Ça m’a rappelé ces instants affreux de ma petite enfance où notre voisin, l’ivrogne, me courait après en brandissant une fourche. Je fuyais, éperdu, sans crier, la poitrine bloquée dans un corset de glace, n’osant me retourner… Je savais que je courais plus vite que l’homme ivre ; je savais aussi, confusément, que même s’il me rattrapait il ne me ferait pas de mal car il jouait seulement à me terroriser et c’était en réalité un bon type… Pourtant ma terreur était totale. Je poussais la barrière de bois de notre maison et je ne faisais qu’un bond jusqu’à la cuisine où ma mère préparait le repas des hommes. Devant mon visage blafard et mon nez pincé elle comprenait immédiatement.
— C’est encore Teillon qui fait des siennes !
Elle s’avançait sur le pas de la ferme, les mains aux hanches et invectivait l’autre ahuri qui brandissait sa fourche devant le portail, sans oser rentrer…
Oui, ce que j’éprouvais à cet instant ressemblait à ma terreur d’autrefois. Seulement je n’avais plus de barrière pour me protéger… Et il n’y avait plus ma mère, si solide dans ce brouillard de choux ébouillantés…
Alors c’est vers Sylvie que je me suis tourné. J’étais heureux qu’elle fût une femme. Elle a plongé ses petits yeux dans les miens. Elle a senti, elle a compris…
Un brusque changement s’est opéré en elle.
— Monsieur le juge !
Sa voix avait une assurance que je ne lui connaissais pas.
— Maître ?
— Je me permets de prendre note de vos paroles…
— C’est-à-dire ?
— Je pense qu’elles outrepassent vos fonctions car elles constituent une sorte de menace.
Il n’en revenait pas. Il l’avait jugée comme quantité négligeable et voilà qu’elle se rebiffait ! Du coup je ne me sentais plus seul. Je n’étais plus le petit garçon qui se tordait les pieds dans les ornières du chemin pour fuir devant la brute.
— Qu’entendez-vous par là, maître, je crois que vous dramatisez !
— Absolument pas. Je prends vos termes à la lettre, simplement. L’affaire que vous instruisez est des plus claires. M. Sommet rentrant fortuitement chez lui… J’insiste sur le mot car vous ne pouvez le contester ! Rentrant fortuitement chez lui, disais-je, a trouvé sa femme dans les bras de son ami, et ce dans sa propre chambre à coucher… Il a vu rouge, il a tiré ! Savoir comment et dans quelles conditions, c’est ce que vous avez à déterminer… Mais vous vous appliquez à monter une affaire de préméditation, alors que c’est la dernière pensée qui puisse venir à l’esprit dans le cas présent !
— Je monte une affaire de préméditation, maître ?
La voix glacée du juge a coupé le bel effet de la jeune fille.
— Vous venez de le dire à Sommet !
— Je lui ai dit que j’avais la conviction que cette affaire était moins nette qu’il n’y paraissait à première vue. On me paie, mademoiselle, pour avoir des convictions de ce genre et pour pouvoir les étayer !
Elle n’a plus rien dit.
— Pourquoi Sommet n’avait-il pas mentionné ce coup de fil ? Il est inconcevable qu’il ne s’en soit pas souvenu !
— C’est pourtant un oubli de ma part, ai-je affirmé.
— D’où vient que le domestique n’ait pas entendu le nom de ce soi-disant pâté ?
Sylvie a haussé les épaules.
— Cet homme est asiatique, il n’aura pas pris garde à un mot qu’il ne connaissait pas. N’oubliez pas qu’il n’avait pas l’écouteur, monsieur le juge. Pendant la communication, il nous l’a dit lui-même : il vaquait à ses occupations…
— Oui, en tendant l’oreille, comme tous les domestiques ! Pourquoi la victime vous a-t-elle demandé : « À quelle heure venez-vous ? », Sommet ?
Maintenant j’avais retrouvé tout mon calme. La « sortie » que Sylvie Foucot venait de faire au juge avait rétabli l’équilibre à mon profit.
— Il m’a dit en réalité « à quelle heure revenez-vous » ! Il pensait que j’allais rentrer dans la journée.
— Et que lui avez-vous répondu ?
— Que je coucherais à Angers…
Lechoir a caressé délicatement ses joues caves, comme pour vérifier s’il les avait rasées de près.
— Et ces paroles, après le coup de téléphone, a-t-il murmuré se parlant à lui-même : « Moi qui n’avais pas envie de sortir aujourd’hui ! » Sommet ! Je le sens, vous lui avez fixé ce rendez-vous à votre domicile !
— Non ! Ridicule : je partais…
— Pourquoi a-t-il dit ça, alors !
Sylvie est intervenue une fois de plus :
— Mais ça me paraît l’évidence même, monsieur le juge…
— Vraiment !
— Mais oui. Ce coup de téléphone de M. Sommet indiquait à son ami qu’il s’absentait. Celui-ci a pensé que, la voie étant libre, il allait rendre visite à sa maîtresse…
— Et il bâillait d’ennui ! a ironisé le juge. Voilà qui est peu flatteur pour la mémoire de Mme Sommet !
— Qui vous dit que cette remarque faite sur un ton de soliloque dénotait un ennui quelconque ? C’était le genre de constatations que se ferait n’importe qui en n’importe quelle circonstance.
Cette fois, Lechoir n’a plus insisté. Il s’est levé en faisant signe à son greffier. Celui-ci a séché sa prose dont les pleins et les déliés appartenaient à une autre génération… J’ai signé sans relire et je suis sorti sans saluer le juge.
Dans le couloir, mes gardes se sont avancés avec la paire de menottes.
— Un instant ! leur a jeté mon avocate en m’entraînant au fond du couloir.
Elle est fragile, et beaucoup moins laide que je ne l’avais estimé lors de nos premières entrevues… Son regard était très animé, presque pathétique.
— Écoutez, monsieur Sommet, les choses se gâtent, vous le comprenez bien !
— Ça m’en a l’air…
— La preuve est faite que vous ne m’avez pas tout dit. Demain j’irai vous voir à la prison, réfléchissez bien : il faudra me mettre au courant de TOUT !
J’ai considéré sa bouche aux lèvres minces dont les coins tombaient, donnant ainsi à sa physionomie quelque chose d’un peu veule.
— J’avais vraiment oublié ce coup de téléphone !
Mais elle ne me croyait plus. Son incrédulité comportait une part de tristesse infinie.
— Il faudra que je vous aide, monsieur Sommet ! Et je ne peux pas vous aider efficacement si…
Le sous-brigadier qui me convoyait s’est approché en faisant tourner les menottes au bout de son index…
— Maître, on s’excuse, mais…
J’ai posé ma main sur le bras de Sylvie Foucot. De telle manière que les gardiens ne puissent voir mon geste.
— Sylvie, écoutez…
Elle est devenue écarlate. C’était peut-être la première fois qu’un homme l’appelait par son prénom… Elle était troublée par ma voix basse, un peu rauque, par mon geste fiévreux, par mon regard rivé au sien.
— Sylvie, je…
Je n’avais en réalité rien à lui dire. Tout se résumait à cet élan de reconnaissance, à ce léger contact humain qui était un merci… Je la remerciais pour son assistance de tout à l’heure. Dans le bureau du juge, j’avais été reporté vingt-cinq ans en arrière… Le voisin, la fourche, les cris de l’ivrogne, les ornières profondes du chemin, au fond desquelles croupissait toujours une confuse humidité, même pendant les chaleurs…
Elle avait eu le regard réconfortant de ma mère ; ce même élan protecteur ; cette même rébellion devant ce danger qui m’effrayait et dont elle mesurait la juste importance.
Je l’ai plantée là et j’ai tendu mon poignet au garde.
Le reste de la journée et une grande partie de la nuit, j’ai été en proie à une sorte de reliquat de cette peur.
Je me disais « Pourquoi ce juge a-t-il senti que tu étais coupable ? Qu’est-ce qui cloche dans ton affaire ? »
J’avais beau chercher, je ne trouvais pas. Tout me semblait tellement bien agencé, tellement précis… Une vraie montre de précision ! Et pourtant, ce grand diable râpé avait deviné. Il n’était pas dupe des apparences… Il avait eu mille cas semblables sur lesquels il ne s’était sans doute pas attardé ; mais il avait senti que mon cas était un cas à part…
Je suis demeuré longtemps, dans la pénombre de ma cellule, à suivre mes affligeantes pensées à la lueur bleuâtre de la vieillesse. La seule chose que je détestais, dans cette cellule, c’était la hauteur du plafond… Il se perdait dans l’ombre, très loin de mon visage, hors d’atteinte de la veilleuse et du rectangle de la fenêtre…
Le juge me croyait coupable… Préméditation… S’il parvenait à démonter ma mécanique, j’étais perdu… Le jury n’aurait aucune indulgence pour un homme capable d’une pareille machination. J’avais perpétré le plus odieux des meurtres… Et ça se terminerait pour moi un petit matin… Je ne voulais pas encore y songer. Surtout ne pas m’habituer à une telle idée, car à force de s’habituer aux sales pensées, on finit par les accepter, donc par s’y soumettre ! Oh ! non ! Surtout pas ! Dans mon histoire, un seul point noir : cet appel téléphonique à Stephan… Oui, j’aurais dû traiter cette question du rendez-vous avec moins de légèreté… Mais à part ça, malgré la faiblesse de mes explications, le reste tenait toujours !
J’avais tué ma femme en combinaison, Stephan en chemise ! Et ce, dans ma chambre à coucher où j’étais revenu à l’improviste ! De plus, on avait trouvé des lettres manuscrites de Stephan adressées à ma femme. Des lettres d’amour !
Non : j’étais idiot de m’inquiéter. Ce grincheux juge d’instruction ne démontrerait jamais que j’étais un criminel ! Tout au plus, pourrait-il laisser flotter un doute, mais aucun jury ne s’y arrêterait… Je saurais parler aux jurés… Je les voyais déjà, en face de moi, de l’autre côté du prétoire… Un langage simple, vibrant, humain, douloureux. Le langage d’un cocu ! Tous les jurés peuvent être des cocus et ils comprennent ces questions d’amour-propre… Oui, je leur décrirais ce coup de sang devant l’abominable révélation… Cet orgueil exacerbé qui vous masque la vérité… La raison qui chancelle : un voile de sang… Un goût de carnage…
Épuisé par mes pensées, j’ai fini par basculer dans un sommeil pesant, sans fond, visqueux comme ma cellule…
C’était la première fois que je la voyais sans sa robe d’avocate. Je dois dire qu’elle y gagnait beaucoup. D’habitude elle la passait avant de me rendre visite, parce que, sans doute, elle avait besoin de tous les signes de sa charge pour récupérer un minimum d’aplomb.
Elle portait un tailleur gris, à fines rayures bleues, un chemisier bleu et un petit chapeau de paille pas plus idiot qu’un autre.
Je ne l’ai pas reconnue tout de suite. Je suis resté assis devant ma petite table scellée au mur, devant le livre que je feuilletais. Elle avait mis du rouge à lèvres et arrangé sa coiffure ; de plus elle sentait bon… C’était un parfum fait de mille autres, comme on en respire dans les ascenseurs des immeubles chics de Paris. Lorsque j’étais arrivé de mon bled, pour faire mes études dans la capitale, je n’avais pas tardé à remarquer combien certains escaliers de Paris sentent bon la Parisienne… Cet ensemble de parfums finit par constituer une seule odeur, l’odeur de Paris !
— Vous sentez Paris ! ai-je murmuré en me levant. Quelle bonne idée de vous montrer un peu en civil…
Elle n’osait pas parler. Je lui ai laissé le tabouret, mais avec son beau tailleur neuf, ça la fichait plutôt mal…
— Mon Dieu, comme cette cellule est ignoble ! Je le comprends seulement maintenant ! ai-je dit en souriant… Vous êtes jolie comme tout, ainsi…
— Ne vous moquez pas de moi…
— Cessez donc de faire des complexes. Je ne me moque pas, Sylvie ! Vous êtes mignonne quand vous voulez bien faire un effort pour ne pas ressembler à un corbeau en deuil !
Elle a haussé les épaules…
— Monsieur Sommet, je pense qu’il est… anormal que vous m’appeliez par mon prénom !
Alors là, elle me le faisait à la petite bourgeoise…
— Excusez-moi, je me croyais avec une amie…
Mon Dieu, ce qu’il fallait peu de chose pour l’épouvanter ; pour la dérouter ! Un rien la faisait chanceler. Elle ne savait pas très bien comment s’y prendre pour exister… Je connaissais ce mal-là ! J’avais tué deux personnes pour m’en guérir !
— Mais je ne demande pas mieux que d’être votre amie !
— Je suis impulsif, maître… Je n’ai pas songé que je ne suis plus un ami potable !
— Ne dites pas ça… Vous croyez que je ne vous ai pas compris, moi aussi ?
Je l’ai regardée, indécis :
— Compris ? Oh, oh ! en voilà un drôle de mot… Eh bien, qu’avez-vous compris ?
— Vous avez souffert toute votre vie, je ne sais pas de quoi, peut-être de la vie, simplement ?
Je ne sais pourquoi ses paroles m’ont blessé. Elles ont réveillé mon mal que je croyais arraché de moi avec ces deux meurtres. Il était toujours présent, dans mon crâne, dans ma chair ! Toujours aigu et fade… Diffus, lancinant ! Un mal sans doute incurable… Un mal qui repoussait dans mon jardin après que je l’y eusse enterré. Oui, des pousses neuves surgissaient du sol.
À plat ventre sur mon lit étroit, je les ai regardées croître dans le noir de mon âme… C’était étouffant !
— Sylvie, je suis malheureux, très malheureux…
Elle est venue s’asseoir au pied de ma couche.
— Ayez du courage…
— Ah non ! Attendez le dernier jour pour prononcer une phrase pareille !
— Vous dites des folies, monsieur Sommet !
— C’est votre première affaire d’assises, n’est-ce pas ?
— Oui !
— Et naturellement vous avez plus peur que moi ?
— Sans doute !
— Pourquoi avez-vous choisi ce métier, Sylvie ?
— J’avais envie de secourir mon prochain et la médecine ne m’attirait pas !
— Vous vous apercevez maintenant que ça n’est pas un métier qui permet de secourir, n’est-il pas vrai ? C’est un métier de jouteur, au contraire…
— C’est vrai, mais je ferai l’impossible… Ayez confiance en moi !
— Mon affaire vous bouleverse, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Parce que c’est la première, ai-je ajouté d’un ton qui se voulait léger.
Elle a secoué la tête avec énergie.
— Non, elle m’intéresse en elle-même… À cause de tout ce qu’elle dévoile de détresse en vous…
— De détresse ?
— Oui. Voyez-vous, monsieur Sommet…
— Ne m’appelez pas M. Sommet, je vous en supplie !
— Comment voulez-vous que je vous appelle ?
Elle avait raison, comment ? Elle ne pouvait pas se mettre à utiliser mon prénom, comme je le faisais malgré moi, avec elle.
— Vous disiez ?
— Je disais que je partage l’avis du juge, ne m’en veuillez pas.
— À savoir ?
— Vous avez tué votre femme et votre ami autrement !
— Expliquez-vous !
— Ça m’est impossible, je le sens, je le devine en vous voyant, car vous n’êtes pas le genre d’homme qui saute sur un pistolet en trouvant sa femme dans les bras d’un autre…
— Vous croyez ?
— Oui. Il y a dans tout votre individu un je-ne-sais-quoi de réfléchi qui vous fait sans doute agir à contretemps, et pas comme le commun des mortels…
— Vous avez trouvé ça toute seule ?
— Oui, mais je ne suis pas la seule à l’avoir trouvé ! Le juge d’instruction est un homme très psychologue qui a eu la même impression dès le premier jour… Il a dû faire contrôler vos déclarations de très près… Et je sens qu’il a découvert quelque chose… Quelque chose de très important, qui doit sérieusement infirmer votre version !
— En ce cas, pourquoi ne produit-il pas ce quelque chose ?
— Il préfère le garder en réserve. Vous n’avez donc pas compris qu’il sape votre moral en ergotant sur les points discutables, comme ce coup de fil du matin ? Mais lorsqu’il vous estimera à point, il vous placera sa botte secrète : le gros argument devant lequel vous resterez sans voix et qui vous flanquera par terre !
— Ça m’étonnerait…
Il y a eu un silence… Elle a ôté un fil blanc de la manche de son tailleur neuf.
— Vous n’avez rien à me dire ?
— Rien, mon petit… Sinon que je vous trouve très gentille et que je remercie la Justice de m’avoir donné un avocat comme ça !
Non, très franchement, je n’avais rien à lui dire… Quelle tête aurait-elle faite en apprenant la vérité ? Ce trouble que je lui causais se serait aussitôt transformé en horreur. Elle n’aurait plus osé pénétrer seule dans ma cellule… Personne ne devait savoir ! Pas même mon défenseur !
Je n’aurais pu vivre avec la pensée qu’un être humain savait ! Même si aucun danger ne risquait de venir de lui ! C’était mon jardin à moi. Avec son fumier, ses pousses nouvelles et un chiendent pas ordinaire… Lorsque je me serais dépatouillé de ce micmac judiciaire, lorsque je serais acquitté ou que j’aurais purgé la peine légère que j’encourais, je filerais loin de tout… De mes origines paysannes, je conservais une certaine nostalgie de grands espaces et de la solitude. Peut-être avais-je raté ma vie en étant trop studieux ? Peut-être étais-je fait pour creuser de vrais labours dans des vrais champs, au lieu de remuer la terre malsaine de mon fameux petit jardin ?
J’avais toujours été un transplanté, un péquenot ! Dans le fond, c’est surtout à cause de cela que Stephan me méprisait. Lui, il était racé… Moi je n’avais pu, malgré tous mes efforts, franchir la ligne… Il restait du fumier à mes semelles et jusque dans mes paroles… Je sentirais toujours l’étable… Quoi que je fasse !
L’après-midi, en pénétrant dans le bureau du juge, j’ai compris que « c’était pour ce jour-là ». Il était immobile et solennel comme un buste de marbre… Le greffier avait remonté son cache-nez jusqu’aux oreilles, comme pour s’embusquer derrière les grosses mailles. Il mijotait dans son jus de fonctionnaire morose. Il avait pour lui un univers d’habitudes et de devoirs faciles qui le sauveraient toujours de lui-même et des autres…
Sylvie était déjà là… Elle avait les traits tirés comme après une nuit d’insomnie. Elle ne m’a pas regardé en entrant… Le juge venait de la mettre au courant. Elle savait ! Mais que savait-elle ?
— Asseyez-vous, Sommet !
— Merci…
Maintenant je connaissais bien le contact rugueux du cuir usé des accoudoirs… Je m’étais « installé » dans le petit bureau administratif… J’avais des objets auxquels me raccrocher… Des objets insignifiants, très quotidiens, qui me rassuraient comme me rassurait la rumeur de Paris montant jusqu’à la croisée… J’aimais surtout un cendrier de marbre agrémenté d’une biche en bronze dressée sur un rocher… Je l’aimais à cause de l’animal qui me faisait évoquer la montagne avec la liberté de son ciel tout proche et son grand silence intense…
— Sommet, j’ai deux questions précises à vous poser, aujourd’hui…
— À votre disposition, monsieur le juge !
— Lorsque vous êtes entré dans la chambre, vous m’avez dit que votre femme et votre ami s’embrassaient ?
— Et je le maintiens, monsieur le juge… D’ailleurs je crois avoir remarqué que Stephan était barbouillé de rouge à lèvres…
— C’est justement ce qui nous déconcerte, Sommet…
La sonnerie d’alarme a retenti en moi. Je me suis revu frottant le rouge à lèvres de ma femme sur le visage mort de Stephan. Avais-je commis une imprudence ? Avait-on pu déterminer que ces traces n’avaient pas été faites par une bouche, mais directement par le tube ?
Au lieu de parler, le juge me considérait intensément, comme s’il lisait ma panique dans mes yeux.
Je m’efforçais de rester impassible, mais j’avais un grand vide glacé dans la poitrine… Tout frémissait autour de moi : le visage fixe du juge, et ces objets inertes, dont le fameux cendrier, qui maintenant me devenaient hostiles !
Le gros greffier roulait son porte-plume entre ses doigts, avec l’air de penser à autre chose.
— Sommet, le laboratoire nous a révélé que le rouge à lèvres trouvé sur votre ami Stephan n’était pas celui que portait votre femme au moment de sa mort !
Chose curieuse, je n’ai pas été déprimé par cette annonce. Ce que j’ai ressenti était plutôt de la fureur ! Une fureur affreuse contre moi-même… Je m’en voulais d’avoir commis cette folie ! Parbleu ! Andrée, comme la plupart des femmes, possédait plusieurs sortes de rouges ! Celui que j’avais cueilli sur sa coiffeuse n’était pas celui qu’elle s’était mis le matin !
— C’est ridicule, ai-je soupiré…
Sylvie est intervenue :
— Monsieur le juge. Dans sa déclaration, mon client dit qu’en entrant chez lui, il a entendu les rires, provenant de la chambre… Pourquoi ne pas imaginer que Mme Sommet à cet instant jouait à barbouiller de rouge à lèvres le visage de son complice ? Ce sont là de ces jeux d’amants qui…
Cette suggestion était tellement pauvre qu’elle s’est tue. Le juge n’avait même pas daigné marquer une réaction. Il a joint ses mains.
— Deuxième question, … Sommet…
Il avait failli me dire monsieur Sommet, et il avait corrigé au dernier instant…
Son interrogatoire était très habilement conduit. Il me portait un coup et, au lieu d’attendre la riposte, il passait vite à autre chose…
— Monsieur Sommet…
Cette fois il l’avait dit : ça lui avait échappé. Je comprenais ce besoin qu’il avait désormais de m’appeler « monsieur ». Il me respectait soudain, parce qu’il avait eu la preuve que j’étais un vrai criminel et non pas un petit bougre de mari trompé, victime d’un coup de sang.
— Monsieur Sommet, vous n’étiez pas au courant de cette soi-disant liaison de votre femme ?
— Évidemment, non !
— Donc, vous n’avez jamais eu en main les lettres d’amour qu’elle a reçues ?
« Empreintes ! me suis-je dit ! Il y a mes empreintes sur les lettres… »
— Non, jamais !
Je m’enterrais ! Oui, c’était moi maintenant qu’on enfouissait dans le jardin !
— Jamais ?
— Jamais, monsieur le juge !
— Pourtant il y a des traces de poudre sur ces lettres… Ainsi qu’une partie de l’empreinte de votre pouce droit… Celle-ci a été produite par un peu d’huile provenant du revolver… Vous savez que lorsqu’un homme a tiré à main nue, il conserve très longtemps des molécules de poudre sur les doigts ? Vous avez oublié cela, monsieur Sommet…
En effet, j’avais totalement oublié.
— J’attends votre réponse !
— Je n’ai rien à dire… Je réfute énergiquement vos sous-entendus, monsieur le juge !
— Vous appelez cela des sous-entendus ! Mais ce sont des preuves ! Sommet, DES PREUVES !
Il s’est lissé les tempes du plat de la main.
— Vous avez tout organisé…
— C’est-à-dire ?
— La mort de votre ami et de votre femme. Vous avez voulu faire croire qu’ils étaient amants, vous avez essayé de constituer un flagrant délit d’adultère, voilà la vérité !
— Non !
J’avais hurlé. D’un seul coup je ressentais le froid du couperet sur mon cou. Ces paroles du juge signifiaient que j’étais démasqué et qu’on allait me punir. Or il n’existait qu’une façon de punir un crime aussi atroce !
— Si, Sommet. Vous avez convoqué votre ami chez vous, avant de quitter Paris… Car vous aviez projeté de rentrer inopinément !
— Ce n’est pas vrai !
Il a ouvert un dossier.
— Voilà ce que nous avons découvert dans la corbeille à papier de votre bureau !
C’était un horaire des chemins de fer de l’Ouest… À la page d’Étampes j’avais coché les heures…
Je n’ai pu répondre. C’était trop à la fois. Sylvie avait eu raison : le juge Lechoir savait comment s’y prendre pour démolir un accusé.
— Donc, reprenait celui-ci, tandis que la plume du greffier miaulait sur le papier, vous lui avez fixé rendez-vous chez vous. Vous avez provoqué cet accident, vous êtes rentré…
— C’est du feuilleton, ai-je balbutié.
— … Vous êtes rentré. Votre femme et votre ami vous ont demandé des explications. Vous les avez alors obligés à se dévêtir sous la menace de votre arme… Et vous les avez tués !
Il s’est tu un instant. Ses doigts maigres décrivaient des motifs bizarres sur le dossier étalé devant lui ; des motifs qui paraissaient pleins d’enseignement pour lui et dans lesquels il semblait lire des présages.
— Ensuite vous avez barbouillé de rouge à lèvres la figure de l’homme… Puis vous avez caché ces lettres que vous déteniez !
En disant cela, il me redonnait inconsciemment de l’espoir.
Les lettres de Stephan représentaient ma dernière chance… Elles étaient de sa main, cela personne ne pourrait le nier ! Elles constituaient la preuve de sa liaison avec ma femme.
Cette liaison ! Il n’y avait plus qu’elle qui pouvait maintenir encore ma tête sur mes épaules !
Rapidement j’échafaudais un plan défensif. Nier ! Je devais tout nier, y compris — et surtout — l’évidence. Oui : refuser la vérité qu’on déterrait de mon jardin, ne jamais la reconnaître… À ce prix était le salut !
— Je nie, monsieur le juge !
— C’est ridicule ! Ces preuves…
— Vous appelez cela des preuves, moi pas, car je sais que je suis innocent !
— Drôle d’innocent !
— Du moins en ce qui concerne cette préméditation que vous vous acharnez à vouloir démontrer !
Il y eu un silence épais. Le greffier en a profité pour torcher sa plume à l’étoffe innommable qui, depuis des années, était réservée à cet usage.
— Monsieur Sommet…
La voix sèche du juge. Une voix cassante, faite pour interrompre et pour questionner. Une voix qui ne savait que poser des questions indiscrètes… Son métier, en somme, c’était l’indiscrétion, l’impudeur.
Je me suis contenté de le regarder, posément, comme un homme qui n’a rien à redouter et qui considère les choses avec une parfaite sérénité.
— Monsieur Sommet, ces derniers temps vous rendiez de fréquentes visites à votre ami ?
— Et alors ? Un ami n’est-il pas avant tout quelqu’un qu’on fréquente assidûment ?
— Seulement un détail nous choque… Un nouveau, voyez-vous…
— Lequel ?
— Lors de ces visites, vous portiez un pansement à la main droite, aux dires du domestique !
— C’est possible…
— Comment se fait-il que vous n’ayez pas eu ce pansement hors des Mousseaux ? Votre entourage est formel : vous n’en aviez pas…
— Je ne comprends rien à ceci…
— Moi si !
— Vous avez de la chance, monsieur le juge !
— Vous avez feint d’être blessé à la main vis-à-vis de votre ami Stephan et vous lui avez demandé de vous écrire des lettres d’amour…
— Monsieur le juge, permettez-moi de vous dire que vous faites du roman !
— Je refais le vôtre ! Stephan vous écrivait ces lettres, chacune de vos visites avait son épilogue dans son bureau…
— Toujours aux dires de son domestique ?
— Pourquoi mentirait-il ?
— Je me le demande… Mais pourquoi ne se tromperait-il pas ?
— Non, il dit vrai… Ces lettres, ce sont celles qu’on a retrouvées dans la coiffeuse de votre femme et qui portent vos empreintes… D’ailleurs elles sont signées d’une formule « Celui qui t’aime » ou « Celui qui t’attend » et non d’un prénom…
— Je n’ai rien à ajouter à mes dénégations, monsieur le juge. Tout cela relève de la plus haute fantaisie…
— Vous avez tort, Sommet !
Non, je n’avais pas tort. Nier ! Nier à… oui, à mort ! C’était ma dernière chance. Les laisser ressusciter la vérité, mais protester de mon innocence… Il suffisait que plusieurs membres du jury soient ébranlés par mes dénégations pour que je parvienne à sauver ma peau…
— Je n’ai pas prémédité ces meurtres ! J’ai dit la vérité ! Je n’ajouterai plus un mot…
— Même lorsque je vous aurai dit qu’on a trouvé trace de gros versements d’argent sur vos comptes bancaires respectifs ? Stephan vous a prêté de grosses sommes… De très grosses sommes… Il avait les quittances en venant chez vous se faire trucider !
J’en ai eu le souffle coupé ! Grand Dieu, que cet homme était fort ! Avec ses chemises impossibles, ses complets luisants à force d’être repassés, son air compassé et sa voix coupante, il savait tout… Il reconstituait la vérité !
— Sommet, vous avez tué votre ami pour lui reprendre les reçus !
— Stupide !
— Non : plausible ! Vous avez voulu faire croire à un crime passionnel, mais c’est un crime crapuleux !
— Non !
— Si !
— Vous n’avez pas brûlé ces reçus… Peut-être les avez-vous avalés ? En ce cas je ne pourrai pas faire la preuve de ce que j’avance… Mais il se peut aussi que vous les ayez jetés dans les toilettes. Des voisins croient se rappeler que la chasse d’eau a fonctionné après les détonations… À tout hasard je fais opérer des fouilles dans la fosse d’aisance ! Vous voilà prévenu…
Il a mis ses mains à plat sur son sous-main, comme pour prendre appui. Il s’est soulevé.
— Maître…
Sylvie s’est levée, comme dans un songe… Elle s’est inclinée devant le juge et elle est partie sans me regarder. Lorsque je suis sorti dans le couloir, elle avait disparu.
J’ai tendu mon poignet au garde, comme d’habitude. J’étais froid et vide.
Et un peu mort, déjà !
Plusieurs jours se sont écoulés, sans que je revoie Sylvie, ni le juge. On semblait m’avoir oublié. Je tournais en rond dans ma cellule où flottait une lumière visqueuse de caveau, comme un animal pris dans une trappe.
Je sentais bien que chaque minute de la journée travaillait contre moi, qu’elle apportait sa petite participation à ma mort… Le monde entier se coalisait pour tisser mon suaire !
Je m’étais cru très fort… Mais je n’étais qu’un pauvre type, comme toujours… Toute ma vie je n’avais eu que des demi-succès qui me poussaient en avant, sans toutefois me fournir des armes assez fortes pour combattre…
À la fac de Paris, j’avais passé deux fois chacun de mes examens… Partout j’étais arrivé au tour de repêchage, juste avant la fermeture des portes. Longtemps j’avais considéré que c’était après tout une forme de chance, mais j’avais fini par découvrir qu’il n’en était rien. La chance a un autre visage… Stephan avait eu de la chance… Du moins jusqu’au jour où j’avais croisé son chemin… Moi, j’étais une demi-portion, un demi-raté… Un rabougri, gonflé de chimères…
Oui, plusieurs jours se sont écoulés ainsi. Inertes ! Je les franchissais sans y prendre garde. La vie de la prison m’ensevelissait dans son espèce de paix grise. C’était plein de rites infimes qui morcelaient les journées, en faisaient vaille que vaille des journées cohérentes et ordonnées. Il y avait la toilette du matin. La promenade dans la cour, avec les autres. Les repas. Des livres que je prenais à la bibliothèque et que je m’efforçais de lire, sans m’y intéresser car, en filigrane il y avait cette idée fixe : « Tu es perdu, Berny ! On va te couper le cou, Berny »…
Tout serait long et rapide à la fois… Long dans le temps, mais rapide dans la succession des faits. Le procès, la condamnation… Un jour, un matin : le réveil et la mort !
Plusieurs fois, au cours de ma vie, j’avais frôlé la mort. Entre autres le jour de cet accident qui m’avait donné l’idée de tuer Andrée… J’avais eu peur, très peur. Et pourtant j’avais senti que ça devait être supportable ! On devait arriver, à force de paroxysme dans la terreur, à accepter sa mort, à la recevoir… Dommage ! J’aurais aimé tenter ma chance une seconde fois… Jamais je ne pourrais aller vivre dans la montagne et essayer de recommencer. Les hommes n’ont pas de seconde chance. Ils réussissent ou ils échouent, mais le lot de consolation n’existe pas ! Jamais !
Un après-midi, la porte s’est ouverte.
— Votre avocate !
Elle est entrée. Elle ne boitait plus : sa cheville avait fini de guérir. Elle avait une coiffure tout à fait nouvelle, très courte, qui dégageait son visage… Et on voyait que ce visage était régulier. Elle s’était mis un fond de teint qui ressemblait à un hâle et lui allait bien. Elle était presque jolie. Je ne croyais pas à une pareille transformation ! C’était extravagant lorsqu’on la comparait à son aspect rabougri de corbeau malade du premier jour…
J’ai fait un effort pour lui sourire.
— Bonjour !
— Bonjour…
Elle se tenait droite, sa vieille serviette de cuir noir sous le bras. Une serviette qui avait dû lui servir au cours de ses études et à laquelle s’attachait maintenant une sorte de fétichisme…
— Vous m’avez laissé tomber tous ces jours…
— J’ai même failli vous laisser tomber tout à fait…
— Vraiment ?
Elle a ouvert la serviette sur son bras gauche et en a sorti un journal qu’elle m’a lancé. Il n’y avait pas besoin de l’ouvrir. C’était en première page, et sur trois colonnes :
Odieuse mise en scène du meurtrier. Crime passionnel exclu ! L’assassin a tué pour se débarrasser d’une dette de huit millions !
Les caractères dansaient devant mes yeux. Ils étaient noirs, luisants, épais, comme ceux qu’on grave dans des pierres tombales.
J’ai essayé de lire l’article… Les dix premières lignes m’ont suffi ; elles contenaient toute l’affaire telle qu’elle s’était déroulée… On avait retrouvé les morceaux de reçus dans la canalisation de la fosse d’aisance… J’étais confondu !
Je n’ai pu lire plus avant, tout se brouillait… Cela faisait comme en été lorsque la chaleur danse sa sarabande au ras du sol ! J’ai repoussé le journal.
— Eh bien, je crois qu’on peut me considérer comme un homme mort, ai-je murmuré en regardant mon avocate.
Elle se mordait la lèvre inférieure. Elle semblait désemparée.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
— Oh ! ce n’est pas le moment d’être susceptible…
— J’aurais pu prévoir au moins les investigations ordonnées par le juge.
— Et après ?
Elle n’a rien répondu. Elle était l’image même de l’impuissance. Non, elle n’aurait rien pu faire… Rien. Aucun avocat, même un maître du barreau, n’aurait sans doute pu me tirer de ce mauvais pas. Aussi sa rancune n’était-elle pas professionnelle. Elle m’en voulait de m’avoir donné sa sympathie en pure perte. Elle m’en voulait d’avoir trompé l’amie qu’elle devenait insensiblement pour moi.
— Vous avez commis un crime abominable, monsieur Sommet.
— Vous êtes mon avocat ou mon juge, maître ?
— Même un avocat peut porter un jugement sur son client.
— Alors j’ai commis un crime abominable. Mais ne comptez pas que je m’en explique, mon petit ! À partir de maintenant je nie, purement et simplement, ou je me tais…
— C’est en effet la seule règle de conduite à adopter…
Son affirmation m’a frappé. Elle paraissait satisfaite de m’entendre annoncer cela.
Je me suis laissé tomber à califourchon sur l’escabeau. Sylvie sentait Paris. Cette odeur-là, je l’avais perdue, en même temps que le reste… Plus jamais il n’y aurait ce parfum subtil de Paris dans les escaliers de Passy ou de la rue de la Paix… Jamais plus il n’y aurait Paris et l’enchantement bizarre de ses avenues baignées au printemps d’ombres vertes… JAMAIS !
Ça m’étouffait ! Quelle folie j’avais commise ! C’était avant que j’aurais pu recommencer, avec ou sans Andrée ! Oui, avant, tant que j’étais encore un homme libre…
— Folie ! ai-je soupiré, c’est ma propre tombe que j’ai creusée en bêchant.
Elle s’est avancée vers moi et m’a posé ses mains sur les épaules. Pourquoi diable me faisait-elle penser à ma mère ? Elle avait ce même air effarouché et compatissant ! Ce même courage peureux à l’abri duquel je venais me placer lorsque l’ivrogne d’à côté piquait ses crises d’éthylisme.
— Écoutez-moi, a-t-elle balbutié…
Il y avait des larmes dans ses yeux, dans sa voix.
— Malgré tout je crois comprendre… Vous avez tenté quelque chose d’énorme, de monstrueux, pour essayer de partir de vous-même, n’est-ce pas ?
J’aurais pu tomber sur un avocat habile, retors, sur un renard capable de m’aider à sortir de l’impasse. Elle, dans le prétoire, ne pourrait rien… Mais elle me comprenait. Il n’existait pas cent personnes dans Paris capables de comprendre mon attitude, et j’étais tombé sur l’une d’elles.
— Oui, Sylvie, c’est ça, comment le savez-vous ?
— Je vous ai déjà dit que je vous devinais. Jamais je n’ai cru, moi non plus, à votre demi-innocence… Je savais que tout était beaucoup plus compliqué… Je savais que vous étiez allé jusqu’au bout pour…
Pourquoi ? Le savais-je très bien moi-même ? Maintenant les véritables mobiles de mon acte m’échappaient. Je ne comprenais plus ce qui m’avait poussé à agir ainsi.
— Je vais payer, ai-je dit sourdement.
— Sans doute ! Mais une chose devra vous réconforter…
— Ah oui ?
— La mémoire de vos victimes. Vous, vous allez mourir pour payer une affreuse expérience ; elles sont mortes pour rien. Leur fin ne vous aura pas même été utile. Vous les avez sacrifiées sans que cela serve à quoi que ce soit !
Elle me fournissait un argument de poids, mais qui s’avérait pour moi sans valeur. Je n’éprouvais aucun remords. Au contraire, je ressentais pour Andrée et Stephan une espèce de sourde haine, car il me semblait obscurément qu’ils s’étaient ligués contre moi pour me perdre. Oui, c’était un peu comme s’ils avaient été amant et maîtresse pour de bon.
J’ai réfléchi un peu. Un silence écrasant frappait la prison d’une louche apathie. J’étais bel et bien dans l’antichambre de la mort.
— Vous pensez donc qu’il n’y a plus d’espoir pour moi ?
— Il y a toujours de l’espoir, a-t-elle soupiré.
— Vous avez une idée ?
— Il faudra nier…
— D’accord, mais à quoi cela rimera-t-il ?
— À jeter le doute dans l’esprit de certains jurés…
— Hum, vous y croyez, vous ? Le tribunal me confondra…
— C’est la seule chance…
J’ai considéré avec horreur les murs blafards de ma cellule, constellés de graffiti stupides comme le sont tous les graffiti.
Comment avais-je pu trouver ce local reposant ? Il me faisait horreur. Il avait la forme d’un cercueil sans couvercle ! Un grand cercueil dans lequel je commençais à faire l’apprentissage de la mort.
Il n’y avait de réel, de vivant, que cette petite femme brune, timide et mal fagotée… Oui, juste son regard intense et triste…
— Sylvie !
Je suis tombé à genoux devant elle. J’ai appuyé mon front en sueur sur sa jupe. L’étoffe sentait le drap neuf. Elle a eu un frémissement, un geste pour me repousser… Et puis elle n’a pu l’achever. Alors j’ai tout à coup réalisé tout ce que je représentais pour elle. J’étais bien plus que son premier « gros » client. J’étais, si je puis dire, son premier « homme ».
Un espoir démesuré m’a sauté à la gorge. La petite voix perfide qui me chuchotait des conseils pernicieux depuis des mois s’est fait entendre à nouveau :
« Berny, si tu sais t’y prendre, cette fille peut t’aider à te sauver. »
Il fallait que je lui sorte le grand jeu, que je tente le tout pour le tout.
— Écoutez-moi, Sylvie !
— Relevez-vous, si quelqu’un venait…
— Si quelqu’un venait, nous l’entendrions… Écoutez-moi. Ces derniers temps, je caressais un rêve insensé. J’espérais être acquitté… Alors je vous aurais proposé de partir avec moi, loin d’ici, et de vous consacrer à ma rédemption…
N’était-ce pas un peu trop gros ? Malgré tout ç’avait été une étudiante ; elle avait dû être prévenue contre les « salades » de certains individus ! Et puis j’étais un dangereux assassin ! Que disais-je, « un abominable », c’était imprimé en corps gras dans tous les journaux !
Mais la raison ne peut rien contre l’amour d’une fille farouche. Et celle-ci m’aimait ! Elle ne me voyait plus. J’aurais pu anéantir la moitié de l’humanité, elle aurait continué à ne voir en moi que l’homme qui la troublait…
— Taisez-vous ! a-t-elle supplié.
C’était une vraie supplication, celle que lance un cœur désespéré qui n’est plus sûr de lui.
— Non, il faut que vous le sachiez, Sylvie… À votre contact, je suis devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un de nouveau… Celui que je rêvais d’être dans le fond. Ma femme ne m’a jamais apporté que sa présence insistante et morne… Je me suis mis à la détester parce que je ne pouvais plus supporter qu’elle fût constamment à mon côté ! Et l’autre, je le haïssais parce qu’il m’humiliait… Je suis un être simple, fruste… Je viens des champs. Et je ne sais pas faire…, je n’ai jamais su faire ; un émigré, voilà ce que je suis, Sylvie… Un homme de nulle part. Vous auriez pu me sauver parce que vous êtes compréhensive et noble !
Je finissais par croire à mes paroles. Je m’étourdissais de mon verbe. Il me réchauffait.
Elle se tenait assise sur le méchant escabeau, le dos au mur, raide et gauche, un peu ridicule dans son émoi. Vue de bas en haut, elle ressemblait assez à un oiseau pas encore bien emplumé.
Je me suis redressé. J’ai posé mes lèvres sur les siennes. Sa bouche était dure, froide, sans goût, sans passion. Elle a gardé les lèvres serrées. Je lui ai pris la tête à deux mains…
— Sylvie, puisque je suis un homme perdu, laissez-moi vous dire que je vous aime ! Et pardonnez-moi !
Des larmes ont jailli brusquement hors de ses yeux, comme expulsées par une pression intérieure… Je les ai vu serpenter sur sa petite figure détruite par l’émotion.
— Je ne vous laisserai pas mourir, a-t-elle dit soudain, les mâchoires crispées…
Je ne lui en demandais pas davantage.
Elle est sortie, très droite, sans se retourner… Et sans essuyer ses larmes, je crois bien !
Deux autres jours se sont écoulés, sans elle. Le doute m’assaillait. Que signifiait ce silence ? Avait-elle peur de l’aventure impossible que je lui proposais ? Crise de conscience ? Une fois dans le vieil appartement à franfeluches fanées, près de la maman geignarde, elle avait dû se reprendre, mesurer les conséquences de mon comportement. Être aimée et aimer le meurtrier qu’on est chargé de défendre, voilà qui n’était pas très engageant ! Sans doute avait-elle demandé à être remplacée et j’allais voir arriver un de ses confrères… Un véritable avocat qui reprendrait tout de zéro et me conduirait tout droit à l’échafaud !
Je ressentais un grand désarroi et aussi une peine étrange, lancinante. M’étais-je tellement forcé lorsque je lui avais fait cette déclaration ? Non ! Sans être franchement amoureux d’elle, j’éprouvais pour Sylvie Foucot un sentiment assez complexe. Quelque chose qui devait être à mi-chemin entre la tendresse et l’amour. Elle était si frêle et si attachante !
La pensée que je ne la reverrais peut-être jamais me navrait presque aussi fort que l’idée de ma mort.
La porte de ma cellule grinçait un peu (le gond du bas) lorsqu’on l’ouvrait.
— Votre avocat !
J’avais une peur terrible. Je n’osais pas regarder la personne qui entrait. J’ai fermé les yeux, mais le parfum m’a renseigné. C’était bien elle. Toujours dans son tailleur qui commençait à avoir l’air moins neuf…
Elle a attendu que la porte fût refermée. Puis elle a littéralement couru jusqu’à mon lit où je me tenais acagnardé.
— Bonjour !
On eût dit une jouvencelle accourant à son premier rendez-vous. Elle était troublée et radieuse. Elle souriait.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir, Sylvie ?
— Il y a eu du nouveau…
Je m’attendais à tout sauf à une annonce de ce genre. Hébété, je n’ai pu que répéter en ne la quittant pas du regard :
— Du nouveau !
— Oui… Il faut que je vous explique en détails…
Elle ne savait par où commencer. Son cœur battait. Je l’entendais cogner dans sa poitrine. J’ai avancé la main. Elle m’apportait l’espoir… Elle m’apportait la vie. Les battements désordonnés de son cœur fortifiaient le mien, le soutenaient. À cet instant, je crois bien que je l’ai aimée pour de bon…
J’ai encerclé sa nuque frêle de mon bras et l’ai attirée contre moi. Elle s’est un peu débattue, et puis elle s’est laissée glisser contre ma poitrine, oublieuse du judas que le gardien pouvait ouvrir à tout moment. Elle ne savait pas embrasser. Elle était pantelante, et pourtant je savais qu’au tréfonds de son être vibrait un désir informulé…
J’ai embrassé à plusieurs reprises sa bouche close, froide. Ça m’a dégrisé.
— Racontez !
— J’ai eu une visite avant-hier…
— Quelle visite ?
— Le domestique annamite de votre ami.
— Li N’Guyen ?
— C’est cela…
J’ai froncé les sourcils.
— Que voulait-il ?
— J’y arrive.
Elle s’est reculée un peu et a remis de l’ordre dans son tailleur. La couturière qui le lui avait coupé avait dû prendre le patron dans l’Écho de la Mode ou un truc comme ça… Il faisait gentiment démodé.
— Il semblait embarrassé, bref, il a tâté le terrain…
— Pourquoi tâter le terrain !
— C’est un garçon cupide. Il a quelque chose à nous vendre… Quelque chose qui peut nous sauver !
J’ai remarqué ce « nous » cher aux avocats. Sylvie le pensait, elle ! Il lui venait du cœur.
« Nous sauver » ! Elle partageait volontairement mon sort. Elle tremblait de la même peur que moi. C’était réconfortant !
— Qu’a-t-il à nous vendre ?
— Des lettres !
— Des lettres de qui…
Elle a hésité. Ses paupières ont battu, très vite, à plusieurs reprises, puis elle m’a regardé de nouveau.
— De votre femme !
Je ne comprenais pas.
— Des lettres de ma femme ?
— Oui !
— Expliquez-vous…
— Votre femme était vraiment la maîtresse de Stephan !
Il y a eu un instant d’arrêt total dans mon existence, un peu comme si j’étais entré dans un mur à cent à l’heure… Je n’ai plus pensé. En moi c’était le noir intégral. Mais mon cerveau s’est remis à fonctionner. Une foule de pensées contradictoires y affluaient. Andrée, la maîtresse de Stephan ! Risible ! Je savais que c’était faux !
Andrée n’avait été la maîtresse de personne ! Pourquoi ce Li essayait-il de le faire croire ? Peut-être avait-il découvert des lettres de femme chez son maître, signées Andrée… Et en avait-il déduit que… Oui, il s’agissait sûrement d’une méprise de ce genre.
Sûrement !
— Écoutez, Sylvie, il y a certainement maldonne !
— Mais non, je vous assure…
— Pourquoi ne produit-il pas ces lettres à la justice ?
— Il préfère les monnayer…
— Vous ne l’avez pas menacé de tout dire ?
— Si.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Il a souri. Ces gens-là, on ne peut pas savoir ce qu’ils pensent. Il m’a dit qu’il nierait et qu’il dirait que c’est moi au contraire qui lui ai demandé d’inventer ça pour vous sauver… Les lettres sont en lieu sûr… Il les donnera contre deux cent mille francs. Dans un sens, ça n’est pas cher !
— Mais il cherche à nous extorquer des fonds ! Ce n’est pas cher pour des lettres, mais ça l’est pour du vent ! Il n’a que du vent à vendre, Sylvie ! Rien que du vent !
J’étais affreusement déçu. Je lui en voulais de la fausse joie qu’elle m’avait donnée !
Elle a ouvert non pas sa serviette, mais son affreux petit sac à main de chaisière.
— Il m’a fourni un échantillon, c’est un morceau de lettre. Reconnaissez-vous l’écriture de votre femme ?
J’ai pris le petit rectangle de papier en tremblant. Il m’a semblé qu’un courant électrique se déchargeait dans mon bras. Oui, c’était bien l’écriture de ma femme. Son écriture souple, légèrement penchée en arrière, aux boucles démesurées… Il s’agissait d’une demi-page de lettre.
J’ai lu le texte.
« Lorsque je reste plusieurs jours sans te voir, je suis désemparée. Ma vie sans toi est si grise, mon chéri… Alors, je t’en supplie, reviens très vite. »
Un morceau de lettre d’Andrée !
Tout s’est mis à tourner. Je me suis appuyé au mur, le souffle court. J’avais mal.
— C’est bien l’écriture de votre femme ? a insisté Sylvie Foucot.
— Oui.
— Pas de doute ?
— Non, aucun !
J’ai détaillé le morceau de lettre. C’était indiscutablement l’écriture d’Andrée.
— Elle a envoyé ça à Stephan ?
— Il paraît. Le domestique en a découvert plusieurs, très éloquentes, assure-t-il. Si nous pouvons les obtenir, la liaison de votre femme et de Stephan sera ainsi prouvée…
Elle n’avait pas besoin de préciser. Je voyais, aussi bien qu’elle, le parti à tirer de ces missives. Elles me sauvaient la vie, tout bonnement !
— Sylvie, il nous faut ces lettres, très vite !
— Évidemment, mais il a réclamé deux cent mille francs et…
Elle s’est tue et a rougi.
Naturellement, elle ne pouvait disposer de cette somme ! Le problème, c’est que j’étais dans l’impossibilité de la lui fournir car tous mes comptes étaient bloqués et mes biens placés sous séquestre.
— Vous n’avez pas d’ami qui pourrait…
Je n’avais qu’un seul ami capable de me dépanner, seulement je lui avais tiré plusieurs balles dans le corps.
— Personne, Sylvie !
— Pas de parents ?
— Des parents éloignés, en province ! Jamais ils ne me prêteraient un fifrelin en temps ordinaire, alors dans la situation présente !
— Il faut pourtant se débrouiller… Li est pressé. Il a trouvé une place sur la Côte d’Azur et il part demain… Il veut l’argent d’ici là !
Je cherchais. Deux cent mille francs, ce n’était pas grand-chose… Mais quand on est bouclé dans une cellule avec une double inculpation de meurtre, il est malaisé de les dénicher.
— Réfléchissez… Si j’allais à votre banque ?
— Je n’y ai qu’un passif !
— Comment faire, mon Dieu ! Comment faire !
Elle marchait d’un pas nerveux dans l’étroit local… Dans son dos, ses mains s’embrouillaient…
— Très bien, je vais me débrouiller seule…
— Mais, Sylvie…
— J’ai des bijoux de famille qui me viennent de mon père. J’irai les engager au mont-de-piété sans que ma mère le sache !
— Non !
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas que vous fassiez cela pour moi, Sylvie… Je n’en suis pas digne.
Si elle avait eu plus d’expérience, elle se serait bien aperçue que je parlais faux comme un acteur de patronage. Mais elle vivait trop intensément son aventure.
— Vous m’aiderez à les dégager plus tard, Bernard, lorsque nous serons sortis de ce mauvais pas !
— Vous avez dit Bernard !
Elle a eu un petit sourire frileux, peureux, vite évanoui. Je lui ai tendu les bras. Peut-être s’y serait-elle précipitée, mais le gardien a frappé à la porte.
— Il va être l’heure, maître…
Elle m’a fait un petit geste de la main, avec les doigts écartés. Un geste qui promettait et qui bénissait. Un geste sauveur.
Lorsque la porte a été refermée, j’ai aperçu le petit rectangle de papier vert, par terre… Andrée écrivait toujours sur du papier vert… Un vert d’eau, très pâle, très discret ! Ça faisait partie de ses principes d’esthétique… M’avait-elle trompé ? Oui, si j’en croyais les quelques lignes que j’avais sous les yeux.
En somme, en organisant cette machination, je n’avais fait que reconstituer la vérité !
Le sort était vraiment plein d’humour.