Frédéric Dard Toi qui vivais

À Pierre BOILEAU,

en souvenir d’un beau jour,

avec mon admiration.

F. D

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Tout en marchant je me répétais :

« Je suis un jardin à l’automne. Il faut enfouir toute cette végétation qui pourrit en moi afin qu’elle fertilise mon futur. »

Ça m’amusait. C’était une phrase très prétentieuse qu’on pouvait remettre cent fois sur l’établi afin de la polir. Une de ces phrases qui finissent par devenir un savant assemblage de mots dont le parfait agencement tue l’idée générale.

— Vous semblez bien préoccupé, mon vieux Bernard !

J’ai sursauté. Stephan était assis dans un fauteuil de toile, près du court de tennis ; plus élégant, plus insolent, plus beau que jamais !

Ce jour-là, le soleil cognait dur après une saison aqueuse qui avait détrempé la terre et les âmes. Les particules de quartz saupoudrant le court jetaient des espèces d’étincelles aveuglantes sur le sable rose.

Tout à ma littérature « interne », je n’avais pas aperçu Stephan, et il jouissait de ma surprise comme d’une bonne blague qu’il m’aurait faite !

Je me suis avancé vers lui. Il portait une chemise de soie crème, un pantalon de lin, des chaussures italiennes à grille, et naturellement un foulard de chez Hermès qui accusait, sans que je puisse m’expliquer pourquoi, sa nonchalance d’homme blasé.

Il m’a désigné un fauteuil, près du sien.

— Asseyez-vous ! Qu’avez-vous à la main droite, vous vous êtes blessé ?

— Une piqûre infectée, c’est très douloureux…

Dès qu’on franchissait la porte de son immense propriété des Mousseaux, on ressentait une curieuse impression d’absolue sécurité. Tout ici semblait conçu pour durer toujours. Stephan n’avait pas de plantes vénéneuses dans son jardin, lui ! Il vivait sur un gazon toujours bien tondu ! On devinait le fric autour de lui. Sa fortune, sans être ostentatoire, était partout présente dans la demeure. Je ne pouvais me défendre d’admirer le jeune homme, bien que je le haïsse cordialement. Il était jeune, fort, superbe comme on l’était au grand siècle, et plein d’esprit ! Cela, surtout, je le lui pardonnais difficilement. Ses boutades m’égratignaient toujours un peu l’orgueil.

— Je suppose que vous prendrez un drink avec moi ; j’allais justement dire à Li d’apporter des rafraîchissements.

— Volontiers.

Il a fait la chose la plus inattendue qu’on puisse imaginer dans un jardin de l’Île-de-France. Il a pris un revolver d’alarme sous son siège et a tiré un coup de feu en l’air. Des pigeons ramiers se sont envolés des arbres d’alentour dans un grand battement d’ailes. Au bout d’un instant, le domestique annamite est apparu sur le perron, dans sa veste blanche boutonnée sur l’épaule.

— À boire ! a crié Stephan.

— Vous avez une curieuse façon de sonner votre personnel, ai-je plaisanté. Ça fait très « Texas ».

— À pareille distance de la maison, c’était ça ou sonner de l’olifant, a riposté mon hôte. J’ai préféré la solution moderne.

Ses dents blanches étincelaient comme les paillettes brillantes du court de tennis. Stephan possédait un beau visage bronzé, aux traits harmonieux. Ses yeux infiniment bleus lui conféraient une impression étrange… Il ressemblait à un portrait de Modigliani, à cause justement de ce regard pareil à deux trous dans l’infini du ciel. Bien qu’il eût à peine trente ans, il grisonnait sur les tempes ; ce précoce blanchissement ajoutait à sa distinction… Stephan était un merveilleux animal qu’on ne se lassait pas de regarder.

Il a bâillé délicatement en mettant le dos de sa main devant sa bouche. Ce bâillement était voulu, je le sentais bien. Il signifiait clairement : « Vous ne m’ennuyez pas, mais vous ne m’amusez pas non plus. »

J’ai fermé les yeux pour écouter la rumeur d’insectes montant du gazon. C’était un fabuleux bruit d’été, je l’entendais toujours avec émotion car il me rappelait ma jeunesse.

Stephan avait beaucoup de chance décidément de pouvoir régner sur cette paix somptueuse… Chez lui, le soleil avait une odeur de plantes rares et l’air qu’on y respirait paraissait plus léger qu’ailleurs. Je lui en ai fait la remarque.

— Je reçois tout mon oxygène de Suisse, a-t-il affirmé, sans rire. Et je me fais réflecter le soleil depuis la Côte d’Azur. Je paie un compagnon pour qu’il me le pêche dans un miroir au milieu des fleurs de la Corniche…

Li descendait l’allée aux dalles roses en poussant devant lui un chariot de bambou empli de bouteilles.

— Scotch ? a murmuré Stephan.

— Non, je préférerais une bière…

— Deux bières, Li !

Lorsque le domestique a été parti, mon compagnon a levé son verre.

— Dites-moi, Bernard…

— Oui ?

— Combien êtes-vous venu me demander aujourd’hui ?

Je me suis senti rougir et mes doigts se sont crispés sur les parois du verre.

— Quelle idée !

— Comment ! Vous n’avez pas l’intention de me taper !

— Absolument pas !

— Alors les affaires marchent ?

— Elles reprennent ! J’ai un chantier à Maisons-Laffitte… Un groupe scolaire…

— Bravo ! Gros morceau ?

— Très gros…

— Alors vous allez peut-être pouvoir me rendre ce que vous me devez ?…

Je n’ai rien répondu. Stephan a posé son verre et s’est renversé dans son fauteuil en nouant ses mains derrière la tête.

— Mon cher Bernard, hier soir je me suis amusé à faire le compte de ce que vous me deviez…

— Vraiment !

Je l’aurais giflé. Le ton de sa voix était plus humiliant que ses paroles. Je le détestais comme je n’avais jamais détesté personne hormis ma femme.

— Savez-vous à combien se monte votre débit au total ?

— Je n’ai pas fait le calcul…

— Huit millions six cent trente mille francs, intérêts compris.

— Oh ! bigre, ai-je sursauté.

Car c’était vrai, je n’avais jamais additionné le montant de ses prêts… Je préférais ne pas y songer.

— C’est une somme, non ?

— En effet !

— J’aimerais que nous envisagions son retour à mon compte…

— Vous avez besoin d’argent ?

— Votre question ne veut rien dire, mon vieux… Les gens qui ont besoin d’argent ne sont pas des financiers. Moi, je me pique d’en être un… Un financier capable de faiblesses, je vous l’ai prouvé, car mon Dieu, ces sommes que je vous ai remises sont garanties par très peu de choses. Votre affaire ne vaut que le prix de la plaque de cuivre vissée sur la porte ; votre appartement ne vous appartient pas et son mobilier, dont j’apprécie la sûreté de goût, perdrait considérablement de sa valeur entre les pattes d’un commissaire-priseur !

J’ai bu ma bière pour éviter de la lui lancer à la figure. Il avait le sens de la vacherie qui fait mal, ce salaud-là !

Un silence poignant s’est abattu sur nous. J’avais une râpe ébréchée à la place du cœur.

— Alors ? a-t-il murmuré…

— Je pense être en mesure de vous rembourser partiellement à la fin du mois…

— Qu’appelez-vous partiellement ?

— Je dois toucher un gros à-valoir sur le chantier dont je vous ai parlé… Est-ce qu’un million vous satisferait ?

Il a pris tout son temps, histoire de bien me laisser mijoter. Lorsqu’il avait la situation pour lui, il s’y entendait comme pas un pour l’exploiter.

— Resterait sept millions six cent trente mille francs, Bernard… Et les intérêts continueraient de courir. Que dis-je : de galoper ! Lorsqu’on emprunte de l’argent, on ne se méfie pas des intérêts… Pourtant ils sont terribles ! Voyez, sur ces huit unités, près de deux figurent au titre des intérêts… Dame, voilà quatre ans que vos emprunts ont commencé…

Il a ajouté, après avoir réprimé un nouveau bâillement tout aussi illusoire que le premier :

— … Puisque ça fait quatre ans que nous nous connaissons !

— Mon affaire ne s’est pas développée ainsi que je l’escomptais, ai-je plaidé.

J’avais honte de me chercher des excuses. Si j’avais eu pour vingt sous de dignité, je me serais levé et serais parti sans même lui dire au revoir, en lui laissant lâcher une meute d’huissiers affamés à mes chausses. Mais je ne voulais pas céder à ma vanité d’homme. Je devais tout subir pour arriver à mes fins… Mon plan passait avant mon orgueil…

— Peut-être n’avez-vous pas fait ce qu’il fallait pour le développer, a murmuré Stephan.

— C’est-à-dire ?

J’avais parlé trop fort, comme un homme sur le point d’exploser. J’ai fermé les yeux… « Contrôle-toi, Bernard… Tout ça n’est que du mauvais présent qui s’use à mesure qu’on le vit. Tu vas détruire toutes les mauvaises plantes de ton jardin afin d’en enrichir le sol… Et un jour… »

— C’est-à-dire que vous ne vous donnez pas à fond à l’ouvrage. Vous êtes un poète, mon cher vieux !

J’étais un poète ! Et j’étais « son cher vieux ».

Il poursuivait, en évitant d’être silencieux :

— Vous flottez toujours dans les nuages. Tenez, en ce moment où nous discutons de choses graves, je sens que vous êtes tout en arrière-pensées…

J’ai mis les pouces, carrément, ne voulant pas risquer de me rebiffer.

— Oui, vous avez raison, Stef, je ne suis qu’un pauvre type !

Cet abandon l’a un peu surpris. Il a tourné vers moi sa belle tête brunie par la montagne. Son regard bleu était une eau pure dans laquelle se diluaient ses pensées avant de faire surface. Si bien qu’on ne pouvait jamais savoir où on en était avec lui.

— Pas un pauvre type : un chimérique. Au lieu de bâtir des écoles, vous auriez mieux fait d’écrire des alexandrins pour les écoliers. Erreur d’orientation, mon petit Bernard…

— Bon, admettons, j’ai quarante ans, et je vous dois plus de huit millions, que feriez-vous à ma place ?

— À votre place ? Je vais vous dire…

Il s’est avancé sur le bord de son fauteuil. La position était difficile à conserver car il n’avait pas de point d’appui.

— À votre place, Bernard, je viendrais me trouver…

— C’est fait !

Il a hoché la tête.

— Et je tiendrais le langage suivant : « Je suis dans une impasse, il faut que j’en sorte. Comme je vous dois beaucoup de fric, vous seul pouvez m’aider, parce que vous seul avez un intérêt à m’aider… »

J’ai commencé à dresser l’oreille, surpris par ce raisonnement. Où diantre voulait-il en venir ?

— Et alors, en supposant que je vous débite ce petit compliment, Stephan ?

— En supposant que vous me parliez de la sorte, je vous ferais la proposition suivante :

« Mon cher Bernard, j’ai de gros intérêts dans des mines de manganèse en Afrique… Elles sont au tout début de leur exploitation et là-bas il faut des routes et des habitations… Quittez la France et allez faire fortune ! Je vous aiderai à vous y installer. Votre dette sera incluse dans ma mise de fonds… C’est pour vous un moyen de l’éteindre… Un moyen aussi de vous sortir du merdier… »

C’était inattendu. Seulement je connaissais l’histoire des mines de manganèse. Elles se trouvaient dans un endroit impossible où les Européens crevaient comme des mouches. On commençait par picoler, puis on se gavait de quinine et un beau jour, on se retrouvait dans un hôpital de brousse d’où l’on ne sortait que les pieds en avant. La presse avait consacré récemment des papiers éloquents sur la question.

— Naturellement, Stephan, vous me feriez prendre une assurance-vie en garantie de la somme investie ?

Il a légèrement sourcillé.

— Naturellement, Bernard ! Pour la bonne règle !

Alors je n’ai plus pu y tenir. Ce saligaud avait trouvé en effet un moyen radical pour récupérer son argent.

— Écoutez, Stephan : je me fous du manganèse de l’Afrique, des routes à y construire et de vos huit millions ! Je vous rembourserai intégralement cette année. Comment ? Je n’en sais rien encore, mais vous l’avez dit : je suis un imaginatif… Je trouverai ! Bonsoir…

Ainsi que je redoutais de le faire depuis le début, je me suis levé et j’ai foncé en direction du portail… C’était raté ! J’avais cédé à la colère… Tout était fichu…

Mais il m’a rappelé, obéissant à une impulsion qui allait lui coûter très cher.

— Hello, Berny !

Il ne m’appelait Berny que dans ses bons moments : lorsqu’il me gagnait au poker ou lorsqu’à la chasse il avait tiré un faisan avant moi.

Je me suis retourné tout d’une pièce. Stephan se tenait debout contre le grillage du court de tennis. Il allumait une cigarette pour éviter d’avoir à me regarder.

— Ne partez pas comme ça, mon vieux, vous n’avez pas fini votre bière.

Sa voix se voulait plaisante, elle n’était que grinçante. Ce type-là avait autant d’inimitié pour moi, que moi j’en avais pour lui.

J’ai sauté sur l’occasion et fait demi-tour…

— Vous devriez vous contrôler davantage, Berny…

— Mais…

Il a haussé le ton avec agacement :

— Quand on vous connaît, ça va, on n’y attache pas d’importance, seulement je me mets à la place de vos clients… Si vous les envoyez sur les roses dès qu’ils ne sont pas de votre avis, rien de surprenant à ce que votre affaire soit en chute libre.

J’ai risqué un sourire piteux. Je sentais que si je savais manœuvrer, rien n’était perdu.

Pour comble de bonheur, il m’a demandé :

— À propos, puisque vous ne vouliez pas d’argent, pourquoi diantre êtes-vous venu ?

Il me tendait une fameuse perche sans le savoir.

CHAPITRE II

Maintenant que le recul me permet une vision précise des événements, je me dis que c’est à cause de cette simple question que tout a eu lieu. Sans elle, bien des choses auraient été évitées…

Je suis revenu sur mes pas… Le soleil jouait dans la pièce d’eau dont la surface asymétrique se découpait en vert sombre dans le vert frêle du gazon.

Je me répétais, avec une sorte de louche délectation qui me donnait du courage :

« Tu es un jardin où tout pourrit, Bernard… Tu vas fertiliser ton futur avec ce qui présentement te ronge. »

Ça faisait des mois que j’avais envie d’en finir avec ma vie d’erreurs et de renoncements. Des mois que je voulais sauter par-dessus les chétives frontières de mon existence, comme un chien dressé qui crève pour la première fois le cerceau de papier.

J’étais décidé à aller jusqu’au bout, quelles que dussent être les conséquences.

Stephan se délectait de ce qu’il croyait être ma gêne.

— Asseyez-vous, mauvaise tête, et racontez-moi ça !

Je me suis assis, et j’ai brandi ma main au pansement, en la faisant virevolter, comme une marionnette.

— Je suis venu à cause de ça, Stephan !

— Comprends pas ; je ne suis pas toubib, bien que ç’ait été le rêve de ma pauvre mère !

— Si je vous expliquais les raisons de ma visite, vous vous ficheriez de moi. Et ce serait trop pour aujourd’hui !

Il était intrigué.

— Je ne me ficherai pas de vous, quoi que vous me disiez !

— Parole ?

— Parole…

J’ai retiré ma main empaquetée dans la gaze.

— À cause de cette fichue blessure, je ne peux pas écrire…

— Vous avez une secrétaire, à ma connaissance ?

— Oui, mais je ne puis décemment pas dicter une lettre… heu… sentimentale à ma secrétaire !

Il a froncé les sourcils, puis tout son visage s’est détendu.

— Oh ! je crois comprendre…

J’ai joué la confusion :

— Voilà qui va apporter de l’eau à votre moulin, Stephan, et vous permettre de flétrir comme il se doit mon comportement : j’ai une maîtresse…

— Mes compliments ; jolie ?

— Je le crois…

— Re-bravo ! Grand amour ?

— Amour tout court !

— Voilà pourquoi vous m’envoyez au bain avec mon manganèse ?

— En effet ! C’est nouveau, et pour le moment du moins, j’y tiens trop pour envisager une séparation.

— Quel genre, cette maîtresse : bourgeoise, petite main, grande cocotte ?

— Bourgeoise peureuse !

— Oh ! il n’y a rien de mieux ! Ça vient à vos rendez-vous avec une résille sur la figure ; ça dit « non » jusqu’au dernier moment ; et après, ça vous apprend des trucs dont vous n’aviez même pas entendu parler.

Ce cavaleur de Stephan était tout émoustillé par ma confidence.

— Je vois que vous connaissez les petites bourgeoises.

— Je fais mieux que les connaître : j’en raffole !

Il y a eu un silence pétillant. Des abeilles titubaient dans la chaleur de cet après-midi doré.

— Alors, vous voudriez que j’écrive une lettre à cette personne, en vos lieu et place ?

— Oui. J’ai tout de suite pensé à vous…

— Mais elle va se rendre compte que l’écriture n’est pas la même !

— Non, car je ne lui ai encore jamais écrit !

— Vous savez à quoi vous me faites songer, Berny ?

J’ai frémi. Pourtant, s’il m’appelait Berny, c’est que tout allait bien.

— Vous avez promis de ne pas vous ficher de moi !

— Vous ressemblez à ces gars qui répondent aux annonces matrimoniales en postant la photographie de leurs amis au lieu de la leur…

— Ça vous ennuie de me rendre ce service ?

— Pas du tout !

Il s’est levé.

— Venez, j’ai un échantillonnage formidable de papier à lettres… Il y en a pour tous les goûts, depuis le papier mauve parfumé pour les soubrettes, jusqu’au vergé blanc pour les intellectuelles !

Il riait. Je l’ai suivi à son bureau meublé en haute époque aux tentures de velours broché. Il a ouvert le tiroir d’un meuble…

— Choisissez… Que penseriez-vous d’un jaune paille format carré à bords dentelés ? Ça fait artiste… Nous avons aussi ce japon qui a de la main. Il a quelque chose de cossu. Oh, et puis non, en recevant du papier pareil, elle s’attendrait à des cadeaux en rapport !

Stephan se divertissait énormément. Il trouvait ma requête plaisante…

— Vous êtes objectif, ai-je riposté, décidez de ce qui convient le mieux à la situation…

Il a pris alors une feuille d’un papier très neutre, très banal, qui, je l’avoue, correspondait fort bien à ma position sociale et à ma personnalité !

— Bon, je vous écoute… On lui écrit à la plume, n’est-ce pas ? Le crayon bille fait trop bâclé…

— Si vous voulez !

Il a pris place dans un fauteuil au dossier impressionnant. C’était une sorte de potentat sur son trône.

— Allez-y… Son prénom, d’abord…

— Je préfère l’appeler « chérie »…

— C’est plus intime mais plus banal, a-t-il soupiré. Nous disons donc :

« Ma chérie,

« Après ? »

J’étais au supplice. J’ai serré les poings dans mon dos.

— Vous me gênez, Stephan…

— Je voudrais bien m’abstraire pour vous mettre à l’aise, mais je ne puis me réduire à l’état de main… Ne soyez pas intimidé, mon vieux Berny ! Allez-y carrément. Si vous l’aimez, il faut le lui dire, à cette petite pécheresse ! Et si vous avez envie de lui faire des trucs savants, vous pouvez lui en parler à mots couverts. Je sais que c’est délicat à écrire, mais la langue française a été inventée pour écrire l’amour, comme les Français pour le faire !

— Je crois que je regrette d’être venu, Stephan.

— Pour quelle raison ?

— Vous aviez déjà barre sur moi avec votre créance, maintenant vous me tenez par… les sentiments !

— Très drôle ! Vous avez de l’esprit, Berny, il faut en faire profiter cette dame.

Après bien des quolibets, « nous » avons accouché de la lettre suivante :

Ma chérie,

Voici deux jours que je ne t’ai pas tenue dans mes bras, et je sais maintenant que c’est un grand malheur ! Dès que ton mari sera parti, téléphone-moi. D’ores et déjà je campe près du téléphone, dans l’attente de cet appel qui me redonnera le signal du bonheur.

Stephan a posé la plume et s’est frotté les mains.

— Voilà qui est parfait ! a-t-il exulté. C’est bref, mais ardent ! Ça a l’air d’un cri ! Les femmes adorent les lettres courtes. Lorsqu’on leur en fait de longues, il faut les écrire avec son sang pour que ça les intéresse !

« Bon, et la signature ? »

— Mettez « Celui qui t’attend ».

— Simplement ?

— Oui.

— Et supposez que plusieurs messieurs l’attendent ?

Son visage ironique avait un petit quelque chose de démoniaque.

— En ce cas, ai-je murmuré, cette lettre l’intéressera particulièrement, puisqu’elle lui posera un problème.

Il a écrit ce que je voulais, puis il a pris une enveloppe.

— Inutile, ai-je murmuré en m’emparant de la lettre. Dans une certaine mesure, je suis un galant homme…

— Comment ferez-vous ?

— Je peux me permettre de rédiger l’enveloppe à la machine, elle prendra cela pour de la discrétion et l’appréciera.

— Comme vous voudrez.

J’ai vu qu’il regrettait de ne pas apprendre le nom de ma pseudo-maîtresse.

Il m’a accompagné jusqu’à ma voiture ! Il était songeur.

— Vous êtes un drôle de type, Berny !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que je pense… Vous êtes un garçon… inattendu !

Se doutait-il de quelque chose ? J’avais peut-être eu tort de ne pas lui laisser rédiger une enveloppe. Maintenant je me disais que j’aurais très bien pu inventer un nom et une adresse quelconque. Ça lui aurait donné des apaisements !

En m’éloignant, je le regardais dans mon rétroviseur. Il se tenait debout devant la grille de sa propriété, dans une attitude pleine de nonchalance et de grâce…

Lui aussi était un drôle de type. Moins compliqué que moi, sans doute, mais beaucoup plus fort.

Oui, beaucoup plus fort.

Il faisait partie des mauvaises plantes de ma vie, de celles que je devais enfouir pour…

CHAPITRE III

Je suis rentré chez moi plus tôt que de coutume. D’ordinaire, je ne parvenais jamais à franchir le seuil de mon appartement.

Je traînassais dans des bars ; non pour consommer, mais pour y capter un peu de cette touffeur intime dont les Français sont friands. Elle m’était nécessaire. Depuis que je n’aimais plus Andrée, j’avais pris ma maison en grippe. Ses grandes pièces lambrissées me semblaient sinistres et ses meubles de style m’accablaient.

Je m’étais aperçu de mes nouveaux sentiments pour Andrée un soir du mois précédent alors que, justement, nous revenions d’un dîner chez Stephan. Il était tard et je roulais à vive allure sur la route de Quarante-Sous. Avant d’arriver aux postes d’essence, celle-ci décrit un dos-d’âne très prononcé. En parvenant au sommet de cette éminence, j’ai eu la brusque et affolante vision d’un camion stoppé au travers de la route à une vingtaine de mètres. C’était un de ces véhicules servant à transporter la production des usines Renault. Il y avait une douzaine de petites voitures superposées sur l’attelage, et, avec leurs phares en lanternes, elles ressemblaient à quelque fête foraine bizarre.

J’ai eu le temps de me faire cette comparaison avant de freiner. Étrange instantanéisme de la pensée. Il y avait en moi une insurmontable horreur, et pourtant, quelque chose demeurait lucide dans mon esprit ; mieux que lucide, même, étranger à ce qui se déroulait. Andrée n’a rien dit ; mais son épouvante a été en parfaite communion avec la mienne. Mon pied touchait le plancher, comme si la pédale du frein eût fait corps avec lui. Mais mon véhicule semblait ne pas répondre à cette pression désespérée. Et puis l’auto s’est mise à zigzaguer terriblement. Elle s’est placée parallèlement au camion sur la route, et nous avons percuté celui-ci assez mollement, de profil.

C’est alors qu’Andrée a libéré ce cri trop énorme qui l’étouffait. Elle a été projetée contre moi.

À cette seconde j’ai cru qu’elle était morte, et une joie sauvage, puissante, une joie qui me faisait honte et m’enchantait tout à la fois s’est emparée de mon être. J’étais heureux de vivre encore et heureux qu’Andrée ne vive plus.

Je regardais le faisceau immobile de mes phares braqués sur un champ de luzerne. Leur lumière blonde se diluait dans des confins vaporeux, arrachant du néant des formes fumeuses…

Et puis il y a eu la vie, de nouveau, la vie qui a brisé le louche enchantement de l’instant. Les convoyeurs se sont précipités.

« — Vous êtes blessés ? »

La lumière des autos allumées éclairait mal leurs faces inquiètes… Ils avaient des odeurs fortes de travailleurs… Des odeurs de cambouis et de sueur… Des odeurs vivantes, infiniment douces à respirer.

Andrée s’était redressée. Elle portait au front une bosse énorme, très ridicule, et une écorchure sur l’arête du nez.

« — Non, je crois que ça va… »

« — Nous avions une fuite au réservoir de gasoil… Dans la rampe, les roues de la remorque ont patiné… »

Mais je n’écoutais plus les explications. Je regardais Andrée qui se frottait le front. Elle vivait ! Pourquoi avais-je éprouvé cette grande joie en la croyant morte ? Depuis très longtemps, je n’éprouvais plus pour elle que cette affection maussade qu’on porte aux personnes avec lesquelles on partage sa vie depuis longtemps… Mais je venais de comprendre à quel point je la haïssais…

En reprenant la route, j’imaginais son cadavre sur la civière d’une ambulance… Je me sentais nostalgique et impitoyable…

Je songeais : « Mais qu’est-ce qui ne va pas ! Qu’est-ce qui ne va pas ! »

Pourquoi suis-je ainsi ?


Nous étions mariés depuis quinze ans, Andrée et moi. Je croyais que cette longue période de vie commune nous avait soudés… Elle nous avait divisés, au contraire. Nous nous étions refroidis. Seulement, cela s’était fait insensiblement. Nous continuions à jouer aux époux unis, et pourtant nous étions deux tendres ennemis liés l’un l’autre par leur passé…

Et nous n’aurions pas le courage de le rompre. Mon Dieu ! Comme je trouvais cette acceptation désespérante ! Il y avait notre jeunesse, comme un mur impalpable qui nous retenait prisonniers. Nous ne pouvions pas nous en dégager, nous n’osions pas…

Lorsque je suis arrivé à la maison, Andrée lisait au salon en écoutant la radio. J’avais fait doucement, et elle ne m’avait pas entendu entrer. Je me suis arrêté un instant dans l’entrebâillement de la porte pour la contempler, espérant que sa beauté discrète réveillerait en moi un peu de cet amour disparu. Mais j’avais le cœur sec et les yeux froids. Je n’étais plus sensible à son doux visage dont les yeux noisette avaient parfois une étrange fixité. Elle était très brune, coiffée court, et autrefois j’aimais sa bouche parce que c’était vraiment une bouche de femme idéale : bien dessinée, un peu charnue, et dont les commissures constituaient un permanent et ironique sourire.

Mon regard l’a troublée. Elle a relevé la tête et a sursauté. En la regardant, j’ai pensé à ce cri de total désespoir qu’elle avait poussé dans l’auto, au moment où nous percutions le camion.

— Déjà ! a-t-elle soupiré.

— Ça t’ennuie ?

— Pourquoi dis-tu cela ! Au contraire…

Elle m’a embrassé. Elle avait une odeur suave qui me troublait beaucoup jadis, mais que j’arrivais à ne plus sentir. Sa bouche avait toujours cette fermeté tiède… Avant aussi j’y étais sensible ! Pourquoi ces émotions, ces sentiments s’étaient-ils éteints en moi ? L’habitude ?

Andrée était une femme trop « permanente ». Avec elle il ne se passait jamais rien. Elle était trop docile, trop présente. Sa vie consistait à m’attendre et à répondre « oui » aux questions, de plus en plus rares, que je lui posais…

— Tu es fatigué, Bernard ?

— Non, quelle idée !

— On le dirait… Tu as mauvaise mine !

J’ai eu ce geste ridicule, mais tellement instinctif qu’on a lorsqu’on vous fait une remarque de ce genre : je me suis caressé le visage…

— Le surmenage…

Je me suis laissé tomber sur un divan…

Autrefois, nous faisions l’amour sur ce divan… Ça donnait du piment à nos étreintes. Maintenant, quand je remplissais mes devoirs d’époux, c’était vraiment par devoir, et au lit…

— Qu’est-ce que tu as fait cet après-midi ?

La question m’a paru insolite. J’avais pris pour règle de conduite de ne jamais parler de ma vie professionnelle.

— Pourquoi ?

— J’ai téléphoné à ton bureau : tu n’y étais pas !

— Et pourquoi as-tu appelé le bureau ? Je trouve ça ridicule, on dirait que tu me surveilles !

— Mais non, Bernard, pourquoi dis-tu cela ? J’avais envie d’aller au théâtre ce soir… Je te demandais…

— Je n’ai pas envie de sortir…

— Moi non plus, maintenant…

Je n’avais pas répondu à sa première question. Elle attendait, sans oser la répéter.

— Je suis allé chez Stephan !

Ses sourcils se sont joints en une ligne rigoureusement horizontale qui lui barrait curieusement le front.

— Chez Stephan ?

— Oui.

— Tu lui as encore emprunté de l’argent ?

— Oh ! non… Au contraire, je voulais envisager avec lui le… le remboursement de sa créance…

— Mais, mais…

— Pourquoi bêles-tu ?

— Comment envisagerais-tu ce remboursement alors que notre situation est assez précaire…

J’ai ricané.

— Parler n’engage à rien… Il faut bien lui faire prendre patience !

— Stephan n’est pas un créancier très impatient !

— C’est ce qui te trompe, il m’a débité des choses assez cinglantes que je n’ai pas digérées…

— Vraiment !

— Oui, mais n’en parlons pas. Je hais ce type-là !

— Bernard ! Comment oses-tu dire une chose pareille ! Un garçon qui t’a…

— Tais-toi, Andrée…

Elle n’a pas insisté. Une vraie épouse l’aurait fait ! Elle se serait manifestée ! Elle aurait élevé le débat… Elle m’aurait aidé à y voir clair… Tandis qu’Andrée rentrait dans sa coquille tout de suite ! Elle tenait à sa neutralité de petite bourgeoise indifférente. C’était un de ces chats d’appartement qui passent leur existence à ronronner sur des coussins. Je n’en pouvais plus. « Tout détruire »… Et après revivre sur ces cendres fertilisantes ! Revivre autrement ! Revivre pour de bon ! Avec une extraordinaire expérience comme capital, et une notion exacte de ce qu’est la vraie sagesse.

Dans ma future vie, les choses n’auraient pas le même aspect.

Par exemple, l’argent ne compterait plus ; en tout cas, il n’aurait pas la même valeur…

J’irais vivre en montagne, dans un chalet que je m’achèterais avec ce que je pourrais tirer de mes biens… Je mènerais la sainte existence des paysans… Je regarderais pendant des heures brûler des feux de bûches dans un âtre. C’était un spectacle dont je raffolais et qui ne me lassait jamais.

Là-haut, je trouverais des filles… Et la réalité serait une réalité seulement quotidienne…

— À quoi penses-tu, Bernard ?

— À toi !

C’était en partie vrai. Comment serais-je lorsque ma femme n’existerait plus ? Les souvenirs ne viendraient-ils pas m’assaillir, me tourmenter ? Ils étaient la seule ombre possible à ce tableau. Je devais me méfier d’eux, les tuer avant qu’ils ne se développent…

— Mon Dieu, comme tu parais malheureux aujourd’hui !

— Malheureux, moi ?

L’idiote ! Alors que je savourais déjà l’avenir…

Non, il n’y aurait pas de souvenirs. Eux aussi, j’allais les détruire… TOUT détruire ! Je ne prendrais de mon existence actuelle que son essence même, c’est-à-dire moi. Comme on recueille le bulbe d’une plante afin de le replanter à la saison suivante.

— Je suis très heureux, Andrée…

— Je ne crois pas !

— Parce que tu ne peux pas comprendre…

— J’aimerais que tu m’expliques… À chaque instant, te voilà parti dans tes rêves…

— Ce ne sont pas des rêves, Andrée.

— Qu’est-ce que c’est alors ?

— Des projets ; tu vois, il y a une différence fondamentale…

— Tu veux me les dire ?

— Pas maintenant !

— Mais tu me les diras ?

— Oui.

— Quand ?

— Bientôt !

J’étais sincère. Parfaitement, je lui dirais… Tout, absolument tout ! Mais lorsqu’il serait trop tard et qu’il n’y aurait plus moyen de revenir en arrière !

CHAPITRE IV

Je suis retourné deux fois encore chez Stephan, afin de lui faire écrire d’autres missives à ma maîtresse imaginaire.

Il y prenait goût, me donnait des conseils et s’enhardissait à me poser des questions sur elle. Je lui ai inventé un personnage de femme qui correspondait plus à ses goûts qu’aux miens et à qui il était presque content d’écrire. Il lui est arrivé même d’insister pour mettre une phrase de son cru.

« — Je l’ai expérimenté naguère sur une ravissante brunette, m’affirmait-il, l’effet a été quasi immédiat… »

Il ne m’avait pas reparlé de nos histoires d’argent ; mais lorsque j’ai eu la troisième lettre en poche, c’est moi qui ai abordé la question.

— Stephan, j’ai une bonne nouvelle pour vous !

— C’est-à-dire ?

— D’ici quelques jours, je vais être en mesure de vous rembourser la totalité de ce que je vous dois…

Il était en train de transformer un buvard en confetti. Il a levé sur moi son regard bleu indéfinissable.

— Vous parlez sérieusement, Berny ?

— Vous n’imaginez pas que j’aie envie de plaisanter avec huit millions !

— Comment diantre allez-vous faire ?

— Oh ! je sortirai un chéquier de mon portefeuille et je ferai un chèque, simplement !

— Vous avez gagné à la loterie ?

— Oh non, ma chance au jeu ne va pas au-delà du remboursement !

— Alors ?

— Ne soyez pas indiscret, Stephan…

— Ce n’est tout de même pas le Groupe scolaire de Maisons-Laffitte qui…

— Que vous importe… L’essentiel est que vous soyez remboursé. Êtes-vous disponible après-demain ?

— Oui.

— Alors je vais prendre mes dispositions afin de vous régler ce jour-là ; je vous téléphonerai le matin pour confirmer…

J’étais heureux en partant. L’imminence de l’action ne m’effrayait pas, au contraire, elle me calmait les nerfs.

J’allais accomplir enfin ce plan qui, pour moi, équivalait à une sorte de mission.

Comme si tout dans mes projets s’emboîtait harmonieusement, en arrivant à mon bureau, j’ai trouvé une lettre de la préfecture d’Angers me convoquant au sujet d’un projet de réfection que je lui avais soumis.

Dans mon dernier courrier, je demandais audience pour le 24 mai, et le chef de bureau du préfet me donnait son accord. Or le 24 mai était le surlendemain précisément.

En rentrant chez moi, j’ai dit à Andrée de me préparer une petite valise, car je prévoyais le cas où je devrais rester plusieurs jours à Angers pour conclure.

— Tu ne veux pas que je t’accompagne ? a-t-elle proposé.

— Non. C’est une affaire délicate, j’ai besoin de me concentrer…

Comme toujours, elle s’est bien gardée d’insister.

*

Je devais partir de bon matin. Andrée était encore au lit. Je suis allé l’embrasser sans émotion. J’essayais de me confronter, si je puis dire, avec ce que j’allais faire. Je voulais me rendre compte si j’en étais capable. En me penchant sur le lit pour dire au revoir à Andrée, je me suis posé la question tragique : « Toujours d’accord, Berny ? »

Une voix intérieure a riposté :

« Toujours d’accord. »

Et au même instant ma voix réelle disait, avec une maîtrise absolue :

— Sois gentille, Andrée, ne sors pas aujourd’hui, car j’attends une communication importante de Maisons-Laffitte. On doit me fixer au sujet du commencement des travaux…

— Pourquoi ne t’appelle-t-on pas à ton bureau ? a-t-elle demandé en bâillant.

— Parce que ma secrétaire a congé tantôt et que j’ai dit de téléphoner ici !

— Bon !

— Tu avais projeté de sortir ?

— J’avais des courses à faire au Printemps, mais ça n’a aucune importance : j’irai demain…

J’ai eu alors vraiment envie de l’embrasser. Simplement pour la remercier du soulagement qu’elle m’apportait.

Je suis allé prendre mon pistolet dans le tiroir de mon bureau Empire. Cela faisait trois semaines, je l’avais graissé et pourvu d’un chargeur neuf. Je pouvais compter sur lui : il était prêt !

— À demain, Bernard ! m’a crié Andrée.

— À demain !

Je me suis regardé dans la glace à trumeau du hall. Je souriais sans m’en rendre compte.

*

La concierge, par extraordinaire, balayait l’escalier lorsque je suis descendu en balançant ma valise.

— On astique ! On astique, madame Bonvin !

— Il faut bien. Vous partez en voyage, monsieur Sommet ?

— Si l’on peut dire : deux jours à Angers !

— Eh ! c’est tout de même un voyage ! Je voudrais bien le faire, moi qui ne bouge jamais d’ici !

— Il y a de la place dans ma voiture, si le cœur vous en dit !

Nous avons ri… Très bon, ce petit dialogue. Par la suite, la concierge témoignerait que j’étais enjoué, détendu…

Je suis allé chercher ma voiture au garage. La veille, j’avais demandé qu’on m’y fît un graissage complet.

— Belle journée, monsieur Sommet ! m’a lancé le gardien.

— Merveilleuse ! ai-je renchéri en jetant ma valise sur le siège arrière.

— Je vous fais le plein ?

— Et comment ! Je vais à Angers…

— Mince, c’est le pays de ma femme… Jolie ville !

— Très. C’est la vraie province de chez nous !

— À qui le dites-vous ! Vous rentrez ce soir ?

— Non, demain…

Je suis parti, content de moi. Près de la porte d’Orléans, je suis entré dans un bureau de poste et j’ai appelé Stephan. C’est Li, son valet de chambre annamite, qui a répondu. De sa voix morte, traînante et sans inflexions, il m’a annoncé que son maître dormait encore…

— Réveillez-le !

Mon ton péremptoire a dû lui en imposer, il m’a dit de ne pas quitter. Au bout d’un instant, j’ai eu un bâillement féroce, à bout portant, dans l’oreille.

— Ah, c’est vous, marchand de cailloux, quelle idée de m’éveiller à pareille heure !

— On peut se permettre d’éveiller quelqu’un d’aussi considérable que vous, lorsque c’est pour lui annoncer qu’on tient huit millions six cent trente mille balles à sa disposition…

— Non ! Ça a marché, vos espérances ?

— La preuve ! Aussi ai-je hâte de vous régler ce que je vous dois. Qui paie ses dettes, dit-on…

— Ce sont les créanciers qui ont inventé ce slogan. Bon, à quelle heure venez-vous ?

J’ai eu un petit tressaillement.

— Dites, espèce de paresseux, vous ne pourriez pas vous déplacer pour une fois ? Ça m’arrangerait bougrement. Je voulais vous demander de passer chez moi à l’apéritif… Ensuite, nous serions allés déjeuner ensemble. J’ai envie de me taper un bon gueuleton pour arroser ça !

Il a réfléchi. Tout mon être exprimait une pathétique prière. Mais cette prière-là pouvait-elle s’adresser à Dieu ?

— Bon, d’accord !

— Alors, disons onze heures trente chez moi, pas d’objections ?

— Aucune.

— Apportez les paperasses, on se dépêchera de liquider cette question avant d’attaquer les réjouissances.

— Naturellement.

— Vous savez, Stephan, je suis très content. Cette histoire de fric commençait à me flanquer des complexes…

Il n’a rien répondu. Je me suis hâté de lui dire « au revoir » et de raccrocher.

Pourvu qu’un incident de dernière heure ne l’empêche pas de remettre son rendez-vous ! Si jamais il téléphonait chez moi, Andrée lui mettrait la puce à l’oreille ! Je me méfiais de Stephan. C’était un homme très intelligent, un homme qui aurait très bien pu avoir la même idée géniale que moi !

*

J’ai pris la route à petite allure. Il faisait un temps splendide. Un temps idéal pour aller à Angers, justement. Il y avait peu de circulation. J’ai consulté ma montre. Elle indiquait huit heures vingt… J’étais en avance sur l’horaire que je m’étais établi, mais il valait mieux se constituer une petite marge de sécurité.

J’ai musardé jusqu’à Étampes. Cette ville constituait pour moi une espèce de point stratégique… Je l’ai traversée lentement, puis lorsque je me suis retrouvé dans les faubourgs, j’ai décidé qu’il était parfaitement inutile de m’éloigner davantage. Il existait dans mon fameux horaire une sorte de période blanche difficilement inimitable, car elle comportait une grosse part de hasard.

Je commençais à me sentir un peu angoissé. Chaque mètre que ma voiture parcourait à partir de maintenant constituait un handicap.

Heureusement, la chance était avec moi. Comme je doublais une voiture en stationnement, un lourd camion frigorifique survenait. J’avais largement la place pour passer, mais j’ai volontairement donné un coup de volant trop brusque pour me rabattre. Mon aile arrière a heurté l’aile avant de l’auto arrêtée. J’ai zigzagué comme si ce choc me faisait perdre le contrôle de ma direction ! Des gens qui passaient ont crié.

J’ai traversé toute la chaussée après m’être rendu compte d’un coup d’œil que rien ne se dressait devant moi et j’ai embouti avec fracas un grand mur d’usine sur lequel on avait peint un gigantesque DÉFENSE D’AFFICHER beaucoup plus disgracieux du reste que des affiches.

J’allais avoir pour cent mille francs de tôlerie, mais je m’en fichais. Ça faisait partie des choses à enterrer…

Des badauds se sont précipités, verts de frousse.

À grand-peine, j’ai quitté ma voiture dont les portières étaient faussées.

J’avais prévu une heure pour les constats. Mais tout a été bâclé en trente-cinq minutes, car un gardien de la paix se trouvait à proximité, réglant la circulation devant un groupe scolaire. Lorsqu’il a eu pris les mesures, noirci des feuillets et regardé quinze fois mon permis de conduire pour en relever le numéro, j’ai demandé à un garagiste voisin de s’occuper de ma voiture. Puis j’ai gagné la gare.

J’ai fait ce qu’il fallait pour ne pas passer inaperçu, interpellant les employés pour leur demander si dans l’immédiat j’avais un train pour Angers. Ils m’ont expliqué que je n’étais pas précisément sur la ligne et que je devrais prendre une correspondance. Tout cela, je le savais. J’avais, pendant des heures, potassé les horaires de la S.N.C.F. quelques jours auparavant… J’ai feint le désappointement.

— Et pour Paris, j’ai quelque chose ?

— Dans un quart d’heure !

— Ah bon ! Y a-t-il un bureau de poste près d’ici ?

Ils me l’ont indiqué. J’ai couru télégraphier à la préfecture d’Angers pour annoncer que je venais d’avoir un accident et que par conséquent je ne pourrais me rendre au rendez-vous fixé.

Ensuite j’ai pris le train pour Paris où je suis arrivé à onze heures vingt.

CHAPITRE V

En arrivant devant mon immeuble, j’ai reconnu la voiture sport de Stephan stoppée au beau milieu des clous. Ce gars-là avait des tas de relations partout et, pour lui, les contraventions n’existaient pas.

Je me suis engouffré dans l’escalier, tête basse, pressé d’en finir maintenant.

La concierge m’a interpellé :

— Par exemple, monsieur Sommet, vous n’êtes pas parti !

Elle tombait mal. Si je lui disais que j’avais eu un accident, elle allait me demander tous les détails et je risquais de voir repartir Stephan. J’aurais bonne mine de le rencontrer dans l’allée. En ce moment, Andrée et lui devaient avoir une explication plutôt embrouillée. Ma femme ne devait rien comprendre à ce rendez-vous bizarre. Stephan devait flairer du louche.

J’avais bien senti, au téléphone, qu’il ne croyait pas à ce fabuleux remboursement des huit millions.

— Non, j’ai eu un petit accrochage à Étampes, il faut vite que je téléphone, excusez-moi…

J’ai gravi l’escalier quatre à quatre…

J’avais mes clés. J’ai ouvert précipitamment. Ma main tremblait et ce léger désarroi de mon individu me rendait furieux. Ce n’était pas le moment de flancher. Je devais rester calme. Qui donc avait écrit qu’en toutes circonstances on doit prendre le temps de réfléchir ?

« Doucement, Bernard, me disais-je… Pas d’affolement. Tu as la situation en main. Ton plan a réussi… Maintenant tu touches au but. »

J’avais besoin de me répéter cela. Ça me dopait.

En pénétrant dans le vestibule, j’ai entendu la voix calme de ma femme dans le salon :

— Il me semble que c’est lui !

Elle a ouvert la porte et m’a contemplé avec une curiosité teintée d’inquiétude.

— Oui, c’est lui, a-t-elle jeté par-dessus son épaule.

Et à moi, avec un air pas commode que je ne lui avais jamais vu :

— Qu’est-ce que ça signifie, Bernard ?

Je me suis avancé, sans répondre. Stephan était assis dans le salon, les jambes croisées… Il souriait. Je le sentais agacé et mauvais. Il n’aimait pas ça du tout, était mal à l’aise et s’en tirait en prenant une pose insolente.

— Voilà le Sphinx, a-t-il dit. Alors, Bernard, vous faites de la sénilité précoce ? Vous dites à votre femme que vous partez en voyage et…

Andrée avait les bras croisés et me regardait avec une acuité gênante.

— C’est une histoire de fou, ai-je lâché brièvement.

J’ai été surpris par les inflexions métalliques de ma voix. Un poids très lourd m’écrasait la poitrine.

— Nous allons régler nos affaires, Stephan, vous avez les papiers ?

— Je les ai, mais excusez-moi, Berny, vous semblez avoir bu !

— Erreur ! Venez par ici, tous les deux… J’avais ouvert la porte donnant sur notre chambre.

— Bernard ! a soupiré Andrée.

Elle aussi avait du mal à parler. Elle sentait qu’il se passait quelque chose de très grave. Elle avait peur. Et Stephan avait peur également, tout comme moi. Mon Dieu, comme cette situation était étrange. Nous avions peur tous les trois, les uns des autres… Peur d’une catastrophe que j’avais préparée, organisée, et qui n’attendait qu’un geste de moi pour nous choir sur la tête.

Ce geste, il fallait que je le fasse. Avec peine j’ai sorti mon pistolet de ma poche. Alors, comme si je venais de me libérer, j’ai retrouvé mon aisance, ma lucidité.

— Entrez dans cette chambre l’un et l’autre !

— Mais enfin, Ber…, a commencé ma femme.

Stephan s’est levé.

— Écoutez, mon vieux, j’en ai ma claque de vos plaisanteries de garçons de bains. Je…

— Entrez ou je vous descends comme un salaud que vous êtes, Stephan !

Il a pâli sous son hâle. Ses yeux bleus se sont assombris.

Je les ai suivis dans notre chambre. J’aimais cette pièce. Elle était claire, meublée avec infiniment de goût, et il flottait une odeur très agréable…

— Et maintenant ? a essayé de gouailler Stephan.

Il était lamentable, comme ces clowns qui ne font pas rire.

— Maintenant, déshabillez-vous !

— Pardon ?

— Je vous demande d’enlever votre veste !

— Ma veste !

— Oh ! bon Dieu, la frousse vous rendrait-elle idiot, mon cher ?

J’étais bien, heureux même ! Enfin je le dominais. Il me suffisait d’un pauvre petit pistolet pour avoir raison de lui. Après tout ce n’était qu’un pauvre type froussard, malgré sa belle gueule, son fric et sa nonchalance !

Il a retiré sa veste.

— Posez-la sur la chaise.

Il a obéi.

— Votre cravate, dénouez-la !

Andrée a fait un pas vers moi. Dans un sens, elle était beaucoup plus courageuse que lui…

— Bernard, tu es devenu fou !

— Toi, défais ton corsage !

— Mais jamais de la vie !

— Défais ton corsage, Andrée, tu te rends bien compte que je suis sur le point de tirer. Ça ne se voit donc pas sur mon visage ?

Ça devait se voir, car elle a déboutonné son corsage.

Elle ne portait pas de combinaison, seulement un soutien-gorge blanc, bordé d’une fine dentelle. C’était très excitant.

— Vous vous rincez l’œil ? ai-je fait à Stephan.

— Vous êtes odieux !

Je n’ai pas répondu. Parbleu, je le savais bien que j’étais odieux. Andrée ne méritait pas cela. Elle avait été une épouse exemplaire dont le seul défaut était d’être trop parfaite pour un mari aussi farfelu que moi.

— Asseyez-vous sur le lit, côte à côte !

À cet instant seulement, Stephan a tout compris.

— Je sais ce que vous préparez, Bernard…

— Ingénieux, n’est-ce pas ?

— Vous n’allez pas faire une chose pareille…

Andrée s’était assise. Lui se tenait debout devant elle. J’ai pensé qu’à la rigueur ça pouvait coller. Après tout, il pouvait fort bien s’être dressé à mon entrée.

J’ai fait un pas en direction de la table de chevet, parce que j’étais censé prendre l’arme dans le tiroir… Puis j’ai tiré, posément, sans affolement, en « pensant » chaque balle… Je savais que le chargeur en contenait huit. Il y en avait quatre pour chacun… Et il fallait qu’elles tuent. Je ne pourrais pas les achever après…

J’ai commencé par ma femme parce qu’elle était près de moi. J’ai visé sa tempe. À moins d’un mètre je ne pouvais pas la rater !

Comme dans un rêve qui se serait déroulé lentement, j’ai vu s’ouvrir la tête d’Andrée… Un flot rouge a jailli. Deux balles avaient suffi. J’ai relevé l’arme. Stephan s’élançait vers la porte. En un éclair, je me suis dit que cette position ratifierait ma version. Je lui ai vidé six balles dans le dos. Il a fait encore un pas et s’est abattu devant la porte. Je me suis dit :

« Voilà, Bernard, c’est fait. Le jardin est labouré, toutes les mauvaises plantes sont enfouies dans son sol… »

Ne pas s’emballer. Réfléchir, bien réfléchir… Tout s’était déroulé comme je l’avais voulu, et presque comme je l’avais pensé. Maintenant, il s’agissait d’aller jusqu’au bout des détails : primo, prendre les reconnaissances de dettes dans les poches de Stephan. J’ai jeté mon revolver sur le tapis et me suis agenouillé devant la chaise où il avait jeté sa veste. Les trois papiers timbrés s’y trouvaient, réunis par une grosse agrafe métallique.

Je les ai pris et j’ai remis le portefeuille du mort en place…

Que devais-je faire encore ? Je sentais couler les secondes… Je percevais déjà le remue-ménage dans l’immeuble ! Huit balles, on ne pouvait croire à un échappement d’auto.

J’ai entrouvert le tiroir de la table de chevet… Bon, et après, qu’avais-je prévu ? Oh ! les lettres…

Je suis allé à la coiffeuse de ma femme. Dans un tiroir, il y avait une boîte contenant ses fards. J’ai glissé les trois lettres d’amour écrites par Stephan sous cette boîte…

Je me suis arrêté. L’odeur suave de la chambre se dissipait. À la place montait un puissant remugle de mort. C’était fade et obsédant. Les deux cadavres étaient vraiment des cadavres… La mort les avait fauchés dans des attitudes bizarres qui n’appartenaient qu’à elle…

Ma voix intérieure continuait de m’exhorter au calme :

« Ne te presse pas, Bernard… Les voisins sont en train de s’interroger… Ils n’ont pas encore sonné. Et quand même ils sonneront, tu auras un peu de temps devant toi. Que reste-t-il à faire encore ? Les lettres d’amour sont en place… Tu as les reçus… Oh ! les reçus ! On va peut-être te fouiller… Débarrasse-t’en ! »

Il n’était pas question de les brûler, car le feu laisse des cendres. Je suis allé aux toilettes. J’ai déchiré les papiers dans la cuvette et tiré la chasse. Je regardais le bouillonnement grondant de la petite cataracte tourbillonnant dans la cuvette de porcelaine. Lorsque l’eau a été évacuée, il ne restait pas une parcelle de papier dans le récipient.

« Tu as de la chance, Bernard… Tu vois comme tout se passe admirablement ! »

Un coup de sonnette m’a fait sursauter. Je ne devais pas leur ouvrir tout de suite. La chasse d’eau, en s’emplissant, produisait un gargouillement éloquent. On ne comprendrait pas que je l’aie actionnée après avoir commis un double meurtre.

Pendant que s’accomplissait ce bruit, j’ai pris le tube de rouge à lèvres d’Andrée sur sa coiffeuse et je suis allé l’appliquer sur les lèvres et les joues de Stephan. Sa bouche devenait violette. Il ne respirait plus. Il avait le regard fixe et voilé… Ses yeux maintenant semblaient sombres…

Les coups de sonnette ont repris, entrecoupés de coups de pied dans le chambranle… C’était le moment d’affronter mon avenir.

Je suis allé ouvrir la porte !

CHAPITRE VI

Ils étaient tout un groupe admirablement composé par le hasard. Un groupe dont on ne voyait que les visages dévorés par la curiosité et l’inquiétude. Au premier plan la concierge, évidemment, avec son air d’apprendre des catastrophes à ses contemporains… Je venais d’assurer les ragots de ses vieux jours, à celle-là !

— Monsieur Sommet, on a cru entendre…

Ils ont bien compris, à mon visage, que leur inquiétude était fondée.

Je me suis écarté pour les laisser passer… Ils avaient le droit de voir… Et puis, j’avais intérêt à ce qu’ils brouillent un peu tout cela !

Ils ont hésité, en louchant sur la porte de la chambre. Par l’encadrement on distinguait les jambes de Stephan. Alors ils se sont avancés, non pas comme des gens curieux qui s’approchent d’un accident, mais comme une patrouille de choc entrant dans un village pas complètement évacué par l’ennemi. Mon voisin du dessous, un ancien officier d’Indochine, rongé par un cancer du foie, est venu à moi.

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Ça ne se voit donc pas ?

— Elle vous trompait ?

— Je suis arrivé à l’improviste… J’ai entendu des petits rires dans la chambre… Ils étaient vautrés sur le lit… Alors…

Il a hoché la tête d’un air entendu… Il comprenait. Tout le monde comprend ces choses-là en France… C’est bien pourquoi j’avais choisi le crime passionnel pour me débarrasser de ces deux êtres qui encombraient ma vie ! Je venais de commettre un crime parfait : un vrai ! J’allais passer aux assises, d’accord, mais je serais acquitté ! Au fond, c’était simple… Ensuite, fini, plus d’arrière-pensée, plus la moindre crainte de la police !

J’avais eu une idée de génie.

*

Les policiers ont eu le même regard compatissant que l’ancien colonel. Eux aussi comprenaient. Pour la justice, je n’étais pas un meurtrier courant, mais une sorte de louche héros. On admire toujours l’homme trompé qui fait lui-même sa justice. Ils m’ont arrêté sans me passer les menottes, et lorsqu’on m’a incarcéré, les gardiens du Dépôt, puis ceux de la Santé, ont été très courtois avec moi. J’avais presque l’impression de débarquer dans une espèce de pension dont le personnel s’efforçait de corriger la froideur par la chaleur de son accueil.

Ma première nuit de prison a été merveilleuse. Pour la première fois de mon existence, j’avais la rassurante impression d’être en marge de la vie, de ne plus avoir à décider quoi que ce fût… C’était cela, au fond, qui avait fait de moi un pauvre type : cette constante obligation de s’engager, de choisir… J’étais né pour contempler en silence ; pour méditer… Je détestais l’action… La seule qui m’eût intéressé, c’était précisément celle que je venais d’accomplir pour me débarrasser des pesantes servitudes !

Longtemps, à la lumière bleue de la cellule, j’ai contemplé l’affreux tableau des deux cadavres gisant dans ma chambre à coucher. Il ne m’effrayait pas ; il n’était affreux que pour les autres… Il me procurait au contraire une sensation délectable de délivrance. Soudain, c’était comme si ces deux êtres n’eussent jamais existé. J’avais passé des années aux côtés d’Andrée, et cette longue période d’attelage me laissait intact, désert, sans mémoire… Si j’évoquais Stephan, je me sentais fier de l’avoir supprimé, fier d’avoir anéanti cet être superbe et moqueur. Il me semblait, curieusement, que j’avais rendu service à l’univers en arrachant de lui ce garçon insolent.

Peu importaient les pénibles formalités qui devaient suivre. J’étais prêt. On pouvait me traîner devant un jury, étaler ma photographie en première page des journaux, prendre ce qui me restait de biens : j’étais libre… Libre. Un jour prochain je repartirais de zéro… Ces deux morts m’offraient une nouvelle vie. La vie dont tous les hommes rêvent : celle qu’ils peuvent enfin choisir ! Celle qu’ils peuvent vraiment construire ! À ce titre-là, je pense, j’éprouvais une certaine reconnaissance pour ma femme et Stephan. Ils m’avaient délivré en mourant !

*

Le lendemain, on m’a demandé de choisir un avocat. J’en connaissais plusieurs. J’étais même assez lié avec un maître du barreau, mais je ne voulais pas faire appel à des gens de ma vie passée pour m’aider à préparer ma vie future… J’aurais considéré ce choix comme une trahison vis-à-vis de moi-même !

J’ai dit qu’on désigne un défenseur d’office…

J’ai eu droit à une jeune avocate à mine triste qui ne devait pas plaider tous les jours. Elle était petite, brune, avec une peau jaune peu appétissante et un regard résigné qui vous donnait envie de lui faire du mal. Elle boitait légèrement et ne devait pas espérer grand-chose de l’avenir.

Je représentais une aubaine pour elle, mais une aubaine très banale en somme. Les circonstances qui m’avaient poussé au meurtre plaidaient en ses lieu et place.

Il lui suffirait de les relater pour émouvoir le jury et arracher l’acquittement… Elle s’appelait Sylvie Foucot.

Lorsque nous avons comparu devant le juge d’instruction, elle s’est fait faire une indéfrisable qui lui donnait l’air d’une serveuse de bistrot. Ses cheveux rêches ressemblaient aux deux ailes d’un oiseau noir. Elle était ridicule, avec son nez pointu, jaune et rosâtre du bout, son regard éploré, et sa démarche de canard.

Le juge Lechoir, au contraire, avait beaucoup d’allure. C’était un grand quinquagénaire un peu voûté, aux cheveux blancs, aux lunettes d’or, et dont les vêtements usés étaient de bonne coupe.

Il m’a regardé entrer et a eu un petit salut bref.

— Asseyez-vous…

Depuis mon crime, c’était la première personne qui ne me témoignait aucune sympathie. Il restait neutre, sévère, infiniment dangereusement objectif.

J’ai pris une chaise et j’ai attendu que mon avocate soit assise pour l’imiter. Ce cérémonial me troublait quelque peu. Brusquement je me sentais moins content de moi. Confusément, j’avais la notion d’un danger dont je n’arrivais pas à m’expliquer la nature… Ce magistrat racé m’intimidait. Lui, ne se satisfaisait pas des mobiles qui font pleurer les soubrettes ! Il avait l’œil glacé. Un meurtre restait un meurtre, quelles que fussent les raisons l’ayant motivé…

Dans le fond du bureau se tenait un gros homme sanguin. Le greffier. Il respirait bruyamment…

Le juge s’est tourné vers lui. L’autre a levé son porte-plume. Il avait devant lui une rame de grands feuillets de papier glacé.

— Monsieur Sommet, je vous demande de me faire une relation très succincte des faits…

Il a croisé ses mains hérissées de veines bleues sur son sous-main au buvard neuf.

J’ai fermé les yeux… Je devais choisir mes mots maintenant. Bien peser mes termes… Derrière chacun d’eux se cachait un maléfice à conjurer…

J’ai commencé par mon voyage à Angers… J’avais gardé le courrier officiel y afférent et il figurait au dossier.

De ce côté-là pas de problème : j’étais attendu à la préfecture ! Pas de problèmes non plus sur l’accident d’Étampes… Le rapport de police était éloquent. J’ai expliqué que je m’étais rendu à la gare et que j’avais essayé de prendre un train pour me rendre à ce rendez-vous… Tout cela tenait magnifiquement ; je m’en rendais compte en l’énonçant à haute voix.

Cette narration extériorisait ma machination ; je comprenais mieux à quel point elle était solide, bien agencée !

— J’ai télégraphié alors au chef de bureau de la préfecture d’Angers…

De temps à autre le juge prenait des notes. Ç’a été le cas après cette déclaration. Il allait en faire vérifier l’exactitude…

La plume du greffier grinçait sur le papier glacé. Ce diable d’homme parvenait à écrire d’une écriture régulière, calligraphiée, en suivant le rythme de ma déposition. Il lui arrivait même de s’arrêter à l’instant précis où je cessais de parler…

— Je suis rentré chez moi…

Le juge m’a interrompu pour la première fois :

— Votre concierge qui vous a vu passer prétend que vous aviez l’air préoccupé !

Premier coup d’épingle. Je devais faire très attention.

— Monsieur le juge, il n’est jamais drôle d’emboutir sa voiture et de manquer un rendez-vous important sur le plan professionnel !

Il a hoché la tête.

— En effet. Vous lui auriez parlé d’un coup de fil urgent…

— Je voulais appeler la préfecture d’Angers avant midi, pour m’expliquer en détails. Un télégramme est toujours laconique…

— Continuez…

Je tiens toujours le bon bout. Tout cela était d’une solidité à toute épreuve. C’était du sans bavures ! Pas la moindre lézarde ! J’avais construit un édifice qui pouvait résister à tous les coups de boutoir de l’instruction.

— Je suis arrivé devant ma porte… J’ai sorti mes clés !

— Pourquoi ?

— Mon Dieu, puisque je les avais sur moi ! Surtout qu’à ces heures, ma femme fait des courses…

Pendant les courtes interruptions, le greffier réussissait à prendre des pastilles Valda dans une boîte. Il soufflait avec force sur les particules de sucre qui tombaient sur ses documents.

— Ensuite ?

— Je suis entré. Comme je m’apprêtais à refermer la porte, j’ai entendu des rires, venant de ma chambre à coucher…

J’ai fermé les yeux. J’arrivais au point critique… Je devais non seulement ne pas commettre d’impairs, mais aussi paraître affecté ! On ne décrit pas un double meurtre comme une partie de campagne.

— Cela m’a surpris, ai-je murmuré d’un ton altéré. Je n’ai pas pensé immédiatement que ma femme me trompait, mais cependant, je crois que j’ai eu comme un pincement au cœur…

Je feignais de rechercher la vérité de cet instant culminant dans le pêle-mêle de mes souvenirs…

— Je suis allé jusqu’à la chambre, j’ai ouvert…

Là, il fallait un silence… Un grand silence avant le plongeon. Ce que j’allais dire s’inscrirait de façon indélébile sur ces longues ramettes de papier… Une fois que ça aurait franchi mes lèvres, je ne pourrais plus rien pour le rattraper…

Ma petite avocate était mal à l’aise. Non à cause de mes déclarations, mais parce que le juge l’intimidait. Elle devait avoir l’impression de passer un examen…

— Et je les ai vus… Ils étaient sur le lit… Ils ne faisaient pas l’amour… Non, c’était pire… Ils riaient, ils s’amusaient, ils avaient l’air heureux… Oh ! monsieur le juge… Je…

Je me suis pris le visage dans les mains. À cet instant une larme eût été la bienvenue, mais j’étais sec !

— Veuillez poursuivre, monsieur Sommet.

— Eh bien… Oh ! c’est confus…

Il a relevé la tête. Je venais de balancer une bêtise. Tous les meurtriers allèguent la confusion lorsque le moment est venu de décrire leur meurtre…

Je me suis hâté de rectifier :

— Je revois tout avec précision, mais pas dans l’ordre, comprenez-vous…

— Nous tâcherons à ordonner tout cela, a fait le juge de sa voix sobre et indifférente.

— Je crois que Stephan s’est dressé… Il m’a regardé… Il a dit quelque chose dans le genre de : « Tiens ! Berny… Andrée et moi étions en train de plaisanter »… Ou je ne sais pas… Il a dit quelque chose pour nier l’évidence, quoi ! C’est ignoble… Je ne crois pas me tromper en vous disant que ç’a été le coup de pouce à ma rage… Je me suis précipité vers la table de chevet… J’ai pris le revolver… J’ai tiré… Tout le chargeur… J’aurais voulu détruire le monde entier à cet instant !

— Le monde entier sauf vous, a murmuré le juge.

Qu’entendait-il par là ? Le monde entier sauf moi ? Il n’allait pas me reprocher de ne pas m’être suicidé, tout de même ! Dans le fond, j’aurais pu m’offrir un simulacre pour prouver à ces messieurs la profondeur de mon désespoir. Le suicide est un des principaux instruments de mesure du chagrin. Beaucoup de gens s’y laissent encore prendre… Seulement, pour se rater avec un pistolet lorsqu’on vient de liquider deux personnes, il faut vraiment y mettre de la bonne volonté !

Je songeais à tout cela et j’étais presque parvenu, quelques secondes durant, à m’abstraire. Mon avocate s’est raclé la gorge pour me rappeler à la réalité. Sans doute avais-je la figure du monsieur placé en face d’une évidence à laquelle il n’avait pas songé. Or, dans l’esprit de ce juge, un homme dans ma situation « devait » obligatoirement songer à « ça ».

— Je pourrais vous répondre, monsieur le juge, que mon revolver était vide, car j’ai tiré jusqu’à épuisement ; mais franchement non : je n’ai pas eu l’idée de mettre fin à mes jours. J’étais beaucoup trop hors de moi-même… Hors de ma portée, si je puis dire, pour en finir à cet instant…

Il a esquissé un petit geste court, style « après tout c’est votre affaire » puis il a passé, comme il le faisait à tout bout de champ, un doigt entre son col de chemise qui commençait à s’élimer et son cou qui finissait de se friper.

— Revenons à nos moutons, a déclaré le juge Lechoir.

Son gros greffier a souri. C’était vraiment l’expression qui convenait ! Stephan et Andrée étaient semblables à deux malheureux moutons, dociles jusqu’à l’abattoir, qui s’étaient laissés mettre à mort en bêlant leur peur.

— Sur qui avez-vous tiré en premier, Sommet ?

Il le savait ? C’était écrit en toutes lettres dans les constats de police… Mais son job n’est-il pas basé sur des redites ?

— Sur ma femme !

— Pourquoi votre femme ?

J’aurais pu lui faire la célèbre réponse :

« Et pourquoi pas ? »

— Vous me demandez une espèce de démultiplication de ma pensée, monsieur le juge !

— Je vous demande la vérité !

— Je l’ai dite !

— Le déroulement véritable de cette vérité ! a-t-il appuyé en tirant sur ses manchettes amidonnées.

Lorsqu’il a eu fait ce geste, j’ai constaté que les manches de sa chemise étaient bien trop longues. C’étaient d’anciens poignets mousquetaires qu’on ne rabattait plus car ils étaient élimés à l’endroit du pli. La femme du juge avait cousu les boutonnières supérieures et noyé cette usure et ce ravaudage dans une quantité folle d’amidon… Maintenant, l’extrémité de la nouvelle manche lui arrivait presque au bout des ongles. Je n’ai pas souri, parce que j’ai eu la présence d’esprit de réprimer mon amusement. Pourquoi ce genre de détails, en cet instant solennel, me faisait-il du bien ? Ils me rattachaient à la vie des autres… À cette nouvelle vie tentante sur laquelle je venais de prendre une option.

Mon avocate regardait par la fenêtre étroite et grise… On apercevait un toit de zinc, avec un pigeon, perché au bord du gouffre de la rue, paraissant guetter une voix secrète dans la rumeur qui montait d’en bas… Et puis il y avait le ciel surtout, un ciel patiné comme une vieille pièce d’argent… À quoi songeait-elle ? À mon affaire ? À d’improbables amours ?

— Continuez, Sommet !

— Mon Dieu, je crois avoir tout dit… J’ai tiré sur ma femme… Pourquoi sur elle ? Parce que certainement c’était elle le foyer de ma haine. J’aurais sans doute vidé mon chargeur sur elle, mais Stephan s’est élancé vers la porte… Alors j’ai braqué mon arme sur lui et continué à tirer, voilà…

— Et après ?

— Après ?

— Oui. Entre le moment où vous avez fini de tirer et celui où vous avez ouvert aux voisins ?

— Je ne sais pas… J’ai laissé tomber l’arme… Je me suis agenouillé devant ma femme…

— Pour voir si elle vivait encore ?

— C’est possible…

— Si elle avait encore vécu, l’auriez-vous achevée ?

J’ai haussé les épaules.

— Sûrement pas. Mais pourquoi ces suppositions, monsieur le juge ?…

Je n’avais pas pu retenir cette riposte. Il m’énervait avec son air de grand bourgeois ruiné et ses chemises rafistolées…

Le greffier a frotté le bec de sa plume sur un chiffon réservé à cet usage. Il pensait à autre chose entre les phrases, et ne me regardait même pas. J’avais l’impression que mon histoire ne l’intéressait pas le moins du monde. Il avait dû enregistrer des dépositions tellement plus passionnantes que la mienne. Un cocu qui tire sur les coupables, c’est banal, c’est commun… C’est sans mystère, sans grandeur…

— Ensuite ! a repris Lechoir.

L’avocate s’est raclé la gorge.

— Monsieur le juge… Je pense que mon client est à bout de nerfs… Je vous prie de constater qu’il a fait un loyal effort afin de vous dire la vérité et que…

Je l’ai interrompue :

— Pas du tout, maître, je suis à la disposition de monsieur le juge !

Elle s’est tue. Elle avait peur du juge, peur de moi, aussi, non pas en tant qu’assassin, mais de moi en tant qu’homme. Elle devait habiter un petit appartement avec une vieille maman et peut-être avait-on fait de la salle à manger son bureau ?

Je ne sais pas pourquoi je la voyais manger dans une cuisine auprès d’une dame âgée…

— En ce cas…

— Donc, vous avez contemplé votre femme… Mais plusieurs minutes se sont écoulées entre les coups de feu et l’arrivée des voisins, vous avez regardé le corps de Mme Sommet pendant plusieurs minutes ?

J’ai secoué la tête.

— Maintenant, monsieur le juge, vous parlez de minutes ! Mais je vous jure qu’alors le temps ne comptait plus… J’étais hébété… Détruit ! Il y a eu des coups de sonnette à ma porte, des coups de pied ! Il m’a fallu du temps pour réaliser…

— Bon, n’insistons pas !

Il a fait un signe au greffier. L’autre a posé son porte-plume, puis il a séché les dernières lignes du feuillet avec un épais buvard vert qu’il manipulait avec onction, en tirant une langue épaisse d’hépatique.

Le juge a lu à haute voix la déposition.

— D’accord, maître ? a-t-il demandé à la noiraude.

— Certainement.

— Signez !

C’est à elle qu’il demandait un accord et de moi qu’il exigeait une signature. J’ai mis mon paraphe sous les lignes noires, bien rangées, du gros greffier rougeaud.

— Ce sera tout…, pour aujourd’hui…

Il s’est incliné devant la petite avocate. Elle a hésité à lui tendre la main, mais elle n’a pas osé et nous sommes sortis dans le couloir où les gardes m’attendaient en discutant avec des collègues…

CHAPITRE VII

Maître Sylvie Foucot est revenue me voir le lendemain dans ma cellule.

J’aimais ma cellule. Elle constituait le purgatoire de mon ancienne vie et l’antichambre de ma vie nouvelle. J’y étais enfin seul avec moi-même, seul avec mon orgueil satisfait… Seul avec mes rêves… Ces sacrés rêves qui dérivaient sans trêve au fil de ma pensée…

On a tiré le verrou, le gardien a murmuré :

— Votre avocate !

Elle est entrée en claudiquant. Elle paraissait plus misérable que de coutume, et pourtant sa robe noire était neuve, le jabot en était propre. Mais par-dessus il y avait sa pauvre figure jaunasse de vieille fille confite dans une pauvreté douillette de bon ton…

Elle s’est assise sur le lit, car la position debout lui était pénible. Je n’ai pu me retenir de la questionner.

— Vous vivez avec votre mère, n’est-ce pas ?

Cette fille était mon défenseur, c’est-à-dire qu’elle avait pour mission de m’apporter aide et assistance, et pourtant, chose curieuse, j’avais l’impression que c’était à moi de lui porter secours.

— Oui, pourquoi ?

— Elle est veuve, votre mère ?

— Oui…

— Votre père était un fonctionnaire principal ?

Elle a souri et son regard s’est empli d’un éclat bizarre qui exprimait de la peur et de l’indécision.

— Vous en savez, des choses…

— Je ne les sais pas…

— Comment cela ?

— Je les devine. Je crois que je suis très psychologue, vous ne pensez pas ?

— Sûrement !

J’aurais pu continuer encore longtemps à lui raconter sa vie, comme on fait une démonstration ; mais à quoi bon l’épater ?

— Quoi de nouveau, maître ?

— Rien, sinon que nous sommes convoqués chez le juge, tantôt !

— Encore !

— Oui…

— Mais que veut-il que je lui dise ?

Elle a détourné les yeux. Avec sa tête rentrée dans les épaules, elle avait l’air d’une poule noire malade.

Elle a balbutié :

— J’ai l’impression qu’il vous croit coupable !

J’ai ressenti un pincement au cœur.

— Qu’il me croit coupable ! Naturellement, je suis coupable, je n’ai pas cherché à le nier…

— Non, vraiment coupable…

— Expliquez-vous.

Elle a eu comme un furtif élan vers moi. À cet instant, j’ai senti qu’elle voulait vraiment m’aider ; pas seulement afin de bien faire son métier, mais parce qu’elle avait envie de me préserver d’un péril.

— Dites, monsieur Sommet !

— Maître ?

Je m’efforçais de rester froid, calme, détaché… C’était relativement facile à cause de ce malaise qui me grimpait le long de la colonne vertébrale et me glaçait le cœur.

— Les faits se sont bien déroulés de la façon que vous avez décrite ?

— Bien sûr !

— Ah ! bon. Voyez-vous, une chose a fait tiquer les enquêteurs, et surtout le juge…

— Quelle chose ?

— La conduite de votre femme. Elle n’avait jamais reçu de visites suspectes chez vous ! Elle sortait peu…

— Elle a reçu Stephan parce que je partais en voyage…

— Vous êtes parti en voyage d’autres fois et elle n’a reçu personne !

— Qu’en savez-vous ?

— Votre concierge…

— Au diable ma concierge ! Elle n’a jamais fait sentinelle devant ma porte tout de même ! Et même si Andrée recevait Stephan pour la première fois dans ma propre chambre, en quoi cela est-il suspect ? Il y a une première fois à tout ! Mettons alors que le hasard m’a fait tomber sur cette première fois-là !

La petite avocate n’a pas insisté.

— Le juge Lechoir est un homme méticuleux qui va toujours très au fond des choses…

Allons bon ! Il avait fallu que je tombe sur un coupeur de cheveux en quatre ! Ça promettait !

— Mais, bonté divine, maître, quelle autre version pourrait-on opposer à la mienne ? Ce n’est tout de même pas ma faute si j’ai eu un accident sur la route, qui m’a obligé de rentrer chez moi…

— Évidemment !

— J’ai voulu prendre un train pour Angers ! Il n’y en avait pas !

Elle s’est dressée.

— Mais oui, pour ma part je suis convaincue, monsieur Sommet…

— Vous êtes tellement convaincue que vous venez de me demander si les faits s’étaient bien déroulés tels que je les avais décrits !

Elle a baissé la tête.

— Je… je devais vous poser cette question ; mon métier…

— Bien sûr, votre métier !

Pauvre gosse ! Son métier… Il lui convenait aussi mal que le mien. Elle n’était pas faite pour ça, mais pour vivre une vie aérée, auprès d’un homme… Une vie qu’elle ne connaîtrait jamais, car elle n’aurait pas la force, elle, de la conquérir…

— Vous êtes heureuse, maître ?

Elle a rosi.

— Quelle drôle de question…

— Quel âge avez-vous ?

— Mais… Monsieur Sommet !

— Oh ! je ne devrais pas, mais nous ne sommes pas dans un salon ; après tout je suis un assassin, je peux me permettre de jongler avec les convenances…

Elle a hoché la tête.

— Vous n’êtes pas un assassin, monsieur Sommet… Enfin, pas un assassin ordinaire.

Elle ne croyait pas si bien dire.

— Alors, quel âge ?

— Vingt-neuf ans !

— Pas mariée, j’ai vu… Fiancée ?

— Non.

— Alors : la maman, les affaires qui marchent mal et l’appartement vieillot avec les trophées d’autres générations qui vous donnent envie de vomir ?…

— Pourquoi me dite s-vous ça ?

— Parce que vous m’êtes sympathique, mon petit…

Un prévenu qui parlait d’un ton protecteur à son avocat ; qui l’appelait mon petit, lui donnait des conseils, le questionnait sur sa vie privée : cette scène cocasse ne devait pas se trouver souvent dans les prisons de l’État.

— Voyez-vous, maître…

— Oui ?

— Vous manquez d’air !

Elle a eu un froncement de sourcils…

— C’est la vieille maman qui vous attache ? Il faut vite couper la corde… D’abord aller chez un bon coiffeur, vous êtes coiffée comme une bonniche qui va à la noce !

Ça m’avait échappé, ça aussi. Je le regrettais en voyant des larmes dans son regard.

— Excusez-moi, mais c’est vrai…

— Je…, j’ai eu un accident, ces derniers temps, ma cheville n’est pas encore remise et…

— Ah bon, ce n’est pas une infirmité, votre claudication ?

— Non. Je suis tombée dans l’escalier de notre immeuble…

Et parce qu’elle était tombée dans l’escalier de son immeuble, elle se faisait brûler les cheveux dans un petit salon de coiffure de quartier ! Pour une avocate, elle manquait de logique dans sa défense… Je ferais bien de prendre garde à la mienne.

— Vous vous moquez de moi, a-t-elle soupiré. Je sais, je suis risible. Vous savez que si vous voulez prendre un… autre avocat, vous le pouvez encore, la loi vous y autorise.

Elle voulait se draper dans sa dignité, mais au lieu de dire « un autre avocat » elle avait failli dire « un vrai ! ». Je le sentais. Et elle savait que de mystérieuses antennes me permettaient de lire en elle, d’y voir sa détresse… Elle ne savait pas être digne, comme elle ne savait pas être avocate !

— Je ne désire pas d’autre avocat que vous, mademoiselle… Je suis persuadé que vous saurez me faire acquitter !

Elle a souri, confuse. Puis son regard s’est voilé.

— Ne vous bercez pas trop d’illusions… Vous avez tout de même tué deux personnes, monsieur Sommet. Vous êtes le seul à l’oublier !

Et toc !

Contente, elle est sortie sans ajouter un mot. Elle venait de me clouer le bec et, pour elle, cela constituait comme une espèce d’importante victoire.

*

Nous nous sommes retrouvés l’après-midi dans le bureau du juge Lechoir. Ce dernier avait une chemise aux manches normales, cette fois, mais d’un mauve romantique peu compatible avec ses austères fonctions. Il la tempérait par un col en celluloïd, blanc, aux coins cassés, et une cravate noire.

Tout cela ne l’empêchait pas de ressembler cet après-midi à un dessin de Peynet — d’un Peynet un peu cafardeux.

Son greffier avait toujours son air de crapaud rassasié et sa rame de papier blanc devant lui. Cette fois il a eu pour moi un regard intéressé. Un seul, glissé languissamment sous une paupière trop lourde. Puis il a pris son porte-plume et a affûté le bec sergent-major sur le bord rugueux de l’encrier.

— Bonjour, maître Foucot ; bonjour, Sommet !

J’ai choisi la chaise, Sylvie Foucot a pris place dans le fauteuil simili-Empire qui bavait son crin lamentablement. Un silence angoissant s’est établi. Le juge avait devant lui quelques feuillets d’inégales dimensions qu’il s’amusait à superposer dans leur ordre décroissant, en les joignant tous par le même angle. Dieu, que cette opération était agaçante ! J’avais envie de crier ! Je me sentais nerveux ! J’en voulais à tous ces gens de troubler ma quiétude. Pourquoi ne me laissaient-ils pas dans la paix de ma cellule ? J’aimais la lumière de caveau qui y flottait. Une bonne lumière pour les rêves. Une lumière qui ne les effarouchait pas. J’aimais la table de bois scellée au mur, le lit dur sur lequel je me reposais bien mieux que dans notre couche « d’avant » ! J’y dormais seul ! C’est pour cela que c’était vraiment un lit !

Bien entendu, Maître Sylvie Foucot, après ce que je lui avais dit le matin, avait cru devoir modifier sa chevelure. Elle s’était fait une raie de côté. Une raie qui n’arrangeait rien, décidément.

— Sommet, aujourd’hui, j’aimerais que vous me parliez de votre voyage à Angers…

— Je vous en ai déjà parlé, monsieur le juge !

— Alors que vous m’en reparliez !

Il avait un tout petit peu haussé le ton pour bien rétablir les choses et me prouver que c’était lui qui dirigeait l’interrogatoire… Lui et personne d’autre !

— À partir de quand ?

— Qu’entendez-vous par là, Sommet ?

— Vous désirez que je vous en parle depuis le début, c’est-à-dire depuis l’instant où je me suis mis sur les rangs pour l’adjudication du travail, ou bien que je vous parle seulement du voyage lui-même, c’est-à-dire de celui que j’ai entrepris le matin du… du drame ?

— Oui, parlez-moi du voyage écourté.

— Pas écourté, monsieur le juge : stoppé !

— Si vous voulez !

— Je ne veux pas, mais j’ai cru remarquer que vous teniez aux nuances.

Jamais la petite avocate n’avait été aussi malheureuse de son existence. Elle se trémoussait sur sa chaise et a fini par faire tomber sa serviette. Je me suis baissé pour la lui ramasser.

— Je vous en prie ! a-t-elle chuchoté, très vite, lorsque mon oreille est passée au niveau de ses lèvres…

Mon ton cinglant l’avait affolée.

En me redressant, mon regard a croisé celui du juge. Lechoir était impassible, mais ses yeux fixes n’annonçaient rien de bon. Cet homme ne se laissait impressionner ni par les fortes têtes ni par les beaux parleurs.

— Alors ?

— Eh bien, j’ai quitté mon domicile à sept heures environ…

— Votre femme dormait ?

— Je l’ai réveillée pour lui dire au revoir…

— Ensuite ?

— J’ai pris ma valise et je suis allé au garage… chercher ma voiture. Alors j’ai pris la route.

— Et vous ne vous êtes pas arrêté en cours de route ?

Quelque chose qui ressemblait diantrement à un signal d’alerte a fonctionné dans ma tête. DANGER ! Je me suis souvenu du coup de fil à Stephan… Était-ce à cela que le juge faisait allusion ?

Pourtant cela m’étonnait. Comment aurait-il pu en avoir connaissance ?

— Je me suis arrêté lors de l’accident, monsieur le juge.

— Mais pas entre-temps ?

Oui, il savait. Il avait beau s’appliquer à rendre sa figure de magistrat pareille à un masque, je lisais ses pensées. Il savait !

— Oh ! oui… J’ai téléphoné à Stephan, justement !

Il n’a pas bronché. Par contre mon avocate a eu un petit mouvement de surprise et m’a regardé avec reproche.

— Ça m’était complètement sorti de la tête, ai-je dit, mornement, du ton d’un homme qui n’espère pas être cru.

— Pourtant, pourtant ! a grommelé le juge. Si encore il s’agissait d’un coup de fil à quelqu’un d’autre je comprendrais, mais à votre victime, Sommet ! À votre victime !

— Tellement de choses se sont passées depuis, monsieur le juge.

— Pourquoi avoir appelé votre… heu… ami ?

Il s’agissait de trouver un prétexte plausible, de le trouver vite.

— Oh ! pour peu de chose…

— Vous avez pourtant exigé de son domestique qu’il l’éveillât !

Il savait tout ! Salaud de Li ! Je le prenais pour une statue impassible, et c’était un larbin comme les autres, prêt à déposer pour se rendre intéressant et épater la cuisinière.

— Eh bien voilà, quelques jours auparavant, j’avais dit à Stephan, dans le courant de la conversation, que j’allais à Angers pour affaires. Stephan était un gourmet !

J’ai pris un ton âpre, un tout petit peu haineux, juste ce qu’il fallait.

— Un jouisseur dans toute l’acception du terme. Il m’a demandé de lui rapporter un pâté qu’on fabrique là-bas…

Je m’écoutais avec incrédulité. J’étais franchement mauvais, et je le sentais. Voilà que je m’embarquais dans une ridicule histoire de pâté, alors que j’ignorais même si l’on en fabriquait à Angers…

— Alors ? a pressé le juge.

Il avait ce visage impénétrable des critiques de théâtre lorsqu’ils assistent à une mauvaise générale. On cherche en vain leur mécontentement, ils restent de marbre… Mais on devine que leurs réactions n’en seront que plus violentes. Lechoir serait très violent lorsqu’il abandonnerait son air attentif et gourmé.

— Alors… je ne me souvenais plus du nom du… du pâté !

Je trouvais le mot de plus en plus ridicule…

— Je… j’ai téléphoné à Stephan pour lui demander qu’il me le rappelle.

— Et quel est ce nom ?

— Je… Eh bien, je l’ai encore oublié. C’est un nom très simple… pourtant…

J’ai fait mine de chercher dans ma mémoire. Ça m’a permis de regarder où j’en étais. Sylvie Foucot avait l’air catastrophée. Le juge ne me regardait plus et s’était mis à tailler un crayon.

Les petits pétales de bois, bordés de rouge, pleuvaient sur ses documents. Il a effilé la mine jusqu’à ce qu’elle devînt pointue comme une épingle. Après quoi il a secoué les feuillets au-dessus de sa corbeille à papier…

— Croyez-vous que ce nom ait de l’importance, monsieur le juge ? a bredouillé mon avocate.

Il lui a souri, méchamment, du bout des dents, avec l’air de dire « de quoi je me mêle » !

— Naturellement, maître, puisque je le demande à Sommet.

« Il est surprenant que l’inculpé se soit arrêté en cours de route pour téléphoner à sa victime… Et surtout qu’il l’ait éveillée afin de lui demander le nom d’un certain pâté ! »

— À cet instant de la journée, la victime était mon ami, du moins je le croyais, monsieur le juge !

Il a fait un signe approbateur.

— Soit. Vous avez téléphoné d’où, Sommet ?

— D’un bureau de poste…

— Alors vous partiez pour traiter une affaire importante, et vous avez songé à…

— J’étais en avance ; et je ne vois pas pourquoi, monsieur le juge, le fait que j’aille à Angers traiter une affaire soit incompatible avec une attention amicale ! J’ai toujours rapporté à ma femme et à mes amis des présents de mes voyages, qu’ils fussent d’affaire ou non. Je crois que c’est une conception de vie, simplement…

Le juge s’est fâché.

— Vous mentez, Sommet !

— Monsieur le juge !

Je devais être blême. L’extrémité de mes mains était glacée. Je haïssais ce magistrat obstiné plus que je n’avais jamais haï personne ; plus que je n’avais haï Stephan.

Lechoir compulsait ses feuillets avec un calme qui me tuait. Ses mains ne tremblaient pas. Il avait le bon droit de son côté. LA LOI pour lui ! et même le temps !

Pourquoi s’acharnait-il ainsi sur moi ? Il semblait en faire un cas personnel ! De quel droit ?

Lorsqu’il a eu trouvé un paragraphe qui l’intéressait, dans ses paperasses, il l’a lu. Après quoi il s’est levé et il est allé ouvrir une porte matelassée qui se trouvait dans son dos.

— J’y serais bien allé, monsieur le juge, a bêlé le greffier frileux.

Lechoir a avancé la tête dans l’autre pièce.

— Voulez-vous entrer, je vous prie !

Il s’est effacé pour laisser passer Li. Celui-ci portait un costume de ville bleu et ressemblait à un petit étudiant. Il était minuscule… Son regard oblique s’est attardé un instant sur moi. Comme il n’y avait pas de siège pour lui, le juge est allé en chercher un dans la pièce voisine. Puis il a joint ses mains.

— Monsieur N’Guyen, voulez-vous refaire votre déposition en ce qui concerne l’appel téléphonique de M. Sommet ?…

De sa voix morte, sans passion, Li s’est mis à réciter.

— Il était un peu plus de huit heures, M. Sommet m’a demandé à parler à mon maître. Je lui ai répondu que Monsieur dormait encore ; il m’a dit de le réveiller…

« J’ai pris l’appareil et je suis allé le brancher dans la chambre de mon maître après avoir averti celui-ci. Monsieur a pris la communication pendant que j’ouvrais les volets et que je tirais les rideaux. Puis je l’ai entendu demander : « À quelle heure venez-vous ?… »

— Vous prenez note, Sommet ? a interrompu le juge.

Mon avocate s’est approchée de moi et m’a chuchoté :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cet appel téléphonique ?

Elle n’allait pas s’en mêler aussi !

Naturellement elle a tout de suite battu en retraite, un peu vexée, mais surtout humiliée.

— Poursuivez, monsieur N’Guyen…

— Ces messieurs ont parlé… Naturellement je n’entendais pas ce que disait M. Sommet… Mon maître faisait des « bon », « bien », « entendu ». Il a raccroché, il semblait surpris…

Le juge s’est avancé sur son bureau comme il s’apprêtait à ausculter le meuble.

— Il semblait surpris, monsieur N’Guyen ?

— Oui, a répondu l’Annamite. Il est resté un moment à regarder l’appareil, puis il a soupiré : « Ça alors, moi qui n’avais pas envie de sortir aujourd’hui ! »

Li s’est tu. Il avait toujours son attitude réservée d’étudiant poli. Il attendait.

— Au cours de cet entretien, votre maître a-t-il prononcé un nom de pâté ?

— Un nom de quoi ? a bredouillé Li.

— De pâté… M. Sommet prétend qu’il demandait à son ami le nom d’une terrine qu’on fabrique, paraît-il, en Anjou…

L’Annamite semblait surpris. Il a secoué la tête.

— Je n’ai pas tout entendu…

— Très bien, je vous remercie, monsieur N’Guyen, ce sera tout pour aujourd’hui.

Li s’est levé. Il a fait un plongeon cérémonieux et le juge l’a escorté jusqu’à la porte du couloir.

Quand il est revenu s’asseoir, il paraissait fatigué mais comblé.

— Monsieur Sommet, a-t-il énoncé d’une voix officielle, je préfère jouer cartes sur table avec vous. J’ai la conviction que vous avez assassiné votre femme et votre ami avec préméditation et j’entends le démontrer !

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