Chapitre VII Au centre du désert

I

En abordant la Méditerranée j’ai rencontré des nuages bas. Je suis descendu à vingt mètres. Les averses s’écrasent contre le pare-brise et la mer semble fumer. Je fais de grands efforts pour apercevoir quelque chose et ne point tamponner un mât de navire.


Mon mécanicien, André Prévot, m’allume des cigarettes.


«Café…»


Il disparaît à l’arrière de l’avion et revient avec le thermos. Je bois. Je donne de temps en temps des chiquenaudes à la manette des gaz pour bien maintenir deux mille cent tours. Je balaie d’un coup d’œil mes cadrans: mes sujets sont obéissants, chaque aiguille est bien a sa place. Je jette un coup d’œil sur la mer qui, sous la pluie, dégage des vapeurs, comme une grande bassine chaude. Si j’étais en hydravion, je regretterais qu’elle soit si «creuse». Mais je suis en avion. Creuse ou non je ne puis m’y poser. Et cela me procure, j’ignore pourquoi, un absurde sentiment de sécurité. La mer fait partie d’un monde qui n’est pas le mien. La panne, ici, ne me concerne pas, ne me menace même pas: je ne suis point gréé pour la mer.


Après une heure trente de vol la pluie s’apaise. Les nuages sont toujours très bas, mais la lumière les traverse déjà comme un grand sourire. J’admire cette lente préparation du beau temps. Je devine, sur ma tête, une faible épaisseur de coton blanc. J’oblique pour éviter un grain: il n’est plus nécessaire d’en traverser le cœur. Et voici la première déchirure…


J’ai pressenti celle-ci sans la voir, car j’aperçois, en face de moi, sur la mer, une longue traînée couleur de prairie, une sorte d’oasis d’un vert lumineux et profond, pareil à celui de ces champs d’orge qui me pinçaient le cœur, dans le Sud-Marocain, quand je remontais du Sénégal après trois mille kilomètres de sable. Ici aussi j’ai le sentiment d’aborder une province habitable, et je goûte une gaieté légère.


Je me retourne vers Prévot:


«C’est fini, ça va bien!


– Oui, ça va bien…»


Tunis. Pendant le plein d’essence, je signe des papiers. Mais à l’instant où je quitte le bureau j’entends comme un «plouf!» de plongeon. Un de ces bruits sourds, sans écho. Je me rappelle à l’instant même avoir entendu un bruit semblable: une explosion dans un garage. Deux hommes étaient morts de cette toux rauque. Je me retourne vers la route qui longe la piste: un peu de poussière fume, deux voitures rapides se sont tamponnées, prises tout à coup dans l’immobilité comme dans les glaces. Des hommes courent vers elles, d’autres courent à nous:


«Téléphonez… Un médecin… La tête…»


J’éprouve un serrement au cœur. La fatalité, dans la calme lumière du soir, vient de réussir un coup de main. Une beauté ravagée, une intelligence, ou une vie… Les pirates ainsi ont cheminé dans le désert, et personne n’a entendu leur pas élastique sur le sable. Ç’a été, dans le campement, la courte rumeur de la razzia. Puis tout est retombé dans le silence doré. La même paix, le même silence… Quelqu’un près de moi parle d’une fracture du crâne. Je ne veux rien savoir de ce front inerte et sanglant, je tourne le dos à la route et rejoins mon avion. Mais je conserve au cœur une impression de menace. Et ce bruit-là je le reconnaîtrai tout à l’heure. Quand je raclerai mon plateau noir à deux cent soixante-dix kilomètres-heure je reconnaîtrai la même toux rauque le même «han»! du destin, qui nous attendait au rendez-vous.


En route pour Benghazi…

II

En route. Deux heures de jour encore. J’ai déjà renoncé à mes lunettes noires quand j’aborde la Tripolitaine. Et le sable se dore. Dieu que cette planète est donc déserte! Une fois de plus, les fleuves, les ombrages et les habitations des hommes m’y paraissent dus à des conjonctions d’heureux hasard. Quelle part de roc et de sable!


Mais tout cela m’est étranger, je vis dans le domaine du vol. Je sens venir la nuit où l’on s’enferme comme dans un temple. Où l’on s’enferme, aux secrets de rites essentiels, dans une méditation sans secours. Tout ce monde profane s’efface déjà et va disparaître. Tout ce paysage est encore nourri de lumière blonde, mais quelque chose déjà s’en évapore. Et je ne connais rien, je dis rien, qui vaille cette heure-là. Et ceux-là me comprennent bien, qui ont subi l’inexplicable amour du vol.


Je renonce donc peu à peu au soleil. Je renonce aux grandes surfaces dorées qui m’eussent accueilli en cas de panne… Je renonce aux repères qui m’eussent guidé. Je renonce aux profils des montagnes sur le ciel qui m’eussent évité les écueils. J’entre dans la nuit. Je navigue. Je n’ai plus pour moi que les étoiles…


Cette mort du monde se fait lentement. Et c’est peu à peu que me manque la lumière. La terre et le ciel se confondent peu à peu. Cette terre monte et semble se répandre comme une vapeur. Les premiers astres tremblent comme dans une eau verte. Il faudra attendre longtemps encore pour qu’ils se changent en diamants durs. Il me faudra attendre longtemps encore pour assister aux jeux silencieux des étoiles filantes. Au cœur de certaines nuits, j’ai vu tant de flammèches courir qu’il me semblait que soufflait un grand vent parmi les étoiles.


Prévot fait les essais des lampes fixes et des lampes de secours. Nous entourons les ampoules de papier rouge.


«Encore une épaisseur…»


Il ajoute une couche nouvelle, touche un contact. La lumière est encore trop claire. Elle voilerait, comme chez le photographe, la pâle image du monde extérieur. Elle détruirait cette pulpe légère qui, la nuit parfois, s’attache encore aux choses. Cette nuit s’est faite. Mais ce n’est pas encore la vraie vie. Un croissant de lune subsiste. Prévot s’enfonce vers l’arrière et revient avec un sandwich. Je grignote une grappe de raisin. Je n’ai pas faim. Je n’ai ni faim ni soif. Je ne ressens aucune fatigue, il me semble que je piloterais ainsi pendant dix années.


La lune est morte.


Benghazi s’annonce dans la nuit noire. Benghazi repose au fond d’une obscurité si profonde qu’elle ne s’orne d’aucun halo. J’ai aperçu la ville quand je l’atteignais. Je cherchais le terrain, mais voici que son balisage rouge s’allume. Les feux découpent un rectangle noir. Je vire. La lumière d’un phare braqué vers le ciel monte droit comme un jet d’incendie, pivote et trace sur le terrain une route d’or. Je vire encore pour bien observer les obstacles. L’équipement nocturne de cette escale est admirable. Je réduis et commence ma plongée comme dans l’eau noire.


Il est 23 heures locales quand j’atterris. Je roule vers le phare. Officiers et soldats les plus courtois du monde passent de l’ombre à la lumière dure du projecteur, tour à tour visibles et invisibles. On me prend mes papiers, on commence le plein d’essence. Mon passage sera réglé en vingt minutes.


«Faites un virage et passez au-dessus de nous, sinon nous ignorerions si le décollage s’est bien terminé.


En route.


Je roule sur cette route d’or, vers une trouée sans obstacles. Mon avion, type «Simoun» décolle sa surcharge bien avant d'avoir épuisé l’aire disponible. Le projecteur me suit et je suis gêné pour virer. Enfin, il me lâche, on a deviné qu’il m’éblouissait. Je fais demi-tour à la verticale, lorsque le projecteur me frappe de nouveau au visage, mais à peine m’a-t-il touché, il me fuit et dirige ailleurs sa longue flûte d’or. Je sens, sous ces ménagements, une extrême courtoisie. Et maintenant je vire encore vers le désert.


Les météos de Paris, Tunis et Benghazi m’ont annoncé un vent arrière de trente à quarante kilomètres-heure. Je compte sur trois cents kilomètres-heure de croisière. Je mets le cap sur le milieu du segment de droite qui joint Alexandrie au Caire. J’éviterai ainsi les zones interdites de la côte et, malgré les dérives inconnues que je subirai, je serai accroché, soit à ma droite, soit à ma gauche, par les feux de l’une ou l’autre de ces villes ou, plus généralement, par ceux de la vallée du Nil. Je naviguerai trois heures vingt si le vent n’a point varié. Trois heures quarante-cinq s’il a faibli. Et je commence à absorber mille cinquante kilomètres de désert.


Plus de lune. Un bitume noir qui s’est dilaté jusqu’aux étoiles. Je n’apercevrai pas un feu, je ne bénéficierai d’aucun repère, faute de radio je ne recevrai pas un signe de l’homme avant le Nil. Je ne tente même pas d’observer autre chose que mon compas et mon sperry. Je ne m’intéresse plus à rien, sinon à la lente période de respiration, sur l’écran sombre de l’instrument, d’une étroite ligne de radium. Quand Prévot se déplace, je corrige doucement les variations du centrage. Je m’élève à deux mille là où les vents, m’a-t-on signalé, sont favorables. À longs intervalles j’allume une lampe pour observer les cadrans-moteur qui ne sont pas tous lumineux, mais la majeure partie du temps je m’enferme bien dans le noir, parmi mes minuscules constellations qui répandent la même lumière minérale que les étoiles, la même lumière inusable et secrète, et qui parlent le même langage. Moi aussi, comme les astronomes, je lis un livre de mécanique céleste. Moi aussi je me sens studieux et pur. Tout s’est éteint dans le monde extérieur. Il y a Prévot qui s’endort, après avoir bien résisté, et je goûte mieux ma solitude. Il y a le doux grondement du moteur et, en face de moi, sur la planche de bord, toutes ces étoiles calmes.


Je médite cependant. Nous ne bénéficions point de la lune et nous sommes privés de radio. Aucun lien, si ténu soit-il, ne nous liera plus au monde jusqu’à ce que nous donnions du front contre le filet de lumière du Nil. Nous sommes hors de tout, et notre moteur seul nous suspend et nous fait durer dans ce bitume. Nous traversons la grande vallée noire des contes de fées, celle de l’épreuve. Ici point de secours. Ici point de pardon pour les erreurs. Nous sommes livrés à la discrétion de Dieu.


Un rai de lumière filtre d’un joint du standard électrique. Je réveille Prévot pour qu’il l’éteigne. Prévot remue dans l’ombre comme un ours, s’ébroue, s’avance. Il s’absorbe dans je ne sais quelle combinaison de mouchoirs et de papier noir. Mon rai de lumière a disparu. Il formait cassure dans ce monde. Il n’était point de la même qualité que la pâle et lointaine lumière du radium. C’était une lumière de boîte de nuit et non une lumière d’étoile. Mais surtout il m’éblouissait, effaçait les autres lueurs.


Trois heures de vol. Une clarté qui me paraît vive jaillit sur ma droite. Je regarde. Un long sillage lumineux s’accroche à la lampe de bout d’aile, qui, jusque-là, m’était demeurée invisible. C’est une lueur intermittente, tantôt appuyée, tantôt effacée voici que je rentre dans un nuage. C’est lui qui réfléchit ma lampe. À proximité de mes repères j’eusse préféré un ciel pur.


L’aile s’éclaire sous le halo. La lumière s’installe, et se fixe, et rayonne, et forme là-bas un bouquet rose. Des remous profonds me basculent. Je navigue quelque part dans le vent d’un cumulus dont je ne connais pas l’épaisseur. Je m’élève jusqu’à deux mille cinq et n’émerge pas. Je redescends à mille mètres. Le bouquet de fleurs est toujours présent, immobile et de plus en plus éclatant. Bon. Ça va. Tant pis. Je pense à autre chose. On verra bien quand on en sortira. Mais je n’aime pas cette lumière de mauvaise auberge.


Je calcule «Ici je danse un peu, et c’est normal, mais j’ai subi des remous tout le long de ma route malgré le ciel pur et l’altitude. Le vent n’est point calmé, et je dois dépasser la vitesse de trois cents kilomètres-heure. Après tout, je ne sais rien de bien précis, j’essaierai de me repérer quand je sortirai du nuage. Et l’on en sort. Le bouquet s’est brusquement évanoui. C’est sa disparition qui m’annonce l’événement. Je regarde vers l’avant et j’aperçois, autant que l’on peut rien apercevoir, une étroite vallée de ciel et le mur du prochain cumulus. Le bouquet déjà s’est ranimé.


Je ne sortirai plus de cette glu, sauf pour quelques secondes. Après trois heures trente de vol elle commence à m’inquiéter, car je me rapproche du Nil si j’avance comme je l’imagine. Je pourrai peut-être l’apercevoir, avec un peu de chance, à travers les couloirs, mais ils ne sont guère nombreux. Je n’ose pas descendre encore si, par hasard, je suis moins rapide que je ne le crois, je survole encore des terres élevées.


Je n’éprouve toujours aucune inquiétude, je crains simplement de risquer une perte de temps. Mais je fixe une limite à ma sérénité quatre heures quinze de vol. Après cette durée, même par vent nul, et le vent nul est improbable, j’aurai dépassé la vallée du Nil.


Quand je parviens aux franges du nuage, le bouquet lance des feux à éclipses de plus en plus précipités, puis s’éteint d’un coup. Je n’aime pas ces communications chiffrées avec les démons de la nuit.


Une étoile verte émerge devant moi, rayonnante comme un phare. Est-ce une étoile ou est-ce un phare? Je n’aime pas non plus cette clarté surnaturelle, cet astre de roi mage, cette invitation dangereuse.


Prévot s’est réveillé et éclaire les cadrans-moteur. Je les repousse, lui et sa lampe. Je viens d’aborder cette faille entre deux nuages, et j’en profite pour regarder sous moi. Prévot se rendort.


Il n'y a d’ailleurs rien à regarder.


Quatre heures cinq de vol. Prévot est venu s’asseoir auprès de moi:


«On devrait arriver au Caire…


– Je pense bien…


– Est-ce une étoile ça, ou un phare?»


J’ai réduit un peu mon moteur, c’est sans doute ce qui a réveillé Prévot. Il est sensible à toutes les variations des bruits du vol. Je commence une descente lente, pour me glisser sous la masse des nuages.


Je viens de consulter ma carte. De toute façon j’ai abordé les cotes où je ne risque rien. Je descends toujours et vire plein nord. Ainsi je recevrai, dans mes fenêtres, les feux des villes. Je les ai sans doute dépassées, elles m’apparaîtront donc à gauche. Je vole maintenant sous les cumulus. Mais je longe un autre nuage qui descend plus bas sur ma gauche. Je vire pour ne pas me laisser prendre dans son filet, je fais du nord-nord-est.


Ce nuage descend indubitablement plus bas, et me masque tout l’horizon. Je n’ose plus perdre d’altitude. J’ai atteint la cote 400 de mon altimètre, mais j’ignore ici la pression. Prévot se penche. Je lui crie: «Je vais filer jusqu’à la mer, j’achèverai de descendre en mer, pour ne pas emboutir…»


Rien ne prouve d’ailleurs que je n’ai point déjà dérivé en mer. L’obscurité sous ce nuage est très exactement impénétrable. Je me serre contre ma fenêtre. J’essaie de lire sous moi. J’essaie de découvrir des feux, des signes. Je suis un homme qui fouille des cendres. Je suis un homme qui s’efforce de retrouver les braises de la vie au fond d’un âtre.


«Un phare marin!»


Nous l’avons vu en même temps ce piège à éclipse! Quelle folie! Où était-il ce phare fantôme, cette invention de la nuit? Car c’est à la seconde même où Prévot et moi nous nous penchions pour le retrouver, à trois cents mètres sous nos ailes, que brusquement…


«Ah!»


Je crois bien n’avoir rien dit d’autre. Je crois bien n’avoir rien ressenti d’autre qu’un formidable craquement qui ébranla notre monde sur ses bases. À deux cent soixante-dix kilomètres-heure nous avons embouti le sol.


Je crois bien ne rien avoir attendu d’autre, pour le centième de seconde qui suivait, que la grande étoile pourpre de l’explosion où nous allions tous les deux nous confondre. Ni Prévot ni moi n’avons ressenti la moindre émotion. Je n’observais en moi qu’une attente démesurée, l’attente de cette étoile resplendissante où nous devions, dans la seconde même, nous évanouir. Mais il n’y eut point d’étoile pourpre. Il y eut une sorte de tremblement de terre qui ravagea notre cabine, arrachant les fenêtres, expédiant des tôles à cent mètres, remplissant jusqu’à nos entrailles de son grondement. L’avion vibrait comme un couteau planté de loin dans le bois dur. Et nous étions brassés par cette colère. Une seconde, deux secondes… L’avion tremblait toujours et j’attendais avec une impatience monstrueuse, que ses provisions d’énergie le fissent éclater comme une grenade. Mais les secousses souterraines se prolongeaient sans aboutir à l’éruption définitive. Et je ne comprenais rien à cet invisible travail. Je ne comprenais ni ce tremblement, ni cette colère, ni ce délai interminable…, cinq secondes, six secondes… Et, brusquement, nous éprouvâmes une sensation de rotation, un choc qui projeta encore par la fenêtre nos cigarettes, pulvérisant l’aile droite, puis rien. Rien qu’une immobilité glacée. Je criais à Prévot:


«Sautez vite!»


Il criait en même temps:


«Le feu!»


Et déjà nous avions basculé par la fenêtre arrachée. Nous étions debout à vingt mètres.


Je disais à Prévot:


«Point de mal?»


Il me répondait:


«Point de mal!»


Mais il se frottait le genou.


Je lui disais:


«Tâtez-vous, remuez, jurez-moi que vous n’avez rien de cassé…»


Et il me répondait:


«Ce n’est rien, c’est la pompe de secours…»


Moi, je pensais qu’il allait s’écrouler brusquement, ouvert de la tête au nombril, mais il me répétait, les yeux fixes:


«C’est la pompe de secours!…»


Moi, je pensais le voilà fou, il va danser…


Mais, détournant enfin son regard de l’avion qui, désormais, était sauvé du feu, il me regarda et reprit:


«Ce n’est rien, c’est la pompe de secours qui m’a accroché au genou.»

III

Il est inexplicable que nous soyons vivants. Je remonte, ma lampe électrique à la main, les traces de l’avion sur le sol. À deux cent cinquante mètres de son point d’arrêt nous retrouvons déjà des ferrailles tordues et des tôles dont, tout le long de son parcours, il a éclaboussé le sable. Nous saurons, quand viendra le jour, que nous avons tamponné presque tangentiellement une pente douce au sommet d’un plateau désert. Au point d’impact un trou dans le sable ressemble à celui d’un soc de charrue.


L’avion, sans culbuter, a fait son chemin sur le ventre avec une colère et des mouvements de queue de reptile. À deux cent soixante-dix kilomètres-heure il a rampé. Nous devons sans doute notre vie à ces pierres noires et rondes, qui roulent librement sur le sable et qui ont formé plateau à billes.


Prévot débranche les accumulateurs pour éviter un incendie tardif par court-circuit. Je me suis adossé au moteur et je réfléchis: j’ai pu subir, en altitude, pendant quatre heures quinze, un vent de cinquante kilomètres-heure, j’étais en effet secoué. Mais, s’il a varié depuis les prévisions, j’ignore tout de la direction qu’il a prise. Je me situe donc dans un carré de quatre cents kilomètres de côté.


Prévot vient s’asseoir à côté de moi, et il me dit:


«C’est extraordinaire d’être vivants…»


Je ne lui réponds rien et je n’éprouve aucune joie. Il m’est venu une petite idée qui fait son chemin dans ma tête et me tourmente déjà légèrement.


Je prie Prévot d’allumer sa lampe pour former repère, et je m’en vais droit devant moi, ma lampe électrique à la main. Avec attention je regarde le sol. J’avance lentement, je fais un large demi-cercle, je change plusieurs fois d’orientation. Je fouille toujours le sol comme si je cherchais une bague égarée. Tout à l’heure ainsi je cherchais la braise. J’avance toujours dans l’obscurité, penché sur le disque blanc que je promène. C’est bien ça… c’est bien ça… Je remonte lentement vers l’avion. Je m’assois près de la cabine et je médite. Je cherchais une raison d’espérer et ne l’ai point trouvée. Je cherchais un signe offert par la vie, et la vie ne m’a point fait signe.


«Prévot, je n’ai pas vu un seul brin d’herbe…»


Prévot se tait, je ne sais pas s’il m’a compris. Nous en reparlerons au lever du rideau, quand viendra le jour. J’éprouve seulement une grande lassitude, je pense: «À quatre cents kilomètres près, dans le désert!…» Soudain je saute sur mes pieds:


«L’eau!»


Réservoirs d’essence, réservoirs d’huile sont crevés. Nos réserves d’eau le sont aussi. Le sable a tout bu. Nous retrouvons un demi-litre de café au fond d’un thermos pulvérisé, un quart de litre de vin blanc au fond d’un autre. Nous filtrons ces liquides et nous les mélangeons. Nous retrouvons aussi un peu de raisin et une orange. Mais je calcule: «En cinq heures de marche, sous le soleil, dans le désert, on épuise ça…»


Nous nous installons dans la cabine pour attendre le jour. Je m’allonge, je vais dormir. Je fais en m’endormant le bilan de notre aventure: nous ignorons tout de notre position. Nous n’avons pas un litre de liquide. Si nous sommes situés à peu près sur la ligne droite, on nous retrouvera en huit jours, nous ne pouvons guère espérer mieux, et il sera trop tard. Si nous avons dérivé en travers, on nous trouvera en six mois. Il ne faut pas compter sur les avions: ils nous rechercheront sur trois mille kilomètres.


«Ah! c’est dommage…, me dit Prévot.


– Pourquoi?


– On pouvait si bien en finir d’un coup!…»


Mais il ne faut pas abdiquer si vite. Prévot et moi nous nous ressaisissons. Il ne faut pas perdre la chance, aussi faible qu’elle soit, d’un sauvetage miraculeux par voie des airs. Il ne faut pas, non plus, rester sur place, et manquer peut-être l’oasis proche. Nous marcherons aujourd’hui tout le jour. Et nous reviendrons à notre appareil. Et nous inscrirons, avant de partir, notre programme en grandes majuscules sur le sable.


Je me suis donc roulé en boule et je vais dormir jusqu’à l’aube. Et je suis très heureux de m’endormir. Ma fatigue m’enveloppe d’une multiple présence. Je ne suis pas seul dans le désert, mon demi-sommeil est peuplé de voix, de souvenirs et de confidences chuchotées. Je n’ai pas soif encore, je me sens bien, je me livre au sommeil comme à l’aventure. La réalité perd du terrain devant le rêve…


Ah! ce fut bien différent quand vint le jour!

IV

J’ai beaucoup aimé le Sahara. J’ai passé des nuits en dissidence. Je me suis réveillé dans cette étendue blonde où le vent a marqué sa houle comme sur la mer. J’y ai attendu des secours en dormant sous mon aile, mais ce n’était point comparable.


Nous marchons au versant de collines courbes. Le sol est composé de sable entièrement recouvert d’une seule couche de cailloux brillants et noirs. On dirait des écailles de métal, et tous les dômes qui nous entourent brillent comme des armures. Nous sommes tombés dans un monde minéral. Nous sommes enfermés dans un paysage de fer.


La première crête franchie, plus loin s’annonce une autre crête semblable, brillante et noire. Nous marchons en raclant la terre de nos pieds, pour inscrire un fil conducteur, afin de revenir plus tard. Nous avançons face au soleil. C’est contre toute logique que j’ai décidé de faire du plein est, car tout m’incite à croire que j’ai franchi le Nil: la météo, mon temps de vol. Mais j’ai fait une courte tentative vers l’ouest et j’ai éprouvé un malaise que je ne me suis point expliqué, j’ai alors remis l’ouest à demain. Et j’ai provisoirement sacrifié le nord qui cependant mène à la mer. Trois jours plus tard, quand nous déciderons, dans un demi-délire, d’abandonner définitivement notre appareil et de marcher droit devant nous jusqu’à la chute, c’est encore vers l’est que nous partirons. Plus exactement vers l’est-nord-est. Et ceci encore contre toute raison, de même que contre tout espoir. Et nous découvrirons, une fois sauvés, qu’aucune autre direction ne nous eût permis de revenir, car vers le nord, trop épuisés, nous n’eussions pas non plus atteint la mer. Aussi absurde que cela me paraisse, il me semble aujourd’hui que, faute d’aucune indication qui pût peser sur notre choix, j’ai choisi cette direction pour la seule raison qu’elle avait sauvé mon ami Guillaumet dans les Andes, où je l’ai tant cherché. Elle était devenue, pour moi, confusément, la direction de la vie.


Après cinq heures de marche le paysage change. Une rivière de sable semble couler dans une vallée et nous empruntons ce fond de vallée. Nous marchons à grands pas, il nous faut aller le plus loin possible et revenir avant la nuit, si nous n’avons rien découvert. Et tout à coup je stoppe:


«Prévot.


– Quoi?


– Les traces…»


Depuis combien de temps avons-nous oublié de laisser derrière nous un sillage? Si nous ne le retrouvons pas, c'est la mort.


Nous faisons demi-tour, mais en obliquant sur la droite. Lorsque nous serons assez loin, nous virerons perpendiculairement à notre direction première, et nous recouperons nos traces, là où nous les marquions encore.


Ayant renoué ce fil nous repartons. La chaleur monte, et, avec elle, naissent les mirages. Mais ce ne sont encore que des mirages élémentaires. De grands lacs se forment, et s’évanouissent quand nous avançons. Nous décidons de franchir la vallée de sable, et de faire l’escalade du dôme le plus élevé afin d’observer l’horizon. Nous marchons déjà depuis six heures. Nous avons dû, à grandes enjambées, totaliser trente-cinq kilomètres. Nous sommes parvenus au faîte de cette croupe noire, où nous nous asseyons en silence. Notre vallée de sable, à nos pieds, débouche dans un désert de sable sans pierres, dont l’éclatante lumière blanche brûle les yeux. À perte de vue c’est le vide. Mais, à l’horizon, des jeux de lumière composent des mirages déjà plus troublants. Forteresses et minarets, masses géométriques à lignes verticales. J’observe aussi une grande tache noire qui simule la végétation, mais elle est surplombée par le dernier de ces nuages qui se sont dissous dans le jour et qui vont renaître ce soir. Ce n’est que l’ombre d’un cumulus.


Il est inutile d’avancer plus, cette tentative ne conduit nulle part. Il faut rejoindre notre avion, cette balise rouge et blanche qui, peut-être, sera repérée par les camarades. Bien que je ne fonde point d’espoir sur ces recherches, elles m'apparaissent comme la seule chance de salut. Mais surtout nous avons laissé là-bas nos dernières gouttes de liquide, et déjà il nous faut absolument les boire. Il nous faut revenir pour vivre. Nous sommes prisonniers de ce cercle de fer la courte autonomie de notre soif.


Mais qu’il est difficile de faire demi-tour quand on marcherait peut-être vers la vie! Au-delà des mirages, l’horizon est peut-être riche de cités véritables, de canaux d’eau douce et de prairies. Je sais que j’ai raison de faire demi-tour. Et j’ai, cependant, l’impression de sombrer, quand je donne ce terrible coup de barre.


Nous nous sommes couchés auprès de l’avion. Nous avons parcouru plus de soixante kilomètres. Nous avons épuisé nos liquides.


Nous n’avons rien reconnu vers l’est et aucun camarade n’a survolé ce territoire. Combien de temps résisterons-nous? Nous avons déjà tellement soif…


Nous avons bâti un grand bûcher, en empruntant quelques débris à l’aile pulvérisée. Nous avons préparé l’essence et les tôles de magnésium qui donnent un dur éclat blanc. Nous avons attendu que la nuit fût bien noire pour allumer notre incendie… Mais où sont les hommes?


Maintenant la flamme monte. Religieusement nous regardons brûler notre fanal dans le désert. Nous regardons resplendir dans la nuit notre silencieux et rayonnant message. Et je pense que s'il emporte un appel déjà pathétique, il emporte aussi beaucoup d’amour. Nous demandons à boire, mais nous demandons aussi à communiquer. Qu’un autre feu s’allume dans la nuit, les hommes seuls disposent du feu, qu'ils nous répondent!


Je revois les yeux de ma femme. Je ne verrai rien de plus que ces yeux. Ils interrogent. Je revois les yeux de tous ceux qui, peut-être, tiennent à moi. Et ces yeux interrogent. Toute une assemblée de regards me reproche mon silence. Je réponds! Je réponds! Je réponds de toutes mes forces, je ne puis jeter, dans la nuit, de flamme plus rayonnante!


J’ai fait ce que j’ai pu. Nous avons fait ce que nous avons pu: soixante kilomètres presque sans boire. Maintenant nous ne boirons plus. Est-ce notre faute si nous ne pouvons pas attendre bien longtemps? Nous serions restés là, si sagement, à téter nos gourdes. Mais dès la seconde où j'ai aspiré le fond du gobelet d’étain, une horloge s’est mise en marche. Dès la seconde où j’ai sucé la dernière goutte, j’ai commencé à descendre une pente. Qu’y puis-je si le temps m’emporte comme un fleuve? Prévot pleure. Je lui tape sur l’épaule. Je lui dis, pour le consoler:


«Si on est foutus, on est foutus.»


Il me répond:


«Si vous croyez que c’est sur moi que je pleure…»


Eh! bien sûr, j’ai déjà découvert cette évidence. Rien n’est intolérable. J’apprendrai demain, et après-demain, que rien décidément n’est intolérable. Je ne crois qu’à demi au supplice. Je me suis déjà fait cette réflexion. J’ai cru un jour me noyer, emprisonné dans une cabine, et je n’ai pas beaucoup souffert, j’ai cru parfois me casser la figure et cela ne m’a point paru un événement considérable. Ici non plus je ne connaîtrai guère l’angoisse. Demain j’apprendrai là-dessus des choses plus étranges encore. Et Dieu sait si, malgré mon grand feu, j’ai renoncé à me faire entendre des hommes!…


«Si vous croyez que c’est sur moi…» Oui, oui, voilà qui est intolérable. Chaque fois que je revois ces yeux qui attendent, je ressens une brûlure. L’envie soudaine me prend de me lever et de courir droit devant moi. Là-bas on crie au secours, on fait naufrage!


C’est un étrange renversement des rôles, mais j’ai toujours pensé qu’il en était ainsi. Cependant j’avais besoin de Prévot pour en être tout à fait assuré. Eh bien, Prévot ne connaîtra point non plus cette angoisse devant la mort dont on nous rebat les oreilles. Mais il est quelque chose qu’il ne supporte pas, ni moi non plus.


Ah! J’accepte bien de m’endormir, de m’endormir ou pour la nuit ou pour des siècles. Si je m’endors je ne sais point la différence. Et puis quelle paix! Mais ces cris que l’on va pousser là-bas, ces grandes flammes de désespoir… je n’en supporte pas l’image. Je ne puis pas me croiser les bras devant ces naufrages! Chaque seconde de silence assassine un peu ceux que j’aime. Et une grande rage chemine en moi: pourquoi ces chaînes qui m’empêchent d'arriver à temps et de secourir ceux qui sombrent? Pourquoi notre incendie ne porte-t-il pas notre cri au bout du monde? Patience! Nous arrivons! Nous arrivons!… Nous sommes les sauveteurs!


Le magnésium est consumé et notre feu rougit. Il n’y a plus ici qu’un tas de braise sur lequel, penchés, nous nous réchauffons. Fini notre grand message lumineux. Qu’a-t-il mis en marche dans le monde? Eh! je sais bien qu’il n’a rien mis en marche. Il s’agissait là d’une prière qui na pu être entendue.


C’est bien. J’irai dormir.

V

Au petit jour, nous avons recueilli sur les ailes, en les essuyant avec un chiffon, un fond de verre de rosée mêlée de peinture et d’huile. C’était écœurant, mais nous l’avons bu. Faute de mieux nous aurons au moins mouillé nos lèvres. Après ce festin, Prévot me dit:


«Il y a heureusement le revolver.»


Je me sens brusquement agressif, et je me retourne vers lui avec une méchante hostilité. Je ne haïrais rien autant, en ce moment-ci, qu’une effusion sentimentale. J’ai un extrême besoin de considérer que tout est simple. Il est simple de naître. Et simple de grandir. Et simple de mourir de soif.


Et du coin de l’œil j’observe Prévot, prêt à le blesser si c’est nécessaire, pour qu’il se taise. Mais Prévot m’a parlé avec tranquillité. Il a traité une question d'hygiène, il a abordé ce sujet comme il m’eût dit: «Il faudrait nous laver les mains.» Alors nous sommes d’accord. J’ai déjà médité hier en apercevant la gaine de cuir. Mes réflexions étaient raisonnables et non pathétiques. Il n’y a que le social qui soit pathétique. Notre impuissance à rassurer ceux dont nous sommes responsables. Et non le revolver.


On ne nous cherche toujours pas, ou, plus exactement, on nous cherche sans doute ailleurs. Probablement en Arabie. Nous n’entendrons d’ailleurs aucun avion avant demain, quand nous aurons déjà abandonné le nôtre. Cet unique passage, si lointain, nous laissera alors indifférents. Points noirs mêlés à mille points noirs dans le désert, nous ne pourrons prétendre être aperçus. Rien n’est exact des réflexions que l’on m’attribuera sur ce supplice. Je ne subirai aucun supplice. Les sauveteurs me paraîtront circuler dans un autre univers.


Il faut quinze jours de recherches pour retrouver dans le désert un avion dont on ne sait rien, à trois mille kilomètres près: or l’on nous cherche probablement de la Tripolitaine à la Perse. Cependant, aujourd’hui encore, je me réserve cette maigre chance, puisqu’il n’en est point d’autre. Et, changeant de tactique, je décide de m’en aller seul en exploration. Prévot préparera un feu et l’allumera en cas de visite, mais nous ne serons pas visités.


Je m’en vais donc, et je ne sais même pas si j’aurai la force de revenir. Il me revient à la mémoire ce que je sais du désert de Libye. Il subsiste, dans le Sahara, 40 % d’humidité, quand elle tombe ici à 18 %. Et la vie s’évapore comme une vapeur. Les Bédouins, les voyageurs, les officiers coloniaux, enseignent que l’on tient dix-neuf heures sans boire. Après vingt heures les yeux se remplissent de lumière et la fin commence: la marche de la soif est foudroyante.


Mais ce vent du nord-est, ce vent anormal qui nous a trompés, qui, à l’opposé de toute prévision, nous a cloués sur ce plateau, maintenant sans doute nous prolonge. Mais quel délai nous accordera-t-il avant l’heure des premières lumières?


Je m’en vais donc, mais il me semble que je m’embarque en canoë sur l’océan.


Et cependant, grâce à l’aurore, ce décor me semble moins funèbre. Et je marche d’abord les mains dans les poches, en maraudeur. Hier soir nous avons tendu des collets à l’orifice de quelques terriers mystérieux, et le braconnier en moi se réveille. Je m’en vais d’abord vérifier les pièges: ils sont vides.


Je ne boirai donc point de sang. À vrai dire je ne l’espérais pas.


Si je ne suis guère déçu, par contre, je suis intrigué. De quoi vivent-ils ces animaux, dans le désert? Ce sont sans doute des «fénechs» ou renards des sables, petits carnivores gros comme des lapins et ornés d’énormes oreilles. Je ne résiste pas à mon désir et je suis les traces de l’un d’eux. Elles m’entraînent vers une étroite rivière de sable où tous les pas s’impriment en clair. J’admire la jolie palme que forment trois doigts en éventail. J’imagine mon ami trottant doucement à l’aube, et léchant la rosée sur les pierres. Ici les traces s'espacent: mon fénech a couru. Ici un compagnon est venu le rejoindre et ils ont trotté côte à côte. J’assiste ainsi avec une joie bizarre à cette promenade matinale. J’aime ces signes de la vie. Et j’oublie un peu que j’ai soif…


Enfin j’aborde les garde-manger de mes renards. Il émerge ici au ras du sable, tous les cent mètres, un minuscule arbuste sec de la taille d’une soupière et aux tiges chargées de petits escargots dorés. Le fénech, à l’aube, va aux provisions. Et je me heurte ici à un grand mystère naturel.


Mon fénech ne s’arrête pas à tous les arbustes. Il en est, chargés d’escargots, qu’il dédaigne. Il en est dont il fait le tour avec une visible circonspection. Il en est qu’il aborde, mais sans les ravager. Il en retire deux ou trois coquilles, puis il change de restaurant.


Joue-t-il à ne pas apaiser sa faim d’un seul coup, pour prendre un plaisir plus durable à sa promenade matinale? Je ne le crois pas. Son jeu coïncide trop bien avec une tactique indispensable. Si le fénech se rassasiait des produits du premier arbuste, il le dépouillerait, en deux ou trois repas, de sa charge vivante. Et ainsi, d’arbuste en arbuste, il anéantirait son élevage. Mais le fénech se garde bien de gêner l'ensemencement. Non seulement il s’adresse, pour un seul repas, à une centaine de ces touffes brunes, mais il ne prélève jamais deux coquilles voisines sur la même branche. Tout se passe comme s’il avait la conscience du risque. S’il se rassasiait sans précaution, il n’y aurait plus d’escargots. S’il n’y avait point d’escargots, il n'y aurait point de fénechs.


Les traces me ramènent au terrier. Le fénech est là qui m’écoute sans doute, épouvanté par le grondement de mon pas. Et je lui dis «Mon petit renard, je suis foutu, mais c’est curieux, cela ne m’a pas empêché de m’intéresser à ton humeur…»


Et je reste là à rêver et il me semble que l’on s’adapte à tout. L'idée qu’il mourra peut-être trente ans plus tard ne gâte pas les joies d’un homme. Trente ans, trois jours c’est une question de perspective.


Mais il faut oublier certaines images…


Maintenant je poursuis ma route et déjà, avec la fatigue, quelque chose en moi se transforme. Les mirages, s’il n’y en a point, je les invente…


«Ohé!»


J’ai levé les bras en criant, mais cet homme qui gesticulait n’était qu’un rocher noir. Tout s’anime déjà dans le désert. J’ai voulu réveiller ce Bédouin qui dormait et il s’est changé en tronc d’arbre noir. En tronc d’arbre? Cette présence me surprend et je me penche. Je veux soulever une branche brisée: elle est de marbre! Je me redresse et je regarde autour de moi; j’aperçois d’autres marbres noirs. Une forêt antédiluvienne jonche le sol de ses fûts brisés. Elle s’est écroulée comme une cathédrale, voilà cent mille ans, sous un ouragan de genèse. Et les siècles ont roulé jusqu’à moi ces tronçons de colonnes géantes polis comme des pièces d’acier, pétrifiés, vitrifiés, couleur d’encre. Je distingue encore le nœud des branches, j’aperçois les torsions de la vie, je compte les anneaux du tronc. Cette forêt, qui fut pleine d’oiseaux et de musique, a été frappée de malédiction et changée en sel. Et je sens que ce paysage m’est hostile. Plus noires que cette armure de fer des collines, ces épaves solennelles me refusent. Qu’ai-je à faire ici, moi, vivant, parmi ces marbres incorruptibles? Moi, périssable, moi, dont le corps se dissoudra, qu’ai-je à faire ici dans l’éternité?


Depuis hier j’ai déjà parcouru près de quatre-vingts kilomètres. Je dois sans doute à la soif ce vertige. Ou au soleil. Il brille sur ces fûts qui semblent glacés d’huile. Il brille sur cette carapace universelle. Il n’y a plus ici ni sable ni renards. Il n’y a plus ici qu’une immense enclume. Et je marche sur cette enclume. Et je sens, dans ma tête, le soleil retentir. Ah! là-bas…


«Ohé! Ohé!


– Il n'y a rien là-bas, ne t’agite pas, c’est le délire.»


Je me parle ainsi à moi-même, car j’ai besoin de faire appel à ma raison. Il m’est si difficile de refuser ce que je vois. Il m’est si difficile de ne pas courir vers cette caravane en marche… là… tu vois!


«Imbécile, tu sais bien que c’est toi qui l’inventes…


– Alors rien au monde n’est véritable…»


Rien n’est véritable sinon cette croix à vingt kilomètres de moi sur la colline. Cette croix ou ce phare…


Mais ce n’est pas la direction de la mer. Alors c’est une croix. Toute la nuit j’ai étudié la carte. Mon travail était inutile, puisque j’ignorais ma position. Mais je me penchais sur tous les signes qui m’indiquaient la présence de l’homme. Et, quelque part, j’ai découvert un petit cercle surmonté d’une croix semblable. Je me suis reporté à la légende et j’y ai lu «Établissement religieux.» À côté de la croix j’ai vu un point noir. Je me suis reporté encore à la légende, et j'y ai lu: «Puits permanent.» J’ai reçu un grand choc au cœur et j’ai relu tout haut:


«Puits permanent… Puits permanent… Puits permanent!» Ali-Baba et ses trésors, est-ce que ça compte en regard d’un puits permanent? Un peu plus loin j’ai remarqué deux cercles blancs. J’ai lu sur la légende: «Puits temporaire.» C’était déjà moins beau. Puis tout autour il n’y avait plus rien. Rien.


Le voilà mon établissement religieux! Les moines ont dressé une grande croix sur la colline pour appeler les naufragés! Et je n’ai qu’à marcher vers elle. Et je n’ai qu’à courir vers ces dominicains…


«Mais il n’y a que des monastères coptes en Libye.


– … Vers ces dominicains studieux. Ils possèdent une belle cuisine fraîche aux carreaux rouges et, dans la cour, une merveilleuse pompe rouillée. Sous la pompe rouillée, sous la pompe rouillée, vous l’auriez deviné…, sous la pompe rouillée c’est le puits permanent! Ah! ça va être une fête là-bas quand je vais sonner à la porte, quand je vais tirer sur la grande cloche…


– Imbécile, tu décris une maison de Provence où il n’y a d’ailleurs point de cloche.


– … Quand je vais tirer sur la grande cloche! Le portier lèvera les bras au ciel et me criera: «Vous êtes un envoyé du Seigneur! et il appellera tous les moines. Et ils se précipiteront. Et ils me fêteront comme un enfant pauvre. Et ils me pousseront vers la cuisine. Et ils me diront: «Une seconde, une seconde, mon fils… nous courons jusqu’au puits permanent…»


«Et moi, je tremblerai de bonheur…»


Mais non, je ne veux pas pleurer, pour la seule raison qu’il n’y a plus de croix sur la colline.


Les promesses de l’ouest ne sont que mensonges. J’ai viré plein nord.


Le Nord est rempli, lui, au moins par le chant de la mer.


Ah! cette crête franchie, l’horizon s’étale. Voici la plus belle cité du monde.


«Tu sais bien que c’est un mirage…»


Je sais très bien que c’est un mirage. On ne me trompe pas, moi! Mais s’il me plaît, à moi, de m’enfoncer vers un mirage? S’il me plaît, à moi d’espérer? S’il me plaît d’aimer cette ville crénelée et toute pavoisée de soleil? S’il me plaît de marcher tout droit, à pas agiles, puisque je ne sens plus ma fatigue, puisque je suis heureux… Prévot et son revolver, laissez-moi rire! Je préfère mon ivresse. Je suis ivre. Je meurs de soif!


Le crépuscule m’a dégrisé. Je me suis arrêté brusquement, effrayé de me sentir si loin. Au crépuscule le mirage meurt. L’horizon s’est déshabillé de sa pompe, de ses palais, de ses vêtements sacerdotaux. C’est un horizon de désert.


«Tu es bien avancé! La nuit va te prendre, tu devras attendre le jour, et demain tes traces seront effacées et tu ne seras plus nulle part.


– Alors autant marcher encore droit devant moi… À quoi bon faire encore demi-tour? Je ne veux plus donner ce coup de barre quand peut-être j’allais ouvrir, quand j’ouvrais les bras sur la mer…


– Où as-tu vu la mer? Tu ne l’atteindras d’ailleurs jamais. Trois cents kilomètres sans doute t’en séparent. Et Prévot guette près du Simoun! Et il a, peut-être, été aperçu par une caravane…»


Oui, je vais revenir, mais je vais d’abord appeler les hommes:


«Ohé!»


Cette planète, bon Dieu, elle est cependant habitée…


«Ohé! les hommes!…»


Je m’enroue. Je n’ai plus de voix. Je me sens ridicule de crier ainsi… Je lance une fois encore:


«Les hommes!»


Ça rend un son emphatique et prétentieux.


Et je fais demi-tour.


Après deux heures de marche, j’ai aperçu les flammes que Prévot, qui s’épouvantait de me croire perdu, jette vers le ciel. Ah!… cela m’est tellement indifférent…


Encore une heure de marche… Encore cinq cents mètres. Encore cent mètres. Encore cinquante.


«Ah!»


Je me suis arrêté stupéfait. La joie va m’inonder le cœur et j’en contiens la violence. Prévot, illuminé par le brasier, cause avec deux Arabes adossés au moteur. Il ne m’a pas encore aperçu. Il est trop occupé par sa propre joie. Ah! si j’avais attendu comme lui…, je serais déjà délivré! Je crie joyeusement:


«Ohé!»


Les deux Bédouins sursautent et me regardent. Prévot les quitte et s’avance seul au-devant de moi. J’ouvre les bras. Prévot me retient par le coude, j’allais donc tomber? Je lui dis:


«Enfin, ça y est.


– Quoi?


– Les Arabes!


– Quels Arabes?


– Les Arabes qui sont là, avec vous!…»


Prévot me regarde drôlement, et j’ai l’impression qu’il me confie, à contrecœur, un lourd secret:


«Il n’y a point d’Arabes…»


Sans doute, cette fois, je vais pleurer.

VI

On vit ici dix-neuf heures sans eau, et qu’avons-nous bu depuis hier soir? Quelques gouttes de rosée à l’aube! Mais le vent de nord-est règne toujours et ralentit un peu notre évaporation. Cet écran favorise encore dans le ciel les hautes constructions de nuages. Ah! s’ils dérivaient jusqu’à nous, s’il pouvait pleuvoir!


Mais il ne pleut jamais dans le désert.


«Prévot, découpons en triangles un parachute. Nous fixerons ces panneaux au sol avec des pierres. Et si le vent n’a pas tourné, à l’aube, nous recueillerons la rosée dans un des réservoirs d’essence, en tordant nos linges.»


Nous avons aligné les six panneaux blancs sous les étoiles. Prévot a démantelé un réservoir. Nous n’avons plus qu’à attendre le jour.


Prévot, dans les débris, a découvert une orange miraculeuse. Nous nous la partageons. J’en suis bouleversé, et cependant c’est peu de chose quand il nous faudrait vingt litres d’eau.


Couché près de notre feu nocturne je regarde ce fruit lumineux et je me dis: «Les hommes ne savent pas ce qu’est une orange…» Je me dis aussi: «Nous sommes condamnés et encore une fois cette certitude ne me frustre pas de mon plaisir. Cette demi-orange que je serre dans la main m’apporte une des plus grandes joies de ma vie…» Je m’allonge sur le dos, je suce mon fruit, je compte les étoiles filantes. Me voici, pour une minute, infiniment heureux. Et je me dis encore: «Le monde dans l’ordre duquel nous vivons, on ne peut pas le deviner si l’on n’y est pas enfermé soi-même.» Je comprends aujourd’hui seulement la cigarette et le verre de rhum du condamné. Je ne concevais pas qu’il acceptât cette misère. Et cependant il y prend beaucoup de plaisir. On imagine cet homme courageux s’il sourit. Mais il sourit de boire son rhum. On ne sait pas qu’il a changé de perspective et qu’il a fait, de cette dernière heure, une vie humaine.


Nous avons recueilli une énorme quantité d’eau: deux litres peut-être. Finie la soif! Nous sommes sauvés, nous allons boire!


Je puise dans mon réservoir le contenu d’un gobelet d’étain, mais cette eau est d’un beau vert-jaune, et, dès la première gorgée, je lui trouve un goût si effroyable, que, malgré la soif qui me tourmente, avant d’achever cette gorgée, je reprends ma respiration. Je boirais cependant de la boue, mais ce goût de métal empoisonné est plus fort que ma soif.


Je regarde Prévot qui tourne en rond les yeux au sol, comme s’il cherchait attentivement quelque chose. Soudain il s’incline et vomit, sans s’interrompre de tourner en rond. Trente secondes plus tard, c’est mon tour. Je suis pris de telles convulsions que je rends à genoux, les doigts enfoncés dans le sable. Nous ne nous parlons pas, et, durant un quart d’heure, nous demeurons ainsi secoués, ne rendant plus qu’un peu de bile.


C’est fini. Je ne ressens plus qu’une lointaine nausée. Mais nous avons perdu notre dernier espoir. J’ignore si notre échec est dû à un enduit du parachute ou au dépôt de tétrachlorure de carbone qui entartre le réservoir. Il nous eût fallu un autre récipient ou d’autres linges.


Alors, dépêchons-nous! Il fait jour. En route! Nous allons fuir ce plateau maudit, et marcher à grands pas, droit devant nous, jusqu’à la chute. C’est l’exemple de Guillaumet dans les Andes que je suis: je pense beaucoup à lui depuis hier. J’enfreins la consigne formelle qui est de demeurer auprès de l’épave. On ne nous cherchera plus ici.


Encore une fois nous découvrons que nous ne sommes pas les naufragés. Les naufragés, ce sont ceux qui attendent! Ceux que menace notre silence. Ceux qui sont déjà déchirés par une abominable erreur. On ne peut pas ne pas courir vers eux. Guillaumet aussi, au retour des Andes, ma raconté qu’il courait vers les naufragés! Ceci est une vérité universelle.


«Si j’étais seul au monde, me dit Prévot, je me coucherais.»


Et nous marchons droit devant nous vers l’est-nord-est. Si le Nil a été franchi nous nous enfonçons, à chaque pas, plus profondément, dans l’épaisseur du désert d’Arabie.


De cette journée-là, je ne me souviens plus. Je ne me souviens que de ma hâte. Ma hâte vers n’importe quoi, vers ma chute. Je me rappelle aussi avoir marché en regardant la terre, j’étais écœuré par les mirages. De temps en temps, nous avons rectifié à la boussole notre direction. Nous nous sommes aussi étendus parfois pour souffler un peu. J’ai aussi jeté quelque part mon caoutchouc que je conservais pour la nuit. Je ne sais rien de plus. Mes souvenirs ne se renouent qu’avec la fraîcheur du soir. Moi aussi j’étais comme du sable, et tout, en moi, s’est effacé.


Nous décidons, au coucher du soleil, de camper. Je sais bien que nous devrions marcher encore: cette nuit sans eau nous achèvera. Mais nous avons emporté avec nous les panneaux de toile du parachute. Si le poison ne vient pas de l’enduit il se pourrait que, demain matin, nous puissions boire. Il faut étendre nos pièges à rosée, une fois encore, sous les étoiles.


Mais au nord, le ciel est ce soir pur de nuages. Mais le vent a changé de goût. Il a aussi changé de direction. Nous sommes frôlés déjà par le souffle chaud du désert. C’est le réveil du fauve! Je le sens qui nous lèche les mains et le visage.


Mais si je marche encore je ne ferai pas dix kilomètres. Depuis trois jours, sans boire, j’en ai couvert plus de cent quatre-vingts…


Mais, à l’instant de faire halte:


«Je vous jure que c’est un lac, me dit Prévot.


– Vous êtes fou!


– À cette heure-ci, au crépuscule, cela peut-il être un mirage?»


Je ne réponds rien. J’ai renoncé, depuis longtemps, à croire mes yeux. Ce n’est pas un mirage, peut-être, mais alors, c’est une invention de notre folie. Comment Prévot croit-il encore?


Prévot s’obstine:


«C’est à vingt minutes, je vais aller voir…»


Cet entêtement m’irrite:


«Allez voir, allez prendre l’air…, c’est excellent pour la santé. Mais s’il existe, votre lac, il est salé, sachez-le bien. Salé ou non, il est au diable. Et par-dessus tout il n’existe pas.»


Prévot, les yeux fixes, s’éloigne déjà. Je les connais, ces attractions souveraines! Et moi je pense: «Il y a aussi des somnambules qui vont se jeter droit sous les locomotives.» Je sais que Prévot ne reviendra pas. Ce vertige du vide le prendra et il ne pourra plus faire demi-tour. Et il tombera un peu plus loin. Et il mourra de son côté et moi du mien. Et tout cela a si peu d’importance!…


Je n’estime pas d’un très bon augure cette indifférence qui m’est venue. À demi noyé, j’ai ressenti la même paix. Mais j’en profite pour écrire une lettre posthume, à plat ventre sur des pierres. Ma lettre est très belle. Très digne. J’y prodigue de sages conseils. J’éprouve à la relire un vague plaisir de vanité. On dira d’elle: «Voilà une admirable lettre posthume! Quel dommage qu’il soit mort!»


Je voudrais aussi connaître où j’en suis. J’essaie de former de la salive: depuis combien d’heures n’ai-je point craché? Je n’ai plus de salive. Si je garde la bouche fermée, une matière gluante scelle mes lèvres. Elle sèche et forme, au-dehors, un bourrelet dur. Cependant, je réussis encore mes tentatives de déglutition. Et mes yeux ne se remplissent point encore de lumières. Quand ce radieux spectacle me sera offert, c’est que j’en aurai pour deux heures.


Il fait nuit. La lune a grossi depuis l’autre nuit. Prévot ne revient pas. Je suis allongé sur le dos et je mûris ces évidences. Je retrouve en moi une vieille impression. Je cherche à me la définir. Je suis… Je suis… Je suis embarqué! Je me rendais en Amérique du Sud, je m’étais étendu ainsi sur le pont supérieur. La pointe du mât se promenait de long en large, très lentement, parmi les étoiles. Il manque ici un mât, mais je suis embarqué quand même, vers une destination qui ne dépend plus de mes efforts. Des négriers m’ont jeté, lié, sur un navire.


Je songe à Prévot qui ne revient pas. Je ne l’ai pas entendu se plaindre une seule fois. C’est très bien. Il m’eût été insupportable d’entendre geindre. Prévot est un homme.


Ah! À cinq cents mètres de moi le voilà qui agite sa lampe! Il a perdu ses traces! Je n’ai pas de lampe pour lui répondre, je me lève, je crie, mais il n’entend pas…


Une seconde lampe s’allume à deux cents mètres de la sienne, une troisième lampe. Bon Dieu, c’est une battue et l’on me cherche!


Je crie:


«Ohé!»


Mais on ne m’entend pas.


Les trois lampes poursuivent leurs signaux d’appel.


Je ne suis pas fou, ce soir. Je me sens bien. Je suis en paix. Je regarde avec attention. Il y a trois lampes à cinq cents mètres.


«Ohé!»


Mais on ne m’entend toujours pas.


Alors je suis pris d’une courte panique. La seule que je connaîtrai. Ah! je puis encore courir: «Attendez… Attendez…» Ils vont faire demi-tour! Ils vont s’éloigner, chercher ailleurs, et moi je vais tomber! Je vais tomber sur le seuil de la vie, quand il était des bras pour me recevoir!…


«Ohé! Ohé!


– Ohé!»


Ils m’ont entendu. Je suffoque, je suffoque mais je cours encore. Je cours dans la direction de la voix: «Ohé!» j’aperçois Prévot et je tombe.


«Ah! Quand j’ai aperçu toutes ces lampes!…


– Quelles lampes?»


C’est exact, il est seul.


Cette fois-ci je n’éprouve aucun désespoir, mais une sourde colère.


«Et votre lac?


– Il s’éloignait quand j’avançais. Et j’ai marché vers lui pendant une demi-heure. Après une demi-heure il était trop loin. Je suis revenu. Mais je suis sûr maintenant que c’est un lac…


– Vous êtes fou, absolument fou. Ah! pourquoi avez-vous fait cela?… Pourquoi?»


Qu’a-t-il fait? Pourquoi l’a-t-il fait? Je pleurerais d’indignation, et j’ignore pourquoi je suis indigné. Et Prévot m’explique d’une voix qui s’étrangle:


«J’aurais tant voulu trouver à boire… Vos lèvres sont tellement blanches!»


Ah! Ma colère tombe… Je passe ma main sur mon front, comme si je me réveillais, et je me sens triste. Et je raconte doucement:


«J’ai vu, comme je vous vois, j’ai vu clairement, sans erreur possible, trois lumières… Je vous dis que je les ai vues, Prévot!»


Prévot se tait d’abord:


«Eh oui, avoue-t-il enfin, ça va mal.»


La terre rayonne vite sous cette atmosphère sans vapeur d’eau, il fait déjà très froid. Je me lève et je marche. Mais bientôt je suis pris d’un insupportable tremblement. Mon sang déshydraté circule très mal, et un froid glacial me pénètre, qui n’est pas seulement le froid de la nuit. Mes mâchoires claquent et tout mon corps est agité de soubresauts. Je ne puis plus me servir d’une lampe électrique tant ma main la secoue. Je n’ai jamais été sensible au froid, et cependant je vais mourir de froid, quel étrange effet de la soif!


J’ai laissé tomber mon caoutchouc quelque part, las de le porter dans la chaleur. Et le vent peu à peu empire. Et je découvre que dans le désert il n’est point de refuge… Le désert est lisse comme un marbre. Il ne forme point d’ombre pendant le jour, et la nuit il vous livre tout nu au vent. Pas un arbre, pas une haie, pas une pierre qui m’eût abrité. Le vent me charge comme une cavalerie en terrain découvert. Je tourne en rond pour le fuir. Je me couche et je me relève. Couché ou debout je suis exposé à ce fouet de glace. Je ne puis courir, je n’ai plus de forces, je ne puis fuir les assassins et je tombe à genoux, la tête dans les mains, sous le sabre!


Je m’en rends compte un peu plus tard; je me suis relevé, et je marche droit devant moi, toujours grelottant! Où suis-je? Ah! je viens de partir, j’entends Prévot! Ce sont ses appels qui m’ont réveillé…


Je reviens vers lui, toujours agité par ce tremblement, par ce hoquet de tout le corps. Et je me dis: «Ce n’est pas le froid. C’est autre chose. C’est la fin.» Je me suis déjà trop déshydraté. J’ai tant marché, avant-hier, et hier quand j’allais seul.


Cela me peine de finir par le froid. Je préférerais mes mirages intérieurs. Cette croix, ces Arabes, ces lampes. Après tout, cela commençait à m’intéresser. Je n’aime pas être flagellé comme un esclave…


Me voici encore à genoux.


Nous avons emporté un peu de pharmacie. Cent grammes d’éther pur, cent grammes d’alcool à 90 et un flacon d’iode. J’essaie de boire deux ou trois gorgées d’éther pur. C’est comme si j’avalais des couteaux. Puis un peu d’alcool à 90, mais cela me ferme la gorge.


Je creuse une fosse dans le sable, je m’y couche, et je me recouvre de sable. Mon visage seul émerge. Prévot a découvert des brindilles et allume un feu dont les flammes seront vite taries. Prévot refuse de s’enterrer sous le sable. Il préfère battre la semelle. Il a tort.


Ma gorge demeure serrée, c’est mauvais signe, et cependant je me sens mieux. Je me sens calme. Je me sens calme au-delà de toute espérance. Je m’en vais malgré moi en voyage, ligoté sur le pont de mon vaisseau de négriers sous les étoiles. Mais je ne suis peut-être pas très malheureux…


Je ne sens plus le froid, à condition de ne pas remuer un muscle. Alors, j’oublie mon corps endormi sous le sable. Je ne bougerai plus, et ainsi je ne souffrirai plus jamais. D’ailleurs véritablement, l’on souffre si peu… Il y a, derrière tous ces tourments, l’orchestration de la fatigue et du délire. Et tout se change en livre d'images, en conte de fées un peu cruel… Tout à l’heure, le vent me chassait à courre et, pour le fuir, je tournais en rond comme une bête. Puis j’ai eu du mal à respirer: un genou m’écrasait la poitrine. Un genou. Et je me débattais contre le poids de l’ange. Je ne fus jamais seul dans le désert. Maintenant que je ne crois plus en ce qui m’entoure, je me retire chez moi, je ferme les yeux et je ne remue plus un cil. Tout ce torrent d’images m’emporte, je le sens, vers un songe tranquille: les fleuves se calment dans l’épaisseur de la mer.


Adieu, vous que j’aimais. Ce n’est point ma faute si le corps humain ne peut résister trois jours sans boire. Je ne me croyais pas prisonnier ainsi des fontaines. Je ne soupçonnais pas une aussi courte autonomie. On croit que l’homme peut s’en aller droit devant soi. On croit que l’homme est libre… On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la terre. S’il fait un pas de plus, il meurt.


À part votre souffrance, je ne regrette rien. Tout compte fait, j’ai eu la meilleure part. Si je rentrais, je recommencerais. J’ai besoin de vivre. Dans les villes, il n’y a plus de vie humaine.


Il ne s’agit point ici d’aviation. L’avion, ce n’est pas une fin, c’est un moyen. Ce n’est pas pour l’avion que l’on risque sa vie. Ce n’est pas non plus pour sa charrue que le paysan laboure. Mais, par l’avion, on quitte les villes et leurs comptables, et l’on retrouve une vérité paysanne.


On fait un travail d’homme et l’on connaît des soucis d’homme. On est en contact avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. On ruse avec les forces naturelles. On attend l’aube comme le jardinier attend le printemps. On attend l’escale comme une Terre promise, et l’on cherche sa vérité dans les étoiles.


Je ne me plaindrai pas. Depuis trois jours, j’ai marché, j’ai eu soif, j’ai suivi des pistes dans le sable, j’ai fait de la rosée mon espérance. J’ai cherché à joindre mon espèce, dont j’avais oublié où elle logeait sur la terre. Et ce sont là des soucis de vivants. Je ne puis pas ne pas les juger plus importants que le choix, le soir, d'un music-hall.


Je ne comprends plus ces populations des trains de banlieue, ces hommes qui se croient des hommes, et qui cependant sont réduits, par une pression qu’ils ne sentent pas, comme les fourmis, à l’usage qui en est fait. De quoi remplissent-ils, quand ils sont libres, leurs absurdes petits dimanches?


Une fois, en Russie, j’ai entendu jouer du Mozart dans une usine. Je l’ai écrit. J’ai reçu deux cents lettres d’injures. Je n’en veux pas à ceux qui préfèrent le beuglant. Ils ne connaissent point d’autre chant. J’en veux au tenancier du beuglant. Je n'aime pas que l’on abîme les hommes.


Moi je suis heureux dans mon métier. Je me sens paysan des escales. Dans le train de banlieue, je sens mon agonie bien autrement qu’ici! Ici, tout compte fait, quel luxe!…


Je ne regrette rien. J’ai joué, j’ai perdu. C’est dans l’ordre de mon métier. Mais, tout de même, je l’ai respiré, le vent de la mer.


Ceux qui l’ont goûté une fois n’oublient pas cette nourriture. N’est-ce pas, mes camarades? Et il ne s’agit pas de vivre dangereusement. Cette formule est prétentieuse. Les toréadors ne me plaisent guère. Ce n’est pas le danger que j’aime. Je sais ce que j’aime. C’est la vie.


Il me semble que le ciel va blanchir. Je sors un bras du sable. J’ai un panneau à portée de la main, je le tâte, mais il reste sec. Attendons. La rosée se dépose à l’aube. Mais l’aube blanchit sans mouiller nos linges. Alors mes réflexions s’embrouillent un peu et je m’entends dire: «Il y a ici un cœur sec… un cœur sec… un cœur sec qui ne sait point former de larmes!…»


«En route, Prévot! Nos gorges ne se sont pas fermées encore il faut marcher.»

VII

Il souffle ce vent d’ouest qui sèche l’homme en dix-neuf heures. Mon œsophage n’est pas fermé encore, mais il est dur et douloureux. J’y devine quelque chose qui racle. Bientôt commencera cette toux, que l’on m’a décrite, et que j’attends. Ma langue me gêne. Mais le plus grave est que j’aperçois déjà des taches brillantes. Quand elles se changeront en flammes, je me coucherai.


Nous marchons vite. Nous profitons de la fraîcheur du petit jour. Nous savons bien qu’au grand soleil, comme l’on dit, nous ne marcherons plus. Au grand soleil…


Nous n’avons pas le droit de transpirer. Ni même celui d’attendre. Cette fraîcheur n’est qu une fraîcheur à dix-huit pour cent d’humidité. Ce vent qui souffle vient du désert. Et, sous cette caresse menteuse et tendre, notre sang s’évapore.


Nous avons mangé un peu de raisin le premier jour. Depuis trois jours, une demi-orange et une moitié de madeleine. Avec quelle salive eussions-nous mâché notre nourriture? Mais je n’éprouve aucune faim, je n’éprouve que la soif. Et il me semble que désormais, plus que la soif, j’éprouve les effets de la soif. Cette gorge dure. Cette langue de plâtre. Ce raclement et cet affreux goût dans la bouche. Ces sensations-là sont nouvelles pour moi. Sans doute l’eau les guérirait-elle, mais je n’ai point de souvenirs qui leur associent ce remède. La soif devient de plus en plus une maladie et de moins en moins un désir.


Il me semble que les fontaines et les fruits m’offrent déjà des images moins déchirantes. J’oublie le rayonnement de l’orange, comme il me semble avoir oublié mes tendresses. Déjà peut-être j’oublie tout.


Nous nous sommes assis, mais il faut repartir.


Nous renonçons aux longues étapes. Après cinq cents mètres de marche nous croulons de fatigue. Et j’éprouve une grande joie à m’étendre. Mais il faut repartir.


Le paysage change. Les pierres s’espacent. Nous marchons maintenant sur du sable. À deux kilomètres devant nous, des dunes. Sur ces dunes quelques taches de végétation basse. À l’armure d’acier, je préfère le sable. C’est le désert blond. C’est le Sahara. Je crois le reconnaître…


Maintenant nous nous épuisons en deux cents mètres.


«Nous allons marcher tout de même, au moins jusqu’à ces arbustes.»

C’est une limite extrême. Nous vérifierons en voiture, lorsque nous remonterons nos traces, huit jours plus tard, pour chercher le Simoun, que cette dernière tentative fut de quatre-vingts kilomètres. J’en ai donc déjà couvert près de deux cents. Comment poursuivrais-je?


Hier, je marchais sans espoir. Aujourd’hui, ces mots ont perdu leur sens. Aujourd’hui, nous marchons parce que nous marchons. Ainsi les bœufs sans doute, au labour. Je rêvais hier à des paradis d’orangers. Mais aujourd’hui, il n’est plus, pour moi, de paradis. Je ne crois plus à l’existence des oranges.


Je ne découvre plus rien en moi, sinon une grande sécheresse de cœur. Je vais tomber et ne connais point le désespoir. Je n’ai même pas de peine. Je le regrette: le chagrin me semblerait doux comme l’eau. On a pitié de soi et l’on se plaint comme un ami. Mais je n’ai plus d’ami au monde.


Quand on me retrouvera, les yeux brûlés on imaginera que j’ai beaucoup appelé et beaucoup souffert. Mais les élans, mais les regrets, mais les tendres souffrances, ce sont encore des richesses. Et moi je n’ai plus de richesses. Les fraîches jeunes filles, au soir de leur premier amour, connaissent le chagrin et pleurent. Le chagrin est lié aux frémissements de la vie. Et moi je n’ai plus de chagrin…


Le désert, c’est moi. Je ne forme plus de salive, mais je ne forme plus, non plus, les images douces vers lesquelles j’aurais pu gémir. Le soleil a séché en moi la source des larmes.


Et cependant, qu’ai-je aperçu? Un souffle d’espoir a passé sur moi comme une risée sur la mer. Quel est le signe qui vient d’alerter mon instinct avant de frapper ma conscience? Rien n’a changé, et cependant tout a changé. Cette nappe de sable, ces tertres et ces légères plaques de verdure ne composent plus un paysage, mais une scène. Une scène vide encore, mais toute préparée. Je regarde Prévot. Il est frappé du même étonnement que moi, mais il ne comprend pas non plus ce qu’il éprouve.


Je vous jure qu’il va se passer quelque chose…


Je vous jure que le désert s’est animé. Je vous jure que cette absence, que ce silence sont tout à coup plus émouvants qu’un tumulte de place publique…


Nous sommes sauvés, il y a des traces dans le sable!…


Ah! nous avions perdu la piste de l’espèce humaine, nous étions retranchés d’avec la tribu, nous nous étions retrouvés seuls au monde, oubliés par une migration universelle, et voici que nous découvrons, imprimés dans le sable, les pieds miraculeux de l’homme.


«Ici, Prévot, deux hommes se sont séparés…


– Ici, un chameau s’est agenouillé…


– Ici…»


Et cependant, nous ne sommes point sauvés encore. Il ne nous suffit pas d’attendre. Dans quelques heures, on ne pourra plus nous secourir. La marche de la soif, une fois la toux commencée, est trop rapide. Et notre gorge…


Mais je crois en cette caravane, qui se balance quelque part, dans le désert.


Nous avons donc marché encore, et tout à coup j’ai entendu le chant du coq. Guillaumet m’avait dit: «Vers la fin, j’entendais des coqs dans les Andes. J’entendais aussi des chemins de fer…»


Je me souviens de son récit à l’instant même où le coq chante et je me dis: «Ce sont mes yeux qui m’ont trompé d’abord. C’est sans doute l’effet de la soif. Mes oreilles ont mieux résisté…» Mais Prévot m’a saisi par le bras:


«Vous avez entendu?


– Quoi?


– Le coq!


– Alors, Alors…»


Alors, bien sûr, imbécile, c’est la vie…


J’ai eu une dernière hallucination: celle de trois chiens qui se poursuivaient. Prévot, qui regardait aussi, n’a rien vu. Mais nous sommes deux à tendre les bras vers ce Bédouin. Nous sommes deux à user vers lui tout le souffle de nos poitrines. Nous sommes deux à rire de bonheur!…


Mais nos voix ne portent pas à trente mètres. Nos cordes vocales sont déjà sèches. Nous nous parlions tout bas l’un à l’autre, et nous ne l’avions même pas remarqué!


Mais ce Bédouin et son chameau, qui viennent de se démasquer de derrière le tertre, voilà que lentement, lentement, ils s’éloignent. Peut-être cet homme est-il seul. Un démon cruel nous l’a montré et le retire…


Et nous ne pourrions plus courir!


Un autre Arabe apparaît de profil sur la dune. Nous hurlons, mais tout bas. Alors, nous agitons les bras et nous avons l’impression de remplir le ciel de signaux immenses. Mais ce Bédouin regarde toujours vers la droite…


Et voici que, sans hâte, il a amorcé un quart de tour. À la seconde même où il se présentera de face, tout sera accompli. À la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change le monde. Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son seul regard, il crée la vie, et il me paraît semblable à un dieu…


C’est un miracle… Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer…


L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions… Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.


Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux. Le Bédouin s’en effraie et nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais dès qu’il nous lâche, nous replongeons tout notre visage dans l’eau.


L’eau!


Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie tu es la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur.


Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d’eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d’un lac d’eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse divinité…


Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple.


Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage. Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes.


Tu m’apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand seigneur qui as le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au monde.

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