Leur séjour dans la cité rouge fut relativement court. Bien des choses leur restèrent cachées. Ils ne purent guère apprécier ce que pouvait être la vie de tous les jours de cet étrange peuple. Ils visitèrent de gigantesques usines où travaillaient des milliers d’ouvriers, sous la surveillance de quelques dizaines de contremaître rouges, les grottes où les rouges cultivaient une sorte de céréale, les laboratoires très compliqués, où ni les martiens ni les terrestres, même Sig, ne comprirent grand chose. Ils visitèrent aussi les arsenaux, où s’entassaient des sortes de tanks blindés, des kryoxi très voisins de ceux des jaunes, des canons centrifuges selon le mot de Sig. Ils eurent l’impression d’une population très nombreuse – tous les rouges étaient concentrés dans cette région et n’entretenaient au loin que de faibles colonies – population talonnée par le besoin, et implacablement rivés à un travail immédiatement productif. Les kryoxi devaient venir les chercher de Llo, leur évitant ainsi les dangers et les fatigues d’un retour par les souterrains. À la fin de leur séjour, ils montèrent dans les superstructures de surface de la cité, qui dominaient un paysage plat et désolé, couvert d’une très mince couche de neige : la calotte polaire de Mars ! Quelques heures après les kryoxi arrivèrent. Sitôt à l’intérieur du n° 3, Anaena se mit en rapport par radio avec Anak, et eut une longue conversation avec le secrétaire du conseil. Puis elle se tourna vers Ingrid et Bernard qui l’avaient accompagnée, et les ayant amenés dans la pièce de repos à l’extrême arrière, loin du pilote :
— Mauvaises nouvelles ! Les noirs ont déclenché une grande offensive aux mines de Gno. Nos ingénieurs, surpris, ont été massacrés. Des patrouilles de crabes, en grand nombre, parcourent la surface. Certains ont crevé la ligne des pylônes, et quelques-uns mêmes ont réussi à parvenir jusqu’aux superstructures de la petite ville d’Eyl, qu’ils ont bombardée, causant quelques dégâts. Nos kryoxi les combattent, mais sont relativement peu nombreux. L’obtention de l’oxyde d’hélium base du fulgurant, est difficile, et nécessite une grosse dépense d’énergie. Trois des pylônes sont isolés, et cernés, tant par le sous-sol que par la surface. Louis, sur votre avion, a dispersé une colonne importante de crabes, et en a démoli un bon nombre, mais vous allez manquer bientôt de bombes. Et nos usines ne pourront pas vous en fournir avant quinze jours.
— Et Paul ? interrompit Bernard.
— Il travaille jour et nuit au laboratoire de physique atomique, avec nos meilleurs spécialistes. Ils espèrent trouver un moyen de remplacer l’uranium, très rare sur Mars. Mais ils n’en sont encore qu’aux expériences préliminaires. Et… et puis il y a aussi une mauvaise nouvelle pour vous. L’offensive s’est déclenchée il y a trois jours. Hélène était sortie avec un kryox des patrouilles d’avant-garde, le 367, piloté par Nio et Bloi, du pylône 98… Ils ne sont pas encore rentrés…
Comme ils allaient partir, Loi qui explorait l’horizon signala un point dans le ciel. Il grossit rapidement ; c’était le Wells, qui piqua et atterrit. Paul en sortit, pénétra dans le n° 3.
— Je viens vous convoyer. La route n’est pas sûre. Il y a un grouillement de crabes par là… Sa main indiquait le N-E.
— Hélène ? interrogea Bernard.
— Pas de nouvelles. Louis la cherche avec quarante kryoxi.
— La situation ?
— Mauvaise. Mais je leur réserve plus d’un tour. Je vous escorterai jusqu’aux pylônes. Après je file droit à Anak, au labo.
La première partie du trajet se passa bien. Le Wells volait en larges cercles autour des kryoxi. Mais, vers la sixième heure, ils le virent filer droit au nord, prendre un virage et piquer, puis remonter. Quelques secondes après, à l’horizon, un nuage de poussière se souleva.
— Paul a bombardé quelque chose, dit Anaena. Aux postes de combat. Et n’attends pas trop cette fois, Bernard.
Ils prirent la formation en triangle. Le n° 3 en tête. Cinq minutes après, ils virent les premiers crabes. Il y en avait bien une centaine, en demi-cercle, face à eux. Le Wells, ses bombes épuisées, les mitraillait creusant des vides dans leurs lignes. À bonne distance, les fulgurants crachèrent, coup sur coup et en éventail, une dizaine de projectiles chacun. Une fois de plus, l’arme terrible assure la victoire. Quand, après un rapide engagement le combat cessa, 45 crabes avaient disparu, sans compter ceux détruits par l’avion, qui jalonnaient leur route sur la plaine. Dans le kryox n° 2, Boli, le pilote venu des pylônes avait été tué, Loi légèrement blessé. Le kryox de Elior avait une patte brisée, ce qui diminuait sensiblement sa vitesse. Aussi, décidèrent-ils d’aller au pylône 613, bien plus proche que le 578 qu’ils voulaient rejoindre auparavant. Ils y arrivèrent sans encombres.
Ils apprirent alors des nouvelles alarmantes. L’offensive noire se développait. Des prisonniers ne cachaient pas que le but des noirs était l’extermination des jaunes. Trois d’entre eux, pris parmi les chefs, devaient passer le soir même à l’interrogatoire psychique, les autres avaient été exécutés. À 5 heures du soir, comme les terrestres et leurs compagnons prenaient l’avion souterrain pour Anak, un communiqué du Conseil fut diffusé par hauts parleurs. Le conseil décrétait la mobilisation totale, l’état d’exception, et déclarait aux noirs la guerre d’extermination.
Bernard demanda à Anaena ce qu’était l’état d’exception.
— Cela comporte la mobilisation de tous de 16 à 55 de vos années. Pour tous ceux qui ne combattent pas, 12 à 14 heures de travail par jour ; cela ne s’était pas vu depuis plus de 100 000 ans. La situation doit être quasi désespérée.
— Mais bien entendu, ajouta Kni, cela ne vous concerne nullement.
— Mais si, répliqua Bernard. Nous nous considérons comme vos alliés au même titre que les rouges ! Souvenez-vous que nous avons une dette à payer aux noirs nous aussi.
L’image d’Arthur dépecé par les crabes passa dans sa mémoire et se joignit à l’anxiété qu’il éprouvait pour Hélène.
— Donnez-nous seulement des bombes adaptées au Wells, en grand nombre, et nous nettoierons la surface de cette saloperie !
Sig, dans son fauteuil, griffonnait des plans. Vers la fin du voyage, il alla à Anaena.
— Voici un projet qui pourra vous servir. En somme, ce qui vous gêne, c’est que 1) vous êtes bien moins nombreux que vos ennemis. 2) Vos machines sont plus compliquées à construire que les leurs. 3) Votre fulgurant, terrible dans ses effets, est difficile à approvisionner. Vous allez avoir un excédent d’hommes qui ne pourront combattre fautes d’armes. Je vous en propose une, adaptation d’une arme terrestre de la dernière guerre. C’est un tube lance-fusées. Le projectile, pesant une quinzaine de kilos, aura une portée de 5 ou 6 kilomètres au moins. La fabrication est simple. Vous en construisez en masse, et vous en armez une infanterie anti-crabes.
Visiblement intéressés, les martiens approuvèrent.
L’avion se posa sur les appontements d’Anak. Loi, Anaena et Elior rejoignirent directement le conseil. Les terrestres se dirigèrent vers leurs appartements ; ils y étaient depuis 10 minutes et changeaient de vêtements quand Paul et Louis survinrent. Louis était pâle, rongé de fièvre, incapable de tenir en place. Paul avait un visage harassé, aux yeux creux.
— Alors, s’enquit Ray.
— Rien, répondit Louis. J’ai fouillé l’étendue depuis le Wells. Rien, sauf des crabes, partout, partout. Et plus de bombes. À peine en ai-je troué 4 ou 5 à coups de canons. Ils ont crevé la ligne des pylônes. Il y a la haut une terrible bataille, dans une tempête de poussière. Les kryoxi tiennent mais ils sont un contre dix ! Pour comble, les pylônes 32, 33 et 35 sont tombés.
— Où as-tu vu ça ?
— Un parleur le clamait quand je suis descendu. Paul, le Wells a besoin d’être révisé. La tuyère centrale ne rend pas bien.
— Manquait plus que cela !
— Et toi, Paul ?
— Ça ne va pas. Je suis à la veille d’une découverte terrible. Le moyen de déchaîner l’énergie de n’importe quel élément. Mais il me faudrait la libre disposition de leurs labos, de leurs archives, et ils me les refusent, au nom du Conseil. Que veulent-ils que nous fassions ? Nous ne pouvons pas les abandonner, ce serait malpropre, et puis, il y a Hélène.
— Nous ne les abandonnerons certainement pas, répliqua Sig. Nous avons un compte à régler avec les noirs, un camarade en péril immédiat, et une alliance à respecter. Vous êtes tous d’accord ?
— Je pense que oui, fit Bernard.
— OK.
— Bien sûr, Sig, dit Ingrid.
— Pour moi, la question ne se pose pas. Tant qu’Hélène…
— Bon, Paul est certainement avec nous ; je vais donc proposer au Conseil…
Avec un déclic la tablette du téléviseur s’abattit, découvrant l’écran où se dessina l’image d’Anaena.
— Vous êtes tous réunis ? Tant mieux. Le Conseil vous demande de venir d’urgence.
Quand ils arrivèrent, l’assemblée était houleuse. Quelques places étaient vides. C’étaient des ingénieurs que leur travail retenait à l’usine, des chefs de patrouille qui combattaient à la surface, ou dans les profondeurs de villes assiégées. Le vieux Bilior, physicien et homme d’état remarquable, présidait. Il souhaita d’abord la bienvenue aux terrestres, puis :
— Des circonstances indépendantes de notre volonté vont peut-être vous obliger à abréger votre séjour parmi nous. L’ennemi attaque, qui nous est 20 ou 30 fois supérieur en nombre, si nous le dominons par nos armes. Mais cet avantage est fragile. Nos réserves de munitions s’épuisent, et leur remplacement nécessite une dépense d’énergie effrayante, que notre planète ne nous donne qu’avec parcimonie. Il est possible que nous soyons vaincus. Nous allons vous souhaiter un heureux voyage de retour, dès que vous aurez retrouvé votre compagne, qui, je l’espère, est vivante. Une puissante force de kryoxi a réussi à se frayer un passage dans la zone où le 367 a disparu. Elle n’a pas encore trouvé trace de combat.
Sig se leva pesamment.
— J’ai au nom de mes camarades, une contre-proposition à vous faire. Nous vous proposons une alliance totale, toutes nos forces mises en commun. En deux mots, vos usines pourraient construire une vingtaine d’avions semblables au nôtre, des bombes en quantité et une arme dont j’ai déjà parlé à Anaena et à Loi. Nous demandons seulement la libre disposition pour Paul des laboratoires de physique, pour moi de ceux de chimie, et le droit de consulter vos archives. Paul me disait tout à l’heure qu’il se faisait fort, dans un délai assez bref, s’il en a les moyens matériels, de dissocier un ou deux éléments comme nous dissocions cet uranium qui est malheureusement si rare sur Mars.
Il y eut sur l’assemblée une onde d’espoir. Mais la voix du président s’élevai :
— Deux mois, dites-vous ? Mais dans quinze jours au plus les munitions manqueront pour les fulgurants.
— D’ici quinze jours, nous aurons fabriqué avec l’aide de vos chimistes et de vos métallurgistes des bombes suffisantes. Dans quinze jours, les premiers lance-fusées peuvent aussi être fabriqués. En attendant, nous allons miner les environs de vos villes, disputer le terrain pied à pied. Nous avons encore pas mal de munitions pour nos mitrailleuses, et notre canon, dans nos soutes.
— Le conseil décidera s’il peut accepter, dit Bilior.
Les terrestres se retirèrent.
Louis repartit sur le Wells, qui marchait tant bien que mal. Les autres attendirent. À l’assemblée, la discussion se prolongeait. Bernard pensait à Hélène. Il la revoyait, les attendant Sig et lui, devant la mairie des Eyzies, où à son chevet, pansant ses blessures. À l’idée qu’elle ait peut-être été broyée par la pince d’un crabe métallique, il grinça des dents, l’attente lui fut insupportable. Il partit par avion souterrain pour le pylône 98, se fit donner un kryox, et fonça dans la direction où le 367 avait disparu.
Au même moment, le conseil fit savoir à Sig que ses propositions étaient acceptées. Paul aurait la haute main sur les laboratoires qui lui seraient nécessaires. 300 chimistes étaient placé sous les ordres de Sig assisté de sa sœur. Louis surveillerait la construction des avions. Bernard et Ray étaient chargés de la défense des villes. Tous ne dépendaient que du Grand Conseil, où ils étaient admis, non à titre d’alliés, mais à titre de citoyens d’Anak. Sig accepta pour tous les terrestres. Par radio, l’ordre fut lancé à Louis et à Bernard de revenir immédiatement. Vers le soir, Louis rentra, sans avoir rien trouvé.
Le 502, que pilotait Bernard, fonçait à travers un voile de sable qui tournoyait au vent. La visibilité était très faible. Deux heures avant, il avait rencontré la forte patrouille dont avait parlé Bilior, qui revenait sans résultats. Ils n’avaient pas vu de crabes. Le 502 donnait sa vitesse maximum. D’un modèle perfectionné, il dépassait la vitesse normale des kryoxi et atteignait le 110 à l’heure. Bernard lui faisait décrire des spirales, au hasard de l’étendue. Dans quelques instants le soir tomberait. Il ne s’en souciait pas, tendu vers ce but : retrouver Hélène. Il lui semblait peu probable de la retrouver vivante, mais au fond de lui-même l’espoir habitait, violent et chaud.
Une embardée brusque du 502 faillit le faire choir de son siège. Les pattes du kryox ne mordaient plus le sol, mais ses griffes glissaient avec un crissement énervant. Il stoppa, regarda par le hublot inférieur : le sol était vitrifié.
— Les effets du fulgurant, pensa-t-il. Il y a eu combat !
Il reprit sa marche, à faible allure. Cinq cent mètres plus loin, il tomba sur un crabe « ramolli ». Trop loin du centre de rayonnement du fulgurant, il n’avait fondu qu’à moitié. Puis ce fut une zone extraordinaire, couverte de carapaces à demi écroulées, semée de cercles vitrifiés, sur lesquels les pattes du kryox patinaient, ou qu’elles crevaient avec un bruit rappelant celui de la neige tôlée.
Brusquement, à peu de distance de là, il trouva le 367. Il gisait étendu sur le côté droit, une vaste déchirure dans sa coque jaunâtre. Avec un cri de rage, Bernard amena le 502 à proximité, puis descendit à terre et pénétra dans le kryox détruit. De près, la coque se révéla labourée de projectiles. À l’intérieur, parmi la machinerie fracassée, deux corps gisaient, mutilés, deux martiens jaunes en scaphandres. Sous la vitre du casque les visages exprimaient plus d’étonnement que de souffrance. La main du plus grand était serrée sur le levier du fulgurant. Il n’y avait pas trace d’Hélène.
Il redescendit, chercha à pied, par cercles concentriques. Enfin il la trouva. Elle s’était défendue jusqu’au bout, à coup de grenades. Six crabes écrasés, déchiquetés, par les explosions, l’entouraient. Son casque avait été broyé par une pince, mais la tête était intacte. Du sang avait jailli des oreilles et du nez. Il se pencha, l’enleva dans ses bras, et chargé de son fardeau funèbre, revint au 502. Successivement, il y rapporta les deux martiens. Puis, la rage au cœur et les yeux secs, il fonça à pleine vitesse, dans la direction des pylônes.
Il rentra à Anak tard dans la nuit. Prévenus de son retour, Anaena et Loi l’attendaient.
— Alors ? interrogea ce dernier.
— Regarde !
Des aviateurs étaient en train de sortir les cadavres de l’avion souterrain.
— Pauvre Louis, dit Anaena. Doit-on le prévenir ?
— Je m’en charge, dit Bernard.
Ils le mirent au courant des décisions du Conseil.
— Soit, j’accepte le commandement des brigades souterraines, mais je veux être libre d’agir.
— Tu as toute liberté, dit Loi doucement.
Bernard prit l’ascenseur, et pénétra dans la salle commune. À la lueur d’une veilleuse, Sig travaillait. Paul était absent, au labo. Ray et Louis dormaient. Louis avait un vague sourire sur les lèvres. Bernard le regarda avec pitié. Puis il toucha l’épaule de Sig, qui ne l’avait pas entendu entrer.
— J’ai retrouvé Hélène, morte. Mais elle s’est bien défendue. Elle et ses compagnons sont à la gare aérienne n° 2. Avertis les autres.
— Et toi ?
— Je gagne immédiatement mon poste de combat.
— J’ai fait démonter trois mitrailleuses du Jules Verne. Elles t’attendent, avec des affûts mobiles, à l’arsenal, avec trois de tes officiers.
— J’y vais.
— Tu ne veux pas voir Ingrid ? Elle était très inquiète de ne pas te voir revenir.
— Pas maintenant. Je n’aurais pas le courage de la laisser. À mon premier moment de repos. Je crois que la lutte va être dure. Quelles sont les nouvelles ?
— Mauvaises. Tu vas avoir du travail dans les souterrains. Eyl est pratiquement encerclée dans les fonds, si nous tenons encore la surface autour, trois nouveaux pylônes sont tombés, le 1, le 44 et le 77. Nous avons détruits aujourd’hui 214 crabes, mais nous avons perdu 61 kryoxi. C’est terrible, cette guerre de surface. Il y a peu de blessés…
— De combien de kryoxi disposons-nous ?
— Environ 2 600. Il en sort dix par jour. Les noirs ont des crabes innombrables. On en a dénombré plus de 12 000 dans le secteur nord ! Il y a cependant quelques bonnes nouvelles. Les rouges sont entrés en action, et ont envahi la cité noire de Kabaneb. Six de leurs ingénieurs sont arrivés ici en mission d’étude. Les premiers lance-fusées sortiront dans quelques jours. 42 avions du type Wells sont mis en chantier. Le Wells lui-même est réparé. 12 mécaniciens y ont travaillé onze heures. Nous avons encore 32 bombes de 100 kg. Et les premières bombes martiennes seront prêtes après-demain à midi. Mais sauf cas désespéré, il servira surtout pour l’instruction des pilotes.
— Bon. Je vais passer prendre les mitrailleuses. Combien de coups ?
— 10 000 par arme.
— C’est maigre ! À bientôt.
À l’arsenal Bernard trouva les trois martiens, chefs des brigades souterraines. Il leur expliqua le fonctionnement des mitrailleuses et se fit montrer sur le plan l’emplacement de la bataille. Le secteur le plus menacé était celui de Eyl. Les martiens jaunes ne tenaient plus que le grand tunnel aérien. Toutes les autres voies qui conduisaient à Eyl depuis Anak étaient aux mains des noirs, qui avaient réussi à s’infiltrer dans les usines de chrome de Bils, à proximité du grand tunnel. Le tunnel ordinaire était coupé entre Eyl et la petite ville de Abil, centre métallurgique. La perte de Bils et Abil aurait signifié une diminution de 30 % dans la production du chrome, et elle ne saurait tarder si Eyl tombait. Le pylône 34, tout proche, et qui défendait la région à la surface venait d’être pris.
Bernard décida de se porter sur les lieux. Ils devaient aller en avion jusqu’au croisement de Floo, puis prendre le glisseur, jusqu’à proximité de la bataille. Il fit charger les mitrailleuses sur l’avion qui fonça à pleine allure vers Floo, distant de 250 km. Puis, ils prirent un glisseur. Bernard plaça les deux mitrailleuses à l’avant, et s’assit à côté d’elles, prêt à tirer. La route était cependant sûre. Les martiens jaunes étaient armés de légers fulgurants et d’une sorte de lance-grenades pneumatique.
Alors commença pour Bernard une période épuisante de quinze jours. Dès le début des sous-ordres s’opposèrent formellement à ce qu’il s’exposât personnellement. Il alla cependant aux avant-postes installer lui-même les mitrailleuses. Son plan consistait à dégager Bils où l’ennemi tenait âprement les galeries de mine, et attaquant de l’autre côté, à reprendre la maîtrise des tunnels. Ainsi la menace d’encerclement serait-elle conjurée. La deuxième partie du plan fut aisée, et deux jours après son arrivée, les tunnels étaient libres, ce qui simplifia la question des approvisionnements. Mais à Bils l’ennemi fit encore des progrès, et malgré les protestations de son état-major, Bernard résolut de prendre lui-même le commandement aux mines. À mesure que son glisseur se rapprochait, le vacarme du combat devenait de plus en plus fort. Les noirs utilisaient une sorte de mitrailleuse pneumatique dont le bruit rappelait le roulement des marteaux-piqueurs. La température était élevée, ce qui était dû à la chaleur dégagée par les fulgurants. Abandonnant son glisseur, Bernard pénétra dans les galeries. La bataille était confuse, sans gloire et féroce. Dans les tunnels étroits, elle avait la sauvagerie des guerres primitives, homme contre homme, presque main contre main. À cause des nombreux détours, l’usage des armes perfectionnées était quasi impossible. À peine les noirs pouvaient-ils se servir de leurs fusils pneumatiques, les jaunes de leur lance-grenades. Le plus souvent c’était le combat corps à corps, à l’arme blanche. La vigueur et l’adresse des jaunes étaient supérieures, les noirs l’emportaient par le nombre.
Au moment où Bernard parvint aux avant-postes, ils avaient l’offensive. L’enjeu de la bataille était un important carrefour qui commandait dix galeries. Il était brillamment illuminé, les adversaires, d’un accord tacite, n’ayant pas coupé l’éclairage. Les noirs arrivaient par six galeries, mais les Anakiens tenaient la place centrale. Derrière un rempart de wagonnets renversés, s’abritait une des mitrailleuses avec ses servants. Bernard arrivait au moment d’une accalmie. Utilisant les remblais des voies ferrées, il rampa jusqu’à la mitrailleuse. Elle était servie par deux hommes, un jeune garçon et une jeune fille, très belle. Six hommes armés de lance-grenades les défendaient.
La position des noirs était très forte. Ils avaient établi à l’entrée des galeries des barricades de moellons, de wagons renversés, et de minérales de chrome brut.
— Il faudrait un vrai canon, pensa-t-il. On ne peut employer le fulgurant ?
— Trop près, répondit la jeune fille.
Il réfléchissait à la manière de forcer ces abris. Soudain il se frappa le front :
— Suis-je bête ? Il faudrait un lance-flammes, pour cette guerre-là ! Essayez de tenir, dit-il en partant.
Rentré à son quartier général, il appela Sig au radiophone.
— D’urgence, débrouille-toi, fais-moi construire des lance-flammes. Trouve de l’essence. Il me les faudrait après-demain. Est-ce possible ?
— Difficile. On essayera. Ça va, là-bas ?
— Ça ira jusqu’après-demain. Puis, je ne garantis rien. Et à Anak ?
— Assez bien. Le premier lance-fusées est aux essais. Les métallurgistes font des miracles, les chimistes aussi. Il est vrai qu’ils ont des installations merveilleuses.
— Et la situation générale ?
— Les kryoxi tiennent à la surface. Le Wells piloté par Ray a démoli quelques crabes. Les bombes seront prêtes bientôt. La construction des avions marche, mais il faudra bien 25 à 30 jours avant que le premier soit prêt, et c’est un minimum.
— Les pylônes ?
— Le 44 a été repris, mais le 28 est menacé. Trente-deux kryoxi partent le dégager.
— Comment vont les copains ?
— Paul travaille jour et nuit. Ray forme des pilotes. Louis…
— Eh bien ?
— Ça ne va pas. Il est atone, amorphe. Il fait son travail comme dans un rêve. Ça a été un coup très dur pour lui.
— Je sais. J’ai eu le même autrefois… Et Ingrid ?
— Elle va bien. Un peu fatiguée, je crois, mais elle ne l’avouera jamais. Inquiète pour toi aussi, bien sûr.
— Je ne cours guère de danger. Dès que je fais un tour en première ligne, mes officiers gueulent comme des veaux !
— C’est dur, les combats ?
— Très dur. Dépêche-toi pour les lance-flammes.
— OK. Au revoir. Ah, j’oubliais. Anaena a été blessée dans un combat de surface. Trois éclats dans la jambe droite. Ce n’est pas grave.
— Les pertes ?
— Lourdes, hélas. Mais moins que celles des noirs. D’après les rapports au Conseil, 321 kryoxi depuis le début. Environ 950 crabes. Sans compter ceux que le Wells a détruits. Le vieux H.G. n’avait pas prévu cette guerre des mondes. Et chez toi ?
— 265 tués, à peu près autant de blessés graves, le double de blessés légers.
— Chiffres officiels ?
— Oui. Tu peux les transmettre au conseil. N’oublie pas les lance-flammes.
— Tu peux y compter. Au revoir.
L’écran s’éteignit. Bernard se mit alors en communication avec Bils. La situation était inchangée, il transmit les nouvelles et annonça des armes puissantes. Il fit ensuite un cours préliminaire aux futurs porteurs de lance-flammes, cours très vague car il ignorait comment seraient exactement fabriqués ces engins. Parmi les volontaires était la jeune fille de la mitrailleuse, Mauno. Après que les autres furent repartis, Bernard l’interrogea, par curiosité se dit-il, par sympathie aussi. Elle était très jeune, encore frêle, avec, chose très rare dans sa race, des yeux verts et une chevelure cuivre qui la faisait ressembler de loin à Ingrid. Il apprit qu’elle travaillait pour être ingénieur métallurgiste, et que ses deux frères avaient été tués par les noirs quelque temps avant l’arrivée des terrestres. Elle parlait des noirs avec des accès de haine qui la secouaient et caressait un rêve : suivre les terrestres quand ils repartiraient mais elle craignait que le Conseil ne l’y autorisât pas. Elle avait l’année précédente fait le tour de la planète en kryox.
— Vois-tu, disait-elle à Bernard, – les martiens avaient d’abord le vous à la manière des terrestres, mais depuis leur naturalisation, ils les tutoyaient –, je voudrais connaître la Terre, non seulement pour les multiples choses qu’un tel voyage m’apprendrait, mais surtout parce qu’il y a chez vous des océans, des nuages, des montagnes. J’ai vu tout cela dans de très vieux films d’avant le cataclysme, mais ce n’est pas la même chose. Vous voudrez bien m’emmener ?
— Je ne vois aucun inconvénient, puisque, hélas ! Deux places sont vides parmi nous. Mais le conseil voudra-t-il ? Et puis tu sais, tout n’est pas si beau sur Terre. La gravitation plus forte te gênera.
— Je m’y habituerai. Au besoin, je créerai une machine pour me transporter…
— Soit. Pour le moment, hélas ! La guerre est là, et c’est le sort de ta race qui est en jeu.
— J’ai confiance. Votre arrivée a réveillé les énergies de ma race. Dois-je retourner à la mitrailleuse ?
— Non, reste ici.
Du fond de son sommeil, il lui sembla qu’on l’appelait. Avec lassitude, il ouvrit les yeux. La journée de la veille avait été rude. Il vit Mauno. Elle avait l’air affolée. Il se dressa :
— Qu’y a-t-il ?
— Ils attaquent. Ils ont pris le carrefour.
— La mitrailleuse ?
— Plus de munitions. Ils l’ont prise.
— Les servants ?
— Morts.
— Nom de Dieu !
Il sauta sur ses pieds. Dans le lointain, il pouvait entendre nettement le bruit de la bataille répercuté par les galeries.
— Pourquoi ne m’a-t-on pas réveillé plus tôt ?
— Les chefs pensaient qu’ils pouvaient tenir.
— Ça va. On verra plus tard.
Il radiophona à Anak.
— Les lance-flammes ?
— Ils partent par avion. Il y en a dix, avec des réserves de carburant.
Bernard fit un rapide calcul. Ils ne seront pas là avant deux heures. Une heure pour s’initier à leur fonctionnement et pour les amener à pied d’œuvre. Cela faisait trois heures. Il fallait tenir jusque là. Il appela son chef d’état-major, Biloi.
— Je vais voir ce qui se passe. Centralisez les nouvelles, rétablissez les liaisons. Et faites bien. C’est votre seule chance de réparer votre négligence et de sauver votre peau !
Il prit ses deux revolvers, sa carabine et une dizaine de grenades. Puis il dit à Mauno :
— Reste ici. Tiens les « lance-flammes » réunis, de façon à ne pas perdre de temps quand les engins arriveront. Tu en réponds.
Puis il fila par les galeries, avec dix hommes d’escorte. Il traversa l’infirmerie où s’entassaient les blessés, puis les deuxièmes lignes. La bataille faisait rage au-delà d’un tournant. Comme il allait y arriver, une balle s’écrasa sur le rocher à sa droite, ricocha et frappa un de ses hommes à la tempe, le tuant net. On prit sa réserve de munitions et à plat ventre, ils contournèrent le détour.
Dans la lumière violente, Bernard vit les noirs bondir, s’aplatir, tirer. Le feu des jaunes était lent. Les munitions devaient manquer.
— Faudra que cette andouille de Biloi ait travaillé rudement bien pour sauver sa peau, pensa-t-il.
La défense était facilitée par un fossé qui occupait la galerie et dans lequel on était relativement à l’abri. Il rampa une dizaine de mètres, se collant aux parois, puis d’un bon rapide, sauta dans le fossé. Il regarda alors sa montre. Encore une heure et demi à attendre les lance-flammes.
L’arrivée du chef terrestre ranima le courage des martiens jaunes. Leur feu se fit plus précis. Les neuf hommes de renfort qui avaient suivi Bernard, avaient des munitions en abondance. Pour ne pas être coupé par un mouvement tournant des noirs par d’autres galeries, Bernard envoya des hommes de liaison. Puis, ayant averti les martiens jaunes, il lança coup sur coup quatre grenades. L’effet fut prodigieux sur l’ennemi non abrité. Les ricochets sur les parois multiplièrent les éclats. D’assez gros fragments de roche s’écroulèrent. Les cris de rage et de douleur remplacèrent les sifflements triomphants. Les jaunes purent prendre un peu de répit, boire, soigner les blessés. L’ennemi avait l’air d’attendre du renfort. Il vint, sous les espèces d’un petit canon pneumatique, assez inefficace à cause de son tir trop tendu et de l’enterrement des Anakiens. Mais ses obus, s’écrasant contre le coude de la galerie, rendirent l’arrivée des messagers ou de renforts assez difficile.
Le premier message que reçut Bernard le rassura. Dans les autres galeries, le combat se tenait tout près du carrefour perdu. Donc pas de danger d’encerclement. Vingt minutes plus tard, Mauno signala l’arrivée des lance-flammes, et de deux tubes lance-fusées avec des projectiles à charge propulsive. Ceux-ci parvinrent en première ligne peu de temps après, et Bernard commença à arroser les lignes ennemies.
Enfin parut la section de Mauno. C’étaient tous de très jeunes gens, qui rampèrent agilement et mirent leurs engins en batterie. Sur l’ordre de Bernard, on attendit l’attaque. La surprise fut atroce. Les noirs bondirent en masse ; quand ils furent à 20 mètres, dix jets de flamme se concentrant dans cette galerie relativement étroite la transformèrent pour eux en enfer. Les noirs, frappés en plein par le jet brûlant, titubaient encore quelques mètres, torches vivantes et hurlantes. Une épouvantable odeur de pétrole et de chair brûlée emplit l’air.
Protégés par les jets de flamme, la petite troupe, munie de masques, déboucha dans le carrefour où les noirs affolés et à demi-asphyxiés, tournoyaient. Ils furent carbonisés jusqu’au dernier. Exploitant ce succès les anakiens allèrent de l’avant, et dégagèrent la mine, appuyés par d’importants renforts. Au soir, toutes les liaisons étaient rétablies, et six jours après, les Pylônes étaient reconquis, et l’ennemi chassé du sous-sol. Bernard fit dynamiter la galerie d’invasion creusée par les noirs ; ses pertes avaient été minimes, 39 tués, 50 blessés graves, une centaine de blessés légers, dont lui-même : l’auriculaire gauche coupé à moitié. Décidément, ils en veulent à mes phalanges, plaisanta-t-il. Heureusement que je ne joue pas de la flûte !
Il rentra alors à Anak, avec Mauno et ses hommes, que de nouvelles troupes plus fraîches remplacèrent. Mais il semblait bien que le danger était écarté de ce côté, et que la lutte allait se circonscrire à la surface. Sig et Ingrid l’attendaient au débarcadère, accompagnés d’une délégation du Conseil. Le vieux Bilior la conduisait. D’une voix émue, il remercia Bernard et ses hommes pour la victoire qu’ils venaient de remporter.
— Désormais, avec les armes nouvelles que vous nous apportez et nos vieilles armes traditionnelles, nous pourrons résister à l’ennemi, porter la guerre dans ses cités et l’exterminer, puisque, hélas ! Il n’existe pas d’autre solution possible. Les rouges ont déjà pris une de leurs villes.
— Bon, répondit Bernard, mais pour le moment je voudrais me reposer. Puis il désigna Mauno : elle a été admirable. C’est elle qui m’a le plus utilement secondé. Aussi, je demanderai au Conseil une faveur pour elle, et…
Épuisée, elle venait de se laisser tomber sur le sol. Il s’élança, mais déjà Sig et Ingrid l’avaient précédé.
— Je crois bien qu’elle m’a sauvé la vie, reprit-il. À un moment ce fut terrible. Dans le pylône 33, les noirs s’accrochaient et l’un d’eux m’a visé. Je n’avais plus de balles et j’aurais probablement été tué si elle ne l’avait grillé avec un sang froid admirable. Tu peux lui dire merci, Ingrid. Maintenant, je voudrais dormir, dormir.
Appuyé sur Ingrid et sur Sig qui portait Mauno, il monta dans le train qui les amena à Anak. Dans l’ascenseur, il se laissa aller à terre et s’endormit aussitôt.
Un faible bruit de voix le réveilla. Il était allongé sur le divan de sa chambre. Par la porte ouverte, il vit dans la salle commune Ingrid et Mauno assises sur un canapé à côté d’Anaena. C’était Mauno qui parlait. Elle disait son désir de voir la Terre, et priait Anaena d’intercéder pour elle auprès du Conseil. Anaena essayait de la dissuader, parlant de la forte gravitation terrestre, des périls du voyage.
— Des périls ? Je crois que j’en ai affrontés de plus graves. Non, je veux voir un océan, un vrai et non pas nos mornes lacs souterrains.
Ingrid se taisait, partagée entre sa sympathie naissante pour Mauno, et la jalousie à la pensée qu’elle avait combattu aux côtés de Bernard.
— Le Conseil décidera, dit Anaena.
— Malheureusement, il est probable qu’il faudra qu’il autorise des martiens à nous accompagner, coupa une voix grave. Sig venait d’entrer et tenant à la main un papier couvert d’écriture. Sans cela, reprit-il, nous ne serons pas assez nombreux pour manœuvrer le Rosny. Voici le papier que je viens de trouver ; c’est de Louis :
Mes chers amis,
N’essayez pas de me suivre. Quand vous trouverez cette lettre, il sera trop tard. Par un chemin que j’ai découvert j’aurai gagné la grande caverne des noirs. Vous vous souvenez du lac aux crabes ? Son niveau est supérieur à celui de la caverne, et il communique avec une mer souterraine. Pendant ma captivité, j’ai pu me rendre compte qu’une muraille peu épaisse sépare seule cette mer de la caverne. Je vais la faire sauter. Je noierai ainsi cette engeance, et vengerai ma pauvre Hélène et aussi Arthur. Toi, Paul et toi, Bernard, vous êtes ce qui m’est le plus cher au monde. J’emporterai dans la mort le souvenir de toutes nos heures heureuses et notre indestructible amitié. Vous, Sig, Ray et Ingrid, je vous aimais bien aussi.
Transmettez mes adieux à Anaena, et aux autres martiens. Si, comme je le crois, un monde meilleur existe après cette vie, je vais y retrouver Hélène, et vous viendrez m’y rejoindre un jour. Je vous souhaite à tous, tout le bonheur dont vous êtes dignes, particulièrement à Bernard et à Ingrid.
Ce n’est qu’un au revoir…
Louis
P.S. Vous trouverez dans mes papiers l’étude astronomique que j’ai faite de la Terre depuis les observatoires de Mars, ainsi que tout un tas d’autres papiers scientifiques à publier. Ils sont en ordre.
P.S. 2. Pour Bernard. Je n’ose trop te le demander, mais si tu appelais ton premier fils Louis, cela me ferait plaisir.
Voilà. C’est daté de ce matin 6 heures. Il est 5 heures du soir !
Ils restèrent atterrés. Bernard se leva et vint les rejoindre.
— Je ne pense pas, dit-il que Louis ait pu atteindre le Sinus Meridiani avant maintenant. Il doit être encore en route.
— Il a onze heures d’avance, répondit Sig amèrement.
— Le Wells. C’est l’affaire de une heure trente à deux heures pour lui. Vite !
— Avertis Paul, lança Sig à Anaena.
— Non, je viens mois aussi. Mauno…
— Je veux venir !
— Non, trancha Bernard. Vous êtes fatiguées toutes deux.
— Il faudra bien quelqu’un pour garder l’avion.
— Les avions, reprit Sig. Il y en a deux autres de prêts.
— Bon. Ingrid pilotera le Wells, toi un autre et moi le troisième. Il nous faut 15 hommes immédiatement, avec fulgurants et tout le bataclan. Ingrid, Mauno et Anaena garderont les avions et voleront en cercle, prêtes à descendre nous prendre.
— Mais, dit Sig, elles ne savent pas piloter.
— Ingrid sait. Les autres savent piloter des avions martiens de tunnel, et c’est bien plus difficile !
Louis avait longuement mûri sa décision. Aussi, quand à 5 heures du matin, il écrivit son mot d’adieu, tout était prêt. À force d’étudier les plans des vieilles galeries, il avait découvert qu’une d’elles commençait dans la ville morte de Kner, à 200 km au-delà des pylônes et communiquait avec la grande caverne des noirs. Un historien lui avait affirmé que c’était par-là que passaient autrefois les espions jaunes. Les noirs en avaient muré l’extrémité depuis bien longtemps, mais la galerie était creusée là entre l’océan souterrain et la grande caverne. L’épaisseur des parois, tant d’un côté que de l’autre, était faible et devait pouvoir être facilement crevée avec un explosif puissant. Louis se demanda pourquoi les jaunes n’avaient pas réalisé son plan depuis longtemps. La veille il avait entreposé 200 kg de briséite récemment fabriquée dans le kryox 212 qu’il avait choisi. Il y avait également mis un klok, petit véhicule à chenilles en métal léger dont les jaunes se servaient dans les galeries étroites pour porter de lourdes charges.
Son plan s’exécuta aisément. Il obtint facilement des gardiens qu’ils lui laissent prendre le 212. En cinq heures il arriva à Kner, sans avoir rencontré de crabes. Il perdit quelque temps à retrouver l’entrée de la galerie, puis à décharger le kryox qu’il détruisit.
Armé d’un fulgurant, il prit place dans le klok et alla vers son destin.
Il vécut alors de très émouvantes minutes. Le phare de son engin arrachait aux ténèbres les parois lisses, qui semblaient se refermer ensuite derrière lui. Il était épouvantablement seul. Le klok progressait moelleusement et assez silencieusement, produisant seulement un roulement sourd qui semblait la voix de la planète. Le minéral l’enfermait, l’écrasait de son emprise. Il se secoua, se retourna, vérifia l’amarrage des explosifs et du petit perforateur qu’il emportait. Tout allait bien. Plus d’une fois il eut des difficultés avec des rocs éboulés et il dut travailler dur et se déchirer les mains. Quelquefois des bribes de souvenirs heureux repassaient dans sa mémoire mais il les chassait voulant être tout entier à son travail de vengeance.
Le moment vint où, d’après des calculs il fut près de son but, il arrêta le klok et avança à pied, ne voulant pas que le grondement de sa machine donnât l’éveil aux noirs. La galerie continuait sur 600 mètres, descendait, puis tournait en S et après 150 mètres en ligne droite, il vit le mur de blocs d’acier édifié par les noirs. Il revint sur ses pas, amena le klok en roue libre, et mit la perforatrice en marche. Il creusa 24 trous de mine, 12 dans la paroi de la grotte et 12 du côté de l’Océan souterrain, mais une centaine de mètres plus haut. Il les chargea soigneusement et mit le feu à la charge située du côté de la grotte. Retiré au-delà de l’S, il entendit une violente explosion, fut renversé par le souffle. Il se redressa et vit par une large ouverture la grotte des noirs, dont il dominait la partie la plus élevée. L’ouverture avait bien 6 mètres sur 15.
— Ça suffira, pensa-t-il tout haut. Se penchant il vit en bas un groupe de noirs affolés, qui couraient. Ils ont compris pensa-t-il. Rapidement il mit le feu à l’autre mine, puis sauta sur le klok et remonta la galerie.
L’explosion fit trembler le sol. Il y eut un roulement de blocs arrachés, puis, avec un épouvantable mugissement la mer se précipita. Louis redescendit, et vit à la lumière de sa lampe un mur d’eau, rigide comme de l’acier, qui battait la muraille d’en face avec une force terrible. Soudain cette muraille s’écroula, et par l’immense baie créée, par la première explosion, et agrandi par la mer, Louis vit la colossale cataracte s’épandre sur la plaine souterraine projetant pêle-mêle débris de roches, crabes géants, toute une faune monstrueuse. L’eau dévalait sur les pentes, arrachant arbres et maisons, noyant les routes, culbutant crabes vivants et crabes de métal, monstres et martiens noirs, rapide et écumeuse. Dans le lointain un miroitement décelait la formation d’un lac dans un bas-fond. De-ci, de-là, cernés par les flots sur une éminence, des martiens noirs s’agitaient, impuissants. Louis imagine la cité où Ray avait été captif, trop loin pour être discernée, sa population répartie dans les maisons coniques, alertée par le mugissement, ses habitants affolés par les nouvelles terribles, puis les premières langues d’eau noire, la panique, les vaines tentatives des ingénieurs, la fuite devant la marée grandissante, par les ascenseurs croulant de monde, vers les superstructures, et, pour ceux qui étaient joints, la mort. Il s’était mis à plat-ventre pour savourer le spectacle, échappant ainsi au violent tourbillon d’air causé par la chute.
— Pour un cataclysme, c’est un cataclysme, pensa-t-il. Allons, Hélène et Arthur auront eu de belles funérailles !
Au loin le miroitement du lac nouveau grandissait. Sous lui, le drame touchait à sa fin. Les derniers groupes humains qui s’accrochaient au toit des centrales d’énergie venaient d’être balayés. À ce moment, il lui vint à l’esprit qu’il n’était peut-être pas indispensable qu’il meure. Il pensa que la vie lui réserverait encore beaucoup de choses, de recherches et de pure amitié. Il pensa aussi que puisqu’il avait survécu au déclenchement de la catastrophe, c’était que les puissances supérieures à lui ne voulaient pas sa mort, et qu’il n’avait pas le droit de se suicider. Il rampa alors, pris de frénésie, vers le klok. Et soudain, il vit, fou de terreur, la muraille qui le séparait de la mer se lézarder sous la pression. Il bondit sur le klok. Au moment où il embrayait le moteur, la muraille oscilla et l’écrasa.
Du haut des avions, les camarades scrutaient l’étendue. Le sable jaune et rouge filait sous eux, monotone, et nu. Pour ne pas perdre de temps ils étaient restés à faible altitude, mais volaient à grande vitesse. Au loin apparut une tache plus sombre.
— Sinus Meridiani, signala Bernard dans le radiophone.
Il fit piquer le N2.
— Que diable y a-t-il ?
Il venait de voir un flot continu de crabes jaillissant d’une ouverture, semblables d’en haut à un fourmillement de points noirs. Il passe au dessus du Camp de l’Heptagone, puis, en rase-mottes, au-dessus du troupeau de crabes qu’il mitrailla. Le Wells et le N1 firent de même, puis les trois avions reprirent de la hauteur. Soudain, devant celui de Bernard, sembla jaillir un volcan. Une des coupoles qui protégeaient les puits d’ascenseur venait de sauter, projetant des masses de débris et une colonne d’air qui fit tournoyer l’avion. Au dernier moment Bernard rétablit sa ligne de vol, à 15 mètres du sol. Les deux autres avaient pu éviter le tourbillon. Par une porte creusée dans un ravin sortit un flot d’eau noire, qui emplit la fosse, noyant quelques crabes, et rendait ainsi à la surface de Mars un embryon de lac. Alors Bernard comprit.
— La pression de l’air, parbleu, qui a fait sauter la coupole. Nous arrivons trop tard !
Brutalement, il fit virer l’avion. La force centrifuge étendit un voile noir devant ses yeux. Derrière lui ses passagers poussèrent des cris de douleur et de frayeur.
— Ingrid, commença-t-il, les bombes !
— Lesquelles ? Les nôtres ou les fulgurantes ?
— Les deux, nom de Dieu !
À 500 mètres de haut, il survola le troupeau des crabes en débandade, qui sortait encore des portes hautes. Puis, virant et piquant, il les écrasa de projectiles. Dans le crépuscule qui tombait, les fulgurants allumèrent des brasiers d’émeraude, troués çà et là par le bref éclatement rouge en fer de lance des bombes terrestres. Déjà il revenait, suivit par les deux autres avions. Ce fut un massacre farouche. Quand les bombes furent épuisées, il attaqua au canon, crevant les carapaces. À la nuit tombée, quelques crabes isolés parvinrent à s’échapper.
Ils prirent alors le chemin du retour, taciturnes et las. Dans le 2, tous se taisaient. Devant la douleur de Bernard et d’Ingrid, les jaunes n’osaient pas se réjouir de leur victoire. Comme apparaissaient au loin les feux des superstructures d’Anak, Bernard demanda à Bli, le chef des martiens embarqués.
— Combien la cité comptait-elle d’habitants ?
— Environ 3 millions.
— Eh bien, c’est un beau massacre.
— C’était leur principale cité.
— C’était…
Le coup avait été rude pour les noirs, d’autant plus que simultanément les rouges avaient envahi deux de leurs petites cités. Mais ils gardaient encore une supériorité numérique énorme, et leur territoire comprenait presque tout l’Hémisphère nord, en plus des enclaves qu’ils possédaient au sud de l’équateur. Aussi le Conseil ne fut-il pas surpris quand deux mois plus tard, les guetteurs des Pylônes signalèrent une armée massive de crabes, comprenant à peu près 12 000 engins qui se dirigeait vers leur territoire. Au soir, leurs éclaireurs rencontrèrent un petit groupe de huit kryoxi, qui furent détruits après un bref engagement, non sans avoir infligé des pertes sensibles à l’ennemi. Une autre avant-garde noire, attaquée par des avions, fut écrasée. Mais quand les avions voulurent s’en prendre au gros des forces, les martiens noirs émirent des nuages de fumée roussâtre, qui les enveloppèrent complètement, et on dut bombarder au hasard. Pourtant, ce ne fut que le surlendemain que l’attaque sur les pylônes se déclencha.
Ceux-ci avaient été fortifiés. Ils furent munis de nombreux lance-fusées de fort calibre, à longue portée. À quelques kilomètres en avant d’eux des lignes de tranchées furent creusées, qui abritaient des tirailleurs-scaphandriers, selon le nom que Paul leur donna.
C’étaient des martiens jaunes revêtu de scaphandres à grande provision d’air, armés de lance-fusées légers. Ils étaient disposés par groupes de 12 avec des cheminements souterrains leur permettant de revenir aux pylônes sans s’exposer au feu ennemi.
Il devint bientôt évident que l’axe de l’attaque était dirigé entre les pylônes 37 et 52. Au cours d’un raid de reconnaissance, Bernard estima le nombre des engins ennemis à plus de 16 000, plus une assez grande quantité de machines à pattes de forme oblongue, de grande taille, qui accompagnaient l’armée et devaient jouer le rôle de ravitailleurs. Du côté des Martiens jaunes, on put masser environ 3 200 kryoxi, sans compter les unités de patrouille qui tout le jour, escarmouchaient avec l’ennemi. Celui-ci inaugura une tactique nouvelle. Il avançait à l’abri d’un nuage de fumée rousse, ce qui eut pour conséquence que le combat eut lieu à 30 ou 40 mètres au plus. Les kryoxi ne purent employer le fulgurant, sous peine d’être eux-mêmes les premières victimes. Ils furent contraints de rompre le combat, et de se retirer, après avoir subi des pertes. S’étant dégagés, ils arrosèrent à grande distance le nuage de fumée, et comme on put s’en rendre compte par la suite, détruisirent au moins cent crabes mais au prix d’une grande dépense de projectiles.
Fort heureusement les noirs ne poussèrent pas ce jour-là leur avantage. Ils semblaient attendre du renfort. Il vint sous les espèces de crabes de très grande taille, munis de canons de fort calibre, au nombre à peu près d’un millier. Ces délais permirent de munir un bon nombre de kryoxi de lance-fusées, et d’achever la mise au point d’un certain nombre d’avions. Ceux-ci, moins rapides et moins bien armés que le Wells ou les 1 et 2, étaient plus grands et pouvaient porter cinq fois plus de bombes.
Le jour vint de la grande offensive des noirs. Le plan défensif était simple. La moitié des kryoxi munis de lance-fusées devait former la première ligne. Il y en avait 600. Puis ils se replièrent et l’ennemi déboucherait alors sur les tirailleurs-scaphandriers soutenus par les lance-fusées lourds des pylônes et les bombes des avions. Après quoi les autres kryoxi contre-attaqueraient, en enveloppant les noirs par les ailes. Le commandement des tirailleurs scaphandriers avait été confié à Ray, qui avait participé en 1945 aux dernières phases de la guerre du Pacifique. Sig fut chargé de l’artillerie. Malgré ses protestations, Bernard avait été investi du commandement en chef par le conseil. Il devait diriger la bataille depuis le Wells, assisté d’un état-major qui comprenait Loi, Anaena et Azoi, qui commandait les patrouilles de sécurité en temps de paix. Celui-ci lui fut une aide précieuse.
À 6 heure 30 du matin, une masse d’environ 3 000 crabes se porta vers les Pylônes 44 et 45, protégeant leurs canons lourds qui ouvrirent le feu à 7 heure. Selon leur tactique, ils s’enveloppèrent d’un nuage de fumée rousse. Quelques crabes, restés en dehors du nuage, réglaient le tir. Celui-ci, d’abord précis, et concentré sur les pylônes, se dérégla vite quand les éclaireurs eurent été détruits. Les pylônes répondirent, tirant au jugé sur le nuage, avec leurs lance-fusées de 800 mm. Le duel d’artillerie aura deux heures, ne causant que peu de dégâts aux pylônes.
Le Wells planait au-dessus du champ de bataille. Bernard observe les allées et venues des noirs. Comme l’action tardait à s’engager, il envoya sept avions bombarder le gros des forces ennemies, avec ordre de s’attaquer surtout aux ravitailleurs. Dès que les noirs virent arriver l’escadrille, ils émirent leur fumée, mais déjà plusieurs ravitailleurs étaient détruits. Faute de visibilité suffisante, l’attaque cessa. À 9 heure, toujours protégé par sa fumée, l’ennemi passa à l’assaut massif. Alors survint un incident qui allait avantager considérablement les jaunes. Un vent violent se leva, balayant les vapeurs rousses. Certes, il resta encore un brouillard appréciable, mais la visibilité devint suffisante pour que les kryoxi puissent user de leurs fulgurants. Comme l’ennemi était à deux kilomètres de la ligne des tirailleurs-scaphandriers, Bernard lança les kryoxi dans la bataille.
Ce fut une mêlée confuse, féroce et brève. De toute part, brillaient les étoiles vertes. Les fumées tissaient une étrange étoffe de fils de fumée, qui vue de haut, quadrillait de blanc le sol roux de Mars. On eut dit un combat de fourmis brunes et d’araignées noires. Les 600 kryoxi s’étaient groupés en îlots de dix, qui se couvraient mutuellement.
Pendant un moment, Bernard espéra que les kryoxi repousseraient l’ennemi. Les pertes des noirs étaient terribles. Les deux premières vagues d’assaut, composées chacune de 700 crabes, fondirent, au sens propre du terme, dans le combat. Les pertes des jaunes étaient minimes, environ 30 machines. Mais à 9 h 27, Lioi, chef de kryoxi d’avant-garde, l’avertit que les munitions tant fulgurants que fusées, s’épuisaient. Au même moment, deux autres vagues noires, soutenues par l’artillerie, entrèrent en action. Un déluge de feu s’abattit sur les kryoxi. En un instant, 60 d’entre eux furent détruits, payés il est vrai par 200 noirs. Mais à ce taux-là, les noirs l’emporteraient aisément.
— Ah, si nous avions eu le temps d’en construire de blindés ! dit Bernard à Ingrid qui avait tenu à ne pas le quitter. Et il donna l’ordre de retraite.
Profitant de leur vitesse supérieure, les kryoxi rompirent le contact et allèrent se reformer derrière les pylônes.
— En fin de compte, dit Ingrid, 90 kryoxi contre 1 600 crabes, la partie peut se jouer.
— Oui, mais ils peuvent en amener sans cesse d’autres, tandis que toutes nos réserves sont ici, répondit Azoi.
La ligne des noirs atteignit les dunes-repères, à un kilomètre des tranchées. Bernard radiophona à Ray :
— À toi, vieux. Reçois-les bien.
Au même moment, les grandes fusées des pylônes commencèrent à s’abattre parmi les assaillants, creusant des vides comblés aussitôt. Bernard lança les avions. Les grands W1 plongèrent du haut du ciel. Simultanément, Bernard entendit Ray commander le feu. À 500 mètres en avant des crabes, jaillirent du sol les premières fusées, petits objets noirs ou brillants laissant un sillage argenté. Il y en eut une, deux, dix, cent, mille. La majorité était explosive, quelques-unes fulgurantes. Sur les deuxièmes lignes tombaient les énormes fusées des pylônes, et sur le gros de l’armée la pluie des bombes aériennes. La vague ennemie fut stoppée net. Il y eut des crabes qui titubèrent un instant avant de s’écrouler, d’autres qui se liquéfièrent aux fantastiques brasiers verts des fulgurants. Leur riposte fut totalement inefficace sur les tirailleurs enterrés. Les débris de premières lignes tournaient en rond, essayant de se replier. Ils se heurtèrent au gros de l’armée qui avançait et qui impitoyablement, tira sur les fuyards. L’artillerie noire régla son tir sur les tranchées, mais déjà les tirailleurs s’étaient repliés à 200 mètres en arrière, et la même scène hallucinante se répéta. Elle devait du reste se répéter encore bien des fois dans la journée. Une seule fois les crabes parvinrent à forcer la ligne des tranchées. Ils furent détruits par le tir du pylône 44. Semblables à un titanique carrousel, les avions bombardaient, atterrissaient, se ravitaillaient, repartaient. Quatre avions de renfort étaient venus d’Anak.
À 15 h 30, Bernard, jugeant l’ennemi assez affaibli, lança la contre-attaque. 2 500 kryoxi enveloppèrent les noirs par les flancs. Les avions, employant des fulgurants d’une tonne, qui liquéfiaient tout dans un rayon de un kilomètre, coupèrent la retraite. Du côté des pylônes, l’artillerie et les tirailleurs bloquaient la route. La bataille dégénéra en massacre. À 19 heures, les derniers crabes étaient écrasés. Environ une centaine put rompre l’encerclement et s’échapper. Les pertes des noirs s’élevaient à environ 16 000 crabes, 1 200 porte-canons et 700 ravitailleurs, soit à peu près 70 000 hommes. C’était peu comme effectif, mais terrible comme matériel. Du côté des jaunes, 852 kryoxi étaient perdus avec leurs équipages, 1 250 endommagés. Les pertes en hommes se montaient à 4 500 ; les tirailleurs avaient perdu 70 hommes. Aux Pylônes, 457 martiens avaient péri. C’était une écrasante victoire, mais Elior, leur compagnon d’aventures, avait disparu avec le kryox 879.
Mélancoliquement, il parcourut le champ de bataille, accompagné d’Ingrid, de Sig, Ray, Anaena et Mauno, dans le kryox 1302, Mauno, qui avait combattu parmi les tirailleurs, avait été à demi-enterrés par un obus et avait eu le bras gauche cassé. Maintenant, la douleur endormie par un anesthésique, elle était assise à côté d’Ingrid, et le visage collé au hublot, regardait avec une joie sauvage les crabes éventrés.
— Et dire que je déteste la guerre, dit Bernard.
— Moi aussi, répondit Sig. Mais nous n’avons pas le choix. Et pour un pacifique, tu ne t’es pas trop mal tiré de ton rôle de général.
— C’était simple. De la stratégie d’enfant jouant à la petite guerre. Les noirs ignorant à peu près toute manœuvre, ou bien ils l’ont dédaignée. Et si le vent ne s’était pas levé au bon moment…
— Cela a été une chance sérieuse, dit Ingrid. Sinon qu’aurais-tu fait ?
— Paul avait préparé, avec notre uranium, des bombes atomiques mais alors il aurait fallu renoncer à retourner sur Terre, du moins tant qu’il n’aurait pas trouvé le moyen de remplacer l’uranium pour les fusées du Rosny.
Le second engagement eut lieu un mois plus tard, en territoire ennemi. 175 kryoxi, appuyés par 11 avions et 500 tirailleurs scaphandriers, transportés par des engins à chenilles, détruisirent un millier de crabes. Mais ceux-ci combattant en ordre très dispersés, causèrent de lourdes pertes aux Anakiens avant de succomber. Il y eut même un avion perdu, le W10 atteint en plein par un obus.
L’ennemi alors refusa le combat, se contentant de défendre avec acharnement les abords immédiats de ses cités. Les kryoxi parcouraient victorieusement la surface. À peine, de temps en temps, y eut-il quelques rencontres de patrouille, qui généralement tournaient à l’avantage des jaunes. Le seul événement marquant des trois mois qui suivirent fut la prise, très difficile, de la cité noire d’Akatur, qui comptait 100 000 habitants. La lutte souterraine dura 21 jours. Elle eut probablement été plus meurtrière encore sans l’arrivée inattendue d’un fort contingent de rouges par une galerie qu’ils creusaient à l’aide de perforatrices formidables, avançant de 100 à 150 mètres par heure. Pris entre deux feux, les noirs furent exterminés.
La guerre dura encore un an, menée de part et d’autre avec férocité. À aucun moment, malgré leur supériorité numérique, les noirs ne purent reprendre un avantage réel. À peine purent-ils s’emparer du village de Reio et d’une petite cité rouge, isolée. Les usines de Anak, Klien et Ilio, les trois grandes cités jaunes, et celles des martiens rouges produisaient des grandes quantités d’engins de plus en plus meurtriers, fruit du génie destructeur combiné des martiens jaunes et rouges et des terrestres. Ingénieux et habiles mécaniciens, les noirs furent nettement surclassés en inventivité.
Dix mois après le début de la guerre, ils ne tenaient plus que quelques îlots isolés. Ils avaient perdu 28 millions d’hommes, les jaunes 700 000, les rouges 126 000. La bataille des Pylônes où Bernard avait exercé pour la première fois son commandement en chef avait été éclipsée par de gigantesques conflagrations qui avaient jeté les uns contre les autres des milliers de kryoxi et des dizaines de milliers de crabes. Ceux-ci étaient d’un modèle perfectionné : allégés, plus oblongs, démunis de pinces inutiles, certains avaient jusqu’à cinq canons à tir rapide, dont la portée s’était sensiblement accrue. La conquête des souterrains fut plus difficile encore. Il y eut de sauvages combats et, de part et d’autre, aucun quartier ne fut fait. Les jaunes avaient décidé d’exterminer les noirs, et les terrestres ne s’y opposaient pas.
— Pourvu qu’ils en laissent quelques-uns en réserve, disait Bernard, je m’en fous. Ils nous ont fait assez de mal sans cause.
Finalement, il ne resta que quelques dizaines de milliers de noirs réfugiés dans une seule cité souterraine. Alors des divergences parurent dans le Conseil. La plupart des membres était d’avis de pousser jusqu’à l’extermination totale. Les terrestres, consultés, firent remarquer qu’il était toujours désastreux de détruire complètement une espèce. Mais, au moment où la question semblait résolue dans le sens affirmatif, Tser, le vieillard qui avait fait aux terrestres, un cours sur l’histoire de Mars, se leva et parla.
— Frères, je suis de l’avis des terrestres. Je vous supplie de bien considérer le problème. Il y a d’abord eu à cette guerre des motifs de sécurité : nous étions 12 millions contre 70 millions.
Maintenant les proportions sont renversées, puisque nous restons 10 millions contre environ 70 000. Le danger a disparu.
— Il renaîtra !
— Je l’espère bien ! Dites-moi, vous tous, les jeunes du Conseil qu’est-ce qui donne de l’attrait à vos expéditions en kryox ? La possibilité de rencontrer des noirs. Je n’ai pas l’intention de faire le panégyrique de la guerre. Elle a coûté trop cher à notre planète. Mais rappelez-vous que, les noirs disparus, tout espoir d’aventure disparaîtra aussi de notre monde. Que ferons-nous sur ce globe vieilli, usé, irrémédiablement stérile ? Et dont nous serons les maîtres absolus, excepté le petit coin occupé par nos alliés les rouges. Allons-nous leur faire la guerre, ou nous diviser en cités hostiles ? Où croupirons-nous dans notre décadence ? Vous savez parfaitement que Mars ne peut nous permettre un bien grand essor. Certes, je crois que notre vieille société a été revigorée par la venue des terrestres, et je les en remercie. Je sais bien aussi que pour beaucoup d’entre nous, la recherche est une aventure. Mais j’ai peur que tout danger écarté, nous ne nous endormions dans notre quiétude. Ces quelques noirs qui se multiplieront, seront notre aiguillon. Je sais, Bernard, que sur Terre le problème n’est pas le même. Vous avez raison de tout faire pour empêcher la guerre. Vous avez une planète à conquérir, et même d’autres, et votre humanité est jeune. Nous, nous n’avons plus rien. Notre essor a été brisé par le crime planétaire, et il ne servirait à rien de la nier. Je demande donc qu’on laisse vivre les noirs. Peut-être, débarrassés de la tyrannie des prêtres du crabe, évolueront-ils dans un sens plus humain. Et il sera toujours temps de les détruire si c’est nécessaire.
Chaleureusement appuyés par les terrestres auxquels se joignirent Anaena et Loi, la proposition fut ratifiée. On décida de terminer la guerre… provisoirement. Il fut plus difficile de faire accepter cette décision aux rouges. Ils s’y rangèrent en fin de compte.
Alors eut commencé pour les terrestres, n’eût été le souvenir de leurs camarades disparus, la meilleure période de leur vie sur Mars. Ils explorèrent toute la surface, en kryox ou en avion, visitèrent les cités jaunes et les ruines des cités noires. Bernard, Sig et Ingrid revinrent chez les rouges, emmenant cette fois Paul. Ils y passèrent deux mois et recueillirent une foule de renseignements scientifiques. En contrepartie de l’hospitalité reçue à Anak, ils firent un cours de sciences terrestres. Une splendide collection de fossiles et de minéraux martiens s’accumula dans les cales du Rosny. Avec celui-ci ils firent un raid comprenant en plus des terrestres, Anaena, Loi, Kni et Mauno, ainsi que trois astronomes martiens, poussant une reconnaissance jusqu’à Phobos et Deimos, rocs absolument déserts et stériles, minuscules astres errant en vain dans le vide.
Un jour, Paul posa devant le grand conseil la question du retour sur la Terre. Par suite de la mort de Louis, Hélène et Arthur, les terrestres n’étaient plus assez nombreux pour assurer la manœuvre du Rosny. Il fallait de toute nécessité que le conseil autorise quelques martiens à les accompagner.
— Nous vous promettons, dit Paul, de les ramener dans le délai qui vous conviendra. De plus, le séjour sur la Terre aura un grand avantage pour nos deux planètes. Je sais que vous êtes hostiles à ce projet, pensant principalement que la Terre est inhabitable pour vous. Certes la gravitation est plus forte que sur Mars, mais Bernard m’affirme que votre squelette est assez résistant. Nous-mêmes aurons à nous réhabituer. Mais cela passera vite !
La discussion fut animée, mais finalement le conseil permit à cinq martiens d’accompagner les terrestres. Ils devaient être revenue dans un délai de un an martien, soit à peu près deux ans terrestres. Le conseil choisit Loi, Kni, Anaena, Afri, un jeune physicien et astronome, et sur la demande de Bernard, Mauno. Il tint à le lui annoncer lui-même. Elle le regarda, incrédule.
— Ils ont permis ?
— Oui, tu viens avec quatre autres, dont Anaena et son frère. Tu pourras étudier la métallurgie terrestre… et te baigner dans un océan, acheva-t-il en souriant.
Un soir vint, qui allait être leur dernier soit sur Mars. Dans la journée, sur le Wells, ils avaient survolé les lieux où étaient morts Arthur, Hélène et Louis. Sans rien dire à personne, Ingrid et Bernard étaient allé se promener dans les vergers. Ils étaient tous réunis dans la salle commune de leur appartement d’Anak, avec les martiens qui devaient les accompagner, Tser l’historien et sa petite fille Ania, qui aurait bien voulu être du voyage. Sauf Mauno, qui rayonnait de joie, ils étaient tous mélancoliques. Les jaunes parce qu’ils allaient quitter leur planète natale, les terrestres pensant à leurs compagnons disparus, qui ne retourneraient jamais sur Terre.
Le grand conseil leur avait fait une réception d’adieu inoubliable.
— Grâce à vous, avait dit le vieux physicien Aner, nous pouvons vivre aujourd’hui sans penser que nous sommes une race irrémédiablement isolée. Vous avez combattu à nos côtés, vous nous avez apporté plus que la victoire, l’espérance. Vous êtes des nôtres. Puissent vos voyages être toujours heureux.
Puis le conseil leur avait fait cadeau d’une splendide collection de diamants et de gemmes destinée à financer leurs recherches futures. Tser rêvait tout haut :
— J’ai vécu assez vieux pour voir se réaliser l’union de deux planètes, et pouvoir espérer que notre race, désormais à l’abri des noirs, pourra repartir vers un avenir plus riant. Nous vous devons de vivre à nouveau au lieu de végéter. Et vous repartez, et c’est presque un adieu.
Bernard protesta qu’ils reviendraient.
— Je sais. Vous nous ramènerez les nôtres, mais combien de temps resterez-vous ici ? Tant de planètes vous attendant. Vénus, et Mercure brûlant, et Neptune glacé !
— Nous pourrons faire des expéditions mixtes, dit Paul.
— J’en suis, clamèrent à la fois Anaena et Mauno.
— Évidemment…
Paul préparait son réveil légendaire.
— As-tu peur de ne pas te réveiller ? Plaisanta Bernard. J’en connais une – il désignait Mauno – qui de toute façon se réveillera à l’heure.
— Superstition si tu veux. Mais j’aime mieux que ce soit lui qui nous réveille. Tu te souviens comme Louis se moquait de lui ?
— Oui. Pauvre cher Louis.
La conversation tomba. Tous ressassaient leurs pensées. Pour les martiens, c’était la curiosité d’un monde nouveau. Bernard, Paul et Sig songeaient aux communications qu’ils feraient aux académies. Ray supputait les tirages fantastiques qu’atteindraient les journaux auxquels il donnerait ses articles. Tser et Ania ressentaient la mélancolie de ceux qui restent. Ingrid pensait à la belle vie de conquérants du ciel qui les attendaient, Bernard, elle et leurs futurs enfants.
— Somme toute, dit Sig, nous avons vécu la plus belle aventure qu’un homme puisse vivre. Nous avons perdu des compagnons chers, sans doute mais cela a toujours été le sort des grandes entreprises humaines. Nous avons franchi les bornes que la nature semblait avoir imposées aux hommes, et nous avons été les premiers à voir se lever le soleil sur un autre monde. Et ce n’est qu’un début. D’autres nous suivront, qui iront plus loin, que nous. Nous-mêmes…
— Oui, répliqua Bernard. Mais sommes-nous moins mortels ?
Ania chantait à mi-voix un chant d’adieu d’avant le désastre planétaire, un air très doux, triste et las, et qui semblait usé par les millénaires…