14.

43 apr. J.C.

Il ne fut guère difficile de remonter jusqu’au port d’attache de Vagnio, sur l’île d’Öland. Quelques questions judicieuses, et les Patrouilleurs apprirent qu’il avait pris à son bord un jeune garçon et une jeune fille originaires d’un village sis trente kilomètres plus au sud. Mais que s’était-il passé auparavant ? Une enquête sur le terrain s’imposait. Toutefois, Everard et Floris décidèrent au préalable d’effectuer une surveillance aérienne couvrant les mois précédents. Plus ils récolteraient d’indices supplémentaires, mieux ce serait. Vagnio n’était pas nécessairement au courant d’un drame familial, par exemple. Autre cas de figure : lui et ses hommes se garderaient de faire des confidences à un étranger comme Everard. Et ce dernier n’aurait peut-être même pas la possibilité de les interroger à leur campement.

Laissant sur place leur van et leurs chevaux, les deux Patrouilleurs décollèrent sur leurs scooters. Ils avaient dressé une carte de l’île et comptaient sauter d’un point à un autre de leur maillage spatio-temporel. S’ils apercevaient quoi que ce soit de suspect, ils iraient l’observer, de près si possible, avant d’envisager une intervention. Cette procédure risquait de ne déboucher sur rien, mais c’était la seule applicable vu qu’ils ne pouvaient se permettre de consacrer des années à leur mission.

Parvenus mille cinq cents mètres au-dessus des feux allumés en l’honneur du solstice d’été, ils sautèrent quinze jours en aval, se retrouvant au sein d’un azur infini. Le vent était aussi vif que glacial. Ils avaient une vue imprenable sur la mer Baltique inondée de soleil, sur les collines boisées de la Suède à l’ouest, et sur l’île d’Öland, ce patchwork de lande, de forêts, de roche et de sable – autant de noms de lieu qui ne seraient attribués que lors des siècles à venir.

Everard fît un tour d’horizon avec son scanner. Il se raidit. « Là-bas ! s’exclama-t-il dans son micro. Vers sept heures… vous le voyez ? »

Floris émit un sifflement. « Oui. Un navire romain ancré au large, c’est ça ? » Pensive : « Plus probablement gallo-romain, en provenance de Bordeaux ou de Boulogne plutôt que d’un port méditerranéen. Rome n’a jamais eu de relations régulières avec la Scandinavie, mais les archives mentionnent quelques visites officielles, sans compter les négociants qui allaient jusqu’au Danemark pour se procurer de la marchandise en évitant les intermédiaires habituels. De l’ambre en particulier.

— C’est peut-être important pour notre affaire. Regardons-y de plus près. » Everard augmenta l’amplification visuelle.

Floris l’avait précédé. Elle hurla.

« Ô mon Dieu ! » s’écria Everard.

Floris fondit sur la scène. L’air qu’elle déplaçait tonnait sur son sillage.

« Arrêtez, idiote ! beugla Everard. Revenez ! »

Floris l’ignora, elle ignora ses tympans douloureux, elle ignora tout ce qui n’était pas l’atrocité devant elle. L’écho de son cri lui servait d’oriflamme. On eût dit un faucon attaquant sa proie, ou encore une Walkyrie enragée. Tapant du poing sur sa console, Everard poussa un juron et, réduit à l’impuissance, la suivit à une allure plus modérée. Il s’immobilisa à quelques centaines de mètres d’altitude, se plaçant le dos au soleil.

Les hommes, massés autour de la malheureuse pour jouir du spectacle ou attendre leur tour, entendirent un fracas. Levant la tête, ils virent le mortel destrier fonçant sur eux. Ils s’égaillèrent en hurlant. Celui qui besognait la jeune fille s’écarta d’elle et dégaina son couteau. Peut-être voulait-il la tuer, peut-être n’était-ce qu’un réflexe. Aucune importance. Un rayon bleu saphir lui pénétra la bouche. Il s’effondra devant sa victime. Sa cervelle en fumée s’échappa par la plaie béante de son crâne.

Floris vira sèchement. Flottant à deux mètres du sol, elle tira sur l’homme le plus proche. Frappé au ventre, il s’écroula sur le sable, tressautant de tous ses membres – comme un scarabée renversé sur le dos, songea Everard. Floris s’en prit à un troisième et le tua net. Puis elle se figea, restant une bonne minute immobile sur sa selle. Aux larmes qui coulaient sur ses joues se mêlait une sueur glacée.

Un frisson la parcourut de la tête aux pieds. Rengainant son pistolet, elle descendit près d’Edh avec une douceur de feuille sur la brise.

Ce qui est fait est fait, disait le glas qui sonnait dans le crâne d’Everard. Il s’empressa de passer ses options en revue. Aveuglés par la panique, certains des marins survivants couraient sur la grève ou filaient vers la forêt. Deux autres s’étaient ressaisis et nageaient en direction du navire, où régnait déjà l’horreur. Le Patrouilleur se mordit les lèvres jusqu’au sang. « Bon », fit-il d’une voix atone. Effectuant une série de sauts dans l’espace-temps, il tua jusqu’au dernier des marins qui avaient abordé l’île, achevant sa tâche en abrégeant les souffrances du blessé. Je ne pense pas que Janne ait souhaité le torturer. Elle l’a oublié, c’est tout. Remontant à une altitude de quinze mètres, il s’immobilisa et observa la suite des événements avec ses seuls instruments.

Edh se redressa en position assise. Elle avait les yeux vitreux, mais elle réussit à rabattre sa robe sur ses cuisses ensanglantées. Toujours pieds et poings liés, Heidhin rampa vers elle. « Edh, Edh », gémissait-il. Il s’arrêta lorsque le scooter se posa entre eux. « Ô déesse vengeresse…»

Floris mit pied à terre et s’agenouilla près d’Edh, la prenant dans ses bras. « C’est fini, ma petite chérie, sanglota-t-elle. Tout ira bien maintenant. Plus jamais tu ne souffriras ainsi. Tu es libre à présent.

— Niaerdh. Mère de Tout, tu es venue.

— Inutile de nier votre essence divine, gronda Everard dans l’écouteur de Floris. Foutez le camp avant d’aggraver encore la situation.

— Non, répliqua la femme. Vous ne comprenez pas. Je dois lui donner le peu de réconfort dont je suis capable. »

Everard se tut. Sur le navire, les marins remontaient frénétiquement la chaîne d’ancre. « Détache-moi, implora Heidhin. Laisse-moi la rejoindre.

— Admettons que je comprenne, dit Everard. Mais faites vite, d’accord ? »

Edh reprenait lentement ses esprits, mais ses yeux noisette restaient frappés d’émerveillement. « Que souhaites-tu de moi, Niaerdh ? murmura-t-elle. Je suis à toi. Mais ne l’ai-je pas toujours été ?

— Tue les Romains, tous les Romains ! sanglota Heidhin. Je t’offrirai ma vie pour cela, si c’est ce que tu exiges. »

Pauvre gosse, songea Everard, ta vie nous appartient déjà, nous pouvons la prendre quand ça nous chante. Mais je ne peux pas te demander d’être rationnel en un tel moment, pas vrai ?

Ni à l’avenir, d’ailleurs. Tu n’as rien des Européens instruits et agnostiques de mon époque. A tes yeux, les dieux existent et ton plus noble devoir est de redresser les torts.

Floris caressa les cheveux défaits de la jeune femme. De sa main libre, elle étreignit son corps mince, dolent et tremblant. « Je ne veux que ton bien-être, je ne veux que ton bonheur, lui dit-elle. Je t’aime.

— Tu m’as sauvée, bredouilla Edh, c’est parce que… parce que je dois… quoi donc ?

— Écoutez-moi, Floris, ou nous sommes perdus, insista Everard. Le temps est complètement chamboulé et ce n’est pas aujourd’hui que vous le remettrez d’aplomb. C’est impossible. Si vous continuez sur votre lancée, il n’y aura jamais de Tacite 1, ni même de Tacite 2, si ça se trouve. Nous n’avons pas notre place ici, et c’est à cause de nous que l’avenir est en danger. Laissez tomber ! »

Son équipière se pétrifia.

« Es-tu troublée, Niaerdh ? lui demanda Edh d’une voix d’enfant. Qu’est-ce qui peut te troubler, déesse ? Est-ce parce que les Romains souillent ton monde ? »

Floris ferma les yeux, les rouvrit et lâcha la jeune femme. « C’est à cause… à cause du malheur qui t’afflige, ma chérie. » Se relevant : « Poursuis ta route. Poursuis-la avec courage, libre de la peur comme de la peine. Nous nous reverrons. » À Everard : « Dois-je détacher Heidhin ?

— Non, Edh tranchera ses liens avec un couteau. Il l’aidera à regagner le village.

— Oui. Cela leur fera du bien à tous deux, n’est-ce pas ? Un peu de bien, tout du moins. »

Floris enfourcha son scooter temporel. « Je suppose qu’il vaut mieux que nous montions vers le ciel plutôt que de disparaître, dit Everard. Rejoignez-moi. »

Il jeta un ultime regard sur la grève. On eût dit qu’il sentait le regard que les deux jeunes gens posaient sur lui. Au large, le navire avait hissé la voile et filait vers l’ouest. Vu qu’il lui manquait plusieurs hommes d’équipage, dont deux ou trois officiers, sans doute ne rentrerait-il jamais au port. Et s’il y parvenait, les marins n’oseraient peut-être pas raconter leur mésaventure. Qui les croirait ? Mieux valait inventer un récit plus plausible. Dans tous les cas, naturellement, on les soupçonnerait de vouloir dissimuler une tentative de mutinerie. Un crime puni de mort. Peut-être choisiraient-ils de renoncer à Rome pour tenter leur chance chez les Germains. Sachant que leur sort n’affecterait en rien l’histoire, Everard s’en foutait complètement.

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