Le Rosny escalada une dune, parvint au sommet et bascula. Et, aussi soudainement qu’un rideau tiré parurent les superstructures de la cité des martiens jaunes. Contrairement aux noirs, ils avaient conservé en surface un certain nombre d’établissements permanents. C’étaient pour la plupart des hautes tours complètement closes, percées de rares hublots. Très en avant des constructions s’étageaient des séries de petits fortins à demi-enterrés. Un mur métallique assez haut et percé de portes, entourait la cité proprement dite.
Sli donna ses instructions à Ray qui traduisit. Il fallait contourner la cité, les portes percées de ce côté-ci n’étant pas assez grandes pour le Rosny. La manœuvre s’accomplit, et l’astronef passant sous un porche, pénétra dans l’enceinte.
Ce n’était pas sans méfiance que Paul avait décidé d’y entrer. Au fond, comme le disait Bernard, ils ne connaissaient rien des martiens jaunes. Une trahison était toujours possible. Aussi quand, revêtus de scaphandres, ils descendirent à terre, fit-il jouer le dispositif de sécurité qui rendait l’ouverture du sas impossible pour qui n’avait pas le secret. Ils avancèrent vers la tour la plus proche, où, à leur approche, béa une porte triangulaire. Elle se referma derrière eux. Malgré lui, Paul eut l’impression d’un piège, qui ne devait se dissiper qu’à la longue. La terre de Mars leur avait été jusqu’à présent si hostile !
Ils se trouvèrent dans une antichambre, dont les parois émettaient une faible luminescence bleue. Puis ils passèrent directement dans un ascenseur, qui plongea aussitôt. La descente dura 5 minutes et fut rapide. Sli répondait de son mieux aux questions, mais sa science du dialecte noir n’était pas inépuisable, et celle de Ray était courte. Aussi bien des questions restèrent sans réponse, ou ne purent même être formulées. Ils comprirent vaguement qu’on allait les présenter à un conseil. Mais s’agissait-il d’un gouvernement, d’un comité d’experts ou d’une académie ? Ils prirent une galerie, qui les conduisit dans une salle où de nombreux martiens attendaient. À peine y étaient-ils qu’avec un léger sifflement un engin ovoïde arriva en glissant et s’arrêta devant eux. Ils y montèrent, en compagnie de martiens. Anaena ne vint pas. Elle devait rejoindre quelqu’un. Ray ne comprit pas s’il s’agissait ou non de ses parents. L’engin se remit en marche à une vitesse qu’il était difficile d’apprécier, les parois ne comportant aucun hublot. L’aménagement intérieur était simple, mais confortable, et occupait tout le volume. Pas trace de moteurs. Paul supposa qu’il s’agissait d’un procédé électromagnétique, par solénoïdes aspirant l’engin. Après 10 minutes de trajet, il y eut un arrêt à une autre gare, puis ils repartirent et arrivèrent dans une gare ou plusieurs lignes se croisaient. Ils y débarquèrent, prirent encore une galerie, et débouchèrent sur la cité.
C’était une vaste caverne apparemment artificielle, et dont les dimensions étaient loin d’atteindre celles de la caverne de martiens noirs. Elle avait une forme elliptique, et devait mesurer quelques kilomètres dans son grand axe, et 3 ou 400 mètres de haut. La majeure partie en était occupée par des vergers ou serpentaient des rivières. Aux deux foyers de l’ellipse se dressaient des sortes de tours, ou plutôt de piliers, car elles touchaient la voûte, de 500 mètres de diamètre. Elles avaient l’air d’avoir été taillée dans le roc, étaient percées de fenêtres et garnies de balcons. Sli désigna la plus proche : Anak, puis la plus éloignée : Enak. Des explications qui suivirent, Ray démêla que la grotte était l’une des principales résidences des martiens jaunes, et que les deux piliers constituaient deux villes. Enak était la ville administrative et artistique, Anak la ville scientifique et la capitale. Sur le sol, entre des rangées d’arbres roux ou verts, courait un lacis de lignes où circulaient des tramways découverts, monorails. Pendant qu’ils regardaient, plusieurs passèrent à la station toute proche. Ils allaient vite, 60 ou 80 à l’heure. Toute cette perspective était éclairée par une lumière bleu pâle, qui ne semblait pas à Bernard particulièrement propre à assurer la photosynthèse des végétaux et qui lui faisait un peu mal aux yeux. De légers planeurs volaient à vitesse réduite, et se posaient soit à terre, soit sur les balcons des cités. Louis ayant fait observer qu’il ne voyait pas bien leur utilité dans un espace aussi réduit, Sli répondit que ceux-là ne servaient qu’au sport, mais qu’il y en avait d’autres, très rapides, dans de grands tunnels qui unissaient les villes jaunes.
Sur l’invitation de leur guide, ils prirent un des légers tramways. Ils allèrent droit à Anak. Là, par un dédale de couloirs et d’ascenseurs, ils arrivèrent à la salle où le conseil les attendait. C’était un grand espace blanc, orné de panneaux représentant probablement l’ancienne vie sur Mars. On y voyait des paysages marins, des prairies où couraient des animaux inconnus, mais assez proches des animaux terrestres. Il y avait aussi des vues de villes rappelant curieusement certaines agglomérations humaines. Une en particulier, représentée en vue aérienne, avec sa grande place centrale en étoile et sa tour de métal ajourée, figurait assez bien Paris. Au fond de la salle, sous un plafond d’un blanc immaculé, 38 sièges de métal garnis de coussins souples attendaient les occupants. Devant chacun d’eux se trouvait une petite table de métal gris.
— Nous sommes en avance, remarqua Bernard.
Comme il disait ces mots, il y eut un glissement, et un panneau se fendit en deux ; par l’ouverture ainsi créée, 37 personnages entrèrent. Les cinq premiers étaient des vieillards qui occupèrent 5 sièges légèrement en retrait. Puis venait une foule mélangée, hommes et femmes ; la dernière qui entra fut Anaena. Un siège restait vide. Sli se détacha alors de leur groupe et s’y assit.
— Tiens, tiens, glissa Bernard à Ingrid. Il paraît que nous avons sauvé une huile ! Regarde Anaena sur son siège ! Quel air grave ! J’ai l’impression de passer un examen devant un jury très difficile.
Ingrid pouffa.
— Tais-toi !
Un des vieillards parla alors sans se lever. Il avait une belle voix grave et pleine, des gestes lents et pleins de noblesse. Il s’exprimait dans le dialecte noir.
— Gens de cette planète que nous nommons Gale, et que vous appelez Terre, au nom de toute notre race et de nos alliés, je vous souhaite un heureux séjour dans notre vieille cité. Nous vous remercions d’avoir sauvé celle qui, quoique très jeune, est un des espoirs de notre science, Anaena.
Il parlait lentement, détachant bien ses mots ; Ray traduisait à mesure. Le vieillard reprenait :
— Pour le moment, nous ne pouvons guère échanger des idées, car nous nous parlons dans une langue qui nous est étrangère à tous. Aussi, plutôt que de prolonger des discussions oiseuses, nous allons nous mettre à apprendre votre langue. De votre côté, il vous sera utile d’apprendre la nôtre, pour peu que vous prolongiez votre séjour parmi nous. Je sais par Sli et Anaena que vous êtes des savants de la Terre, et je crois que nous avons intérêt à échanger nos pensées. Vous aurez ici toute liberté. Je vous demande seulement de respecter nos coutumes, même si elles vous paraissent bizarres. Nous respecterons les vôtres. Vous serez logés ici, à Anak, dans le palais de la Science. Anaena et Sli se chargeront du côté matériel de votre installation. Demain, si vous le voulez bien, commencera l’étude de nos langues.
Plusieurs fois, pendant ce discours, Ray avait été obligé de faire répéter sous une autre forme une phrase qu’il n’avait pas comprise. Le plan de travail leur paraissant sage, ils n’élevèrent aucune objection.
Un mois et demi après, Ray, Sig, Bernard et Ingrid, très doués pour les langues, patoisaient suffisamment pour se tirer d’affaire tout seul. Paul et Hélène étaient un peu en retard ; quant à Louis, à sa grande honte, il éprouvait des difficultés. Anaena, Sli et presque tout le conseil parlaient un français lent et un peu petit nègre, mais compréhensible. Leurs progrès étaient du reste rapides. Les terrestres logeaient presque au sommet d’Anak, dans une série de chambres donnant sur un balcon commun. De la vue s’étendait sur la campagne. Les chambres étaient simplement et élégamment meublées : fauteuils confortables, table légère en métal, lit composé d’un sommier très souple et d’une simple couverture, sans plus. Ici aucune variation de climat n’était à craindre. À l’intérieur toutefois, car pour l’extérieur les martiens jaunes avaient remarqué qu’une alternance de chaleur et de fraîcheur était favorable à leur végétation. De jour, une riche lumière ambrée éclairait toute la grotte, et la nuit était représentée par la lumière bleue qui les avait surpris à leur arrivée. À l’intérieur des chambres on pouvait faire l’obscurité à volonté. Les portes ne comportaient aucun système de fermeture. Preuve, avait pensé Bernard, que les Martiens ne craignaient pas d’intrusions dans leur intimité. Ils furent assez longs à savoir quelle Était l’organisation sociale. Les martiens jaunes étaient résolument collectivistes. Ils n’avaient la propriété stricte que des objets personnels, tels que vêtements, livres, instruments de travail, etc. Les logements appartenaient à l’état, mais chacun était libre d’occuper le sien tant qu’il lui plaisait d’y rester. Primitivement, il n’avait le droit d’en changer la disposition et l’ornementation qu’après avis favorable d’un comité esthétique. Mais depuis longtemps, des millénaires avait précisé Sli, ces comités n’avaient plus eu à émettre de veto, et s’étaient transformés en une réunion de gens ayant le culte de la beauté sous toutes ses formes, et cherchant à la faire régner partout. Même les machines industrielles avaient maintenant des formes pures.
La seule restriction notable à la liberté était celle-ci : la population étant très peu nombreuse, 11 millions à ce que comprit Bernard, chaque martien et martienne devait à l’État un certain nombre d’heures de travail par mois. Celui de Sli consistait à patrouiller à bord d’un Kryox, celui d’Anaena à s’occuper du matériel des écoles. Par ailleurs, le premier était sculpteur, et la deuxième géo, ou plutôt aérophysicienne.
La famille existait toujours comme fait biologique, mais non légal. Pleine liberté était laissée à chacun dans ses liaisons. Cependant, la fidélité était très fréquente. Les enfants étaient désignés par un nom suivi de la mention fils ou fille de. Les garçons s’appelaient ainsi de leur nom suivi du nom du père, les filles de leur nom suivi du nom de la mère. Par rapport à l’État, ils étaient désignés en plus par une série de numéros. Le gouvernement était représenté par une série de comités d’expert qui tous étaient sous l’autorité du conseil des 38. Celui-ci groupait les esprits éminents de la planète. Ils étaient élus par les comités. Chaque martien pouvait faire partie d’un comité. Il suffisait qu’il se soit montré apte à faire son travail particulier correctement. Mais cela n’entraînait aucun avantage social, et beaucoup de martiens de valeur préféraient se consacrer entièrement à leur métier. Il y avait pour les gouvernants une discipline qui devenait de plus en plus stricte à mesure qu’on montait l’échelle. Un membre de comité ou du conseil pouvait démissionner provisoirement. Dans ce cas, il lui fallait attendre deux ans pour être rééligible. Pour qui avait failli à la règle, l’exclusion était immédiate et définitive.
— Et cela marche ? demanda Bernard un peu incrédule quand Anaena lui eut exposé ceci.
— Oui. N’oubliez pas que nous avons passé, il y a bien longtemps, par des heures terribles, et que nous n’avons pas eu le choix. Nous entendre ou la fin de l’espèce. On vous montrera un de ces jours de vieux documents du temps de l’épouvante. Et nous avons des millions d’années d’éducation derrière nous ! Au début le conseil fut un gouvernement autoritaire et impitoyable, lucide et dur, appuyé par une police forte et fanatique, et disposant de terribles moyens de contrainte. Il sut ne jamais en abuser. À mesure que l’éducation se perfectionnait, ce qui avait été prohibition est devenu la coutume. Nous sommes très libres parce que nul de nous n’a le désir de faire des choses déraisonnables. Mais pour qui voudrait vivre comme un fou, le séjour ici deviendrait rapidement intenable, même si nous ne prenions pas de mesures contre lui.
Ils visitèrent les écoles. Jusqu’à un âge qui correspondait à 10 ans terrestres, l’éducation était surtout physique. On apprenait aussi aux enfants à se servir correctement de leur langue, à varier leurs expressions, à dessiner et à modeler, à jouer d’un instrument de musique, et à conduire certaines machines. De 10 à 15 ans venait la phase surtout littéraire : ils lisaient des œuvres des écrivains martiens qui convenaient à leur âge. Ils apprenaient aussi les rudiments des sciences, et commençaient les jeux athlétiques. De 16 à 20 ans, venait la phase scientifique. On déroulait devant eux les grands traits de l’histoire de la planète et des races qui la peuplaient, et la grandiose aventure cosmique. Ils apprenaient aussi un métier. Ils continuaient également à lire les classiques et à s’exercer aux arts et à la musique. Après 20 ans, ils étaient libres de choisir la voie qui leur plaisait.
— Mais vous, Anaena, quel âge avez-vous donc ?
— De vos années ?
— Oui.
Elle fit un rapide calcul.
— 23.
— Vous paraissez bien plus jeune ! Je vous en aurais donné 17 !
— Nous nous développons plus lentement que vous. Nous ne sommes adultes qu’à 30 de vos années.
— Vous êtes alors des monstres de précocité ! Et combien de temps vivez-vous ?
— 150, 160, parfois 180 ans.
— Le double de nous, quoi ! Est-ce racial, ou une conséquence de votre science ?
— C’est notre science qui nous le permet. Nos ancêtres ne vivaient que 90 ou 100 ans. Vous pourrez interroger sur ce sujet mon frère Loi. Il est biologiste et vous renseignera mieux que moi. Mais je pense que si vous restiez ici, vous vivriez aussi longtemps que nous.
Un jour vint, qui devait être inoubliable pour les terrestres. La veille au soir, Agum, président du conseil des 38 leur avait annoncé que maintenant qu’ils comprenaient suffisamment la langue de leur hôtes, on leur ferait une conférence accompagnée de projection de films sur l’histoire de la planète. La séance commença de très bonne heure. Le conférencier était Tser, professeur d’histoire à ce qui correspondait à l’Université. C’était un vieillard géant pour les martiens jaunes, puisque sa taille atteignait presque celle de Bernard. Quoique très âgé, et tout blanc, il était encore en pleine force. C’était du reste une personnalité puissante, un ancien rôdeur de planète, selon le terme dont usaient les martiens pour désigner ceux que la curiosité poussait à visiter les lieux les plus inhospitaliers de Mars. Il avait été le chef de la mission qui, 40 ans terrestres plus tôt, avait essayé de reprendre le contact avec les martiens rouges, isolés depuis des millénaires du côté du pôle sud. La mission n’avait du reste trouvé qu’une ville désertée.
Tser commence à parler. Il articulait très nettement, pour mieux se faire comprendre.
— Je n’entreprendrai pas de vous dire quel a été le passé de Mars avant l’apparition des hommes, ni même quelles ont été les premières civilisations, œuvres d’hommes blancs, comparables à vous. Je commencerai mon exposé peu de temps avant le grand changement. À cette époque-là, il y a 30 millions 112 mille 700 ans, Mars était partagé entre 12 nations, qui après de multiples guerres, avaient réussi à vivre en paix, à peu près désarmées. Le seul espace qui échappait à leur juridiction était un assez vaste domaine, situé à l’équateur, qui appartenait aux martiens rouges. Ceux-ci n’étaient pas des hommes. Sans empiéter sur le domaine de mes collègues biologistes, je dois indiquer leur origine. À une époque indéterminée, peu de temps après la conquête des métaux, une espèce d’insectes, ressemblant à vos fourmis d’après ce que j’en sais, s’était développée jusqu’à atteindre une très grande taille, et un psychisme comparable au nôtre, quoique différent. Mais, jusqu’à l’ère des États-Unis de Mars, ils n’avaient guère évolué dans un sens industriel, et, chose étrange, aucune hostilité ne les avait jamais dressé contre les humains. Les deux espèces vivaient en bonne intelligence, et nous avions même envoyé chez eux des missions chargées de les civiliser. Leur seule activité consistait en la culture d’une sorte de céréale et en l’édification de vastes cités souterraines très pauvres. Brusquement, cela changea. Ils renvoyèrent nos missions, et il y eut une prolifération considérable de leur peuple, qui les mit à l’étroit. Puis un jour, nos avant-gardes qui gardaient la frontière virent avec stupeur paraître les premières machines de guerre qu’ils aient construites. Incontestablement au début ils ont copié nos propres inventions. Quoi qu’il en soit, ils mirent sur pied en un temps très court une puissante industrie. Probablement méditaient-ils leur surprise depuis longtemps. Rapidement ils se mirent à produire à leur tour des inventions originales.
Bref nos avant-postes furent annihilés par la surprise et n’offrirent qu’une résistance médiocre. L’armée des rouges déferla sur un grand espace, conquit rapidement les onzième et douzième états, dont les noms se sont perdus. Les villes de surface furent détruites, la population chassée ou massacrée. Hâtivement réuni, le conseil des états décida la guerre. On se remit à construire ces machines qu’on avait abandonnés avec tant de joie. Et, cinq ans après l’attaque des rouges, les premières escadres aériennes massives des martiens blancs commencèrent à attaquer les territoires ennemis.
Avant de continuer, je vais faire défiler devant vos yeux les images de ce qu’était alors la civilisation martienne ; notre air, sans jamais avoir été aussi dense que le vôtre, l’était suffisamment pour soutenir des machines volantes à une vitesse faible.
Il fit un signe, et sur l’écran les images défilèrent. Ils virent de grandes villes, populeuses et animées, des campagnes cultivées, survolées par des avions légers à grande surface portante. La population, paisible avait la peau blanche. Comme technique, c’était très supérieur à tout ce qu’avait encore produit le cinéma en couleur terrestre. Puis ce furent des vues aériennes prises au-dessus du territoire des rouges, montrant le bombardement des orifices de leurs cités souterraines. Sur l’écran apparut un être rappelant une fourmi. Il en avait le corps divisé en trois, les six pattes, la grosse tête et les antennes. Mais quatre pattes seulement étaient ambulatoires. Les deux pattes antérieures étaient nettement adaptées à la préhension, trifides au bout, et terminées par des griffes aiguës, opposables. Les mandibules existaient, réduites. Deux grands yeux sombres et fixes, situés sur le côté de la tête, encadraient trois ocelles.
La projection cessa et Tser reprit :
— La guerre fut dure. Au début, nous eûmes la maîtrise absolue de l’air. Plusieurs fois nous chassâmes les rouges de la surface. Ils se retiraient alors dans leurs cités souterraines et y préparaient de nouvelles armées. Jamais nos ancêtres ne purent y pénétrer. Puis la lutte changea de face. Ce fut d’abord l’apparition de machines volantes chez les rouges. Bâties sur des principes différents des nôtres, elles s’avérèrent égales à nos meilleurs types. Quelles étaient au juste les armes de bord, tant des nôtres que des leurs, nous ne le savons pas. La guerre fut longtemps indécise. Puis nous perdîmes du terrain. Nous évacuâmes à nouveau les 11 et 12es états. Le 10 et le 9es suivirent entraînant la perte de la majorité de nos mines de chrome. Alors fut conclue une trêve, sans contredit à l’avantage des rouges. Ils gardaient les états conquis, plusieurs de nos villes étaient détruites, alors que les leurs, souterraines, avaient très peu souffert. La trêve fut conclue par un de nos présidents, homme de génie, nommé Biler. Il voulait surtout gagner du temps. Il pensait que puisqu’on ne pouvait pas vaincre les rouges en les attaquant par la surface, il fallait porter la guerre dans leurs cités en les attaquant par le sous-sol. Nos ancêtres se mirent à construire des perforatrices monstrueuses, et étaient prêts à reprendre la guerre quand la mutation brusque se produisit.
Depuis une vingtaine d’années, on avait constaté ce fait curieux qu’il naissait beaucoup d’enfants profondément différents de leurs parents. Il n’y avait eu depuis la préhistoire, qu’une seule race humaine sur Mars, la race blanche. Or, il semblait bien que cet état de chose était en train de changer. Le premier enfant « muté » qui naquit fut Anax ; il appartenait à la race jaune, la nôtre, et son cas fut examiné à l’époque avec curiosité. Comme à part ses particularités, il était normal, la curiosité se détourna vite de lui. Mais il avait été filmé, et le film nous est parvenu par hasard. Le voici.
Sur l’écran parut un jeune enfant semblable à ceux que les terrestres avaient vu dans les écoles. Peut-être était-il un peu moins blond. Il jouait dans un parc magnifiquement fleuri. À un moment, il tourna la tête vers l’objectif et sourit. Ce sourire vieux de trente millions d’années émut étrangement Bernard.
— Les naissances extraordinaires s’étaient rapidement multipliées. Mais, dans la fureur de la guerre, qui durait depuis 30 ans déjà, personne n’y porta grande attention, à part quelques biologistes. Deux races seulement ont survécu, la nôtre et les noirs. Mais il s’en forma bien une douzaine dont une géante, qui atteignait trois mètres de haut. Pour des raisons mal élucidées, elles dégénérèrent rapidement. Au moment où le président Biler pensait reprendre les hostilités, la proportion d’enfants anormaux qui naissaient atteignit 70 %, dont 30 % de jaunes et 25 % de noirs. La vérité apparut aux plus fermés à l’évidence : l’espèce se transformait. Vraisemblablement, les rouges avaient dû se transformer également, ce qui expliquait leur subit changement de comportement. Seulement chez eux le physique n’avait pas changé, et la mutation avait été psychique. Quelles sont les causes de ces mutations ? Certains pensèrent qu’elles étaient dues à un surcroît de rayonnements à la suite de la grande catastrophe solaire qui avait eu lieu peu de temps avant, et qui avait englouti une planète intérieure à Mercure, heurtée et déviée par un colossal bolide. Mais cette théorie s’accorde mal avec le fait que de pareilles mutations ont dû se produire dans le règne animal au cours des périodes géologiques. Nos biologistes modernes pensent avoir résolu le problème, et vous pourrez vous en entretenir avec eux. Quatre-vingt ans après la mort du président Biler, la population de Mars ne comprenait plus que des jaunes, des noirs et quelques autres. Le dernier blanc, un chimiste, mourut tragiquement dans un accident. Nous avions, jaunes et noirs, hérité de leur science, de leur langue, et de leur inimitié avec les rouges.
La trêve continua encore quelques années. Il y eut de grands remaniements de population. D’un commun accord, jaunes et noirs se partagèrent le territoire. Il y eut en effet dès le début une profonde antipathie entre les races. Mutuellement, nous nous trouvions hideux et insupportables. Ils étaient surtout portés aux études psychologiques et physico-chimiques considérées d’un point de vue pratique. Nous faisions nos délices des grandes théories explicatives, sans guère chercher d’applications. Pour la construction de machines, ils nous étaient alors nettement supérieurs, et sans l’aide des rouges nous aurions été détruits. Mais j’anticipe. La trêve fut rompue. Une nuit, les rouges incendièrent et détruisirent Kopak, capitale des noirs et centre métallurgique important. Le lendemain, ce fut Talle, notre capitale, qui flamba. Les perforatrices Biler se trouvaient inemployées dans nos arsenaux ; immédiatement elles se mirent à l’ouvrage. Trente jours après la destruction de Talle, elles firent irruption dans la capitale rouge du onzième état. Ce fut une surprise complète. Nous la noyâmes sous d’énormes quantités de gaz toxiques, à base d’acide cyanhydrique. Puis eut lieu la phase décisive de la guerre. Un chef influent des rouges fut fait prisonnier. Par lui nous apprîmes de façon indiscutable que ce n’étaient pas les rouges qui avait rompu la trêve, mais les noirs. Nous décidâmes alors de faire notre possible pour arrêter la guerre. Un conseil de paix eut lieu un mois après. Nous reconnûmes aux rouges la possession du dixième, onzième et douzième états. Ils nous restituèrent le neuvième, et s’engagèrent à nous fournir à titre d’échange tout le chrome qui nous était nécessaire. Tout semblait heureusement terminé.
Nous avions compté sans les noirs ! Huit jours après ceux qui écoutaient leur radio entendirent une véhémente accusation de trahison de la cause humaine portée contre nous. Vingt-quatre heures après c’était la guerre. Nous avons conservé les films de l’attaque de nos villes par les noirs. En voici un exemple :
L’écran montra une petite cité, à la nuit, brillamment illuminée en l’honneur de la paix. Dans les rues une foule visiblement heureuse. Puis soudain les faisceaux des projecteurs saisissant des avions dans leurs doigts mobiles, les explosions, la chute des maisons, soufflées par quartiers entiers, et pour finir une véritable pluie de feu en nappes, consumant tout ce qui était resté debout.
— La ville de Ble comptait 55 000 habitants. Pas un ne survécut. Ce document fut trouvé dans les débris d’un avion abattu. Cette nuit-là nous eûmes 600 000 morts ! Ce fut le premier emploi par les noirs du « feu liquide » qui devait nous faire tant de mal. Malgré tous leurs efforts, nos chimistes ne sont jamais arrivés à en déterminer la formule. Ce corps se détruisait en produisant son effet.
Les rouges, attaqués souterrainement par le même feu liquide, réagirent vigoureusement. Le deux du mois de Tlo de l’ère de paix – naïvement nous avions fait commencer une ère à la paix avec les rouges – une escadre aérienne rouge et une escadre jaune firent leur jonction au-dessus de la ville noire de Klek, qu’elles nettoyèrent de toute vie.
Et cette guerre infernale continua, pendant des siècles, avec des interruptions. Pendant longtemps nous eûmes le dessous. Une à une, nos villes flambèrent. Nous fûmes réduits à trois états, le 1, 2 et 4. Les rouges tinrent mieux et ne cédèrent qu’un seul état, le 12. C’est alors que la collaboration de deux physiciens de génie, un jaune, Blio et un rouge, dont le nom s’est perdu, changea la face des choses. Ils réussirent à créer, dans des conditions très particulières, un corps nouveau combinant l’hélium ionisé et l’oxygène. Ce composé, stable dans des conditions très étroites de pression et de tension électrique agit avec un formidable dégagement de chaleur quand ces limites sont franchies. Nous équipâmes nos derniers avions de ce produit, nos perforatrices et en déposâmes des stocks sous les villes noires, et un jour, nous rendîmes à l’ennemi le décuple du mal qu’il nous avait fait. Dès ce moment, la partie était gagnée. La lutte continua spasmodiquement pendant 15 ans encore. Puis les noirs commirent ce que nous appelons le « crime planétaire ». Par un beau matin, tel qu’il n’y en a plus sur notre monde, ils firent agir des énergies qui nous sont inconnues. L’air sembla s’embraser. Seul ceux de nos ancêtres qui étaient dans les cités les plus profondes et les mieux closes survécurent. Les autres furent brûlés vifs. Toute végétation disparut de la surface. L’oxygène de l’air se combina en partie au sol, en partie à l’azote, donnant du N02 qui fut précipité sous forme de nitrate. La pression atmosphérique décrût formidablement. Mars était transformé en désert !
70 000 des nôtres ne périrent point. 27 000 rouges environ survécurent. Les noirs, qui s’étaient réfugiés dans la grande caverne que vous connaissez, restaient au nombre d’environ un million. Mais, divisés par des luttes intestines, et leur gouvernement et leurs meilleurs ingénieurs ayant péri par suite d’une fausse manœuvre comme nous le sûmes bien plus tard, ils ne nous écrasèrent pas comme ils auraient pu le faire. Notre race survécut, mais la civilisation était morte. Les usines détruites presque toutes, nos avions incapables de voler dans cet air raréfié, les stocks de vivres rares ou souillés, tout contribuait à semer le désarroi. Il y eut des révoltes, des guerres civiles, qui réduisirent le nombre des jeunes à 30 000. Les relations avec les rouges ne furent pas maintenues. Ils se retirèrent du côté du pôle sud. Il y eut alors une période de onze millions d’années, la période noire, sur laquelle nous ne savons que très peu de chose. La civilisation se réduisit à une série de recettes destinées à assurer la survie de la race. Plusieurs fois, il y eut des renaissances qui ne durèrent jamais. Tout au moins assurèrent-elles la conservation de documents inestimables. L’espèce était atteinte de dégénérescence très nette des facultés créatrices. Ce furent des temps gris. Puis à nouveau l’esprit créateur se manifesta. Nous eûmes à redécouvrir à peu près tout, avec des moyens très inférieurs à ceux des ancêtres. La guerre avec les noirs reprit également et, il y a six millions d’années, une défaite écrasante nous ramena une fois de plus presque à zéro. Depuis nous avons remonté la pente, et nous sommes au point de vue théorique à peu près au niveau des ancêtres. Au point de vue pratique, hélas ! bien des choses nous sont interdites faute de moyens. La guerre contre les noirs continue, guérilla plutôt, souterraine et féroce, autour des gisements métallifères profonds. Parfois, ils font irruption dans nos galeries, parfois c’est nous qui leur enlevons des prisonniers. C’est un sport très goûté de notre jeunesse que les explorations en pays ennemi. J’y ai participé souvent, quand j’étais jeune. En surface, les combats entre nos kryoxi et leurs crabes sont fréquents mais depuis 1000 ans, il n’y a pas eu de vraie guerre. Nous leur sommes maintenant très supérieurs au point de vue civilisation. Ils n’ont gardé d’autrefois que leur habileté de mécanicien. Voici quel est l’état actuel de cette malheureuse planète, qui a eu son heure de grandeur.
— Au cours de mon séjour chez les noirs, dit Ray, j’ai entendu dire que vous aviez autrefois tenté un raid sur la Terre.
— C’est exact. Il fut fait par les blancs, quelque temps avant le déclenchement de la guerre. Nos astronautes atteignirent leur but. Gênés par la gravitation, ils rentrèrent très vite. Nous avons leurs films, ou plutôt les fragments que les renaissances nous ont conservées, fragments bien abîmés du reste. Il y a aussi, dans la bibliothèque de l’université, le récit de leur voyage rédigé par leur chef, Brui. Ils avaient même ramené des spécimens d’animaux terrestres, qui ne survécurent pas. Quelques-uns de leurs squelettes ont pu être sauvés, sous forme de moulages. Vous les trouverez à la section de paléobiolie.
Ceci amena Bernard à demander des détails sur l’évolution de la vie sur Mars. Tser se déclara incompétent.
— Il faudra que vous en parliez à Vli, notre grand spécialiste. Il est du reste très désireux d’entrer en rapport avec vous pour comparer les géologies de la Terre et de Mars.
Sig accoudé au balcon, fredonnait un vieil air du folklore Scandinave et laissait errer ses regards sur le monde souterrain. À l’autre extrémité, Louis et Hélène devisaient. Paul fumait sa pipe, étendu sur un divan, traduisant péniblement un livre de physique martienne. Ray était en excursion, en chasse de photos sensationnelles. Les martiens l’avaient pourvu de leur matériel pour la photo en couleur. Bernard expliquait à Ingrid les résultats de son entrevue avec Vli.
— D’après le journal de l’expédition, les films et les squelettes, les martiens ont abordé sur la Terre au début de l’éocène moyen. Il y a un passage dans un film où l’on voit une troupe de dinocéras s’ébattant qui ferait délirer tous les paléontologues du monde. J’ai obtenu d’emporter copie de tous les fragments et du livre. Ça va faire sensation sur la terre ! Et si tu voyais leur collection de fossiles ! La vie a suivi sur Mars à peu près les mêmes voies que chez nous, mais pas exactement. Par exemple, ils n’ont jamais eu de périssodactyles – cheval, rhinocéros. Mais ils ont eu des proboscidiens qui n’ont jamais dépassé le stade mastodonte. C’est prodigieux. C’est toute une vie qu’il faudrait passer dans leurs musées.
Il rayonnait.
— Ingrid, que la vie est belle et bonne de m’avoir donné cette joie ! Mais je suis égoïste. Je suppose que ton frère et toi devez avoir aussi à apprendre !
— Certes, ne serait-ce que la synthèse des albuminoïdes. Mais il fait bon dehors, et cette lumière est douce. J’aimerais me promener à pied dans les vergers. Viens-tu ?
— Hum. J’ai bien du travail, enfin… dit-il en plaisantant.
L’ascenseur les amena rapidement au niveau du sol. Ils croisèrent des groupes de martiens jaunes, affairés et souriants. Par la lutte qu’ils avaient mené contre les noirs, ennemis héréditaires, les terrestres étaient très populaires. À peu de distance de la route, ils furent dans les vergers à l’ombre des arbres fruitiers. Une mousse épaisse couvrait le sol. Quelques papillons éclatants, quelques fourmis et quelques oiseaux, seuls animaux qui aient survécu ici, animaient le paysage de leur vie frêle et gracieuse.
Ils s’assirent près d’un petit ruisseau. Ingrid dénoua ses sandales et laissa pendre ses jambes dans l’eau. Longtemps elle resta songeuse, sans rien dire. Bernard fumait une énorme pipe, étendu sur le dos. Il se sentait heureux, mais avait peine à vaincre sa surexcitation intérieure qui le lançait à la suite d’hypothèses hardies, fruits de sa visite à Vli. Dans son cerveau bouillonnaient des idées qui, peu à peu, s’ordonnèrent en un ensemble harmonieux. Il était là, calme en apparence, tout entier à la joie de connaître. Peu à peu, il s’apaisa, se laissa bercer par le friselis de l’eau courante, par le léger clapotis que faisait Ingrid en remuant ses pieds. Il se laissa aller à ses souvenirs, le message de Paul, le départ, l’apparition d’Ingrid. Cette pensée ranima son inquiétude ; il savait qu’il l’aimait, mais ignorait s’il était payé de retour. Cerveau puissant et rapide, dans sa lutte contre la matière, il lui fallait de longues méditations, des approches circonspectes et beaucoup d’habitude avant d’avoir une connaissance légère des êtres qui l’entouraient. Certes, il savait qu’Ingrid recherchait sa compagnie, aimait plaisanter et discuter avec lui, échanger des idées. Et il goûtait profondément cette amitié. Mais il savait aussi que s’il lui avouait son amour, il serait brusque et gauche, et que s’il était repoussé il n’oserait plus la regarder en face. Cette peur panique du ridicule était sa tare, tare qui l’avait maintes fois gêné sur Terre. De plus, il avait la sensation que leur entente était quelque chose de délicat et d’unique que rien ne devait venir ternir.
— C’est le jardin d’Éden, ici, dit-elle, le Paradis dont nos premiers parents furent chassés…
Quoique parfaitement incroyante, elle avait gardé d’une éducation protestante l’emprise de la Bible, qui fournissait sa conversation de métaphores et de paraboles antiques, qui prenaient dans sa bouche une étrange jeunesse. Bernard se leva, cueillit un fruit mur et lourd.
— La pomme de l’arbre de Science. Cette fois-ci, c’est moi le tentateur. L’histoire est renversée !
— Nous avons déjà goûté au fruit de cet arbre, nous deux, répondit-elle. Il est vivifiant mais amer. J’ai parfois la nostalgie de la petite fille qui allait au temple et qui croyait voir voler les anges, la nuit de Noël !
— Comme te voilà pensive. Regrettes-tu le voyage ?
— Non. Ce serait à refaire, je recommencerais. Mais j’ai l’impression quelque fois, que nous avons passé les bornes humaines, et que nous aurons à le payer !
— Bah ! dit-il. Il n’y a aucun sentiment de culpabilité en moi. Je crois que l’homme pourra aller toujours plus loin, toujours plus haut, moralement et physiquement. Et quand le soleil refroidira, nous passerons à une autre étoile !
— Peut-être… Peut-être aussi l’humanité disparaîtra-t-elle, comme les iguanodons…
Elle secoua la tête.
— Donne-moi plutôt ce fruit tentateur. Quelles qu’en soient les conséquences, c’est la destinée humaine d’y mordre !
— Es-tu donc Ève ?
— Peut-être, si tu es Adam…
Il fut un temps sans comprendre pleinement le sens de cette réponse. Puis rapidement défilèrent en son esprit le triomphe, le doute, l’appréhension. Il s’assit à côté d’elle, à la turque.
— Ingrid ? interrogea-t-il.
Elle se retourna, le regardant de ses grands yeux gris et francs.
— Eh bien ?
— Ingrid, reprit-il, est-ce que… ?
Elle posa le fruit, lui prit la tête entre ses deux mains et le fixant tendrement en face :
— Gros idiot ! Bien sûr.
Ce soir-là, au repas qu’ils prirent dans leur appartement, Paul remarqua quelque chose d’anormal dans le comportement de Bernard. Jamais depuis la mort de Claire, il ne l’avait vu aussi joyeux, aussi remuant. Lui, toujours grave et un peu taciturne, qui ne sortait guère de sa réserve que pour soutenir de longues et sévères discussions, il riait, plaisantait et faisait des calembours encore plus mauvais que ceux dont Paul lui-même avait le secret. À mesure que le repas avançait, cette excitation croissait.
— Diable, pensa Paul, je savais que Bernard aimait la géologie, mais pas à ce point !
Au bout de la table, Sig souriait, énigmatique. À la fin du repas, Bernard se dressa soudain et dominant le joyeux brouhaha des conversations, clama :
— Mes amis, j’ai une communication à vous faire.
— La parole est au citoyen Bernard, dit Paul d’un ton présidentiel.
— Voilà : Ingrid et moi, sommes fiancés depuis cet après-midi.
Ce fut un tollé de hurlements amicaux, qui après des reprises en chœur, s’acheva par un triple ban d’applaudissements.
— Laïus, Bernard, laïus, crièrent Paul et Louis. C’était une de leur coutume de camp, vieille comme leur amitié.
— Mesdames et messieurs, commença Bernard. Je viens de vous annoncer une nouvelle qui, j’en suis sûr, réjouira et bouleversera l’humanité toute entière. Et je ne m’avance pas en proclamant cela, car déjà je viens de voir et surtout d’entendre l’humanité réduite à cette poignée qui la représente sur ce monde étranger, je viens donc d’entendre l’humanité manifester sa joie et son bouleversement par des cris qui rappellent, fâcheusement au naturaliste que je suis ceux du porc commun – sus scrofa dirons-nous dans un but de précision scientifique – dont l’appendice caudal est coincé dans une porte.
Puis prenant un ton grave de prédicateur en chaire :
— Dieu a dit, mes très chers frères : il n’est pas bon que l’homme soit seul. J’ai donc pris la décision, héroïque certes, de renoncer à mon indépendance. Je viens de m’enchaîner pour la vie à celle qui sera la compagne dévouée qui stabilisera dans sa course l’étincelant astre de science que je suis. Car, n’en déplaise aux envieux que je vois sourire, je suis un astre de science !
Sur un ton d’orateur politique :
— Oui, citoyens, la femme est la compagne naturelle de l’homme. Sans elle, point de foyer ! Sans foyer, point de famille ! Et la famille est la pierre angulaire du char de l’État, la cheville ouvrière qui guide l’édifice social. Et je dépenserai mes efforts sans compter pour faire voter la loi établissant le mariage obligatoire et gratuit !
Il se rassit. À peine, le tumulte se fut-il apaisé que Louis se leva à son tour :
— Mes amis, je remercie Bernard d’avoir prononcé un si beau discours que je n’oserai pas marcher sur ses brisées. Car moi aussi j’ai quelque chose à vous dire : Hélène et moi sommes fiancés depuis deux mois !
Ce coup-là fut une rafale de cris indignés :
— Cachottiers ! À l’amende ! Fichez-le dehors !
Dans le tumulte Paul clama :
— Le grand conseil judiciaire, réuni et jugeant à l’unanimité, condamne le citoyen Louis Lapeyre à une amende de six bouteilles de Monbazillac par tête, payable à notre retour. Motif : menées capables d’entraîner la perte de l’expédition par suppression de membres, Hélène n’étant plus que sa moitié ! De même, et pour des motifs semblables, Bernard est condamné à une amende identique !
— Nous protestons énergiquement ! clamèrent à l’unisson Bernard et Louis.
Un franc éclat de rire les fit se retourner. Sur le pas de la porte Anaena, d’autres jeunes filles et trois jeunes gens s’abandonnaient à la plus grande gaieté. C’était un spectacle assez rare, car si les martiens jaunes souriaient volontiers, ils ne riaient pas souvent, s’avançant, elle présenta :
— Loi, mon frère, biologiste. Kni et Elior, deux de tes collègues, Bernard. Mes amies Enia, Lia, Ancia et Fiala. Cette dernière était prisonnière avec moi chez les noirs. À la suite de votre intervention un bon nombre des prisonniers a réussi à s’échapper. Par de vieilles galeries, où ils ont erré longtemps, ils sont arrivés à joindre un de nos avant-postes. Fiala est arrivée ici hier seulement. Elle ignorait votre existence et se demandait ce qui était arrivé dans le Temple. Elle a tenu à venir vous remercier. Maintenant j’ai à vous annoncer que nous partons dans trois jours en expédition de prospection dans les vieux tunnels du côté du pôle sud. Vous savez que je suis géophysicienne. On a d’autre part signalé à Loi que des restes de faune vivraient encore par là-bas. Nous venons voir si quelqu’un de vous, voudrait nous accompagner. Nous serions heureux de votre présence. Mais armez-vous. Peut-être rencontrerons-nous des noirs.
— Nous venons, dirent Bernard, Sig et Ray.
— Je viens aussi, dit Ingrid. Partout où tu iras, j’irai.
Au jour dit, l’expédition était prête à partir. Elle comportait huit membres : Loi, Anaena, Kni, Elior, Bernard, Sig, Ingrid et Ray. Elle devait emprunter comme moyen de transport trois kryoxi jusqu’à la cité morte de Llo, après quoi elle s’engagerait à pied dans les vieux tunnels. À Llo, la garnison de martiens jaunes, forte de 200 hommes, garderait les machines. La veille, Bernard s’était fait montrer l’emplacement de Llo sur la carte. Ce n’était pas très loin du 70e degré de latitude sud, et exactement sur le 30e degré de longitude ouest dans la région du Mont Argenteus.
Loi était le chef. Armez-vous, recommanda-t-il aux terrestres. Il vaut mieux que vous utilisiez vos armes. Les nôtres sont difficiles à manier sans une grande habitude. Cependant, il est inutile d’emporter vos fusils qui vous gêneraient dans les galeries parfois très étroites. Ils prirent donc chacun deux revolvers, des munitions, quelques grenades. Ray y ajouta bien entendu son Leica muni de pellicules martiennes.
Par un chemin qui leur était inconnu, ils parvinrent, guidés par les jaunes, à un garage de kryoxi. Il y en avait là environ 200, les pattes repliées. Loi fit la répartition des membres de l’expédition.
— Anaena, Bernard et Ingrid dans le 1, Kni, Ray et Elior dans le 2, Sig et moi dans le 3.
Chaque kryox était quadriplace. Même si un des appareils était détruit, l’expédition ne serait pas compromise. Avec curiosité Bernard pénétra à la suite des deux jeunes filles, dans l’intérieur de l’engin. Jamais jusqu’à présent, il n’avait eu l’occasion d’en visiter. Il déboucha dans une vaste nef oblongue, longue de 10 mètres, mais dont toute la partie arrière était encombrée par des moteurs, ce qui réduisait considérablement la place disponible. Cette salle était coupée, par des cloisons étanches en matière transparente, en trois pièces : une pour les moteurs, une autre qui servait de sas et contenait les scaphandres, et le poste de direction. Toute la paroi avant de cette dernière pièce était également transparente. Quatre sièges y étaient disposés, trois sur la même ligne et un autre un peu en retrait. Devant chacun des trois premiers, trois claviers, semblables à celui d’un piano, mais bien plus petite, occupaient des sortes de petites tables. Ils étaient identiques, à un ou deux détails près. Chaque touche portait un caractère martien ; elles étaient toutes noires, sauf deux rouges sur le clavier central.
— La manœuvre n’est pas compliquée, dit Anaena en s’installant. Il aurait été vain de vouloir commander directement les mouvements très complexes des pattes. Aussi, est-ce un mécanisme particulier qui s’en charge. Notre seule tâche consiste, en appuyant sur ces touches, à en régler la vitesse. Selon vos mesures, nous avons, de gauche à droite : Départ, vitesse 5, 10, 30, 45, 60, 85 km/h, ce qui est le maximum. Les changements de direction sont commandés par ces pédales. Il y a en plus le saut et l’arrêt. Les deux touches rouges commandant le… disons, canon. Celle de droite le début du tir, celle de gauche l’arrêt. Le pointage en hauteur se fait en manœuvrant ce curseur le long de ce demi-cercle gradué, le pointage en direction au moyen de cette roue. La lecture de distance et la visée à l’aide de ce petit télémètre qui est devant le siège du milieu. Bernard, tu prends le siège du milieu, et tu seras chef de combat. Voici une notice rédigée en caractères terrestres qui te donnera de plus amples détails. Je dirigerai au clavier de gauche. Ingrid s’assiéra à droite. Ce petit bouton vert est la sirène d’appel. Je m’en charge.
— Mais, dit Ingrid, si une fois à la surface, la coque est crevée, l’air fuit et on est asphyxié ?
— Non, car la coque est double, et entre les deux tôles, il y a un composé qui a la faculté de boucher immédiatement les trous, s’ils ne sont pas trop grands, acheva-t-elle en souriant.
Par la paroi transparente Bernard vit le Kryox 3, qui contenait Loi se dresser sur ses pattes lentement. Par le petit écran du rétro-téléviseur, il vit également le 2 accomplir la même manœuvre.
— J’oubliais, reprit la martienne, le déploiement des pattes s’obtient en appuyant simultanément sur les touches arrêt et départ. C’est toi Ingrid, qui va faire dresser le kryox. Si ça ne marche pas bien, lève les mains, je réparerai.
Un peu d’angoisse à l’idée de faire un faux geste, Ingrid obéit. Ils sentirent l’engin se soulever avec douceur, sans à coups.
— Il y a longtemps, demanda Bernard, que vous possédez des kryoxi ? C’est vraiment remarquable comme mécanique.
— Ce n’est pas nous qui les avons inventés, ce sont les rouges. Nous les avons seulement perfectionnés. Mais nous avons participé à l’invention du fulgurant qui les arme, et qui est d’un effet terrible. Tü verras du reste, si nous trouvons des noirs, comme je l’espère.
Tout en parlant elle avait mis en marche, à vitesse très réduite. Ils s’engagèrent dans un tunnel, puis un monte-charge qui les amena à la surface. Bernard aperçut à gauche le vaste hangar édifié par les martiens autour du Rosny. Puis la vitesse augmenta, et les trois kryoxi s’organisèrent en triangle, le 1 en tête, le 2 à gauche et le 3 à droite, un peu en arrière. Bientôt ils filèrent à vitesse maximum, parmi les dunes plates, droit vers le sud-ouest. La machine roulait un peu, une sorte de balancement doux assez agréable.
— Si je calcule bien, dit Ingrid, il y a jusqu’à Llo 4500 km. À 80 de moyenne, ça fait 56 heures, soit 2 jours et 8 heures.
— Oh, nous mettrons plus que cela. Il faut compter trois bons jours. Nos kryoxi sont aménagés spécialement pour de longs trajets et comportent beaucoup plus de confort que tu ne pourrais le croire. À l’extrémité arrière, après la chambre des machines, il y a une pièce de repos avec quatre lits superposés, une soute à vivres-cuisine, etc. Nos kryoxi font 14 mètres de long, et les trois pièces avant n’occupent que 10 mètres.
Longtemps, Ingrid regarda défiler le paysage. Peu à peu la conversation était tombée. Bernard potassait son manuel de tir martien. Anaena conduisait, ce qui n’était pas très absorbant, le trajet se poursuivant en ligne droite. Vers la fin du jour, d’après une estimation de Bernard, on devait atteindre le Phrixi regio, peut-être Bosporos gemmatus. Le voyage était monotone. Ingrid regretta de ne pas avoir emporté de livres. Bientôt elle trouva une distraction dans la contemplation des autres kryoxi. Ils avançaient dans un tournoiement de pattes, soulevant la poussière rougeâtre du sol martien. Leur allure était souple et sûre. Ils lui firent involontairement penser à des fourmis. Puis elle fit la découverte qu’elle voyait le monde comme une vraie fourmi devait le voir, toutes proportions gardées, et cela la fit rire. Bernard leva la tête, lui sourit et se replongea dans son étude. À midi, ils s’arrêtèrent quelques instants pour prendre un bref repas. Vers 5 heures du soir, Anaena, qui avait semblé jusqu’alors somnoler sur ses commandes, se redressa soudain. Puis, touchant l’épaule de Bernard qui dormait tout à fait :
— Regardez ! Là-bas, les pylônes de la zone de protection ! C’est là que nous allons passer la nuit.
Ils regardèrent et ne virent rien que l’horizon et le sable nu.
— Je sais, vous ne voyez rien. Vous n’êtes pas habitués encore au désert de surface. Dans un moment vous allez voir.
Petit à petit surgit de l’immensité morne une bâtisse trapue, surmontée d’un grand pylône de métal à jour. Quand ils furent plus qu’à 2 kilomètres environ, le télégraphe enregistreur fit entendre son léger bruit, et sur la bandelette de papier des caractères martiens s’imprimèrent.
— Ils nous souhaitent la bienvenue, traduisit Anaena.
Ils dormirent dans le poste de garde. C’était un bâtiment écrasé au sol, en métal, avec des dépendances souterraines, qui faisait partie de la ceinture de protection du territoire des martiens jaunes. Il était occupé par une quinzaine d’hommes et de femmes, relevés tous les deux mois. Il servait aussi de base de départ pour les expéditions analogues à la leur. Kni et Elior avaient déjà séjourné dans d’autres « pylônes ».
Ils repartirent dès l’aube, et filèrent droit pendant une heure. Alors Anaena se retourna vers ses compagnons et leur dit :
— À partir de maintenant, nous ne sommes plus sur notre territoire, mais sur la terre de personne. Des patrouilles de noirs y rôdent sans cesse. Veillez bien. Leurs engins sont moins rapides que les nôtres, leurs armes moins puissantes, mais elles ont une portée un peu supérieure. Ingrid, tu vas conduire un peu pour t’habituer à la manœuvre, puis ce sera au tour de Bernard.
Ainsi occupées, les heures leurs semblèrent moins longues que la veille. La conversation fut plus animée. Anaena était déjà passée à cet endroit, mais ce furent surtout Kni et Elior, rôdeurs de planète, comme tous les géologues, qui fournirent les renseignements. Ils conversaient d’appareil à appareil, par radiophonie.
— Eh bien, Ray, dit Bernard, comment cela va-t-il ?
— Mal, my God. Sale pays. On ne photographie pas le néant !
— Garde de la pellicule, intervient Sig. Si j’en crois ce que me dit Loi, tu auras bientôt des prises de vue à faire. Où sommes-nous, Bernard ?
— Dans l’Ogygis regio.
Là-bas, dans le numéro 3, Sig comparait les cartes martiennes et terrestres.
— C’est bien ça. Les martiens l’appellent Bil-Hior. D’après Loi, il n’y a pas d’exemples qu’un raid l’ait traversée sans avoir à combattre.
Trois brefs coups de sirène interrompirent net la conversation. Ils partaient du 2, à un kilomètre sur la gauche.
— Formation de combat, traduisit Anaena. Bernard, à ton poste. Ingrid, tiens-toi prête à me remplacer si je suis touchée.
Par radio Kni les informa qu’un nuage de poussière se déplaçait au ras du sol, à quelques distances.
— Jamais les kryoxi de surveillance ne s’éloignent tant des pylônes, ni de Llo sans avertir. Ce sont les noirs !
Les trois kryoxi piquèrent vers l’ennemi présumé. En vain Bernard et Sig firent-ils valoir qu’on pouvait les éviter grâce à la vitesse supérieure de leurs engins. Toute considération de prudence était abolie chez les martiens jaunes par une haine trente mille fois millénaire. Ingrid aurait donné sa vie pour voir un combat entre martiens. Pour Ray, c’était un grand reportage à ne pas manquer. Rapidement la distance décrût. Peu à peu les formes se précisèrent dans la poussière. C’étaient bien des crabes, au nombre d’une dizaine, plus grands que ceux que les terrestres connaissaient déjà. Eux aussi fonçaient droit. Les kryoxi manœuvrèrent de façon à coiffer la tête de la ligne ennemie. Ils ne furent plus qu’à trois kilomètres, à deux, à un.
— Tire, Bernard, tire, cria Anaena.
Il hésita, en proie à cette horreur de tuer sans nécessité qui le caractérisait. On aurait pu éviter ce combat. Il crispa ses mains sur les commandes, visa, posa le doigt sur la touche rouge, balançant entre le désir de voir fonctionner les armes du kryox et sa répulsion pour le meurtre, même des ennemies impitoyables. Il eût préféré que ce fussent les autres qui commencent. Les 2 et 3 attendaient le signal du 1 placé au centre, pour ouvrir le feu.
À l’avant d’un des crabes une lueur sauta. Bernard entendit soudain un craquement sec, puis derrière lui, une explosion. Il se sentit enveloppé d’un souffle chaud, des éclats sifflèrent, ricochant dans le poste de commande, lui fauchant le bout de l’auriculaire gauche. Anaena s’écroula sur son clavier. Il y eut un instant de peur, l’appréhension de la coque crevée, puis, comme la pression ne semblait pas baisser, un flot de haine le souleva, balayant ses sentiments humanitaires. Saine et sauve, Ingrid avait pris les commandes. À peine avait-elle rentré la tête dans les épaules lors de l’explosion. Alors il appuya à fond sur la touche rouge. Un jet de flamme sembla jaillir du toit du numéro 1. Puis, des 2 et 3, deux autres comètes flamboyantes s’envolèrent. Elles planèrent un instant, puis s’abattirent parmi les noirs. Il y eut comme l’embrasement de trois étoiles vertes. Le soleil sembla pâlir et bien qu’ils fussent au moins à 800 mètres de ces foyers ardents, Bernard vit son ombre portée sur la cloison du fond, et tout l’intérieur du kryox se colora en vert.
— Arrête l’appareil, dit une voix familière. Ingrid obéit. Le numéro un stoppa, imité par les autres. Anaena se souleva, secouant la tête. Un mince filet de sang coulait sur sa nuque, parmi les cheveux blond pâle, noir dans la lumière verte.
— Ce n’est rien, dit-elle. Mais eux ont leur compte ! Tu vise bien, Bernard.
Bernard reporta ses yeux vers le brasier. Celui-ci baissait peu à peu et finit par s’éteindre. Il ne restait plus trace des machines noires. Dans un rayon de 300 mètres le sable était vitrifié. Bernard s’aperçut qu’il ruisselait de sueur. La paroi avant était brûlante.
Sig ayant exprimé le désir d’examiner à pied les points de chute, il fallut attendre que le sol fut refroidi. Pendant ce temps, Ingrid soigna Anaena et Bernard. L’éclat qui avait blessé la martienne avait ricoché sur le plafond et s’était heurté à un ornement d’iridium qu’elle portait dans les cheveux. Cet ornement avait pénétré un peu dans les chairs d’où un choc et une légère coupure.
Au bout d’une heure, ils purent pénétrer dans la zone vitrifiée. À l’endroit où avaient été les machines ennemies, ils ne virent que quelques parcelles de métal fondu. Dans leurs engins respectifs, Loi, Kni et Elior éclatèrent de rire. Anaena sourit en regardant ces débris. Puis, rencontrant le regard désapprobateur de Bernard :
— Nous devons te sembler bien cruels et insensibles. Mais tu l’as vu toi-même, si nous n’avions pas été vainqueurs, c’est nous qui serions morts. Seulement au lieu d’être volatilisés, nous serions déchiquetés. Et nous avons eu de la chance. S’ils avaient tiré avant d’être à notre portée… Nous sommes peut-être mauvais, mais ils sont pires que nous !
Au soir, ils firent halte dans les ruines d’une cité de surface, datant de la dernière « renaissance », qui possédait quelques chambres étanches soigneusement entretenues comme relais. Kni et Loi réparèrent le numéro un. Les dégâts étaient minimes. Le trou à l’avant, de faible diamètre s’était colmaté tout seul. La paroi transparente qui séparait le poste de commande du sas, brisée, fut rapidement remplacée. Les martiens tirèrent des soutes des tubes pleins d’un liquide épais, qu’ils versèrent dans des moules. Cette substance prit en peu de temps la dureté de l’acier. Puis la nouvelle cloison fut montée.
Ils mangèrent dans la cité morte, mais dormirent dans les kryoxi. Bernard fut long à trouver le sommeil. Il avait encore devant les yeux, le fantastique brasier où s’étaient évanouies au moins dix existences humaines.
— Je sais bien, dit-il à Ingrid, qu’ils sont mauvais, et qu’ils nous auraient tués s’ils avaient pu. Mais je ne puis m’empêcher de songer que ce sont des hommes, et que ce soir, dans la cité noire, leurs compagnons les regretteront. Le rire d’Anaena et des autres m’a blessé.
— Oui, dit-elle. Mais avons-nous le droit de les juger ? Pense à la dernière guerre, sur Terre, aux villes assassinées, sans grand motif. Eux, sur ce monde âpre et nu, séparés par des haines de race remontant à des millions d’années ont plus d’excuses que nous. Et puis, tu sais, moi aussi j’avais envie de rire. C’est la réaction normale après le péril. Tout le monde n’a pas ta sensibilité, que je ne blâme pas et que j’envie parfois. Tu es le plus humain de nous tous, Bernard. Mais il ne faut pas juger les autres d’après toi-même. Si tu avais ri, toi tel que tu es, tu aurais été odieux. Eux, c’est autre chose…
Ils passèrent une nuit calme. Le lendemain au soir, ils arrivèrent à llo sans incidents.
Extérieurement la cité ne comprenait que quelques pylônes et un bâtiment recouvrant l’entrée. Une garnison de 700 martiens jaunes y était maintenue depuis 400 ans. D’abord simple relais, ils avaient depuis 40 ans déblayé une partie des galeries souterraines ; ils étaient souvent en bute aux attaques des noirs, car si Llo était une cité rouge morte, il y avait à 600 km à peine une cité noire bien vivante.
Il y eut conseil de guerre entre les membres de l’expédition et l’état-major de la garnison. Les derniers travaux avaient débouché sur une galerie encore inexplorée. Elle filait vers le sud. D’après les traditions, dit Elior, les rouges avaient exploité autrefois des mines de tungstène et de magnésium très riches au sud de Llo, à environ 70 kilomètres. C’était donc de ce côté qu’il fallait chercher.
En attendant le départ, Bernard et les autres visitèrent le musée. C’était la salle où étaient entreposées toutes les découvertes d’ordre archéologique faites par les déblayeurs, avant leur envoi à Anak. Il y avait là des débris de machines, et quelques inscriptions que Kni put déchiffrer. C’étaient des indications de direction, de profondeur, des avertissements et des prohibitions.
— Quand je pense, glissa Bernard à Sig, que tout ce qui subsistera de notre civilisation sera peut-être une plaque émaillée portent « il est interdit de marcher sur les pelouses ».
— Encore heureux si ce n’est pas « W.C. », rétorqua-t-il en souriant.
Ce ne fut pas sans émotion qu’ils s’engagèrent dans le tunnel. La voûte, d’abord ruineuse et étayée fraîchement par des piliers de métal, devint ensuite solide et sans fissures. Le sol descendait doucement. Pendant quelques kilomètres, la voie fut spacieuse puis elle se rétrécit et ils furent obligés de marcher en file indienne. Loi, chef de l’expédition, allait en tête, suivi immédiatement de Sig et de Bernard. Ceux-ci avaient fait valoir que, dans le cas de surprise et de combat corps à corps, leur force physique pouvait être précieuse. De plus, les armes terrestres présentaient le gros avantage de pouvoir être utilisées même de près. Anaena et Ingrid venaient ensuite, Ray, Kni et Elior formaient l’arrière garde.
Leur marche fut silencieuse. S’ils étaient parfaitement éclairés par leurs lampes individuelles, il n’en restait pas moins, pensa Bernard, que cette galerie était plus impressionnante que toutes les grottes terrestres qu’il avait visitées. Dans celles-ci, il y avait toujours des gouttes d’eau qui tombaient, des stalactites aux formes variées, qui faisaient oublier les ténèbres environnantes ; ici c’était le silence absolu, la nudité du roc poli, et la sensation désagréable de violer une tombe. Aussi leur mutisme n’était-il rompu que par quelques brèves remarques d’ordre scientifique. Au bout de quelques heures, ils firent halte dans un élargissement de la galerie et prirent leur premier repas. Il fut composé de ces pâtes alimentaires que fabriquaient les jaunes, et qui joignaient un goût agréable à un pouvoir nutritif considérable. Les terrestres y ajoutèrent une barre de chocolat. Anaena, qui avait appris à l’apprécier durant son séjour sur le Rosny en réclama une, qui lui fut accordée en grande pompe. Cette petite salle, brillamment éclairée, leur donna une sensation de confort et de sécurité, et la gaieté revint rapidement.
— Tu disais, hier, dit Bernard à Elior, que les rouges avaient exploité des minerais par ici. En tout cas, il ne me semble pas que cette galerie ait pu servir à l’évacuation, elle est beaucoup trop étroite.
— Oui. Probablement ce fut un passage qui doublait la voie principale. Si cette hypothèse est juste, nous ne tarderons pas à la rejoindre.
Après un court repos, ils se remirent en route. Soudain Sig qui marchait maintenant le premier s’arrêta.
— Regardez !
Dans la poussière fine qui couvrait le sol, des empreintes de pas se voyaient.
— Il n’y a pas longtemps que quelqu’un est passé ici, reprit-il.
— Ça ne veut rien dire, rétorqua Bernard. Dans mes explorations de cavernes, j’ai souvent vu des empreintes d’ours qui dataient de plusieurs millénaires. Et tous les poils se voyaient encore !
— En tout cas, coupa Elior, ce n’est pas un rouge qui a laissé ces traces-là. Ni quelqu’un de notre race, continua-t-il, penché sur les empreintes. Cela ne peut être qu’un noir. Et elles peuvent dater de millénaires, comme dit Bernard… ou d’hier.
Ils continuèrent leur route avec prudence. Peu après ils débouchèrent dans une immense galerie dont la voûte devait bien être à 30 mètres de haut. Sur le sol, couraient des rails de métal brillant. Sig se pencha :
— Du nickel, ou un métal voisin. Toujours ça à récupérer. Mais, comment se fait-il qu’ils ne soient pas couverts de poussière ?
— Revenons dans la petite galerie, commanda Loi. Jamais les rouges ne se sont servis d’engins sur rails. Les noirs doivent avoir adopté cette route !
Ils tinrent conseil. Bernard et Elior étaient d’avis de retourner à Llo et de ne revenir qu’en force. Les autres pensaient qu’il valait mieux pousser la reconnaissance aussi loin que possible. La discussion s’éternisait. Ils s’aperçurent soudain qu’Anaena et Ingrid n’étaient plus là.
— Où peuvent-elles être allées ? dit Sig.
— Dans la grande galerie, je suppose, et Bernard se dirigea dans cette direction. Il n’avait pas fait dix pas que deux lumières apparurent.
— Vite, éteignez les lampes, cria Anaena. Quelque chose arrive !
Ils obéirent, n’en gardant qu’une seule allumée, enveloppée dans un manteau. Dans la grande galerie quelque chose passa en grondant sur les rails, avec un bref éclat de lumière. À peine avaient-ils eu le temps de faire quelques conjectures que le grondement reprit.
— Cette fois-ci, je verrai, souffla Sig. Avant qu’ils ne puissent le retenir, il bondit et se colla à l’entrée de la galerie, contre le roc.
Il vit un fanal grossier, et dans un brusque coup de vent passa une grande plate-forme montée sur roues, couverte de crabes, d’engins compliqués et grouillant de martiens noirs.
Pendant une demi-heure, ce fut un défilé ininterrompu de « train ». Les compagnons n’en savaient que penser.
— Si vous voulez mon avis, dit enfin Bernard, cela ressemble furieusement à une mobilisation. Les noirs doivent attaquer quelque chose, par là. Et ce n’est pas Llo, ils vont dans le sens opposé. Y a-t-il de vos cités de ce côté-là, Kni ?
— Non. Il n’y en a aucune, sans doute, à moins que…
— À moins que quoi ?
— À moins que nous ne nous soyons trompés en croyant les rouges disparus. Allons-y voir.
— Et si d’autres « trains » arrivent ?
— Avant que les noirs ne nous aient vus, ils seront morts…
Ils s’engagèrent donc dans la grande galerie, et marchèrent longtemps sans être dérangés. Vers huit heures du soir, comme la fatigue commençait à se faire sentir, ils dormirent dans une niche creusée à environ 5 mètres du sol, où ils grimpèrent facilement en s’aidant d’un grappin. Bernard dormait depuis un certain temps quand il fut réveillé par un bruit de voix. Il se pencha silencieusement. Une lumière vague éclairait la galerie, et, à quelque distance d’eux, une plate-forme était stoppée. Elle était vide de machines et occupées seulement par une dizaine de martiens noirs qui parlaient entre eux. Dans un coin de la plateforme, quelque chose s’agitait péniblement dans la pénombre. Un des noirs se pencha, et une vive lumière jaillit, éclairant les recoins du wagon. Bernard vit avec stupeur que ce qui remuait faiblement, c’étaient cinq prisonniers, des martiens rouges… Rapidement, son plan fut fait. Il fallait les délivrer. Il éveilla ses compagnons, et à voix très basse, les mit au courant. Sans mots inutiles ni gestes superflus, lui et Sig mirent leurs revolvers à la disposition de Ray, le meilleur tireur de loin pour cette arme.
— Combien dis-tu qu’ils sont ? Dix à vingt mètres ? Well, ils sont morts. J’ai trois fois 14 coups à tirer.
Il rampa jusqu’à l’ouverture, et se pencha. Tous retenaient leur souffle. Alors, assourdissants, claquèrent les coups de feu. Bernard compta machinalement : il y en eut 13. Ray se retourna flegmatique.
— C’est fait.
Ils se ruèrent à l’assaut de la plate-forme. Il n’y eut aucune résistance. Les noirs étaient morts, sauf un qui était blessé et dont les yeux étincelaient de rage impuissante. Anaena prit un revolver des mains de Sig et l’acheva froidement.
— Les morts ne mordent pas, dit-elle en guise de commentaire.
Ce fut si rapidement fait qu’ils n’eurent pas le temps de réagir.
Bernard fut écœuré. Sig pâlit et Ray émit un énergique et désapprobatif My God. Ingrid détourna la tête. Les martiens approuvaient visiblement.
Après quelques tâtonnements, ils mirent la plate-forme en marche. Ils détachèrent les captifs. Kni tenta d’entrer en relations avec le peu qu’il savait du dialecte rouge, mais les autres ne comprirent pas. Elior conduisait.
— Kni, Anaena, mettez-vous à l’avant avec nos « rôtissoires » en batterie, demanda Bernard. Je crois que c’est plus prudent. Nous ignorons où nous allons !
Le véhicule roula pendant à peu près une demi-heure, à grande vitesse sans rencontrer d’obstacles. À bord tous veillaient, tendus, tâchant de percer l’ombre à l’extrême portée de la lumière des phares. Les rouges s’étaient massés dans un coin et avaient l’air de discuter avec animation. De brèves syllabes sifflantes s’échappaient de leurs bouches sans lèvres. À la fin de la demi-heure, ils aperçurent au loin un autre wagon immobile. Elior freina. Leur propre véhicule stoppa à 500 mètres. Kni et Anaena, ainsi que Loi préparaient leurs « rôtissoires » quand Sig leur fit signe de ne pas tirer. Rien ne bougeait en effet. Ils attendirent quelques minutes, puis se remirent en marche, à allure lente. L’autre wagon était désert ; derrière lui, aussi loin que s’étendait la lumière de leur phare, ils virent une file de véhicules identiques, immobiles et vides.
— Bon pensa tout haut Bernard. Nous voici à la gare. Où est la sortie ?
Ils se glissèrent le long de la file de wagons, armes prêtes suivis des rouges. Mais bientôt un de ceux-ci saisit le bras de Bernard entre ses trois doigts durs, comme métalliques, et de son autre bras indiqua une petite galerie qui s’ouvrit à gauche. Ils hésitèrent un instant. Devant eux s’étendait un débarcadère avec des engins de levage semblables à des grues terrestres, mais plus graciles. Tout était sombre et désert. Les noirs devaient se croire absolument en sécurité. Quelques piles de caisses métalliques, emplies de petits obus à ailettes se dressaient çà et là.
— C’est bien la guerre, dit Sig.
Personne ne lui répondit. Il se retourna et vit, assez loin, la troupe qui s’éloignait vers la petite galerie sous la conduite des rouges. En quelques bonds il les rejoignit, et, lui formant l’arrière-garde, ils s’enfoncèrent sous la voûte. Ils marchèrent quelques mètres, tournèrent à gauche, puis à droite. Alors ils entendirent une rumeur confuse, faite de détonations, de cris, de crépitements.
— Qu’est-ce donc ? demanda Ingrid.
— Je n’en sais rien, lui répondit son frère. Avançons, nous verrons bien.
Petit à petit, la rumeur crût, au point qu’ils furent obligés de crier pour se faire entendre. Les rouges couraient maintenant et avaient l’air fiévreux. Ils les suivirent ; une lueur apparut, au bout du tunnel, devint de plus en plus éclatante, et ils se trouvèrent sur une corniche, à mi-hauteur d’une falaise qui limitait une immense caverne.
Au premier abord, éblouis, ils ne virent rien. Puis leurs yeux s’habituèrent à la lumière, et ils virent la scène dans ses moindres détails. Contrairement à ce qui se passait dans les autres cavernes, les détails étaient nets, non noyés dans la brume. Ils surplombaient un vaste espace plat où une furieuse bataille se déroulait. D’un côté une armée de martiens rouges, située à l’opposée d’eux, se défendait énergiquement contre un nombre bien supérieur de martiens noirs, appuyés par leurs crabes et par une sorte d’artillerie faite de canons de très gros calibre, à tube court. Les rouges, eux, n’avaient qu’un petit nombre de machines analogues aux kryoxi, et employaient des engins utilisant la force centrifuge et lançant des projectiles discoïdes ; ils planaient assez longtemps dans l’air et tombaient sans bruit. Là où ils touchaient le sol une flamme blanche s’élevait, silencieuse, et toute vie cessait dans un rayon de vingt mètres. Pour le moment, les rouges avaient nettement le désavantage. Leur troupe était presque coupée en deux, et ils étaient acculés à une paroi sans issue. Les noirs les accablaient de projectiles, et se gardaient bien d’entrer en corps à corps, où la force décuplée des rouges, et leurs mandibules tranchantes les auraient vite avantagées.
Les martiens rouges que l’expédition avait délivrés semblaient atterrés. Sig dit alors :
— Nous avons une position excellente pour intervenir. Nous allons mettre les fulgurants en batterie. Je pense que l’armée noire proprement dite est hors de portée, mais leurs canons sont à moins de 150 mètres de nous. Kni et Elior étaient déjà couchés sur le bord, visant. Anaena et Loi les imitèrent. Au signal, les quatre fulgurants crachèrent. Ce fut en plus petit la répétition du combat avec les crabes : jet de flamme, étoiles vertes tombées parmi les batteries noires. Bernard vit avec ahurissement un canon à proximité des points de chute rougir et se liquéfier comme du beurre à la chaleur. Il y eut un moment de désarroi chez les noirs. Mais rapidement quelques artilleurs s’employèrent à retourner un canon parmi les plus éloignés.
— Vite, cria Bernard. Ou nous sommes fichus !
À nouveau, les fulgurants fonctionnèrent. Au même moment, le canon tira. L’obus-fusée, assez, lent, se dirigeait nettement vers eux. Ils bondirent en arrière. Il y eut une détonation terrible, et ils furent culbutés, roulés et meurtris, parmi un fracas d’éboulement. Ils lâchèrent leurs lampes qui s’éteignirent.
Le premier, Sig reprit ses esprits. Il fit aussitôt l’appel.
— Ingrid ?
— Elle est là, répondit la voix de Bernard. Elle ne doit être qu’évanouie, car son cœur bat.
— Ray ?
— I’m here.
— Anaena ? Anaena ?
Silence.
— Elior ?
— Oui.
— Kni ?
— Je suis blessé.
— Loi ?
Un gémissement se fit entendre. Une faible lumière vacillante apparut. Bernard venait de craquer une allumette. À sa lueur, il aperçut une de leurs lampes. Elle fonctionnait. Il eut un soupir de soulagement.
— Voyons, dit Ray, où est Anaena ?
Bernard projeta autour d’eux le rayon lumineux. Le désastre était complet. Non seulement la voûte s’était écroulée du côté de la caverne, mais encore de l’autre côté. Ils étaient emmurés. Ingrid était étendue, toujours sans connaissance à côté de Bernard. Kni tenait son avant-bras gauche cassé, Loi était couvert du sang qui ruisselait d’une blessure à la tête. Les autres étaient indemnes, sauf quelques estafilades. Les martiens rouges manquaient. Soudain ils entendirent appeler de l’autre côté de l’éboulis. C’était la voix d’Anaena.
— Je suis vivante, disait-elle. Mais j’ai une jambe prise entre deux pierres. Simplement coincée, les os doivent être intacts. Mais je ne peux pas me dégager.
Ils virent vite qu’une simple dalle plate, posée de champ, les séparaient d’elle. Ils le firent culbuter avec précautions, et dégagèrent la martienne. Bernard dressa le bilan :
— Trois blessés, dont deux graves. Kni et Loi. Anaena n’a que des meurtrissures. Comme vivres ce que nous avons dans nos musettes. Très peu d’eau, la majorité des bidons étant crevées. Comme armes, nos revolvers, nos grenades et un fulgurant sur quatre. Heureusement que le matériel de pansement a été retrouvé en même temps qu’Anaena.
Il s’occupa immédiatement, aidé de Sig, à faire revenir Ingrid à elle. Elior et Ray s’occupèrent des blessés. Une fois les pansements faits, ils examinèrent la situation. Elle n’était pas brillante. Toutes les tentatives pour trouver une issue échouèrent. Ils étaient murés. Ils n’avaient de l’eau que pour quelques jours, une dizaine environ. Ils n’avaient qu’un bidon de 6 litres, mais les aliments martiens, assez désaltérants par eux-mêmes, ne suscitaient que très peu la soif. Il est vrai qu’il fallait compter avec la fièvre des blessés. Ils installèrent ceux-ci de leur mieux. Ce ne fut pas très confortable. Loi gémissait continuellement et semblait avoir une commotion cérébrale.
Bernard allait et venait, tâtant les murs, incrédule. Il sentait que tous ses compagnons, même Sig, comptaient sur lui, l’homme de la terre, pour les tirer de là.
— Si seulement nous avions un pic, un levier. Nous sommes dans un calcaire stratifié. Une ou deux strates se sont éboulées, mais elles ne sont pas épaisses, et je suis sûr qu’au-dessus ça fait voûte !
Il se meurtrissait les poings aux saillies rocheuses. Sig réfléchissait. Ray examinait son précieux appareil. Les martiens semblaient prostrés.
Anaena massait doucement sa cheville enflée. Ingrid se leva et s’approcha de Bernard.
— Tu crois qu’il y a de l’espoir ?
Il la regarda avec amour et dit, en haussant les épaules :
— Tant qu’on est vivant, il y a de l’espoir. Sig, Ray, venez m’aider.
À trois, ils poussèrent et tirèrent alternativement un bloc qui lui avait semblé remuer.
— Hardi ! Il vient !
Il y eut un craquement, un éboulement. Ils n’eurent que le temps de sauter en arrière. Enfin le chaos s’immobilisa. En haut se dessinait une ouverture noire.
— Hourrah !
Il se hissa, passa la tête et la lampe par le trou, et poussa un cri de désappointement. L’ouverture donnait bien sur un espace libre, mais un peu plus loin un éboulement massif, d’un seul bloc, fermait la galerie. Ils n’avaient fait qu’agrandir leur prison !
Ils passèrent cependant de l’autre côté de la barrière, où le sol de la galerie, couvert d’un sable fin, leur parut plus confortable.
Bernard se réveilla, consulta sa montre, et marqua rageusement un trait de plus sur le mur. Il y avait 13 jours qu’ils étaient là ! Depuis la veille, ils n’avaient plus d’eau. Depuis 13 jours, ils n’avaient plus bu à leur soif. Tolérable au début, la soif commençait à les obséder. Un des blessés, brûlé par la fièvre, gémissait. Si Anaena commençait à marcher, et si Kni ne souffrait pas trop de son avant-bras, l’état de Loi était inquiétant. Il restait hébété, ne reconnaissant qu’à peine sa sœur et ses amis, et pas du tout les terrestres.
À côté de Bernard, Sig remua. Un peu plus loin, Ingrid rêvait tout haut, en suédois. Quoique physiquement intacte, c’était elle qui souffrait le plus de la soif. Pourtant c’était elle et Anaena qui avaient bu les dernières gorgées d’eau. Il avait du reste fallu les leur faire boire de force. Ils se mirent à parler à voix basse.
— Non, c’est trop idiot, dit Bernard. Si cela m’était arrivé sur Terre, j’aurais trouvé ça normal. Mais parcourir 70 millions de kilomètres pour crever comme un rat dans un trou ! Quand je pense à toutes les grottes que j’ai explorées et sans jamais un incident !
— Ne nous décourageons pas, Bernard. Mais voici l’heure des moyens désespérés. Nous avons des grenades en assez grand nombre. Les vêtements de nos compagnons comportent des ceintures qui sont d’une soie artificielle qui est, je l’ai vérifiée, inflammable. Nous pourrons en faire une mèche. Qui sait l’épaisseur de la dalle qui nous mure ? Évidemment, c’est risqué. Nous pouvons provoquer un écroulement, définitif celui-là. De toute façon, si nous restons là, dans quelques jours nous ne serons plus vivants.
— J’y ai bien pensé. Mais comment faire le trou de mine ?
— À force de fouiller dans les éboulis, j’ai trouvé ton marteau et un ciseau. Réveillons les autres.
Après un rapide conseil, ils décidèrent d’employer ce moyen désespéré. Ils attaquèrent la base de la dalle qui les murait. Elle était d’un calcaire assez tendre. Ce fut cependant, altérés et épuisés comme ils l’étaient, un rude travail. Sig bourra soigneusement la mine. Il ne fallait pas risquer que l’explosion se produisit mal. Puis les blessés ayant été retransportés de l’autre côté de l’éboulement, ils allumèrent la mèche.
Il y eut quelques secondes terribles… Nul d’entre eux ne savait quel résultat produirait l’explosion. Elle pouvait ouvrir le passage, déclencher un éboulement meurtrier, ou ne rien faire du tout. Tapis dans le coin le plus éloigné, ils n’avaient même pas la ressource de suivre des yeux le progrès de la combustion de la mèche, puisque l’écran de roches tombées du plafond les en séparait. À peine apercevaient-ils un faible reflet vacillant. Sig avait calculé qu’elle mettrait 30 secondes à brûler. Bernard suivait des yeux la marche de l’aiguille de son chronomètre. Il avait enlacé Ingrid de son bras comme pour la protéger.
Une détonation sèche et brève, quelques pierres qui croulent, puis un nuage de fumée âcre qui les fit tousser. Rués au-delà de la barrière, tous ceux qui étaient valides virent la dalle simplement étoilée.
— Ne nous décourageons pas, dit Ray. Peut-être maintenant avec le pic…
Bernard ne le laissa pas achever. Il était déjà à l’ouvrage, frénétique. Les éclats de roc volaient sous son marteau. Il se baissa, glissa ses doigts dans la fente, se retourna les ongles, pris d’une rage aveugle, toute sa force immense déployée. Il y eut un craquement, un fragment pivota un peu. Par la petite ouverture triangulaire ainsi créée, un courant d’air frais le frappa au visage.
— Hourrah ! Nous passerons.
Sa colère subitement tombée, il œuvra du marteau, lentement, patiemment. Petit à petit le bloc de rocher vint, et finalement il eut devant lui un trou où il put passer la tête. Le reste du travail fut vite fait. Ils virent alors avec étonnement que cette dalle peu épaisse, 60 cm, avait été indiscutablement taillée de main d’homme, et glissait dans des rainures verticales.
— Pas de doute, Bernard. C’était un piège, destiné à qui sait quel emploi !
— Nous ne le saurons probablement jamais. Il devait y avoir dans ces galeries des « assommoirs » analogues, pour écraser les imprudents. Peut-être aussi était-ce une sorte de herse ? Autrefois cela devait fonctionner facilement par contrepoids. Ça a dû se coincer faute d’entretien, et la secousse de l’explosion l’a fait jouer de nouveau, fortuitement. Nous l’avons échappé belle !
— Nous ne sommes pas encore sauvés ! Pas d’eau, et deux blessés et deux femmes avec nous.
Le voyage à la recherche de l’eau fut épouvantable. Bernard et Sig soutenaient les blessés. Malgré les calmants, Kni souffrait beaucoup de son avant-bras. Loi marchait comme dans un rêve, la tête brûlante. Anaena était parfaitement remise, mais épuisée. Elior, plus robuste, était cependant à bout de force. Les quatre martiens, brûlés par la soif, étaient beaucoup plus touchés que les terrestres, pour qui la diminution de la pesanteur compensait un peu la fatigue. Ray et Ingrid marchaient en tête, arsenaux ambulants, chargés de toutes les armes.
Ils allèrent longtemps. À la fin la conscience s’engourdissait. On mettait automatiquement un pied devant l’autre. Bernard, entraîné aux longues et monotones routes du Sahara, leur avait enseigné un truc pour s’abrutir et faire passer le temps : répéter mentalement toujours la même phrase. Pour lui-même c’était un, fragment de chanson de marin : « On boira quand on arrivera – dans le port de Tacoma. » Il en goûtait l’ironie. À ce compte-là nous serons morts bien avant !
Un moment, ils firent halte. Les martiens croulèrent plutôt qu’ils ne s’assirent. Ils eurent un embryon de discussion, lèvres et langue gonflées. Puis Kni se tourna vers les Terriens.
— Il faut que vous nous abandonniez. Nous vous retardons et fatiguons inutilement. Partez sans nous. Peut-être aurez-vous la chance…
— Ah non ! jamais, répondit Sig. Tous ou aucun.
— Yes, approuva Ray. Un américain n’abandonne pas ses camarades !
Bernard et Ingrid acquiescèrent.
— Pourtant, dit Anaena, c’est votre seule chance…
— Tant pis !
Bernard paraissait songeur.
— Comment se fait-il que nous n’ayons pas rejoint le tunnel à voie ferrée ? Nous avions marché bien moins longtemps pour atteindre le belvédère…
Ils se regardèrent. Ils n’avaient pas pensé à cela, d’abord tout à la joie de leur évasion, ensuite tout leur esprit tendu vers la recherche de l’eau.
— Nous avons dû dépasser l’embranchement sans le voir. Nous sommes égarés.
— Tant mieux, dit Anaena. Dans le tunnel, il n’y a pas d’eau avant Llo. Ici…
Ils reprirent leur marche. Les heures passèrent. Le tunnel tourna plusieurs fois. Ils continuaient à marcher, aveuglément, résolus à aller de l’avant jusqu’à leur dernier souffle. Bernard avait repris son leitmotiv de Tacoma. Ils ne parlaient plus, incapables du reste de prononcer une parole, tant leur bouche était sèche. Bernard qui marchait à l’avant, à la place de Ray, soutenant Ingrid, entendit derrière lui un bruit de chute. Elior s’était laissé aller. Anaena l’imita, et Loi et Kni pesèrent plus lourdement sur les bras de Sig et de Ray.
— C’est la fin, pensa Bernard. Ne pouvant proférer un mot, il écrivit rapidement : « R.S.I. Restez ici, avec les martiens. J’irai seul de l’avant ». Ils lurent, puis Sig écrivit : « Soit ». Et ils s’assirent à leur tour.
Bernard se chargea de la gourde de 6 litres, du fulgurant et d’un revolver et partit seul.
Au bout de peu de temps, cette solitude, lui pesa. Mourir pour mourir, autant mourir ensemble. Mais, par un sursaut d’énergie, il vainquit son envie de retourner en arrière : il était maintenant le seul espoir de leur petit groupe, il ne voulait pas fléchir, il ne fléchirait pas !
Quatre heures après son départ, il eut sa première hallucination : il lui sembla entendre un bruit d’eau courante. Il s’élança, mais s’aperçut vite que le bruit reculait devant lui. Allons, pensa-t-il, c’est le début de la fin. Il continua cependant sa route, isolé dans ce tunnel aux parois polies, qu’il n’examinait même plus, isolé dans les profondeurs d’une planète étrangère. Les seuls bruits qu’il entendait maintenant, étaient celui de ses pas, sourd et lugubre, et celui de sa respiration sifflante, et la rumeur du sang dans ses tempes… Il allait toujours, automatique, poussé par un vague instinct, une vague force qui lui commandait de lutter jusqu’au bout, de continuer jusqu’à la limite de ses possibilités, au-delà même de l’espoir. Il marchait, à demi endormi, à demi rêvant, insensible au tunnel qui se modifiait, devenait plus large, marquant seulement les carrefours, pour retrouver son chemin au retour.
Soudain, il aperçut qu’il était en pleine lumière, et qu’il venait de déboucher dans une grande grotte déserte, ou, à quelque distance de lui, coulait une rivière…
Pour les autres compagnons, l’attente fut encore pire. Si les martiens, à part Anaena, étaient engourdi et quasi sans conscience, Sig, Ray et Ingrid avaient assez de force pour pouvoir penser à l’avenir. Les heures coulèrent, épouvantables. Maintes fois, ils crurent entendre des pas se rapprochant et chaque fois, ils furent déçus. Anaena s’agitait comme dans un rêve, Ingrid, le dos appuyé à la paroi, les yeux grands ouverts, contemplait le vide. De temps en temps Ray inscrivait au crayon un lambeau de phrase, auquel Sig répondait de même. Soudain, un vague sourire parut sur les traits de l’américain. Il prit son appareil, photographia la scène à la lumière de la lampe.
— Peut-être ma dernière photo, écrivit-il péniblement.
— Probable, répondit le Suédois.
Ils sombrèrent dans une demi-inconscience. Un bruit de pas tout proche les réveilla, puis une voix tonnante :
— Tacoma ! Tacoma ! Tout le monde descend de voiture.
Bernard courait vers eux, lumière dansante venue du fond de la nuit.
— L’eau ! L’eau !
Ray, Sig, Ingrid tendirent les mains vers lui. Presque brutal, il les repoussa, remplit un gobelet, et fit couler un filet d’eau dans la bouche des blessés. Il sentit des mains avides saisir la gourde sur son dos, et se retournant, il vit Anaena qui buvait au goulot, à longues gorgées.
— Assez ! Ça te ferait mal.
Il donna un peu d’eau aux terrestres et continua à soigner les blessés. Une heure après tous étaient mieux. Pour Loi, cela avait été une question d’heures. Ray, curieux par tempérament et par profession, interrogea Bernard sur son voyage de découverte.
— Oh, cela a été très simple ! J’ai marché, marché, marché. J’ai trouvé une rivière, j’ai bu, rempli la gourde, et je suis revenu.
Maintenant laissez-moi dormir.
— Il faudrait peut-être une garde ? propose Sig.
— Au diable ta garde. Tant pis. Au reste je n’ai rien vu, à… Tacoma !
— Où ça ?
— À Tacoma. C’est ainsi que j’ai baptisé la grotte à la rivière… vous expliquerai, il bâilla… plus tard.
Il bafouillait, assommé par la fatigue amoncelée qui tombait sur lui.
— B’soir, dit-il encore, puis il sombra dans le sommeil.
Il se réveilla courbatu, mais reposé, légèrement altéré. Il ralluma la lampe que par prudence ils avaient éteinte, but un peu, et chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps, bourra sa pipe avec volupté. Il regarda ses camarades encore endormis. Sig reposait pesamment, la tête sur son bras replié, collé au sol. Ray, lui dormait sur le dos, les genoux hauts. Ingrid et Anaena étaient côté à côté, vêtues pareillement d’une tunique brune, également belles, de même taille, et à la lumière de la lampe, il n’était guère possible de faire la différence entre la peau bronzée de l’une et le teint laiton de l’autre. La chevelure seule, cuivre chez la Suédoise, blond très pâle chez la martienne, les distinguait.
— On dirait deux sœurs, pensa-t-il.
Les trois martiens étaient un peu plus loin. La fièvre des blessés était tombée. C’étaient de beaux hommes, eux aussi, bien bâtis ; mais on sentait que leurs muscles, bien dessinés, n’avaient pas la densité de ceux de Sig ou de Bernard.
Ray se réveilla à son tour, et comprit à la direction du regard les pensées de son ami.
— Dommage qu’on ne puisse pas les ramener sur Terre ! Ils feraient sensation à Hollywood.
— Je ne pense pas qu’ils s’y plairaient beaucoup, cinéaste de malheur ! Je les verrai bien plutôt à une séance de l’Académie des Sciences. Du reste, rien ne dit qu’ils n’y viendront pas. Rappelle-toi que leurs ancêtres ont déjà fait le voyage, et qu’ils avaient trouvé le séjour sur la Terre pénible, mais supportable. Je crois qu’ils s’y habitueraient assez vite. Leurs os sont solides et leurs muscles aussi. Ça m’amuserait de présenter Anaena à mon bon maître Saguin ! Je me vois déjà la baladant à Paris, en Dordogne…
— Hum… Il y a quelqu’un à qui cela ne plairait peut-être pas beaucoup, et d’un mouvement de tête il désigna Ingrid.
— Ingrid ? Je ne pense pas qu’elle serait jalouse ! Elle serait avec nous, bien sûr.
Comme il achevait, elle se réveilla, se frotta les yeux, très petite fille.
— Vous parliez de moi, je crois. Que disiez-vous ?
— Nous parlions surtout d’eux, d’amener les martiens sur la Terre, et de les présenter aux Académies. Ray veut même les faire tourner à Hollywood, le « Don Juan de la planète Mars » ou quelque chose de ce genre, n’est-ce pas Old Nut !
Ils se mirent à rire, ce qui réveilla tout le monde. Après un frugal repas, Sig demanda aux martiens s’ils se sentaient assez reposés pour aller jusqu’à Tacoma.
— Quelle distance y a-t-il ?
— J’ai marché six heures à l’aller, mais je n’étais pas brillant, et un peu moins de cinq heures au retour. Fatigué comme je l’étais, je n’ai guère dépassé le trois à l’heure.
— Comptons donc de 15 à 20 kilomètres.
— Nous pouvons le faire, je crois, dit Kni après avoir consulté ses camarades.
— Alors, partons !
Le trajet se fit sans incident. Quelques heures plus tard ils étaient dans la caverne lumineuse, étendus sur une plage de sable fin, à un coude de la rivière. La caverne était beaucoup plus longue que large, et de forme assez tortueuse. La vue ne portait pas loin. Après que tous, sauf Kni, se furent baignés avec délices, ils prirent un peu de repos. Les blessures de Loi cicatrisaient. Kni allait bien mieux. Les éraflures des autres n’étaient plus que des souvenirs.
Ils rêvassaient, étendus sur le sable fin, quand tout à coup Bernard eut un cri.
— Écoutez !
Ils entendirent un faible vrombissement qui grossit de seconde en seconde. Avant qu’ils aient eu le temps de bouger, quelque chose qui ressemblait à une énorme guêpe déboucha de derrière le détour de la paroi rocheuse. D’un saut ils bondirent sur leurs armes. L’engin décrivit une courbe gracieuse et vint se poser à quelques mètres d’eux. Le tourbillonnement des ailes cessa, une porte s’ouvrit dans son flanc, et un martien rouge parut, sans armes apparentes, qui sauta sur le sable.
Loi s’avança, fit deux gestes compliqués. L’autre comprit, répliqua de même, ajoutant une stridulation aiguë. Loi dit :
— Je lui ai demandé : ami ou ennemi ? Il m’a répondu : cela dépend de vous. En tout cas, leur langage ne s’est pas trop modifié depuis les antiques temps de notre alliance. Combien je me réjouis d’avoir appris cette langue, si l’on peut dire, que nous croyions morte à jamais !
Il reprit cette étrange conversation. Anaena sembla y prendre part.
— Votre aspect, dit-elle aux terrestres, l’étonne et l’inquiète un peu. Il m’a demandé qui vous étiez. J’ai dit que vous étiez nos alliés contre les noirs, et que vous veniez de la Terre.
Notes de Bernard
Le 6 – 9 heures. Nous voici dans la cité des rouges. Étrange ville ! Nous y sommes arrivés hier dans trois guêpes qui sont venues nous chercher. Du haut la cité est invisible, souterraine au deuxième degré. Seul de petits édifices apparaissent sur le sol de la caverne : les abris qui recouvrent les entrées. Nos guêpes se sont posées sur des balcons placés devant des niches à mi-hauteur de la falaise. Ce sont de bien curieuses machines, très précises et assez rapides, 3 ou 400 km/h, ce qui est largement suffisant en souterrain. Je n’ai pas pu suivre leur manœuvre, car le poste de pilotage est clos, et on ne nous a pas laissé pénétrer.
Pour le moment nous sommes tous dans une chambre absolument nue, sauf un tapis de laine métallique, de rares étagères où sont posées des appareils dont j’ignore l’usage, quelques livres imprimés sur métal, et de quoi écrire : feuilles de métal léger, voisin du dural, très minces et un stylo à encre spéciale. J’ai pu visiter les pièces à côté, elles sont identiques. Ce doit être une sorte d’hôtel. Toutes sont occupées par deux à six martiens rouges, qui dorment à même le sol sur le tapis métallique. Ils dorment du reste très peu, 2 ou 3 heures.
J’enrage de ne pas comprendre leur langage par gestes et stridulations. Anaena et Loi sont partis avec l’un d’eux.
11 heures. Je vais aller faire un tour. Je verrai bien si nous sommes libres ou prisonniers. J’ai décidé Ray, Sig et Ingrid à venir. Les autres veulent rester dormir. Ils s’installent sur le tapis.
13 heures. Nous voilà de retour. Que cette cité est monotone. Toujours ces cellules nues, ces mêmes appareils. Où sont leurs usines, leurs labos ? Nous avons vu peu de rouges. Ils nous ont regardés curieusement, si toutefois il peut y avoir une expression sur leurs visages. J’ai l’impression d’être l’hôte d’une fourmilière. Au fond, physiquement, ce sont de gigantesques fourmis. Je les classerais même plutôt parmi les Dorylinae…
Anaena et Loi ne sont pas rentrés. Que deviennent-ils ? Nous avons nos armes. Seraient-elles efficaces ? Le fulgurant sûrement, mais il n’est pas aisé de s’en servir, dans ces souterrains. Et ses munitions sont rares. Sur la proposition de Ray, nous mangeons. Ingrid vient de me dire qu’elle a peur. Moi aussi.
22 heures 30. C’est bien plus étrange que je ne pensais. Mais prenons les choses en ordre, et ne charrions pas l’antécambrien sur le quaternaire. Après avoir mangé, j’ai voulu ressortir. J’ai franchi la porte et demandé à Ingrid et Sig s’ils venaient. Comme ils s’avançaient pour me rejoindre, la porte a jailli du sol et les a enfermés. Heureusement que j’ai mes armes, deux revolvers, trois grenades. J’ai essayé de rouvrir. Va te faire fiche ! J’ai alors tapé en morse, vous en faites pas, je reviens. Sig a répondu : bon. Je suis parti dans la direction opposée, à celle que j’avais prise ce matin. Au bout d’un long couloir, j’ai rencontré une grande salle où passaient des wagons chargés de minerais de fer. Assez imprudemment, j’ai sauté sur un et je me suis laissé conduire. Au bout de 2 ou 3 minutes, j’ai entendu un bruit grandissant ; après un passage sous un court tunnel, ma voiture particulière est arrivée dans une autre salle, immense et emplie du vacarme des machines. Là de gigantesques concasseurs broyaient le minerai qui filait ensuite par des tapis roulants vers un autre tunnel, à gauche de celui d’où je venais. De nombreux ouvriers travaillaient autour de ces mécanismes compliqués. Mais ce n’était pas des martiens rouges ! C’étaient bien des fourmis certes, mais de taille plus petite, brunâtres, avec de très courtes antennes. Je sautai de mon wagon avant qu’il ne déverse son contenu dans le concasseur, et circulai parmi eux. Aucun ne semblait faire attention à moi. Je parlai, criai, gesticulai, les touchai, étrange contact, rien n’y fait. Ils ne s’occupent que de leur travail. Certains vont et viennent pour des nécessités de travail que je ne comprends pas. Je fais une expérience, me mets sur leur chemin. Le premier bute sur moi, comme s’il ne m’avait pas vu, recule, recommence et recommence encore jusqu’à ce qu’il m’ait culbuté ! Je m’éloigne, à quatre pattes, puis me relève, stupéfait. Les ouvriers ont repris leur travail, comme si de rien n’était
À 16 heures juste, d’un autre tunnel débouche une cohorte de ces ouvriers brunâtres, la relève sans doute, car ils remplacent ceux qui étaient aux machines. Ceux-ci se forment en cohorte à leur tour. Resté à l’entrée, immobile, se tient un martien rouge. Je me précipite vers lui, gardant assez de sang-froid pour ne pas faire de gestes qui peut-être signifieraient quelque chose pour lui. Je me contente de lui montrer les ouvriers brunâtres. Il fouille alors dans le sac qu’ils portent tous suspendu entre la première et la deuxième paire de pattes et en tire un papier métallique sur lequel il inscrit quelque chose. Il me le tend. Il a écrit en caractères jaunes, mais hélas ! Si je parle couramment la langue de nos amis, leur écriture est encore pour moi un demi-mystère. Je réussis à comprendre que ce sont des ouvriers, cela je le savais, et qu’ils forment une caste inférieure. C’est tout. J’essaie de tracer : je ne comprends pas, mais j’ai dû me tromper, car il retourne la feuille d’un air perplexe. À la fin il me fait signe de le suivre. Par une galerie détournée, je suis reconduit à la chambre, dont la porte est à nouveau ouverte, et où mes amis m’attendaient avec impatience, surtout Ingrid. Loi et Anaena ne sont pas encore là.
23 heures 30. Les voici enfin : ils sont accompagnés de deux martiens rouges. Sans que je puisse savoir pourquoi, il me semble qu’ils sont très vieux.
Le 7 – 10 heures. Il faut que je note ce que Anaena vient de nous révéler, un peuple mêlé. D’abord un traité d’alliance est conclu, ou plutôt renoué, entre les rouges et les jaunes. Dans deux mois d’ici, ils feront une attaque combinée contre les noirs, pour dégager le pôle sud, très riche en gîtes métalliques profonds. Je savais qu’Anaena et Loi avaient toute liberté pour renouer les relations au cas où nous rencontrerions des rouges, mais j’ignorais que leurs pouvoirs allaient aussi loin. Au fait, Anaena, Loi et Elior font partie du Grand Conseil et la haine envers les noirs est si vive chez eux que le traité sera sûrement ratifié.
Puis nous avons eu des précisions sur la façon dont vivent les rouges. Dans leurs villes, ils sont une minorité. Deux millions contre sept de population totale. Les cinq autres sont formés de travailleurs brunâtres d’une autre espèce, réduits en esclavage, du reste très peu intelligents, et dressés hypnotiquement au point de ne pas voir ce qui ne concerne pas leur travail propre. Conditionnement pire que celui dont il est question dans le « Brave new world » d’Aldous Huxley pour les castes inférieures, qui au moins avaient droit à des amusements. Ici en dehors des heures de travail les ouvriers mangent et dorment. Ce sont du reste des neutres. Seules quelques femelles parthénogénétiques continuent la race. Ils ne souffrent pas de leur état, incapables qu’ils sont d’avoir seulement l’idée qu’il pourrait être autre.
Les rouges, eux, sont sexués. Les femelles s’occupent de l’éducation des enfants, et de toutes les questions d’organisation intérieure de la cité. Les mâles surveillant les ouvriers, font la guerre et créent les machines. Ce sont des mécaniciens hors ligne. Mais il n’y a jamais eu, ou très peu, chez eux de curiosité désintéressée. Ce sont plutôt des techniciens que des savants. Toutefois, il y a des exceptions. Des deux martiens rouges qui accompagnaient Anaena, un cultivait les mathématiques pures et l’autre la physico-chimie.
Chez les rouges, il y a aussi des castes. La première, la plus basse, comprend les femelles, les techniciens de l’agriculture, les chimistes ordinaires. Puis vient la caste des chefs de guerre, des maîtres d’ouvriers, des ingénieurs, des géologues-mineurs, des physiciens, etc. Au-dessus les 30 membres du grand conseil, héréditaire pour deux générations. Au-delà, il faut à nouveau faire ses preuves. Parmi les membres du conseil figurent de droit les rouges qui sont doués pour la recherche pure, très rares, car ce peuple d’ingénieurs à très bien compris que la recherche pure peut avoir des résultats pratiques énormes, si seulement on la laisse mûrir.
Leur mentalité est curieuse, et leurs lois rigides. Un martien rouge qui aurait fait ce que j’ai fait, sortir d’une chambre où l’on place, sans autorisation, serait certainement condamné à mort. Ils décapitent leurs condamnés, ce qui est assez barbare, la diffusion de leurs centres vitaux permettent à la tête et au corps, de vivre quelques heures séparés. Mais ils ignorent ce que nous appelons le sentiment. Somme toute, comparé à la belle démocratie des jaunes, c’est un état totalitaire dans toute sa splendeur.