi-même? Un scandale pour vous, une épine qu’il vous enfonce dans le cœur. Pardonnez-moi, au nom de la pitié divine! J’ai porté cette pensée, chaque jour mûrie, en silence, toute ma vie. Je ne la contiens plus; elle m’a dévoré. C’est moi qui suis en elle, mon enfer! J’ai connu trop d’âmes, Sabiroux, j’ai trop entendu la parole humaine, quand elle ne sert plus à déguiser la honte, mais à l’exprimer; prise à sa source, pompée comme le sang d’une blessure. Moi aussi, j’ai cru pouvoir lutter, sinon vaincre. Au début de notre vie sacerdotale nous nous faisons du pécheur une idée si singulière, si généreuse. Révolte, blasphème, sacrilège, cela a sa grandeur sauvage, c’est une bête qu’on va dompter… Dompter le pécheur! ô la ridicule pensée! Dompter la faiblesse et la lâcheté mêmes! Qui ne se lasserait de soulever une masse inerte? Tous les mêmes! Dans l’effusion de l’aveu, dans l’élargissement du pardon, menteurs encore, toujours! Ils jouent l’homme fort et ombrageux qui a pris le mors aux dents à travers les convenances, la morale et le reste, ils implorent une poigne solide. Ah! misère! ils sont fourbus! J’en ai vu, tenez, j’en ai vu qu’un nom de femme jetait dans les convulsions de la rage et qui, déchirés de crainte, de remords et d’envie, rampaient à mes pieds comme des bêtes…, j’en ai vu. Non! Non! cette immense duperie, ce rire cruel, cette manière de profaner ce qu’il tue, voilà Satan vainqueur! M’avez-vous compris, Sabiroux?»
Les yeux d’azur du professeur soutiennent son regard avec une curiosité candide, une bienveillance infinie, éternelle. Ah! qu’on le brise enfin, cet émail bleu! Et le vieil athlète, en face du gros enfant épanoui, rougit et pâlit tour à tour. Son cœur bat à grands coups réguliers dans sa poitrine où la puissante volonté, jamais tout à fait assujettie, se roidit déjà, brise son frein. Il pousse Sabiroux contre le mur, il lui crie dans l’oreille, et d’un inoubliable accent:
– Nous sommes vaincus, vous dis-je! Vaincus! Vaincus!
Une minute, une longue minute, il écoute son propre blasphème, comme la dernière pelletée de terre sur une tombe. Celui qui renia trois fois son maître, un seul regard a pu l’absoudre, mais quelle espérance a celui-là qui s’est renié lui-même?
– Mon ami! Mon ami! s’écrie le curé de Luzarnes.
Mais le saint de Lumbres lui repousse doucement les mains:
– Laissez-moi, dit-il, laissez-moi… ne m’écoutez plus.
– Vous laisser! reprend l’autre d’une voix éclatante, vous laisser! Je n’ai jamais rien vu qui vous ressemblât. Pardonnez-moi plutôt d’avoir douté de vous. Je suis prêt à vous servir de témoin dans l’épreuve que vous avez méditée… Rien n’est impossible ni incroyable d’un homme tel que vous… Allez! Allez! Je vous suis; c’est Dieu qui vous inspirait tout à l’heure. Allons! retournons ensemble à la maison. Allez rendre à sa mère le petit mort.
Le curé de Lumbres le regarde avec stupeur, passe sa main sur son front, cherche à comprendre… Même pour un moraliste, le tragique, l’étonnant oubli!… Hé quoi! Il ne se souvient plus?…
– Voyons, mon ami, mon vénérable ami, répète-t-il, est-ce à moi de vous rappeler ce que tout à l’heure, à cette place?…
Il s’est souvenu. Le dernier appel de la miséricorde, la promesse éblouissante qui l’eût sauvé, et qu’il n’a entendue qu’avec méfiance, au lieu d’obéir comme l’enfant dont les petites mains font de grandes choses qu’il ignore, est-il possible? Il faut qu’un autre la rappelle. L’idée fixe à laquelle depuis deux jours et deux nuits, le misérable enchaînait sa pensée – ô rage! – peut-être au moment de la délivrance, et par quelle main! s’est emparée de lui tout entier. À la minute décisive, à la minute unique de son extraordinaire vie – dérision souveraine, absolue – il n’était plus qu’un pauvre animal humain, puissant seulement pour souffrir et crier.
Ah! le naufragé qui, dans la brume du matin, ne retrouve plus la voile vermeille; l’artiste qui, sa veine épuisée, meurt vivant; la mère qui voit dans les yeux de son fils à l’agonie le regard glisser hors de sa présence, n’élèvent pas au ciel un cri plus dur.
Sous un tel coup cependant, l’héroïque vieillard n’a pas plié les genoux. Il ne prie plus. Il mesure froidement la profondeur de sa chute; il repasse une dernière fois la tactique supérieure de l’ennemi qui l’a vaincu. a J’ai haï le péché, se dit-il, puis la vie même, et ce que je sentais d’ineffable, dans les délices de l’oraison, c’était peut-être ce désespoir qui me fondait dans le cœur.»
Une à une, les images épuisent sur nous leur dessin, puis, en plein désordre de la conscience, la raison vient qui nous achève. Autant que l’instinct même, la haute faculté dont nous sommes fiers a sa panique. Le curé de Lumbres l’éprouve:
il consomme la pensée qui le tue. «Quoi donc! au moment même où je me croyais… quoi! jusque dans l’ivresse de l’amour divin!…»
– Dieu s’est-il joué de moi? s’écrie-t-il.
Dans la dissipation d’un rêve qui nous parut toujours la réalité même, et auquel notre destin s’était lié, lorsque le désastre est complet – atteint sen point de perfection, – quelle autre force nous sollicite encore, sinon l’âpre désir de provoquer le malheur, de le hâter, de le connaître, enfin?
– Allons, dit le curé de Lumbres.
Il traverse à grands pas le jardin, qu’un nuage assombrit. Il reparaît sur le seuil.
– Le voilà! s’écrie celle qui l’attendait, le cœur battant.
Elle s’avance vers lui, s’arrête, frappée jusque dans son espérance à la vue de ce visage altéré, où elle ne lit qu’une volonté farouche, visage de héros, non de saint. Mais lui, sans baisser sur elle son regard, va droit vers la porte fermée, derrière la grande table de chêne, et, la main sur la poignée, d’un signe, arrête sur place son confrère intimidé. La porte s’ouvre sur la chambre obscure et muette, dont les persiennes sont closes. Une seconde, la bougie vacille au fond. Il entre et s’enferme avec le mort.
La pièce, aux murs blanchis à la chaux, est étroite et profonde; c’est l’arrière-cuisine, où le docteur a voulu qu’on transportât le malade parce qu’elle est plus vaste, percée de deux fenêtres au levant, face au jardin, aux bois de Sennecourt, aux coteaux de Beauregard, pleins de haies fleuries. Sur le carrelage rouge, on a jeté un mauvais tapis. L’unique cierge éclaire à peine les murs nus. Et ce qui pénètre de jour – on ne sait comment, – par des fissures invisibles, s’amasse et flotte autour des draps blancs, sans plis, roides et qui retombent bien également, jusqu’à terre, de chaque côté du petit garçon, à présent merveilleusement sage et tranquille. Une mouche, affairée, bourdonne.
Le curé de Lumbres se tient debout, au pied du lit, et regarde, sans prier, le crucifix sur la toile nette. Il n’espère pas qu’il entendra de nouveau l’ordre mystérieux. Mais la promesse a été faite, l’ordre entendu; cela suffit. Voici le serviteur infidèle, là même où l’attendit en vain son maître, et qui écoute, impassible, le jugement qu’il a mérité.
Il écoute. Au-dehors, derrière les persiennes closes, le jardin flambe et siffle sous le soleil, comme un fagot de bois vert dans le feu. Au-dedans, l’air est lourd du parfum des lilas, de la cire chaude, et d’une autre odeur solennelle. Le silence, qui n’est plus celui de la terre, que les bruits extérieurs traversent sans le rompre, monte autour d’eux, de la terre profonde. Il monte, comme une invisible buée, et déjà se défont et se délient les formes vivantes, vues au travers; déjà les sons s’y détendent, déjà s’y recherchent et s’y rejoignent mille choses inconnues. Pareilles au glissement l’un sur l’autre de deux fluides d’inégale densité, deux réalités se superposent, sans se confondre, dans un équilibre mystérieux.
À ce moment, le regard du saint de Lumbres rencontra celui du mort, et s’y fixa.
Le regard d’un seul de ces yeux morts, l’autre clos. Abaissés trop tôt, sans doute, et par une main tremblante, la rétraction du muscle a soulevé un peu la paupière, et l’on voit sous les cils tendus la prunelle bleue, déjà flétrie, mais étrangement foncée, presque noire. Du visage blême au creux de l’oreiller, on ne voit qu’elle, au milieu d’un cerne élargi comme d’un trou d’ombre. Le petit corps, dans son linceul jonché de lilas, a déjà cette raideur et ces angles du cadavre autour duquel notre air, si amoureux des formes vivantes, paraît solidifié comme un bloc de glace. Le lit de fer, avec son froid petit fardeau, ressemble à un merveilleux navire, qui a jeté l’ancre pour toujours. Il n’y a plus que ce regard en arrière – un long regard d’exilé – aussi net qu’un signe de la main.
Certes, le curé de Lumbres ne le craint pas, ce regard; mais il l’interroge. Il essaie de l’entendre. Tout à l’heure, dans une espèce de défi, il a passé le seuil de la porte, prêt à jouer entre ces quatre murs blancs une partie désespérée. Il a marché vers le mort sans attendrissement, sans pitié, comme sur un obstacle à franchir, une chose à ébranler, trop pesante… Et voici que le mort l’a devancé: c’est lui qui l’attend, pareil à un adversaire résolu, sur ses gardes.
Il fixe cet œil entrouvert avec une attention curieuse, où la pitié s’efface à mesure, puis avec une espèce d’impatience cruelle. Certes, il a contemplé la mort aussi souvent que le plus vieux soldat; un tel spectacle est familier. Faire un pas, étendre la main, clore des doigts la paupière, recouvrir la prunelle qui le guette, que rien ne défend plus, quoi de plus simple? Nulle terreur ne le retient aujourd’hui, nul dégoût. Plutôt le désir, l’attente inavouée d’une chose impossible, qui va s’accomplir en dehors de lui, sans lui. Sa pensée hésite, recule, avance de nouveau. Il tente ce mort, comme tout à l’heure sans le savoir il tentera Dieu.
Encore un coup, il essaie de prier, remue les lèvres, décontracte sa gorge serrée. Non! encore une minute, une petite minute encore… La crainte folle, insensée, qu’une parole imprudente écarte à jamais une présence invisible, devinée, désirée, redoutée, le cloue sur place, muet. La main, qui ébauchait en l’air le signe de la croix, retombe. La large manche, au passage, fait vaciller la flamme du cierge, et la souffle. Trop tard! Il a vu, deux fois, les yeux s’ouvrir et se fermer pour un appel silencieux. Il étouffe un cri. La chambre obscure est déjà plus paisible qu’avant. La lumière du dehors glisse à travers les volets, flotte alentour, dessine chaque objet sur un fond de cendre, et le lit au milieu d’un halo bleuâtre. Dans la cuisine, l’horloge sonne dix coups… Le rire d’une fille monte dans le clair matin, vibre longtemps… «Allons! Allons!…» dit le saint de Lumbres, d’une voix mal assurée.
Il se fouille avec un empressement comique, cherche le briquet d’amadou, cadeau de M. le comte de Salpène (mais qu’il oublie toujours sur sa table), découvre une allumette, la rate, répète: «Allons… allons», les dents serrées. En vidant ses poches, il a déposé à terre son couteau à manche de corne, des lettres, son mouchoir de coton d’un si beau rouge! et il tâte en vain le carreau, çà et là, sans les retrouver. Le lit tout proche fait une ombre plus dense. Mais en haut, par contraste, la buée lumineuse, autour des volets clos, s’élargit, s’étale. Déjà le visage du mort apparaît… par degrés… remonte… lentement… jusqu’à la surface des ténèbres. Le bonhomme se penche à le toucher, regarde… Les deux yeux, à présent grands ouverts, le regardent aussi.
Une minute encore, il soutient ce regard, avec une folle espérance. Mais aucun pli ne bouge des paupières retroussées. Les prunelles, d’un noir mat, n’ont plus de pensée humaine… Et pourtant… Une autre pensée peut-être?… Une ironie bientôt reconnue, dans un éclair… Le défi du maître de la mort, du voleur d’hommes… C’est lui.
– C’est toi. Je te reconnais, s’écrie le misérable vieux prêtre d’une voix basse et martelée. En même temps, il lui semble que tout le sang de ses veines retombe sur son cœur en pluie glacée. Une douleur fulgurante, indicible, le traverse d’une épaule à l’autre, déjà diffuse dans le bras gauche, jusqu’aux doigts gourds. Une angoisse jamais sentie, toute physique, fait le vide dans sa poitrine, comme d’une monstrueuse succion à l’épigastre. Il se raidit pour ne pas crier, appeler.
Toute sécurité vitale a disparu: la mort est proche, certaine, imminente. L’homme intrépide lutte contre elle avec une énergie désespérée. Il trébuche, fait un pas pour rattraper son équilibre, s’accroche au lit, ne veut pas tomber. Dans ce simple faux pas, quarante ans d’une volonté magnanime, à sa plus haute tension, se dépensent en une seconde, pour un dernier effort, surhumain, capable de fixer un moment la destinée.
Il est donc vrai que, jusqu’à ce que la nuit le dérobe, le recouvre à son tour, le tenace bourreau qui s’amuse des hommes comme d’une proie l’entoure de ses prestiges, l’appelle, l’égare, ordonne ou caresse, retire ou rend l’espérance, prend toutes les voix, ange ou démon, innombrable, efficace, puissant comme un Dieu. «Comme un Dieu! Ah! qu’importe l’enfer et sa flamme, pourvu que soit écrasée, une fois, rien qu’une fois, la monstrueuse malice! Est-il possible, Dieu veut-il que le serviteur qui l’a suivi trouve à sa place le roi risible des mouches, la bête sept fois couronnée? À la bouche qui cherche la Croix, aux bras qui la pressent, donnera-t-on cela seulement? Ce mensonge?… Est-ce possible? répète le saint de Lumbres à voix basse, est-ce possible?…» Et tout aussitôt:
– Vous m’avez trompé, s’écrie-t-il.
(La douleur aiguë qui le ceignait d’un effroyable baudrier desserre un peu son étreinte, mais sa respiration s’embarrasse. Son cœur bat lentement, comme noyé. a Je n’ai plus qu’un moment», se dit le malheureux homme, soulevant de terre, l’un après l’autre, ses pieds de plomb.)
Mais rien n’arrête celui qui, les mâchoires jointes et se rassemblant tout entier dans une seule pensée, avance à l’ennemi vainqueur et mesure son coup. Le saint de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire à demi au-dehors le léger cadavre. La tête retombe et roule sur l’une et l’autre épaule, puis glisse en arrière, immobile. Elle a l’air de dire: «Non!… Non!» avec le joli geste las des enfants gâtés. Mais qu’importe au rude paysan forcé jusque dans sa suprême espérance, et que retient debout une colère surhumaine, un de ces sentiments élémentaires, d’enfant ou de demi-dieu?
Il élève le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espérer reproduire le cri de détresse, la malédiction du héros, qui ne demande pitié ni pardon, mais justice! Non, non! il n’implore pas ce miracle, il l’exige. Dieu lui doit, Dieu lui donnera, ou tout n’est qu’un songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maître! Ô la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusqu’au ciel, et briser le silence! Folle parole, amoureux blasphème!…
À celui qui fit entrer la mort dans la famille humaine la puissance est peut-être dispensée de détruire la vie même, de la restituer au néant dont elle est tirée. Qu’il ait souffert en vain, soit! Mais il a cru. Montrez-Vous, s’écrie-t-il, de cette voix intérieure, où se manifeste au monde invisible l’incompréhensible pouvoir de l’homme, montrez-Vous, avant de m’abandonner pour toujours!…» Ô le misérable vieux prêtre, qui jette au vent ce qu’il a pour obtenir un signe dans le ciel! Et ce signe ne lui sera pas refusé, car la foi qui transporte des montagnes peut bien ressusciter un mort… Mais Dieu ne se donne qu’à l’amour.
Nous ne tenons du saint de Lumbres lui-même qu’un récit très court, ou plutôt des notes écrites à la hâte, et dans un désordre d’esprit voisin du délire. La rédaction en est maladroite, si naïve qu’il est impossible de les transcrire, sans les modifier. Rien n’y rappelle l’homme extraordinaire sur qui furent essayées toutes les séductions du désespoir; mais on y retrouve, au contraire, l’ancien curé de Lumbres, avec son humilité candide, son respect des supérieurs et même une déférence un peu basse, la crainte servile du bruit, une parfaite défiance de soi, jointe a un accablement profond, sans remède et qui fait trop prévoir sa fin.
Toutefois, quelques-unes de ces lignes méritent d’être tirées de l’oubli. Ce sont celles où, soucieux seulement de noter bien exactement la succession des faits dont il fut le seul témoin, il transcrit pour ainsi dire mot à mot les derniers instants de sa merveilleuse histoire. Les voici telles quelles:
Je tins une minute ou deux le petit cadavre entre mes bras, écrit-il, puis je tâchai de l’élever vers la Croix. Si léger qu’il fût, j’avais grand mal à le retenir, tant mon bras gauche était faible et douloureux. J’y parvins cependant. Alors, fixant Notre-Seigneur et rappelant avec force à ma pensée la pénitence et les fatigues de ma pauvre vie, le bien que j’ai pu faire parfois, les consolations que j’ai reçues, je donnai tout, sans réserves, pour que l’ennemi qui m’avait poursuivi sans repos, et qui me dérobait à présent jusqu’à l’espérance du salut, fût enfin humilié devant moi par un plus puissant que lui… Ô mon père, j’aurais sacrifié à ceci jusqu’à la vie éternelle!…
«… Mon père, il est trop vrai; le diable, qui avait de moi pris possession, est assez fort et assez subtil pour tromper mes sens, égarer mon jugement, mêler le vrai au faux. J’accepte, je reçois par avance votre décision souveraine. Mais le prodige est encore dans les yeux qui l’ont vu, dans les mains qui l’ont touché… Oui: pendant un espace de temps que je n’ai pu fixer, le cadavre a paru revivre. Je l’ai senti tout chaud sous mes doigts, tout palpitant. La petite tête renversée en arrière s’est retournée vers moi… J’ai vu les paupières battre et le regard s’animer… Je l’ai vu. Dans ce moment une voix intérieure me répétait la parole: Numquid cognoscentur in tenebris mirabilia tua, et justitia tua in terra oblivionis? J’ouvrais la bouche pour la prononcer lorsque cette même douleur aiguë, indicible, que je ne peux comparer à rien, me terrassa de nouveau. Une seconde encore, j’essayai de retenir le petit corps qui m’échappait. Je le vis retomber sur le lit. C’est alors que retentit derrière moi un cri terrible.»
Il l’avait entendu, en effet, ce cri terrible suivi d’un plus affreux rire. Alors il s’était enfui de la chambre, comme un voleur, droit vers la porte ouverte et le jardin plein de soleil, sans tourner la tête, sans rien voir, que des ombres, qu’il repoussait sans les reconnaître, de ses deux bras tendus… Derrière lui, les voix s’éteignirent une à une, pour se confondre dans une seule rumeur vague, bientôt recouverte… Il fit encore quelques pas, reprit son souffle, ouvrit les yeux. Il était assis sur le talus de la route de Lumbres, son chapeau tombé près de lui, le regard encore ivre. Une carriole roulait au grand trot, dans la poussière dorée, l’homme en passant fit même un large sourire et salua du fouet… «Ai-je donc rêvé?» se disait le malheureux prêtre, le cœur battant…
Le curé de Luzarnes était devant lui.
Un curé de Luzarnes pâle, essoufflé, bégayant, mais retrouvant peu à peu son prestige et son assurance, à la vue du malheureux qui se relevait à grand-peine, s’efforçait de se tenir debout, tête nue, ses cheveux gris en désordre, pareil à un vieil écolier.
– Malheureux! s’exclama le futur chanoine, aussitôt qu’il fut sûr de parler avec la fermeté convenable, malheureux! Votre état peut faire pitié; je vous plains. Mais je me plains encore d’avoir cédé à votre folie, attiré sur cette pauvre maison un autre malheur affreux, compromis notre dignité à tous – oui! – à tous, par une manifestation ridicule… Et cette fuite! Ah! mon cher confrère, ce défaut de courage m’étonne de vous… Et maintenant (reprit-il après un silence, où il s’écoutait encore les yeux clos), et maintenant, qu’allez-vous faire?
– Que voulez-vous que je fasse? répondit le saint de Lumbres. J’ai commis une faute dont je soupçonne à peine la gravité. Dieu la connaît. Je mérite bien votre mépris.
Il ajouta tout bas quelques mots confus, hésita longtemps, puis, humblement, la tête penchée vers le sol, d’une voix presque inintelligible:
– Et maintenant… et maintenant… si vous voulez me dire… ce petit mort; que j’ai tenu dans mes bras?…
– Ne parlez pas de lui! répondit le curé de Luzarnes, avec une brutalité calculée.
À ce coup, il frémit sans répondre, mais jeta sur son juge un regard singulier.
– La comédie presque sacrilège que vous avez jouée (sans mauvaise intention, mon pauvre ami!) a eu un dénouement que vous ne semblez pas connaître… Soyons sérieux! Il n’est pas possible que vous n’ayez vu ni entendu…
– Entendu… répondit le saint de Lumbres… entendu… Qu’ai-je entendu?…
– Qu’ai-je entendu! s’écria l’ancien professeur. Expliquez-vous! Vous êtes bien capable, après tout, de n’avoir prêté vos oreilles qu’à des voix imaginaires. Je ne veux pas croire qu’un homme tel que vous, un ministre de paix, ait laissé derrière lui sans remords une femme, une mère, que votre odieuse mise en scène a failli tuer [1] , et qui est, à la minute où je parle, en plein accès de démence?
Mais comme le vieux prêtre le considérait avec une stupeur évidemment sincère, il baissa le ton pour continuer, avec l’empressement des sots à se vider d’un mauvais et tragique récit:
– Ainsi, vous ignorez donc! Vous ne savez pas que la malheureuse s’était glissée dans la chambre, derrière vous? Que s’est-il passé? Vous devez le savoir mieux que moi… Nous avons entendu un cri, un éclat de rire… Puis vous avez traversé la pièce comme un égaré… Elle voulait vous suivre; nous la retenions à grand-peine; c’était un spectacle affreux… Hélas! pourquoi m’étonnerais-je qu’une faible femme dans le malheur ait subi l’entraînement de votre éloquence, la contagion de vos gestes, de votre imagination exaltée, puisque moi-même… un cerveau comme le mien… tout à l’heure… en était à douter du vrai et du faux… Elle répétait: «Il vit! Il vit!… Il va revivre!…» Elle voulait qu’on courût, qu’on vous ramenât… Miséricorde!
Il s’arrête un moment, souffle, et demande, les bras croisés:
– Voici les faits… Qu’en pensez-vous?
– Je suis perdu, répondit le curé de Lumbres, avec calme, se redressant de toute sa hauteur.
Puis il parut poursuivre du regard, dans le ciel vide, son invisible ennemi.
– Je suis perdu, reprit-il… J’étais fou… un dangereux fou… Je m’exécuterai moi-même – oui – je dois me rendre moi-même inoffensif… Une espérance me reste, c’est que le temps m’est mesuré, très mesuré… J’ai senti tout à l’heure, mon ami, la première attaque d’un mal que j’attribuais… enfin une douleur bien étrange et qui, je le sens, redoublera d’une minute à l’autre, pour m’emporter…
Il me décrivit fort nettement, rapporte le curé de Luzarnes dans les notes déjà citées, une crise classique d’angine de poitrine. Je le lui dis sans ménagements. J’aurais désiré ajouter quelques conseils (d’expérience, hélas! ma vénérable mère étant morte de cette redoutable maladie). Mais, après m’avoir fait répéter deux fois ce mot d’angor pectoris qu’il ignorait, je le vis ramasser par terre son chapeau, l’essuyer de sa manche, et partir sans vouloir m’entendre, à grands pas.
Qu’elle est longue la route du retour, la longue route! Celle des armées battues, la route du soir, qui ne mène à rien, dans la poussière vaine!… Il faut aller, cependant, il faut marcher, tant que bat ce pauvre vieux cœur, – pour rien, pour user la vie, – parce qu’il n’y a pas de repos tant que dure le jour, tant que l’astre cruel nous regarde, de son œil unique, au-dessus de l’horizon. Tant que bat le pauvre vieux cœur.
Voici la première maison du village, puis le raccourci, entre deux haies inégales, à travers prés et pommiers, qui débouche à l’entrée du cimetière, dans l’ombre même de l’église. Voici l’église de Lumbres, comme une ombre.
Le curé de Lumbres est entré, sans être vu, par la petite porte qui s’ouvre dans la sacristie même. Il s’est laissé tomber sur une chaise, le regard aux briques du sol, pétrissant son chapeau dans ses mains, encore incapable de fixer à rien sa mémoire en déroute, écoutant seulement le choc régulier du sang aux artères de son cou, avec une attention stupide.
Certes, il ne reste rien du grand vieillard, en pleine révolte, en plein défi! Pas une seconde, jusqu’à la fin, il ne trouvera la force nécessaire pour rassembler ses souvenirs, ou les démêler. L’idée seule d’un discernement si douloureux lui est odieuse, insupportable. Ah! qu’il entretienne plutôt en lui ce demi-sommeil! L’effort a été trop rude et il est tombé de trop haut; les tentations ordinaires ne sont que des rêves d’enfant, une rumination monotone, un ressassement, pareil au bavardage insidieux d’un juge. Mais lui, c’est le bourreau qui l’a questionné.
Il garde, par un geste inconscient, la main pressée sur sa poitrine, à la place même où la douleur endormie a sa racine. Plus que la terreur, cependant, d’une agonie nouvelle, la crainte l’oppresse d’abord du jugement de ses confrères, de leurs discours, des réprimandes et des sanctions de l’archevêque. Les larmes lui montent aux yeux. Il traîne sa chaise auprès d’une petite table et, la tête vide, le cœur lâche, le dos arrondi sous la menace, il s’efforce d’écrire bien lisiblement, bien proprement, pour une enquête possible, d’une belle écriture d’écolier, cette espèce de rapport dont nous avons cité plus haut quelques lignes.
Il écrit, rature, déchire. Mais, à mesure qu’il en fixe le détail sur le papier, sa miraculeuse aventure se dissipe dans son esprit, s’efface. Il ne la reconnaît plus; il y est comme étranger. L’effort même qu’il fait pour la ressaisir brise en lui la dernière, la fragile trame du souvenir, et le laisse les coudes sur la table, les yeux vagues, insensible.
Combien d’heures restera-t-il ainsi, regardant sans la voir une étroite fenêtre grillée, dans l’épaisseur de la pierre, où repasse au-dehors la branche d’un sureau balancée par le vent, au soleil, tantôt noire et tantôt verte? L’homme qui vint à midi sonner l’Angelus aperçut à travers la petite lucarne de la porte, dans l’ombre, son chapeau tombé à terre, et son bréviaire, dont il vit les images et les signets éparpillés sur le sol. À cinq heures, un élève du catéchisme de Première Communion, Sébastien Mallet, venu pour rechercher un livre oublié, trouva la porte close, mais, n’entendant rien, s’en fut. «Je n’osai pas frapper trop fort, ni appeler, dit-il ensuite, car l’église était déjà pleine de monde, et j’avais bien peur qu’on ne m’interrogeât.» C’était l’heure en effet où la foule des pèlerins que la diligence automobile de Piessis-Baugrenan amène chaque jour à Lumbres se pressait au confessionnal du saint, dans la chapelle des Anges. Foule singulière, où l’on vit coude à coude tant de personnages tragiques ou comiques, tant de marionnettes illustres que la chaleur J’une grande âme élevait un moment au-dessus du banal mensonge, restituait au règne humain! Ce soir-là, plus nombreuse encore, énervée par l’attente, ou peut-être agitée d’un pressentiment obscur, dans la vieille église en rumeur… À chaque battement de la grand-porte, les visages inquiets – ces visages tendus que les familiers du pèlerinage n’oublieront jamais – se tournaient vers le seuil un instant lumineux, puis rentraient dans l’ombre tous ensemble. Les chuchotements discrets, les toux nerveuses qu’on étouffe de la main, mille petits gestes divers d’impatience ou de curiosité, finissaient par se confondre en un seul bruit étrange, comparable au piétinement d’un troupeau dans l’orage et la pluie. Soudain, ce bruit même cessa. Tout se tut. La porte de la sacristie grinçait dans un silence solennel. Le curé de Lumbres parut.
– Dieu, qu’il est pâle! dit une voix de femme, au loin, dans la nef.
Ce cri, entendu nettement, rompit le charme. Le troupeau retrouva son maître et respira.
Déjà le vieux prêtre gagnait son confessionnal, lentement, la tête un peu penchée sur l’épaule droite, la main toujours pressée sur son cœur. Au premier pas, il crut tomber. Mais un remous de la foule l’avait déjà porté au but; elle se refermait sur lui. Encore un coup, il était leur proie.
Il ne leur échappera plus. Il reste debout, dans l’épaisse nuit, sa haute taille pliée en deux, la nuque au plafond de chêne, cherchant son haleine. Il abandonne à la souffrance un corps inerte, humilié, sa dépouille. Sa stupide patience lasserait le bourreau.
Mais qui pourra lasser jamais celui-là qui l’observe, invisible, et se satisfait de son agonie? Il faut que le misérable vieillard, un moment rebelle, presque vainqueur, sente sur lui jusqu’à la fin cette puissance qu’il a bravée… Plût à Dieu qu’il reconnût au moins, face à face, son ennemi! Mais ce n’est pas cette voix qu’il entendra, ce dernier défi… Voici qu’à travers la douleur aiguë la conscience lui revient, par degrés, qu’il écoute… Il écoute un murmure bientôt plus distinct… monotone… inexorable. Il le reconnaît… Ce sont eux. Un par un, hommes et femmes, les voilà tous, dont il sent le souffle monter vers lui, moins détestable que leur parole impure, mornes litanies du péché, mots souillés depuis des siècles, ignoblement ternis par l’usage, passant de la bouche des pères dans celle des fils, pareils aux pages les plus lues d’un mauvais livre, et que le vice a marquées de son signe – contresignées – dans la crasse de milliers de doigts. Elle monte, cette parole; elle recouvre peu à peu le saint de Lumbres encore debout. Comme ils se hâtent! Comme ils vont vite!… Mais, sitôt le souffle revenu, vous les verrez – ah! vous les verrez ces affreux enfants! – chercher, tâter des lèvres la hideuse mamelle que Satan presse pour eux, gonflée du poison chéri!… Jusqu’à la mort, lève la main, pardonne, absous, homme de la Croix vaincu d’avance!
Il écoute, il répond comme en rêve, mais avec une extrême lucidité. Jamais son cerveau ne fut plus libre, son jugement plus prompt, plus net, tandis que sa chair n’est attentive qu’à la douleur grandissante, au point fixe d’où la souffrance aiguë s’irradie, pousse en tous sens ses merveilleux rameaux, ou court sous la trame des nerfs, pareille à une navette agile. Elle a pénétré si avant qu’elle semble atteindre la division du corps et de l’esprit, faire deux parts du même homme… Le saint de Lumbres à l’agonie n’a plus commerce qu’avec les âmes. Il les voit, de ce regard sur lequel la paupière est déjà retombée, – elles seules… Crispé à la cloison sonore, les reins douloureusement pressés sur la stalle où il n’ose s’asseoir, la bouche ouverte pour aspirer l’air épais, ruisselant de sueur, il n’entend que ce murmure à peine distinct, la voix de ses fils à genoux, pleine de honte. Ah! qu’ils parlent ou se taisent, la grande âme impatiente a déjà devancé l’aveu, ordonne, menace, supplie! L’homme de la Croix n’est pas là pour vaincre, mais pour témoigner jusqu’à la mort de la ruse féroce, de la puissance injuste et vile, de l’arrêt inique dont il appelle à Dieu. Regardez ces enfants, Seigneur, dans leur faiblesse! leur vanité, aussi légère et aussi prompte qu’une abeille, leur curiosité sans constance, leur raison courte, élémentaire, leur sensualité pleine de tristesse…, entendez leur langage, à la fois fruste et perfide, qui n’embrasse que les contours des choses, riche de la seule équivoque, assez ferme quand il nie, toujours lâche pour affirmer, langage d’esclave ou d’affranchi, fait pour l’insolence et la caresse, souple, insidieux, déloyal. Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid facient!
– Hélas! précisait le curé de Luzarnes, j’ai payé jadis mon expérience assez cher! Mon infortuné confrère a failli mourir devant moi d’une crise d’angine de poitrine, et vous en conviendrez tout à l’heure…
Ce disant, il marchait à grands pas sur la route de Lumbres, suivi du jeune médecin de Chavranches, au trot. Ce praticien encore imberbe, établi depuis peu de mois, jouissait d’une réputation professionnelle à peine au-dessus de ses mérites. L’aplomb de son bavardage, ses audaces de carabin et, par-dessus tout, son mépris de la clientèle, lui avaient gagné tous les cœurs. Nulle bourgeoise qui ne rêvât, pour sa demoiselle, un aveu de cette bouche insolente, et le secours de ses deux mains expertes, aussi capables que la lance fameuse de guérir les blessures qu’elles font. Pas un mourant qui n’ambitionnât d’entendre à son lit funèbre quelqu’une de ces paroles consolantes, pimentées, mezzo voce, d’une plaisanterie de cannibale. Car le muscadin ne fait plus le compte de ceux qui, par ses soins – et pour imiter son langage, – trépassèrent à la rigolade.
– Mon Dieu! c’est bien possible, l’abbé, répondit-il d’un ton conciliant. Appelé en grande hâte et sur le conseil de M. le curé de Luzarnes, il avait trouvé la maîtresse du Plouy en pleine crise de délire, à laquelle l’épuisement seul mit fin. Mais, vers le soir, et la malade endormie:
– Mon cher docteur, s’était-il écrié, j’ai à vous demander comme un service personnel: Votre automobile, dites-vous, doit vous reprendre ici vers sept heures? Il en est cinq à peine. Accompagnez-moi tout doucement jusqu’à Lumbres. Une fois là-bas, qui vous empêche de téléphoner à votre mécanicien de Chavranches, qui viendra vous y chercher? Entre temps, vous aurez examiné sérieusement mon pauvre confrère, et je connaîtrai votre avis.
– Vous le connaissez depuis longtemps! dit le jeune praticien, non sans gaieté. nourriture peu substantielle, pas d’exercice, le séjour dans un presbytère vermoulu, l’église humide, le confessionnal sans lumière et sans air, une hygiène du XIIIe siècle, ma parole!… Angor pectoris à part, il n’en faut pas plus pour achever organisme déjà surmené!… Mais qu’est-ce que vous voulez bien que j’y fasse?
– J’ai mon ministère, vous avez le vôtre, répondit le curé de Luzarnes, noblement. Notre raison d’être, c’est la pitié pour les faibles, l’humanité. Que mon pauvre collègue soit ceci ou cela, que vous importe? Et, si vous dites vrai, ce ne serait encore qu’un de ces cas de déformation professionnelle, qui méritent l’attention de l’observateur, et les soins du praticien…
– Bon! Bon! j’irai… concéda-t-il. Et d’ailleurs, il y a du plaisir à discuter avec un prêtre comme vous, ajouta le docteur de Chavranches.
C’est ainsi qu’ils décidèrent de faire ensemble – et dans un sentiment peu différent – le pèlerinage de Lumbres. À l’entrée du village une pluie fine se mit à tomber; la route blanche, sous leurs pas, se teignit d’ocre; un brouillard au goût de lierre flottait au-dessus. On les vit hâter le pas. L’herbe du cimetière ruisselait d’eau; la grille, sans cesse ouverte et refermée, grinçait lamentable et le haut porche de pierre grise fouetté par l’averse semblait, dans l’ombre mourante, se tendre et palpiter comme une voile. Puis ils entrèrent côte à côte, dans l’église déjà presque vide.
Là, M. le curé de Luzarnes, reposant paternellement la main sur l’épaule je son compagnon:
– Monsieur Gambillet, dit-il à voix basse, je vous aurais épargné volontiers cette visite au sanctuaire, peut-être embarrassante pour vous, mais n’attendrez-vous pas plus agréablement ici que dans une salle de presbytère, aussi froide et aussi nue qu’un parloir de dames Clarisses? D’ailleurs, le gros de la foule est heureusement dispersé. L’abord du confessionnal me paraît libre, et, si mon vénéré confrère prend quelque repos à la sacristie, il ne fera pas difficulté, j’espère, à nous suivre aussitôt chez lui!
Ayant ainsi parlé, il disparut. Le jeune Chavranchais, toujours immobile auprès du bénitier, n’entendit plus un moment que l’écho de sa voix lointaine, le claquement d’une porte, la glissade des gros souliers sur les dalles. Devant lui, une à une, les dévotes attardées, d’un pas menu, leur main furtive au bord de la vasque de marbre, passèrent à le toucher, laissant tomber sur lui un regard de leurs yeux graves. Puis le sacristain paysan souffla les dernières lampes. Enfin le curé de Luzarnes reparut.
– Chose bien surprenante! fit-il. Mon confrère a dû quitter l’église; nous ne l’y trouvons plus. Les confessions d’ailleurs, à ce qu’on m’a dit, sont terminées depuis quarante minutes au moins… Il faut se rendre à l’évidence, monsieur Gambillet… Par la porte du cimetière, sans doute, il a dû regagner la maison… Faites ce dernier petit effort, ajouta-t-il de ce ton familier auquel on ne refuse rien.
– Qu’est-ce que cela me fait? répondit obligeamment le docteur de Chavranches. Mon auto me prend ici vers dix-neuf heures; j’ai le temps… Mais pour un moribond, l’abbé, votre ami est bien ingambe…
Il acheva d’exprimer sa pensée par un sifflement distrait. Car, attendant sans impatience, avec une mâle fermeté, le moment de passer à son tour au premier plan, il eût jugé peu digne d’en paraître ému. Mais ce fut en vain qu’ils interrogèrent la vieille Marthe, dans le parloir aux deux bécassines; elle n’avait pas revu son maître, et ne l’attendait pas si tôt.
– Pauvre cher homme qui dîne à des heures impossibles, et passe plus d’une fois la nuit tout entière à genoux sur le pavé, dans la chapelle des Saints-Anges!
– Il y est encore, messieurs, sûr comme vous voilà! Vous le trouverez dans le petit retrait de la muraille, derrière la table à burettes – une place qu’il aime, – aussi seul qu’en plein bois de Bargemont.
– Ladislas! dit-elle au sacristain qui parut alors sur le seuil, une pile de linge aux bras, l’as-tu vu, toi, en faisant la ronde?
Mais le bonhomme secoua la tête.
– On ferme les portes de l’église, expliqua-t-elle, à six heures, et Ladislas ne les ouvrira qu’à neuf heures, à la prière du soir et au salut. C’est le moment que notre curé se réserve pour mettre un peu d’ordre là-bas, voyez-vous, et ranger à sa mode… Pensez! Il a obtenu de Monseigneur que le Saint-Sacrement serait exposé toute la nuit!… Donnes-tu les clefs à ces messieurs? demanda-t-elle à Ladislas, avec un peu d’embarras.
– J’aime autant les accompagner moi-même, répondit le sacristain, bourru. J’ai une consigne, après tout, la mère! Le temps de casser une croûte, et de boire un verre de vin.
La bonne femme, derrière son dos, branla sa cornette.
– Je m’en doutais bien, messieurs, fit-elle. Mais il aura tôt fait de souper, car il ne mange guère. C’est un mal disant, voyez-vous, mais sans plus de méchanceté qu’un enfant.
– Nous l’attendrons donc, dit le curé de Luzarnes d’un air pincé, interrogeant du regard son compagnon.
– Et… Et j’ai encore une proposition à vous faire, commença la vieille Marthe, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix. Il y a dans la pièce à côté (celle que notre saint du bon Dieu appelle son oratoire, rapport à ce qu’il y confesse aussi) un grand monsieur venu de loin, tout exprès, pour notre curé, un vieux avec la Légion d’honneur, bien honnête, ma foi! bien gentil, et qui doit trouver le temps long.
Le docteur de Chavranches fit des deux mains le geste qui jetait au diable le vieux et sa croix d’honneur.
– Quelque général en retraite?… proposa l’ancien professeur de chimie, avec un sourire complice.
– La carte est sur la table – oui, là devant vous, messieurs, – dit-elle, découragée. Mais il a des yeux si doux, si caressants. Non! ça n’est pas ça, un militaire!
Le carré de bristol était déjà sous le nez de Gambillet, qui rougit comme un enfant.
– Oh! oh! cela change d’aspect! fit-il du ton d’un connaisseur… Il tendit la carte au curé de Luzarnes, qui chancela.
– Antoine Saint-Marin… bredouilla le futur chanoine, la bouche humide.
– De l’Académie française, répondit l’autre, comme un écho.
Le jeune praticien prit une pose, et parut chercher un moment quelque chose…
– Introduisez-nous! dit-il enfin.
L ‘illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. Une curiosité, dont l’âge n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf.
Les jeunes grammairiens qui l’entourent portent aux nues sa simplicité savante, sa phrase aussi rouée qu’une ingénue de théâtre, les détours de sa dialectique, l’immensité de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacés, reconnaît en lui son maître. Ils jouissent, comme d’une victoire remportée sur les hommes, au spectacle de l’impuissance qui raille au moins ce qu’elle ne peut étreindre, et réclament leur part de la caresse inféconde. Nul être pensant n’a défloré plus d’idées, gâché plus de mots vénérables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vérité qu’il énonce d’abord avec une moue libertine, trahie, bernée, brocardée, se retrouve à la dernière ligne, après une suprême culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vainqueur… Et déjà la petite troupe, bientôt grossie d’un public hagard et dévot, salue d’un rire discret le nouveau tour du gamin bientôt centenaire.
– Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier. Aussitôt vingt niais, hâtivement instruits d’Homère par ce qu’ils en ont pu lire en marge de M. Jules Lemaître, célèbrent ce nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne, et courent réveiller, de leurs cris aigus, les Muses consternées. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grâce la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altière déesse, bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles mains… Étrange, effroyable nourrisson!
Depuis longtemps, il avait décidé de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idée d’un nouveau livre. «Les hasards de la vie, confiait-il à son entourage, sur ce ton d’impertinence familière avec lequel il prétend dispenser les trésors d’un scepticisme de boulevard, baptisé pour lui sagesse antique, les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom à ces hommes de mœurs simples et d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appétit. Toutefois ceux-là vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir étendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’être revenu si tard à des rêves d’enfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard?»
Ce propos, d’autres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une espèce de pudeur comique, un sentiment sincère, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. L’illustre écrivain, pour son malheur, n’est que vil, non pas médiocre. Sa forte personnalité, douloureusement à l’étroit dans ses livres, s’est délivrée dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher à tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois à travers les mots. À mesure qu’il avance en âge, le misérable se voit traqué, forcé dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-d’œuvre et bagatelles sa voracité grandissante. Impuissant à se surmonter, conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idée d’un obstacle à vaincre, et du retardement qu’impose la comédie de la séduction, même écourtée, la crainte du fléchissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le découragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain décor succèdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familière, affecte une bonhomie navrante, détourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du regard, à la dérobée, le cotillon court sur lequel, tout à l’heure, il ira rouler sa tête blanche.
Mais hélas! cette morne débauche l’épuise sans le rassasier; il n’imagine rien de plus bas, il touche le fond de son grotesque enfer. Au désir, jamais plus âcre et plus pressant, succède un trop court plaisir, furtif, instable. L’heure est venue où le besoin survit à l’appétit, dernière énigme du sphinx charnel… C’est alors qu’entre ce vieux corps inerte et la volupté vainement pressée la mort se leva, comme un troisième camarade.
Celle qu’il avait tant de fois caressée dans ses livres, et dont il croyait avoir épuisé la douceur, la mort, – d’ailleurs partout visible à travers sa froide ironie, comme un visage sous une eau claire et profonde, – cent fois rêvée, savourée, il ne la reconnut pas. Il la voyait désormais de trop près, bouche à bouche. Il avait choisi l’image d’une lente vieillesse, à la pente douce et fleurie, et qui s’endort contente, au dernier pas. Mais il n’attendait point cette surprise en plein jour, cette effraction… Hé quoi? déjà?
Il s’efforce d’en chasser la pensée, de la déguiser au moins; il dépense à ce jeu misérable des ressources infinies. À peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. «Au secours!» dit le regard. Et l’auditoire s’écrie: «Quel merveilleux causeur!»
M. Gambillet s’avança vers le célèbre auteur du Cierge pascal, et se présenta lui-même, non sans esprit, car il ne manque tout à fait ni de malice ni d’à-propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole:
– M. le curé de Luzarnes, fit-il, est plus qualifié que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de Lumbres, à deux pas de la petite église que vous êtes venu visiter.
Antoine Saint-Marin pencha vers l’abbé Sabiroux sa longue face blême, le considérant de haut en bas, avec ennui.
– Cher et illustre maître, dit alors celui-ci d’un ton mesuré, je ne m’attendais pas à vous voir jamais d’aussi près. Le ministère que j’exerce au fond de ces campagnes nous condamne tous à l’isolement jusqu’à la mort, et c’est un grand malheur que le clergé de France soit ainsi tenu à l’écart de l’élite intellectuelle du pays. Qu’il soit au moins permis à l’un de ses plus humbles représentants… Saint-Marin secoua de haut en bas cette fine main blanche qu’immortalise le tableau de Clodius Nyvelin.
– L’élite intellectuelle du pays, monsieur l’abbé, est une société bien bruyante et bien désagréable que je vous conseillerais plutôt de tenir éloignée de vos presbytères. Et pour l’isolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissé-je y avoir été jadis condamné comme vous!
L’ancien professeur de chimie, un moment déconcerté, choisit de sourire aussi. Mais le jeune docteur de Chavranches, déjà familier:
– Allons, allons! l’abbé, vous voilà comme un bourgmestre à l’entrée du roi dans sa bonne ville. L’illustre maître n’a pas fait cent lieues pour s’entendre louer. Dois-je l’avouer, monsieur, continua-t-il en s’inclinant vers Saint-Marin, je suis prêt moi-même à commettre envers vous une faute plus grave.
– Ne vous gênez pas, répondit le romancier d’une voix douce.
– Permettez-moi seulement de vous demander pour quel motif…
– N’ajoutez plus un mot, si vous tenez à mon estime! s’écria l’auteur du Cierge pascal. Je devine que vous désirez connaître la raison qui m’a déterminé à entreprendre ce petit voyage? Or, grâce à Dieu, je n’en sais pas là-dessus plus long que vous. Le travail de composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous; c’est bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette page-ci est une page blanche.
– J’espère que vous l’écrirez, cependant, soupira le curé de Luzarnes, et j’ose dire que vous nous la devez.
Le regard toujours un peu vague de l’illustre maître tomba de haut sur son benoît quémandeur, et l’effleura sans se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos:
– Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir d’un saint?
– Les clefs du sanctuaire d’abord, remarqua l’enfant terrible de Chavranches, a le bon plaisir du sacristain Ladislas.
– Comment cela? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curé de Luzarnes demandant la parole.
Mais Gambillet, plus prompt, fit à sa manière le récit des événements de la journée, vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, qu’un léger mouvement d’impatience de l’illustre maître rejetait chaque fois au néant. Lorsqu’il eut tout entendu:
– Ma foi, monsieur, dit le romancier, je n’espérais pas tant d’une journée mal commencée. Ô la rafraîchissante surprise d’un peu de surnaturel et de miraculeux!
– Surnaturel et miraculeux? protesta d’une voix grave le curé de Luzarnes.
– Pourquoi pas? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout d’une pièce vers son inoffensif ennemi.
(Si bas que le grand homme soit tombé, la bêtise toute nue lui fait honte. Mais il redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lâcheté d’autrui, comme dans un tragique miroir.)
– Pourquoi pas? répéta-t-il, plutôt sifflant qu’épelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous espérons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l’appelle avec nous. Aujourd’hui, ou dans un millier de siècles, que m’importe, si quelque événement libérateur doit faire brèche un jour dans le mécanisme universel? J’aime autant l’attendre pour demain et m’endormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle m’éveiller de mon rêve? Surnaturel et miraculeux sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et qu’un honnête homme ne prononce qu’avec envie…
De son aveu, jamais le curé de Luzarnes ne se sentit plus injustement mortifié.
– M. Saint-Marin, confia-t-il à son ami Gambiller, m’a paru plus poète que philosophe et capable d’interpréter à sa guise les paroles d’autrui. Mais quelle raison de se mettre en colère?
L’auteur du Cierge pascal lui-même eût été bien embarrassé de répondre. Car il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée.
– Si vous n’avez point vu l’ermite, reprit le docteur de Chavranches pour rompre le silence, au moins connaissez-vous l’ermitage? Quelle curieuse maison! Quelle solitude!
– J’étais tout à l’heure sous le charme, dit Saint-Marin. Il n’y a de vraiment précieux dans la vie que le rare et le singulier, la minute d’attente et de pressentiment. Je l’ai connue ici.
M. Gambillet hocha la tête, approuva d’un sourire prudent. Cependant le grand vieillard, s’approchant de la fenêtre, commença de promener ses longs doigts sur les vitres. La lumière de la lampe faisait danser son ombre, au mur, la diminuant et l’allongeant tour à tour. Au-dehors, les yeux ne distinguaient rien que la tache blême de la route. Et dans le profond silence le docteur de Chavranches entendait le léger grincement des ongles sur le verre poli.
La voix de Saint-Marin le fit tout à coup sursauter:
– Ce diable de sacristain, dit-il, veut nous tuer de mélancolie. Je suis une grande bête d’attendre et de bâiller ici, quand j’ai devant moi tout un jour. Car je ne quitterai Lumbres que demain. Et puis, ma parole! je suis bizarrement rompu.
– D’ailleurs, remarqua M. Gambillet, si les imaginations de l’abbé Sabiroux ont quelque réalité, son pauvre confrère sera hors d’état de vous entretenir ce soir.
– Pour cette fois, d’ailleurs, répondit l’illustre maître, c’est assez de connaître ce presbytère campagnard: un lieu unique.
(Il désignait la pièce aux quatre murs nus d’un geste caressant, comme un rarissime bibelot à tenter le collectionneur.)
Cette simple phrase fut à l’amour-propre du curé de Luzarnes comme un baume.
– Je dois vous faire remarquer, dit-il, que cette salle est improprement désignée sous le nom d’oratoire: mon vénéré confrère s’y tient rarement. À vrai dire, il ne quitte guère sa chambre.
– Ouais? fit l’auteur du Cierge pascal, intéressé.
– Je me ferai une joie de vous y conduire, s’empressa le futur chanoine. M. le curé de Lumbres, j’en suis sûr, vous donnerait volontiers cette marque d’égards, et je ne ferai qu’interpréter sa pensée.
Il prit la lampe, l’éleva au-dessus de sa tête, puis, marquant un petit temps, la main sur le bouton de la porte:
– Si ces messieurs veulent me suivre?
Au premier étage, le curé de Luzarnes, désignant à l’extrémité d’un long couloir une porte entrouverte:
– Permettez-moi de vous précéder, fit-il.
Ils entrèrent après lui. La lampe, tenue à bout de bras, éclairait une longue salle mansardée, peinte à la chaux, et qui parut d’abord absolument vide. Le parquet de sapin, récemment lavé, exhalait une odeur tenace. Quelques meubles, ingénument rangés contre la muraille, apparurent, dénoncés par leurs ombres: deux chaises de paille, un prie-Dieu, une courte table chargée de livres…
– Cela ressemble à n’importe quel grenier d’étudiant pauvre, dit Saint-Marin, déçu.
Mais le futur chanoine, infatigable, les entraînait plus loin, penchant vers le sol son lumignon fumant.
– Voilà son lit, dit cet homme incomparable, avec une espèce de fierté. L’enfant terrible de Chavranches, et l’écrivain, pourtant tous deux sans vergogne, échangèrent par-dessus le large dos un sourire gêné. La paillasse, ridiculement étroite et menue, couverte d’un amas de hardes, faisait à elle seule un spectacle d’une assez pitoyable mélancolie. Cependant, Saint-Marin la vit à peine; il regardait deux gros souliers béants, verdis par l’âge, l’un debout, drôlement campé, l’autre à plat, montrant ses clous rouillés, son cuir gondolé, le retroussis de sa semelle, deux pauvres vieux souliers, pleins d’une lassitude infinie, plus misérables que des nommes.
– Quelle image! dit-il à voix basse; quelle ridicule et merveilleuse image!
Il pensait à la fuite circulaire de toute vie humaine, au chemin vainement parcouru, au suprême faux pas. Qu’était-il allé chercher si loin, ce vagabond magnanime? La même chose qu’il attendait lui-même, au milieu des objets familiers, ses chères estampes, ses livres, ses maîtresses et ses courtisans, dans l’hôtel de la rue de Verneuil, où mourut Mme de Janzé. Jamais le patriarche du néant, à ses meilleures heures, ne s’éleva plus haut qu’un lyrique dégoût de vivre, un nihilisme caressant. Néanmoins, sa gorge se serra, son cœur battit plus vite.
Alors, il parla d’abondance.
– Nous sommes ici, dit-il, dans un lieu consacré, aussi vénérable qu’un temple Si le vaste monde est un champ clos, la place vaut d’être marquée où fut donné le grand effort, tentée la plus folle espérance. Les anciens eussent considéré sans doute notre saint de Lumbres avec mépris; mais une longue expérience du malheur nous a rendus moins sévères pour cette espèce de sagesse, un peu barbare, qui troue dans l’élan même de l’action sa raison d’être et sa récompense. La différence est moins grande qu’on imagine entre celui qui veut tout étreindre et celui qui repousse tout. Il y a une grandeur sauvage que la sagesse antique n’a pas connue…
La belle voix grave de l’illustre écrivain resta comme perchée sur la dernière syllabe, tandis que son regard se fixait à l’angle du mur où le diligent Sabiroux promenait à ce moment la lumière de sa lampe. Dans une sorte de renfoncement, forme par l’arête extérieure du toit, une planchette grossièrement clouée supportait un crucifix de métal. Au-dessous, jetée sur le sol, dans le coin le plus obscur, une lanière repliée, de celles que les toucheurs de bœufs nomment «coutelas», aiguë à sa pointe. large de trois doigts à sa base, pareille à un plat serpent noir. Mais ni le crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maître. C’était, à hauteur d’homme, une singulière éclaboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faite de mille petites traces si rapprochées vers le centre qu’elles n’y formaient plus qu’une masse unique. d’un roux pâli, quelques-unes plus fraîches, d’un rose encore vif, d’autres à peine visibles, dans l’épaisseur de la chaux, comme absorbées, desséchées, d’une couleur indéfinissable. La croix, le fouet de cuir, la muraille rougie… Cette grandeur sauvage que la sagesse antique… L’éminent musicien n’eut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa brusquement sa chanson.
Immobile, M. Gambillet bredouilla plusieurs fois dans sa moustache les mots de folie mystique, guettant en dessous Saint-Marin muet. L’irrésistible confident de la société chavranchaise, si vif à retourner un drap sur des nudités lamentables. et qui se vanta souvent de tout regarder et de tout entendre avec un front d’airain, eut, comme il l’avoua plus tard, froid dans le dos. Le plus épais des hommes ne voit pas sans trouble violer devant lui l’humble secret d’un grand amour, la part réservée du pauvre, son seul trésor, et qu’il emporte avec lui.
M. le curé de Luzarnes, détournant la lampe, dit aussitôt, avec un naturel parfait:
– Mon vénérable ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santé! Dieu me garde de blâmer son zèle! Mais je dois dire que ces violences contre soi-même, non pas prescrites, seulement tolérées, furent néanmoins regardées par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctification, et trop souvent le scandale des faibles ou la risée des impies.
L’ancien professeur appuya ce dernier mot d’un geste familier, le pouce et l’index joints, le petit doigt levé, du ton d’un homme qui précise un point contesté. L’embarras du docteur, le silence de l’autre, lui parurent une preuve assez flatteuse de leur bienveillante attention. Il le marqua d’un sourire, puis partit content, car le prêtre médiocre est, entre tous, impénétrable.
«Que ce grand homme est donc nerveux!» se disait Gambillet, marchant sur les talons de Saint-Marin, et regardant curieusement la longue main d’ivoire crispée sur la canne, dont elle frappait parfois le sol à petits coups. Depuis quelques instants l’auteur du Cierge pascal faisait, en effet, pour cacher son trouble et se surmonter, effort presque héroïque. Sans doute, il n’était pas resté insensible à cette lugubre poésie de la maison du pauvre, mais il y a beau temps que le romancier n’est plus dupe d’aucun battement de son vieux cœur! L’émotion à peine formée, et comme à l’état naissant, est aussitôt mise en ordre, utilisée; c’est la matière première qu’accommode au goût de l’acheteur son industrieux génie.
Le vieux comédien n’est accessible que par les sens; la tache rousse, sur le mur, dans l’auréole de la lampe, avait mis ses nerfs à nu.
On connaît de lui, on sait de mémoire vingt pages effrontées où, de toutes les ressources de son art, le malheureux s’exerce à conjurer son intraitable fantôme. Nul n’a parlé plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et d’amoureux mépris. Nul écrivain de notre langue ne semble l’avoir observée d’un regard si candide, raillée d’une moue si moqueuse et si tendre… Pour quelle mystérieuse revanche, la plume posée, la craint-il comme une bête, comme une brute?
À l’idée de la chute inexorable, ce n’est pas sa raison qui cède au vertige, c’est la volonté qui fléchit, menace de se rompre. Ce raffiné connaît avec désespoir le soulèvement de l’instinct, l’odieuse panique, le recul et le hérissement de l’animal qui, à l’abattoir, vient flairer le mandrin du tueur. Ainsi jadis, si l’on en croit Goncourt, le père du naturalisme et des Rougon-Macquart, réveillé en pleine nuit par les mêmes affres, se jetait au bas du lit, donnant le spectacle d’un accusateur en bannière et tremblant de peur à son épouse consternée.
Debout, sur la première marche, le visage tourné vers la cage obscure, les tempes serrées, la gorge sèche, il respire à grands coups, seul remède à de telles crises. Derrière lui, Gambillet, bloqué, s’étonne, écoute avec inquiétude le souffle irrégulier, profond, du maître. Il appuie légèrement la main sur son épaule:
– Seriez-vous souffrant? dit-il.
Saint-Marin se détourne avec peine, et répond d’une voix fausse:
– Non pas! Non pas… un malaise… une légère suffocation… Cela va mieux… tout à fait bien…
Mais il se sent encore si faible et si lâche que la banale sympathie du médecin de Chavranches est incroyablement douce à son cœur. Dans l’euphorie de la détente nerveuse, il est ainsi souvent tenté de parler, de donner son secret, de mendier au plus près un conseil et un appui. Par bonheur, l’amour-propre engourdi le réveille toujours à temps de son mauvais rêve.
– Docteur, dit-il avec un sourire paternel, l’expérience vous fera connaître que les voyages ne peuvent plus former la vieillesse, mais seulement hâter sa fin. Avantage encore précieux! Car, au dernier détour, lorsqu’un vieux bonhomme souhaite et redoute le petit faux pas qui le précipite au néant, un rien de brusquerie est quelquefois nécessaire.
– Le néant! proteste poliment le curé de Luzarnes, voilà, maître, un bien gros mot?
(Saint-Marin, par-dessus l’épaule du Chavranchais, considère une seconde son insupportable galant.)
– Qu’importe le mot? fait-il. A-t-on le choix?
– Il y a des mots si désespérés… si douloureux… s’écrie le pauvre prêtre, déjà pâlissant.
– Permettez! poursuit l’auteur du Cierge pascal, je n’espère pas qu’une syllabe de plus ou de moins va me conférer l’immortalité!
– Je me fais mal comprendre, riposte le futur chanoine, enragé de conciliation. Sans doute, un esprit comme le vôtre se fait… de la vie future… une autre image…, probablement… que le commun de nos fidèles… mais je ne puis croire que… votre haute intelligence… accepte sans révolte…, l’idée d’une déchéance absolue, irrémédiable, d’une dissipation dans le néant?
Les derniers mots s’étranglent dans sa gorge, tandis qu’il implore des yeux, avec une émouvante confusion, l’indulgence, la pitié du grand homme.
La férocité du mépris que Saint-Marin témoigne aux sots étonne d’abord, car il affecte volontiers par ailleurs un scepticisme complaisant. Mais c’est ainsi qu’il peut manifester au-dehors, avec un moindre risque, sa haine naturelle des infirmes et des faibles.
– Je vous remercie, dit-il au curé de Luzarnes, de me réserver un autre paradis que celui de votre vicaire et de vos chantres. Les dieux me préservent cependant d’aller chercher là-haut une nouvelle Académie, quand la seule française m’ennuie assez!
– Si j’entends bien votre raillerie, répond le futur chanoine, vous m’accusez…
– Je ne vous accuse pas, s’écrie Saint-Marin tout à coup, avec une extraordinaire violence. Sachez seulement que je craindrais moins le néant que vos ridicules Champs Élysées!
– Champs Élysées… Champs Élysées, ronchonne le bonhomme abasourdi… Loin de moi la pensée de défigurer l’enseignement… Je voulais seulement mettre à votre portée… parlant votre langage…
– Ma portée… mon langage! répète l’auteur du Cierge pascal, avec un sourire empoisonné.
Il s’arrête un moment, reprend haleine. La lampe, qui tremble dans les mains du curé de Luzarnes, éclaire en plein son visage blême. La bouche mauvaise s’abaisse aux coins, comme pour un haut-le-cœur. Et c’est son cœur, en effet, son vrai cœur, que le vieux comédien va jeter, va cracher une fois pour toutes, aux pieds de ce prêtre stupide.
– Je sais ce que m’offrent les plus éclairés de vos pareils, l’abbé, l’immortalité du sage, entre Mentor et Télémaque, sous un bon Dieu raisonneur. J’aime autant celui de Bérenger en uniforme de garde national! L’antiquité de M. Renan, la prière sur l’Acropole, la Grèce de collège, des blagues! Je suis né à Paris, l’abbé, dans une arrière-boutique du Marais, d’un papa beauceron et d’une mère tourangelle. J’ai répondu la messe comme un autre. Si j’avais à me mettre à genoux, j’irais encore tout droit à ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire des grimaces aux pieds de Pallas-Athéné, comme un professeur ivre! Mes livres! Je me moque bien de mes livres! Un dilettante, moi! Un bec fin? J’ai pris de la vie tout ce que j’ai pu prendre, entendez-vous, à grandes lampées, la gorge pleine! Je l’ai bue à la régalade: advienne que pourra! Il faut en prendre son parti, l’abbé. Qui jouit craint la mort. Autant s’essayer à la regarder en face que se distraire aux bouquins des philosophes, ainsi qu’un patient chez le dentiste feuillette les journaux illustrés. Un sage couronné de roses, moi! Un bonhomme antique! Ah!… il y a tel moment où l’adoration des niais vous fait envier le pilori! Le public ne nous lâche plus, veut toujours la même grimace, n’applaudit qu’elle, et demain nous traitera de menteurs et de baladins. Hé! Hé! si les bigots savaient peindre! Au fond, nous sommes dupes, l’abbé, repics et capots! Un gâcheur de plâtre, qui ne songe qu’à se remplir les tripes, montre plus de malice que moi; jusqu’à la dernière minute, il peut espérer boire et manger son saoul. Mais nous!… On sort du collège avec des visions de poète. On ne voit rien de plus désirable au monde qu’un beau flanc de marbre vivant. On se jette aux femmes à corps perdu. À quarante ans, on couche avec des duchesses, à soixante il faut déjà se contenter d’aller riboter avec des filles. Et plus tard… Plus tard… Hé! Hé! plus tard… on porte envie à des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent vieillir!… La voulez-vous, ma pensée? La pensée de l’illustre maître, ma pensée toute crue? Quand on ne peut plus…
Il acheva sa phrase, toute crue en effet, dans une véritable explosion de dégoût. Les traits si fins eurent alors cette expression d’hébétude, le rictus sournois, l’effrayante immobilité du vice sur un visage de vieillard. Gambillet l’observait en dessous avec un sourire cruel. Le curé de Luzarnes avait reculé de deux pas. Sa détresse à ce moment eût attendri le baron Saturne de l’immortel Villiers.
– Voyons… Voyons… maître… bégaya-t-il. La religion dont je suis le ministre… a des trésors d’indulgence… de charité… Le scrupule touchant le dogme… peut… doit en quelque mesure… s’accorder avec une paternelle sollicitude… une bienveillance particulière même… pour certaines âmes exceptionnelles… Je ne croyais pas qu’un effort sincère de conciliation… de synthèse… une certaine largeur de vues… La vie future… selon l’enseignement de l’Église.
Les arguments se pressaient dans sa pauvre cervelle confuse; il eût voulu les donner à la fois, sa pensée sautant de l’un à l’autre, comme l’aiguille affolée d’une boussole…
Alors, le robuste vieil homme marcha vers lui, le masquant de ses larges épaules:
– La vie future? L’enseignement de l’Église? s’écria-t-il en le défiant de ses yeux pâles, y croyez-vous? là… Y croyez-vous sans barguigner? Tout bêtement? Oui ou non?…
(Et, certes, il y avait dans la voix de l’auteur du Cierge pascal peut-être autre chose que l’accent d’un injurieux défi…) Mais qui peut espérer tenir le curé de Luzarnes dans les deux branches de la pince? Il n’a jamais douté sérieusement des vérités qu’il enseigne, simplement parce qu’il n’a jamais douté de lui-même, de son critère infaillible. Il hésite pourtant. Il cherche en hâte une formule heureuse, un de ces mots adroits… Hélas! son redoutable adversaire le serre décidément de trop près… Il lève vers lui une main qui demande grâce. «Comprenez-moi bien…» commence-t-il d’une voix mourante.
Saint-Marin lui jette un regard véritablement flambant de haine. Puis il lui tourne le dos. L’infortuné s’efforce en vain; la phrase commencée s’étrangle dans sa gorge, tandis que montent à ses yeux de vraies, de honteuses larmes.
M. Gambillet ne comprit jamais par quel miracle une conversation d’abord paisible, haussant de ton par degrés, pût s’achever dans un tel désordre qu’ils s’en revirent un moment, tous les trois, sous la lumière de la lampe, face à face, ainsi que d’irréconciliables ennemis. C’est qu’ils vivaient une de ces minutes singulières où la parole et l’attitude ont chacune un sens différent, lorsque les témoins s’interpellent sans plus s’entendre, poursuivent leur monologue intérieur et, croyant s’indigner contre autrui, s’animent seulement contre eux-mêmes, contre leur propre remords, comme les chats mystérieux jouent avec leur ombre.
Dans le silence qui suivit, gros d’un nouvel orage, la porte extérieure s’ouvrit tout à coup, et les marches de l’escalier craquèrent une à une, sous un pas pesant. Leur surexcitation était telle qu’ils se regardèrent avec une espèce de terreur sacrée. Mais, en reconnaissant le calme visage de Marthe, l’abbé Sabiroux, le premier, respira:
– En voilà bien d’une affaire! marmottait la vieille, essoufflée.
Puis, sur la dernière marche, frappant à petits coups son tablier pour le défriper, elle observa les trois hommes d’un regard rapide.
– Ladislas vous attend, messieurs, dit-elle.
Ils la suivirent jusqu’à la porte du jardin, docilement, sans parler. Le ciel était plein d’étoiles.
– Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une lanterne balancée dans l’ombre, à travers le cimetière. J’entends son pas. Vous trouverez l’église ouverte.
Un instant, elle retint le curé de Luzarnes par sa manche et, dressée sur la pointe de ses galoches, lui glissa ces mots à l’oreille:
– Faites-lui entendre raison, au moins; depuis hier au soir, il n’a pas mangé! Si c’est Dieu possible!
Elle disparut sans attendre la réponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux compagnons sous le porche. Au-dessus d’eux, la haute église s’enlevait dans la nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au-dedans les souliers ferrés du sacristain traînant sur les dalles.
– Nous continuerons donc à courir ensemble notre aventure, dit aimablement Saint-Marin à l’ancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la vie. Je n’aurais pas le cœur de dîner avant que vous n’ayez remis la main sur votre insaisissable saint; et d’ailleurs il ne faut pas moins que cette intervention d’en haut pour clore ce soir nos petites querelles.
La fraîcheur de l’air après l’averse dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curé de Lumbres, et du cercle enchanté de la lampe sur le mur, son accès de fureur n’était guère plus qu’un méchant rêve.
– Entrons donc… dit simplement Sabiroux (mais avec quel regard de gratitude!)
Dès qu’il les aperçut, Ladislas se hâta vers eux. Le futur chanoine l’accueillit d’un ton gaillard:
– Hé bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf?
(Le visage du bonhomme exprimait une stupéfaction profonde.)
– Notre curé n’est point là, dit-il.
– Par exemple! s’écria Sabiroux, d’une voix dont l’écho roula longtemps sous les voûtes.
Il croisait les bras, révolté.
– Soyons sérieux! reprit-il… Êtes-vous si sûr que?…
– J’ai tout visité, répondit Ladislas, coin par coin. Je pensais bien le trouver à la chapelle des Anges; il y va chaque jour, après souper, dans un petit coin qu’il faut connaître… Mais ni là ni ailleurs… J’ai fouillé jusqu’à la tribune, ainsi…
– Mais que supposez-vous? intervint Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable!
Le futur chanoine approuva d’un signe de tête.
– Pour moi, dit Ladislas, M. le curé a pu sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusqu’au calvaire du Roû. C’est une promenade qu’il aime à faire, la nuit tombante, en récitant son chapelet.
– Ah! Ah! soupira bruyamment le docteur de Chavranches.
– Laissez-moi finir, reprit le sacristain; à l’heure où nous voilà, vingt minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentré, rentré depuis longtemps… J’ai bien réfléchi là-dessus… Il était ce soir si faible, si pâle… À jeun depuis hier soir… À mon idée, il a pu tomber de faiblesse…
– Je commence à le craindre, dit Sabiroux.
Il réfléchit un moment, les bras toujours croisés, plus d’aplomb que jamais, gonflant ses joues. Tout à coup son parti fut pris:
– Je suis désolé, mon cher maître… d’être… indirectement… la cause d’un dérangement…
– Aucun… aucun dérangement, protesta le cher maître, décidément radouci. Je dirais presque, en somme, que l’histoire m’amuse, si je ne devais partager votre inquiétude… Je ne vous proposerai pas toutefois d’aller plus loin, sur mes vieilles jambes… Je préfère vous attendre ici…
– La course ne sera pas longue, j’espère, conclut l’ancien professeur. Mathématiquement, nous devons le trouver là-bas… M. Gambillet voudra bien m’accompagner; son assistance m’est plus nécessaire que jamais. Venez avec nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du maréchal. Si notre malheureux ami doit être transporté…
La voix s’éteignit peu à peu dans l’éloignement. La porte se referma sur elle. L’illustre auteur du Cierge pascal se trouva seul et sourit.
Sourire magique! La vieille église, attiédie par le jour, respire autour de lui, d’une lente haleine; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrète que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou s’amasse dans les coins sombres, pareille à une eau dormante. Un renfoncement du sol, l’angle d’un mur, une niche vide la recueille comme dans une ornière de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers l’autel, ressemble au fanal sur un étang solitaire.
Saint-Marin flaire avec délice cette nuit campagnarde, entre des murailles du XVIe siècle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagné le côté droit de la nef, se ramasse à l’extrémité d’un banc de chêne, dur et cordial; une lampe de cuivre, au bout d’un fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement léger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-être, ce sont les vitraux poussiéreux qui grelottent dans leur résille de plomb, au trot d’un cheval, sur la route.
À cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais où, s’écartent juste assez pour me permettre de jouir en paix d’une heure parfaite…!» (Car il croit volontiers à ces politesses du hasard, à des accords mystérieux.) Cette église, ce silence, les jeux de l’ombre… Voyons! tout est à lui…tout l’attendait. Au moins, qu’ils ne reviennent pas trop tôt, souhaite-t-il.
Ils ne reviendront pas trop tôt.
(Les mourants connaissent bien leurs désirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait Mécislas Golberg, ce vieux juif.)
L’angoisse de l’éminent maître s’est dissipée peu à peu dans le grand silence intérieur qu’il a si rarement connu. Mille souvenirs s’y allument, pareils aux petites lumières d’une ville nocturne. Sa mémoire les repasse et jouit de leur confusion, de leur désordre enivrant. À travers les limites tracées par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, s’appellent et se répondent!… Un clair matin de vacances, où retentit le beau son de cuivre d’une bassine à confitures…, un soir où coule une eau limpide et glacée, sous un feuillage immobile…, le regard surpris d’une cousine blonde, à travers la table familiale, et la petite poitrine haletante… et puis tout à coup – le demi-siècle franchi d’un bond – les premières morsure, de la vieillesse, un rendez-vous dénoué…, le grand amour, chèrement gardé, pas à pas défendu, disputé, jusqu’à la dernière minute, lorsque les lèvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain féroce… C’est là sa vie – tout ce que le temps épargne – qui dans son passé garde encore forme et figure; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre. trente livres célèbres… Hé quoi! cela compte-t-il si peu?… Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres, et par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami:
Il n’en éprouve d’ailleurs nul regret. La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret. ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. «Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter.» La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, distillent en grimaçant leurs petits livres compliqués, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire.
Cependant, qu’importe à l’auteur du Cierge pascal le grignotement dans son ombre de tant de quenottes assidues? Il a rongé plutôt par nécessité que par goût, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentés! Ce soir, il pourrait rêver d’eux sans colère. Il songe, en frissonnant de plaisir, à la grande ville lointaine, à sa foule bouillonnante, sous l’énorme ciel noir. La reverra-t-il jamais? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, là-bas, dans la nuit si douce?
Presque au-dessus de sa tête, l’horloge bat à petits coups, comme un cœur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aïeule sans âge, qui dispense à regret, depuis des siècles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il écoute, perceptible à peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des années et des années encore, à travers de nouveaux espaces le silence, jusqu’au jour… Quel jour? Quel jour aura marqué pour la dernière fois, du coup de minuit, les deux aiguilles rouillées, les deux commères, avant de s’arrêter pour jamais?
Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisâtre, scellée au mur, porte une inscription dont il déchiffre lentement les larges lettres dédorées.
À la mémoire…, de… Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1711… et de Mélanie-Hortense Le Pean, son épouse… de Pierre Antoine Dominique… de Jean-Jacques Heame, seigneur d’Hemecourt… de Paul-Louis-François… et ainsi jusqu’au bas de la liste, jusqu’au dernier: Jean-César Heame d’Hemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, décédé à Cannes… en 1889… Bienfaiteur de cette église…
Priez pour cette Famille entièrement éteinte…
demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour s’excuser d’être là.
– Fameuse perte!… murmure l’auteur du Cierge pascal entre ses dents. Mais il sourit d’un bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravé, rehaussé d’or fin, aussi cossu que n’importe quelle autre pièce de mobilier bourgeois! Rien de plus triste qu’une tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaînées, fouettée par la pluie, un jour d’hiver. Mais à l’abri du froid et du chaud, face au banc d’œuvre où le défunt marguillier reçut le pain bénit, cette pierre, aussi lisse et polie qu’au premier jour, cirée chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort! La sensibilité de l’écrivain s’émeut pour ce confortable posthume. Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que d’autres encore, sous les dalles aux lettres effacées, çà et là, jusqu’au pied de l’autel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sûre assise! On peut rêver dormir là, de compagnie… Jamais le célèbre romancier ne se sentit si résigné, si docile. Une fatigue exquise détend jusqu’à ses dernières fibres, fait flotter devant ses yeux l’image de la profonde église endormie, désormais sans secret, amicale, familière. Il goûte une paix jamais sentie, un extrême bien-être, presque religieux… Il se dorlote, il s’étire; il étouffe un bâillement, comme une prière.
Au-dehors, le ciel s’obscurcit; un dernier vitrail du transept s’éteint tout à fait. Désormais, la porte s’ouvre et se referme sur un fond de velours noir, où le monde extérieur ne se dénonce plus que par son parfum. Des ombres éparses se rapprochent, s’assemblent. Ur chuchotement discret court au long des travées, de banc de chêne en banc de chêne, des petits pas impatients gagnent le seuil, l’église se vide peu à peu de son menu peuple invisible. L’heure du salut quotidien est passée depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze éclairent seules l’immense vaisseau. Que se passe-t-il? Qu’attendre encore?… On se cherche à tâtons, on s’appelle de loin, d’une petite toux caressante, on discute entre initiés. Car, avec la dernière diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu: Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers s’éloignent cependant. Saint-Marin va rester seul.
Pour lui seul, ce grand joujou un peu funèbre, mais charmant tout de même – pour le seul auteur du Cierge pascal – pour lui seul! Il suit amoureusement du regard les nervures de la voûte, réunies en rosace, et qui retombent trois â trois sur les pilastres des murailles latérales, d’un mouvement si souple, d’une grâce vivante, presque animale. Le maître-maçon qui, jadis, traça leur course aérienne, n’a-t-il pas, sans le savoir, travaillé pour réjouir les yeux du génie vieillissant? Qu’attendent de plus les dévots et les dévotes, et même ce prêtre paysan, lorsqu’ils lèvent le nez vers leur ciel vide, qu’un relâchement de leurs liens, une courte paix, la provisoire acceptation de la destinée? Ce qu’ils appellent naïvement grâce de Dieu, don de l’Esprit, efficace du Sacrement, c’est ce même répit qu’il goûte dans ce lieu solitaire. Pauvres gens, dont la candeur s’embarrasse de tant d’inutiles discours! Brave saint campagnard qui croit consommer chaque matin la Vie éternelle, et dont les sens ne connaissent pourtant qu’une illusion assez grossière, comparable à peine au rêve lucide, à l’illusion volontaire du merveilleux écrivain. «Que ne suis-je venu plus tôt, se dit-il, respirer l’air d’une église rustique!… Nos grand-mères 1830 savaient des secrets que nous avons perdus!» Il regrette la visite au presbytère, qui pensa l’égarer, le sot pèlerinage à la chambre du saint (ce pan de mur dont la vue fit chanceler un moment sa raison), spectacle en somme un peu barbare, et fait pour un public moins délicat… «La sainteté, s’avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle à voir qu’en scène; l’envers du décor est puant et laid.» Sa cervelle en rumeur bourdonne de mille pensées nouvelles, hardies; une jeune espérance, confuse encore, émeut jusqu’à ses muscles; il ne s’est pas senti, depuis bien des jours, si souple, si vigoureux.
– Il y a une joie dans le vieillir, s’écrie-t-il, presque à voix haute, qui m’est révélée aujourd’hui. L’amour même – oui, l’amour même! – peut être quitté sans rudesse. J’ai recherché la mort dans les livres, ou dans les ignobles cimetières citadins, tantôt démesurée, comme une vision formée dans les rêves, tantôt rabaissée à la taille d’un homme en casquette, qui tient en bon état, disent-ils, la clôture des tombes, enregistre, administre. Non! c’est ici, ou dans d’autres séjours semblables, qu’il faut l’accueillir avec bonhomie, ainsi que le froid et le chaud, la nuit et le jour, la marche insensible des astres, le retour des saisons, à l’exemple des sages et des bêtes. Combien le philosophe peut apprendre de choses précieuses, incomparables, du seul instinct de quelque vieux prêtre tel que celui-ci, tout proche de la nature, héritier de ces solitaires inspirés dont nos pères firent jadis les divinités des champs. Ô l’inconscient poète, qui, cherchant le royaume du ciel, trouve au moins le repos, une humble soumission aux forces élémentaires, la profonde paix…
En étendant le bras, l’illustre maître pourrait toucher du doigt le confessionnal où le saint de Lumbres dispense à son peuple les trésors de sa sagesse empirique. Il est là, entre deux piliers, badigeonné d’un affreux marron, vulgaire, presque sordide, fermé de deux rideaux verts. L’auteur du Cierge pascal déplore tant de laideur inutile, et qu’un prophète villageois rende ses oracles au fond d’une boîte de sapin; mais ü considère toutefois avec curiosité le grillage de bois derrière lequel il imagine le calme visage du vieux prêtre, souriant, attentif, les yeux clos, la main levée pour bénir. Qu’il l’aime mieux ainsi que tout sanglant, là-haut, face à la muraille nue, le fouet à la main, dans son cruel délire! «Les plus doux rêveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ces secousses un peu vives qui raniment dans leur cerveau les images défaillantes. Ce que d’autres demandent à la morphine ou à l’opium, celui-ci l’obtient des morsures d’une lanière sur son dos et ses flancs.»
Au bout du fil de fer, la lampe de cuivre oscille doucement, passe et repasse. À chaque retour l’ombre se déploie jusqu’aux voûtes, puis, chassée de nouveau, s’embusque au noir des piliers, s’y replie, pour se déployer encore. «Ainsi passons-nous du froid au chaud, rêve Saint-Marin, tantôt bouillants d’ardeur, effervescents, tantôt froids et las, selon des lois méconnues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme était encore un défi. L’indifférence même, où nous crayons plus tard tout atteindre, n’est bientôt qu’une pose assez fatigante à garder. Quelle crampe, Seigneur! derrière le sourire épicurien. Mais nos petits-neveux ne réussiront pas mieux que nous. L’esprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque l’air sous tous les angles, du négatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus décrié que ce nom de dilettante, porté jadis avec honneur? La nouvelle génération fut manifestement marquée d’un autre signe; on a su lequel depuis: c’était celui de son sacrifice, sort honorable, envié par les militaires. J’ai vu, tout frémissant d’une impatience sacrée, le jeune Lagrange pareil à un pressentiment vivant… Il goûte avant moi le repos qu’il a détesté. Croyants ou libertins, de quelque mot qu’on nous nomme, ce n’est pas assez que notre recherche soit vaine; chaque effort hâte notre fin. L’air même que nous respirons brûle au-dedans, nous consume. Douter n’est pas plus rafraîchissant que nier. Mais d’être un professeur de doute, quel supplice chinois! Encore, dans la force de l’âge, la recherche des femmes, l’obsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensée. Nous vivons dans le demi-délire de la délectation morose, coupé d’accès de désespoir lucide. Mais d’année en année les images perdent leur force, nos artères filtrent un sang moins épais, notre machine tourne à vide. Nous remâchons dans la vieillesse des abstractions de collège, qui tenaient de l’ardeur de nos désirs toute leur vertu; nous répétons des mots non moins épuisés que nous-mêmes; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah! l’épreuve la plus dure est de comparer sans cesse à sa propre déchéance l’ardeur et l’activité d’autrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lèvera plus… À quoi bon tenter ce qui ne peut être tenté qu’une fois? Ce bonhomme de prêtre a fait moins sottement qui s’est retiré de la vie avant que la vie ne se retirât. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en être au plus tôt délivré; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au désir, il se flatte d’être moins tenté. Je jurerais qu’à trente ans il s’était fait des félicités de vieillard, sur quoi l’âge n’a pu mordre. Est-il trop tard pour l’imiter? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maîtres grossiers, dans la poudre des séminaires, peut s’élever par degrés à la sérénité du sage, mais son expérience est courte, sa méthode naïve et parfois saugrenue, compliquée d’inutiles superstitions. Les moyens dont dispose, à la fin de sa carrière, mais dans la pleine force de son génie. un maître illustre, ont une autre efficace. Emprunter à la sainteté ce qu’elle a d’aimable; retrouver sans roideur la paix de l’enfance; se faire au silence et à la solitude des champs; s’étudier moins à ne rien regretter qu’à ne se souvenir d: rien; observer par raison, avec mesure, les vieux préceptes d’abstinence et de chasteté, assurément précieux; jouir de la vieillesse comme de l’automne ou du crépuscule; se rendre peu à peu la mort familière, n’est-ce pas un jeu difficile, mais rien qu’un jeu, pour l’auteur de beaucoup de livres, dispensateur d’illusion? Ce sera ma dernière œuvre, conclut l’éminent maître, et je ne l’écrirai que pour moi, acteur et public tour à tour…»
Mais ce dernier livre est celui-là qu’on n’écrit pas, à peine entrevu dans les songes. De le rêver seulement est un signe fatal. Ainsi les vieux chats qui vont mourir caressent encore des griffes la laine du tapis, et traînent sur les belles couleurs un regard plein d’une tendresse obscure.
C’est ce même regard que l’auteur du Cierge pascal fixe au mince treillage de bois derrière lequel il imagine son héros bénisseur, patriarche au rire indulgent, à la langue savoureuse et drue, riche de l’expérience des âmes. Il l’aime déjà de tout le bien qu’il peut en attendre. Pour être un saint on n’en est pas moins sensible à une certaine forme rare de la courtoisie, cette sympathie attentive, pénétrante, qui est la suprême politesse d’un grand seigneur de l’intelligence. Celui que la flatterie rebute goûte mieux les formes supérieures de la louange. Hé! Hé! d’autres que l’illustre Saint-Marin se sont agenouillés ici, ont écouté le bon vieillard, et sont partis moins lourds. Pourquoi pas? Dans la confession, l’expérience du péché est-elle jamais complète? N’y a-t-il pas, dans la honte de l’aveu, même incomplet, déloyal, une sensation âpre et forte qui ressemble au remords, un remède un peu rude et singulier à l’affadissement du vice? Et d’ailleurs les maniaques de la libre pensée sont bien sots de dédaigner à l’église une méthode de psychothérapie qu’ils jugent excellente et nouvelle chez un neurologiste en renom. Ce professeur, dans sa clinique, fait-il autre chose qu’un simple prêtre au confessionnal: provoquer, déclencher la confidence pour suggestionner ensuite, à loisir, un malade apaisé, détendu? Combien de choses pourrissent dans le cœur, dont ce seul effort délivre! L’homme célèbre, qui vit dans son ombre, se voit dans tous les yeux, s’entend sur toutes les lèvres, se reconnaît jusque dans la haine et l’envie qui le pressent, peut bien tenter d’échapper à sa propre obsession, de rompre le cercle enchanté. Il ne s’ouvre jamais à l’inférieur, il ment toujours à son égal. S’il laisse après lui des mémoires véridiques, sa dissimulation naturelle se double d’un de ces effrayants accès de vanité posthume que le public connaît assez. Rien n’est moins qu’une parole d’outre-tombe. Alors… Alors, il est beau qu’une fois, par hasard, ce don précieux de lui-même, qu’il a toujours refusé, il le fasse au premier venu, comme on jette une poignée d’or à un mendiant.
Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usées par les genoux, avec autant de curiosité que d’envie… Une fois là, le reste va de soi. Qui le retiendrait? Ce qui fut donné si souvent à cette même place, aux vieilles filles illettrées, ne sera pas refusé sans doute à l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, délicieux railleur! Il ne faut qu’un petit effort, après avoir sucé, vidé tant de sensations rares et difficiles, parlé tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau d’un philosophe campagnard, désabusé, pacifié, à point dévot. Depuis l’empereur qui planta des raves, on a vu plus d’un grand de ce monde s’assurer une mort bucolique. En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie: «Je tiens mon Polyeucte!…»
«Je tiens mon saint!» pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appétit au morceau de gros pain arraché de la bouche du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve.
C’est une belle chose de goûter si tard les joies de l’initiation! De Paris à Lumbres, il est vrai que la route est longue; mais du presbytère tout proche à l’église paisible, quel autre espace il a franchi! Tout à l’heure encore, inquiet, anxieux, sans autre espoir que de rentrer bientôt, tête basse, au petit hôtel de la rue de Verneuil, pour y mourir un jour, inutile, oublié, au bras d’une servante qui murmure à la cantonade que «le pauvre Monsieur a bien du mal à passer», maintenant délivré, libre, avec un projet en tête – ô délices! – une petite fièvre à fleur de peau… En six semaines tout peut être décidé, conclu. Il trouvera quelque part, à la lisière d’un bois, une de ces maisons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouses vertes. La conversion de Saint-Marin, sa retraite à Lumbres… le cri de triomphe des dévots… la première interview… une délicate mise au point… qui sera comme le testament du grand homme: une suprême caresse à la jeunesse, à la beauté, au plaisir perdus, non point reniés, puis le silence, le grand silence, où le public ensevelit pieusement, côte à côte, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint.
L’obsession devient si forte qu’il croit rêver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. Il regarde avec méfiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert l’invite… Hé quoi! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline: le lieu même où il se manifeste aux âmes? L’auteur du Cierge pascal est seul et d’ailleurs il s’inquiète peu d’être vu. À soixante-dix ans, sa première impulsion est toujours nette, franche, irrésistible, dangereux privilège des écrivains d’imagination… Sa main tâtonne, trouve une poignée, ouvre d’un coup.
L’hésitation a suivi le geste, au lieu de le devancer; la réflexion vient trop tard. Un remords indéfinissable, le regret d’avoir agi si vite, au hasard; la crainte, ou la honte, de surprendre un secret mal défendu, lui fait un instant baisser les yeux; mais déjà le reflet de la lampe sur les dalles a trouvé l’ouverture béante, s’y glisse, monte lentement… Son regard monte avec lui…
… S’arrête… À quoi bon? On ne recouvre plus ce que la lumière découvre un: fois, pour toujours.
… Deux gros souliers, pareils à ceux trouvés là-haut; le pli d’une soutane bizarrement troussée… une longue jambe maigre dans un bas de laine, toute roide, un talon posé sur le seuil, voilà ce qu’il a vu d’abord. Puis… petit à petit… dans l’ombre plus dense… une blancheur vague, et tout à coup la face terrible, foudroyée. Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrêmes une bravoure froide et calculée. D’ailleurs, mort ou vif, ce bonhomme inattendu l’irrite au moins autant qu’il l’effraie. En somme, on l’interrompt tout à coup, au bon moment, en plein rêve; le dernier mot reste, au fond de sa boîte obscure, à ce témoin singulier, au cadavre vertical. Un professeur d’ironie trouve son maître, et s’éveille, quinaud. d’un songe un peu niais, attendrissant.
Il ouvre largement la porte, recule d’un pas, mesure du regard son étrange compagnon, et sans oser encore le défier, l’affronte.
– Beau miracle! siffle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Le brave prêtre est mort ici sans bruit, d’une crise cardiaque. Tandis que ces imbéciles trottent à sa recherche sur les chemins, il est là, bien tranquille, telle une sentinelle, tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant!…
Dressé contre la paroi, les reins soutenus par l’étroit siège sur lequel il s’est renversé au dernier moment, arc-bouté de ses jambes roides contre la mince planchette de bois qui barre le seuil, le misérable corps du saint de Lumbres garde, dans une immobilité grotesque, l’attitude d’un homme que la surprise met debout.
…
Que d’autres soient, d’une main amie, sous un frais drap blanc, disposés pour le repos; celui-ci se lève encore dans sa nuit noire, écoute le cri de ses enfants… Il a encore quelque chose à dire… Non! son dernier mot n’est pas dit… Le vieil athlète percé de mille coups témoigne pour de plus faibles, nomme le traître et la trahison… Ah! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entêté dans sa gloire perdue, plein de mépris pour le bétail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent à son gré, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huée formidable remue sa tête obstinée. De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art! Qu’importe! un autre encore l’entend, que les cieux ne cèleront pas toujours!
Seigneur, il n’est pas vrai que nous vous ayons maudit; qu’il périsse plutôt, ce menteur, ce faux témoin, votre rival dérisoire! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection, héritée de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible… Notre intelligence est épaisse et commune, notre crédulité sans fin, et le suborneur subtil, avec sa langue dorée… Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L’incomparable raisonneur, dédaigneux de contredire, s’amuse à tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. Périssent avec lui les mots perfides! C’est par son cri de douleur que s’exprime la race humaine, la plainte arrachée à ses flancs par un effort démesuré. Vous nous avez jetés dans l’épaisseur comme un levain. L’univers, que le péché nous a ôté, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa sainteté, au premier matin des jours. Ne nous mesurez pas le temps, Seigneur! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se détourne si vite! Sans cesse le regard épie, à droite ou à gauche, une impossible issue; sans cesse l’un de vos ouvriers jette son outil et s’en va. Mais votre pitié, elle, ne se lasse point, et partout zous nous présentez la pointe du glaive; le fuyard reprendra sa tâche, ou périra dans la solitude… Ah! l’ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-là! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… Car ta douleur est stérile, Satan!… Et pour moi, me voici où tu m’as mené, prêt à recevoir ton dernier coup… je ne suis qu’un pauvre prêtre assez simple, dont la malice s’est jouée un moment, et que tu vas rouler comme une pierre… Qui peut lutter de ruse avec toi? Depuis quand as-tu pris le visage et la voix de mon Maître? Quel jour ai-je cédé pour la première fois? Quel jour ai-je reçu avec une complaisance insensée le seul présent que tu puisses faire, trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable à un cœur d’homme? Tu souffrais, tu priais avec moi, ô l’affreuse pensée! Ce miracle même… Qu’importe! Qu’importe! Dépouille-moi! Ne me laisse rien! Après moi un autre, et puis un autre encore, d’âge en âge, élevant le même cri, tenant embrassée la Croix… Vous ne sommes point ces saints vermeils à barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mêmes envieraient l’éloquence et la bonne santé. Notre part n’est point ce que le monde imagine. Auprès de celle-ci, la contrainte même du génie est un jeu frivole. Toute belle vie, Seigneur, témoigne pour vous; mais le témoignage du saint est comme arraché par le fer.
Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprême du curé de Lumbres, élevée vers le juge, et son reproche amoureux. Mais, à l’homme illustre qui l’est venu chercher si loin, il a autre chose à dire. Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble à une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profère plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux défi:
– TU VOULAIS MA PAIX, S’ÉCRIE LE SAINT, VIENS LA PRENDRE!…
(1926)