En mai 2014, des hasards me jetèrent rue Jono Basanavičiaus, à Vilnius, en Lituanie.
Un ami se mariait, il me prit pour témoin. J’aimerais, dit-il, que tu organises mon enterrement. J’objectai que c’était un peu tôt, qu’il avait encore de belles années devant lui, qu’en outre il semblait jouir d’une robuste constitution, mais que le cas échéant je saurais m’occuper de sa veuve. De vie de garçon, précisa-t-il. Ah, dis-je, tu veux dire promenade sur les Champs-Élysées, déguisé en cow-boy ? Il voulait dire strip-tease et hockey sur glace.
Nous prîmes donc des billets pour Minsk, où se tenait un tournoi de hockey qui devait nous servir d’alibi, parce que vois-tu, mon amour, qu’y pouvons-nous si le futur marié est amateur de patins et de crosses, s’il rêve d’assister aux championnats du monde, et s’ils ont lieu cette année en Biélorussie où les filles sont si belles et si blondes et si promptes à se dévêtir ? Du reste, jurâmes-nous la main sur le cœur et les doigts croisés, de Minsk nous ne verrions que sa patinoire et notre hôtel. Nous étions quatre, il ne restait que trois places dans l’avion, pas grave, dis-je, je prendrai un vol pour Vilnius, et de Vilnius un train pour Minsk. Ainsi me retrouvai-je en Lituanie.
De la Lituanie je n’avais qu’une image naïve et sommaire, aux contours imprécis. Les époques se confondaient, se télescopaient dans mon esprit en un méli-mélo folklorique et loufoque : je voyais, pêle-mêle, des chevaliers cabrant leurs montures au milieu de rues grises, le Petit Père des peuples empoignant Gediminas au collet, ou des apparatchiks livrant combat au Royaume des Tatars. Tout cela n’avait ni queue ni tête et je pris conscience assez vite que la Lituanie m’était inconnue. Je ne savais finalement que deux ou trois choses sans grand intérêt : qu’elle s’écrivait sans h après le t, qu’elle était le plus grand des trois États baltes, qu’elle comptait près de trois millions d’habitants. (À vrai dire, je connaissais aussi le nom de son meilleur joueur de hockey, mais pressentant qu’il me serait parfaitement inutile, je m’efforçais à l’effacer de ma mémoire – débarrassons-nous-en une fois pour toutes en le casant ici, Dainius Zubrus, et n’en parlons plus.)
À Vilnius ce jour-là le soleil faisait grève, le ciel était gris, délavé, et la pluie jouait du tambour contre la tôle des avions – roulement savoureux quoique légèrement monotone pour me souhaiter bienvenue. Ayant récupéré ma valise, je pris un taxi et me fis déposer devant la gare. Il était midi, mon train pour Minsk ne partait pas avant deux heures, j’avais donc le temps de déjeuner puis de prendre mon billet, mais pour la visite de la ville, tant pis, une autre fois.
J’entrai dans un restaurant en sous-sol, une de ces tavernes aux murs en moellons, aux plafonds enfumés, aux cheminées dans quoi l’hiver brûlent de grands feux : l’âtre inutile au printemps souriait de sa gueule béante, encrassée, cependant qu’au plafond grésillaient deux ampoules, jetant une lumière blafarde sur le vieux ciré jaune du seul client ce jour-là, un jeune homme pesamment accoudé pour ne pas dire avachi sur la table, la joue posée contre la paume de sa main, l’autre main cramponnée à l’anse d’une chope.
J’allais rebrousser chemin mais nos regards se croisèrent ; le jeune homme me toisait, l’œil éteint au fond duquel se ranima soudain le semblant d’une flamme : fardée comme une reine, la serveuse approchait. Elle était jeune, plus jeune encore que le jeune homme ; elle avait des cheveux blonds, noués en catogan ; un chemisier blanc, largement échancré, et là-dessous des seins exubérants, lourds comme les compliments du jeune homme qui lui faisait une cour un peu vaine (j’imagine, je ne parle pas lituanien).
D’un geste de la main, autoritaire et bienveillant, souverain, la reine me désigna dans un angle une table. Je consultai la carte, grossièrement plastifiée : des traces de doigts, laissées par les clients successifs comme autant de preuves irréfutables de leur passage en ces lieux, se superposaient aux noms de plats lituaniens. Je commandai un burger. Et vous avez du Wifi ? Oui, fit la serveuse, et elle me tendit un bout de papier sur lequel, en caractères minuscules, était écrit le mot de passe (X-fh3_pH-38, ça ne s’oublie pas). Je renonçai à taper cette combinaison absurde de chiffres, de lettres et de tirets en tous genres, sortis un livre de ma valise, en lus quelques pages (il n’était pas très bon), le posai sur la table : mon burger était là. Puis je demandai l’addition (huit euros quatre-vingts).
Pourquoi, ayant extrait de mon portefeuille un billet de dix euros, et me dirigeant vers la serveuse avec à la main celui-ci, je laissai celui-là sur la table, bien en évidence entre l’assiette vide et le livre trop plein ? Il est des mystères qui ne seront jamais résolus. Toujours est-il que, ayant payé la reine qui n’était pas d’Angleterre (Keep the change, lui avais-je dit, et alors elle m’avait rendu un euro et vingt centimes), je revins à ma table pour n’y trouver plus que l’assiette et le livre : mon portefeuille n’était plus là. Je me tournai vers le jeune homme, peut-être avait-il vu quelque chose ? Non, il avait disparu, lui aussi (je n’avais décidément pas de chance). Je me retrouvai donc sans argent – sans compter bien sûr l’inestimable viatique qu’avait remis la reine à son page –, quelque part où je ne connaissais ni la langue ni le moindre habitant, sinon Dainius Zubrus et encore, seulement de nom. Le train pour Minsk partait dans un peu moins de trente minutes et je n’avais toujours pas de billet. Il pleuvait.
Mon père. Il fallait que j’appelle mon père, et de toute urgence, et tant pis si c’était la seule solution. Je lui expliquai le tout en trois phrases, Vilnius, la taverne et la pluie, et le priai de me faire aussi vite que possible un virement via Western Union. Puis je hélai un taxi, me fis déposer devant l’agence, et je payerai la course après avoir récupéré mon dû, dis-je. Mouais, fit en lituanien le chauffeur en canadienne (c’était un mois de mai plutôt frais). Alors j’ajoutai que j’avais là un euro et vingt centimes, et que, s’il le souhaitait, j’étais disposé à les lui laisser en guise d’acompte. Mouais. Je reviens tout de suite, dis-je, ça sera l’affaire de cinq minutes. Trente-cinq minutes plus tard j’avais de quoi payer mon billet : le train ne m’avait pas attendu.
Je m’acquittai de la course, puis je congédiai le taxi désormais inutile. Une pluie battante me cinglait le visage ; je la regardais tomber, en rafales, dans le faisceau lumineux des phares du taxi déjà loin. Le prochain Vilnius-Minsk partait le soir même, j’avais plusieurs heures devant moi ; je pouvais errer dans la ville à ma guise. Pour aller où ? Dans quel but ? On verrait bien. Je marchai au hasard ; les arbres s’égouttaient tristement ; quelques feuilles gisaient, détrempées, sur les trottoirs ; je me lançai à l’assaut de la ville, tirant ma valise dont les roues formaient deux rigoles parallèles, éphémères, aussitôt disparues. Je pris tout droit, me protégeant vaguement de l’averse avec mon livre (il n’était pas meilleur parapluie). À la première intersection, je tournai à droite, sur une longue rue que je descendis trois cents mètres, laissant arbitrairement à ma gauche les bulbes verts d’une église orthodoxe (quand trois ans plus tard je devais retourner pour la quatrième fois à Vilnius, les bulbes ne seraient plus verts mais dorés, repeints tels qu’ils étaient à l’origine, tels, penserais-je alors, qu’il avait dû les voir tous les jours en sortant de chez lui) pour continuer encore à droite, rue Jono Basanavičiaus. Au no 18, sur la façade d’un immeuble de stuc jaune dont le porche donnait sur une cour intérieure, se trouvait une plaque, en lituanien et en français :
L’ÉCRIVAIN ET DIPLOMATE
FRANÇAIS
ROMAIN GARY
(VILNIUS, 1914 – PARIS, 1980)
A VÉCU DE 1917 À 1923
DANS CETTE MAISON QU’IL
ÉVOQUE DANS SON ROMAN
« LA PROMESSE DE L’AUBE »
Je restai là, stupéfait, ruisselant, et je récitai cette phrase à voix haute : « Au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny. »
Cette phrase, elle n’avait pas surgi de nulle part. Il avait fallu qu’un jour je la lise, l’enregistre en esprit, qu’elle s’y imprègne et demeure en l’état, immuable parmi les souvenirs, ces morceaux épars flottant çà et là dans les limbes, et qui parfois ressurgissent de manière imprévue.
Je m’abritai sous le porche et vérifiai sur internet – qui est un supplétif à la mémoire : la rue Grande-Pohulanka avait changé de nom. Elle s’appelait rue Jono Basanavičiaus, et le 16 d’alors se trouvait désormais au 18. C’était donc là, dans l’un de ces immeubles de stuc jaune, au no 18 de la rue Jono Basanavičiaus, anciennement no 16 de la rue Grande-Pohulanka, qu’avait habité Romain Gary entre sept et onze ans, de 1921 à 1925 (et non, comme c’était indiqué sur la plaque commémorative devant laquelle je m’égouttais près d’un siècle plus tard, de 1917 à 1923), du temps, donc, où il ne portait pas son nom de guerre qui deviendrait son nom de plume, mais celui de naissance, Kacew, Roman Kacew.
La pluie cessa. Les nuages, empressés, emportèrent le gris du ciel avec eux. Le soleil apparut, et j’entrai dans la cour comme dans un lieu de culte, en silence, avec les mêmes égards involontaires, empesés. Il n’y avait plus le dépôt de bois où un siècle plus tôt des bûches s’étaient offertes aux pleurs d’un enfant, pas plus que le grand tas de briques, vestige d’une usine de munitions. Les granges avaient disparu, elles aussi. Mais le terrain vague était le même, envahi de voitures dont les capots lustrés par la pluie reflétaient le ciel, quelques arbres, le faîte des immeubles alentour. Dans l’un de ces immeubles – lequel ? – avait habité Roman Kacew. Dans un autre, ou peut-être dans le même, un certain M. Piekielny.
Comment distinguer ce qui relève de la littérature de ce qui n’en est pas ? « Si l’on ne peut trouver de jouissance à lire et relire un livre, disait Oscar Wilde, il n’est d’aucune utilité de le lire même une fois. » C’est un critère subjectif, excessif, largement excessif, tout aussi largement exclusif ; j’y souscris : chaque fois qu’il y a désir de relecture, il y a littérature.
J’ai lu et relu La Promesse de l’aube : en plein mois d’août dans les Pouilles écrasées de soleil, le jour de Noël à Vilnius, dans la micro-République d’Uzupis, au cœur de l’hiver à Jūrmala, sur les plages enneigées de la Baltique, et je l’ai même emmenée en trek au Népal, et j’en ai lu quelques pages, un matin, face à l’Annapurna. Je l’ai lue à toutes les époques, un peu partout et, pourtant, chaque fois qu’il m’arrive de la relire, cette « autobiographie entièrement authentique et nullement romancée », je suis éternellement ce jeune homme qui pour la première fois en a tourné les pages allongé sur les draps vert et blanc de son lit, dans la petite chambre d’une maison de briques rouges au no 18 de la chaussée Jules-Ferry, à Amiens.
J’avais dix-sept ans ; je passais le plus clair de mon temps sur la glace une crosse dans les mains, des patins aux pieds ; je ne lisais pas. Je revenais des États-Unis où j’étais parti un an plus tôt, avec pour seul bagage un sac de hockey lesté de rêves illusoires. Le proviseur du lycée La Providence, à Amiens, rechignait à me faire entrer en classe de première. Je n’avais pas fait de seconde – si ce n’était dans un lycée américain, où j’avais volontairement suivi les cours les plus inutiles, au diable les maths et la chimie. En fin d’année, Madame, dit le proviseur à ma mère, il y a le bac de français, et puis il ajouta que me faire passer directement en première, c’était risquer un redoublement. Mon fils, Monsieur, dit ma mère avec aplomb, n’a pas de temps à perdre : il est promis à un grand avenir. Il fera une thèse, ajouta-t-elle en appuyant sur le mot qu’elle enrobait de sacré. Mais Madame, tenta le proviseur. Il n’y a pas de mais, Monsieur, insista ma mère. Bien, concéda le proviseur, je vous aurai prévenue.
Je m’efforçai, le pauvre, de lui donner raison : cette année-là je mis un soin particulier à ne rien faire, surtout pendant les cours de français. Une vingtaine de livres étaient au programme, je n’en lus qu’un seul. J’imagine qu’il devait y avoir Le Cid, Jacques le Fataliste ou Les Mots, j’aurais pu jeter mon dévolu sur l’un d’eux mais non, ce fut la Promesse. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Je ne sais pas. La couverture, sans doute. Une photo de l’auteur en soldat, lieutenant bombardier droit comme un i devant un avion qu’on distingue assez mal, qui est peut-être un biplan mais peut-être pas. Il porte un casque, des lunettes d’aviateur, la veste de cuir qui a « tant fait pour le recrutement des jeunes gens dans l’aviation ». On est en 1942 ou 1943. Ce qu’il racontera dans la Promesse il n’en est pas encore à l’écrire : il le vit.
Je ne saurais dire ce qui d’emblée me plut dans cette histoire. L’enfance à Wilno puis à Nice, la petite résistance et la grande, l’éclat de la revanche ? L’humour comme « arme blanche des hommes désarmés » ? La figure de cette Mina Kacew, mère écrasante, intrusive, grotesque, tragicomique, aimante, trop aimante, excessive, qui assignait un destin à son fils ? Ou peut-être cette coïncidence assez troublante : ma mère m’avait eu, jour pour jour, au même âge que la mère de Romain Gary. Je lus et relus la Promesse et bientôt vint le temps des révisions. Je ne révisai pas : il me paraissait insensé de rester chez moi comme un scribe pendant que le printemps chavirait dans l’été ; dehors, dans la rue, dans les parcs, le mois de juin m’attendait, et m’attendaient des jeunes filles. Je les voulais serviles et serviables, asservies ; qu’un délai pût subsister entre la manifestation de mon désir et son accomplissement m’était insoutenable. Mes intentions étaient limpides, mes desseins clairs comme le jour mais sans cesse ajournés. Après le bac, disaient-elles, peut-être, mais là, non, les révisions, tu comprends ? Elles opposaient leurs livres à mes lèvres : on est bien trop sérieux, quand on a dix-sept ans. Je voulais les voir allongées sur mon lit, offertes et lascives, les contempler longuement, prestement les étreindre, au lieu de quoi je restais dans ma chambre, insatiable, inassouvi, avec ma libido ad libitum, tous ces livres non lus et celui de Gary, qu’inlassablement je relisais.
Vint l’oral du bac de français. J’avais une chance sur vingt de m’en sortir. Je m’y présentai sans espoir, comme le condamné à mort à qui on a lié les mains dans le dos, bandé les yeux, demandé s’il veut prononcer une dernière phrase et qui, attendant la salve en bombant la poitrine, devinant l’officier sabre au clair et ses bourreaux fusils en joue à dix pas, commande lui-même le peloton et s’écrie : Feu !
Aucun coup ne partit. Il y eut un miracle. Que pouvez-vous me dire sur le chapitre VII de La Promesse de l’aube ? Comme je restais bouche bée, on crut d’abord que je ne l’avais pas lu. Vous savez, précisa l’examinatrice, ce passage sur un certain M. Piekielny, dans le livre de Romain Gary ? Alors je lui contai la vie de l’auteur, j’analysai le texte et j’en retraçai la genèse, je parlai longuement de ce M. Piekielny, et j’agrémentai le tout de figures de style, métaphores, périphrases et litotes (je donnai même un zeugma en exemple). L’examinatrice me fit des compliments, puis la bise. On se quitta bons amis.
Le soir, quand je rentrai à la maison, personne ne crut bon m’interroger. Mon père, bien qu’il sût à quoi s’en tenir, finit par poser la question : au fait, cet oral ? Pas mal, dis-je, je pense m’en être bien sorti. Si tu t’en es si bien sorti, fit-il en levant les yeux au ciel, disons si tu as plus de 16/20, j’achète des billets pour la finale des jeux Olympiques de Turin. Quelques mois plus tard, en finale, la Suède battait la Finlande 3 buts à 2. Nous y étions.
Je repensai au but vainqueur de Nicklas Lidström, à la quarantième minute, d’un superbe tir en lucarne, puis je quittai la cour de l’immeuble et descendis la rue Jono Basanavičiaus vers la vieille ville. Au carrefour se trouvait la statue en bronze d’un jeune garçon éploré – mais peut-être étaient-ce seulement des gouttes de pluie. Ce garçon représentait Roman à huit ou neuf ans, regardant très haut vers le ciel, comme pour le prendre à témoin. Au pied de cette statue, ce jour-là, se trouvait une rose. Tout n’était pas foutu : il y avait encore des gens en ce bas monde pour poser des roses aux pieds des écrivains.
Statue de Roman Kacew enfant, Romualdas Kvintas, 2007, Vilnius, Lituanie.
Je ne me souvenais plus, alors, pourquoi le petit Roman en bronze ruisselant ce jour-là sous la pluie tenait contre son cœur un soulier. Une énième fois je relus la Promesse. C’est au chapitre XI qu’est levé le mystère : il l’avait mangé pour impressionner une brune aux yeux clairs qui s’appelait Valentine.
Mais je n’avais pas oublié les passages sur sa mère qui l’avait élevé, seule, dans Wilno et dans le culte de la France ; les cours de mathématiques et de violon, de danse, de scène, de peinture et de chant qu’elle lui avait offerts, elle qui avait si peu de moyens, à lui qui avait si peu de talent (sauf en littérature, « le dernier refuge, sur cette terre, de tous ceux qui ne savent pas où se fourrer ») ; l’énergie qu’elle avait déployée pour que son fils adoré devînt un homme du monde, puis qu’il l’eût à ses pieds ; les femmes qu’elle lui avait promises (il connaîtrait « les grandes ballerines, les prime donne, les Rachel et les Duse ») ; la gloire qu’elle lui avait promise (il serait Victor Hugo) ; l’argent qu’elle lui avait promis (il s’habillerait à Londres) ; sa foi indéfectible, la certitude qu’elle avait : son Romouchka deviendrait un grand homme.
Je me souvenais un peu moins des chapeaux pour dames qu’elle avait trimballés, de maison en maison, le « visage illuminé par une volonté maternelle indomptable » ; des voisins qui avaient jugé mystérieuses et louches les allées et venues de cette étrangère, de cette réfugiée russe, avec ses valises et ses cartons ; du recel d’objets volés dont elle avait été accusée puis blanchie, mais blessée, et de la façon dont, ayant pris son fils par la main, elle l’avait traîné hors de l’appartement, dans l’escalier, allant de porte en porte et sonnant, frappant, hurlant qu’elles ne savaient pas, « ces petites punaises bourgeoises », à qui elles avaient l’honneur de parler : son Romouchka serait « ambassadeur de France, chevalier de la Légion d’honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele D’Annunzio ». Je ne me souvenais pas du « bon gros rire des punaises bourgeoises ». Je me souvenais très bien, en revanche, de la réaction qu’avait eue un autre voisin, un certain M. Piekielny.
La mémoire est despotique, mouvante et sélective, elle trie arbitrairement, selon son bon plaisir. Ainsi oublie-t-on peu à peu le visage de sa grand-mère, mais demeure le souvenir vivace, précis, immuable, d’une partie de scrabble avec elle. Où donc est la logique ? Je n’en sais rien. On oublie les titres des films qu’on a vus, des livres qu’on a lus, et on se souvient d’une scène, d’une phrase, ou de tout un chapitre. Je n’avais pas oublié le chapitre VII de la Promesse. Ni bien sûr le nom de Piekielny.
« La dramatique révélation de ma grandeur future, faite par ma mère aux locataires du no 16 de la Grande-Pohulanka, n’eut pas sur tous les spectateurs le même effet désopilant. Il y avait parmi eux un certain M. Piekielny – ce qui, en polonais, veut dire Infernal. » Ainsi commence le chapitre VII de La Promesse de l’aube.
Gary précise d’emblée que « jamais un nom n’alla plus mal à celui qui en fut affublé ». M. Piekielny, écrit-il, « ressemblait à une souris triste, méticuleusement propre de sa personne et préoccupée ; il avait l’air aussi discret, effacé, et pour tout dire absent, que peut l’être un homme obligé malgré tout, par la force des choses, à se détacher, ne fût-ce qu’à peine, au-dessus de la terre. C’était une nature impressionnable, et l’assurance totale avec laquelle ma mère avait lancé sa prophétie, en posant une main sur ma tête, dans le plus pur style biblique, l’avait profondément troublé ».
Aussi, quand il lui arrivait de croiser le petit garçon dans l’escalier, Piekielny s’arrêtait pour le contempler gravement, parfois l’invitait dans son appartement, lui offrant tantôt des soldats de plomb, tantôt une forteresse en carton, des bonbons ou des rahat-loukoums : « Pendant que je m’empiffrais – on ne sait jamais de quoi demain sera fait – le petit homme demeurait assis en face de moi, caressant sa barbiche roussie par le tabac. » Et puis un jour, poursuit Gary, « vint la pathétique requête, le cri du cœur, l’aveu d’une ambition dévorante et démesurée que cette gentille souris humaine cachait sous son gilet ». Son regard plongé dans celui de Roman « avec une muette supplication », « une flamme d’ambition insensée » brillant dans ses yeux, la souris triste dit au jeune garçon que « les mères sentent ces choses-là » : peut-être deviendrait-il vraiment quelqu’un d’important, peut-être même écrirait-il dans les journaux, ou des livres. Alors, penché vers lui, ayant mis une main sur son genou, il baissa la voix et lui dit : « “Eh bien ! quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire… Promets-moi de leur dire : au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny…” »
Gary nous apprend alors que « la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d’Europe », mais que lui, au gré de ses rencontres avec les grands de ce monde, s’est toujours acquitté scrupuleusement de sa promesse : « Des estrades de l’ONU à l’Ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l’Élysée, devant Charles de Gaulle et Vichinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans, je n’ai jamais manqué de mentionner l’existence du petit homme et j’ai même eu la joie de pouvoir annoncer plus d’une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine, devant des dizaines de millions de spectateurs, qu’au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny, Dieu ait son âme. »
On croit que l’écrivain choisit toujours le sujet de ses livres. Prétend-il décrire les mœurs de province ? Il se retire en ermite à Croisset, sue sang et eau pendant cinq ans et nous donne Madame Bovary. Décide-t-il de tenir la chronique de 1830 ? Pendant que le peuple élève des barricades il se barricade dans sa chambre, et le voilà qui en ressort avec Le Rouge et le Noir. Préfère-t-il dépeindre une contre-utopie ? Il rentre dans Londres éventrée, meurtrie, puis lance, à la face du monde, le monde effrayant, totalitaire, de 1984.
Or ce n’est pas toujours le cas, en tout cas pas souvent, pour ainsi dire jamais. Mais après tout, s’il plaît à l’écrivain de penser qu’en ce domaine il est bel et bien tout-puissant, que rien n’est à l’œuvre sinon sa seule volonté, pure, inaltérable, dénuée de contraintes, au nom de quoi viendrait-on lui ôter ce plaisir ? Pourquoi ne pas le laisser se bercer d’illusions ? Faut-il vraiment lui dire qu’en vérité c’est le sujet qui le choisit, bien plus qu’il ne choisit son sujet ? Des événements hétéroclites, en apparence anodins et dont la logique lui échappe, se succèdent dans un désordre trompeur ; peu à peu, voilà qu’ils s’agencent parfaitement, qu’ils font sens ; l’idée germe, chemine et l’écrivain, frappé par l’évidence, se frappe le front, eurêka, il tient son sujet ; le livre est là, il peut déjà le lire en esprit : il n’y a plus qu’à l’écrire.
Je ne sais si je crois en Dieu ou au hasard – et qu’est-ce que le hasard, sinon le Dieu des incroyants ? Mais il a fallu, pour que naisse l’idée de ce livre, que s’agencent parfaitement bien des subjonctifs imparfaits : que La Promesse de l’aube fût au programme du bac de français ; que sa lecture me fît chavirer ; que des années plus tard un jeune homme devînt mon ami ; qu’il rencontrât une jeune fille et qu’il en tombât amoureux ; que cet amour fût réciproque et durable ; qu’il fît sa demande en mariage sur une plage de Croatie, dans le soleil couchant de juillet ; qu’il me priât d’être témoin de leur amour ; qu’il fût aussi amoureux du hockey ; qu’un tournoi, ça tombait bien, se tînt en Biélorussie ; que le seul avion pour Minsk, pas de chance, fût bondé ; que Vilnius ; que la taverne ; que le portefeuille ; que Western Union ; que telles et telles rues empruntées au petit bonheur ; qu’une plaque commémorative fût apposée ; qu’une phrase, enfin, jaillît du sfumato de la mémoire.
Dans cette série d’événements hétéroclites, en apparence anodins, j’ai voulu voir un entrelacs d’injonctions. Qui était-elle, cette « souris triste » ? Comment avait-elle vécu ? Qu’était-elle devenue ? Je devais mener l’enquête, je n’avais plus le choix. Il faut savoir s’incliner face à la combinaison des hasards qui gouverne nos vies. Je décidai, peu à peu, de partir à la recherche d’un certain M. Piekielny.