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Pendant un long moment, tous restèrent figés dans une immobilité complète. Puis l’Autarque alluma une nouvelle cigarette, le visage détendu et serein. Gillbret s’effondra dans le siège du pilote ; on aurait cru qu’il allait fondre en larmes.

Biron, blanc comme un linge, les poings serrés, faisait toujours face à l’Autarque. Artémisia, les narines frémissantes, s’était détournée de ce dernier et regardait fixement Biron.

A ce moment, le tintement aigu de la radio retentit, éclatant comme un bruit de cymbales dans le silence.

Gillbret se redressa d’une saccade, et se mit face aux appareils.

— Je crains que nous ayons tardé plus que je n’en avais l’intention, dit l’Autarque d’une voix traînante. J’avais dit à Rizzett de venir me chercher si je n’étais pas de retour au bout d’une heure.

La tête grisonnante de Rizzett apparut sur l’écran, puis Gillbret dit à l’Autarque :

— Il veut vous parler.

L’Autarque s’avança pour que son visage se trouve dans le champ.

— Tout va bien, Rizzett Je ne suis pas en danger.

On entendit nettement la question de son interlocuteur.

— Qui d’autre est à bord du croiseur, sire ?

En une enjambée, Biron fut à côté de l’Autarque.

— Je suis le Rancher de Widemos, annonça-t-il avec fierté.

Rizzett eut un sourire joyeux et sa main apparut sur l’écran, en un salut impeccable.

— Mes salutations, Rancher !

L’Autarque intervint :

— Je reviens d’ici peu, accompagné par une jeune dame. Manœuvrez en prévision d’un transbordement direct. Là-dessus, il coupa la transmission.

Il se tourna vers Biron :

— Je leur avais affirmé que vous étiez à bord. Autrement, ils hésitaient à me laisser venir seul. Votre père est très populaire parmi nos hommes.

— C’est bien pourquoi mon nom vous est utile.

L’Autarque se contenta de hausser les épaules.

— Je dois d’ailleurs rectifier une erreur, monsieur. Ce que vous avez dit à votre officier est inexact.

— Ah oui ? En quoi ?

— Artémisia oth Hinriad reste avec moi.

— Après ce que je vous ai dit ?

— Vous ne m’avez rien dit, répondit vivement Biron. Vous avez fait une affirmation gratuite, et je ne suis pas prêt à vous croire sur parole. Désolé de manquer de tact, mais je pense que vous me comprendrez.

— Compte tenu de ce que vous savez d’Hinrik, mon affirmation ne vous semble-t-elle pas plausible ?

Visiblement ébranlé, Biron ne répondit pas. La remarque avait porté.

— J’affirme qu’il n’en est pas ainsi, intervint Artémisia. Avez-vous une preuve, Autarque ?

— Aucune preuve directe, bien entendu. Je n’ai pas assisté aux conférences entre votre père et les Tyranni. Mais je peux vous rappeler certains faits connus, et vous laisser tirer les conclusions qui s’imposent. Premièrement, l’ancien Rancher de Widemos a visité Rhodia il y a environ six mois, comme je vous l’ai déjà dit. Et je peux ajouter à cela qu’il s’est parfois laissé emporter par son enthousiasme, ou s’est trop fié à son hôte. En tout état de cause, il a parlé plus qu’il ne l’aurait dû. Son Excellence pourra vous le confirmer.

Gillbret hocha honteusement la tête, puis se tourna vers Artémisia, qui le regardait avec des yeux humides et furieux.

— Désolé, Arta, mais c’est vrai. Je vous l’avais déjà dit : c’est Widemos qui m’a parlé de l’Autarque.

— Heureusement pour moi, dit ce dernier, que Son Excellence, avec ses longues oreilles électroniques, épiait les conversations du directeur. J’ai ainsi été averti du danger et suis parti dès que j’ai pu, mais bien sûr, le mal était fait.

« Hinrik n’est pas, hélas, réputé pour son courage ni pour son indépendance. Votre père, Farrill, a été arrêté moins de six mois après lui avoir rendu visite. Si ce n’est pas à cause de Hinrik, du père de cette jeune fille, pourquoi, alors ?

— Vous ne l’avez pas mis en garde ? demanda Biron.

— Dans notre situation, nous ne prenons pas de risques. En fait, il a été mis en garde. Après cela, il n’a pris en aucune façon contact avec les nôtres, et a détruit tout indice prouvant qu’il avait des relations avec nous. Plusieurs de nos amis lui ont conseillé de quitter le Secteur, ou, tout au moins, de se cacher. Mais il a refusé.

« Je pense savoir pourquoi. Modifier sa façon de vivre aurait en quelque sorte prouvé l’exactitude de ce que les Tyranni avaient appris, et mis le mouvement entier en péril. Il a donc décidé de ne risquer que sa propre vie.

« Pendant plus de cinq mois, les Tyranni ont attendu qu’il se trahisse. Les Tyranni sont patients, quand il le faut. Puis, comme rien ne venait, ils ont tendu leur filet, mais n’ont ramené que lui seul.

— C’est faux ! s’écria Artémisia. Vous mentez ! Sous des apparences benoîtes, votre histoire ne contient pas un brin de vérité. Dans le cas contraire, les Tyranni vous guetteraient aussi. Vous seriez en danger. Vous ne seriez pas ici à perdre votre temps en nous faisant des sourires !

— Madame, je ne perds pas mon temps. J’ai déjà fait tout mon possible pour discréditer votre père en tant que source de renseignements. Les Tyranni se demandent sûrement s’ils doivent continuer à faire confiance à un homme dont la fille et le cousin sont des traîtres avérés. Et, s’ils continuent néanmoins à le croire, je suis sur le point de disparaître dans la Nébuleuse, où ils auront bien peu de chances de me trouver. Je suppose que mes actes tendent à prouver la vérité de ce que j’avance, plutôt que le contraire.

Biron prit une profonde inspiration.

— Je pense qu’il est temps de mettre un point final à cet entretien, Jonti. Nous avons consenti à vous accompagner, et vous avez consenti à nous fournir l’équipement dont nous avons besoin. Rien de plus, mais cela suffit. En admettant même que ce que vous nous avez dit soit vrai, cela ne change rien. La fille du directeur de Rhodia n’hérite pas des crimes de son père. Artémisia oth Hinriad reste ici avec moi, dans la mesure où elle y consent.

— J’y consens, dit Artémisia.

— Parfait. Je pense que cela couvre tout. A propos, Jonti, je vous mets en garde : vos vaisseaux sont peut-être armés – le nôtre est un croiseur Tyrannien, c’est tout dire.

— Allons, Farrill, ne soyez pas stupide. Mes intentions sont parfaitement pacifiques. Vous désirez garder cette jeune fille avec vous ? Qu’il en soit ainsi. Puis-je partir en mettant nos sas en contact ?

Biron fit un signe d’assentiment.

— Oui, vous pouvez. Mais là s’arrête ma confiance.

Les deux vaisseaux manœuvrèrent jusqu’à se trouver à une dizaine de mètres. Les extensions flexibles fusèrent dans le vide, et leurs têtes magnétiques se cherchèrent, essayant de se raccorder parfaitement. Trois fois déjà, le champ magnétique avait été déclenché, mais les tubes s’étaient imparfaitement ajustés, laissant une large ouverture sur le vide.

— Ils prennent contact dans deux minutes, annonça Gillbret, suspendu à la radio.

— Deux minutes, répéta Biron d’une voix tendue.

Les secondes s’égrenèrent, et les tubes se cherchèrent une quatrième fois, attirés l’un vers l’autre par d’intenses champs magnétiques dont la consommation d’énergie était telle que les lumières baissaient chaque fois qu’ils étaient branchés. Cette fois, avec un choc sourd ressenti dans tout le vaisseau, les têtes s’ajustèrent parfaitement, et les crochets de fixation se mirent automatiquement en place. Un couloir étanche joignait les deux vaisseaux.

Biron se passa lentement la main sur le front.

— Et voilà, annonça-t-il, sentant la tension l’abandonner.

L’Autarque prit sa combinaison spatiale sous le bras ; elle était encore couverte d’une mince couche de buée.

— Merci, dit-il sur un ton parfaitement courtois. Je vous envoie immédiatement un de mes officiers. Vous vous arrangerez avec lui pour les fournitures.

Dès qu’il eut disparu dans le sas, Biron se tourna vers Gillbret :

— Pourriez-vous vous occuper de l’officier pendant un moment ? Vous seriez gentil. Dès qu’il sera arrivé, coupez le champ magnétique et rétractez le sas.

Il sortit de la cabine de pilotage. Il avait besoin d’être seul pour réfléchir.

Mais il entendit un bruit de pas rapides derrière lui et une douce voix. Il s’immobilisa.

— Biron, dit Artémisia. Je veux te parler.

Il se tourna vers elle.

— Plus tard, Arta, si cela ne te fait rien.

Son regard ardent ne le quittait pas.

— Non, Biron, maintenant.

Ses bras étaient légèrement avancés comme si elle avait eu envie de l’enlacer, sans être sûre de la façon dont son geste serait accueilli.

— Tu ne crois pas ce qu’il a dit sur mon père ?

— Cela n’a aucun rapport.

— Biron… (Elle s’arrêta. C’était très dur pour elle de dire ce qu’elle allait dire. Elle essaya de nouveau :) Biron, je sais que ce qui s’est passé entre nous était en partie dû au fait que nous nous trouvions seuls ensemble, et que nous étions en danger…

De nouveau, elle fut incapable de continuer.

— Essaies-tu de me dire que tu es une Hinriade, Arta ? C’est inutile. Tu n’as aucune raison de te sentir liée à moi.

— Non, oh non ! (Elle le prit par le bras et posa sa joue contre son épaule dure et musclée.) Oh non, pas du tout ! Peu importent les Hinriades et les Widemos. Cela ne veut rien dire pour moi. Biron, je… je t’aime. (Elle leva les yeux sur lui, et leurs regards se rencontrèrent.) Et je suis sûre que tu m’aimes aussi. Je pense que tu l’admettrais si seulement tu pouvais oublier que je suis une Hinriade. Tu as dit à l’Autarque que tu ne me tiendrais pas rigueur des actes de mon père. Ne me tiens pas davantage rigueur de son rang.

Elle avait passé ses bras autour de son cou. Biron pouvait sentir la douceur de ses seins sur son corps et la tiédeur de son haleine sur ses lèvres. Doucement, il leva les bras et se dégagea et, tout aussi doucement, l’éloigna de lui.

— Je ne suis pas encore quitte avec les Hinriades, Artémisia.

— Mais tu avais dit à l’Autarque que…

Il évita son regard.

— Désolé, Arta, mais ne te fie pas à ce que j’ai pu dire à l’Autarque.

Elle aurait voulu crier que ce n’était pas vrai, que son père n’avait pas fait cela, et que de toute façon…

Mais il avait déjà disparu dans la cabine, la laissant seule dans le couloir, pleurant des larmes de honte et de douleur.

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