De telles douceurs nous étaient interdites quand, pour des semaines, des mois, des années, nous étions, pilotes de ligne du Sahara, prisonniers des sables, naviguant d’un fortin à l’autre, sans revenir. Ce désert n’offrait point d’oasis semblable: jardins et jeunes filles, quelles légendes! Bien sûr, très loin, là où notre travail une fois achevé nous pourrions revivre, mille jeunes filles nous attendaient. Bien sûr, là-bas, parmi leurs mangoustes ou leurs livres, elles se composaient avec patience des âmes savoureuses. Bien sûr, elles embellissaient…
Mais je connais la solitude. Trois années de désert m’en ont bien enseigné le goût. On ne s’y effraie point d’une jeunesse qui s’use dans un paysage minéral, mais il y apparaît que, loin de soi, c’est le monde entier qui vieillit. Les arbres ont formé leurs fruits, les terres ont sorti leur blé, les femmes déjà sont belles. Mais la saison avance, il faudrait se hâter de rentrer… Mais la saison a avancé et l’on est retenu au loin… Et les biens de la terre glissent entre les doigts comme le sable fin des dunes.
L’écoulement du temps, d’ordinaire, n’est pas ressenti par les hommes. Ils vivent dans une paix provisoire. Mais voici que nous l’éprouvions, une fois l’escale gagnée, quand pesaient sur nous ces vents alizés, toujours en marche. Nous étions semblables à ce voyageur du rapide, plein du bruit des essieux qui battent dans la nuit, et qui devine, aux poignées de lumière qui, derrière la vitre, sont dilapidées, le ruissellement des campagnes, de leurs villages, de leurs domaines enchantés, dont il ne peut rien tenir puisqu’il est en voyage. Nous aussi, animés d’une fièvre légère, les oreilles sifflantes encore du bruit du vol, nous nous sentions en route, malgré le calme de l’escale. Nous nous découvrions, nous aussi, emportés vers un avenir ignoré, à travers la pensée des vents, par les battements de nos cœurs.
La dissidence ajoutait au désert. Les nuits de Cap Juby, de quart d’heure en quart d’heure, étaient coupées comme par le gong d’une horloge: les sentinelles, de proche en proche, s’alertaient l’une l’autre par un grand cri réglementaire. Le fort espagnol de Cap Juby, perdu en dissidence, se gardait ainsi contre des menaces qui ne montraient point leur visage. Et nous, les passagers de ce vaisseau aveugle, nous écoutions l’appel s’enfler de proche en proche, et décrire sur nous des orbes d'oiseaux de mer.
Et cependant, nous avons aimé le désert.
S’il n’est d’abord que vide et que silence, c’est qu’il ne s’offre point aux amants d’un jour. Un simple village de chez nous déjà se dérobe. Si nous ne renonçons pas, pour lui, au reste du monde, si nous ne rentrons pas dans ses traditions, dans ses coutumes, dans ses rivalités, nous ignorons tout de la patrie qu’il compose pour quelques-uns. Mieux encore, à deux pas de nous, l’homme qui s’est muré dans son cloître, et vit selon des règles qui nous sont inconnues, celui-là émerge véritablement dans des solitudes tibétaines, dans un éloignement où nul avion ne nous déposera jamais. Qu’allons-nous visiter sa cellule! Elle est vide. L’empire de l’homme est intérieur. Ainsi le désert n’est point fait de sable, ni de Touareg, ni de Maures même armés d’un fusil…
Mais voici qu’aujourd’hui nous avons éprouvé la soif. Et ce puits que nous connaissions, nous découvrons, aujourd’hui seulement, qu’il rayonne sur l’étendue. Une femme invisible peut enchanter ainsi toute une maison. Un puits porte loin, comme l’amour.
Les sables sont d’abord déserts, puis vient le jour où, craignant l’approche d’un rezzou, nous y lisons les plis du grand manteau dont il s’enveloppe. Le rezzou aussi transfigure les sables.
Nous avons accepté la règle du jeu, le jeu nous forme à son image. Le Sahara, c’est en nous qu’il se montre. L’aborder ce n’est point visiter l’oasis, c’est faire notre religion d’une fontaine.
Dès mon premier voyage, j’ai connu le goût du désert. Nous nous étions échoués, Riguelle, Guillaumet et moi, auprès du fortin de Nouakchott. Ce petit poste de Mauritanie était alors aussi isolé de toute vie qu’un îlot perdu en mer. Un vieux sergent y vivait enfermé avec ses quinze Sénégalais. Il nous reçut comme des envoyés du ciel:
«Ah! ça me fait quelque chose de vous parler… Ah! ça me fait quelque chose!»
Ça lui faisait quelque chose: il pleurait.
«Depuis six mois, vous êtes les premiers. C’est tous les six mois qu’on me ravitaille. Tantôt c’est le lieutenant. Tantôt c’est le capitaine. La dernière fois, c’était le capitaine…»
Nous nous sentions encore abasourdis. À deux heures de Dakar, où le déjeuner se prépare, l'embiellage saute, et l’on change de destinée. On joue le rôle d’apparition auprès d’un vieux sergent qui pleure.
«Ah! buvez, ça me fait plaisir d’offrir du vin! Pensez un peu! quand le capitaine est passé, je n’en avais plus pour le capitaine.»
J’ai raconté ça dans un livre, mais ce n’était point du roman, il nous a dit:
«La dernière fois, je n’ai même pas pu trinquer… Et j’ai eu tellement honte que j’ai demandé ma relève.»
Trinquer! Trinquer un grand coup avec l’autre, qui saute à bas du méhari, ruisselant de sueur! Six mois durant on avait vécu pour cette minute-là. Depuis un mois déjà on astiquait les armes, on fourbissait le poste de la soute au grenier. Et déjà, depuis quelques jours, sentant l’approche du jour béni, on surveillait, du haut de la terrasse, inlassablement, l’horizon, afin d’y découvrir cette poussière, dont s’enveloppera, quand il apparaîtra, le peloton mobile d’Atar…
Mais le vin manque: on ne peut célébrer la fête. On ne trinque pas. On se découvre déshonoré…
«J’ai hâte qu’il revienne. Je l’attends…
– Où est-il, sergent?»
Et le sergent, montrant les sables:
«On ne sait pas, il est partout, le capitaine!»
Elle fut réelle aussi, cette nuit passée sur la terrasse du fortin, à parler des étoiles. Il n’était rien d’autre à surveiller. Elles étaient là, bien au complet, comme en avion, mais stables.
En avion, quand la nuit est trop belle, on se laisse aller, on ne pilote plus guère, et l’avion peu à peu s’incline sur la gauche. On le croit encore horizontal quand on découvre sous l’aile droite un village. Dans le désert il n’est point de village. Alors une flottille de pêche en mer. Mais au large du Sahara, il n’est point de flottille de pèche. Alors? Alors on sourit de l’erreur. Doucement, on redresse l’avion. Et le village reprend sa place. On raccroche à la panoplie la constellation que l’on avait laissée tomber. Village? Oui. Village d’étoiles. Mais, du haut du fortin, il n’est qu’un désert comme gelé, des vagues de sable sans mouvement. Des constellations bien accrochées. Et le sergent nous parle d’elles:
«Allez! je connais bien mes directions… Cap sur cette étoile, droit sur Tunis!
– Tu es de Tunis?
– Non. Ma cousine.»
Il se fait un très long silence. Mais le sergent n’ose rien nous cacher:
«Un jour, j'irai à Tunis.»
Certes, par un autre chemin qu’en marchant droit sur cette étoile. À moins qu’un jour d’expédition un puits tari ne le livre à la poésie du délire. Alors l’étoile, la cousine et Tunis se confondront. Alors commencera cette marche inspirée, que les profanes croient douloureuse.
«J’ai demandé une fois au capitaine une permission pour Tunis, rapport à cette cousine. Et il m’a répondu…
– Et il t’a répondu?
– Et il m’a répondu: «C’est plein de cousines, le monde.» Et, comme c’était moins loin, il m’a envoyé à Dakar.
– Elle était belle, ta cousine?
– Celle de Tunis? Bien sûr. Elle était blonde.
– Non, celle de Dakar?»
Sergent, nous t’aurions embrassé pour ta réponse un peu dépitée et mélancolique:
«Elle était nègre…»
Le Sahara pour toi, sergent? C’était un dieu perpétuellement en marche vers toi. C’était aussi la douceur d’une cousine blonde derrière cinq mille kilomètres de sable.
Le désert pour nous? C’était ce qui naissait en nous. Ce que nous apprenions sur nous-mêmes. Nous aussi, cette nuit-là, nous étions amoureux d’une cousine et d’un capitaine…
Situé à la lisière dés territoires insoumis, Port-Étienne n’est pas une ville. On y trouve un fortin, un hangar et une baraque de bois pour les équipages de chez nous. Le désert, autour, est si absolu que, malgré ses faibles ressources militaires, Port-Étienne est presque invincible. Il faut franchir, pour l’attaquer, une telle ceinture de sable et de feu que les rezzous ne peuvent l’atteindre qu’à bout de forces, après épuisement des provisions d’eau. Pourtant, de mémoire d’homme, il y a toujours eu, quelque part dans le Nord, un rezzou en marche sur Port-Étienne. Chaque fois que le capitaine-gouverneur vient boire chez nous un verre de thé, il nous montre sa marche sur les cartes, comme on raconte la légende d’une belle princesse. Mais ce rezzou n’arrive jamais, tari par le sable même, comme un fleuve, et nous l’appelons le rezzou fantôme. Les grenades et les cartouches, que le gouvernement nous distribue le soir, dorment au pied de nos lits dans leurs caisses. Et nous n’avons point à lutter contre d’autre ennemi que le silence, protégés avant tout par notre misère. Et Lucas, chef d’aéroport, fait, nuit et jour, tourner le gramophone qui, si loin de la vie, nous parle un langage à demi perdu, et provoque une mélancolie sans objet qui ressemble curieusement à la soif.
Ce soir, nous avons dîné au fortin et le capitaine-gouverneur nous a fait admirer son jardin. Il a, en effet, reçu de France trois caisses pleines de terre véritable, qui ont ainsi franchi quatre mille kilomètres. Il y pousse trois feuilles vertes, et nous les caressons du doigt comme des bijoux. Le capitaine, quand il en parle, dit: «C’est mon parc.» Et quand souffle le vent de sable, qui sèche tout, on descend le parc à la cave.
Nous habitons à un kilomètre du fort, et rentrons chez nous sous le clair de lune, après le dîner. Sous la lune le sable est rose. Nous sentons notre dénuement, mais le sable est rose. Mais un appel de sentinelle rétablit dans le monde le pathétique. C’est tout le Sahara qui s’effraie de nos ombres, et qui nous interroge, parce qu’un rezzou est en marche.
Dans le cri de la sentinelle toutes les voix du désert retentissent. Le désert n’est plus une maison vide: une caravane maure aimante la nuit.
Nous pourrions nous croire en sécurité. Et cependant! Maladie, accident, rezzou, combien de menaces cheminent! L’homme est cible sur terre pour des tireurs secrets. Mais la sentinelle sénégalaise, comme un prophète, nous le rappelle.
Nous répondons: «Français!» et passons devant l’ange noir. Et nous respirons mieux. Quelle noblesse nous a rendue cette menace… Oh! si lointaine encore, si peu urgente, si bien amortie par tant de sable: mais le monde n’est plus le même. Il redevient somptueux, ce désert. Un rezzou en marche quelque part, et qui n’aboutira jamais, fait sa divinité.
Il est maintenant onze heures du soir. Lucas revient du poste radio, et m’annonce, pour minuit, l’avion de Dakar. Tout va bien à bord. Dans mon avion, à minuit dix, on aura transbordé le courrier, et je décollerai pour le Nord. Devant une glace ébréchée, je me rase attentivement. De temps à autre, la serviette éponge autour du cou, je vais jusqu’à la porte et regarde le sable nu: il fait beau, mais le vent tombe. Je reviens au miroir. Je songe. Un vent établi pour des mois, s’il tombe, dérange parfois tout le ciel. Et maintenant, je me harnache: mes lampes de secours nouées à ma ceinture, mon altimètre, mes crayons. Je vais jusqu’à Néri qui sera cette nuit mon radio de bord. Il se rase aussi. Je lui dis: «Ça va?» Pour le moment ça va. Cette opération préliminaire est la moins difficile du vol. Mais j’entends un grésillement, une libellule bute contre ma lampe. Sans que je sache pourquoi, elle me pince le cœur.
Je sors encore et je regarde tout est pur. Une falaise qui borde le terrain tranche sur le ciel comme s’il faisait jour. Sur le désert règne un grand silence de maison en ordre. Mais voici qu’un papillon vert et deux libellules cognent ma lampe. Et j’éprouve de nouveau un sentiment sourd, qui est peut-être de la joie, peut-être de la crainte, mais qui vient du fond de moi-même, encore très obscur, qui, à peine, s’annonce. Quelqu’un me parle de très loin. Est-ce cela l’instinct? Je sors encore: le vent est tout a fait tombé. Il fait toujours frais. Mais j’ai reçu un avertissement. Je devine, je crois deviner ce que j’attends: ai-je raison? Ni le ciel ni le sable ne m’ont fait aucun signe, mais deux libellules m’ont parlé, et un papillon vert.
Je monte sur une dune et m’assois face à l’est. Si j’ai raison «ça» ne va pas tarder longtemps. Que chercheraient-elles ici, ces libellules, à des centaines de kilomètres des oasis de l’intérieur?
De faibles débris charriés aux plages prouvent qu’un cyclone sévit en mer. Ainsi ces insectes me montrent qu’une tempête de sable est en marche; une tempête d’est, et qui a dévasté les palmeraies lointaines de leurs papillons verts. Son écume déjà m’a touché. Et solennel, puisqu’il est une preuve, et solennel, puisqu’il est une menace lourde, et solennel, puisqu’il contient une tempête, le vent d’est monte. C’est à peine si m’atteint son faible soupir. Je suis la borne extrême que lèche la vague. À vingt mètres derrière moi, aucune toile n’eût remué. Sa brûlure m’a enveloppé une fois, une seule, d’une caresse qui semblait morte.
Mais je sais bien, pendant les secondes qui suivent, que le Sahara reprend son souffle et va pousser son second soupir. Et qu’avant trois minutes la manche à air de notre hangar va s’émouvoir. Et qu’avant dix minutes le sable remplira le ciel. Tout à l’heure nous décollerons dans ce feu, ce retour de flammes du désert.
Mais ce n’est pas ce qui m’émeut. Ce qui me remplit d’une joie barbare, c’est d’avoir compris à demi-mot un langage secret, c’est d’avoir flairé une trace comme un primitif, en qui tout l’avenir s’annonce par de faibles rumeurs, c’est d’avoir lu cette colère aux battements d’ailes d’une libellule.
Nous étions là-bas en contact avec les Maures insoumis. Ils émergeaient du fond des territoires interdits, ces territoires que nous franchissions dans nos vols; ils se hasardaient aux fortins de Juby ou de Cisneros pour y faire l’achat de pains de sucre ou de thé, puis ils se renfonçaient dans leur mystère. Et nous tentions, à leur passage, d’apprivoiser quelques-uns d’entre eux.
Quand il s’agissait de chefs influents, nous les chargions parfois à bord, d’accord avec la direction des lignes, afin de leur montrer le monde. Il s’agissait d’éteindre leur orgueil, car c’était par mépris, plus encore que par haine, qu’ils assassinaient les prisonniers. S’ils nous croisaient aux abords des fortins, ils ne nous injuriaient même pas. Ils se détournaient de nous et crachaient. Et cet orgueil, ils le tiraient de l’illusion de leur puissance. Combien d’entre eux m’ont répété, ayant dressé sur pied de guerre une armée de trois cents fusils: «Vous avez de la chance, en France, d’être à plus de cent jours de marche…»
Nous les promenions donc, et il se fit que trois d’entre eux visitèrent ainsi cette France inconnue. Ils étaient de la race de ceux qui, m’ayant une fois accompagné au Sénégal, pleurèrent de découvrir des arbres.
Quand je les retrouvai sous leurs tentes, ils célébraient les music-halls, où les femmes nues dansent parmi les fleurs. Voici des hommes qui n’avaient jamais vu un arbre ni une fontaine, ni une rose, qui connaissaient, par le Coran seul, l’existence de jardins où coulent des ruisseaux puisqu’il nomme ainsi le paradis. Ce paradis et ses belles captives, on le gagne par la mort amère sur le sable, d’un coup de fusil d’infidèle, après trente années de misère. Mais Dieu les trompe, puisqu’il n’exige des Français, auxquels sont accordés tous ces trésors, ni la rançon de la soif ni celle de la mort. Et c’est pourquoi ils rêvent, maintenant, les vieux chefs. Et c’est pourquoi, considérant le Sahara qui s’étend, désert, autour de leur tente, et jusqu’à la mort leur proposera de si maigres plaisirs, ils se laissent aller aux confidences.
«Tu sais… le Dieu des Français… Il est plus généreux pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures!»
Quelques semaines auparavant, on les promenait en Savoie. Leur guide les a conduits en face d’une lourde cascade, une sorte de colonne tressée, et qui grondait:
«Goûtez» leur a-t-il dit.
Et c’était de l’eau douce. L’eau! Combien faut-il de jours de marche, ici, pour atteindre le puits le plus proche et, si on le trouve, combien d’heures, pour creuser le sable dont il est rempli, jusqu’à une boue mêlée d’urine de chameau! L’eau! À Cap Juby, à Cisneros, à Port-Étienne, les petits des Maures ne quêtent pas l’argent, mais une boîte de conserves en main, ils quêtent l’eau:
«Donne un peu d’eau, donne…
– Si tu es sage.»
L’eau qui vaut son poids d’or, l’eau dont la moindre goutte tire du sable l’étincelle verte d’un brin d’herbe. S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l’herbe qui poussera trois cents kilomètres plus loin… Et cette eau, si avare, dont il n’était pas tombé une goutte à Port-Étienne, depuis dix ans, grondait là-bas, comme si, d’une citerne crevée, se répandaient les provisions du monde.
«Repartons», leur disait leur guide.
Mais ils ne bougeaient pas:
«Laisse-nous encore…»
Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui coulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, c’était le sang même des hommes.
Le débit d’une seconde eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées, à jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait: on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses écluses et montrait sa puissance: les trois Maures demeuraient immobiles.
«Que verrez-vous de plus? Venez…
– Il faut attendre.
– Attendre quoi?
– La fin.» Ils voulaient attendre l’heure où Dieu se fatiguerait de sa folie. Il se repent vite, il est avare.
«Mais cette eau coule depuis mille ans!…»
Aussi, ce soir, n’insistent-ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut même mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. Sinon, l’on doute de Dieu…
«Le Dieu des Français, vois-tu…»
Mais je les connais bien, mes amis barbares. Ils sont là, troublés dans leur foi, déconcertés, et désormais si près de se soumettre. Ils rêvent d’être ravitaillés en orge par l’intendance française, et assurés dans leur sécurité par nos troupes sahariennes. Et il est vrai qu’une fois soumis ils auront gagné en biens matériels.
Mais ils sont tous trois du sang d’El Mammoun, émir des Trarza. (Je crois faire erreur sur son nom.)
J’ai connu celui-là quand il était notre vassal. Admis aux honneurs officiels pour les services rendus, enrichi par les gouverneurs et respecté par les tribus, il ne lui manquait rien, semble-t-il, des richesses visibles. Mais une nuit, sans qu’un signe l’ait fait prévoir, il massacra les officiers qu’il accompagnait dans le désert, s'empara des chameaux, des fusils, et rejoignit les tribus insoumises.
On nomme trahisons ces révoltes soudaines, ces fuites, à la fois héroïques et désespérées, d’un chef désormais proscrit dans le désert, cette courte gloire qui s’éteindra bientôt, comme une fusée, sur le barrage du peloton mobile d’Atar. Et l’on s’étonne de ces coups de folie.
Et cependant l’histoire d’El Mammoun fut celle de beaucoup d’autres Arabes. Il vieillissait. Lorsque l’on vieillit, on médite. Ainsi découvrit-il un soir qu’il avait trahi le Dieu de l’islam et qu’il avait sali sa main en scellant, dans la main des chrétiens, un échange où il perdait tout.
Et, en effet, qu’importaient pour lui l’orge et la paix? Guerrier déchu et devenu pasteur, voilà qu’il se souvient d’avoir habité un Sahara où chaque pli du sable était riche des menaces qu’il dissimulait, où le campement, avancé dans la nuit, détachait à sa pointe des veilleurs, où les nouvelles qui racontaient les mouvements des ennemis, faisaient battre les cœurs autour des feux nocturnes. Il se souvient d’un goût de pleine mer qui, s’il a été une fois savouré par l’homme, n’est jamais oublié.
Voici qu’aujourd’hui il erre sans gloire dans une étendue pacifiée vidée de tout prestige. Aujourd’hui seulement le Sahara est un désert.
Les officiers qu’il assassinera, peut-être les vénérait-il. Mais l’amour d’Allah passe d’abord.
«Bonne nuit, El Mammoun.
– Que Dieu te protège!»
Les officiers se roulent dans leurs couvertures, allongés sur le sable, comme sur un radeau, face aux astres. Voici toutes les étoiles qui tournent lentement, un ciel entier qui marque l’heure. Voici la lune qui penche vers les sables, ramenée au néant, par Sa Sagesse. Les chrétiens bientôt vont s’endormir. Encore quelques minutes et les étoiles seules luiront. Alors, pour que les tribus abâtardies soient rétablies dans leur splendeur passée, alors pour que reprennent ces poursuites, qui seules font rayonner les sables, il suffira du faible cri de ces chrétiens que l’on noiera dans leur propre sommeil… Encore quelques secondes et, de l’irréparable, naîtra un monde…
Et l’on massacre les beaux lieutenants endormis.
À Juby, aujourd’hui, Kemal et son frère Mouyane m’ont invité, et je bois le thé sous leur tente. Mouyane me regarde en silence, et conserve, le voile bleu tiré sur les lèvres, une réserve sauvage. Kemal seul me parle et fait les honneurs:
«Ma tente, mes chameaux, mes femmes, mes esclaves sont à toi.»
Mouyane, toujours sans me quitter des yeux, se penche vers son frère, prononce quelques mots, puis il rentre dans son silence.
«Que dit-il?
– Il dit: «Bonnafous a volé mille chameaux aux R’Gueïbat.»
Ce capitaine Bonnafous, officier méhariste des pelotons d’Atar, je ne le connais pas. Mais je connais sa grande légende à travers les Maures. Ils parlent de lui avec colère, mais comme d’une sorte de dieu. Sa présence donne son prix au sable. Il vient de surgir aujourd’hui encore, on ne sait comment, à l’arrière des rezzous qui marchaient vers le sud, volant leurs chameaux par centaines, les obligeant, pour sauver leurs trésors qu’ils croyaient en sécurité, à se rabattre contre lui. Et maintenant, ayant sauvé Atar par cette apparition d'archange, ayant assis son campement sur une haute table calcaire, il demeure là tout droit, comme un gage à saisir, et son rayonnement est tel qu’il oblige les tribus à se mettre en marche vers son glaive.
Mouyane me regarde plus durement et parle encore.
«Que dit-il?
– Il dit: «Nous partirons demain en rezzou contre Bonnafous. Trois cents fusils.»
J’avais bien deviné quelque chose. Ces chameaux que l’on mène au puits depuis trois jours, ces palabres, cette ferveur. Il semble que l’on grée un voilier invisible. Et le vent du large, qui l’emportera, déjà circule. À cause de Bonnafous chaque pas vers le sud devient un pas riche de gloire. Et je ne sais plus départager ce que de tels départs contiennent de haine ou d'amour.
Il est somptueux de posséder au monde un si bel ennemi à assassiner. Là où il surgit, les tribus proches plient leurs tentes, rassemblent leurs chameaux et fuient, tremblant de le rencontrer face à face, mais les tribus les plus lointaines sont prises du même vertige que dans l'amour. On s’arrache à la paix des tentes, aux étreintes des femmes, au sommeil heureux, on découvre que rien au monde ne vaudrait, après deux mois de marche épuisante vers le sud, de soif brûlante, d’attentes accroupies sous les vents de sable, de tomber, par surprise, à l'aube, sur le peloton mobile d’Atar, et là, si Dieu permet, d’assassiner le capitaine Bonnafous.
«Bonnafous est fort», m’avoue Kemal.
Je sais maintenant leur secret. Comme ces hommes qui désirent une femme, rêvent à son pas indifférent de promenade, et se tournent et se retournent toute la nuit, blessés, brûlés, par la promenade indifférente qu’elle poursuit dans leur songe, le pas lointain de Bonnafous les tourmente. Tournant les rezzous lancés contre lui, ce chrétien habillé en Maure, à la tête de ses deux cents pirates maures, a pénétré en dissidence, là où le dernier de ses propres hommes, affranchi des contraintes françaises, pourrait se réveiller de son servage, impunément, et le sacrifier à son Dieu sur les tables de pierre, là où son seul prestige les retient, où sa faiblesse même les effraie. Et cette nuit, au milieu de leurs sommeils rauques, il passe et passe indifférent, et son pas sonne jusque dans le cœur du désert.
Mouyane médite, toujours immobile dans le fond de la tente, comme un bas-relief de granit bleu. Ses yeux seuls brillent, et son poignard d’argent qui n’est plus un jouet. Qu’il a changé depuis qu’il a rallié le rezzou! Il sent, comme jamais, sa propre noblesse, et m’écrase de son mépris; car il va monter vers Bonnafous, car il se mettra en marche, à l’aube, poussé par une haine qui a tous les signes de l’amour.
Une fois encore il se penche vers son frère, parle tout bas, et me regarde.
«Que dit-il?
– Il dit qu’il tirera sur toi s’il te rencontre loin du fort.
– Pourquoi?
– Il dit «Tu as des avions et la T.S.F., tu as Bonnafous, mais tu n’as pas la vérité.»
Mouyane immobile dans ses voiles bleus, aux plis de statue, me juge.
«Il dit: «Tu manges de la salade comme les chèvres, et du porc comme les porcs. Tes femmes sans pudeur montrent leur visage»: il en a vu. Il dit: «Tu ne pries jamais.» Il dit: «À quoi te servent tes avions, ta T. S. F., ton Bonnafous, si tu n’as pas la vérité?»
Et j’admire ce Maure qui ne défend pas sa liberté, car dans le désert on est toujours libre, qui ne défend pas de trésors visibles, car le désert est nu, mais qui défend un royaume secret. Dans le silence des vagues de sable, Bonnafous mène son peloton comme un vieux corsaire, et grâce à lui ce campement de Cap Juby n’est plus un foyer de pasteurs oisifs. La tempête de Bonnafous pèse contre son flanc, et à cause de lui on serre les tentes, le soir. Le silence, dans le Sud, qu’il est poignant: c’est le silence de Bonnafous! Et Mouyane, vieux chasseur, l’écoute qui marche dans le vent.
Lorsque Bonnafous rentrera en France, ses ennemis, loin de s’en réjouir, le pleureront, comme si son départ enlevait à leur désert un de ses pôles, à leur existence un peu de prestige, et ils me diront:
«Pourquoi s’en va-t-il, ton Bonnafous?
– Je ne sais pas…»
Il a joué sa vie contre la leur, et pendant des années. Il a fait ses règles de leurs règles. Il a dormi, la tête appuyée à leurs pierres. Pendant l’éternelle poursuite il a connu comme eux des nuits de Bible, faites d’étoiles et de vent. Et voici qu’il montre, en s’en allant, qu’il ne jouait pas un jeu essentiel. Il quitte la table avec désinvolture. Et les Maures, qu’il laisse jouer seuls, perdent confiance dans un sens de la vie qui n'engage plus les hommes jusqu’à la chair. Ils veulent croire en lui quand même.
«Ton Bonnafous: il reviendra.
– Je ne sais pas.»
Il reviendra, pensent les Maures. Les jeux d’Europe ne pourront plus le contenter, ni les bridges de garnison, ni l’avancement, ni les femmes. Il reviendra, hanté par sa noblesse perdue, là où chaque pas fait battre le cœur, comme un pas vers l’amour. Il aura cru ne vivre ici qu’une aventure, et retrouver là-bas l’essentiel, mais il découvrira avec dégoût que les seules richesses véritables il les a possédées ici, dans le désert: ce prestige du sable, la nuit, ce silence, cette patrie de vent et d’étoiles. Et si Bonnafous revient un jour, la nouvelle, dès la première nuit, se répandra en dissidence. Quelque part dans le Sahara, au milieu de ses deux cents pirates, les Maures sauront qu’il dort. Alors on mènera au puits, dans le silence, les méhara. On préparera les provisions d’orge. On vérifiera les culasses. Poussés par cette haine, ou cet amour.
«Cache-moi dans un avion pour Marrakech…»
Chaque soir, à Juby, cet esclave des Maures m’adressait sa courte prière. Après quoi, ayant fait son possible pour vivre, il s’asseyait les jambes en croix et préparait mon thé. Désormais paisible pour un jour, s’étant confié, croyait-il, au seul médecin qui pût le guérir, ayant sollicité le seul dieu qui pût le sauver. Ruminant désormais, penché sur la bouilloire, les images simples de sa vie, les terres noires de Marrakech, ses maisons roses, les biens élémentaires dont il était dépossédé. Il ne m’en voulait pas de mon silence, ni de mon retard à donner la vie: je n’étais pas un homme semblable à lui, mais une force à mettre en marche, mais quelque chose comme un vent favorable, et qui se lèverait un jour sur sa destinée.
Pourtant, simple pilote, chef d’aéroport pour quelques mois à Cap Juby, disposant pour toute fortune d’une baraque adossée au fort espagnol, et, dans cette baraque, d’une cuvette, d’un broc d’eau salée, d’un lit trop court, je me faisais moins d’illusions sur ma puissance:
«Vieux Bark, on verra ça…»
Tous les esclaves s’appellent Bark; il s’appelait donc Bark. Malgré quatre années de captivité, il ne s’était pas résigné encore: il se souvenait d’avoir été roi.
«Que faisais-tu, Bark, à Marrakech?»
À Marrakech, où sa femme et ses trois enfants vivaient sans doute encore, il avait exercé un métier magnifique:
«J’étais conducteur de troupeaux, et je m’appelais Mohammed!»
Les caïds, là-bas, le convoquaient:
«J’ai des bœufs à vendre, Mohammed. Va les chercher dans la montagne.»
Ou bien:
«J’ai mille moutons dans la plaine, conduis-les plus haut vers les pâturages.
Et Bark, armé d’un sceptre d’olivier, gouvernait leur exode. Seul responsable d’un peuple de brebis, ralentissant les plus agiles à cause des agneaux à naître, et secouant un peu les paresseuses, il marchait dans la confiance et l’obéissance de tous. Seul à connaître vers quelles terres promises ils montaient, seul à lire sa route dans les astres, lourd d’une science qui n’est point partagée aux brebis, il décidait seul, dans sa sagesse, l’heure du repos, l’heure des fontaines. Et debout, la nuit, dans leur sommeil, pris de tendresse pour tant de faiblesse ignorante, et baigné de laine jusqu’aux genoux, Bark, médecin, prophète et roi, priait pour son peuple.
Un jour, des Arabes l’avaient abordé:
«Viens avec nous chercher des bêtes dans le Sud.»
On l’avait fait marcher longtemps, et quand, après trois jours, il fut bien engagé dans un chemin creux de montagne, aux confins de la dissidence, on lui mit simplement la main sur l’épaule, on le baptisa Bark et on le vendit.
Je connaissais d’autres esclaves. J’allais chaque jour, sous les tentes, prendre le thé. Allongé là, pieds nus, sur le tapis de haute laine qui est le luxe du nomade, et sur lequel il fonde pour quelques heures sa demeure, je goûtais le voyage du jour. Dans le désert, on sent l’écoulement du temps. Sous la brûlure du soleil, on est en marche vers le soir, vers ce vent frais qui baignera les membres et lavera toute sueur. Sous la brûlure du soleil, bêtes et hommes, aussi sûrement que vers la mort, avancent vers ce grand abreuvoir. Ainsi l’oisiveté n’est jamais vaine. Et toute journée paraît belle comme ces routes qui vont à la mer.
Je les connaissais, ces esclaves. Ils entrent sous la tente quand le chef a tiré de la caisse aux trésors le réchaud, la bouilloire et les verres, de cette caisse lourde d’objets absurdes, de cadenas sans clefs, de vases de fleurs sans fleurs, de glaces à trois sous, de vieilles armes, et qui, échoués ainsi en plein sable, font songer à l’écume d’un naufrage.
Alors l’esclave, muet, charge le réchaud de brindilles sèches, souffle sur la braise, remplit la bouilloire, fait jouer pour des efforts de petite fille, des muscles qui déracineraient un cèdre. Il est paisible. Il est pris par le jeu faire le thé, soigner les méhara, manger. Sous la brûlure du jour, marcher vers la nuit, et sous la glace des étoiles nues souhaiter la brûlure du jour. Heureux les pays du Nord auxquels les saisons composent, l’été, une légende de neige, l’hiver, une légende de soleil, tristes tropiques où dans l’étuve rien ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara où le jour et la nuit balancent si simplement les hommes d’une espérance à l’autre.
Parfois l’esclave noir, s’accroupissant devant la porte, goûte le vent du soir. Dans ce corps pesant de captif, les souvenirs ne remontent plus. À peine se souvient-il de l’heure du rapt, de ces coups, de ces cris, de ces bras d’homme qui l’ont renversé dans sa nuit présente. Il s’enfonce, depuis cette heure-là dans un étrange sommeil, privé comme un aveugle de ses fleuves lents du Sénégal ou de ses villes blanches du Sud-Marocain, privé comme un sourd des voix familières. Il n’est pas malheureux, ce noir, il est infirme. Tombé un jour dans le cycle de la vie des nomades, lié à leurs migrations, attaché pour la vie aux orbes qu’ils décrivent dans le désert, que conserverait-il de commun, désormais, avec un passé, avec un foyer, avec une femme et des enfants qui sont, pour lui, aussi morts que des morts?
Des hommes qui ont vécu longtemps d’un grand amour, puis en furent privés, se lassent parfois de leur noblesse solitaire. Ils se rapprochent humblement de la vie, et, d’un amour médiocre, font leur bonheur. Ils ont trouvé doux d’abdiquer, de se faire serviles, et d’entrer dans la paix des choses. L’esclave fait son orgueil de la braise du maître.
«Tiens, prends», dit parfois le chef au captif.
C’est l’heure où le maître est bon pour l’esclave à cause de cette rémission de toutes les fatigues, de toutes les brûlures, à cause de cette entrée, côte à côte, dans la fraîcheur. Et il lui accorde un verre de thé. Et le captif, alourdi de reconnaissance, baiserait, pour ce verre de thé, les genoux du maître. L’esclave n’est jamais chargé de chaînes. Qu’il en a peu besoin! Qu’il est fidèle! Qu’il renie sagement en lui le roi noir dépossédé il n’est plus qu’un captif heureux.
Un jour, pourtant, on le délivrera. Quand il sera trop vieux pour valoir ou sa nourriture ou ses vêtements, on lui accordera une liberté démesurée. Pendant trois jours, il se proposera en vain de tente en tente, chaque jour plus faible, et vers la fin du troisième jour, toujours sagement il se couchera sur le sable. J’en ai vu ainsi, à Juby, mourir nus. Les Maures coudoyaient leur longue agonie, mais sans cruauté, et les petits des Maures jouaient près de l’épave sombre, et, à chaque aube, couraient voir par jeu si elle remuait encore, mais sans rire du vieux serviteur. Cela était dans l’ordre naturel. C’était comme si on lui eût dit: «Tu as bien travaillé, tu as droit au sommeil, va dormir.» Lui, toujours allongé, éprouvait la faim qui n’est qu’un vertige, mais non l’injustice qui seule tourmente. Il se mêlait peu à peu à la terre. Séché par le soleil et reçu par la terre. Trente années de travail, puis ce droit au sommeil et à la terre.
Le premier que je rencontrai, je ne l’entendis pas gémir: mais il n’avait pas contre qui gémir. Je devinais en lui une sorte d’obscur consentement, celui du montagnard perdu, à bout de forces, et qui se couche dans la neige, s'enveloppe dans ses rêves et dans la neige. Ce ne fut pas sa souffrance qui me tourmenta. Je n’y croyais guère. Mais, dans la mort d’un homme, un monde inconnu meurt, et je me demandais quelles étaient les images qui sombraient en lui. Quelles plantations du Sénégal, quelles villes blanches du Sud-Marocain s’enfonçaient peu à peu dans l’oubli. Je ne pouvais connaître si, dans cette masse noire, s’éteignaient simplement des soucis misérables le thé à préparer, les bêtes à conduire au puits… si s’endormait une âme d’esclave, ou si, ressuscité par une remontée de souvenirs, l’homme mourait dans sa grandeur. L’os dur du crâne était pour moi pareil à la vieille caisse aux trésors. Je ne savais quelles soies de couleur, quelles images de fêtes, quels vestiges tellement désuets ici, tellement inutiles dans ce désert, y avaient échappé au naufrage. Cette caisse était là, bouclée, et lourde. Je ne savais quelle part du monde se défaisait dans l’homme pendant le gigantesque sommeil des derniers jours, se défaisait dans cette conscience et cette chair qui, peu à peu, redevenaient nuit et racine.
«J’étais conducteur de troupeaux, et je m’appelais Mohammed…»
Bark, captif noir, était le premier que je connus qui ait résisté. Ce n’était rien que les Maures eussent violé sa liberté, l’eussent fait, en un jour, plus nu sur terre qu’un nouveau-né. Il est des tempêtes de Dieu qui ravagent ainsi, en une heure, les moissons d’un homme. Mais, plus profondément que dans ses biens, les Maures le menaçaient dans son personnage. Et Bark n’abdiquait pas, alors que tant d’autres captifs eussent laissé si bien mourir en eux un pauvre conducteur de bêtes, qui besognait toute l’année pour gagner son pain!
Bark ne s’installait pas dans la servitude comme on s’installe, las d’attendre, dans un médiocre bonheur. Il ne voulait pas faire ses joies d’esclave des bontés du maître d’esclaves. Il conservait au Mohammed absent cette maison que ce Mohammed avait habitée dans sa poitrine. Cette maison triste d’être vide, mais que nul autre n’habiterait. Bark ressemblait à ce gardien blanchi qui, dans les herbes des allées et l’ennui du silence, meurt de fidélité.
Il ne disait pas: «Je suis Mohammed ben Lhaoussin», mais: «Je m’appelais Mohammed», rêvant au jour où ce personnage oublié ressusciterait, chassant par sa seule résurrection l’apparence de l’esclave. Parfois, dans le silence de la nuit, tous ses souvenirs lui étaient rendus, avec la plénitude d’un chant d’enfance. «Au milieu de la nuit, nous racontait notre interprète maure, au milieu de la nuit, il a parlé de Marrakech, et il a pleuré.» Nul n’échappe dans la solitude à ces retours. L’autre se réveillait en lui, sans prévenir, s’étirait dans ses propres membres, cherchait la femme contre son flanc, dans ce désert où nulle femme jamais n’approcha. Bark écoutait chanter l’eau des fontaines, là où nulle fontaine ne coula jamais. Et Bark, les yeux fermés, croyait habiter une maison blanche, assise chaque nuit sous la même étoile, là où les hommes habitent des maisons de bure et poursuivent le vent. Chargé de ses vieilles tendresses mystérieusement vivifiées, comme si leur pôle eût été proche, Bark venait à moi. Il voulait me dire qu’il était prêt, que toutes ses tendresses étaient prêtes, et qu’il n’avait plus, pour les distribuer, qu’à rentrer chez lui. Et il suffirait d’un signe de moi. Et Bark souriait, m’indiquait le truc, je n’y avais sans doute pas songé encore:
«C’est demain le courrier… Tu me caches dans l’avion pour Agadir…
– Pauvre vieux Bark!»
Car nous vivions en dissidence, comment l'eussions-nous aidé à fuir? Les Maures, le lendemain, auraient vengé par Dieu sait quel massacre le vol et l’injure. J’avais bien tenté de l’acheter, aidé par les mécaniciens de l’escale, Laubergue, Marchal, Abgrall, mais les Maures ne rencontrent pas tous les jours des Européens en quête d'un esclave. Ils en abusent.
«C’est vingt mille francs.
– Tu te fous de nous?
– Regarde-moi ces bras forts qu’il a…»
Et des mois passèrent ainsi.
Enfin les prétentions des Maures baissèrent, et, aidé par des amis de France auxquels j’avais écrit, je me vis en mesure d’acheter le vieux Bark.
Ce furent de beaux pourparlers. Ils durèrent huit jours. Nous les passions, assis en rond, sur le sable, quinze Maures et moi. Un ami du propriétaire et qui était aussi le mien, Zin Ould Rhattari, un brigand, m’aidait en secret:
«Vends-le, tu le perdras quand même, lui disait-il sur mes conseils. Il est malade. Le mal ne se voit pas d’abord, mais il est dedans. Un jour vient, tout à coup, où l’on gonfle. Vends-le vite au Français.»
J’avais promis une commission à un autre bandit, Raggi, s’il m’aidait à conclure l’achat, et Raggi tentait le propriétaire:
«Avec l'argent tu achèteras des chameaux, des fusils et des balles. Tu pourras ainsi partir en rezzou et faire la guerre aux Français. Ainsi, tu ramèneras d’Atar trois ou quatre esclaves tout neufs. Liquide ce vieux-là.»
Et l’on me vendit Bark. Je l’enfermai à clef pour six jours dans notre baraque, car s’il avait erré au-dehors avant le passage de l’avion, les Maures l’eussent repris et revendu plus loin.
Mais je le libérai de son état d’esclave. Ce fut encore une belle cérémonie. Le marabout vint, l’ancien propriétaire et Ibrahim, le caïd de Juby. Ces trois pirates, qui lui eussent volontiers coupé la tête, à vingt mètres du mur du fort, pour le seul plaisir de me jouer un tour, l’embrassèrent chaudement, et signèrent un acte officiel.
«Maintenant, tu es notre fils.»
C’était aussi le mien, selon la loi.
Et Bark embrassa tous ses pères.
Il vécut dans notre baraque une douce captivité jusqu’à l’heure du départ. Il se faisait décrire vingt fois par jour le facile voyage: il descendrait d’avion à Agadir, et on lui remettrait, dans cette escale, un billet d’autocar pour Marrakech. Bark jouait à l’homme libre, comme un enfant joue à l’explorateur: cette démarche vers la vie, cet autocar, ces foules, ces villes qu’il allait revoir…
Laubergue vint me trouver au nom de Marchal et d’Abgrall. Il ne fallait pas que Bark crevât de faim en débarquant. Ils me donnaient mille francs pour lui; Bark pourrait ainsi chercher du travail.
Et je pensais à ces vieilles dames des bonnes œuvres qui «font la charité», donnent vingt francs et exigent la reconnaissance. Laubergue, Marchal, Abgrall, mécaniciens d’avions, en donnaient mille, ne faisaient pas la charité, exigeaient encore moins de reconnaissance. Ils n'agissaient pas non plus par pitié, comme ces mêmes vieilles dames qui rêvent au bonheur. Ils contribuaient simplement à rendre à un homme sa dignité d’homme. Ils savaient trop bien, comme moi-même, qu’une fois passée l’ivresse du retour, la première amie fidèle qui viendrait au-devant de Bark, serait la misère, et qu’il peinerait avant trois mois quelque part sur les voies de chemin de fer, à déraciner des traverses. Il serait moins heureux qu’au désert chez nous. Mais il avait le droit d’être lui-même parmi les siens.
«Allons, vieux. Bark, va et sois un homme.»
L’avion vibrait, prêt à partir. Bark se penchait une dernière fois vers l’immense désolation de Cap Juby. Devant l’avion deux cents Maures s’étaient groupés pour bien voir quel visage prend un esclave aux portes de la vie. Ils le récupéreraient un peu plus loin en cas de panne.
Et nous faisions des signes d’adieu à notre nouveau-né de cinquante ans, un peu troublés de le hasarder vers le monde.
«Adieu, Bark!
– Non.
– Comment: non?
– Non. Je suis Mohammed ben Lhaoussin.»
Nous eûmes pour la dernière fois des nouvelles de lui par l’Arabe Abdallah, qui, sur notre demande, assista Bark à Agadir.
L’autocar partait le soir seulement, Bark disposait ainsi d’une journée. Il erra d’abord si longtemps, et sans dire un mot, dans la petite ville, qu’Abdallah le devina inquiet et s’émut:
«Qu’y a-t-il?
– Rien…»
Bark, trop au large dans ses vacances soudaines, ne sentait pas encore sa résurrection. Il éprouvait bien un bonheur sourd, mais il n’y avait guère de différence, hormis ce bonheur, entre le Bark d’hier et le Bark d’aujourd’hui. Il partageait pourtant désormais, à égalité, ce soleil avec les autres hommes, et le droit de s'asseoir ici, sous cette tonnelle de café arabe. Il s’y assit. Il commanda du thé pour Abdallah et lui. C’était son premier geste de seigneur; son pouvoir eût dû le transfigurer. Mais le serveur lui versa le thé sans surprise, comme si le geste était ordinaire. Il ne sentait pas, en versant ce thé, qu’il glorifiait un homme libre.
«Allons ailleurs», dit Bark.
Ils montèrent vers la Kasbah, qui domine Agadir.
Les petites danseuses berbères vinrent à eux. Elles montraient tant de douceur apprivoisée que Bark crut qu’il allait revivre: c’étaient elles qui, sans le savoir, l’accueilleraient dans la vie. L’ayant pris par la main, elles lui offrirent donc le thé, gentiment, mais comme elles l’eussent offert à tout autre. Bark voulut raconter sa résurrection. Elles rirent doucement. Elles étaient contentes pour lui, puisqu’il était content. Il ajouta pour les émerveiller: «Je suis Mohammed ben Lhaoussin.» Mais cela ne les surprit guère. Tous les hommes ont un nom, et beaucoup reviennent de tellement loin…
Il entraîna encore Abdallah vers la ville. Il erra devant les échoppes juives, regarda la mer, songea qu’il pouvait marcher à son gré dans n'importe quelle direction, qu’il était libre… Mais cette liberté lui parut amère: elle lui découvrait surtout à quel point il manquait de liens avec le monde.
Alors, comme un enfant passait, Bark lui caressa doucement la joue. L’enfant sourit. Ce n était pas un fils de maître que l’on flatte. C’était un enfant faible à qui Bark accordait une caresse. Et qui souriait. Et cet enfant réveilla Bark, et Bark se devina un peu plus important sur terre, à cause d’un enfant faible qui lui avait dû de sourire. Il commençait d’entrevoir quelque chose et marchait maintenant à grands pas.
«Que cherches-tu? demandait Abdallah.
– Rien», répondait Bark.
Mais quand il buta, au détour d’une rue, sur un groupe d’enfants qui jouaient, il s’arrêta. C’était ici. Il les regarda en silence. Puis, s’étant écarté vers les échoppes juives, il revint les bras chargés de présents. Abdallah s’irritait:
«Imbécile, garde ton argent!
Mais Bark n’écoutait plus. Gravement, il fit signe à chacun. Et les petites mains se tendirent vers les jouets et les bracelets et les babouches cousues d’or. Et chaque enfant, quand il tenait bien son trésor, fuyait, sauvage.
Les autres enfants d’Agadir, apprenant la nouvelle, accoururent vers lui: Bark les chaussa de babouches d’or. Et dans les environs d’Agadir, d’autres enfants, touchés à leur tour par cette rumeur, se levèrent et montèrent avec des cris vers le dieu noir et, cramponnés à ses vieux vêtements d’esclave, réclamèrent leur dû. Bark se ruinait.
Abdallah le crut «fou de joie». Mais je crois qu’il ne s’agissait pas, pour Bark, de faire partager un trop-plein de joie.
Il possédait, puisqu’il était libre, les biens essentiels, le droit de se faire aimer, de marcher vers le nord ou le sud et de gagner son pain par son travail. À quoi bon cet argent… Alors qu’il éprouvait, comme on éprouve une faim profonde, le besoin d’être un homme parmi les hommes, lié aux hommes. Les danseuses d’Agadir s’étaient montrées tendres pour le vieux Bark, mais il avait pris congé d’elles sans effort, comme il était venu; elles n’avaient pas besoin de lui. Ce serveur de l’échoppe arabe, ces passants dans les rues, tous respectaient en lui l’homme libre, partageaient avec lui leur soleil à égalité, mais aucun n’avait montré non plus qu’il eût besoin de lui. Il était libre, mais infiniment, jusqu’à ne plus se sentir peser sur terre. Il lui manquait ce poids des relations humaines qui entrave la marche, ces larmes, ces adieux, ces reproches, ces joies, tout ce qu’un homme caresse ou déchire chaque fois qu’il ébauche un geste, ces mille liens qui l’attachent aux autres, et le rendent lourd. Mais sur Bark pesaient déjà mille espérances…
Et le règne de Bark commençait dans cette gloire du soleil couchant sur Agadir, dans cette fraîcheur qui si longtemps avait été pour lui la seule douceur à attendre, la seule étable. Et comme approchait l’heure du départ, Bark s’avançait, baigné de cette marée d’enfants, comme autrefois de ses brebis, creusant son premier sillage dans le monde. Il rentrerait, demain, dans la misère des siens, responsable de plus de vies que ses vieux bras n’en sauraient peut-être nourrir, mais déjà il pesait ici de son vrai poids. Comme un archange trop léger pour vivre de la vie des hommes, mais qui eût triché, qui eût cousit du plomb dans sa ceinture, Bark faisait des pas difficiles, tiré vers le sol par mille enfants, qui avaient tellement besoin de babouches d’or.
Tel est le désert. Un Coran, qui n’est qu’une règle de jeu, en change le sable en Empire. Au fond d’un Sahara qui serait vide, se joue une pièce secrète, qui remue les passions des hommes. La vraie vie du désert n’est pas faite d’exodes de tribus à la recherche d’une herbe à paître, mais du jeu qui s’y joue encore Quelle différence de matière entre le sable soumis et l’autre! Et n’en est-il pas ainsi pour tous les hommes? En face de ce désert transfiguré je me souviens des jeux de mon enfance, du parc sombre et doré que nous avions peuplé de dieux, du royaume sans limites que nous tirions de ce kilomètre carré jamais entièrement connu, jamais entièrement fouillé. Nous formions une civilisation close, où les pas avaient un goût, où les choses avaient un sens qui n’étaient permis dans aucune autre. Que reste-t-il lorsque, devenu homme, on vit sous d’autres lois, du parc plein d’ombre de l’enfance, magique, glacé, brûlant, dont maintenant, lorsque l’on y revient, on longe avec une sorte de désespoir, de l’extérieur, le petit mur de pierres grises, s’étonnant de trouver fermée clans une enceinte aussi étroite, une province dont on avait fait son infini, et comprenant que dans cet infini on ne rentrera jamais plus, car c’est dans le jeu, et non dans le parc, qu’il faudrait rentrer.
Mais il n’est plus de dissidence. Cap Juby, Cisneros, Puerto Cansado, la Saguet-El -Hamra, Dora, Smarra, il n’est plus de mystère. Les horizons vers lesquels nous avons couru se sont éteints l’un après l’autre, comme ces insectes qui perdent leurs couleurs une fois pris au piège des mains tièdes. Mais celui qui les poursuivait n’était pas le jouet d’une illusion. Nous ne nous trompions pas, quand nous courions ces découvertes. Le sultan des Milles et Une Nuits non plus, qui poursuivait une matière si subtile, que ses belles captives, une à une, s’éteignaient à l’aube dans ses bras, ayant perdu, à peine touchées, l’or de leurs ailes. Nous nous sommes nourris de la magie des sables, d’autres peut-être y creuseront leurs puits de pétrole, et s’enrichiront de leurs marchandises. Mais ils seront venus trop tard. Car les palmeraies interdites, ou la poudre vierge des coquillages, nous ont livré leur part la plus précieuse: elles n’offraient qu’une heure de ferveur, et c’est nous qui l’avons vécue.
Le désert? Il m’a été donné de l’aborder un jour par le cœur. Au cours d’un raid vers l’Indochine, en 1935, je me suis retrouvé en Égypte, sur les confins de la Libye, pris dans les sables comme dans une glu, et j’ai cru en mourir. Voici l’histoire.