Comparé à la terre, le directorat de Rhodia est un habitat récent pour l’homo sapiens. Même les mondes de Sirius ou du Centaure sont habités depuis plus longtemps. Les planètes d’Arturus, par exemple, étaient peuplées depuis deux cents ans déjà lorsque les premiers vaisseaux explorèrent la Nébuleuse de la Tête de Cheval. Ils y trouvèrent, découverte sensationnelle, un nid d’une centaine de planètes du type eau-oxygène. Découverte sensationnelle car, bien que des planètes infestent l’espace, rares sont celles qui remplissent les conditions nécessaires à la vie humaine.
La Galaxie comprend entre cent et deux cents milliards d’étoiles, et quelque cinq cents milliards de planètes. Une bonne partie de ces dernières ont une gravité supérieure à 120 % de la gravité terrestre, ou inférieure à 60 % de celle-ci, et se révèlent inhabitables à la longue. D’autres sont trop chaudes, ou trop froides. D’autres encore ont une atmosphère vénéneuse – les atmosphères composées de néon, d’ammonium, de méthane, de chlore, ou même de tétrafluorure de silicium, ne sont pas rares. Il y a des planètes sans eau, et des planètes couvertes d’océans d’oxyde sulfureux. Il y en a aussi qui manquent totalement de carbone.
En bref, à peine une planète sur mille est habitable – ce qui laisse néanmoins un total estimé de quatre millions de mondes convenant à l’organisme humain.
Le nombre exact de ceux qui sont effectivement habités n’est pas connu avec certitude. Selon l’Almanach Galactique, Rhodia était le 1 098e monde colonisé par l’homme.
L’évolution historique des mondes de la région transnébulaire ressemble tristement à celle de tous les pays en voie d’expansion. Les républiques planétaires s’établirent en succession rapide, chacune vivant dans un isolement presque total. Conséquence de l’expansion économique, des planètes voisines furent colonisées et intégrées à la société mère. De véritables petits « empires » s’établirent de la sorte et, comme l’on pouvait s’y attendre, ils se heurtèrent.
Selon les fortunes de la guerre et de la politique, de vastes régions changèrent ainsi de mains, parfois plusieurs fois.
Seule, Rhodia parvint à maintenir sa stabilité pendant une longue période, sous la sage direction de la dynastie des Hinriades. Et, si les Tyranni n’étaient pas venus, ils auraient sans doute fini par créer une vaste confédération transnébulaire.
La surprise avait été totale. Jusqu’alors, les hommes de Tyrann avaient tout juste réussi à maintenir une précaire autonomie : leur monde était pauvre, principalement parce qu’il était en majeure partie composé de déserts.
Néanmoins, le directorat de Rhodia avait survécu à l’arrivée des Tyranni ; il s’était même agrandi. La popularité des Hinriades permettait aux conquérants de mieux contrôler les populations conquises. Peu importait aux Tyranni qui l’on acclamait, du moment qu’ils empochaient les impôts.
Certes, les directeurs actuels n’étaient pas comparables aux Hinriades de jadis. Sans tenir compte de la filiation directe, ils avaient toujours désigné pour la succession les plus aptes et les plus intelligents, allant même jusqu’à encourager des adoptions.
Mais maintenant, les Tyranni influençaient les élections, et c’était eux, non sans de bonnes raisons, qui avaient fait élire Hinrik, cinquième du nom.
Lors de son accession au pouvoir, Hinrik était un homme de belle prestance, et il faisait toujours impression lorsqu’il apparaissait en public. Ses cheveux s’étaient teintés d’un gris argenté mais son épaisse moustache était, fait surprenant, restée aussi noire que les yeux de sa fille.
Il se trouvait justement en train de discuter avec elle. Elle était à peine plus petite que son père, qui mesurait près de un mètre quatre-vingts. Sous un extérieur calme, elle cachait une nature passionnée, et ses yeux lançaient des flammes tandis qu’elle répétait pour la quatrième fois :
— Non ! Je n’y consentirai pas !
— Voyons, Arta, dit Hinrik, il faut être raisonnable. Que veux-tu que je fasse ? Mets-toi à ma place. Dans ma position, je n’ai pas le choix.
— Si maman était encore en vie, elle trouverait une solution !
Ce disant elle tapa du pied. Elle s’appelait Artémisia, nom royal porté par au moins une fille dans chaque génération.
— Je n’en doute pas. Elle réussissait en tout ! Parfois, j’ai l’impression que tu lui ressembles entièrement, sans rien de moi. Mais écoute, Arta, donne au moins une chance à ce type… il a certainement des… qualités ?
— Lesquelles, si l’on peut savoir ?
— Eh bien, par exemple…
Il fit un geste vague, réfléchit un moment, puis abandonna. Il s’approcha de sa fille et voulut posé la main sur son épaule, mais elle se dégagea vivement, faisant voltiger ses cheveux noirs et les plis de sa robe écarlate.
— J’ai passé une soirée avec lui, dit-elle avec amertume, et il a essayé de m’embrasser. C’était dégoûtant !
— Mais tous les hommes embrassent, chérie. Nous ne vivons plus au temps de ta sainte grand-mère. Un baiser, Arta, ce n’est rien. L’ardeur de la jeunesse…
— Ardeur de la jeunesse ! Tu veux rire ! Cet horrible petit homme ne doit avoir d’ardeur que lorsqu’il s’assied sur un poêle ! Te rends-tu compte qu’il a vingt centimètres de moins que moi, papa ? Et tu voudrais que je me montre en public avec ce pygmée ?
— C’est un homme important. Très important !
— Cela n’ajoute pas un centimètre à sa taille. De plus, il a les jambes torses, et son haleine sent mauvais !
— Son haleine sent mauvais ?
Artémisia plissa le nez.
— Parfaitement ; il a une odeur déplaisante. Cela me répugne et je ne le lui cache pas.
Hinrik ouvrit de gros yeux, puis dit, la gorge nouée :
— Tu ne le lui caches pas ? Tu oses insinuer qu’une haute personnalité de la Cour Royale de Tyrann a une caractéristique personnelle déplaisante ?
— Mais c’est vrai ! J’ai le nez fin, tu sais. Quand il s’est approché de moi, je l’ai juste repoussé en arrière, et il est tombé les quatre fers en l’air ! Ah, il avait l’air fin !
Elle avait illustré son récit de gestes éloquents. En pure perte : après avoir poussé un gémissement, Hinrik s’était caché le visage dans les mains. La tête basse, il la regarda à travers ses doigts écartés.
— Comment peux-tu te comporter de la sorte ! Que va-t-il se passer, maintenant ?
— Le pire, c’est que ça ne m’a servi à rien. Sais-tu ce qu’il m’a dit ? C’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Après cela, je n’aurais plus pu le supporter même s’il avait senti la rose.
— Mais… mais… qu’a-t-il dit, enfin ?
— On aurait cru que cela sortait d’un mauvais film vidéo. « Ah ! s’est-il exclamé. Quel tempérament admirable ! Je l’aime, plus que jamais ! » Et là-dessus, deux serviteurs l’ont aidé à se remettre sur ses pieds. Mais il n’a plus jamais essayé de me serrer de trop près.
Hinrik se pencha en avant et regarda sa fille d’un air sévère.
— Tu pourrais quand même l’épouser, pour la forme ? Pas pour de vrai, tu comprends ? Un mariage diplomatique.
— Pas pour de vrai ? Que veux-tu dire par là ? Que je signe le contrat de mariage sans y croire ?
— Mais non, mais non, voyons… Cela n’enlèverait rien à sa validité. Ta stupidité me surprend, ma fille.
— Que veux-tu dire alors ?
— Ce que je veux dire ? Tu changes tout le temps de sujet, et me voilà tout embrouillé. Impossible de discuter sérieusement avec toi. Que disais-je ?
— Que je devais seulement faire semblant de l’épouser, ou quelque chose dans ce genre-là. Tu te souviens ?
— Ah oui ! Je voulais simplement dire que tu n’avais pas besoin de prendre ce mariage trop au sérieux.
— Je pourrais toujours prendre des amants, bien sûr.
Hinrik se raidit.
— Arta ! Est-ce ainsi que je t’ai élevée ? Comment peux-tu dire des choses pareilles ! C’est une honte !
— Ce n’est pas ce que tu voulais dire ?
— Moi, je pourrais le dire. Je suis un homme mûr. Une petite fille comme toi n’en a pas le droit.
— En tout cas, je t’ai prévenu. Clairement. Les mots ne me font pas peur. Je serais sans doute obligée d’avoir des amants si, pour des raisons d’Etat, je dois épouser cet affreux petit individu. Mais il y a des limites. (Elle posa ses mains sur ses hanches ; son geste écarta ses amples manches, révélant ses épaules fermes et bronzées.) Et que ferai-je lorsque je ne serai pas avec mes amants ? Il sera mon mari, après tout, et cette idée est intolérable.
— C’est un homme âgé, ma chérie. Il n’a plus longtemps à vivre.
— Ce sera toujours trop long, merci. Il y a cinq minutes, tu le disais empli d’ardeurs juvéniles, tu te souviens ?
— Mais Arta ! Cet homme est un Tyrannien, et un personnage important, de plus. Il est très bien vu à la cour du Khan.
— Je n’en doute pas. Le Khan doit puer autant que lui.
La bouche d’Hinrik s’arrondit en un O horrifié. Il regarda automatiquement par-dessus son épaule, puis dit d’une voix étouffée :
— Ne t’avise pas de jamais répéter une chose pareille !
— Je le ferai, si tel est mon bon plaisir. Sans compter que cet homme a déjà trois femmes… (Il allait l’interrompre, mais elle le fit taire du geste.) Pas le Khan, mais celui que tu veux me faire épouser.
— Mais elles sont mortes, Arta, dit Hinrik sans l’ombre d’un sourire. Tu ne t’imagines tout de même pas que je te ferais épouser un bigame. Ah non ! Je lui demanderai d’ailleurs des documents prouvant qu’il les a épousées consécutivement et qu’elles sont mortes, toutes les trois. Mortes et enterrées.
— Ça ne m’étonne pas, qu’elles soient mortes.
— Espace ! que vais-je faire ! s’exclama Hinrik en levant les bras. Arta, c’est le prix qu’il faut payer quand on est une Hinriade et la fille du directeur de Rhodia.
— Je n’ai pas demandé à naître.
— Aucune importance. L’histoire de la Galaxie nous prouve qu’il est des occasions où les convenances personnelles doivent s’effacer devant la raison d’Etat, dans l’intérêt de la sécurité et des relations entre les planètes…
— Et pour cela, il faut qu’une pauvre fille se prostitue !
— Quelle vulgarité ! Un jour… un jour, tu finiras par dire des choses de ce genre en public !
— En tout cas, c’est de la prostitution, et je ne le ferai pas ! Je préférerais mourir. Je suis prête à tout plutôt que de m’y résoudre. Et j’ai bien dit à tout.
Le directeur se leva et, la bouche tremblante, tendit les bras à sa fille sans dire un mot. Eclatant soudain en sanglots, elle courut vers lui et s’accrocha désespérément à son cou.
— Je ne peux pas, papa, je ne peux pas ! Ne me force pas !
Il lui caressa maladroitement le dos.
— Mais que va-t-il se passer si tu ne veux pas ? Les Tyranni vont me détrôner, m’emprisonner, peut-être même m’exéc… (Le mot lui resta dans la gorge.) Nous vivons une époque malheureuse, Arta, bien malheureuse. Le Rancher de Widemos a été condamné la semaine dernière et je pense qu’il a été exécuté. Tu te souviens de lui ? Il était venu nous voir il y a six mois. Un grand homme, avec une tête ronde et des yeux profondément enfoncés dans les orbites. Il t’avait fait peur, au début.
— Je me souviens.
— Eh bien, il est sans doute mort. Et la prochaine fois, ce sera peut-être au tour de ton pauvre vieux père. Le simple fait qu’il soit venu chez nous risque d’éveiller les soupçons.
Elle se dégagea.
— Mais pourquoi ? Tu ne t’étais pas compromis avec lui, n’est-ce pas ?
— Moi ? Certes pas. Mais si nous insultons le Khan en refusant une alliance avec un de ses favoris, ils pourront juger bon de le croire.
Le téléphone sonna, faisant sursauter Hinrik.
— Je vais prendre la communication dans ma chambre, va te reposer. Tu te sentiras bien mieux après un petit somme, tu verras.
Lorsqu’il fut parti, Artémisia ferma les yeux et réfléchit intensément. Seule sa poitrine se soulevant doucement témoignait de la vie qui l’habitait.
Un bruit de pas la tira soudain de ses pensées.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle avec brusquerie.
Elle se retourna et vit Hinrik, le visage blanc de peur.
— C’était le commandant Andros.
— Andros ? De la police extérieure ?
Hinrik fit un signe d’assentiment muet.
— Ce n’est pas pour… ! s’exclama Artémisia, interrompant sa phrase pour ne pas mettre en mots la pensée horrible qui l’avait traversée.
— C’est à propos d’un jeune homme qui me demande audience. Je ne le connais même pas. Pourquoi veut-il me voir ? Il vient de la Terre.
Il chancelait et parlait d’une voix saccadée, comme un homme assailli par des pensées vertigineuses. La jeune fille courut vers lui et lui prit le coude.
— Viens, père, assieds-toi, et raconte-moi exactement ce qui s’est passé.
Une fois assis, Hinrik retrouva un peu ses couleurs.
— Je ne sais pas au juste, murmura-t-il. Ce jeune homme m’apporte, paraît-il, des détails concernant un complot contre ma vie. Contre ma vie. Et ils m’ont conseillé de l’écouter attentivement. (Il eut un sourire stupide.) Le peuple m’aime. Qui voudrait me tuer ? Personne, n’est-ce pas ?, N’est-ce pas ?
Il la regardait avec avidité, et se détendit visiblement lorsqu’elle lui répondit :
— Bien sûr, père, personne ne veut te tuer.
Brusquement, son inquiétude revint.
— Et si c’était eux ?
— Eux ?
— Les Tyranni, murmura-t-il très bas, en se penchant vers elle. Le Rancher de Widemos était ici hier, et ils l’ont tué. (Sa voix monta dans l’aigu, presque hystérique :) Et maintenant, ils envoient quelqu’un pour me tuer, moi !
Artémisia lui agrippa l’épaule avec une telle force que la douleur le tira de son obsession.
— Calme-toi, père ! lui dit-elle sur un ton autoritaire. Non, reste assis calmement et écoute-moi ! Personne ne veut te tuer, tu m’entends ? Personne ne veut te tuer. Et le Rancher de Widemos n’est pas venu nous voir hier, mais il y a six mois. Tu te souviens ? Il y a six mois de cela. Réfléchis !
— Tellement longtemps ? murmura-t-il. Oui, oui, tu dois avoir raison, en effet.
— Et maintenant, reste dans ce fauteuil et repose-toi. Tu es épuisé, tes nerfs sont à bout. Je vais aller voir ce jeune homme moi-même, et je te l’amènerai si je suis sûre qu’il n’est pas dangereux. D’accord ?
— Tu ferais cela, Arta ? Vraiment ? Il ne fera pas de mal à une femme. Non, pas à une femme, sûrement pas.
Elle se pencha spontanément vers lui et lui embrassa la joue.
— Sois prudente, murmura-t-il, et il ferma les yeux.)