Публицистические произведения, написанные на французском языке

Письмо русского*

19. März. Ich las in der Beilage Nr. 78 der Allg. Zeitung vom 18. März einen Artikel über das russische Heer im Kaukasus. Unter andern sonderbarlichen Dingen findet sich darin eine Stelle, deren Bedeutung ungefähr folgende ist: «der russische Soldat sey oftmals dasselbe was der französische Galeeren-sträfling». Der ganze übrige Artikel ist, seiner Richtung nach, im Grunde nur die Entwicklung dieses Satzes. Werden Sie einem Russen zwei kurze Bemerkungen hierüber gestatten? Diese schönen Dinge schreibt und veröffentlicht man in Deutschland im Jahr 1844. Nun, die Leute, welche man auf solche Weise den Galeerensträflingen zur Seite stellt, sind dieselben die vor kaum dreißig Jahren auf den Schlachtfeldern ihres Vaterlandes in Strömen ihr Blut vergossen, um Deutschlands Befreiung zu sichern, das Blut dieser Galeerensträflinge, das in eins zusammengeflossen mit dem Ihrer Väter und Ihrer Brüder, hat Deutschlands Schmach abgewaschen und ihm seine Unabhängigkeit und Ehre wieder errungen. Dies meine erste Bemerkung. Die zweite ist folgende: wenn Sie einem Veteranen der Napoleonischen Heere begegnen, ihn an seine ruhmreiche Vergangenheit erinnern und fragen, wer unter den Gegnern, die er auf allen Schlachtfeldern Europa’s zu bekämpfen gehabt, derjenige gewesen den er am meisten geschätzt, der nach einzelnen Niederlagen den stolzesten Blick gezeigt: so läßt sich zehn gegen eins wetten der Napoleonische Veteran werde Ihnen den russischen Soldaten nennen. Durchwandern Sie die Departemente Frankreichs, in welchen der fremde Einfall im Jahre 1814 seine Furchen gezogen, und fragen Sie jetzt die Bewohner dieser Provinzen welcher Soldat unter den Truppen des feindlichen Heeres beständig die größte Menschlichkeit, die höchste Mannszucht, die geringste Feindseligkeit gegen den friedlichen Einwohner, den entwaffneten Bürger gezeigt, so läßt sich hundert gegen eins wetten, man werde Ihnen den russischen Soldaten nennen. Wollen Sie aber wissen welches der ungezügelste, der raubsüchtigste gewesen, o dann — ist es nicht mehr der russische Soldat. Dies die wenigen Betrachtungen, die ich Ihnen über den fraglichen Artikel zu machen hatte; ich verlange nicht, daß Sie dieselben Ihren Lesern mittheilen. Diese und viele andere daran sich knüpfende Betrachtungen leben — Sie wissen es so gut wie ich — in Deutschland in aller Herzen, und darum bedürfen sie auch durchaus keines Raumes in einem öffentlichen Blatte. In unsern Tagen gibt es — Dank der Presse — jenes unverletzliche Geheimnis nicht mehr, das die Franzosen das Geheimnis der Komödie nennen; man ist in allen Ländern, wo Öffentlichkeit der Presse herrscht, dahin gekommen, daß niemand über den innersten Grund einer gegebenen Lage zu sagen wagt, was jedermann davon denkt. Dies ist auch der Grund, warum ich Ihnen das Wort des Räthsels über die Stimmung der Gemüther in Deutschland gegen die Russen nur leise zuflüstere. Die Deutschen haben, nach Jahrhunderten der Zerrissenheit und nach Jahren politischen Todes, ihre Nationalität nur mit dem hochherzigen Beistande Rußlands wieder gewinnen können; jetzt bilden sie sich ein, sie könnten sie vervollständigen durch Undankbarkeit. Ach, sie täuschen sich. Sie beweisen damit bloß, daß sie sich annoch schwach fühlen.

Lettre à M. le docteur Gustave Kolb, rédacteur de la «Gazette Universelle»*

Monsieur le Rédacteur,

L’accueil que vous avez fait dernièrement à quelques observations que j’ai pris la liberté de vous adresser, ainsi que le commentaire modéré et raisonnable dont vous les avez accompagnées, m’ont suggéré une singulière idée. Que serait-ce, monsieur, si nous essayions de nous entendre sur le fond même de la question? Je n’ai pas l’honneur de vous connaître personnellement. En vous écrivant c’est donc à la «Gazette Universelle d’Augsbourg» que je m’adresse. Or, dans l’état actuel de l’Allemagne, la «Gazette d’Augsbourg» est quelque chose de plus, à mes yeux, qu’un journal. C’est la première de ses tribunes politiques… Si l’Allemagne avait le bonheur d’être une, son gouvernement pourrait à plusieurs égards adopter ce journal pour l’organe légitime de sa pensée. Voilà pourquoi je m’adresse à vous. Je suis Russe, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, Russe de cœur et d’âme, profondément dévoué à mon pays, en paix avec mon gouvernement et, de plus, tout à fait indépendant par ma position. C’est donc une opinion russe, mais libre et parfaitement désintéressée, que j’essayerai d’exprimer ici… Cette lettre, comprenez-moi bien, s’adresse plus encore à vous, monsieur, qu’au public. Toutefois vous pouvez en faire tel usage qu’il vous plaira. La publicité m’est indifférente. Je n’ai pas plus de raisons de l’éviter que de la rechercher… Et ne craignez pas, monsieur, qu’en ma qualité de Russe, je m’engage à mon tour dans la pitoyable polémique qu’a soulevée dernièrement un pitoyable pamphlet. Non, monsieur, cela n’est pas assez sérieux.

…Le livre de M. de Custine est un témoignage de plus de ce dévergondage de l’esprit, de cette démoralisation intellectuelle, trait caractéristique de notre époque, en France surtout, qui fait qu’on se laisse aller à traiter les questions les plus graves et les plus hautes, bien moins avec la raison qu’avec les nerfs, qu’on se permet de juger un Monde avec moins de sérieux qu’on n’en mettait autrefois à faire l’analyse d’un vaudeville. Quant aux adversaires de M. de Custine, aux soi-disant défenseurs de la Russie, ils sont certainement plus sincères, mais ils sont bien niais… Ils me font l’effet de gens qui, par un excès de zèle, ouvriraient précipitamment leur parasol pour protéger contre l’ardeur du jour la cime du Mont-Blanc… Non, monsieur, ce n’est pas de l’apologie de la Russie qu’il sera question dans cette lettre. L’apologie de la Russie!.. Eh, mon Dieu, c’est un plus grand maître que nous tous qui s’est chargé de cette tâche et qui, ce me semble, s’en est jusqu’à présent assez glorieusement acquitté. Le véritable apologiste de la Russie c’est l’Histoire, qui depuis trois siècles ne se lasse pas de lui faire gagner tous les procès dans lesquels elle a successivement engagé ses mystérieuses destinées… En m’adressant à vous, monsieur, c’est de vous-même, de votre propre pays, que je prétends vous entretenir, de ses intérêts les plus essentiels, les plus évidents, et s’il est question de la Russie, ce ne sera que dans ses rapports immédiats avec les destinées de l’Allemagne.

A aucune époque, je le sais, les esprits en Allemagne n’ont été aussi préoccupés qu’ils le sont de nos jours du grand problème de l’unité germanique… Eh bien, monsieur, vous surprendrai-je beaucoup, vous, sentinelle vigilante et avancée, si je vous disais qu’au beau milieu de cette préoccupation générale un œil un peu attentif pourrait signaler bien des tendances, qui, si elles venaient à grandir, compromettraient terriblement cette œuvre de l’unité à laquelle tout le monde a l’air de travailler… Il y en a une surtout fatale entre toutes… Je ne dirai rien qui ne soit dans la pensée de tout le monde, et cependant je ne pourrais pas dire un mot de plus, sans toucher à des questions brûlantes; mais j’ai la croyance, que de nos jours, comme au Moyen-Age, quand on a les mains pures et les intentions droites, on peut impunément toucher à tout…

Vous savez, monsieur, quelle est la nature des rapports qui unissent, depuis trente ans, les gouvernements de l’Allemagne, grands et petits, à la Russie. Ici je ne vous demande pas ce que pensent de ces rapports telle ou telle opinion, tel ou tel parti; il s’agit d’un fait. Or le fait est que jamais ces rapports n’ont été plus bienveillants, plus intimes, que jamais entente plus sincèrement cordiale n’a existé entre ces différents gouvernements et la Russie… Monsieur, pour qui vit sur le terrain de la réalité et non dans le monde des phrases, il est clair que cette politique est la vraie, la légitime politique de l’Allemagne, sa politique normale, et que ses souverains, en maintenant intacte cette grande tradition de votre époque de régénération, n’ont fait qu’obéir aux inspirations du patriotisme le plus éclairé… Mais encore une fois, monsieur, je ne prétends pas au don des miracles, je ne prétends pas faire partager cette opinion à tout le monde, surtout pas à ceux qui la considèrent comme leur ennemie personnelle… Aussi bien ce n’est pas d’une opinion qu’il s’agit pour le moment, c’est d’un fait, et le fait, ce me semble, est assez visible et assez palpable pour rencontrer peu d’incrédules…

A côté et en regard de cette direction politique de vos gouvernements, ai-je besoin de vous dire, monsieur, quelle est l’impulsion, quelles sont les tendances que depuis une dizaine d’années on travaille sans relâche à imprimer à l’opinion allemande à l’égard de la Russie? Ici encore je m’abstiendrai pour le moment d’apprécier à leur juste valeur les griefs, les accusations de tout genre qu’on ne cesse d’accumuler contre elle avec une persévérance vraiment étonnante. II ne s’agit ici que du résultat obtenu. Ce résultat, il faut l’avouer, s’il n’est pas consolant, est à peu près complet. Les travailleurs sont en droit d’être contents de leur journée. — Cette même puissance que les grandes générations de 1813 saluaient de leur enthousiaste reconnaissance, cette puissance dont l’alliance fidèle, dont l’amitié active et désintéressée n’a pas failli une seule fois depuis trente ans ni aux peuples, ni aux souverains de l’Allemagne, on a réussi, grâce aux refrains dont on a bercé l’enfance de la génération actuelle, on a presque réussi, dis-je, à transformer cette même puissance en épouvantail pour un grand nombre d’hommes appartenant à notre génération, et bien des intelligences viriles de notre époque n’ont pas hésité à rétrograder jusqu’à la candide imbécillité du premier âge, pour se donner la satisfaction de voir dans la Russie l’ogre du XIX-e siècle.

Tout cela est vrai. Les ennemis de la Russie triompheront peut-être de ces aveux; mais qu’ils me permettent de continuer.

Voilà donc deux tendances bien décidément opposées; le désaccord est flagrant et il s’aggrave tous les jours. D’un côté vous avez les souverains, les cabinets de l’Allemagne avec leur politique sérieuse et réfléchie, avec leur direction déterminée, et d’autre part un autre souverain de l’époque — l’opinion, qui s’en va où les vents et les flots la poussent.

Monsieur, permettez-moi de m’adresser à votre patriotisme et à vos lumières: que pensez-vous d’un pareil état de choses? Quelles conséquences en attendez-vous pour les intérêts, pour l’avenir de votre patrie? Car, comprenez-moi bien, ce n’est que de l’Allemagne qu’il s’agit en ce moment… Mon Dieu, si l’on pouvait se douter, parmi vous, combien peu la Russie est atteinte par toutes ces violences dirigées contre elle, peut-être cela ferait réfléchir jusqu’à ses ennemis les plus acharnés…

Il est évident qu’aussi longtemps que la paix durera, ce désaccord n’amènera aucune perturbation grave et manifeste; le mal continuera à couler sous terre; vos gouvernements, comme de raison, ne changeront pas leur direction, ne bouleverseront pas de fond en comble toute la politique extérieure de l’Allemagne pour se mettre à l’unisson de quelques esprits fanatiques ou brouillons; ceux-ci, sollicités, poussés par la contradiction, ne croiront pas pouvoir s’engager assez avant dans la direction la plus opposée à celle qu’ils réprouvent, et c’est ainsi que, tout en continuant à parler de l’unité de l’Allemagne, les yeux toujours tournés vers l’Allemagne, ils s’approcheront pour ainsi dire à reculons vers la pente fatale, vers la pente de l’abîme, où votre patrie a déjà glissé plus d’une fois… Je sais bien, monsieur, que tant que nous conserverons la paix, le péril que je signale ne sera qu’imaginaire… Mais vienne la crise, cette crise dont le pressentiment pèse sur l’Europe, viennent ces jours d’orage, qui mûrissent tout en quelques heures, qui poussent toutes les tendances à leurs conséquences les plus extrêmes, qui arrachent leur dernier mot à toutes les opinions, à tous les parties… monsieur, qu’arrivera-t-il alors? Serait-il donc vrai qu’il y ait pour les nations plus encore que pour les individus une fatalité inexorable, inexpiable? Faut-il croire qu’il y ait en elles des tendances plus fortes que toute leur volonté, que toute leur raison, des maladies organiques que nul art, nul régime ne peuvent conjurer?.. En serait-il ainsi de cette terrible tendance au déchirement que l’on voit, comme un phénix de malheur, renaître à toutes les grandes époques de l’histoire de votre noble patrie? Cette tendance, qui a éclaté au Moyen-Age par le duel impie et antichrétien du Sacerdoce et de l’Empire, qui a déterminé cette lutte parricide entre l’empereur et les princes, puis, un moment affaiblie par l’épuisement de l’Allemagne, est venue se retremper et se rajeunir dans la Réformation, et, après avoir accepté d’elle une forme définitive et comme une conjuration légale, s’est remise à l’œuvre avec plus de zèle que jamais, adoptant tous les drapeaux, épousant toutes les causes, toujours la même sous des noms différents jusqu’au moment où, parvenue à la crise décisive de la guerre de Trente Ans, elle appelle à son secours l’étranger d’abord, la Suède, puis s’associe définitivement l’ennemi, la France, et grâce à cette association de forces, achève glorieusement en moins de deux siècles la mission de mort dont elle était chargée.

Ce sont là de funestes souvenirs. Comment se fait-il qu’en présence de souvenirs pareils vous ne vous sentiez pas plus alarmé par tout symptôme qui annonce un antagonisme naissant dans les dispositions de votre pays? Comment ne vous demandez-vous pas avec effroi si ce n’est pas là le réveil de votre ancienne, de votre terrible maladie?

Les trente années qui viennent de s’écouler peuvent assurément être comptées parmi les plus belles de votre histoire; depuis les grands règnes de ses empereurs saliques jamais de plus beaux jours n’avaient lui sur l’Allemagne; depuis bien des siècles l’Allemagne ne s’était aussi complètement appartenue, ne s’était sentie aussi une, aussi elle-même; depuis bien des siècles elle n’avait eu vis-à-vis de son éternelle rivale une attitude plus forte, plus imposante. Elle l’a tenue en échec sur tous les points. Voyez vous-même: au delà des Alpes vos plus glorieux empereurs n’ont jamais exercé une autorité plus réelle que celle qu’y exerce maintenant

une puissance allemande. Le Rhin est redevenu allemand de cœur et d’âme; la Belgique, que la dernière secousse européenne semblait devoir précipiter dans les bras de la France, s’est arrêtée sur la pente, et maintenant il est évident qu’elle remonte vers vous; le cercle de Bourgogne se reforme, la Hollande, tôt ou tard, ne saurait manquer de vous revenir. Telle a donc été l’issue définitive du grand duel engagé il y a plus de deux siècles entre la France et vous; vous avez pleinement triomphé, vous avez eu le dernier mot. Et cependant, convenez-en: pour qui avait assisté à cette lutte depuis son origine, pour qui l’avait suivie à travers toutes les phases, à travers toutes ses vicissitudes, jusqu’à la veille du jour suprême et décisif, il eût été difficile de prévoir une pareille issue; les apparences n’étaient pas pour vous, les chances n’étaient pas en votre faveur. Depuis la fin du Moyen-Age, malgré quelque temps d’arrêt, la puissance de la France n’avait cessé de grandir, en se concentrant et en se disciplinant, et c’est à partir de cette époque que l’Empire, grâce à sa scission religieuse, est entré dans son dernier période, dans le période de sa désorganisation légale; les victoires même que vous remportiez étaient stériles pour vous, car ces victoires n’arrêtaient pas la désorganisation intérieure, où souvent même elles ne faisaient que la précipiter. Sous Louis XIV, bien que le grand roi eût échoué, la France triompha, son influence domina souverainement l’Allemagne; enfin vint la Révolution, qui, après avoir extirpé de la nationalité française jusqu’aux derniers vestiges de ses origines, de ses affinités germaniques, après avoir rendu à la France son caractère exclusivement romain, engagea contre l’Allemagne, contre le principe même de son existence, une dernière lutte, une lutte à mort; et c’est au moment où le soldat couronné de cette Révolution faisait représenter sa parodie de l’empire de Charlemagne sur les débris mêmes de l’empire fondé par Charlemagne, obligeant pour dernière humiliation les peules de l’Allemagne d’y jouer aussi leur rôle, c’est dans ce moment suprême que la péripétie eut lieu, et que tout fut changé.

Comment s’était-elle faite, cette prodigieuse péripétie? Par qui? Par quoi avait-elle été amenée?.. Elle a été amenée par l’arrivée d’un tiers sur le champ de bataille de l’Occident européen; mais ce tiers, c’était tout un monde…

Ici, monsieur, pour nous entendre, il faut que vous me permettiez une courte digression. On parle beaucoup de la Russie; de nos jours elle est l’objet d’une ardente, d’une inquiète curiosité. Il est clair qu’elle est devenue une des grandes préoccupations du siècle; mais, bien différent des autres problèmes qui le passionnent, celui-ci, il faut l’avouer, pèse sur la pensée contemporaine, plus encore qu’il ne l’excite… Et il ne pouvait en être autrement: la pensée contemporaine, fille de l’Occident, se sent là en présence d’un élément sinon hostile, du moins décidément étranger, d’un élément qui ne relève pas d’elle, et l’on dirait qu’elle a peur de se manquer à elle-même, de mettre en cause sa propre légitimité, si elle acceptait comme pleinement légitime la question qui lui est posée, si elle s’appliquait sérieusement, consciencieusement à la comprendre et à la résoudre… Qu’est-ce que la Russie? Quelle est sa raison d’être, sa loi historique? D’où vient-elle? Où va-t-elle? Que représente-t-elle? Le monde, il est vrai, lui a fait une place au soleil, mais la philosophie de l’histoire n’a pas encore daigné lui en assigner une. Quelques rares intelligences, deux ou trois en Allemagne, une ou deux en France, plus libres, plus avancées que le gros de l’armée, ont bien entrevu le problème, ont bien soulevé un coin du voile, mais leurs paroles jusqu’à présent ont été peu comprises, ou peu écoutées.

Pendant longtemps la manière dont on a compris la Russie, dans l’Occident, a ressemblé, à quelques égards, aux premières impressions des contemporains de Colomb. C’était la même erreur, la même illusion d’optique. Vous savez que pendant longtemps les hommes de l’ancien continent, tout en applaudissant à l’immortelle découverte, s’étaient obstinément refusés à admettre l’existence d’un continent nouveau; ils trouvaient plus simple et plus rationnel de supposer que les terres qui venaient de leur être révélées n’étaient que l’appendice, le prolongement du continent qu’ils connaissaient déjà. Ainsi en a-t-il été des idées qu’on s’est longtemps faites de cet autre nouveau monde, l’Europe orientale, dont la Russie a de tout temps été l’âme, le principe moteur et auquel elle était appelée à imposer son glorieux nom, pour prix de l’existence historique que ce monde a déjà reçue d’elle, ou qu’il en attend… Pendant des siècles, l’Occident européen avait cru avec une bonne foi parfaite qu’il n’y avait point, qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre Europe que lui. Il savait, à la vérité, qu’au-delà de ses frontières il y avait encore des peuples, des souverainetés, qui se disaient chrétiens; aux temps de sa puissance il avait même entamé les bords de ce monde sans nom, il en avait arraché quelques lambeaux qu’il s’était incorporés tant bien que mal, en les dénaturant, en les dénationalisant; mais que, par-delà cette limite extrême, il y eût une autre Europe, une Europe orientale, sœur bien légitime de l’Occident chrétien, chrétienne comme lui, point féodale, point hiérarchique, il est vrai, mais par-là même plus intimement chrétienne; qu’il y eût là tout un Monde, Un dans son Principe, solidaire de ses parties, vivant de sa vie propre, organique, originale: voilà ce qu’il était impossible d’admettre, voilà ce que bien des gens aimeraient à révoquer en doute, même de nos jours… Longtemps l’erreur avait été excusable; pendant des siècles le principe moteur était resté comme enseveli sous le chaos: son action avait été lente et presque imperceptible; un épais nuage enveloppait cette lente élaboration d’un monde… Mais enfin, quand les temps furent accomplis, la main d’un géant abattit le nuage, et l’Europe de Charlemagne se trouva face à face avec l’Europe de Pierre le Grand…

Ceci une fois reconnu, tout devient clair, tout s’explique: on comprend maintenant la véritable raison de ces rapides progrès, de ces prodigieux accroissements de la Russie, qui ont étonné le monde. On comprend que ces prétendues conquêtes, ces prétendues violences ont été l’œuvre la plus organique et la plus légitime que jamais l’histoire ait réalisée, c’était tout bonnement une immense restauration qui s’accomplissait. On comprendra aussi pourquoi on a vu successivement périr et s’éffacer sous sa main tout ce que la Russie a rencontré sur sa route de tendances anormales, de pouvoirs et d’institutions infidèles au grand principe qu’elle représentait… pourquoi la Pologne a dû périr… non pas l’originalité de sa race polonaise, à Dieu ne plaise, mais la fausse civilisation, la fausse nationalité, qui lui avaient été imputées. C’est aussi de ce point de vue que l’on appréciera le mieux la véritable signification de ce qu’on appelle la question de l’Orient, de cette question que l’on affecte de proclamer insoluble, précisément parce que tout le monde en a depuis longtemps prévu l’inévitable solution… Il s’agit en effet de savoir si l’Europe orientale, déjà aux trois quarts constituée, si ce véritable empire de l’Orient, dont le premier, celui des césars de Byzance, des anciens empereurs orthodoxes, n’avait été qu’une faible et imparfaite ébauche, si l’Europe orientale recevra ou non son dernier, son plus indispensable complément, si elle l’obtiendra par le progrès naturel des choses, ou si elle se verra forcée de le demander à la fortune par les armes, au risque des plus grandes calamités pour le monde. Mais revenons à notre sujet.

Voilà, monsieur, quel était le tiers dont l’arrivée sur le théâtre des événements a brusquement décidé le duel séculaire de l’Occident européen; la seule apparition de la Russie dans vos rangs y a ramené l’unité, et l’unité vous a donné la victoire.

Et maintenant, pour se rendre un compte vrai de la situation actuelle des choses, on ne saurait assez se pénétrer d’une vérité, c’est que depuis cette intervention de l’Orient constitué dans les affaires de l’Occident, tout est changé en Europe: jusque-là vous y étiez à deux, maintenant nous y sommes à trois. Les longues luttes y sont devenues impossibles.

De l’état actuel des choses peuvent sortir les trois combinaisons suivantes, les seules possibles désormais. L’Allemagne, alliée fidèle de la Russie, gardera sa prépondérance au centre de l’Europe; ou bien cette prépondérance passerait aux mains de la France. Or, savez-vous, monsieur, ce que serait pour vous la prépondérance aux mains de la France? Ce serait, sinon la mort subite, au moins dépérissement certain de l’Allemagne. Reste la troisième combinaison, celle qui sourirait peut-être le plus à certaines gens: l’Allemagne alliée à la France contre la Russie… Hélas, monsieur, cette combinaison a déjà été essayée en 1812 et, comme vous savez, elle a eu peu de succès. D’ailleurs je ne pense pas qu’après l’issue des trente années qui viennent de s’écouler, l’Allemagne fût d’humeur à accepter les conditions d’existence d’une nouvelle confédération du Rhin: car toute alliance intime avec la France ne peut jamais être que cela, pour l’Allemagne, et savez-vous, monsieur, ce que la Russie a entendu faire, lorsque, intervenant dans cette lutte engagée entre les deux principes, les deux grandes nationalités qui depuis des siècles se disputaient l’Occident européen, elle l’a décidée au profit de l’Allemagne, du principe germanique? Elle a voulu donner gain de cause une fois pour toutes au droit, à la légitimité historique, sur le procédé révolutionnaire. Et pourquoi a-t-elle voulu cela? Parce que le droit, la légitimité historique, c’est sa cause à elle, sa cause propre, la cause de bon avenir, c’est là le droit qu’elle réclame pour elle-même et pour les siens. Il n’y a que la plus aveugle ignorance, celle qui ferme volontairement les yeux à la lumière, qui puisse encore méconnaître cette grande vérité, car enfin n’est-ce pas au nom de ce droit, de cette légitimité historique, que la Russie a relevé toute une race, tout un monde de sa déchéance, qu’elle l’a appelé à vivre de sa vie propre, qu’elle lui a rendu son autonomie, qu’elle l’a constitué? Et c’est aussi au nom de ce même droit qu’elle saura bien empêcher que les faiseurs d’expériences politiques ne viennent arracher ou escamoter des populations entières à leur centre d’unité vivante, pour pouvoir ensuite plus aisément les tailler et les façonner comme des choses mortes, au gré de leurs mille fantaisies, qu’ils ne viennent en un mot détacher des membres vivants du corps auquel ils appartiennent, sous prétexte de leur assurer par là une plus grande liberté de mouvement…

L’immortel honneur du Souverain qui est maintenant sur le trône de Russie, c’est de s’être fait plus pleinement, plus énergiquement qu’aucun de ses devanciers le représentant intelligent et inflexible de ce droit, de cette légitimité historique. Une fois que son choix a été fait, l’Europe sait si depuis trente ans la Russie y est restée fidèle. On peut affirmer, l’histoire à la main, qu’il serait bien difficile de trouver dans les annales politiques du monde un second exemple d’une alliance aussi profondément morale que celle qui unit depuis trente ans les souverains de l’Allemagne à la Russie, et c’est ce grand caractère de moralité qui l’a fait durer, qui l’a aidée à résoudre bien des difficultés, à surmonter bien des obstacles, et maintenant, après l’épreuve des bons et des mauvais jours, cette alliance a triomphé d’une dernière épreuve, la plus significative de toutes: l’inspiration qui l’avait fondée s’est transmise, sans choc et sans altération, des premiers fondateurs à leurs héritiers.

Eh bien, monsieur, demandez à vos gouvernements si depuis ces trente années la sollicitude de la Russie pour les grands intérêts politiques de l’Allemagne s’est démentie un seul instant? Demandez aux hommes qui ont été dans les affaires si maintes fois et sur bien des questions cette sollicitude n’a pas devancé vos propres inspirations patriotiques? Vous voilà depuis quelques années vivement préoccupés en Allemagne de la grande question de l’unité germanique. Il n’en a pas toujours été ainsi, vous le savez. Moi qui depuis longtemps demeure parmi vous, je pourrais au besoin me rappeler l’époque précise où cette question a commencé à passionner les esprits; assurément il était peu question de cette unité, au moins dans la presse, à l’époque où il n’y avait pas de feuille libérale qui ne se crût obligée en conscience de saisir chaque occasion d’adresser à l’Autriche et à son gouvernement les mêmes injures que l’on prodigue maintenant à la Russie… C’est donc là une préoccupation très louable, très légitime à coup sûr, mais d’une date assez récente. La Russie, il est vrai, n’a jamais prêché l’unité de l’Allemagne; mais depuis trente ans elle n’a cessé dans toutes les occasions et sur tous les tons de recommander à l’Allemagne l’union, la concorde, la confiance réciproque, la subordination volontaire des intérêts particuliers à la grande cause de l’intérêt général, et ces conseils, ces exhortations, elle ne s’est pas lassée de les reproduire, de les multiplier, avec toute cette énergique franchise d’un zèle qui se sait parfaitement désintéressé.

Un livre qui a eu, il y a quelques années, un grand retentissement en Allemagne et auquel on a bien faussement attribué une origine officielle, a semblé accréditer parmi vous l’opinion que la Russie, à une certaine époque, aurait eu pour système de s’attacher plus particulièrement les Etats allemands de second ordre au préjudice de l’influence légitime des deux grands Etats de la Confédération. Jamais la supposition n’a été plus gratuite, et même, il faut le dire, plus contraire de tout point à la réalité.

Consultez là-dessus les hommes compétents, ils vous diront ce qui en est; peut-être vous diront-ils que dans sa constante préoccupation d’assurer avant tout l’indépendance politique de l’Allemagne, la diplomatie russe s’est exposée quelquefois à froisser d’excusables susceptibilités, en recommandant avec trop d’insistance aux petites cours d’Allemagne une adhésion à toute épreuve au système des deux grandes puissances. Ce serait peut-être ici le lieu d’apprécier à sa juste valeur une autre accusation mille fois reproduite contre la Russie et qui n’en est pas plus vraie. Que n’a-t-on pas dit pour faire croire que c’est son influence avant tout qui a contrarié en Allemagne le développement du régime constitutionnel? En thèse générale il est souverainement déraisonnable de chercher à transformer la Russie en adversaire systématique de telle ou telle forme de gouvernement; et comment, grand Dieu, serait-elle devenue ce qu’elle est, comment exercerait-elle sur le monde l’influence qui lui appartient, avec une pareille étroitesse de ses idées! Ensuite, dans le cas spécial dont il s’agit, il est rigoureusement vrai de dire que la Russie s’est toujours énergiquement prononcée pour le maintien loyal des institutions établies, pour le respect religieux des engagements contractés; après cela il est très possible qu’elle ait pensé qu’il ne serait pas prudent, dans l’intérêt le plus vital de l’Allemagne (celui de son unité) de donner dans les Etats constitutionnels de la Confédération à la prérogative parlementaire la même extension qu’elle a, par exemple, en Angleterre, en France; que si, même à présent, il n’était pas toujours facile d’établir entre les Etats cet accord, cette intelligence parfaite, que nécessite une action collective, le problème deviendrait tout bonnement insoluble dans une Allemagne dominée, c’est-à-dire divisée par une demi-douzaine de tribunes parlementaires souveraines. C’est là une de ces vérités acceptées à l’heure qu’il est par tous les bons esprits en Allemagne. Le tort de la Russie serait de l’avoir comprise une dizaine d’années plus tôt.

Maintenant, si de ces questions de l’intérieur nous passions à la situation du dehors, vous parlerai-je, monsieur, de la révolution de Juillet et des conséquences probables qu’elle devait avoir pour votre patrie et qu’elle n’a pas eues? Ai-je besoin de vous dire que le principe de cette explosion, que l’âme même de ce mouvement c’était avant tout le besoin d’une revanche éclatante contre l’Europe, et principalement contre vous, c’était l’irrésistible besoin de ressaisir cette prépondérance de l’Occident, dont la France avait si longtemps joui et qu’elle voyait avec dépit fixée depuis trente ans dans vos mains? Je rends assurément toute justice au roi des Français, j’admire son habileté, je souhaite une longue vie à lui et à son système… Mais que serait-il arrivé, monsieur, si, chaque fois que le gouvernement français a essayé depuis 1835 de porter ses regards par-dessus l’horizon de l’Allemagne, il n’avait pas constamment rencontré sur le trône de Russie la même attitude ferme et décidée, la même réserve, la même froideur, et surtout la même fidélité à toute épreuve, aux alliances établies, aux engagements contractés? S’il avait pu surprendre un seul instant de doute, d’hésitation, ne pensez-vous pas que le Napoléon de la paix lui-même se serait finalement lassé de retenir toujours cette France, frémissante sous sa main, et qu’il l’aurait laissée aller?.. Et que serait-ce, s’il avait pu compter sur de la connivence?..

Monsieur, je me trouvais en Allemagne à l’époque où M. Thiers, cédant à une impulsion pour ainsi dire instinctive, se disposait à faire ce qui lui paraissait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle, c’est-à-dire à se venger sur l’Allemagne des échecs de sa diplomatie en Orient; j’ai été témoin de cette explosion, de la colère vraiment nationale que cette naïve insolence avait provoquée parmi vous, et je me félicite de l’avoir vue; depuis j’ai toujours entendu avec beaucoup de plaisir chanter le Rheinlied. Mais, monsieur, comment se fait-il que votre presse politique qui sait tout, qui sait par exemple le chiffre exact de tous les coups de poing qui s’échangent sur la frontière de Prusse entre les douaniers russes et les contrebandiers prussiens, comment, dis-je, n’a-t-elle pas su ce qui s’est passé à cette époque entre les cours d’Allemagne et la Russie? Comment n’a-t-elle pas su, ou ne vous a-t-elle pas informé qu’à la première démonstration d’hostilité de la part de la France, 80 000 hommes de troupes russes devaient marcher au secours de votre indépendance menacée, et que 200 000 hommes les auraient suivis dans les six semaines? Eh bien, monsieur, cette circonstance n’est pas restée ignorée à Paris, et peut-être penserez-vous comme moi, quel que soit d’ailleurs le cas que je fasse du Rheinlied, qu’elle n’a pas peu contribué à décider la vieille Marseillaise à battre si promptement en retraite devant sa jeune rivale.

J’ai nommé la presse. Ne croyez pas, monsieur, que j’aie des préventions systématiques contre la presse allemande, ou que je lui garde rancune de son inexprimable malveillance à notre égard. Il n’en est rien, je vous assure; je suis très disposé à lui faire honneur des bonnes qualités qu’elle a, et j’aimerais bien pouvoir attribuer en partie au moins ses torts et ses aberrations au régime exceptionnel sous lequel elle vit. Ce n’est certes ni le talent, ni les idées, ni même le patriotisme qui manquent à votre presse périodique; à beaucoup d’égards elle est la fille légitime de votre noble et grande littérature, de cette littérature qui a restauré parmi vous le sentiment de votre identité nationale. Ce qui manque à votre presse, et cela à un degré compromettant, c’est le tact politique, l’intelligence vive et sûre de la situation donnée, du milieu réel dans lequel elle vit. Aussi remarque-t-on, dans ses manifestations comme dans ses tendances, je ne sais quoi d’imprévoyant, d’inconsidéré, en un mot de moralement irresponsable qui provient peut-être de cet état de minorité prolongée où on la retient.

Comment s’expliquer en effet, si ce n’est par cette conscience de son irresponsabilité morale, cette hostilité ardente, aveugle, forcenée, à laquelle elle se livre depuis des années à l’égard de la Russie? Pourquoi? Dans quel but? Au profit de quoi? A-t-elle l’air d’avoir une seule fois sérieusement examiné, au point de vue de l’intérêt politique de l’Allemagne, les conséquences possibles, probables, de ce qu’elle faisait? S’est-elle une seule fois sérieusement demandé si, en s’appliquant comme elle le fait, depuis des années, avec cet incroyable acharnement, à aigrir, à envenimer, à compromettre sans retour les dispositions réciproques des deux pays, elle ne travaillait pas à ruiner par sa base le système d’alliance sur lequel repose la puissance relative de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe? Si, à la combinaison politique la plus favorable que l’histoire eût réalisée jusqu’à présent pour votre patrie, elle ne cherchait par tous les moyens en son pouvoir de substituer la combinaison la plus décidément funeste? Cette pétulante imprévoyance ne vous rappelle-t-elle pas, monsieur, à la gentillesse près toutefois, une espièglerie de l’enfance de votre grand Gœthe, si gracieusement racontée dans ses mémoires? Vous vous souvenez de ce jour où le petit Wolfgang, resté seul dans la maison paternelle, n’a pas cru pouvoir mieux utiliser le loisir que l’absence de ses parents lui avait fait, qu’en faisant passer successivement par la fenêtre tous les ustensiles du ménage de sa mère qui lui tombaient sous la main, s’amusant et se réjouissant beaucoup du bruit qu’ils faisaient en tombant et en se brisant sur le pavé? Il est vrai qu’il y avait dans la maison vis-à-vis un méchant voisin qui par ses encouragements provoquait l’enfant à continuer l’ingénieux passe-temps; mais vous, monsieur, vous n’avez pas même l’excuse d’une provocation semblable…

Encore si dans tout ce débordement de déclamation haineuse contre la Russie on pouvait découvrir un motif sensé, un motif avouable pour justifier tant de haine! Je sais que je trouverai au besoin des fous qui viendront me dire le plus sérieusement possible: «Nous devons vous haïr; votre principe, le principe même de votre civilisation, nous est antipathique à nous autres Allemands, à nous autres Occidentaux; vous n’avez eu ni Féodalité, ni Hiérarchie Pontificale; vous n’avez passé ni par les guerres du Sacerdoce et de l’Empire, ni par les guerres de Religion, ni même par l’Inquisition; vous n’avez pas pris part aux Croisades, vous n’avez pas connu la Chevalerie, vous êtes arrivé il y a quatre siècles à l’unité que nous cherchons encore, votre principe ne fait pas une part assez large à la liberté de l’individu, il n’autorise pas assez la division, le morcellement». Tout cela est vrai; mais tout cela, soyez juste, nous a-t-il empêché de vous aider bravement et loyalement dans l’occasion, lorsqu’il s’est agi de revendiquer, de reconquérir votre indépendance politique, votre nationalité, et maintenant n’est-ce pas le moins que vous puissiez faire, que de nous pardonner la nôtre? Parlons sérieusement, car la chose en vaut la peine. La Russie ne demande pas mieux que de respecter votre légitimité historique, la légitimité historique des peuples de l’Occident; elle s’est dévouée avec vous, il y a trente ans à peine, à la relever de sa chute, à la replacer sur sa base; elle est donc très disposée à la respecter non seulement dans son principe, mais même dans ses conséquences les plus extrêmes, même dans ses écarts, même dans ses défaillances; mais vous aussi, apprenez à votre tour à nous respecter dans notre unité et dans notre force.

Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre régime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inférieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout à l’heure avoir à me plaindre d’un excès de malveillance, me verrai-je obligé maintenant de protester contre une exagération de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas à le placer chez vous et au profit des vôtres, ne serait-il pas juste au moins que vous le répartissiez d’une manière plus équitable entre les différents peuples de la terre? Tous, hélas, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturière; voyez l’Irlande, et si vous étiez à même d’établir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances équitables les misères qu’entraînent à leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-être trouveriez-vous plus de singularité que d’exagération dans l’assertion de cet homme qui, également étranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux à fond, affirmait avec une conviction entière «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup à être envoyés en Sibérie»…

Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une supériorité morale incontestable à tant d’égards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et sûre de leurs intérêts, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous déchirent à qui mieux mieux, sans relâche, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent têtes de la presse parisienne, toutes lançant feu et flamme contre nous.

Quelles fureurs! Quels éclats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acquière aujourd’hui même la certitude, à Paris, que ce rapprochement si ardemment convoité est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin été accueillies, et dès demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’évanouir, et de ces cratères éteints, de ces bouches pacifiées vont sortir, avec le dernier flocon de fumée, des voix diversement modulées, mais toutes également mélodieuses, célébrant, à l’envie l’une de l’autre, notre heureuse réconciliation.

Mais cette lettre est trop longue, il est temps de finir. Permettez-moi, monsieur, en finissant de résumer en peu de mots ma pensée.

Je me suis adressé à vous, sans autre mission que celle que je tiens de ma conviction libre et personnelle. Je ne suis aux ordres de personne, je ne suis l’organe de personne; ma pensée ne relève que d’elle-même. Mais j’ai certainement tout lieu de croire que si le contenu de cette lettre était connu en Russie, l’opinion publique n’hésiterait pas à l’avouer. L’opinion russe jusqu’à présent ne s’est que médiocrement émue de toutes ces clameurs de la presse allemande, non pas que l’opinion, non pas que les sentiments de l’Allemagne lui parussent une chose indifférente, bien certainement non… mais toutes ces violences de la parole, tous ces coups de fusil tirés en l’air, à l’intention de la Russie, il lui répugnait de prendre tout ce bruit au sérieux; elle n’y a vu tout au plus qu’un divertissement de mauvais goût… L’opinion russe se refuse décidément à admettre qu’une nation grave, sérieuse, loyale, profondément équitable, telle enfin que le monde a connu l’Allemagne à toutes les époques de son histoire, que cette nation, dis-je, ira dépouiller sa nature pour en révéler une autre faite à l’image de quelques esprits fantasques ou brouillons, de quelques déclamateurs passionnés ou de mauvaise foi, que, reniant le passé, méconnaissant le présent et compromettant l’avenir, l’Allemagne consentira à accueillir, à nourrir un mauvais sentiment, un sentiment indigne d’elle, simplement pour avoir le plaisir de faire une grande bévue politique. Non, c’est impossible.

Je me suis adressé a vous, monsieur, parce que, ainsi que je l’ai reconnu, la «Gazette Universelle» est plus qu’un journal pour l’Allemagne; c’est un pouvoir, et un pouvoir qui, je le déclare bien volontiers, réunit à un haut degré le sentiment national et l’intelligence politique: c’est au nom de cette double autorité que j’ ai essayé de vous parler.

La disposition d’esprit que l’on a créée, que l’on cherche à propager en Allemagne à l’égard de la Russie, n’est pas encore un danger; mais elle est bien près de le devenir… Cette disposition d’esprit ne changera rien, j’en ai la conviction, aux rapports actuellement existants entre les gouvernements allemands et la Russie; mais elle tend à fausser de plus en plus la conscience publique sur une des questions les plus graves qu’il y ait pour une nation, sur la question de ses alliances… Elle tend en présentant sous les couleurs les plus mensongères la politique la plus nationale que l’Allemagne ait jamais suivie, à jeter la division dans les esprits, à pousser les plus ardents, les plus inconsidérés dans des voies pleines de péril, dans des voies où la fortune de l’Allemagne s’est déjà fourvoyée plus d’une fois… Qu’une crise éclate en Europe, que la querelle séculaire, décidée il y a trente ans en votre faveur, vienne à se rallumer, la Russie certainement ne manquera pas à vos souverains, pas plus que ceux-ci ne manqueront à la Russie; mais c’est alors aussi qu’on aura probablement à récolter ce que l’on sème aujourd’hui: la division des esprits aura porté ses fruits, et ces fruits pourraient être amers pour l’Allemagne; ce seraient, je le crains bien, de nouvelles défections et des déchirements nouveaux. Et alors, monsieur, vous auriez trop cruellement expié le tort d’avoir été un moment injustes envers nous.

Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire. Vous ferez de ma parole l’usage qui vous paraîtra le plus convenable.

Agréez, etc.

1844

3аписка*

En allant au fond de cette malveillance qui se manifeste contre nous en Europe et si l’on met de côté les déclamations, les lieux communs de la polémique quotidienne, on y trouve cette idée:

«La Russie tient une place énorme dans le monde et cependant elle ne représente que la force matérielle, rien que cela».

Voilà le véritable grief, tous les autres sont accessoires ou imaginaires.

Comment est née cette idée et quelle en est la valeur?

Elle est le produit d’une double ignorance: de celle de l’Europe et de la notre propre. L’une est la conséquence de l’autre. Dans l’ordre moral, une société, une civilisation qui a son principe en elle-même, ne saurait être comprise des autres qu’autant qu’elle se comprend elle-même: la Russie est un monde qui commence à peine à avoir la conscience de son principe. Or, c’est la conscience de son principe qui constitue pour un pays sa légitimité historique. Le jour où la Russie aura pleinement reconnu le sien, elle l’aura de fait imposé au monde. En effet de quoi s’agit-il entre l’Occident et nous? Est-ce de bonne foi que l’Occident a l’air de se méprendre sur ce que nous sommes? Est-ce sérieusement qu’il prétend ignorer nos titres historiques? —

Avant que l’Europe occidentale ne se fût constituée, nous existions déjà et certes nous existions glorieusement. Toute la différence c’est qu’alors on nous appelait l’Empire d’Orient, l’Eglise d’Orient; ce que nous étions alors, nous le sommes encore.

Qu’est-ce que l’Empire d’Orient? C’est la transmission légitime et directe du pouvoir suprême du pouvoir des Césars. C’est la souveraineté pleine et entière, ne relevant pas, n’émanant pas, comme les pouvoirs de l’Occident, d’une autorité extérieure quelle qu’elle puisse être, portant son principe d’autorité en elle-même, mais réglée, contenue et sanctifiée par le Christianisme.

Qu’est-ce que l’Eglise d’Orient? C’est l’Eglise universelle.

Voilà les deux seules questions sur lesquelles doit rouler toute polémique sérieuse entre l’Occident et nous. Tout le reste n’est que du verbiage. Plus nous nous serons pénétrés de ces deux questions et plus nous serons forts vis-à-vis de notre adversaire. Plus nous serons nous-mêmes. A bien considérer les choses, la lutte entre l’Occident et nous n’a jamais cessé. Il n’y a pas même eu de trêve, il n’y a eu que des intermittences de combat. Maintenant, à quoi bon se le dissimuler? Cette lutte est sur le point de se rallumer plus ardente que jamais et cette fois encore comme autrefois, comme toujours, c’est l’Eglise de Rome, l’Eglise latine qui est à l’avant-garde de l’ennemi.

Eh bien, acceptons le combat, franchement, résolument. Qu’en face de Rome l’Eglise d’Orient n’oublie pas un seul instant qu’elle est l’héritière légitime de l’Eglise universelle.

A toutes les attaques de Rome, à toutes ses hostilités, nous n’avons qu’une arme à opposer, mais elle est terrible: c’est son histoire, c’est l’histoire de son passé. Qu’a fait Rome? Comment a-t-elle acquis le pouvoir qu’elle s’est arrogé? Par une usurpation flagrante des droits, des attributions de l’Eglise universelle.

Comment a-t-elle cherché à justifier cette usurpation? Par la nécessité de maintenir l’unité de la foi. Et pour arriver à ce résultat, elle ne s’est refusé aucun moyen, ni la violence, ni la ruse, ni les bûchers, ni les Jésuites. Pour maintenir l’unité de la foi elle n’a pas craint de dénaturer le Christianisme. Eh bien, où en est depuis trois siècles l’unité de la foi dans l’Eglise occidentale? Rome il y a trois siècles a livré la moitié de l’Europe à l’hérésie et l’hérésie l’a livrée à l’incrédulité. Tel est le fruit que le monde chrétien a recueilli de cette dictature de plusieurs siècles que le siège de Rome s’est arrogée sur l’Eglise au mépris des conciles. Il n’a pas craint de se mettre en rébellion contre l’Eglise universelle; d’autres n’ont pas hésité à se révolter contre lui. Ceci n’est que de la justice Providentielle qui est au fond de toutes les choses du monde.

Voilà pour la question purement religieuse dans ces différends avec Rome. Maintenant si on en venait à apprécier l’action politique que Rome a exercée sur les différents états de l’Europe

Occidentale, bien qu’elle nous touchât de moins près, quelle terrible accusation n’aurait-on pas à faire peser sur elle! —

N’est-ce pas Rome, n’est-ce pas la politique ultramontaine qui a désorganisé, déchiré l’Allemagne, qui a tué l’Italie? L’Allemagne, elle l’a désorganisée en y minant le pouvoir impérial; elle l’a déchirée en y provoquant la réformation. Quant à l’Italie, la politique de Rome l’a tuée en empêchant par tous les moyens et à toutes les époques l’établissement dans ce pays d’une autorité souveraine, légitime et nationale. Ce fait a déjà été signalé il y a plus de trois siècles par le plus grand des historiens de l’Italie moderne.

Et en France, pour ne parler que des temps les plus rapprochés de nous, n’est-ce pas l’influence ultramontaine qui a écrasé, qui a éteint ce qu’il y avait de plus pur, de plus vraiment chrétien dans l’Eglise gallicane? N’est-ce pas Rome qui a détruit le Port-Royal et qui après avoir désarmé le Christianisme de ses plus nobles défenseurs, l’a pour ainsi dire livré par les mains des Jésuites aux attaques de la Philosophie du dix-huitième siècle? Tout ceci, hélas, c’est de l’Histoire, et de l’Histoire contemporaine.

Maintenant pour ce qui nous concerne personnellement, lors même que nous passerions sous silence nos propres injures, l’histoire de nos malheurs au dix-septième siècle, comment pouvons-nous taire ce que la politique de cette cour a été, pour ces peuples qu’une fraternité de race et de langue rattache à la Russie et que la fatalité en a séparés. On peut dire avec toute justice que si l’Eglise latine par ses abus et ses excès a été funeste à d’autres pays, elle a été par principe l’ennemie personnelle de la race Slave. La conquête allemande elle-même n’a été qu’une arme, qu’un glaive docile entre ses mains. C’est Rome qui en a dirigé et assuré les coups. Partout où Rome a mis le pied parmi les peuples slaves, elle a engagé une guerre à mort contre leur nationalité. Elle l’a anéantie ou elle l’a dénaturée. Elle a dénationalisé la Bohême et démoralisé la Pologne; elle en aurait fait autant de toute la race si elle n’avait pas rencontré la Russie sur son chemin. De là la haine implacable qu’elle nous a vouée. Rome comprend que dans tout pays slave où la nationalité de la race n’est pas encore tout à fait morte, la Russie par sa seule présence, par le seul fait de son existence politique l’empêchera de mourir et que partout où cette nationalité tendrait à renaître, elle ferait courir de terribles chances à l’établissement Romain. Voilà où nous en sommes vis-à-vis de la cour de Rome. Voilà le bilan exact de notre situation respective. Eh bien, est-ce avec de pareils antécédents historiques que nous craindrions d’accepter le défi qu’elle pourrait nous jeter? Comme Eglise nous avons à lui demander compte au nom de l’Eglise universelle de ce dépôt de la foi, dont elle a cherché à s’attribuer la possession exclusive même au prix d’un schisme. Comme puissance politique, nous avons pour alliée contre elle l’histoire de son passé, les rancunes de la moitié de l’Europe et les trop justes griefs de notre propre race.

Quelques-uns s’imaginent que la réaction religieuse dont l’Europe est en ce moment travaillée pouvait tourner au profit exclusif de l’Eglise latine; c’est selon moi une grande illusion. Il y aura, je le sais bien, dans l’Eglise Protestante beaucoup de conversions partielles, jamais une conversion générale. Ce qui a survécu du principe catholique dans l’Eglise latine, attirera toujours tous ceux parmi les protestants qui, fatigués des fluctuations de la réforme, aspirent à rentrer au port, à se replacer sous la loi de l’autorité catholique, mais les souvenirs de la cour de la Rome, mais l’ultramontanisme enfin, les repoussent éternellement.

Le mot historiquement si vrai sur l’Eglise latine est aussi le mot de la situation actuelle.

Le catholicisme a de tout temps fait toute la force du Papisme, comme le Papisme fait toute la faiblesse du catholicisme.

La force sans faiblesse n’est que dans l’Eglise universelle. Qu’elle se montre, qu’elle intervienne dans le débat et l’on verra de nos jours ce qu’on a déjà vu dans les tous premiers jours de la réformation, alors que les chefs de ce mouvement religieux qui avaient déjà rompu avec le siège de Rome, mais qui hésitaient encore à rompre avec les traditions de l’Eglise Catholique, en appelaient unanimement à l’Eglise d’Orient. Maintenant comme alors la réconciliation religieuse ne peut venir que d’elle; elle porte dans son sein l’avenir chrétien.

Telle est la première, la plus haute question que nous ayons à débattre avec l’Europe Occidentale, c’est la question vitale par excellence.

Il y en a une autre bien grave aussi; c’est celle que l’on appelle communément la question d’Orient; c’est la question de l’Empire.

Ici, il ne s’agit pas de diplomatie; on sait trop bien que tant que durera le Statu quo, la Russie plus qu’aucune autre puissance respectera les traités. Mais les traités, mais la diplomatie ne règlent après tout que les choses du jour. Les intérêts permanents, les rapports éternels c’est l’histoire seule qui en connaît. Or que nous dit l’histoire?

Elle nous dit que l’Orient orthodoxe, tout ce monde immense qui relève de la croix grecque, est un dans son principe, étroitement solidaire dans toutes ses parties, vivant de sa vie propre, originale, indestructible. Il peut être matériellement fractionné, moralement il sera toujours un et indivisible. Il a subi momentanément la domination latine, il a subi pendant des siècles l’invasion des races asiatiques, il n’a jamais accepté ni l’une ni l’autre.

Il y a parmi les Chrétiens de l’Orient un dicton populaire qui exprime naïvement ce fait; ils ont l’habitude de dire, que tout dans la création de Dieu est bien fait, bien ordonné, deux choses exceptées, et ces deux choses sont: le Pape et le Turc.

— Mais Dieu, — ont-ils soin d’ajouter, — a voulu dans sa sagesse infinie rectifier ces deux erreurs et c’est pour cela qu’il crée le Czar moscovite.

Nul traité, nulle combinaison politique ne prévaudra jamais contre ce simple dicton populaire. C’est le résumé de tout le passé et la révélation de tout un avenir.

— En effet, quoiqu’on fasse ou qu’on s’imagine, pourvu que la Russie reste ce qu’elle est, l’empereur de Russie sera nécessairement, irrésistiblement le seul souverain légitime de l’Orient orthodoxe, sous quelque forme d’ailleurs qu’il juge convenable d’exercer cette souveraineté. Faites ce que vous voudrez, mais encore une fois, à moins que vous n’ayez détruit la Russie, vous n’empêcherez jamais ce fait de se produire.

Qui ne voit que l’Occident avec toute sa philantropie, avec son prétendu respect pour le droit des nationalités et tout en se déchaînant contre l’ambition insatiable de la Russie, ne voit dans

les populations qui habitent la Turquie qu’une seule chose: une proie à dépecer.

Il voudrait tout bonnement recommencer au dix-neuvième siècle ce qu’ il avait essayé de faire au treizième et ce qui déjà alors lui avait si mal réussi. C’est la même tentative sous d’autres noms et au moyen de procédés un peu différents. C’est toujours cette ancienne, cette incurable prétention de fonder dans l’Orient orthodoxe un Empire latin, de faire de ces pays une annexe, une dépendance de l’Europe occidentale.

Il est vrai que pour arriver à ce résultat, il faudrait commencer par éteindre dans ces populations tout ce qui jusqu’à présent a constitué leur vie morale, par détruire en elles ce que les Turcs eux-mêmes ont épargné. Mais ce n’est pas là une considération qui pouvait arrêter un seul instant le prosélitisme occidental, persuadé qu’il est que toute société qui n’est pas exactement faite à l’image de celle de l’Occident n’est pas digne de vivre, et fort de cette conviction il se mettrait bravement à l’œuvre pour délivrer ces populations de leur nationalité comme d’un reste de barbarie.

Mais cette Providence historique qui est au fond des choses humaines y a heureusement pourvu. Déjà au treizième siècle l’Empire d’Orient, tout mutilé, tout énervé qu’il était, a trouvé en lui-même assez de vie pour rejeter de son sein la domination latine après soixante et quelques années d’une existence contestée; et certes il faut convenir que depuis lors le véritable Empire d’Orient, l’Empire orthodoxe, s’est grandement relevé de sa déchéance.

C’est ici une question sur laquelle la science occidentale malgré ses prétentions à l’infaillibilité a toujours été en défaut. L’Empire d’Orient est constamment resté une énigme pour elle; elle a bien pu le calomnier, elle ne l’a jamais compris. Elle a traité l’Empire d’Orient comme Monsieur de Custine vient de traiter la Russie, après l’avoir étudié à travers sa haine doublée de son ignorance. On n’a su jusqu’à présent se rendre un compte vrai ni du principe de vie qui a assuré à l’Empire d’Orient ses mille ans d’existence, ni de la circonstance fatale qui a fait que cette vie si tenace a toujours été contestée et à quelques égards si débile.

Ici, pour rendre ma pensée avec une précision suffisante, je devrais entrer dans des développements historiques que ne comportent point les bornes de cette notice. Mais telle est l’analogie réelle, telle est l’affinité intime et profonde qui rattache la Russie à ce glorieux antécédent de l’Empire d’Orient, qu’à défaut d’études historiques assez approfondies il suffit à chacun de nous de consulter ses impressions les plus habituelles et pour ainsi dire les plus élémentaires, pour comprendre d’instinct ce que c’était que ce principe de vie, cette âme puissante qui pendant mille ans a fait vivre et durer ce corps si frêle de l’Empire d’Orient. Cette âme, ce principe, c’était le Christianisme, c’était l’élément Chrétien tel que l’avait formulé l’Eglise d’Orient, combiné ou pour mieux dire identifié non seulement avec l’élément national de l’état, mais encore avec la vie intime de la société. Des combinaisons analogues ont été tentées, ont été accomplies ailleurs, mais elles n’ont eu nulle part ce caractère profond et original. Ici, ce n’était pas simplement une Eglise se faisant nationale dans l’acception ordinaire du mot comme cela s’est vu ailleurs, c’était l’Eglise se faisant la forme essentielle, l’expression suprême d’une nationalité déterminée, de la nationalité de toute une race, de tout un monde. Voilà aussi, soit dit en passant, comment il a pu se faire que plus tard cette même Eglise d’Orient est devenue comme le synonyme de la Russie, l’autre nom, le nom sacré de l’Empire, triomphante partout où elle règne, militante partout où la Russie n’a pas encore fait pleinement reconnaître sa domination. En un mot si intimement associée à ses destinées qu’il est vrai de dire qu’à des degrés divers il y a de la Russie partout où se rencontre l’Eglise orthodoxe.

Quant à l’ancien, à ce premier Empire d’Orient, la circonstance fatale qui a pesé sur ses destinées, c’est qu’il n’a jamais pu mettre en œuvre qu’une portion minime de la race sur laquelle il aurait dû principalement s’appuyer. Il n’a occupé que la lisière du monde que la Providence tenait en réserve pour lui; c’est le corps cette fois qui a manqué à l’âme. Voilà pourquoi cet Empire, malgré la grandeur de son principe, est constamment resté à l’état de l’ébauche, pourquoi il n’a pu opposer à la longue une résistance efficace aux ennemis qui l’enveloppaient de toutes parts. Son assiette territoriale a toujours manqué de base et de profondeur, c’était, pour tout dire, une tête séparée de son tronc. Aussi, par une de ces combinaisons Providentielles qui sont en même temps profondément naturelles et historiques, c’est le lendemain du jour où l’Empire d’Orient a paru définitivement succomber sous les coups de la destinée qu’il a en réalité pris possession de son existence définitive. Constantinople tombait aux mains des Turcs en 1453 et neuf ans après, en 1462, le grand Ivan III arrivait au trône de Moscou.

Qu’on ne s’éffarouche pas de grâce de toutes ces généralités historiques quelqu’hasardées qu’elles puissent paraître à la première vue. Qu’on se dise bien que ces prétendues abstractions, c’est nous-même, c’est notre passé, notre présent, notre avenir. Nos ennemis le savent bien, tâchons de le savoir comme eux. C’est parce qu’ils le savent, c’est parce qu’ils ont compris que tous ces pays, toutes ces populations qu’ils voudraient conquérir au système occidental, tiennent à la Russie historiquement parlant comme des membres vivants tiennent au corps dont ils font partie, qu’ils travaillent à relâcher, à rompre s’il est possible, le lien organique qui les rattache à nous.

Ils ont compris que tant que ce lien subsiste, tous leurs efforts pour éteindre dans ces populations la vie qui leur est propre resteraient éternellement stériles. Encore une fois le bût qu’on se propose est le même qu’au treizième siècle, mais les moyens différents. A cette époque l’Eglise latine voulait brutalement se substituer dans tout l’Orient Chrétien à l’Eglise orthodoxe; maintenant on cherchera à ruiner les fondements de cette Eglise par la prédication philosophique.

Au treizième siècle la domination de l’Occident prétendait s’approprier ces pays directement et les gouverner en son propre nom; maintenant faute de mieux on cherchera à y provoquer, à y favoriser l’établissement de petites nationalités bâtardes, de petites existences politiques, soi-disant indépendantes, vains simulacres bien mensongers, bien hypocrites, bons, tout au plus, à masquer la réalité, et cette réalité ce serait maintenant comme alors: la domination de l’Occident.

Ce qui vient d’être tenté en Grèce est une grande révélation et devrait servir d’enseignement à tout le monde. Il est vrai que jusqu’à présent la tentative ne paraît guère avoir profité à ceux qui en ont été les instigateurs. L’arme a répercuté contre la main qui s’en est servie. Et cette révolution qui après avoir annulé un pouvoir d’origine étrangère paraît avoir restitué l’initiative à des influences plus nationales, pourrait fort bien en définitive aboutir à resserrer le lien qui rattache ce petit pays au grand tout, dont il n’est qu’une fraction.

Il faut se dire d’ailleurs que tout ce qui se passe ou se passerait en Grèce ne sera jamais qu’un épisode, un détail de la grande lutte entre l’Occident et nous. Ce n’est pas là-bas, aux extrémités que l’immense question sera décidée. C’est ici, parmi nous, au centre, au cœur même de ce monde de l’Orient Chrétien, de l’Orient Européen que nous représentons, de ce monde qui est nous-même. Ses destinées définitives qui sont aussi les nôtres, ne dépendent que de nous; elles dépendent avant tout du sentiment plus ou moins énergique qui nous lie, qui nous identifie l’un à l’autre.

Répétons-le donc et ne nous lassons pas de le redire: l’Eglise d’Orient est l’Empire orthodoxe, l’Eglise d’Orient héritière légitime de l’Eglise universelle, l’Empire orthodoxe identique dans son principe, étroitement solidaire dans toutes ses parties. Est-ce là ce que nous sommes? ce que nous voulons être? Est-ce là ce que l’on prétend nous contester?

Voilà, pour qui sait voir, toute la question entre nous et la propagande occidentale; c’est le fond même du débat. Tout ce qui n’est pas cela, tout ce qui dans la polémique de la presse étrangère ne se rattache pas à cette grande question plus ou moins directement comme une conséquence à son principe, ne mérite pas un instant d’occuper notre attention. C’est de la déclamation pure.

Pour nous, nous ne saurions nous pénétrer assez intimement de ce double principe historique de notre existence nationale. C’est le seul moyen de tenir tête à l’esprit de l’Occident, de mettre un frein à ses prétentions comme à ses hostilités.

Jusqu’à présent, avouons-le, dans les rares occasions où nous avons pris la parole pour nous défendre contre ses attaques, nous l’avons fait, à une ou deux exceptions près, d’une manière trop peu digne de nous. Nous avions trop l’air d’écoliers cherchant par de gauches apologies à désarmer la mauvaise humeur de leur maître.

Quand nous saurons mieux qui nous sommes, nous ne nous aviserons plus de faire amende honorable à qui que ce soit d’être ce que nous sommes.

Et que l’on ne s’imagine pas qu’en proclamant hautement nos titres nous ajouterions à l’hostilité de l’opinion étrangère à notre égard. Ce serait bien peu connaître l’état actuel des esprits en Europe.

Encore une fois ce qui fait le fond de cette hostilité, ce qui vient en aide à la malveillance qu’ils exploitent contre nous, c’est cette opinion absurde et pourtant si générale que tout en reconnaissant, en s’exagérant peut-être nos forces matérielles, on en est encore à se demander si toute cette puissance est animée d’une vie morale, d’une vie historique qui soit propre. Or, l’homme est ainsi fait, surtout l’homme de notre époque, qu’il ne se résigne à la puissance physique qu’en raison de la grandeur morale qu’il y voit attaché.

Chose bizarre en effet, et qui dans quelques années paraîtra inexplicable. Voilà un Empire qui par une rencontre sans exemple peut-être dans l’histoire du monde, se trouve à lui seul représenter deux choses immenses: les destinées d’une race toute entière et la meilleure, la plus saine moitié de l’Eglise Chrétienne.

Et il y a encore des gens qui se demandent sérieusement quels sont les titres de cet Empire, quelle est sa place légitime dans le monde!.. Serait-ce que la génération contemporaine est encore tellement perdue dans l’ombre de la montagne qu’elle a de la peine à en apercevoir le sommet?..

Il ne faut pas l’oublier d’ailleurs: pendant des siècles l’Occident Européen a été en droit de croire que moralement parlant il était seul au monde, qu’à lui seul il élait l’Europe toute entière. Il a grandi, il a vécu, il a vieilli dans cette idée, et voilà qu’il s’aperçoit maintenant qu’il s’était trompé, qu’il y avait à côté de lui une autre Europe, sa sœur cadette peut-être, mais en tout cas sa sœur bien légitime, qu’en un mot il n’était lui que la moitié du grand tout. Une pareille découverte est une révolution tout entière entraînant après elle le plus grand déplacement d’idées qui se soit jamais accompli dans le monde des intelligences.

Est-il étonnant que de vieilles convictions luttent de tout leur pouvoir contre une évidence qui les ébranle, qui les supprime? et ne serait-ce pas à nous de venir en aide à cette évidence, à la rendre invincible, inévitable? Que faudrait-il faire pour cela?

Ici je touche à l’objet même de cette courte notice. Je conçois que le gouvernement Impérial ait de très bonnes raisons pour ne pas désirer qu’à l’intérieur, dans la presse indigène, l’opinion s’anime trop sur des questions bien graves, bien délicates en effet, sur des questions qui touchent aux racines mêmes de l’existence nationale; mais au dehors, mais dans la presse étrangère, quelles raisons aurions-nous pour nous imposer la même réserve? Quels ménagements avons-nous encore à garder vis-à-vis d’une opinion ennemie qui, se prévalant de notre silence, s’empare tout à son aise de ces questions et les résout l’une après l’autre, sans contrôle, sans appel, et toujours dans le sens le plus hostile, le plus contraire à nos intérêts. Ne nous devons-nous pas à nous-même de faire cesser un pareil état de choses? Pouvons-nous encore nous en dissimuler les grands inconvénients? et qu’est-il nécessaire de rappeler le déplorable scandale d’apostasie récente tant politique que religieuse… et ces apostasies auraient-elles été possibles si nous n’avions pas bénévolement, gratuitement livré à l’opinion ennemie le monopole de la discussion?

Je prévois l’objection que l’on va me faire. On est, je le sais, trop disposé chez nous à s’exagérer l’insuffisance de nos moyens, à se persuader que nous ne sommes pas de force à engager avec succès la lutte sur un pareil terrain. Je crois que l’on se trompe; je suis persuadé que nos ressources sont plus grandes qu’on ne se l’imagine; mais même en laissant de côté nos ressources indigènes, ce qui est certain, c’est que l’on ne connaît pas assez chez nous les forces auxiliaires que nous pourrions trouver au dehors. En effet, quelque soit la malveillance apparente et souvent trop réelle de l’opinion étrangère à notre égard, nous n’apprécions pas assez ce que dans l’état de fractionnement où sont tombés en Europe les opinions aussi bien que les intérêts, une grande, une importante unité comme l’est la nôtre, peut exercer d’ascendant et de prestige sur des esprits que ce fractionnement poussé à l’extrême a réduit au dernier degré de lassitude.

Nous ne savons pas assez combien on y est avide de tout ce qui offre des garanties de durée et des promesses d’avenir… comme on y éprouve le besoin de se rallier ou même de se convertir à ce qui est grand et fort. Dans l’état actuel des esprits en Europe, l’opinion publique, toute indisciplinée, toute indépendante qu’elle paraisse, ne demande pas mieux au fond que d’être violentée avec grandeur. Je le dis avec une conviction profonde: l’essentiel, le plus difficile pour nous, c’est d’avoir foi en nous-même; d’oser nous avouer à nous-même toute la portée de nos destinées, d’oser l’accepter tout entière. Ayons cette foi, ce courage. Ayons le courage d’arborer notre véritable drapeau dans la mêlée des opinions qui se disputent l’Europe, et il nous fera trouver des auxiliaires là même où jusqu’à présent nous n’avions rencontré que des adversaires. Et nous verrons se réaliser une magnifique parole, dite dans une circonstance mémorable. Nous verrons ceux-là même qui jusqu’à présent se déchaînaient contre la Russie ou cabalaient en secret contre elle, se sentir heureux et fiers de se rallier à elle, de lui appartenir.

Ce que je dis là n’est pas une simple supposition. Plus d’une fois des hommes éminents par leur talents aussi que par l’autorité que ce talent leur avait acquise sur l’opinion, m’ont donné des témoignages non équivoques de leur bonne volonté, de leurs bonnes dispositions à notre égard. Leurs offres de service étaient telles qu’elles n’avaient rien de compromettant ni pour ceux qui les faisaient, ni pour celui qui les aurait acceptées. Ces hommes assurément n’entendaient pas se vendre à nous, mais ils n’auraient pas mieux demandé que de nous savoir chacun dans la ligne et dans la mesure de son opinion. L’essentiel eût été de coordonner ces efforts, de les diriger tous vers un but déterminé, de faire concourir ces diverses opinions, ces diverses tendances au service des intérêts permanents de la Russie, tout en conservant à leur langage cette franchise d’assaut sans laquelle on ne fait pas d’impression sur les esprits.

Il va sans dire qu’il ne saurait être question d’engager avec la presse étrangère une polémique quotidienne minutieuse portant sur des petits faits, sur des petits détails; mais ce qui serait vraiment utile, ce serait par exemple de prendre pied dans le journal le plus accrédité de l’Allemagne, d’y avoir des organes graves, sérieux, sachant se faire écouter du public — et tendant par des voies différentes, mais avec un certain ensemble vers un but déterminé.

Mais à quelles conditions réussirait-on à imprimer à ce concours de forces individuelles et jusqu’à un certain point indépendantes une direction commune et salutaire? A la condition d’avoir sur les lieux un homme intelligent, doué d’énergiques sentiments de nationalité, profondément dévoué au service de l’Empereur et qui par une longue expérience de la presse aurait acquis une connaissance suffisante du terrain sur lequel il serait appelé à agir.

Quant aux dépenses que nécessiterait l’établissement d’une presse russe à l’étranger, elles seraient minimes comparativement au résultat qu’on pourrait en attendre.

Si cette idée était agréée, je m’estimerais trop heureux de mettre aux pieds de l’Empereur tout ce qu’un homme peut offrir et promettre: la propreté de l’intention et le zèle du dévouement le plus absolu.

La Russie et la Révolution*

Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise suprême où l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles: «la Révolution et la Russie». — Ces deux puissances sont maintenant en présence, et demain peut-être elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni traité, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engagée entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait été témoin, dépend pour des siècles tout l’avenir politique et religieux de l’humanité.

Le fait de cet antagonisme éclate maintenant à tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un siècle hébété par le raisonnement, que tout en vivant en présence de ce fait immense, la génération actuelle est bien loin d’en avoir saisi le véritable caractère et apprécié les raisons.

Jusqu’à présent c’est dans une sphère d’idées purement politiques qu’on en a cherché l’explication; c’est par des différences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essayé de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la Révolution et la Russie tient à des raisons bien autrement profondes; elles peuvent se résumer en deux mots.

La Russie est avant tout l’empire chrétien; le peuple russe est chrétien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La Révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’âme de la Révolution; c’est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire ou accidentel; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien

qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.

Le moi humain, ne voulant relever que de lui-même, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant à Dieu, ce n’est certainement pas là une chose nouvelle parmi les hommes; mais ce qui l’était, c’est cet absolutisme du moi humain érigé en droit politique et social et aspirant à ce titre à prendre possession de la société. C’est cette nouveauté-là qui en 1789 s’est appelée la Révolution Française.

Depuis lors, et à travers toutes ses métamorphoses, la Révolution est restée conséquente à sa nature, et peut-être à aucun moment de sa durée ne s’est-elle sentie plus elle-même, plus intimement anti-chrétienne que dans le moment actuel, où elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternité. C’est même là ce qui pourrait faire croire qu’elle touche à son apogée. En effet, à entendre toutes ces déclamations naïvement blasphématoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’époque, qui ne croirait que la nouvelle République Française n’a été unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien là aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a créés se sont solennellement attribuée, sauf toutefois un amendement que la Révolution s’est réservé d’y introduire, c’est qu’à l’esprit d’humilité et de renoncement à soi-même qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de prépotence, à la charité libre et volontaire, la charité forcée, et qu’à la place d’une fraternité prêchée et acceptée au nom de Dieu, elle prétend établir une fraternité imposée par la crainte du peuple-souverain. A ces différences près, son règne promet en effet d’être celui du Christ.

Et qu’on ne se laisse pas induire en erreur par cette espèce de bienveillance dédaigneuse que les nouveaux pouvoirs ont jusqu’ici témoignée à l’Eglise catholique et à ses ministres. Ceci est peut-être le symptôme le plus grave de la situation et l’indice le plus certain de la toute-puissance que la Révolution a obtenue. Pourquoi, en effet, la Révolution se montrerait-elle rébarbative envers un clergé, envers des prêtres chrétiens qui, non contents de la subir, l’acceptent et l’adoptent, qui pour la conjurer glorifient toutes ses violences et qui, sans y croire, s’associent à tous ses mensonges? Si dans une pareille conduite il n’y avait que du calcul, ce calcul déjà serait de l’apostasie; mais s’il y entre de la conviction, c’en est une bien plus grande encore.

Et cependant il est à prévoir que les persécutions ne manqueront pas; car le jour où la limite des concessions sera atteinte, le jour où l’Eglise catholique croira devoir résister, on verra qu’elle ne pourra le faire qu’en rétrogradant jusqu’au martyre. On peut s’en fier à la Révolution: elle se montrera en toutes choses fidèle à elle-même et conséquente jusqu’au bout.

L’explosion de Février a rendu ce grand service au monde, c’est qu’elle a fait crouler jusqu’à terre tout l’échafaudage des illusions dont on avait masqué la realité. Les moins intelligents doivent avoir compris maintenant que l’histoire de l’Europe depuis trente-trois ans n’a été qu’une longue mystification. En effet, de quelle lumière inexorable tout ce passé, si récent et déjà si loin de nous, ne s’est-il pas tout à coup illuminé? Qui, par exemple, ne comprend pas maintenant tout ce qu’il y avait de ridicule prétention dans cette sagesse du siècle qui s’était béatement persuadée qu’elle avait réussi à dompter la Révolution par l’exorcisme constitutionnel, à lier sa terrible énergie par une formule de légalité? Qui pourrait douter encore, après ce qui s’est passé, que du moment où le principe révolutionnaire est entré dans le sang d’une société, tous ses procédés, toutes ses formules de transactions ne sont plus que des narcotiques qui peuvent bien momentanément endormir le malade, mais qui n’empêchent pas le mal de poursuive son cours?

Et voilà pourquoi, après avoir dévoré la Restauration qui lui était personnellement odieuse comme un dernier débris de l’autorité légitime en France, la Révolution n’a pas mieux supporté cet autre pouvoir, né d’elle-même, qu’elle avait bien accepté en 1830 pour lui servir de compère vis-à-vis de l’Europe, mais qu’elle a brisé le jour où, au lieu de la servir, ce pouvoir s’est avisé de se croire son maître.

A cette occasion, qu’il me soit permis de faire une réflexion. Comment ce fait-il que parmi tous les souverains de l’Europe, aussi bien que parmi les hommes politiques qui l’ont dirigée dans ces derniers temps, il n’y en a eu qu’un seul qui de prime abord ait reconnu et signalé la grande illusion de 1830 et qui depuis, seul en Europe, seul peut-être au milieu de son entourage, ait constamment refusé à s’en laisser envahir? C’est que cette fois-ci il y avait heureusement sur le trône de Russie un Souverain en qui la pensée russe s’est incarnée, et que dans l’état actuel du monde la pensée russe est la seule qui soit placée assez en dehors du milieu révolutionnaire pour pouvoir apprécier sainement les faits qui s’y produisent.

Ce que l’Empereur avait prévu dès 1830, la Révolution n’a pas manqué de le réaliser de point en point. Toutes les concessions, tous les sacrifices des principes faits par l’Europe monarchique à l’établissement de Juillet dans l’intérêt d’un simulacre de statu quo, la Révolution s’en empara pour les utiliser au profit du bouleversement qu’elle méditait, et tandis que les pouvoirs légitimes faisaient de la diplomatie plus ou moins habile avec de la quasi-légitimité et que les hommes d’Etat et les diplomates de toute l’Europe assistaient en amateurs curieux et bienveillants aux joûtes parlementaires de Paris, le parti révolutionnaire, sans presque se cacher, travaillait sans relâche à miner le terrain sous leurs pieds.

On peut dire que la grande tâche du parti, durant ces dernières dix-huit années, a été de révolutionner de fond en comble l’Allemagne, et l’on peut juger maintenant si cette tâche a été bien remplie.

L’Allemagne assurément est le pays sur lequel on s’est fait le plus longtemps les plus étranges illusions. On le croyait un pays d’ordre, parce qu’il était tranquille, et on ne voulait pas voir l’épouvantable anarchie qui y avait envahi et qui y ravageait les intelligences.

Soixante ans d’une philosophie destructive y avaient complètement dissous toutes les croyances chrétiennes et développé, dans ce néant de toute foi, le sentiment révolutionnaire par excellence: l’orgueil de l’esprit, si bien qu’à l’heure qu’il est, nulle part peut-être cette plaie du siècle n’est plus profonde et plus envenimée qu’en Allemagne. Par une conséquence nécessaire, à mesure que l’Allemagne se révolutionnait, elle sentait grandir sa haine contre la Russie. En effet, sous le coup des bienfaits qu’elle en avait reçus, une Allemagne révolutionnaire ne pouvait avoir pour la Russie qu’une haine implacable. Dans le moment actuel, ce paroxysme de haine paraît avoir atteint son point culminant; car il a triomphé en elle, je ne dis pas de toute raison, mais même du sentiment de sa propre conservation.

Si une aussi triste haine pouvait inspirer autre chose que de la pitié, la Russie certes se trouverait suffisamment vengée par le spectacle que l’Allemagne vient de donner au monde à la suite de la révolution de Février. Car c’est peut-être un fait sans précédent dans l’histoire que de voir tout un peuple se faisant le plagiaire d’un autre au moment même où il se livre à la violence la plus effrénée.

Et qu’on ne dise pas, pour justifier tous ces mouvements si évidemment factices qui viennent de bouleverser tout l’ordre politique de l’Allemagne et de compromettre jusqu’à l’existence de l’ordre social lui-même, qu’ils ont été inspirés par un sentiment sincère généralement éprouvé, par le besoin de l’unité allemande. Ce sentiment est sincère, soit; ce vœu est celui de la grande majorité, je le veux bien; mais qu’est-ce que cela prouve?.. C’est encore là une des plus folles illusions de notre époque que de s’imaginer qu’il suffise qu’une chose soit vivement, ardemment convoitée par le grand nombre, pour qu’elle devienne par cela seul nécessairement réalisable. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, il n’y a pas dans la société de nos jours ni vœu, ni besoin (quelque sincère, quelque légitime qu’il soit) que la Révolution en s’en emparant ne dénature et ne convertisse en mensonge, et c’est précisément ce qui est arrivé avec la question de l’unité allemande: car pour qui n’a pas abdiqué toute faculté de reconnaître l’évidence, il doit être clair dès à présent que dans la voie où l’Allemagne vient de s’engager à la recherche de la solution du problème, ce n’est pas à l’unité qu’elle aboutira, mais bien à un effroyable déchirement, à quelque catastrophe suprême et irréparable.

Oui, certes, on ne tardera pas à reconnaître que la seule unité qui fût possible, non pas pour l’Allemagne telle que les journaux la font, mais pour l’Allemagne réelle que son histoire l’a faite, la seule chance d’unité sérieuse et pratique pour ce pays était indissolublement liée au système politique qu’il vient de briser.

Si, pendant ces dernières trente-trois années, les plus heureuses peut-être de toute son histoire, l’Allemagne a formé un corps politique hiérarchiquement constitué et fonctionnant d’une manière régulière, à quelles conditions un pareil résultat a-t-il pu être obtenu et assuré? C’était évidemment à la condition d’une entente sincère entre les deux grandes puissances qui représentent en Allemagne les deux principes qui se disputent ce pays depuis plus de trois siècles. Mais cet accord lui-même, si lent à s’établir, si difficile à conserver, croit-on qu’il eût été possible, qu’il eût pu durer aussi longtemps, si l’Autriche et la Prusse, à l’issue des grandes guerres contre la France, ne se fussent intimement ralliées à la Russie, fortement appuyées sur elle? Voilà la combinaison politique qui, en réalisant pour l’Allemagne le seul système d’unité qui lui fût applicable, lui a valu cette trêve de trente-trois ans qu’elle vient de rompre.

Il n’y a ni haine, ni mensonge qui pourront jamais prévaloir contre ce fait-là. Dans un accès de folie, l’Allemagne a bien pu briser une alliance qui, sans lui imposer aucun sacrifice, assurait et protégeait son indépendance nationale, mais par là même elle s’est privée à jamais de toute base solide et durable.

Voyez plutôt la démonstration de cette vérité par la contre-épreuve des événements, dans ce terrible moment où les événements marchent presque aussi vite que la parole humaine. Il y a à peine deux mois que la Révolution en Allemagne s’est mise à la besogne, et déjà il faut lui rendre cette justice, l’œuvre de la démolition dans ce pays est plus avancée qu’elle ne l’était sous la main de Napoléon après dix de ses foudroyantes campagnes.

Voyez l’Autriche plus compromise, plus abattue, plus démantelée qu’en 1809. Voyez la Prusse vouée au suicide par sa connivence fatale et forcée avec le parti polonais. Voyez les bords du Rhin, où, en dépit des chansons et des phrases, la confédération Rhénane n’aspire qu’à renaître. L’anarchie partout, l’autorité nulle part, et tout cela sous le coup d’une France où bout une révolution sociale qui ne demande qu’à déborder dans la révolution politique qui travaille l’Allemagne.

Dès à présent, pour tout homme sensé la question de l’unité allemande est une question jugée. Il faudrait avoir ce genre d’ineptie propre aux idéologues allemands pour se demander sérieusement si ce tas de journalistes, d’avocats et de professeurs qui se sont réunis à Francfort, en se donnant la mission de recommencer Charlemagne, ont quelque chance appréciable de réussir dans l’œuvre qu’ils ont entreprise, si sur ce sol qui tremble ils auront la main assez puissante et assez habile pour relever la pyramide renversée en la faisant tenir sur la pointe.

La question n’est plus là; il ne s’agit plus de savoir si l’Allemagne sera une, mais si de ces déchirements intérieurs compliqués probablement d’une guerre étrangère elle parviendra à sauver un lambeau quelconque de son existence nationale.

Les partis qui vont déchirer ce pays commencent déjà à se dessiner. Déjà sur différents points la République a pris pied en Allemagne, et l’on peut compter qu’elle ne se retirera pas sans avoir combattu, car elle a pour elle la logique et derrière elle la France. Aux yeux de ce parti la question de nationalité n’a ni sens, ni valeur. Dans l’intérêt de sa cause il n’hésitera pas un instant à immoler l’indépendance de son pays, et il enrôlerait l’Allemagne tout entière plutôt aujourd’hui que demain sous le drapeau de la France, fût-ce même sous le drapeau rouge. Ses auxiliaires sont partout; il trouve aide et appui dans les hommes comme dans les choses, aussi bien dans les instincts anarchiques des masses que dans les institutions anarchiques que viennent d’être semées avec tant de profusion à travers toute l’Allemagne. Mais ses meilleurs, ses plus puissants auxiliaires sont précisément les hommes qui d’un moment à l’autre peuvent être appelés à la combattre: tant les hommes se trouvent liés à elle par la solidarité des principes. Maintenant, toute la question est de savoir si la lutte éclatera avant que les prétendus conservateurs aient eu le temps de compromettre par leurs divisions et leurs folies tous les éléments de force et de résistance dont l’Allemagne dispose encore; si, en un mot, attaqués par le parti républicain, ils se décident à voir en lui ce qu’il est en effet l’avant-garde de l’invasion française, et retrouvent, dans le sentiment du danger dont l’indépendance nationale sérait menacée, assez d’énergie pour combattre la république à toute outrance; ou bien si pour s’épargner la lutte ils aimeront mieux accepter quelque faux semblant de transaction qui ne serait au fond de leur part qu’une capitulation déguisée. Dans le cas où cette dernière supposition viendrait à se réaliser, alors (il faut le reconnaître) l’éventualité d’une croisade contre la Russie, de cette croisade qui a toujours été le rêve chéri de la Révolution et qui maintenant est devenu son cri de guerre — cette éventualité se convertirait en une presque certitude; le jour de la lutte décisive serait presque arrivé, et c’est la Pologne qui servirait de champ de bataille. Voilà du moins la chance que caressent avec amour les révolutionnaires de tous les pays; mais il y a toutefois un élément de la question dont ils ne tiennent pas assez compte, et cette omission pourrait singulièrement déranger leurs calculs.

Le parti révolutionnaire, en Allemagne surtout, paraît s’être persuadé que puisque lui-même faisait si bon marché de l’élément national, il en serait de même dans tous les pays soumis à son action et que partout et toujours la question de principe primerait la question de nationalité. Déjà les événements de la Lombardie ont dû faire faire de singulières réflexions aux étudiants réformateurs de Vienne, qui s’étaient imaginé qu’il suffisait de chasser le prince de Metternich et de proclamer la liberté de la presse pour résoudre les formidables difficultés qui pèsent sur la monarchie autrichienne. Les Italiens n’en persistent pas moins à ne voir en eux que des Tedeschi et des Barbari, tout comme s’ils ne s’étaient pas régénérés dans les eaux lustrales de l’émeute. Mais l’Allemagne révolutionnaire ne tardera pas à recevoir à cet égard une leçon plus significative et plus sévère encore, car elle lui sera administrée de plus près. En effet, on n’a pas pensé qu’en brisant ou en affaiblissant tous les anciens pouvoirs, qu’en remuant jusque dans ses profondeurs tout l’ordre politique de ce pays, on allait y réveiller la plus redoutable des complications, une question de vie et de mort pour son avenir — la question des races. On avait oublié qu’au cœur même de cette Allemagne, dont on rêve

l’unité, il y avait dans le bassin de la Bohême et dans les pays slaves qui l’entourent six à sept millions d’hommes pour qui, de générations en générations, l’Allemand depuis des siècles n’a pas cessé d’être un seul instant quelque chose de pis qu’un étranger, pour qui l’Allemand est toujours un Немец…Il ne s’agit pas ici bien entendu du patriotisme littéraire de quelques savants de Prague, tout honorable qu’il puisse être; ces hommes ont rendu sans doute de grands services à la cause de leur pays et ils lui en rendront encore; mais la vie de la Bohême n’est pas là. La vie d’un peuple n’est jamais dans les livres que l’on imprime pour lui, à moins toutefois que ce ne soit le peuple allemand; la vie d’un peuple est dans ses instincts et dans ses croyances, et les livres, il faut l’avouer, sont bien plus puissants pour les énerver et les flétrir que pour les ranimer et les faire vivre. Tout ce qui reste donc à la Bohême de vraie vie nationale est dans ses croyances Hussites, dans cette protestation toujours vivante de sa nationalité slave opprimée contre l’usurpation de l’Eglise romaine, aussi bien que contre la domination allemande. C’est là le lien qui l’unit à tout son passé de luttes et de gloire, et c’est là aussi le chaînon qui pourra rattacher un jour le Чех de la Bohême à ses frères d’Orient. On ne saurait assez insister sur ce point, car ce sont précisément ces réminiscences sympathiques de l’Eglise d’Orient, ce sont ces retours vers la vieille foi dont le hussitisme dans son temps n’a été qu’une expression imparfaite et défigurée, qui établissent une différence profonde entre la Pologne et la Bohême: entre la Bohême ne subissant que malgré elle le joug de la communauté occidentale, et cette Pologne factieusement catholique — séide fanatique de l’Occident et toujours traître vis-à-vis des siens.

Je sais que pour le moment la véritable question en Bohême ne s’est pas encore posée et que ce qui s’agite et se remue à la surface du pays, c’est du libéralisme le plus vulgaire mêlé de communisme dans les villes et probablement d’un peu de jacquerie dans les campagnes. Mais toute cette ivresse tombera bientôt, et au train dont vont les choses le fond de la situation ne tardera pas à paraître. Alors la question pour la Bohême sera celle-ci: une fois l’Empire d’Autriche dissous par la perte de la Lombardie et par l’émancipation maintenant complète de la Hongrie, que fera la Bohême avec ces peuples qui l’entourent, Moraves, Slovaques, c’est-à-dire sept à huit millions d’hommes de même langue et de même race qu’elle? Aspirera-t-elle à se constituer d’une manière indépendante, ou se prêtera-t-elle à entrer dans le cadre ridicule de cette future Unité Germanique qui ne sera jamais que l’Unité du Chaos? Il est peu probable que ce dernier parti la tente beaucoup. Dès lors elle se trouvera infailliblement en butte à toutes sortes d’hostilités et d’agressions, et pour y résister ce n’est certes pas sur la Hongrie qu’elle pourra s’appuyer. Pour savoir donc quelle est la puissance vers laquelle la Bohême, en dépit des idées qui dominent aujourd’hui et des institutions qui la régiront demain, se trouvera forcément entraînée, je n’ai besoin de me rappeler que ce que me disait en 1841 à Prague le plus national des patriotes de ce pays. «La Bohême, me disait Hancka, ne sera libre et indépendante, ne sera réellement en possession d’elle-même que le jour où la Russie sera rentrée en possession de la Gallicie». En général c’est une chose digne de remarque que cette faveur persévérante que la Russie, le nom russe, sa gloire, son avenir, n’ont cessé de rencontrer parmi les hommes nationaux de Prague; et cela au moment même où notre fidèle alliée l’Allemagne se faisait avec plus de désintéressement que d’équité la doublure de l’émigration polonaise, pour ameuter contre nous l’opinion publique de l’Europe entière. Tout Russe qui a visité Prague dans le courant de ces dernières années pourra certifier que le seul grief qu’il y ait entendu exprimer contre nous, c’était de voir la réserve et la tiédeur avec lesquelles les sympathies nationales de la Bohême étaient accueillies parmi nous. De hautes, de généreuses considérations nous imposaient alors cette conduite; maintenant assurément ce ne serait plus qu’un contresens: car les sacrifices que nous faisions alors à la cause de l’ordre, nous ne pourrions les faire désormais qu’au profit de la Révolution.

Mais s’il est vrai de dire que la Russie dans les circonstances actuelles a moins que jamais le droit de décourager les sympathies qui viendraient à elle, il est juste de reconnaître d’autre part une loi historique qui jusqu’à présent a providentiellement régi ses destinées: c’est que ce sont toujours ses ennemis les plus acharnés qui ont travaillé avec le plus de succès au développement de sa grandeur. Cette loi providentielle vient de lui en susciter un qui certainement jouera un grand rôle dans les destinées de son avenir et qui ne contribuera pas médiocrement à en hâter l’accomplissement. Cet ennemi c’est la Hongrie, j’entends la Hongrie magyare. De tous les ennemis de la Russie c’est peut-être celui qui la hait de la haine la plus furieuse. Le peuple magyar, en qui la ferveur révolutionnaire vient de s’associer par la plus étrange des combinaisons à la brutalité d’une horde asiatique et dont on pourrait dire, avec tout autant de justice que des Turcs, qu’il ne fait que camper en Europe, vit entouré de peuples slaves qui lui sont tous également odieux. Ennemi personnel de cette race, dont il a pendant si longtemps abîmé les destinées, il se retrouve après des siècles d’agitations et de turbulence toujours encore emprisonné au milieu d’elle. Tous ces peuples qui l’entourent: Serbes, Croates, Slovaques, Transylvaniens et jusqu’aux Petits-Russiens des Carpathes, sont les anneaux d’une chaîne qu’il croyait à tout jamais brisée. Et maintenant il sent au-dessus de lui une main qui pourra, quand il lui plaira, rejoindre ces anneaux et resserrer la chaîne à volonté. De là sa haine instinctive contre la Russie. D’autre part, sur la foi du journalisme étranger, les meneurs actuels du parti se sont sérieusement persuadés que le peuple magyare avait une grande mission à remplir dans l’Orient Orthodoxe; que c’était à lui, en un mot, à tenir en échec les destinées de la Russie… Jusqu’à présent l’autorité modératrice de l’Autriche avait tant bien que mal contenu toute cette turbulence et cette déraison; mais maintenant que le dernier lien a été brisé et que c’est le pauvre vieux père, tombé en enfance, qui a été mis en tutelle, il est à prévoir que le Magyarisme complètement émancipé va donner libre cours à toutes ces excentricités et courir les aventures les plus folles. Déjà il a été question de l’incorporation définitive de la Transylvanie. On parle de faire revivre d’anciens droits sur les principautés du Danube et sur la Serbie. On va redoubler de propagande dans tous ces pays-là pour les ameuter contre la Russie, et quand on y aura mis la confusion partout, on compte bien un beau jour s’y présenter en armes pour revendiquer, au nom de l’Occident lésé dans ses droits, la possession des bouches du Danube et dire à la Russie d’une voix impérieuse: «Tu n’iras pas plus loin». — Voilà certainement quelques articles du programme qui s’élabore maintenant à Presbourg. L’année dernière tout cela n’était encore que phrases de journal, maintenant cela peut, d’un moment à l’autre, se traduire par des tentatives très sérieuses et très compromettantes. Ce qui paraît néanmoins le plus imminent, c’est un conflit entre la Hongrie et les deux royaumes slaves qui en dépendent. En effet, la Croatie et la Slavonie, ayant prévu que l’affaiblissement de l’autorité légitime à Vienne allait les livrer infailliblement à la discrétion du Magyarisme, ont, à ce qu’il paraît, obtenu du gouvernement autrichien la promesse d’une organisation séparée pour elles, en y joignant la Dalmatie et la frontière militaire. Cette attitude que ces pays ainsi groupés essaient de prendre vis-à-vis de la Hongrie ne manquera pas d’exaspérer tous les anciens différends et ne tardera pas à y faire éclater une franche guerre civile, et comme l’autorité du gouvernement autrichien se trouvera probablement trop débile pour s’interposer avec quelque chance de succès entre les combattants, les Slaves de la Hongrie qui sont les plus faibles succomberaient probablement dans la lutte sans une circonstance qui doit tôt ou tard leur venir nécessairement en aide: c’est que l’ennemi qu’ils ont à combattre est avant tout l’ennemi de la Russie, et c’est qu’aussi sur toute cette frontière militaire, composée aux trois quarts de Serbes orthodoxes, il n’y a pas une cabane de colon (au dire même des voyageurs autrichiens) où, à côté du portrait de l’empereur d’Autriche, l’on ne découvre le portrait d’un autre Empereur que ces races fidèles s’obstinent à considérer comme le seul légitime. D’ailleurs (pourquoi se le dissimuler) il est peu probable que toutes ces secousses de tremblement de terre qui bouleversent l’Occident s’arrêtent au seuil des pays d’Orient; et comment pourrait-il se faire que dans cette guerre à outrance, dans cette croisade d’impiété que la Révolution, déjà maîtresse des trois quarts de l’Europe Occidentale, prépare à la Russie, l’Orient Chrétien, l’Orient Slave-Orthodoxe, lui dont la vie est indissolublement liée à la nôtre, ne se trouvât entraîné dans la lutte à notre suite, et c’est peut-être même par lui que la guerre commencera: car il est à prévoir que toutes ces propagandes qui le travaillaient déjà, propagande catholique, propagande révolutionnaire, etc., etc… toutes opposées entre elles, mais réunies dans un sentiment de haine commune contre la Russie, vont maintenant se mettre à l’œuvre avec plus d’ardeur que jamais. On peut être certain qu’elles ne reculeront devant rien pour arriver à leurs fins… Et quel serait, juste Ciel! le sort de toutes ces populations chrétiennes comme nous, si, en butte, comme elles le sont déjà à toutes ces influences abominables, si la seule autorité qu’elles invoquent dans leurs prières venait à leur faire défaut, dans un pareil moment? — En un mot, quelle ne serait pas l’horrible confusion où tomberaient ces pays d’Orient aux prises avec la Révolution, si le légitime Souverain, si l’Empereur Orthodoxe d’Orient tardait encore longtemps à y apparaître!

Non, c’est impossible. Des pressentiments de mille ans ne trompent point. La Russie, pays de foi, ne manquera pas de foi dans le moment suprême. Elle ne s’effraiera pas de la grandeur de ses destinées et ne reculera pas devant sa mission.

Et quand donc cette mission a-t-elle été plus claire et plus évidente? On peut dire que Dieu l’écrit en traits de feu sur ce Ciel tout noir de tempêtes. L’Occident s’en va, tout croule, tout s’abîme dans une conflagration générale, l’Europe de Charlemagne aussi bien que l’Europe des traités de 1815; la papauté de Rome et toutes les royautés de l’Occident; le Catholicisme et le Protestantisme; la foi depuis longtemps perdue et la raison réduite à l’absurde; l’ordre désormais impossible, la liberté désormais impossible, et sur toutes ces ruines amoncelées par elle, la civilisation se suicidant de ses propres mains…

Et lorsque au-dessus de cet immense naufrage nous voyons comme une Arche Sainte surnager cet Empire plus immense encore, qui donc pourrait douter de sa mission, et serait-ce à nous, ses enfants, à nous montrer sceptiques et pusillanimes?..

12 avril 1848

La question Romaine*

Si, parmi les questions du jour ou plutôt du siècle, il en est une qui résume et concentre comme dans un foyer toutes les anomalies, toutes les contradictions et toutes les impossibilités contre lesquelles se débat l’Europe Occidentale, c’est assurément la question romaine.

Et il n’en pouvait être autrement, grâce à cette inexorable logique que Dieu a mise, comme une justice cachée, dans les événements de ce monde. La profonde et irréconciliable scission qui travaille depuis des siècles l’Occident, devait trouver enfin son expression suprême, elle devait pénétrer jusqu’à la racine de l’arbre. Or, c’est un titre de gloire que personne ne contestera à Rome: elle est encore de nos jours, comme elle l’a toujours été, la racine du monde occidental. Il est douteux toutefois, malgré la vive préoccupation que cette question suscite, qu’on se soit rendu un compte exact de tout ce qu’elle contient.

Ce qui contribue probablement à donner le change sur la nature et sur la portée de la question telle qu’elle vient de se poser, c’est d’abord la fausse analogie de ce que nous avons vu arriver à Rome avec certains antécédents de ses révolutions antérieures; c’est aussi la solidarité très réelle qui rattache le mouvement actuel de Rome au mouvement général de la révolution européenne. Toutes ces circonstances accessoires, qui paraissent expliquer au premier abord la question romaine, ne servent en réalité qu’à en dissimuler la profondeur.

Non, certes, ce n’est pas là une question comme une autre — car non seulement elle touche à tout dans l’Occident, mais on peut même dire qu’elle le déborde.

On ne serait assurément pas accusé de soutenir un paradoxe ou d’avancer une calomnie en affirmant qu’à l’heure qu’il est, tout ce qui reste encore de Christianisme positif à l’Occident, se rattache, soit explicitement, soit par des affinités plus ou moins avouées, au Catholicisme Romain dont la Papauté, telle que les siècles l’ont faite, est évidemment la clef de voûte et la condition d’existence.

Le Protestantisme avec ses nombreuses ramifications, après avoir fourni à peine une carrière de trois siècles, se meurt de décrépitude dans tous les pays où il avait regné jusqu’à présent, l’Angleterre seule exceptée; — ou s’il révèle encore quelques éléments de vie, ces éléments aspirent à rejoindre Rome. Quant aux doctrines religieuses qui se produisent en dehors de toute communauté avec l’un ou l’autre de ces deux symboles, ce ne sont évidemment que des opinions individuelles.

En un mot: la Papauté — telle est la colonne unique qui soutient tant bien que mal en Occident tout ce pan de l’édifice chrétien resté debout après la grande ruine du seizième siècle et les écroulements successifs qui ont eu lieu depuis. Maintenant c’est cette colonne que l’on se dispose à attaquer par sa base.

Nous connaissons fort bien toutes les banalités, tant de la presse quotidienne que du langage officiel de certains gouvernements, dont on a l’habitude de se servir pour masquer la réalité: on ne veut pas toucher à l’institution religieuse de la Papauté, — on est à genoux devant elle, — on la respecte, on la maintiendra, — on ne conteste même pas à la Papauté son autorité temporelle, — on prétend seulement en modifier l’exercice. On ne lui demandera que des concessions reconnues indispensables et on ne lui imposera que des réformes parfaitement légitimes. Il y a dans tout ceci passablement de mauvaise foi et surabondamment d’illusions.

Il y a certainement de la mauvaise foi, même de la part des plus candides, à faire semblant de croire que des réformes sérieuses et sincères, introduites dans le régime actuel de l’Etat Romain, puissent ne pas aboutir dans un temps donné à une sécularisation complète de cet Etat.

Mais la question n’est même pas là: la véritable question est de savoir au profit de qui se ferait cette sécularisation, c’est-à-dire quels seront: la nature, l’esprit et les tendances du pouvoir auquel vous remettriez l’autorité temporelle après en avoir dépouillé la Papauté? — Car, vous ne sauriez vous le dissimuler, c’est sous la tutelle de ce nouveau pouvoir que la Papauté serait désormais appelée à vivre.

Et c’est ici que les illusions abondent. Nous connaissons le fétichisme des Occidentaux pour tout ce qui est forme, formule et mécanisme politique. Ce fétichisme est devenu comme une dernière religion de l’Occident; mais, à moins d’avoir les yeux et l’esprit complètement fermés et scellés a toute expérience comme à toute évidence, comment, après ce qui vient de se passer, parviendrait-on encore à se persuader que dans l’état actuel de l’Europe, de l’Italie, de Rome, les institutions libérales ou semi-libérales que vous aurez imposées au Pape resteraient longtemps aux mains de cette opinion moyenne, modérée, mitigée, telle que vous vous plaisez à la rêver dans l’intérêt de votre thèse, qu’elles ne seraient point promptement envahies par la révolution et transformées aussitôt en machines de guerre pour battre en brèche, non pas seulement la souveraineté temporelle du Pape, mais bien l’institution religieuse elle-même. Car vous auriez beau recommander au principe révolutionnaire, comme l’Eternel à Satan, de ne molester que le corps du fidèle Job sans toucher à son âme, soyez bien convaincus que la révolution, moins scrupuleuse que l’ange des ténèbres, ne tendrait nul compte de vos injonctions.

Toute illusion, toute méprise à cet égard sont impossibles pour qui a bien réellement compris ce qui fait le fond du débat qui s’agite en Occident — ce qui en est devenu depuis des siècles la vie même; vie anormale mais réelle, maladie qui ne date pas d’hier et qui est toujours encore en voie de progrès. Et s’il se rencontre si peu d’hommes qui ont le sentiment de cette situation, cela prouve seulement que la maladie est déjà bien avancée.

Nul doute, quant à la question romaine, que la plupart des intérêts qui réclament des réformes et des concessions de la part du Pape sont des intérêts honnêtes, légitimes et sans arrière-pensée; qu’une satisfaction leur est due et que même elle ne saurait leur être plus longtemps refusée. Mais telle est l’incroyable fatalité de la situation, que ces intérêts d’une nature toute locale et d’une valeur comparativement médiocre dominent et compromettent une question immense. Ce sont de modestes et inoffensives habitations de particuliers situées de telle sorte qu’elles commandent une place de guerre et, malheureusement, l’ennemi est aux portes.

Car encore une fois la sécularisation de l’Etat romain est au bout de toute réforme sincère et sérieuse qu’on voudrait y introduire, et d’autre part la sécularisation dans les circonstances présentes ne serait qu’un désarmement devant l’ennemi — une capitulation…

Eh bien, qu’est-ce à dire? que la question romaine posée dans ces termes est tout bonnement un labyrinthe sans issue; que l’institution papale par le développement d’un vice caché en est arrivée après une durée de quelques siècles à cette période de l’existence où la vie, comme on l’a dit, ne se faisait plus sentir que par une difficulté d’être? Que Rome qui a fait l’Occident à son image se trouve comme lui acculée à une impossibilité? Nous ne disons pas le contraire…

Et c’est ici qu’éclate visible comme le soleil cette logique providentielle qui régit comme une loi intérieure les événements de ce monde.

Huit siècles seront bientôt révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier lien qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l’Eglise universelle. — Ce jour-là Rome en se faisant une destinée à part a décidé pour des siècles de celle de l’Occident.

On connaît généralement les différences dogmatiques qui séparent Rome de l’Eglise orthodoxe. Au point de vue de la raison humaine cette différence, tout en motivant la séparation, n’explique pas suffisamment l’abîme qui c’est creusé non pas entre les deux Eglises — puisque l’Eglise est Une et Universelle — mais entre les deux mondes, les deux humanités pour ainsi dire qui ont suivi ces deux drapeaux différents.

Elle n’explique pas suffisamment comment ce qui a dévié alors, a dû de toute nécessité aboutir au terme où nous le voyons arriver aujourd’hui.

Jésus-Christ avait dit: «Mon Royaume n’est pas de ce monde»; — eh bien, il s’agit de comprendre comment Rome, après s’être séparée de l’Unité, s’est crue en droit, dans un intérêt qu’elle a identifié avec l’intérêt même du christianisme, d’organiser un Royaume du Christ comme un royaume du monde.

Il est très difficile, nous le savons bien, dans les idées de l’Occident de donner à cette parole sa signification légitime; on sera toujours tenter de l’expliquer, non pas dans le sens orthodoxe, mais dans un sens protestant. Or, il y a entre ces deux sens la distance, qui sépare ce qui est divin de ce qui est humain. Mais pour être séparée par cette incommensurable distance, la doctrine orthodoxe, il faut le reconnaître, n’est guère plus rapprochée de celle de Rome — et voici pourquoi:

Rome, il est vrai, n’a pas fait comme le Protestantisme, elle n’a point supprimé le centre chrétien qui est l’Eglise, au profit du moi humain — mais elle l’a absorbé dans le moi romain. — Elle n’a point nié la tradition, elle s’est contentée de la confisquer à son profit. Mais usurper sur ce qui est divin n’est-ce pas aussi le nier?.. Et voilà ce qui établit cette redoutable, mais incontestable solidarité qui rattache à travers les temps l’origine du Protestantisme aux usurpations de Rome. Car l’usurpation a cela de particulier que non-seulement elle suscite la révolte, mais crée encore à son profit une apparence de droit.

Aussi l’école révolutionnaire moderne ne s’y est-elle pas trompée. La révolution, qui n’est que l’apothéose de ce même moi humain arrivé à son entier et plein épanouissement, n’a pas manqué de reconnaître pour siens et de saluer comme ses deux glorieux maîtres Luther aussi bien que Grégoire VII. La voix du sang lui a parlé et elle a adopté l’un en dépit de ses croyances chrétiennes comme elle a presque canonisé l’autre, tout pape qu’il était.

Mais si le rapport évident qui lie les trois termes de cette série est le fond même de la vie historique de l’Occident, il est tout aussi incontestable qu’on ne saurait lui assigner d’autre point de départ que cette altération profonde que Rome a fait subir au principe chrétien par l’organisation qu’elle lui a imposée.

Pendant des siècles l’Eglise d’Occident, sous les auspices de Rome, avait presque entièrement perdu le caractère que la loi de son origine lui assignait. Elle avait cessé d’être au milieu de la grande société humaine une société de fidèles librement réunie en esprit et en vérité sous la loi du Christ. Elle était devenue une institution, une puissance politique — un Etat dans l’Etat. A vrai dire, pendant la durée du moyen-âge, l’Eglise en Occident n’était autre chose qu’une colonie romaine établie dans un pays conquis.

C’est cette organisation qui, en rattachant l’Eglise à la glèbe des intérêts terrestres, lui avait fait, pour ainsi dire, des destinées mortelles. En incarnant l’élément divin dans un corps infirme et périssable, elle lui a fait contracter toutes les infirmités comme tous les appétits de la chair. De cette organisation est sortie pour l’Eglise romaine, par une fatalité providentielle, — la nécessité de la guerre, de la guerre matérielle, nécessité qui, pour une institution comme l’Eglise, équivalait à une condamnation absolue. De cette organisation sont nés ce conflit de prétentions et cette rivalité d’intérêts qui devaient forcément aboutir à une lutte acharnée entre le Sacerdoce et l’Empire — à ce duel vraiment impie et sacrilège qui en se prolongeant à travers tout le moyen-âge a blessé à mort en Occident le principe même de l’autorité.

De là tant d’excès, de violences, d’énormités accumulés pendant des siècles pour étayer ce pouvoir matériel dont Rome ne croyait pas pouvoir se passer pour sauvegarder l’Unité de l’Eglise et qui néanmoins ont fini, comme ils devaient finir, par briser en éclats cette Unité prétendue. Car, on ne saurait le nier, l’explosion de la Réforme au seizième siècle n’a été dans son origine que la réaction du sentiment chrétien trop longtemps froissé, contre l’autorité d’une Eglise qui sous beaucoup de rapports ne l’était plus que de nom. — Mais comme depuis des siècles Rome s’était soigneusement interposée entre l’Eglise universelle et l’Occident, les chefs de la Réforme, au lieu de porter leurs griefs au tribunal de l’autorité légitime et compétente, aimèrent mieux en appeler au jugement de la conscience individuelle — c’est-à-dire qu’ils se firent juges dans leur propre cause.

Voilà l’écueil sur lequel la réforme du seizième siècle est venue échouer. Telle est, n’en déplaise à la sagesse des docteurs de l’Occident, la véritable et la seule cause qui a fait dévier ce mouvement de la réforme — chrétien à son origine, jusqu’à la faire aboutir à la négation de l’autorité de l’Eglise et, par suite, du principe même de toute autorité. Et c’est par cette brèche, que le

Protestantisme a ouverte pour ainsi dire à son insu, que le principe anti-chrétien a fait plus tard irruption dans la société de l’Occident.

Ce résultat était inévitable, car le moi humain livré à lui-même est anti-chrétien par essence. La révolte, l’usurpation du moi ne datent pas assurément des trois derniers siècles, mais ce qui alors était nouveau, ce qui se produisait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, c’était de voir cette révolte, cette usurpation élevées à la dignité d’un principe et s’exerçant à titre d’un droit essentiellement inhérent à la personnalité humaine.

II ne fallait pas moins que la venue au monde du Christianisme pour inspirer à l’homme des prétentions aussi altières, comme il ne fallait pas moins que la présence du souverain légitime pour rendre la révolte complète et l’usurpation flagrante.

Depuis ces trois derniers siècles la vie historique de l’Occident n’a donc été, et n’a pu être, qu’une guerre incessante, un assaut continuel livré à tout ce qu’il y avait d’éléments chrétiens dans la composition de l’ancienne société occidentale. Ce travail de démolition a été long, car avant de pouvoir s’attaquer aux institutions il avait fallu détruire ce qui en faisait le ciment: c’est-à-dire les croyances.

Ce qui fait de la première révolution française une date à jamais mémorable dans l’histoire du monde, c’est qu’elle a inauguré pour ainsi dire l’avènement de l’idée anti-chrétienne aux gouvernements de la société politique.

Que cette idée est le caractère propre et comme l’âme elle-même de la Révolution, il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner quel est son dogme essentiel, — le dogme nouveau qu’elle a apporté au monde. C’est évidemment le dogme de la souveraineté du peuple. Or, qu’est-ce que la souveraineté du peuple, sinon celle du moi humain multiplié par le nombre — c’est-à-dire appuyé sur la force? Tout ce qui n’est pas ce principe n’est plus la révolution et ne saurait avoir qu’une valeur purement relative et contingente. Voilà pourquoi, soit dit en passant, rien n’est plus niais, ou plus perfide que d’attribuer aux institutions politiques que la Révolution a créées, une autre valeur que celle-là. Ce sont des machines de guerre admirablement appropriées à l’usage pour lequel elles ont été faites, mais qui en dehors de cette destination ne sauraient jamais, dans une société régulière, trouver d’emploi convenable.

La Révolution d’ailleurs a pris soin elle-même de ne nous laisser aucun doute sur sa véritable nature en formulant ainsi ses rapports vis-à-vis du christianisme: «l’Etat comme tel n’a point de religion». — Car tel est le Credo de l’Etat moderne.

Voilà, à vrai dire, la grande nouveauté que la Révolution a apportée au monde. Voilà son oeuvre propre, essentielle — un fait sans antécédents dans l’histoire des sociétés humaines.

C’était la première fois qu’une société politique acceptait pour la régir un Etat parfaitement étranger à toute sanction supérieure à l’homme; un Etat qui déclarait qu’il n’avait point d’âme ou que s’il en avait une, cette âme n’était point religieuse. — Car, qui ne sait que même dans l’antiquité païenne, dans tout ce monde de l’autre côté de la croix, placé sous l’empire de la tradition universelle que le paganisme a bien pu défigurer mais sans l’interrompre, — la cité, l’Etat, étaient avant tout une institution religieuse. C’était comme un fragment détaché de la tradition universelle qui en s’incarnant dans une société particulière se constituait comme un centre indépendant. C’était pour ainsi dire de la religion localisée, matérialisée.

Nous savons fort bien que cette prétendue neutralité en matière religieuse n’est pas une chose sérieuse de la part de la Révolution. Elle-même connaît trop bien la nature de son adversaire pour ne pas savoir que vis-à-vis de lui la neutralité est impossible: «Qui n’est pas pour moi est contre moi». En effet, pour offrir la neutralité au christianisme il faut déjà avoir cessé d’être chrétien. Le sophisme de la doctrine moderne échoue ici contre la nature toute-puissante des choses. Pour que cette prétendue neutralité eût un sens, pour qu’elle fût autre chose qu’un mensonge et un piège, il faudrait de toute nécessité que l’Etat moderne consentît à se dépouiller de tout caractère d’autorité morale, qu’il se résignât à n’être qu’une simple institution de police, un simple fait matériel, incapable par nature d’exprimer une idée morale quelconque. — Soutiendra-t-on sérieusement que la Révolution accepte pour l’Etat qu’elle a créé et qui la représente une condition semblable, non seulement humble, mais impossible?.. Elle l’accepte si peu que d’après sa doctrine bien connue elle ne fait dériver l’incompétence de la loi moderne en matière religieuse que de la conviction où elle est que la morale, dépouillée de toute sanction surnaturelle, suffit aux destinées de la société humaine. Cette proposition peut être vraie ou fausse, mais cette proposition, on l’avouera, est toute une doctrine, et, pour tout homme de bonne foi, une doctrine qui équivaut à la négation la plus complète de la vérité chrétienne.

Aussi, en dépit de cette prétendue incompétence et de sa neutralité constitutionnelle en matière de religion, nous voyons que partout où l’Etat moderne s’est établi, il n’a pas manqué de réclamer et d’exercer vis-à-vis de l’Eglise la même autorité et les mêmes droits que ceux qui avaient appartenu aux anciens pouvoirs. Ainsi en France, par exemple, dans ce pays de logique par excellence, la loi a beau déclarer que l’Etat comme tel n’a point de religion, celui-ci, dans ses rapports à l’égard de l’Eglise catholique, n’en persiste pas moins à se considérer comme l’héritier parfaitement légitime du Roi très chrétien, — du fils aîné de cette Eglise.

Rétablissons donc la vérité des faits. L’Etat moderne ne proscrit les religions d’Etat que parce qu’il a la sienne — et cette religion c’est la Révolution. Maintenant, pour en revenir à la question romaine, on comprendra sans peine la position impossible que l’on prétend faire à la Papauté en l’obligeant à accepter pour sa souveraineté temporelle les conditions de l’Etat moderne. La Papauté sait fort bien quelle est la nature du principe dont il relève. Elle le comprend d’instinct, la conscience chrétienne du prêtre dans le Pape l’en avertirait au besoin. Entre la Papauté et ce principe il n’y a point de transaction possible; car ici une transaction ne serait pas une pure concession de pouvoir, ce serait tout bonnement une apostasie. — Mais, dira-t-on, pourquoi le Pape n’accepterait-il pas les institutions sans le principe? — C’est encore là une des illusions de cette opinion soi-disant modérée, qui se croit éminemment raisonnable et qui n’est qu’inintelligente. Comme si des institutions pouvaient se séparer du principe qui les a créées et qui les fait vivre… Comme si le matériel d’institutions privées de leur âme était autre chose qu’un attirail mort et sans utilité — un véritable encombrement. D’ailleurs les institutions politiques ont toujours en définitive la signification que leur attribuent, non pas ceux qui les donnent, mais ceux qui les obtiennent — surtout quand ils vous les imposent.

Si le Pape n’eût été que prêtre, c’est-à-dire si la Papauté fût restée fidèle à son origine, la Révolution n’aurait eu aucune prise sur elle, car la persécution n’en est pas une. Mais c’est l’élément mortel et périssable qu’elle s’est identifié qui la rend maintenant accessible à ses coups. C’est là le gage que depuis des siècles la Papauté romaine a donné par avance à la Révolution.

Et c’est ici, comme nous l’avons dit, que la logique souveraine de l’action providentielle s’est manifestée avec éclat. De toutes les institutions que la Papauté a enfantées depuis sa séparation d’avec l’Eglise Orthodoxe, celle qui a le plus profondément marqué cette séparation, qui la le plus aggravée, le plus consolidée, c’est sans nul doute la souveraineté temporelle du Pape. Et c’est précisément contre cette institution que nous voyons la Papauté venir se heurter aujourd’hui.

Depuis longtemps assurément le monde n’avait rien eu de comparable au spectacle qu’a offert la malheureuse Italie pendant les derniers temps qui ont précédé ses nouveaux désastres. Depuis longtemps nulle situation, nul fait historique n’avaient eu cette physionomie étrange. Il arrive parfois que des individus à la veille de quelque grand malheur se trouvent, sans motif apparent, subitement pris d’un accès de gaieté frénétique, d’hilarité furieuse — eh bien, ici c’est un peuple tout entier qui a été tout à coup saisi d’un accès de cette nature. Et cette fièvre, ce délire s’est soutenu, s’est propagé pendant des mois. Il y a eu un moment où il avait enlacé comme d’une chaîne électrique toutes les classes, toutes les conditions de la société et ce délire si intense, si général, avait adopté pour mot d’ordre le nom d’un Pape!..

Que de fois le pauvre prêtre chrétien au fond de sa retraite n’a-t-il pas dû frémir au bruit de cette orgie dont on le faisait le dieu! Que de fois ces vociférations d’amour, ces convulsions d’enthousiasme n’ont-elles pas dû porter la consternation et le doute dans l’âme de ce chrétien livré en proie à cette effrayante popularité!

Ce qui surtout devait le consterner, lui, le Pape, c’est qu’au fond de cette popularité immense, à travers toute cette exaltation des masses, quelque effrénée qu’elle fût, il ne pouvait méconnaître un calcul et une arrière-pensée.

C’était la première fois que l’on affectait d’adorer le Pape en le séparant de la Papauté. Ce n’est pas assez dire: tous ces hommages, toutes ces adorations ne s’adressaient à l’homme que parce que l’on espérait trouver en lui un complice contre l’institution. En un mot, on voulait fêter le Pape en faisant un feu de joie de la Papauté. Et ce qu’il y avait de particulièrement redoutable dans cette situation, c’est que ce calcul, cette arrière-pensée n’étaient pas seulement dans l’intention des partis, ils se retrouvaient aussi dans le sentiment instinctif des masses. Et rien assurément ne pouvait mieux mettre à nu toute la fausseté et toute l’hypocrisie de la situation que de voir l’apothéose décernée au chef de l’Eglise Catholique, au moment même où la persécution se déchaînait plus ardente que jamais contre l’ordre des Jésuites.

L’institution des Jésuites sera toujours un problème pour l’Occident. C’est encore là une de ces énigmes dont la clef est ailleurs. On peut dire avec vérité que la question des Jésuites tient de trop près à la conscience religieuse de l’Occident pour qu’il puisse jamais la résoudre d’une manière entièrement satisfaisante.

En parlant des jésuites, en cherchant à les soumettre à une appréciation équitable, il faut commencer par mettre hors de cause tous ceux (et leur nom est légion) pour qui le mot de jésuite n’est plus qu’un mot de passe, un cri de guerre. Certes, de toutes les apologies que l’on a essayées en faveur de cet ordre, il n’en est pas de plus éloquente, de plus convaincante que la haine, cette haine furieuse et implacable que lui ont vouée tous les ennemis de la Religion Chrétienne. Mais, ceci admis, on ne saurait se dissimuler que bien des catholiques romains les plus sincères, les plus dévoués à leur Eglise, depuis Pascal jusqu’à nos jours, n’ont cessé de génération en génération de nourrir une antipathie déclarée insurmontable contre cette institution. Cette disposition d’esprit dans une fraction considérable du monde catholique constitue peut-être une des situations les plus réellement saisissantes et les plus tragiques où il soit donné à l’âme humaine de se trouver placée.

En effet, que peut-on imaginer de plus profondément tragique que le combat qui doit se livrer dans le cœur de l’homme, lorsque, partagé entre le sentiment de la vénération religieuse, de ce sentiment de piété plus que filiale, et une odieuse évidence, il s’efforce de récuser, de refouler le témoignage de sa propre conscience plutôt que de s’avouer: la solidarité réelle et incontestable qui lie l’objet de son culte à celui de son aversion. — Et cependant telle est la situation de tout catholique fidèle qui, aveuglé par son inimitié contre les jésuites, cherche à se dissimuler un fait d’une éclatante évidence, à savoir: la profonde, l’intime solidarité qui lie cet ordre, ses tendances, ses doctrines, ses destinées, aux tendances, aux doctrines, aux destinées de l’Eglise romaine et l’impossibilité absolue de les séparer l’un de l’autre, sans qu’il en résulte une lésion organique et une mutilation évidente. Car si, en se dégageant de toute prévention, de toute préoccupation de parti, de secte et même de nationalité, l’esprit appliqué à l’impartialité la plus absolue et le cœur rempli de charité chrétienne, on se place en présence de l’histoire et de la réalité et que, après les avoir interrogées l’une et l’autre, on se pose de bonne foi cette question: Qu’est-ce que les jésuites? voici, nous pensons, la réponse que l’on se fera: les jésuites sont des hommes pleins d’un zèle ardent, infatigable, souvent héroïque, pour la cause chrétienne et qui pourtant se sont rendus coupables d’un bien grand crime vis-à-vis du christianisme; — c’est que, dominés par le moi humain, non pas comme individus mais comme ordre, ils ont cru la cause chrétienne tellement liée à la leur propre — ils ont dans l’ardeur de la poursuite et dans l’émotion du combat si complètement oublié cette parole du Maître: «Que Ta volonté soit faite et non pas la mienne!» — qu’ils ont fini par rechercher la victoire de Dieu à tout prix, sauf celui de leur satisfaction personnelle. Or, cette erreur, qui a sa racine dans la corruption originelle de l’homme et qui a été d’une portée incalculable dans ses conséquences pour les intérêts du christianisme, n’est pas, tant s’en faut, un fait particulier à la Société de Jésus. Cette erreur, cette tendance, lui est si bien commune avec l’Eglise de Rome elle-même que l’on pourrait à bon droit dire que c’est elle qui les rattache l’une à l’autre par une affinité vraiment organique, par un véritable lien du sang. C’est cette communauté, cette identité de tendances qui fait de l’Institut des jésuites l’expression concentrée mais littéralement fidèle du catholicisme romain; qui fait pour tout dire que c’est le catholicisme romain lui-même, mais à l’état d’action, à l’état militant.

Et voilà pourquoi cet ordre: «ballotté d’âge en âge» à travers les persécutions et le triomphe, l’outrage et l’apothéose, n’a jamais trouvé, et ne saurait trouver, en Occident, ni des convictions religieuses suffisamment désintéressées dans sa cause pour pouvoir l’apprécier, ni une autorité religieuse compétente pour le juger. Une fraction de la société occidentale, celle qui a résolument rompu avec le principe chrétien, ne s’attaque aux jésuites que pour pouvoir à couvert de leur impopularité mieux assurer les coups qu’elle adresse à son véritable ennemi. Quant à ceux des catholiques restés fidèles à Rome qui se sont faits les adversaires de cet ordre, bien qu’individuellement parlant ils puissent comme chrétiens être dans le vrai, toutefois comme catholiques romains ils sont sans armes contre lui, car en l’attaquant ils s’exposeraient toujours au danger de blesser l’Eglise romaine elle-même.

Mais ce n’est pas seulement contre les jésuites, cette force vive du catholicisme, qu’on a cherché à exploiter la popularité moitié factice, moitié sincère dont on avait enveloppé le pape Pie IX. Un autre parti encore comptait aussi sur lui — une autre mission lui était réservée.

Les partisans de l’indépendance nationale espéraient que, sécularisant tout à fait la Papauté au profit de leur cause, celui qui avant tout est prêtre, consentirait à se faire le gonfalonier de la liberté italienne. C’est ainsi que les deux sentiments les plus vivaces et les plus impérieux de l’Italie contemporaine: l’antipathie pour la domination séculière du clergé et la haine traditionnelle de l’étranger, du barbare, de l’Allemand, revendiquaient tous deux, au profit de leur cause, la coopération du Pape. Tout le monde le glorifiait, le déifiait même, mais à la condition qu’il se ferait le serviteur de tout le monde, et cela dans un sens qui n’était nullement celui de l’humilité chrétienne.

Parmi les opinions ou les influences politiques qui venaient ainsi briguer son patronage en lui offrant leur concours, il y en avait une qui avait jeté précédemment quelque éclat parce qu’elle avait eu pour interprètes et pour apôtres quelques hommes d’un talent littéraire peu commun. A en croire les doctrines naïvement ambitieuses de ces théoriciens politiques, l’Italie contemporaine allait sous les auspices du Pontificat romain récupérer la primauté universelle et ressaisir pour la troisième fois le sceptre du monde. C’est-à-dire qu’au moment où l’établissement papal était secoué jusque dans ses fondements, ils proposaient sérieusement au Pape de renchérir encore sur les données du moyen-âge et lui offraient quelque chose comme un Califat chrétien — à la condition, bien entendu, que cette théocratie nouvelle s’exercerait avant tout dans l’intérêt de la nationalité italienne.

On ne saurait, en vérité, assez s’émerveiller de cette tendance vers le chimérique et l’impossible qui domine les esprits de nos jours et qui est un des traits distinctifs de l’époque. Il faut qu’il y ait une affinité réelle entre l’utopie et la Révolution, car chaque fois que celle-ci, un moment infidèle à ses habitudes, veut créer au lieu de détruire, elle tombe infailliblement dans l’utopie. Il est juste de dire que celle à laquelle nous venons de faire allusion est encore une des plus inoffensives.

Enfin vint un moment dans la situation donnée où, l’équivoque n’étant plus possible, la Papauté, pour ressaisir son droit, se vit obligée de rompre en visière aux prétendus amis du Pape. C’est alors que la Révolution jeta à son tour le masque et apparut au monde sous les traits de la république romaine.

Quant à ce parti on le connaît maintenant, on l’a vu à l’œuvre. C’est le véritable, le légitime représentant de la Révolution en Italie. Ce parti-là considère la Papauté comme son ennemi personnel à cause de l’élément chrétien qu’il découvre en elle. Aussi n’en veut-il à aucun prix, pas même pour l’exploiter. Il voudrait tout simplement la supprimer et c’est par un motif semblable qu’il voudrait aussi supprimer tout le passé de l’Italie, toutes les conditions historiques de son existence comme entachées et infectées de catholicisme, se réservant de rattacher, par une pure abstraction révolutionnaire, l’existence du régime qu’il prétend fonder, aux antécédents républicains de l’ancienne Rome.

Eh bien, ce qu’il y a de particulier dans cette brutale utopie, c’est que, quel que soit le caractère profondément anti-historique dont elle est empreinte, elle aussi a sa tradition bien connue dans l’histoire de la civilisation italienne. — Elle n’est après tout que la réminiscence classique de l’ancien monde païen, de la civilisation païenne, — tradition qui a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Italie, qui s’est perpétuée à travers tout le passé de ce pays, qui a eu ses représentants, ses héros et même ses martyrs et qui, non contente de dominer presque exclusivement ses arts et sa littérature, a tenté à plusieurs reprises de se constituer politiquement pour s’emparer de la société tout entière. Et, chose remarquable, — chaque fois que cette tradition, celle tendance a essayé de renaître, elle est toujours apparue à la manière des revenants, invariablement attachée à la même localité — à celle de Rome.

Arrivée jusqu’à nos jours, le principe révolutionnaire ne pouvait guère manquer de l’accueillir et de se l’approprier à cause de la pensée anti-chrétienne qui était en elle. Maintenant ce parti vient d’être abattu et l’autorité du Pape en apparence restaurée. Mais si quelque chose, il faut en convenir, pouvait encore grossir le trésor de fatalités que cette question romaine renferme, c’était de voir ce double résultat obtenu par une intervention de la France.

Le lieu commun de l’opinion courante au sujet de cette intervention c’est de n’y voir, comme on le fait assez généralement, qu’un coup de tête ou une maladresse du gouvernement français. Ce qu’il y a de vrai à dire, à ce sujet, c’est que si le gouvernement français, en s’engageant dans cette question insoluble en elle-même, s’est dissimulé qu’elle était plus insoluble pour lui que pour tout autre, cela prouverait seulement de sa part une complète inintelligence tant de sa propre position que de celle de la France… ce qui d’ailleurs est fort possible, nous en convenons.

En général on s’est trop habitué en Europe, dans ces derniers temps, à résumer l’appréciation que l’on fait des actes ou plutôt des velléités d’action de la politique française par une phrase devenue proverbiale: «La France ne sait ce qu’elle veut». — Cela peut être vrai, mais pour être parfaitement juste on devrait ajouter que la France ne peut pas savoir ce qu’elle veut. Car pour y réussir il faut avant tout avoir Une volonté — et la France depuis soixante ans est condamnée à en avoir deux.

Et ici il ne s’agit pas de ce désaccord, de cette divergence d’opinions politiques ou autres qui se rencontrent dans tous les pays où la société par la fatalité des circonstances se trouve livrée au gouvernement des partis. II s’agit d’un fait bien autrement grave; il s’agit d’un antagonisme permanent, essentiel et à tout jamais insoluble, qui depuis soixante ans constitue, pour ainsi dire, le fond même de la conscience nationale en France. C’est l’âme de la France qui est divisée.

La Révolution, depuis qu’elle s’est emparée de ce pays, a bien pu le bouleverser, le modifier, l’altérer profondément, mais elle n’a pu, ni ne pourra jamais se l’assimiler entièrement. Elle aura beau faire, il y a des éléments, des principes dans la vie morale de la France qui résisteront toujours — ou du moins aussi longtemps qu’il y aura une France au monde; tels sont: l’Eglise catholique avec ses croyances et son enseignement; le mariage chrétien et la famille, et même la propriété. D’autre part, comme il est à prévoir que la Révolution, qui est entrée non-seulement dans le sang, mais dans l’âme même de cette société, ne se décidera jamais à lâcher prise volontairement, et comme dans l’histoire du monde nous ne connaissons pas une formule d’exorcisme applicable à une nation tout entière, il est fort à craindre que l’état de lutte, mais d’une lutte intime et incessante, de scission permanente et pour ainsi dire organique, ne soit devenu pour bien longtemps la condition normale de la nouvelle société française.

Et voilà pourquoi dans ce pays, où nous voyons depuis soixante ans se réaliser cette combinaison d’un Etat révolutionnaire par principe traînant à la remorque une société qui n’est que révolutionnée, le gouvernement, le pouvoir qui tient nécessairement des deux sans parvenir à les concilier, s’y trouve fatalement condamné à une position fausse, précaire, entourée de périls et frappée d’impuissance. Aussi avons-nous vu que depuis cette époque tous les gouvernements en France — moins un, celui de la Convention pendant la Terreur, — quelque fût la diversité de leur origine, de leurs doctrines et de leurs tendances, ont eu ceci en commun: c’est que tous, sans excepter même celui du lendemain de Février, ils ont subi la Révolution bien plus qu’ils ne l’ont représentée. Et il n’en pouvait être autrement. Car ce n’est qu’à la condition de lutter contre elle, tout en la subissant, qu’ils ont pu vivre. Mais il est vrai de dire que, jusqu’à présent du moins, ils ont tous péri à la tâche.

Comment donc un pouvoir ainsi fait, aussi peu sûr de son droit, d’une nature aussi indécise, aurait-il eu quelque chance de succès en intervenant dans une question comme l’est cette question romaine? En se présentant comme médiateur ou comme arbitre entre la Révolution et le Pape, il ne pouvait guère espérer de concilier ce qui est inconciliable par nature. Et d’autre part il ne pouvait donner gain de cause à l’une des parties adverses sans se blesser lui-même, sans renier pour ainsi dire une moitié de lui-même. Ce qu’il pouvait donc obtenir par cette intervention à double tranchant, quelque émoussé qu’il fût, c’était d’embrouiller encore davantage ce qui déjà était inextricable, d’envenimer la plaie en l’irritant. C’est à quoi il a parfaitement réussi.

Maintenant quelle est au vrai la situation du Pape à l’égard de ses sujets? Et quel est le sort probable réservé aux nouvelles institutions qu’il vient de leur accorder? — Ici malheureusement les plus tristes prévisions sont seules de droit. C’est le doute qui ne l’est pas.

La situation, — c’est l’ancien état des choses, celui antérieur au règne actuel, celui qui dès lors croulait déjà sous le poids de son impossibilité, mais démesurément aggravé par tout ce qui est arrivé depuis. Au moral, par d’immenses déceptions et d’immenses trahisons; au matériel, par toutes les ruines accumulées.

On connaît ce cercle vicieux où depuis quarante ans nous avons vu rouler et se débattre tant de peuples et tant de gouvernements. Des gouvernés n’acceptant les concessions que leur faisait le pouvoir, que comme un faible acompte payé à contrecœur par un débiteur de mauvaise foi. Des gouvernements qui ne voyaient dans les demandes qu’on leur adressait que les embûches d’un ennemi hypocrite. Eh bien, cette situation, cette réciprocité de mauvais sentiments, détestable et démoralisante partout et toujours, est encore grandement envenimée ici par le caractère particulièrement sacré du pouvoir et par la nature tout exceptionnelle de ses rapports avec ses sujets. Car, encore une fois, dans la situation donnée et sur la pente où l’on se trouve placé, non seulement par la passion des hommes, mais par la force même des choses, — toute concession, toute réforme, pour peu qu’elle soit sincère et sérieuse, pousse infailliblement l’Etat romain vers une sécularisation complète. La sécularisation, nul n’en doute, est le dernier mot de la situation. Et cependant le Pape, sans droit pour l’accorder même dans les temps ordinaires, puisque la souveraineté temporelle n’est pas son bien, mais celui de l’Eglise de Rome, — pourrait bien moins encore y consentir maintenant qu’il a la certitude que cette sécularisation, lors même qu’elle serait accordée à des nécessités réelles, tournerait en définitive au profit des ennemis jurés, non pas de son pouvoir seulement, mais de l’Eglise elle-même. Y consentir, ce serait se rendre coupable d’apostasie et de trahison tout à la fois. Voici pour le Pouvoir. Pour ce qui est des sujets, il est clair que cette antipathie invétérée contre la domination des prêtres, qui constitue tout l’esprit public de la population romaine, n’aura pas diminué par suite des derniers événements.

Et si d’une part une semblable disposition des esprits suffit à elle seule pour faire avorter les réformes les plus généreuses et les plus loyales, d’autre part l’insuccès de ces réformes ne peut qu’ajouter infiniment à l’irritation générale, confirmer l’opinion dans sa haine pour l’autorité rétablie et — recruter pour l’ennemi.

Voilà certes une situation parfaitement déplorable et qui a tous les caractères d’un châtiment providentiel. Car pour un prêtre chrétien quel plus grand malheur peut-on imaginer que celui de se voir ainsi fatalement investi d’un pouvoir qu’il ne peut exercer qu’au détriment des âmes et pour la ruine de la Religion!.. Non, en vérité, cette situation est trop violente, trop contre nature pour pouvoir se prolonger. Châtiment ou épreuve, il est impossible que la Papauté romaine reste longtemps encore enfermée dans ce cercle de feu sans que Dieu dans Sa miséricorde lui vienne en aide et lui ouvre une voie, une issue merveilleuse, éclatante, inattendue — ou, disons mieux, attendue depuis des siècles.

Peut-être en est-elle séparée encore, elle — la Papauté — et l’Eglise soumise à ses lois, par bien des tribulations et bien des désastres; peut-être n’est-elle encore qu’à l’entrée de ces temps calamiteux. Car ce ne sera pas une petite flamme, ce ne sera pas un incendie de quelques heures que celui qui, en dévorant et réduisant en cendres des siècles entiers de préoccupations mondaines et d’inimitiés anti-chrétiennes, fera enfin crouler devant elle cette fatale barrière qui lui cachait l’issue désirée.

Et comment à la vue de ce qui se passe, en présence de cette organisation nouvelle du principe du mal, la plus savante et la plus formidable que les hommes aient jamais vue, — en présence de ce monde du mal tout constitué et tout armé, avec son église d’irréligion et son gouvernement de révolte, — comment, disons-nous, serait-il interdit aux chrétiens d’espérer que Dieu daignera proportionner les forces de Son Eglise à Lui, à la nouvelle tâche qu’Il lui assigne? — Qu’à la veille des combats qui se préparent Il daignera lui restituer la plénitude de ses forces, et qu’à cet effet Lui-même, à son heure, viendra, de Sa main miséricordieuse, guérir au flanc de Son Eglise la plaie que la main des hommes y a faite — cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents ans!..

L’Eglise Orthodoxe n’a jamais désespéré de cette guérison. Elle l’attend — elle y compte — non pas avec confiance, mais avec certitude. Comment ce qui est Un par principe, ce qui est Un dans l’Eternité, ne triompherait-il pas de la désunion dans le temps? En dépit de la séparation de plusieurs siècles et à travers toutes les préventions humaines elle n’a cessé de reconnaître que le principe chrétien n’a jamais péri dans l’Eglise de Rome; qu’il a toujours été plus fort en elle que l’erreur et la passion des hommes, et voilà pourquoi elle a la conviction intime qu’il sera plus fort que tous ses ennemis. Elle sait, de plus, qu’à l’heure qu’il est, comme depuis des siècles, les destinées chrétiennes de l’Occident sont toujours encore entre les mains de l’Eglise de

Rome et elle espère qu’au jour de la grande réunion elle lui restituera intact ce dépôt sacré.

Qu’il nous soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se rattache à la visite que l’Empereur de Russie a faite à Rome en 1846. On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’a accueilli à son apparition dans l’église de Saint-Pierre — l’apparition de l’Empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence! et du mouvement électrique qui a parcouru la foule, lorsqu’on l’a vu aller prier au tombeau des Apôtres. Cette émotion était juste et légitime. L’Empereur prosterné n’y était pas seul. Toute la Russie était là prosternée avec lui. — Espérons qu’il n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques.

La Russie et l'Occident*

<ГЛАВА I>
<1>
LA SITUATION EN 1849

Le mouvement de Février, en bonne logique, aurait dû aboutir à une croisade de tout l’Occident révolutionné contre la Russie… Si cela n’a pas eu lieu, c’est la preuve que la Révolution n’a pas la vitalité nécessaire, ne fût-ce même que pour organiser la destruction en grand. En d’autres termes, la Révolution est la maladie qui dévore l’Occident. Elle n’est pas l’âme qui fait mouvement.

De là la possibilité de la réaction, comme celle inaugurée par les journées de juin de l’année dernière. C’est la réaction des parties non encore entamées de l’organisme souffrant contre l’envahissement progressif de la maladie. — Cette résistance de Juin et toutes celles qu’elle a déterminées à sa suite sont un grand fait, une grande Révélation. Il est clair maintenant que la Révolution ne peut plus espérer nulle part de se faire gouvernement. Et s’emparât-elle momentanément du Pouvoir, elle ne ferait que déterminer une guerre civile, une guerre intestine. C’est-à-d elle minera et désorganisera la société, mais elle ne pourra ni la posséder en propre, ni la gouverner en son nom. Voilà un résultat acquis, et il est immense. Car ce n’est pas seulement l’impuissance de la Révolution, c’est aussi l’impuissance de l’Occident. Toute action au-dehors lui est interdite. Il est radicalement scindé.

Pour le moment la Révolution est matériellement désarmée.

La répression de juin 1848 lui a paralysé les bras, la victoire de la Russie en Hongrie lui a fait tomber les armes des mains. Il va sans dire que pour être désarmée la Révolution n’en est pas moins pleine de vie et de vigueur. Elle se retire pour le moment du champ de bataille, elle l’abandonne à ses vainqueurs. Que vont-ils faire de leur victoire?..

Et d’abord, où en sont maintenant les Pouvoirs réguliers en Occident? Car pour préjuger quels peuvent être à l’avenir leurs rapports vis-à-vis de la Révolution, il faudrait déterminer au préalable quelles sont les conditions morales de leur existence à eux-mêmes. En un mot, quel est le symbole de foi qu’ils ont à opposer au symbole de la Révolution?

Quant au symbole révolutionnaire, nous le connaissons, et précisément, parce que nous le connaissons, nous nous expliquons fort bien d’où lui vient son ascendant irrésistible sur l’Occident, — les méprises ne sont plus possibles, toute équivoque volontaire ou involontaire serait hors de saison.

La Révolution, à la considérer dans son principe le plus essentiel, le plus élémentaire, est le produit net, le dernier mot, le mot suprême de ce que l’on est convenu d’appeler depuis 3 siècles la civilisation de l’Occident. C’est la pensée moderne toute entière depuis sa rupture avec l’Eglise.

Cette pensée est celle-ci: l’homme, en définitive, ne relève que de lui-même, tant pour la direction de sa raison que pour celle de sa volonté. Tout pouvoir vient de l’homme, tout autorité qui se réclame d’un titre supérieur à l’homme n’est qu’une illusion ou une déception. En un mot, c’est l’apothéose du moi humain dans le sens le plus littéral du mot.

Tel est qui l’ignore, le credo de l’école révolutionnaire; mais, sérieusement parlant, la société de l’Occident, la civilisation de l’Occident en a-t-elle un autre?..

Et les Pouvoirs publics de cette société, eux, qui depuis des générations n’ont eu pour y vivre d’autre milieu intellectuel que celui-là, comment feront-ils maintenant pour en sortir? Et comment, sans en sortir, trouveront-ils le point d’Archimède dont ils ont besoin pour y placer leur levier?

M-r Guizot lui-même a beau tonner maintenant contre la démocratie européenne, a beau lui reprocher, comme le principe de toutes ses erreurs et de tous ses méfaits, son idolâtrie pour elle-même: la démocratie occidentale, en se prenant pour l’objet de son culte, n’a fait, il faut bien le reconnaître, que suivre aveuglement les instincts que vous-même et vos propres doctrines ont contribué, autant que quoi que soit, à développer en elle? En effet, qui donc, plus que vous et votre école a réclamé, a revendiqué pour la raison de l’homme les droits de l’autonomie; qui nous a enseigné à voir dans la réformation religieuse du 16-ième siècle moins encore un mouvement de réaction contre les abus et les prétentions illégitimes du catholicisme romain qu’une ère de l’émancipation définitive de la raison humaine, salué dans la philosophie moderne la formule scientifique de cette émancipation et glorifié dans le mouvement révolutionnaire de 1789 l’avènement au pouvoir, la prise de possession de la société moderne, par cette raison de l’homme, ainsi émancipé et ne relevant plus que d’elle-même? Après de pareils enseignements comment voulez-vous que le moi humain, cette molécule constitutive de la démocratie moderne, ne se prendrait-il pour l’objet de son idolâtrie, et puisque, de compte fait, il n’est tenu à reconnaître d’autre autorité que la sienne et qui prétendez-vous qu’il adore si ce n’est lui-même? S’il ne le faisait pas, ce serait, ma foi, <нрзб.> modestie de sa part.

Reconnaissons-le donc, la Révolution, variée à l’infini dans ses degrés et ses manifestations, est une et identique dans son principe, et c’est de ce principe, il faut bien l’avouer, qu’est sortie la civilisation actuelle de l’Occident.

Nous ne nous dissimulons pas l’immense portée de cet aveu. Nous savons fort bien que c’est le fait que nous venons d’énoncer qui imprime à la dernière catastrophe européenne le cachet d’une époque tragique entre toutes les époques de l’histoire du monde. Nous assistons, très probablement, à la banqueroute d’une civilisation toute entière…

En effet, voilà depuis mainte et mainte générations que nous vous voyons, hommes de l’Occident, tous occupés, peuples et gouvernements, riches et pauvres, les doctes et les ignorants, les philosophes et les gens du monde, tous occupés à lire en commun dans le même livre, dans le livre de la raison humaine émancipée, lorsqu’en février de l’année 1848 une fantaisie subite est venue à quelques-uns d’entre vous, les plus impatients, les plus aventureux, de retourner la dernière page du livre et d’y lire la terrible révélation que vous savez… Maintenant on a beau se récrier, se gendarmer contre les téméraires. Comment faire, hélas, que ce qui a été lu, n’ait pas été lu… Réussira-t-on à sceller cette formidable dernière page? Là est le problème.

Je sais bien que dans les sociétés humaines tout n’est pas doctrine ou principe, qu’indépendamment des uns et des autres il y a les intérêts matériels qui suffisent ou à peu près, dans les temps ordinaires, à assurer leur marche, il y a, comme dans tout organisme vivant, l’instinct de la conservation, qui peut pendant quelque temps lutter énergiquement contre une destruction imminente. Mais l’instinct de la conservation qui n’a jamais pu sauver une armée battue, pourrait-il à la longue protéger efficacement une société en déroute?

Pour cette fois encore les Pouvoirs publics et la société à leur suite ont repoussé, il est vrai, le dernier assaut que leur a livré la Révolution. Mais est-ce bien avec ses propres forces, est-ce bien avec ses armes légitimes que la civilisation moderne, que la civilisation libérale de l’Occident, s’est protégée et défendue contre ses agresseurs?

Certes, s’il y a eu un fait grandement significatif dans l’histoire de ces derniers temps, c’est à coup sûr celui-ci: le lendemain du jour où la société europ<éenne> avait proclamé le suffrage universel comme l’arbitre suprême de ses destinées, c’est à la force armée, c’est à la discipline militaire qu’elle a été obligée de s’adresser pour sauver la civilisation. Or, la force armée, la discipline militaire, qu’est-ce autre chose qu’un legs, un débris, si l’on veut, du vieux monde, d’un monde depuis longtemps submergé. Et c’est pourtant en s’accrochant à ce débris-là que la société contemporaine est parvenue à se sauver du nouveau déluge qui allait l’engloutir à son tour.

Mais si la répression militaire, qui dans le système établi n’est qu’une anomalie, qu’un heureux accident, a pu, dans un moment donné, sauver la société menacée, suffit-elle pour en assurer les destinées? En un mot, l’état de siège pourra-t-il jamais devenir un système de gouvernement?..

Et puis, encore une fois, la Révolution n’est pas seulement un ennemi en chair et en os. C’est <нрзб.> plus qu’un Principe. C’est un Esprit, une Intelligence, et pour le vaincre il faudrait savoir le conjurer.

Je sais bien que les derniers événements ont jeté dans tous les esprits d’immenses doutes et d’immenses désenchantements et que bien des enfants de la génération actuelle ont révoqué en doute la sagesse révolutionnaire de leurs pères. On a touché au doigt l’inanité des résultats obtenus. Mais si des illusions, qu’on pourrait déjà qualifier de séculaires ont été emportées par la dernière tempête, nulle foi ne les a remplacées… Le doute s’est creusé, et voilà tout. Car la pensée moderne peut bien batailler contre la Révolution sur telle ou telle autre de ses conséquences, le socialisme, le communisme, voire même l’athéisme, mais pour en résoudre le Principe il faudrait qu’elle se reniât elle-même. Et voilà pourquoi aussi la société occidentale, qui est l’expression de cette pensée, en se voyant acculée à l’abîme par la catastrophe de Février, a bien pu se rejeter en arrière par un mouvement instinctif, mais il lui faudrait des ailes pour franchir le précipice ou un miracle, sans précédent dans l’histoire des Sociétés humaines, pour revenir sur ses pas.

Telle est la situation actuelle du monde. Elle est, certainement, claire pour la divine Providence, mais elle est insoluble pour la raison contemporaine.

C’est sous l’empire de pareilles circonstances que les Pouvoirs publics de l’Occident sont appelés à régir la Société, à la raffermir, à la rasseoir sur ses bases, et ils sont tenus à travailler à cette œuvre avec les instruments qu’ils ont reçus des mains de la Révolution et qui ont été fabriqués pour son usage.

Mais indépendamment de cette tâche de pacification générale, qui est commune à tous les gouvernements, il y a dans chacun des grands Etats de l’Occident des questions spéciales, qui sont le produit et comme le résumé de leur histoire particulière et qui, ayant été, pour ainsi dire, mises à l’ordre du jour par la Providence historique, réclament une solution imminente.

C’est à ces questions que s’est attaquée dans les différents pays la Révolution européenne, mais elle n’a su y trouver qu’un champ de bataille contre le Pouvoir et la Société. Maintenant qu’elle a honteusement échoué dans tous ses efforts et dans toutes ses tentatives et qu’au lieu de résoudre les questions elle n’a fait que les envenimer, c’est aux gouvernements à s’y essayer, à leur tour, en travaillant à leur solution en présence même et, p ainsi dire, sous le contrôle de l’ennemie qu’ils ont vaincue.

Mais avant tout passons en revue les différentes questions.

<2>

Pour qui observe, en témoin intelligent, mais du dehors, le mouvement de l’Europe Occidentale, il n’y a assurément rien de plus remarquable et de plus instructif que, d’une part, le désaccord constant, la contradiction manifeste et continue entre les idées qui y ont prévalu, entre ce qu’il faut bien appeler l’opinion du siècle, l’opinion publique, l’opinion libérale et la réalité des faits, le cours des événements, et, d’autre part, le peu d’impression que ce désaccord, cette contradiction si flagrante, paraît faire sur les esprits.

Pour nous, qui regardons du dehors, rien n’est plus facile, assurément que de distinguer dans l’Europe Occidentale le monde des faits, des réalités historiques, d’avec ce mirage immense et persistant, dont l’opinion révolutionnaire, armée de la presse périodique, <нрзб.> comme recouvert la Réalité. Et c’est dans ce mirage que vit et se meut, comme dans son élément naturel, depuis 30 à 40 ans, cette puissance aussi fantastique que réelle que l’on appelle l’Opinion publique…

C’est une étrange chose, après tout, que cette fraction de la — le Public. C’est là, à proprement parler, la vie peuple, le peuple élu de la Révolution. C’est cette minorité de la société occidentale qui (sur le continent au moins), grâce à la direction nouvelle, a rompu avec la vie historique des masses et a secoué toutes les croyances positives… Ce peuple anonyme est le même dans tous les pays. C’est le peuple de l’individualisme, de la négation. Il y a cependant en lui un élément qui, tout négatif qu’il est, lui sert de lien et lui fait comme une sorte de religion. C’est la haine de l’autorité sous toutes les formes et à tous ses degrés, la haine de l’autorité comme principe. Cet élément parfaitement négatif, dès qu’il s’agit d’édifier et de conserver, devient terriblement positif, dès qu’il est question de renverser et de détruire. — Et c’est là, soit dit en passant, ce qui explique les destinées du gouvernement représentatif sur le continent. Car ce que les institutions nouvelles ont appelé jusqu’à présent la représentation, ce n’est pas, quoi qu’on en dise, la société elle-même, la société réelle avec ses intérêts et ses croyances, mais c’est ce quelque chose d’abstrait et de révolutionnaire qui s’appelle le public, représentant des opinions et rien de plus. Aussi ces institutions ont bien pu fomenter sachant l’opposition, mais nulle part jusqu’à présent elles n’ont <нрзб.> fondé un gouvernement…

Le monde réel, toutefois, le monde de la réalité historique, même sous le mirage n’en est pas moins resté ce qu’il est et n’en a pas moins poursuivi son chemin tout à côté de ce monde de l’opinion publique qui, grâce à l’acquiescement général, avait aussi acquis une sorte de réalité.

<3>

Après que le parti révolutionnaire nous a donné le spectacle de son impuissance, vient maintenant le tour des gouvernements qui ne tarderont pas à prouver que s’ils sont encore assez forts pour s’opposer à une destruction complète, ils ne le sont plus assez pour rien réédifier. Ils sont comme ces malades qui réussissent à triompher de la maladie, mais après que la maladie a profondément altéré leur constitution, et dont la vie désormais n’est plus qu’une lente agonie. L’année 1848 a été un tremblement de terre qui n’a pas renversé de fond en comble tous les édifices qu’elle a ébranlés, mais ceux même qui sont restés debout ont tellement été lézardés par la secousse, que leur chute définitive est toujours imminente.

En Allemagne la guerre civile est le fond même de sa situation politique. C’est plus que jamais l’Allemagne de la guerre de Trente ans, le Nord contre le Midi, les souverainetés locales contre le Pouvoir unitaire, mais tout cela démesurément accru et renforcé par l’action du principe révolutionnaire. En Italie ce n’est pas seulement comme autrefois la rivalité de l’Allemagne et de la France ou la haine de l’Italie contre le Barbare ultramontain. Il y a de plus encore la guerre à mort déclarée par la Révolution armée du sentiment de la nationalité italienne contre le catholicisme compromis à la suite de la papauté romaine. Quant à la France qui ne peut plus vivre sans renier à chaque pas ce qui, depuis 60 ans, est devenu son principe de vie, la Révolution, — c’est un pays, logiquement et fatalement condamné à l’impuissance. C’est une société condamnée par l’instinct de sa conservation à ne se servir d’un de ses bras que pour enchaîner l’autre.

Telle est selon nous la situation actuelle de l’Occident. La Révolution, conséquence logique et résumé définitif de la civilisation moderne, de la civilisation que le rationalisme anti-chrétien a conquise sur l’Eglise romaine, — la Révolution, convaincue par le fait d’une impuissance absolue comme organisation, mais d’une puissance presque aussi grande comme dissolvant, — d’autre part, ce qui restait à l’Europe des éléments de l’ancienne société, assez vivants encore, pour refouler, au besoin, sur un point donné l’action matérielle de la Révolution, mais tellement eux aussi, pénétrés, saturés et altérés par le principe révolutionnaire, qu’ils en sont devenus comme impuissants à produire quelque chose, qui fût généralement accepté par la société européenne, comme une autorité légitime, — tel est le dilemme, qui se pose en ce moment dans toute son immense gravité. La part d’incertitude que l’avenir se réserve ne porte que sur un seul point: c’est de savoir combien de temps il faudra à une situation semblable, pour produire toutes ces conséquences. Quant à la nature de ces conséquences, on ne saurait les pressentir qu’en sortant complètement du point de vue occidental et en se résignant à comprendre cette vérité vulgaire: c’est que l’Occident européen n’est que la moitié d’un grand tout organique et que les difficultés en apparence insolubles qui la travaillent ne trouveront leur solution que dans l’autre moitié…

<МАТЕРИАЛЫ К ТРАКТАТУ «РОССИЯ И ЗАПАД»>
<Программы трактата>

<1>

<2>

LA RUSSIE ET L’OCCIDENT

I. Situation générale

I. La Situation en 1849

II. Question Romaine

II. La Question Romaine

III. L’Italie

III. L’Italie

IV. L’Unité Allemande

IV. L’Unité Allemande

V. L’Autriche

V. L’Autriche

VI. La Russie

VI. La Russie

VII. La Russie et Napoléon

VII. La Russie et Napoléon

VIII. L’Avenir

VIII. La Russie et la Révolution

IX. L’Avenir

<МАТЕРИАЛЫ К ГЛАВЕ III>
<1>
L’ITALIE

Que veut l’Italie? Le vrai, le factice.

Le vrai: l’indépendance, la souveraineté municipale avec un lien fédéral — l’expulsion de l’étranger, de l’Allemand.

Le faux: l’utopie classique: l’Italie unitaire. Rome à la tête. Restauration romaine.

D’où vient cette utopie? — Son origine — son rôle dans le passé — et jusqu’à nos jours.

Deux Italies. Celle du peuple, des masses, de la réalité. — L’Italie des lettrés, savants, révolutionnaires, depuis Petrarca jusqu’à Mazzini.

Rôle tout particulier de cette tendance des lettrés en Italie. Sa signification: c’est une tradition de l’ancienne Rome, de la Rome payenne. — Pourquoi ce simulacre a plus de réalité en Italie qu’ailleurs.

L’Italie romaine était une Italie conquise. Voilà pourquoi l’unité de l’Italie, telle que ces mssrs l’entendent, est un fait romain et nullement italien.

L’Italie, alors, était la chose de Rome, parce que Rome avait l’Empire.

Ce que c’est que l’Empire. C’est une délégation, les droits qu’elle confère.

On les perd, ces droits, quand la délégation est révoquée — on les perd avec l’Empire. — C’est ce qui est arrivé avec Rome. Mais le siège de l’Empire n’étant plus en Italie, il n’y a plus lieu à cette unité factice. — Elle recouvre de plein droit son indépendance et ses autonomies locales.

Retrait de l’Empire à Rome et son transfert à l’Orient. C’est la donnée chrétienne que la donnée payenne cherche à nier.

Et voilà pourquoi elle méconnaît la véritable situation de l’Italie.

Une Italie rendue à la liberté de ses mouvements, mais dépouillée de l’Empire, — une Italie, dépouillée de l’Empire, mais ne pouvant se passer de l’autorité impériale.

L’autorité impériale: c’est le lien du faisceau.

Pourquoi cette autorité n’a jamais tenu toute la place qui lui revient — la Papauté l’a paralysée.

Lutte de la Papauté et de l’Empire — ses conséquences pour l’Italie.

Papauté romaine et Empire germanique. Tous deux — usurpateurs vis-à-vis l’Orient — d’abord complices, puis ennemis. L’Italie — la proie qu’ils se disputent. — De là tous ses malheurs.

Coup d’œil rapide sur cette lamentable histoire.

Tous les deux appellent en Italie l’étranger qui s’y établit à demeure. La Papauté, bien que diminuée, garde touj Rome, centre du monde. L’Empire, en croulant, lègue à l’Italie la domination autrichienne. La dernière lutte: l’Autriche plus étrangère que jamais. L’Italie plus déchirée que jamais. La Papauté se rapprochant de l’Autriche. La cause de l’Indépendance s’identifiant de plus en plus à la cause révolutionnaire. — Immense gravité de la situation.

Une intervention française, au profit de la Révolution, ne pouvant que l’aggraver. Déchirement. Lutte intérieure de tous les éléments entr’eux. Situation sans issue.

Seule issue possible.

L’Empire rétabli. La Papauté sécularisée…

<2>
L’ITALIE

II y a deux choses également et généralement détestées en Italie: les tedeschi et les preti.

Maintenant, quelle est la puissance qui serait en mesure de délivrer l’Italie des uns et des autres, sans donner gain de cause à la Révolution et sans ruiner l’Eglise. Cette puissance, si elle existe, est la protectrice — née de l’Italie.

<3>

Le Pape vis-à-vis de la Réforme.

La question romaine dans les temps actuels est insoluble. — Elle ne pourrait être résolue que par un retour de l’Eglise romaine vers l’Orthodoxie.

Il n’y a qu’un pouvoir temporel, appuyé sur l’Eglise universelle qui serait en mesure de réformer la Papauté, sans ruiner l’Eglise.

Ce pouvoir n’a jamais existé, ni put exister dans l’Occident. — Voilà pourquoi tous les pouvoirs temporels de l’Occident, depuis les Hohenstauffen jusqu’à Napoléon, dans leurs démêlés avec les Papes ont fini par accepter, pour auxiliaire, le principe anti-chrétien — tout comme les soi-disant réformateurs, et p le même motif.

<МАТЕРИАЛЫ К ГЛАВЕ IV>
<1>
L’UNITÉ ALLEMANDE

Qu’est-ce que le parlement de Francfort? L’explosion de l’Allemagne idéologue. L’Allemagne idéologue — son histoire.

L’idée unitaire est son œuvre propre. Elle ne vient pas des masses, de l’histoire. — Ce qui le prouve, c’est l’utopie, le manque du sens de la réalité, qui ne manque jamais aux masses, mais presque touj aux lettrés.

L’unité allemande = prédominance européenne, mais où en sont les conditions?

Qu’était l’ancien Empire germanique aux temps de sa puissance? C’était un Empire, dont l’âme était romaine et le corps slave (conquis sur les Slaves). Ce qu’il y avait d’Allemand p d ne contient pas l’étoffe nécessaire pour un Empire.

Entre la France qui pèse sur le Rhin et l’Europe Orientale, gravitant vers la Russie, il y a place pour de l’indépendance, mais non pour de la suprématie.

Or, une pareille condition politique, honnête, mais non prépondérante, appelle la fédération et se refuse à l’unité.

Car l’unité, le système unitaire suppose une Mission, et l’Allemagne n’en a plus…

Mais même, dans les étroites limites, l’unité organique est-elle possible pour l’Allemagne?

Le dualisme inhérent à l’Allemagne.

L’Empire avait été la formule, destinée à le conjurer. Cette formule s’est trouvée insuffisante. L’Empire, réalisé à demi; le dualisme persistant à travers l’Empire.

L’Empire, ce qui en était l’âme, brisé par la Réforme, et, par contre, le dualisme consacré par elle.

La guerre de 30 ans l’a organisé. Le dualisme devenu l’état normal de l’Allemagne. — Autriche, Prusse.

Cela a duré ainsi jusqu’à nos jours. La Russie, le véritable Empire, en les ralliant à elle a endormi l’antagonisme, mais ne l’a pas supprimé.

La Russie écartée, la guerre recommence.

L’unité impossible par principe, parce que… avec l’Autriche point d’unité. Sans l’Autriche pas d’Allemagne. L’Allemagne ne peut pas devenir Prusse, parce que la Prusse ne peut pas devenir Empire.

Empire suppose légitimité. La Prusse est illégitime.

L’Empire est ailleurs.

Provisoirement il y aura deux Allemagnes. C’est leur état de nature — l’unité leur viendra du dehors.

<2>
UNITÉ D’ALLEMAGNE

Toute la question de l’unité d’Allemagne se réduit maintenant à savoir si l’Allemagne voudra se résigner à devenir Prusse.

Il faudrait, bien entendu, que l’Allemagne le voulût volontairement. Car la Prusse est hors d’état de l’y forcer. Pour l’y forcer, il n’y a que deux moyens. La Révolution — moyen impossible pour un gouvt régulier; la conquête — impossible — à cause des voisins.

D’autre part, le roi de Prusse, par la nature même de son origine, ne peut jamais être empereur d’Allemagne. — Pourquoi cela? Par la même raison qui fait que Luther n’aurait jamais pu devenir Pape.

La Prusse n’étant autre chose que la négation de l’Empire d’Allemagne.

Une négation réussie —

Le principe d’unité pour l’Allemagne n’est plus en Allemagne…

<МАТЕРИАЛЫ К ГЛАВЕ V>
<1>
L’AUTRICHE

Quelle était la signification de l’Autriche dans le passé? Elle exprimait le fait de la prédominance d’une race sur une autre, de la race allemande sur la race slave.

Comment ce fait a-t-il été possible? à quelle condition?.. l’explication historique de la chose (seulement dynastique).

Ce fait de la prédominance allemande sur les Slaves infirmé par la Russie.

Aboli par les derniers événements.

Qu’est-ce que l’Autriche est maintenant et que prétend-elle être?

L’Autriche, devenue constitutionnelle, a proclamé la Gleichberechtigung, l’égalité du droit pour les différentes nationalités. — Quelle en est la signification?

Est-ce un système de neutralité générale? une pure négation?

Mais l’existence d’un grand Empire, basée sur une négation, est-elle possible?

La loi constitutionnelle est la loi de la majorité. Or, la majorité en Autriche étant slave, l’Autriche devrait devenir slave. — Cela est-il probable? ou même possible?

L’Autriche peut-elle cesser d’être allemande sans cesser d’être?

Rapports entre ces deux races politiques et psychologiques (v Fallmereyer).

L’oppression allemande n’est pas seulement une oppression politique, elle est cent fois pire. Car elle découle de cette idée de l’Allemand que sa prédominance sur le Slave est de droit naturel. De là un malentendu insoluble et une haine éternelle.

P c l’impossibilité d’une sincère égalité de droit. Mais l’Allemand plie devant le fait accompli — comme en Russie. Ainsi la Gleichberechtigung, proclamée par l’Autriche, n’est qu’un leurre.

Elle est allemande et restera allemande.

Qu’en résultera-t-il? Une guerre civile permanente des diverses nationalités non-allemandes contre les Allemands de Vienne, aussi bien que de ces nationalités entr’elles, au moyen de la légalité constitutionnelle.

Et c’est ainsi que la domination autrichienne au lieu d’être une garantie d’ordre ne sera qu’un ferment de Révolution.

Populations slaves obligées de se faire révolutionnaires pour maintenir leur nationalité contre un pouvoir allemand.

La Hongrie — qui, dans un Empire slave, aurait tout naturellement accepté la place subordonnée, que sa position lui fait. Acceptera-t-elle, vis-à-vis de l’Autriche, la condition que celle-ci prétend lui faire?..

Graves inconvénients, dangers — et finalement impossibilité — résultant de tout ceci pour la Russie.

Après cela l’Autriche est-elle possible? et pourquoi existerait-elle?

Une dernière réflexion.

L’Autriche aux yeux de l’Occident n’a d’autre valeur que

d’être une conception antirusse, et cependant elle ne saurait exister sans l’aide de la Russie.

Est-ce là une combinaison viable?..

La question pour les Slaves de l’Autriche se réduit à ceci: ou rester Slaves en devenant Russes, ou devenir Allemands en restant Autrichiens.

<2>

L’Autriche — n’a plus de raison d’être. On a dit: si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer — et pourquoi?

Pour s’en faire une arme contre la Russie, et l’événement vient de prouver que l’assistance, l’amitié, la protection de la Russie est une condition de vie pour l’Autriche.

<МАТЕРИАЛЫ К ГЛАВЕ VI>
LA RUSSIE

Les Occidentaux jugeant la Russie, c’est un peu comme les Chinois jugeant l’Europe ou plutôt les Grecs (Greculi) jugeant Rome. Ceci paraît être une loi de l’histoire: jamais une société, une civilisation n’a compris celle qui devait lui succéder.

Ce qui les induit en erreur encore davantage, c’est la colonie occidentale des Russes civilisés, qui leur renvoie leur propre voix. — La moquerie de l’écho.

L’Occident, ne voyant jusqu’à présent dans la Russie qu’un fait matériel, une force matérielle.

Pour lui la Russie est un effet sans cause.

C<’est >-à-d qu’idéalistes, ils méconnaissent l’idée.

Savants et philosophes, ils ont supprimé, dans leurs aperçus historiques, toute une moitié du monde européen.

Et cependant, en présence de cette force purement matérielle, d’où leur vient ce quelque chose entre le respect et la crainte, le sentiment de l’awe, qu’on n’a que pour l’autorité?..

Ici encore l’instinct plus intelligent que la science. Qu’est-ce donc la Russie? Que représente-t-elle? Deux choses: la race slave, l’Empire Orthodoxe.

1) La race.

Le panslavisme, tombé dans le domaine de la phraséologie révolutionnaire. — Abus qu’on a fait de la nationalité. Costume de masque pour la Révolution. Les panslaves littéraires sont des idéologues allemands tout comme les autres.

Le panslavisme réel est dans les masses. Il se révèle au contact du soldat russe et du premier paysan slave venu, slovaque, serbe, bulgare etc., même magyar. Ils sont tous solidaires vis-à-vis du немец. Le panslavisme est encore ceci:

Pas de nationalité politique possible pour les Slaves en dehors de la Russie.

Ici vient se placer la question polonaise (voir l’article de St. Priest. Rev des D M 1-er №).

2) L’Empire.

La question de race n’est que secondaire ou plutôt ce n’est pas un principe. C’est un élément. Le principe plastique c’est la tradition orthodoxe.

La Russie est orthodoxe plus encore que slave. C’est comme orthodoxe qu’elle est dépositaire de l’Empire.

Ce que c’est que l’Empire? Doctrine de l’Empire. L’Empire ne meurt pas. Il se transmet. Réalité de cette transmission. Les 4 Empires passés. Le 5-ième définitif.

Cette tradition niée par l’école révolutionnaire au même titre que la tradition dans l’Eglise.

C’est l’individualisme niant l’histoire.

Et cependant l’idée de l’Empire a été l’âme de toute l’histoire de l’Occident.

Charlemagne. Charles V. Louis XIV. Napoléon.

La Révolution l’a tuée, ce qui a commencé la dissolution de l’Occident. Mais l’Empire, en Occident, n’a jamais été qu’une usurpation.

C’est une dépouille que les Papes ont partagée avec les Césars d’Allemagne (de là leurs discordes).

L’Empire légitime est resté attaché à la succession de Constantin. — Montrer et démontrer la réalité historique de tout ceci.

Ce que c’était que l’Empire d’Orient (fausses vues de la

science occidentale sur l’Empire d’Orient) transmis à la Russie.

C’est comme Empereur d’Orient que le царь est Empereur de Russie.

«Волим царя восточного, православного», — disaient les Petits-Russes et disent tous les orthodoxes d’Orient, slaves et autres.

Quant aux Turcs, ils ont occupé l’Orient orthodoxe pour le mettre à couvert des Occidentaux — pendant que l’Empire légitime s’organisait.

L’Empire est un:

l’Eglise orthodoxe en est l’âme, la race slave en est le corps. Si la Russie n’aboutissait pas à l’Empire, elle avorterait.

L’Empire d’Orient: c’est la Russie définitive.

<МАТЕРИАЛЫ К ГЛАВЕ VII>
<1>
LA RUSSIE ET NAPOLÉON

On a fait de la rhétorique avec Napoléon. On en a méconnu la réalité historique, et voilà pourquoi on en a manqué la Poésie.

C’est un centaure — moitié Révolution, moitié… mais il tenait à la Révolution par les entrailles.

L’histoire de son sacre est le symbole de toute son histoire. Il a, dans sa personne, essayé de faire sacrer la Révolution. C’est ce qui a fait de son règne une parodie sérieuse. La Révolution avait tué Charlemagne, lui a voulu le refaire. — Mais depuis l’apparition de la Russie Charlemagne n’était plus possible…

De là le conflit inévitable entre la Russie et lui. Ses sentiments contradictoires à l’égard de la Russie, attrait et répulsion.

II aurait voulu partager l’Empire qu’il ne l’aurait pas pu. L’Empire est un principe. Il ne se partage pas.

(Si l’histoire d’Erfurt est vraie, c’est le moment de la plus grande aberration dans les directions de la Russie.)

Chose remarquable: l’ennemi personnel de Napoléon est

l’Angleterre. Et cependant c’est contre la Russie qu’il s’est <нрзб.>. C’est que c’était là son véritable adversaire — la lutte entre lui et elle, c’était la lutte entre l’Empire légitime et la Révolution couronnée.

Lui-même à la manière antique a prophétisé sur elle: «La fatalité l’entraîne. Que ses destinées s’accomplissent».

Он сам, на рубеже России —

Проникнут весь предчувствием борьбы —

Слова промолвил роковые:

«Да сбудутся ее судьбы́…»

И не напрасно было заклинанье:

Судьбы́ откликнулись на голос твой —

И сам же ты, потом, в твоем изгнанье,

Ты пояснил ответ их роковой…

<2>

Napoléon, c’est la parodie sérieuse de Charlemagne… N’ayant pas le sentiment de son droit, il a toujours joué un rôle, et c’est ce quelque chose de mondain qui ôte toute grandeur à sa grandeur. Sa tentative de recommencer Charlemagne n’était pas seulement un anachronisme comme pour Louis XIV, pour Charles V, ses devanciers, mais c’était un scandaleux contresens. Car elle se faisait au nom d’un Pouvoir, la Révolution, qui s’était donné pour mission essentielle d’essuyer jusqu’aux derniers vestiges de l’œuvre de Charlemagne.

<МАТЕРИАЛЫ К ГЛАВЕ IX>
<1>

1. Qu’est-ce que le lieu commun sur la Monarchie universelle? D’où vient-il?..

2. L’équilibre politique est, dans l’histoire, le pendant de la division des pouvoirs, dans le droit public. L’un et l’autre — conséquences, du point de vue révolutionnaire, négation du point de vue organique.

3. La Monarchie universelle c’est l’Empire. Or l’Empire a toujours existé. Seulement il a changé de mains.

4. Les 4 Empires: Assyrie, Perse, Macédoine, Rome. A Constantin commence le 5-ième, l’Empire définitif, l’Empire chrétien.

5. On ne peut nier l’Empire chrétien sans nier l’Eglise chrétienne. L’un et l’autre sont corrélatifs. Dans les deux cas c’est nier la tradition.

6. L’Eglise, en consacrant l’Empire, se l’est associé — p cons<équen>t l’a rendu définitif.

De là vient que tout ce qui nie le Christianisme est souvent très puissant comme destruction, mais toujours nul comme organisation — parce que c’est une révolte contre l’Empire.

7. Mais cet Empire qui, en principe, est indéfectible a pu, en réalité, avoir ses défaillances, ses intermittences, ses éclipses.

8. Qu’est-ce que l’histoire de l’Occident commençant à Charlemagne et qui s’achève sous nos yeux?

C’est l’histoire de l’Empire usurpé.

9. Le Pape, en révolte contre l’Eglise universelle, a usurpé les droits de l’Empire qu’il a partagé, comme une dépouille, avec le soi-disant Empereur d’Occident.

10. De là ce qui arrive ordinairement entre complices. La longue lutte entre la Papauté de Rome, schismatique, et l’Empire d’Occident, usurpé, aboutissant, pour l’une, à la Réformation, c’est-à-d à la négation de l’Eglise, et pour l’autre à la Révolution, c’est-à-d à la négation de l’Empire.

<2>

Nous touchons à la Monarchie universelle, c’est-à-d au rétablissement de l’Empire légitime.

La Révolution de 1789 c’était la dissolution de l’Occident. Elle a détruit l’autonomie de l’Occident.

La Révolution a tué, en Occident, le Pouvoir intérieur, indigène, et l’a, par cons<é> qu assujetti à un Pouvoir étranger, extérieur. Car nulle société ne saurait vivre sans Pouvoir. Et voilà pourquoi toute société, qui ne peut le tirer de

ses propres entrailles, est condamnée, par l’instinct de sa conservation, à l’aller emprunter du dehors.

Napoléon a marqué la dernière tentative désespérée de l’Occident de se créer un Pouvoir indigène, elle a échoué nécessairement. Car on ne saurait tirer le Pouvoir du Principe Révolutionnaire. Or, Napoléon n’était pas et ne pouvait être autre chose.

Ainsi, depuis 1815, l’Empire de l’Occident n’est plus dans l’Occident. L’Empire s’est tout entier retiré et concentré là où de tout temps a été la tradition légitime de l’Empire. — L’année 1848 en a commencé l’inauguration définitive… Il faut toutefois qu’elle s’aide de deux grands faits qui sont en voie de s’accomplir.

Dans l’ordre temporel l’organisation de l’Empire Gréco-Slave. Dans l’ordre spirituel — la réunion des deux Eglises.

Le premier de ces faits a décidément commencé le jour où l’Autriche, pour sauver un simulacre d’existence, a eu recours à l’assistance de la Russie. Car une Autriche, sauvée par la Russie, est de toute nécessité une Autriche absorbée par la Russie (un peu plus tôt, plus tard).

Or l’absorption de l’Autriche n’est pas seulement le complément nécessaire de la Russie comme Empire slave, c’est encore la soumission à celle-ci de l’Allemagne et de l’Italie, les deux pays d’Empire.

L’autre fait, prélude de la réunion des Eglises, c’est le Pape de Rome dépouillé de son pouvoir temporel.

Отрывок*

13 septembre 1849

Au point où nous sommes parvenus, on peut sans trop de présomption entrevoir dans l’avenir deux grands faits providentiels qui doivent dans un temps donné venir clore pour l’Occident l’interrègne révolutionnaire des 3 derniers siècles et inaugurer pour l’Europe une ère nouvelle.

Ces deux faits sont ceux-ci:

1) la Constitution définitive du grand Empire Orthodoxe, de l’Empire légitime d’Orient — en un mot de la Russie à venir: — accomplie par l’absorption de l’Autriche et la reprise de Constantinople.

2) la Réunion des deux Eglises d’Orient et d’Occident.

Ces deux faits, à vrai dire, n’en forment qu’un seul qui peut se résumer ainsi:

Un Empereur orthodoxe à Constantinople, Maître et Protecteur de l’Italie et de Rome.

Un Pape orthodoxe à Rome, sujet de l’Empereur.

Lettre sur la censure en Russie*

Je profite de l’autorisation que vous avez bien voulu me donner, pour vous soumettre quelques réflexions, qui se rattachent à l’objet de notre dernier entretien. Je n’ai assurément pas besoin de vous exprimer encore une fois ma sympathique adhésion à l’idée que vous avez eu la bonté de me communiquer et, dans le cas où on tenterait de la réaliser, de vous assurer de ma sérieuse bonne volonté de la servir de tous mes moyens. Mais c’est précisément pour être mieux à même de le faire que je crois devoir, avant toute chose, m’expliquer franchement vis-à-vis de vous sur ma manière d’envisager la question. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de faire une profession de foi politique. Ce serait une puérilité: de nos jours, en fait d’opinions politiques, tous les gens raisonnables sont à peu près du même avis; on ne diffère les uns des autres que par le plus ou le moins d’intelligence que l’on apporte à bien reconnaître ce qui est et à bien apprécier ce qui devrait être. C’est sur le plus ou le moins de vérité qui se trouve dans ces appréciations qu’il s’agirait avant tout de s’entendre. Car s’il est vrai (comme vous l’avez dit, mon prince) qu’un esprit pratique ne saurait vouloir dans une situation donnée que ce qui est réalisable en égard aux personnes, il est tout aussi vrai qu’il serait peu digne d’un esprit réellement pratique de vouloir une chose quelconque en dehors des conditions naturelles de son existence. Mais, venons au fait. S’il est une vérité, parmi beaucoup d’autres, qui soit sortie, entourée d’une grande évidence, de la sévère expérience des dernières années, c’est assurément celle-ci: il nous a été rudement prouvé qu’on ne saurait imposer aux intelligences une contrainte, une compression trop absolue, trop prolongée, sans qu’il en résulte des dommages graves pour l’organisme social tout entier. Il paraît que tout affaiblissement, toute diminution notable de la vie intellectuelle dans une société tourne nécessairement au profit des appétits matériels et des instincts sordidement égoïstes. Le Pouvoir lui-même n’échappe pas à la longue aux inconvénients d’un pareil régime. Un désert, un vide intellectuel immense se fait autour de la sphère où il réside, et la pensée dirigeante, ne trouvant en dehors d’elle-même ni contrôle, ni indication, ni un point d’appui quelconque, finit par se troubler et par s’affaisser sous son propre poids, avant même que de succomber sous la fatalité des événements. Heureusement, cette rude leçon n’a pas été perdue. Le sens droit et la nature bienveillante de l’Empereur régnant ont compris qu’il y avait lieu à se relâcher de la rigueur excessive du système précédent et à rendre aux intelligences l’air qui leur manquait…

Eh bien (je le dis avec une entière conviction), pour qui a suivi depuis lors dans son ensemble le travail des esprits, tel qu’il s’est produit dans le mouvement littéraire du pays, il est impossible de ne pas se féliciter des heureux effets de ce changement de système. Je ne me dissimule pas plus qu’un autre les côtés faibles et parfois même les écarts de la littérature du jour; mais il y a un mérite qu’on ne saurait lui refuser sans injustice, et ce mérite-là est bien réel: c’est que du jour où la liberté de la parole lui a été rendue dans une certaine mesure, elle c’est constamment appliquée à exprimer de son mieux et le plus fidèlement possible la pensée même du pays. A un sentiment très vif de la réalité contemporaine et à un talent souvent fort remarquable de la reproduire, elle a joint une sollicitude non moins vive pour tous les besoins réels, pour tous les intérêts, pour toutes les plaies de la société russe. Comme le pays lui-même, en fait d’améliorations à accomplir, elle ne s’est préoccupée que de celles qui étaient possibles, pratiques et clairement indiquées, sans se laisser envahir par l’utopie, cette maladie si éminemment littéraire. Si dans la guerre qu’elle a faite aux abus elle s’est laissée parfois entraîner à d’évidentes exagérations, on peut dire, en son honneur, que dans son zèle à

les combattre elle n’a jamais séparé dans sa pensée les intérêts de l’Autorité Suprême d’avec ceux du pays: tant elle était pénétrée de cette sérieuse et loyale conviction, que faire la guerre aux abus, c’était la faire aux ennemis personnels de l’Empereur… Souvent, de nos jours, pareils dehors de zèle ont, je le sais bien, recouvert de très mauvais sentiments et servi à dissimuler des tendances qui n’étaient rien moins que loyales; mais, grâce à l’expérience que les hommes de notre âge doivent avoir nécessairement acquise, rien de plus facile que de reconnaître, à la première vue, ces ruses du métier, et le faux dans ce genre ne trompe plus personne.

On peut affirmer qu’à l’heure qu’il est, en Russie il y a deux sentiments dominants et qui se retrouvent presque toujours étroitement associés l’un à l’autre: c’est l’irritation et le dégoût que soulève la persistance des abus, et une religieuse confiance dans les intentions pures, droites et bienveillantes du Souverain.

On est généralement convaincu que personne plus que Lui ne souffre de ces plaies de la Russie et n’en désire plus énergiquement la guérison; mais nulle part peut-être cette conviction n’est aussi vive et aussi entière que précisément dans la classe des hommes de lettres, et c’est remplir le devoir d’un homme d’honneur, que de saisir toutes les occasions pour proclamer bien haut qu’il n’y a pas peut-être en ce moment de classe de la société qui soit plus pieusement dévouée que celle-ci à la Personne de l’Empereur.

Ces appréciations (je ne le cache pas) pourraient bien rencontrer plus d’un incrédule dans quelques régions de notre monde officiel. C’est que de tout temps il y a eu dans ce monde-là comme un parti pris de défiance et de mauvaise humeur, et cela s’explique fort bien par la spécialité du point de vue. Il y a des hommes qui ne connaissent de la littérature que ce que la police des grandes villes connaît du peuple qu’elle surveille, c’est-à-dire des incongruités et les désordres auxquels le bon peuple se laisse parfois entraîner.

Non, quoi qu’on en dise, le gouvernement jusqu’à présent n’a pas eu lieu de se repentir d’avoir mitigé en faveur de la presse les rigueurs du régime qui pesait sur elle. Mais dans cette question de la presse, était-ce là tout ce qu’il y avait à faire, et en présence de ce travail des esprits plus libre et à mesure que le mouvement littéraire ira grandissant, l’utilité et la nécessité d’une direction supérieure ne se fera-t-elle pas sentir tous les jours davantage? La censure à elle seule, de quelque manière qu’elle s’exerce, est loin de suffire aux exigences de cette situation nouvelle. La censure est une borne et n’est pas une direction. Or, chez nous, en littérature comme en toute chose, il s’agit bien moins de réprimer que de diriger. La direction, une direction forte, intelligente, sûre d’elle-même, voilà le cri du pays, voilà le mot d’ordre de notre situation tout entière.

On se plaint souvent de l’esprit d’indocilité et d’insubordination qui caractérise les hommes de la génération nouvelle. Il y a beaucoup de malentendu dans cette accusation. Ce qui est certain c’est qu’à aucune autre époque il n’y a eu autant d’intelligences actives à l’état de disponibilité et rongeant comme un frein l’inertie qui leur est imposée. Mais ces mêmes intelligences, parmi lesquelles se recrutent les ennemis du Pouvoir, bien souvent ne demandent pas mieux que de le suivre, du moment qu’il veut bien se prêter à les associer à son action et à marcher résolument à leur tête. C’est cette vérité d’expérience, enfin reconnue, qui, depuis les dernières crises révolutionnaires en Europe, a beaucoup contribué dans les différents pays à modifier sensiblement les rapports du Pouvoir avec la presse. Et ici, mon prince, je me permettrai de rappeler, à l’appui de ma thèse, le témoignage de vos propres souvenirs.

Vous, qui avez connu comme moi l’Allemagne d’avant 1848, vous devez vous rappeler quelle était l’attitude de la presse d’alors vis-à-vis des gouvernements allemands, quelle aigreur, quelle hostilité caractérisait ses rapports avec eux, que de tracas et de soucis elle leur suscitait.

Eh bien, comment se fait-il que maintenant ces dispositions haineuses aient en grande partie disparu et aient fait place à des dispositions essentiellement différentes?

C’est qu’aujourd’hui ces mêmes gouvernements, qui considéraient la presse comme un mal nécessaire qu’ils étaient obligés de subir tout en le détestant, ont pris ce parti de chercher en elle une force auxiliaire et de s’en servir comme d’un instrument approprié à leur usage. Je ne cite cet exemple que pour prouver que dans des pays déjà fortement entamés par la révolution, une direction intelligente et énergique trouve toujours des esprits disposés à l’accepter et à la suivre. Car, d’ailleurs, autant que qui que ce soit je hais, quand il s’agit de nos intérêts, toutes ces prétendues analogies que l’on va chercher à l’étranger: presque toujours comprises à demi, elles nous ont fait trop de mal pour que je sois disposé à invoquer leur autorité.

Chez nous, grâce au Ciel, ce ne sont pas absolument les mêmes instincts, les mêmes exigences qu’il s’agirait de satisfaire; ce sont d’autres convictions, des convictions moins entamées et plus désintéressées qui répondraient à l’appel du Pouvoir.

En effet, malgré les infirmités qui nous affligent et les vices qui nous déforment, il y a encore chez nous dans les âmes (on ne saurait assez le redire) des trésors de bonne volonté intelligente et d’activité d’esprit dévouée qui n’attendent, pour se livrer, que des mains sympathiques, qui sachent les reconnaître et les recueillir. En un mot, s’il est vrai, comme on l’a si souvent dit, que l’Etat a charge d’âmes aussi bien que l’Eglise, nulle part cette vérité n’est plus évidente qu’en Russie, et nulle part aussi (il faut bien le reconnaître) cette mission de l’Etat n’a été plus facile à exercer et à accomplir. C’est donc avec une satisfaction, une adhésion unanimes, que l’on verrait chez nous le Pouvoir, dans ses rapports avec la presse, assumer sur lui la direction de l’esprit public, sérieusement et loyalement comprise, et revendiquer comme son droit le gouvernement des intelligences.

Mais, mon prince, comme ce n’est pas un article semi-officiel que j’écris en ce moment, et que, dans une lettre toute de confiance et de sincérité, rien ne serait plus ridiculement déplacé que les circonlocutions et les réticences, je tâcherai d’expliquer de mon mieux quelles seraient à mon avis les conditions auxquelles le Pouvoir pourrait prétendre à exercer une pareille action sur les esprits.

D’abord, il faut prendre le pays tel qu’il est dans le moment donné, livré à de très pénibles, de très légitimes préoccupations d’esprit, entre un passé rempli d’enseignements (il est vrai), mais aussi de bien décourageantes expériences, et un avenir tout rempli de problèmes.

Il faudrait ensuite, par rapport à ce pays, se décider à reconnaître ce que les parents, qui voient leurs enfants grandir sous leurs yeux, ont tant de peine à s’avouer, c’est qu’il vient un âge où la pensée aussi est adulte et veut être traitée comme telle. Or, pour conquérir, sur des intelligences arrivées à l’âge de raison, cet ascendant moral, sans lequel on ne saurait prétendre à les diriger, il faudrait avant tout leur donner la certitude que sur toutes les grandes questions, qui préoccupent et passionnent le pays en ce moment, il y a dans les hautes régions du Pouvoir, sinon des solutions toutes prêtes, au moins des convictions fortement arrêtées et un corps de doctrine lié dans toutes ses parties et conséquent à lui-même.

Non, certes, il ne s’agit pas d’autoriser le public à intervenir dans les délibérations du conseil de l’Empire, ou d’arrêter de compte à demie avec la presse le programme des mesures du gouvernement. Mais ce qui serait bien essentiel, c’est que le Pouvoir fût lui-même assez convaincu de ses propres idées, assez pénétré de ses propres convictions pour qu’il éprouvât le besoin d’en répandre l’influence au dehors, et de la faire pénétrer, comme un élément de régénération, comme une vie nouvelle, dans l’intimité de la conscience nationale. Ce qui serait essentiel en présence des écrasantes difficultés qui pèsent sur nous, c’est qu’il comprît que sans cette communication intime avec l’âme même du pays, sans le réveil plein et entier de toutes ces énergies morales et intellectuelles, sans leur concours spontané et unanime à l’œuvre commune, le gouvernement, réduit à ses propres forces, ne peut rien, pas plus au dehors qu’au dedans, pas plus pour son salut que pour le nôtre.

En un mot, il faudrait que tous, public et gouvernement, nous ne cessassions de nous dire et de nous répéter que les destinées de la Russie sont comme un vaisseau échoué, que tous les efforts de l’équipage ne réussiront jamais à dégager et que seule la marée montante de la vie nationale parviendra à soulever et à mettre à flot.

Voilà, selon moi, au nom de quel principe et de quel sentiment le Pouvoir pourrait en ce moment avoir prise sur les âmes et sur les intelligences, qu’il pourrait pour ainsi dire les mettre dans sa main et les emporter où bon lui semblerait. Cette bannière-là, elles la suivraient partout.

Inutile de dire que je ne prétends nullement pour cela ériger le gouvernement en prédicateur, le faire monter en chaire et lui faire débiter des sermons devant une assistance silencieuse. C’est son esprit et non sa parole qu’il devrait mettre dans la propagande loyale qui se ferait sous ses auspices.

Et même, comme la première condition de succès, dès qu’on veut persuader les gens, c’est de se faire écouter d’eux, il est bien entendu que cette propagande de salut, pour se faire accueillir, bien loin de limiter la liberté de discussion, la suppose au contraire aussi franche et aussi sérieuse que les circonstances du pays peuvent la permettre.

Car est-il nécessaire d’insister pour la millième fois sur un fait d’une évidence aussi flagrante que celui-ci: c’est que de nos jours, partout où la liberté de discussion n’existe pas dans une mesure suffisante, là rien n’est possible, mais absolument rien, moralement et intellectuellement parlant. Je sais combien dans ces matières il est difficile (pour ne pas dire impossible) de donner à sa pensée le degré de précision nécessaire. Comment définir par exemple ce que l’on entend par une mesure suffisante de liberté en matière de discussion? Cette mesure, essentiellement flottante et arbitraire, n’est bien souvent déterminée que par ce qu’il y a de plus intime et de plus individuel dans nos convictions, et il faudrait pour ainsi dire connaître l’homme pour savoir au juste le sens qu’il attache aux mots en parlant sur ces questions. Pour ma part, j’ai depuis plus de trente ans suivi, comme tant d’autres, cette insoluble question de la presse dans toutes les vicissitudes de sa destinée, et vous me rendrez la justice de croire, mon prince, qu’après un aussi long temps d’études et d’observations cette question ne saurait être pour moi que l’objet de la plus impartiale et de la plus froide appréciation. Je n’ai donc ni parti pris, ni préventions sur rien de ce qui y a rapport; je n’ai pas même d’animosité exagérée contre la censure, bien que dans ces dernières années elle ait pesé sur la Russie comme une véritable calamité publique. Tout en admettant son opportunité et son utilité relative, mon principal grief contre elle, c’est qu’elle est selon moi profondément insuffisante dans le moment actuel dans le sens de nos vrais besoins et de nos vrais intérêts. Au reste la question n’est pas là, elle n’est pas dans la lettre morte des règlements et des instructions qui n’ont de valeur que par l’esprit qui les anime. La question est tout entière dans la manière dont le gouvernement lui-même dans son for intérieur considère ses rapports avec la presse; elle est, pour tout dire, dans la part plus ou moins grande de légitimité qu’il reconnaît au droit de la pensée individuelle.

Et maintenant, pour sortir une bonne fois des généralités et pour serrer de plus près la situation du moment, permettez-moi, mon prince, de vous dire, avec toute la franchise d’une lettre entièrement confidentielle, que tant que le gouvernement chez nous n’aura pas, dans les habitudes de sa pensée, essentiellement modifié sa manière d’envisager les rapports de la presse vis-à-vis de lui, — tant qu’il n’aura pas, pour ainsi dire, coupé court à tout cela, rien de sérieux, rien de réellement efficace ne saurait être tenté avec quelque chance de succès; et l’espoir d’acquérir de l’ascendant sur les esprits, au moyen d’une presse ainsi administrée, ne serait jamais qu’une illusion.

Et cependant il faudrait avoir le courage d’envisager la question telle qu’elle est, telle que les circonstances l’ont faite. Il est impossible que le gouvernement ne se préoccupe très sérieusement d’un fait qui s’est produit depuis quelques années et qui tend à prendre des développements dont personne ne saurait dès à présent prévoir la portée et les conséquences. Vous comprenez, mon prince, que je veux parler de l’établissement des presses russes à l’étranger, hors de tout contrôle de notre gouvernement. Le fait assurément est grave, et très grave, et mérite la plus sérieuse attention. Il serait inutile de chercher à dissimuler les progrès déjà réalisés par cette propagande littéraire. Nous savons qu’à l’heure qu’il est la Russie est inondée de ces publications, qu’elles sont avidement recherchées, qu’elles passent de main en main, avec une grande facilité de circulation, et qu’elles ont déjà pénétré, sinon dans les masses qui ne lisent pas, au moins dans les couches très inférieures de la société. D’autre part, il faut bien s’avouer qu’à moins d’avoir recours à des mesures positivement vexatoires et tyranniques, il sera bien difficile d’entraver efficacement, soit l’importation et le débit de ces imprimés, soit l’envoi à l’étranger des manuscrits destinés à les alimenter. Eh bien, ayons le courage de reconnaître la vraie portée, la vraie signification de ce fait; c’est tout bonnement la suppression de la censure, mais la suppression de la censure au profit d’une influence mauvaise et ennemie; et pour être plus en mesure de la combattre, tâchons de nous rendre compte de ce qui fait sa force et de ce qui lui vaut ses succès.

Jusqu’à présent, en fait de presse russe à l’étranger, il ne peut, comme de raison, être question que du journal de Herzen. Quelle est donc la signification de Herzen pour la Russie? Qui le lit? Sont-ce par hasard ses utopies socialistes et ses menées révolutionnaires qui le recommandent à son attention? Mais parmi les hommes de quelque valeur intellectuelle qui le lisent, croit-on qu’il y en ait 2 sur 100 qui prennent au sérieux ses doctrines et ne les considèrent comme une monomanie plus ou moins involontaire, dont il s’est laissé envahir? Il m’a même été assuré, ces jours-ci, que des hommes qui s’intéressent à son succès l’avaient très sérieusement exhorté à rejeter loin de lui toute cette défroque révolutionnaire, pour ne pas affaiblir l’influence qu’ils voudraient voir acquise à son journal. Cela ne prouve-t-il pas que le journal de Herzen représente pour la Russie toute autre chose que les doctrines professées par l’éditeur? Or, comment se dissimuler que ce qui fait sa force et lui vaut son influence, c’est qu’il représente pour nous la discussion libre dans des conditions mauvaises (il est vrai), dans des conditions de haine et de partialité, mais assez libres néanmoins (pourquoi le nier?), pour admettre au concours d’autres opinions, plus réfléchies, plus modérées et quelques unes même décidément raisonnables. Et maintenant que nous nous sommes assuré où gît le secret de sa force et de son influence, nous ne serons pas en peine, de quelle nature sont les armes que nous devons employer pour le combattre. Il est évident que le journal qui accepterait une pareille mission ne pourrait rencontrer des chances de succès que dans des conditions d’existence quelque peu analogues à celles de son adversaire. C’est à vous, mon prince, de décider, dans votre bienveillante sagesse, si dans la situation donnée, et que vous connaissez mieux que moi, de pareilles conditions sont réalisables, et jusqu’à quel point elles le sont. Assurément ni les talents, ni le zèle, ni les convictions sincères ne manqueraient à cette publication; mais en accourant à l’appel qui leur serait adressé ils voudraient, avant toute chose, avoir la certitude qu’ils s’associent, non pas à une œuvre de police, mais à une œuvre de conscience; et c’est pourquoi ils se croiraient en droit de réclamer toute la mesure de liberté que suppose et nécessite une discussion vraiment sérieuse et efficace.

Voyez, mon prince, si les influences qui auraient présidé à l’établissement de ce journal et qui protégeraient son existence, s’entendraient à lui assurer la mesure de liberté dont il aurait besoin, si peut-être elles ne se persuaderaient pas que, par une sorte de reconnaissance pour le patronage qui lui serait accordé et par une sorte de déférence pour sa position privilégiée, le journal qu’ils considéreraient en partie comme le leur ne serait pas tenu à plus de réserve encore et à plus de discrétion que tous les autres journaux du pays.

Mais cette lettre est trop longue, et j’ai hâte de la finir. Permettez-moi seulement, mon prince, d’y ajouter en terminant ce peu de mots qui résument ma pensée tout entière. Le projet que vous avez eu la bonté de me communiquer me paraîtrait d’une réalisation, sinon facile, du moins possible, si toutes les opinions, toutes les convictions honnêtes et éclairées avaient le droit de se constituer librement et ouvertement en une milice intelligente et dévouée des inspirations personnelles de l’Empereur.

Recevez, etc.

Novembre, 1857

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