Premiere partie.

I.

– Qui va là? C’est toi, Phémie?


Mais il était peu probable que la sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le premier tournant de l’allée; le petit jardin se perdait au-delà, dans les ténèbres.


– C’est-i vous, Phémie! reprit-elle sans conviction, d’une voix maintenant tout à fait tremblante.


Elle n’osait plus fermer la fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la vallée grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne s’apaiserait qu’avec les premiers brouillards de l’aube. Mais elle redoutait plus que la nuit l’odeur fade de cette maison solitaire pleine des souvenirs d’un mort. Un long moment, ses deux mains restèrent crispées sur le montant de la fenêtre; elle dut faire effort pour les desserrer. Comme ses doigts s’attardaient encore sur l’espagnolette, elle poussa un cri de terreur.


– Dieu! que vous m’avez fait crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu’une belette, mams’elle Phémie?


La fille répondit en riant:


– Ben, par le lavoir, donc. Drôle de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste! On entre ici comme dans le moulin du père Anselme, parole d’honneur.


Sans attendre la réponse, elle prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de la remplir de genièvre.


– Vous allez tout de même pas me boire ma goutte?


– On voit bien que vous restez là au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de fichu qui tienne là-contre!


Elle s’essuya les lèvres à son tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne s’expliqua pas d’abord la cause:


– Vaudrait mieux vous coucher, mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses draps, vous pouvez me croire. Pensez! La moto du messager vient d’arriver chez Merle. Paraît que la brume descendait derrière lui presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par les cols.


– Savoir, ma petite. Un jeune curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos montagnes. Écoutez…


Le ciel venait de vibrer d’un seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs, comme du battant d’une énorme cloche de bronze.


– Le vent vient de tourner encore un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les Aiguilles Noires. Nous aurons du froid.


Elle remplit sa tasse, la choqua contre celle de Phémie et, de sa voix toujours un peu sifflante, elle reprit entre ses dents noires:


– Ça ne présage rien de bon.


– Tiens, mademoiselle Céleste, voilà que vous fumez la pipe à ct’heure?


– Touchez pas! dit la vieille.


Ses deux mains maigres et brunies, couleur de chanvre, aussi agiles que des mains de singe, volèrent à travers la table, et elle rapprocha d’elle l’assiette à fleurs, la tint si serrée contre sa poitrine que les plis de son caraco la recouvrirent presque tout entière.


– Qu’est-ce qui vous prend? C’est-i donc sacré, une pipe?


– C’était la sienne, dit la servante. Il l’a posée là, telle quelle, deux heures avant de finir, juste. Vous allez me croire folle, mams’elle Phémie, mais j’ai pas osé la toucher depuis. Tenez: elle est encore toute bourrée. Des fois, aujourd’hui, en cirant les meubles, je me retournais, je croyais voir le plat vide, avec une de ses grosses mains dessus, qu’avaient tellement enflé dans les derniers jours… Oh! j’ai pas peur des morts, non. Mais notre ancien curé, voyez-vous, ça ne doit pas être un mort comme les autres.


Elle repoussa l’assiette au milieu de la table, avec précaution, revint s’asseoir sur sa chaise, dans l’ombre.


– En voilà deux, tout de même, deux curés que je vois mourir ici.


– Baste, le jeune aura bientôt fait de guérir vos humeurs noires… Est-il vraiment si jeune que ça, mams’elle Céleste?


– Oui… enfin, du moins je le suppose. Dans les vingt-cinq ou trente, peut-être? Les gens prétendent qu’il vient d’ailleurs, très loin, d’un autre diocèse, comme ils disent. Mais pour en savoir plus, bernique! Aucun de ces messieurs du canton ne le connaît. Avec eux, ma fine, ça va être dur!


– Vingt-cinq ou trente, pensez! A-t-il seulement l’idée d’une espèce de paroisse perdue comme voilà celle-ci à dix lieues de la ville et des routes? Parlez-moi des routes! On pourrait y crever sans confession, cinq mois sur douze. Rappelez-vous la mort du fils Duponchel, et l’auto des Parisiens qu’a capoté l’année dernière… Brr… Je le plains, moi, ce pauvre garçon.


– Ce garçon, grogna la vieille en haussant les épaules. Voyez comme elle a dit ça, l’effrontée!


– Ben oui, quoi, un garçon! Et si fiérot qu’il soit, mademoiselle Céleste, sûr et certain qu’il n’en mènera pas large demain, quand il rendra visite à M. le maire. Pensez qu’ils ont attendu sur la place deux heures durant, et par une bise!… Et quand la patache est arrivée, pas plus de curé que sur ma main, c’est pas croyable.


– Possible qu’il aura été retenu à Grenoble. Son bagage est déjà là depuis mardi. Oh! rien… du moins pas grand-chose: deux malles et une grande caisse de bois, mais d’un lourd. Des livres, probable.


– Enfin, vous le prendrez quand il arrivera… I faut pas se mettre la tête sens dessus dessous; il n’y a pas de quoi s’affoler, mademoiselle Céleste. Je m’en vas vous souhaiter le bonsoir. Couchez-vous donc au chaud près du poêle, une nuit est bientôt passée.


Le regard de la vieille se fit tout à coup suppliant.


– Écoutez, ma fine, pourquoi ne s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment? J’ai un peu de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds, bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites pas non.


La fille l’écoutait les yeux brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.


– Et qu’est-ce qu’elle penserait, ma tante, mams’elle Céleste? Justement qu’elle m’attendait ce soir pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes conditions.


– Quelles conditions? demanda la vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma fine!


La sonneuse avait déjà posé la main sur la poignée de la porte.


– La pipe, dit-elle en éclatant d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire, je veux fumer la pipe du mort!


Elle fit quelques pas vers la table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit, tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre expression que celle d’une terreur servile, que trahissait d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux petites mains grises.


– C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète: qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite? Je vas faire chauffer l’eau.


Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine:


– Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…


Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.


– Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.


– Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne! entendez-vous! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers…


Mais le vent, s’engouffrant brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole:


– Vous auriez pu au moins fermer votre porte, maudite!…


Les socques de Phémie claquaient déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la paillasse.


Certes, nul recoin de cette maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise, la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier, aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui, depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.


Quand elle rouvrit les yeux, la fumée qui remplissait la pièce lui fit d’abord cligner les paupières. Ce qu’elle venait d’entendre était à peine un bruit, car elle n’aurait pu le situer en aucun point de l’espace et, cependant, il semblait que ce bruit n’eût pas cessé, continuât de flotter autour d’elle tout proche.


– Tiens, dit-elle à haute voix, le vent est tombé.


Sans qu’elle pût expliquer pourquoi, cette constatation la rassura, et elle se sentait aussi alerte qu’à l’aube. Le silence était profond. L’horloge elle-même s’était tue. Elle marquait deux heures du matin.


– Ça doit aller maintenant sur cinq heures! fit-elle.


Elle résolut de descendre à la cuisine pour s’y faire un peu de café. «Je devrais aussi souffler la lampe du vestibule», pensa-t-elle encore, les yeux larmoyants. Une de ses pantoufles avait glissé sous la table pendant son sommeil, et, comme elle se penchait pour la ramasser, elle se redressa brusquement, courut à la fenêtre, appuya un moment son front au carreau glacé, l’oreille au guet… Puis, elle l’ouvrit toute grande.


Le presbytère, racheté par la commune aux héritiers de la veuve Lombard, n’était autrefois qu’une maison presque sordide, d’ailleurs assez mal famée. Pour quelques centaines de francs le conseil municipal y avait un peu plus tard ajouté un jardin, prélevé sur les médiocres pâturages qui l’enserrent. Ce minuscule terrain de quelques arpents, mi-potager, mi-parterre, avec ses deux allées en croix, bordées de buis, est clos sur un côté par une simple haie d’épines; sur les deux autres, par une charmille assez épaisse de noisetiers. La maison occupe le quatrième. Elle a deux entrées: l’une, sur la gauche, donne accès à la cuisine par une simple porte vitrée, que, la nuit, protège un volet de fer. L’entrée principale, au centre de la façade orientée vers l’est, est précédée d’un perron. La façade opposée donne sur une cour étroite fermée d’un mur, et où l’on entasse le bois sous un grand hangar qui en occupe presque toute la surface et n’est fait que de quelques planches recouvertes d’un papier goudronné.


Ce fut vers l’angle plus obscur de la charmille que le regard de Mlle Céleste se porta d’abord, là où aboutit l’étroit sentier que les visiteurs empruntent d’ordinaire, car il est le plus court chemin du village à cette bicoque isolée. À des yeux attentifs, la barrière récemment peinte pouvait se distinguer vaguement, par contraste avec le fond plus sombre du feuillage. Était-elle entrouverte ou non? Il était difficile de s’en rendre compte, mais la servante croyait entendre le battement du loquet, le grincement léger des gonds. Si Mlle Phémie, contre toute attente, était revenue au presbytère, quelque soin qu’elle prît à se cacher, le reflet de sa robe claire, dans cette nuit presque opaque, devait finir par la trahir.


Toute crainte s’était maintenant évanouie du cœur de la vieille femme, car elle croyait réellement l’aube prochaine.


– Qui va là? dit-elle d’une voix mal assurée.


La réponse lui vint aussitôt, et de beaucoup plus près qu’elle ne l’eût supposé, du pied même de la maison ténébreuse.


– C’est moi…


– Qui, vous?


– Moi, le nouveau curé de Mégère.


À cause de sa petite taille, elle dut se hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir le long du mur, et pour la première fois, son maître.


– Attendez une seconde, monsieur le curé, fit-elle. Je m’en vas descendre. Mais elle saisit d’abord la lampe et, se penchant de nouveau, l’éleva au-dessus de sa tête. Ce qu’elle aperçut la rassura sur-le-champ.


Le visage apparaissait très nettement juste au centre du halo lumineux et elle faillit éclater de rire. C’était bien celui d’un écolier pris en faute et qui s’efforce de donner à ses traits une expression presque comique de réflexion et de dignité. La flamme fumeuse de la lampe n’en éclairait qu’une partie, mais il était facile de voir que ses joues étaient très rouges, plus, sans doute, de confusion que de froid.


– Vous êtes venu, répétait-elle machinalement, vous êtes venu…


Elle ne trouvait rien d’autre. Le vent fit charbonner la lampe. Un coq au loin chanta.


– Veuillez d’abord descendre, fit le jeune prêtre en rassemblant visiblement son courage pour donner à sa voix un accent d’autorité.


– J’arrive, dit Mlle Céleste.


Elle descendit aussi vite qu’elle put, poussa les verrous. Quelle singulière entrée! Certes, l’extrême solitude de ce petit village demi-mort, au milieu d’une des contrées les plus sombres et les plus dures qu’on connaisse, l’avait accoutumée dès l’enfance à ces sortes d’aventures, qui paraissent invraisemblables aux gens de la plaine, où l’on peut régler sa montre au sifflet de l’express du soir, toujours exact au rendez-vous. À la réflexion même, l’incident n’avait rien en soi que de banal. Sur cette route incessamment rongée par la gelée, la neige, le soleil, la lente action des eaux secrètes qui poursuivent été comme hiver leur travail souterrain, que de chevaux couronnés, que d’essieux tordus! La semaine dernière encore… Mais elle pensait à l’adjoint sacrant et pestant sous la bise, au sacristain vainement sanglé dans son habit neuf, aux commères, dès midi à l’affût derrière les vitres, à la déception de toute la commune. «Faudra que je lui conseille de trouver un bon mot d’excuse, dimanche, à la messe…»


Il était certainement transi, mais il ne laissa paraître aucune déception lorsque, s’étant approché du fourneau de la cuisine, il constata qu’il était froid.


– Je désirerais, dit-il, une boisson chaude. Est-ce possible?


– Le temps d’aller chercher un fagot. Monsieur le curé m’excusera, le bois et le charbon sont dans la resserre. Si monsieur le curé veut bien tenir la lampe un petit moment?… oh! rien qu’au ras du couloir, ça suffit.


Elle remarqua tout à coup qu’il portait des gants de filoselle noire, mince protection contre le vent du nord. Sa soutane était usée, mais propre, et, d’un coup d’œil, elle vit que deux boutons y manquaient. Leurs regards alors se croisèrent.


– Voilà du travail pour vous, mademoiselle Céleste, fit-il en souriant.


Elle ne devait jamais oublier ce sourire qui, si vite, avait conquis son cœur, gagné sa fidélité pour toujours. Eut-elle dès ce moment le pressentiment qu’il serait la consolation de sa dernière heure, la suprême vision qu’elle emporterait de ce monde où sa simplicité ne s’était guère étonnée de rien?


L’idée ne lui vint qu’au seuil de la resserre. Elle se retourna brusquement, comme piquée d’un taon.


– Comment savez-vous que je m’appelle Céleste? Le curé de Mégère sourit encore.


– On m’a beaucoup parlé de vous hier, dit-il, et pas très clairement, je l’avoue. Mais j’ai cependant retenu votre nom.


Elle grimaça de plaisir et feignit de compter les fagotins qu’elle jetait l’un après l’autre dans son tablier.


– Le messager? demanda-t-elle enfin d’un ton d’indifférence affectée. Ça m’étonne, il ne me connaît guère.


– Pas le messager, un autre.


Le prêtre tenait levée sa lampe à la hauteur de son front, mais l’ombre de l’abat-jour ne laissait voir que ses yeux calmes, un peu vagues, et tandis qu’elle le précédait vers la cuisine, il continua derrière son dos:


– Je dois vous dire avant tout que je suis très… très… enfin, oui, très maladroit, très distrait et aussi très malchanceux.


L’unique chaise était chargée d’une pile d’assiettes, et il restait debout, une main timidement appuyée au dossier.


– Que monsieur le curé m’excuse, grogna la servante avec un haussement d’épaules presque maternel.


Elle essuya le siège d’un coup de torchon, l’approcha du fourneau, fit basculer la porte du four.


– Mettez vos pieds là-dessus, ça ne tardera pas à chauffer.


Il obéit et resta un long moment tête basse, écoutant le ronron du feu, le sifflement des pommes de pin, les épaules secouées d’un frisson qu’il ne réprimait qu’à grand-peine.


– Très malchanceux, reprit-il d’une voix rêveuse. Vous devinez sans doute que j’ai manqué la patache de 11 heures. À l’hôtel où je m’étais rendu après la descente du train…


– Quel hôtel?


– L’Univers. Un voyageur de commerce, un monsieur très complaisant, m’avait offert une place dans sa voiture, une automobile aménagée tout exprès pour la montagne, une machine très forte, paraît-il. Ainsi me serais-je trouvé, sans beaucoup de retard, au rendez-vous de ces messieurs. Il a fallu que le carbu… non, le radiateur… que le radiateur gelât au passage du premier col, – Roque-Noire?


De ses mains gonflées par le froid il portait le bol à ses lèvres et humait la boisson brûlante avec un frémissement de plaisir.


– Roque-Noire, oui. Rien n’était perdu cependant. Du moins aurais-je pu retourner avec lui jusqu’à la ville, vaille que vaille. C’est alors qu’une petite carriole…


– Qué carriole?


Il replaça comme à regret le bol sur la table, et poussa une sorte de gémissement.


– L’onglée, dit la servante attendrie. Faudrait mettre un moment vos doigts sous le robinet. Y a pas meilleur. Et à qui donc cette petite carriole?


– La carriole d’un pauvre garçon, d’un brave garçon, continua le curé de Mégère. Je le crois seulement un peu… un peu simple.


– Mathurin! s’écria-t-elle. Vous avez fait la route avec Mathurin!


– Et qu’est-ce donc, Mathurin?


– Le berger des Malicorne.


– Un berger?


– Plutôt l’ancien berger. Un idiot… Qu’ils disent! Moi, je le crois malicieux, pis qu’un singe, un vrai singe avec ses grimaces. Il a hérité d’une tante, l’an dernier, et il a acheté un cheval et une voiture. On lui confie des chargements, par-ci, par-là, cause qu’il n’est pas demandant, mais des voyageurs, pensez-vous? Ça part quand ça veut et ça revient de même…


– Il avait promis que nous serions ici vers huit heures, seulement…


– Seulement il s’est arrêté partout, je vois ça, rapport à ses peaux de lapin! Des peaux de lapin! Il met dessous du tabac, de l’alcool, que sait-on? Les gendarmes en sont pour leurs frais, il paraît que le procureur de Grenoble le protège. Joli messager! Parions qu’il vous a déposé sur la route à la Poterie, hein? Oh, je connais ses manières. Pas de danger qu’il engage son cheval, la nuit, dans un mauvais sentier. Son cheval, c’est sa femme quasi. Et qu’est-ce que vous lui avez donné pour ça, monsieur le curé?


Elle le vit rougir jusqu’aux yeux:


– Ça n’a aucune importance, fit-il doucement.


– Oui, oui, s’écria-t-elle avec une indignation feinte, monsieur le curé se sera dépouillé pour cet idiot qui ne lui en aura pas plus de reconnaissance qu’une bête – et encore! Tenez, de votre billet, à l’heure que voilà, il ne s’en souvient même plus.


– Vous croyez? dit brusquement le jeune prêtre. Et comme honteux d’une telle vivacité, il remit le nez dans son bol.


– Je vois ce qu’est monsieur le curé, soupira Céleste, trop bon, trop tendre. Par ici, les gens sont durs. Monsieur le curé devra se défendre ou sans quoi… Elle fit comiquement le geste de se dépouiller de sa jupe et de son caraco.


– Mademoiselle Céleste, dit le curé tout à coup avec une chaleur singulière bien que contenue, je crois que nous serons amis.


La vieille faillit laisser tomber la cafetière de faïence.


– Monsieur le curé me plaît de même, fit-elle naïvement. L’autre… l’ancien, ce n’était pas un mauvais homme, mais pas commode à servir, non. Un malade, quoi. Monsieur le curé n’est pas malade?


– Non, reprit-il, je ne vous embarrasserai pas, je n’embarrasse jamais personne. Voyez-vous, mademoiselle Céleste, un jeune prêtre comme moi, dans son premier contact avec une nouvelle paroisse, doit être très discret, très prudent, s’afficher le moins possible, n’est-ce pas votre idée? Les préjugés sont bien forts! Retenez aussi que j’appartiens à un autre diocèse et mes confrères eux-mêmes…


– Oh! monsieur le curé n’aura pas beaucoup de visites à faire. Trois ou quatre, sûrement pas plus. Et puis les curés de ces pays, je vais vous dire, je connais les personnes, ce sont des gens de montagne, un peu lourds, un peu grossiers. Tel que vous voilà, si gracieux, si doux, si honnête, vous en ferez ce que vous voudrez…


– Le Ciel vous entende, mademoiselle Céleste, observa-t-il en souriant. Votre expérience me sera précieuse… Mon Dieu, je ne vous cacherai pas qu’au séminaire, il nous arrive de faire de nos futures servantes le sujet d’innocentes plaisanteries. Et par exemple, nous avons ce proverbe: «Une bonne de curé, disons-nous, c’est comme une belle-mère, tout bon ou tout mauvais.»


Leurs regards se croisèrent et celui de la vieille éclatait d’une innocente tendresse.


– Vous avez des parents? Une famille, mademoiselle Céleste?


– Non, monsieur le curé, je suis native de la Mûre, j’ai toujours servi.


– C’est que… je n’en ai guère non plus, avoua-t-il, et l’accent de ces simples mots en faisait quelque chose de plus émouvant qu’une prière. Il se tut.


– Monsieur le curé peut compter sur moi, dit-elle, les yeux humides.


Le cri d’un coq – du même sans doute – éclata si brusquement et si fort, qu’il semblait surgir des profondeurs du jardin.


– L’air porte bien le son, remarqua-t-elle, signe de froid.


Le curé de Mégère parut ne pas entendre, absorbé par ses réflexions.


– Croyez-vous, dit-il enfin, que je doive dès demain rendre visite à M. le maire? Cela serait convenable peut-être?…


– Dame, ils vous ont tous attendu – et longtemps… La patache n’est arrivée qu’à quatre heures… Et tenez, dimanche au prône, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.


– Oh! dimanche… nous avons cinq jours devant nous, mademoiselle Céleste. J’avouerai même que, sauf la complication de ce maudit retard, mon projet était de prendre quelques jours de repos avant… avant ces démarches officielles. Je les eusse faites en compagnie de M. le chanoine Duperron, mon protecteur auprès de Son Excellence, et que je dois retrouver à Grenoble, jeudi ou vendredi. Mais vous croyez sans doute…


– Monsieur le curé fera ce qu’il voudra, répliqua-t-elle d’un ton piqué. Monsieur le curé est juge. Monsieur le curé devrait d’abord aller s’étendre un peu avant le jour. On ne doit plus être loin de cinq heures.


Le prêtre tira de sa poche un gros oignon d’argent.


– Mais non! Trois heures et quart seulement, fit-il de sa voix douce. Vous vous trompez, mademoiselle Céleste.


Elle l’accompagna jusqu’à la chambre et, comme il lui tournait le dos, elle eut son même sourire de compassion maternelle. La ceinture du nouveau curé, maladroitement serrée à la taille, s’enroulait à la hanche comme une corde.


– Monsieur le curé voudra bien laisser sa soutane à la porte, dit-elle. Je lui donnerai un petit coup de fer.


Mais ce coup de fer ne fut jamais donné.


Cela commença par un incident presque comique. Elle avait cru entendre battre le volet de la cuisine et, au plus creux de son sommeil, luttait contre le souvenir encore trop vivace de l’acte accompli quelques instants plus tôt, de la pression des doigts sur le métal glacé, du choc de la barre de fer rentrant dans sa logette. Cette lutte absurde, qui dura sans doute une minute ou deux, lui parut se prolonger des heures. Puis, comme il arrive souvent, la logique intérieure du rêve, plus pressante et plus impérieuse que l’autre, l’emporta dans le moment même où le corps sortait de son engourdissement. Elle se dirigea vers la porte à tâtons, l’ouvrit avant d’avoir réussi à lever ses paupières. Le curé de Mégère était devant elle.


– Je vous demande pardon, dit-il d’une voix effrayante.


La lampe tremblait si fort entre ses doigts qu’elle la lui arracha. Elle ne songeait même pas qu’elle était là, dans le couloir, sa jupe retroussée sur ses cuisses, presque nue. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce visage si jeune, creusé soudain par l’angoisse, vieilli, méconnaissable.


– J’ai entendu… dit-il.


– Entendu, quoi?


Le cri qu’elle retenait encore faillit s’échapper de sa gorge. Elle ne s’expliqua pas depuis, comment, par quel miracle, elle avait pu étouffer au-dedans d’elle ce hurlement furieux, semblable à ceux qu’on pousse en rêve. Il n’avait fallu qu’un regard du prêtre. L’épouvante qu’elle y lisait n’en troublait pas l’extraordinaire limpidité. Ce regard lui fit honte.


Le curé de Mégère l’avait déjà précédée dans sa chambre, et le buste hors de la fenêtre grande ouverte, la tête penchée sur l’épaule, il scrutait la nuit avec une attention prodigieuse.


– Là, dit-il enfin, le doigt tendu vers un point de l’horizon, tandis que, dans son désarroi, elle cherchait en vain quelque repère parmi ces sombres masses confuses. Il se retourna. Il était toujours livide, mais ses lèvres minces exprimaient déjà une sorte de résolution calme, presque farouche.


– Qu’ai-je là, devant moi, là?…


– Devant vous? Un pommier.


– Je ne parle pas du pommier. Plus loin que le pommier, beaucoup plus loin?


– Comment voulez-vous… Mon Dieu! Mon Dieu! il fait plus noir que dans un four! Et quoi donc que vous avez vu?


– Je n’ai pas vu, dit-il, j’ai entendu.


Il alla brusquement vers la table, prit une feuille de papier. L’effort qu’il s’imposait pour rester calme donnait à chacun de ses mouvements saccadés une précision mécanique.


– Voilà cette maison, continua-t-il, en dessinant rapidement; voilà le chemin que j’ai pris, l’orientation de cette fenêtre…


Et, traçant une ligne oblique à travers la page:


– Qu’y a-t-il dans cette direction?


– Ben, je ne sais pas… des pâtures.


– Et au-delà des pâtures?


– Des… Il n’y a rien. Le village est par derrière nous, dans votre dos.


– Mon Dieu!… fit-il. Alors, il faut prévenir, battre la campagne! Comment me retrouver, m’orienter sur un terrain que je ne connais pas?


Elle se tordait les mains, perdue dans ces paysages ténébreux qui lui étaient devenus brusquement aussi étrangers qu’une contrée d’Afrique.


– Le château, dit-elle enfin.


– Quel château? Où est ce château?


– C’est bon, c’est bon, grogna la vieille, méfiante. Et si vous n’avez pas vu, quoi donc que vous avez cru entendre?


– Je n’ai pas cru entendre, répliqua le prêtre, d’une voix dont la fermeté commençait à rendre courage à la servante, j’ai entendu. Deux cris, deux appels, suivis d’un coup de feu. Dormiez-vous?


– Je crois que oui, avoua-t-elle, un peu penaude. Dans mon rêve, je pensais que le volet de la cuisine battait contre le mur. C’était vous qui cogniez à ma porte. Avez-vous frappé longtemps?


– Non, fit-il avec douceur; vous m’avez répondu tout de suite. Peut-être dormiez-vous moins profondément que vous ne pensez, mademoiselle Céleste?


Elle essayait de réfléchir, la tête dans ses mains, avec de petits cris étouffés, que la moindre parole de sympathie eût changés en sanglots convulsifs. Mais le prêtre allait et venait autour d’elle, sans paraître se soucier de sa présence. Au bruit des grosses semelles sur le plancher, elle comprit qu’il avait enfilé ses souliers, qu’il était prêt. Mais elle n’osait plus desserrer les doigts qu’elle tenait pressés contre ses paupières. Son cœur frappait dans sa poitrine à grands coups sourds: elle aurait juré qu’au premier effort pour se mettre debout, ses jambes allaient se dérober sous elle, et pourtant lorsque le jeune prêtre posa la main sur son épaule, nulle puissance au monde ne l’eût retenue à sa chaise.


Encore s’il lui eût parlé en maître, aurait-elle retrouvé, peut-être, assez de volonté pour discuter; mais il n’essayait même pas de la rassurer, soit que l’idée qu’on pût refuser secours à un être humain en détresse ne lui vînt même pas, soit qu’il fût résolu par avance à ne rien demander qui dépassât l’énergie et les forces de la vieille servante.


– Vous m’accompagnerez en haut du sentier, dit-il; je ne suis pas sûr de le reconnaître, mais j’attendrai là-haut, jusqu’à ce que vous soyez revenue à la maison. Vous ne courrez donc absolument aucun danger.


Il essaya deux fois la pile d’une lampe de poche. Mlle Céleste remarqua qu’il la tirait d’un élégant étui de cuir, marqué à son chiffre. Il surprit son regard et haussa les épaules, sans doute irrité de lui voir attacher quelque importance à cette futilité en un pareil moment.


Elle le suivit, jusqu’au premier tournant de la route, en silence. Elle était maintenant hors d’état d’opposer une résistance quelconque, ou même d’objecter quoi que ce fût. Sa terreur n’avait même plus d’objet: elle l’attachait simplement au pas de ce prêtre inconnu qu’elle eût désormais suivi n’importe où, aussi désarmée qu’une enfant.


Il allait très vite, singulièrement vite sur ce mauvais sentier qu’il n’avait cependant suivi qu’une fois – plus vite qu’elle – avec une assurance de somnambule. L’air était calme autour d’eux, et si froid, qu’ils avaient l’impression d’une sorte de résistance imperceptible, ainsi que d’une légère soie qui se déchire. L’image d’un crime, acceptable un moment plus tôt, au fond de la maison solitaire, semblait maintenant tout à fait inconcevable, sous ce ciel limpide, si proche.


– Mademoiselle Céleste…


Le curé de Mégère venait de s’arrêter brusquement. La grande route luisait un peu, juste à leurs pieds, avant de s’enfoncer de nouveau, dans les ténèbres.


– Mademoiselle Céleste… (il posait la main sur l’épaule de la servante, reprenait péniblement son souffle), peut-être me suis-je trompé, après tout?…


Elle ouvrait la bouche pour répondre lorsque la lumière de la lampe électrique, le temps d’un éclair, la frappa en plein visage. Elle ne put que balbutier:


– Je ne sais pas…


– Trompé ou non, reprit-il, nous devons maintenant aller jusqu’au bout. Oui, n’eussions-nous qu’une chance, cette unique chance est celle d’une créature humaine en péril; notre remords serait trop grand de la lui faire perdre par notre faute. Je suis un homme paisible, mademoiselle Céleste, et même un peu plus craintif qu’il ne conviendrait sans doute. Mais je suis prêtre aussi.


Il prononça les derniers mots d’une voix claire qui dut porter fort loin, beaucoup plus loin qu’il ne le supposait, dangereusement loin dans cet air sec, aussi sonore qu’une enclume. La vieille fille mit aussitôt un doigt sur ses lèvres.


– Certes, poursuivit-il après un long silence coupé d’accès de toux, nous courons le risque d’être… Je cours le risque d’être un peu ridicule. N’importe. Les épreuves de Dieu sont ce qu’elles sont, grandes ou petites… Mon avis – il se reprit – ma volonté, mademoiselle Céleste, est de pousser jusqu’à la première maison venue, coûte que coûte. Si ma pauvre mémoire ne me trompe, il en est une pas très loin d’ici, vers la gauche. Mais y trouverons-nous du secours?


– C’est la maison de Phémie – de la sonneuse – de votre sonneuse, monsieur le curé.


– Est-elle capable d’aller donner l’éveil, d’expliquer?… Je crains de ne pouvoir prendre part aux recherches, et d’ailleurs un prêtre n’est pas un gendarme. Je ne puis qu’offrir mon secours au blessé, le cas échéant. Que dites-vous?…


La petite lampe électrique s’alluma aussi brusquement que la première fois, et sur les traits bouleversés de sa servante, le curé de Mégère put voir se dessiner une espèce de sourire.


– Dieu! dit Mlle Céleste, Phémie? Elle pourrait bien réveiller tout le canton.

II.

– Qu’est-ce que vous en dites, de notre nouveau curé, Firmin?


– Ben, monsieur le maire, un gamin, avec son air de petite fille, mais selon moi, voyez-vous, plus réfléchi qu’on ne suppose. Vous n’auriez pas dû le laisser là-haut, il n’y avait qu’à prendre notre temps.


Ils couraient sur la route gelée. Le claquement de leurs sabots faisait un seul roulement qu’on devait entendre là-bas, aux premières maisons du bourg. Une vague rumeur montait derrière eux.


Tout Mégère savait depuis longtemps que la grande Phémie n’avait peur de rien. Cette fois encore elle n’aurait pas déçu leur attente. À peine informée par Céleste, elle dégringolait la pente de toute la vitesse de ses longues jambes et cinq minutes plus tard frappait de sa socque à la porte du maire, dont la maison un peu isolée par un vaste enclos est l’une des plus rapprochées de l’église. Le temps qu’il enfilât sa culotte, ouvrît sa fenêtre, elle avait déjà secoué la sonnette du cabaretier Mendol chez qui le vieux garde champêtre Firmin prend pension depuis la mort de sa femme, et tirait de leur lit, du même coup, les deux fils de Mme Heurtebise qu’elle retrouva une minute plus tard, ivres encore de sommeil et grognant comme des ours sur la petite place où déjà le maire, hors de lui, menaçait de boucler cette sacrée garce dans le local des pompiers, «histoire de lui apprendre à mettre par ses contes la commune sens dessus dessous». L’arrivée du curé de Mégère avait mis fin à la dispute, les quatre hommes décidant «de faire un tour là-bas, puisque aussi bien la nuit est fichue…» De l’autre côté du Mail, derrière les platanes géants, le reste du village n’a rien entendu, ne sait rien.


Ils ont commencé par bourrer leurs pipes tout en marchant, puis ils ont pressé le pas et enfin ils se sont mis à courir. L’échauffement de la discussion ne les soutient plus, ni la cordiale complicité des gros rires, ni ce quart d’eau-de-vie que la femme Marivole leur a donné en hâte, au dernier moment. La voix calme, assurée, bien qu’un peu tremblante du jeune prêtre sonne encore à leurs oreilles. Qui sait?…


– Ménage la pile, Jean-Louis.


Le mince faisceau de la petite lampe tourne autour de la grille du parc, fait sortir un moment de l’ombre ses grands pilastres. Elle est ouverte, comme toujours. Un des battants, détaché de ses gonds rongés de rouille séculaire, n’est retenu que par un pieu solidement planté dans le sol. Le parc n’est d’ailleurs qu’un médiocre jardin de deux hectares, envahi par les ronces, et dont la pente douce aboutit à un minuscule ruisseau qu’ils écoutent un moment bruire dans le silence.


– On a l’air idiots, constate le maire. Qu’est-ce qu’on va f… ici? Sacré curé! Mais les gars de Heurtebise décident qu’on ira jusqu’au bout, qu’on en aura le cœur net. Les sabots claquent maintenant en désordre autour de la vieille maison, dont la façade orientée au levant commence d’émerger de la nuit, fenêtres closes.


– Supposé qu’un type ait fait le coup, remarqua le garde champêtre, sûr qu’il aurait filé du côté de Dombasle. En tout cas, il n’aurait pas pris par ici, vers le village.


– Quel coup? demanda le maire, goguenard.


– «Supposé», que j’ai dit. Une supposition, quoi. Une idée, rien de plus. À mon sens, s’agirait de passer d’abord derrière la bicoque, de descendre… Laisse-moi donc parler, Eugène, raisonne… Voyons! tu pourrais crier ici tout ton saoul, tirer le pistolet, je veux être pendu si on t’entendrait du presbytère; les murs étoufferaient le son. Sûr que la chose a dû se passer du côté opposé; c’est clair…


– Quelle chose, farceur? répète le maire.


– Louis, tu m’embêtes! dit le garde.


Les fils Heurtebise étouffent un rire complaisant. Magnanime, le premier magistrat de Mégère offre des cigarettes, qu’il prend à même la poche de sa veste de velours.


– Autant voir, conclut-il. Et si nous ne voyons rien de suspect, parole, mes fieux, je vous remmène. Il n’y aurait pas de bon sens à réveiller ces gens-là.


Il montre d’un geste large la maison qu’un bref éclair de sa lampe vient de parcourir encore de haut en bas. C’est un grand cube de pierre, d’une tristesse que ne réussit à égayer nulle saison, toujours la même sous le soleil ou l’averse, au centre de son jardin dévasté. Mais les habitants de Mégère ont pris l’habitude de la voir renaître chaque matin, au flanc de la haute colline, parmi ses arbres dépouillés, dans une brume rose répandue brusquement, et qui se décolore aussi vite. Mme Beauchamp, qui l’habite depuis une dizaine d’années, est la veuve d’un officier de marine, une vieille petite femme vêtue de noir, chaussée de noir, gantée de noir, aux yeux bleus fanés, un peu railleurs. Elle y vit en compagnie d’une ancienne religieuse sécularisée de Notre-Dame-de-Sion, venue des Flandres, qui lui sert de gouvernante, et passe aux yeux des familiers pour une parente. Philomène, la petite bonne de quinze ans, fille d’un pauvre journalier de Mégère, recueillie par charité à la sortie d’un café suspect de Grenoble, couche sous les combles. Mme Beauchamp a peu de relations, mais choisies. On raconte qu’elle a été très belle, que son mari l’adorait, et qu’elle a fait avec lui le tour du monde.


L’autre côté du parc est un peu moins broussailleux mais fort escarpé. Le chemin, coupé de ravines profondes, qui le partage en deux tronçons de largeur inégale, serpente d’abord à travers un maigre taillis pour descendre presque à pic vers la route de Dombasle à Filière. C’est dans ce chemin que s’engage le maire. Les deux fils Heurtebise fouillent les buissons à sa droite, le garde un peu plus loin, à sa gauche. Sur les hautes cimes des ormes, une bande de corneilles, réveillées par le bruit, battent lourdement des ailes, sans oser prendre leur essor dans le ciel ténébreux. Une pluie de brindilles sèches crépite sur l’épais tapis de feuilles mortes.


– L’assassin doit s’être perché là-haut, sûr, dit le maire à mi-voix. Faut croire que notre curé n’a pas entendu souvent leur chanson, pas vrai, Firmin?


Le ciel pâlit vers l’est, donne déjà l’illusion de l’aube. La route de Dombasle est maintenant visible à leurs pieds. Une vitre vient de s’allumer quelque part, dans la campagne, ou peut-être n’avaient-ils pas remarqué encore cette lueur tremblotante, doublée par son reflet.


– Tiens, remarque Jean-Louis Heurtebise, voilà Drumeau qui sort des plumes…


– Oh! Oh! Ohé!… crie l’autre gars, les mains en cornet devant la bouche, à la manière montagnarde.


Il a couru jusqu’à une pointe en surplomb qui domine la route, et sa silhouette se détache nettement sur le fond couleur de cendre.


– Ohé! Oh! ôôô… répond la voix.


Elle est toute proche et presque aussitôt le maire l’entend se mêler avec celle d’Heurtebise, dans un murmure confus.


– Quoi qu’il y a, Jean-Louis?


– C’est Drumeau, répond l’interpellé de sa place. Il a vu là-bas notre lumière, et il est venu se renseigner, pas plus.


Ce Drumeau bûcheronne dans la forêt de Servières que ses ancêtres n’ont pas quittée depuis des siècles, mais son travail prend fin aux premières neiges d’avril et il vit le reste de l’année d’un certain nombre de métiers divers, tous de petit rapport, et qui nourrissent difficilement sa femme et ses cinq enfants. Sur la recommandation de la châtelaine, le curé l’a choisi comme fossoyeur et il chante encore le dimanche au lutrin.


Les cinq hommes circulent à présent sur la route sans prendre la peine de baisser la voix.


– Des cris, s’exclame Drumeau, vous voulez rigoler! Le curé les aurait entendus de là-bas, du presbytère, à plus de cinq cents mètres d’ici? et pas moi. Des blagues!… Je ne suis pas sourd, les gars!


– Il y aurait eu aussi un coup de feu, objecte le maire avec un rire forcé qui trahit son embarras.


– Un coup de feu?


Le visage du jovial fossoyeur s’est assombri.


– Quoi? Un coup de fusil?


– Non, de pistolet, qu’on suppose. Un claquement…


– Un claquement? Le curé dit qu’il a entendu un claquement? Et comment diable était-il là, notre curé, puisqu’il avait manqué la patache? Ça m’a l’air d’un garçon pas ordinaire. Arrivé à pied, ou quoi? Vous l’avez vu?


– Il est venu dans la voiture de Mathurin, tard dans la nuit.


– Bigre…


Les mains dans ses poches, tête basse, ü sifflait entre ses dents, cherchant à rassembler ses souvenirs. Puis ü commença à bourrer tranquillement sa pipe.


– Voyez-vous, faut être juste, le vent n’est tombé qu’à la mi-nuit. Tant qu’il souffle, ces diables de sapins font un bruit! Pensez: le bois pousse comme il veut, c’est plein de branches mortes, une vraie forêt vierge. Dans ces moments-là, vous pourriez toujours tirer le pistolet, malheur! Ça craque et ça grince, ça détone des fois comme la Souippe, aux crues d’avril. Mais… vers deux heures, la brise a sauté plein nord; le calme est venu, c’est vrai qu’on aurait entendu souffler une belette. Possible que je me sois endormi, conclut-il en se grattant la tête sous sa casquette de laine, seulement, un vieux bûcheron comme moi, ça ne dort que d’un…


Tout en parlant, ils avaient atteint le tournant de la route, et revenaient un peu en désordre vers l’entrée de la sente étroite tracée par Drumeau lui-même et qui, cent pas plus loin, aboutit à sa chaumière. Ce fut à ce moment que l’image sinistre déjà bien éloignée de leur pensée, vint de nouveau s’emparer d’elle.


– Hé, Polyte, disait Jean-Louis Heurtebise au bûcheron déjà disparu dans le taillis, fait pas encore jour, ne laisse pas là ta bécane, mon homme!


– Quelle bécane?


Elle était là, posée contre le fût d’un grand pin, à peine dissimulée par les ronces. L’espèce de lueur qui des collines voisines semblait depuis un moment glisser à ras de terre, le long des pentes, comme une eau louche, faisait luire son guidon nickelé. Il paraissait incroyable qu’elle eût pu jusqu’alors échapper à leurs regards.


– Sacrédié! fit le maire.


Le gars Drumeau revint en courant tout essoufflé.


– J’aurais bien juré qu’elle ne s’y trouvait pas, je l’aurais bien juré, parole d’homme, répétait-il machinalement… et la buée de son haleine continuait de monter dans l’air calme.


D’un même mouvement, ils s’élancèrent en désordre, coupant au plus court, vers le château. La voix du garde les arrêta:


– Minute! La chose a dû se passer par ici. Battons le terrain d’abord… Il sera toujours temps de prévenir la dame.


– Vingt dieux!


C’était Claude Heurtebise qui d’un peu plus loin leur faisait signe. Sa tête blafarde sortait seule de l’épaisseur du taillis, et ils voyaient remuer ses lèvres sans entendre aucun son. Déjà le maire, ses gros bras lancés en avant, fonçait courageusement dans les ronces. Ils le rejoignirent aussitôt.


– Un mort, les gars! criait Claude Heurtebise. Mais le cri des corneilles invisibles couvrait sa voix.


Le cadavre reposait sur le flanc. Tout autour le sol était nu, soit que l’homme se fût débattu dans son agonie soit que – plus vraisemblablement – son meurtrier eût tenté de le traîner plus loin, sans y réussir. La tête disparaissait presque dans un coussin de feuilles mortes ramenées en tas sous les épaules. Le sang, déjà figé par le froid, faisait à la hauteur des reins une large et hideuse plaque de boue noirâtre, hérissée d’aiguilles de pin.


– C’est aux reins que ça le tient, dit Jean-Louis. Il a sans doute été descendu par derrière.


La lanterne électrique, prêtée par le curé de Mégère, ne donnait plus qu’une lueur rougeâtre. Pour distinguer le visage, ils durent essuyer avec leurs mouchoirs la face tuméfiée, déjà violette, et comme le maire glissait timidement un doigt entre la poitrine et le col de la chemise, très serré, un jet de sang gluant lui inonda les mains.


– C’est un gars, remarqua le garde agenouillé près de son chef, un fort gars tout jeune. Pas du pays.


Les traits semblaient ceux d’un homme de vingt-cinq ans. Le front un peu bas fuyait vers les tempes, les oreilles larges et décollées, la mâchoire inférieure très saillante, le cou trop court faisaient un ensemble assez repoussant, et néanmoins l’expression générale du visage ennobli par la mort n’inspirait aucune répulsion.


– Ça n’a pas l’air d’un mauvais gars, dit Louis Heurtebise, exprimant ainsi la pensée de chacun.


Ils soulevèrent légèrement le corps, mais en vain. Le dos n’était plus qu’une carapace de terre mêlée de feuilles agglutinées par le sang. La blessure restait invisible.


– Faudrait tailler à même la chemise, reprit le grand Louis. Prends le couteau dans ma poche, Claude… Je ne peux pas le lâcher, il est lourd.


– Halte! fit le garde. Ce n’est pas notre affaire, ça.


Un imperceptible filet de sang frais coulait encore, d’un rouge vif sur cette matière brune, à l’odeur âcre. Ils ne le remarquèrent pas.


– Sûr qu’il est mort, répétait le maire, bien mort. Et pourquoi qu’il ne se serait pas cassé les reins en glissant sur ces sales roches? C’est lisse comme du verre, y a pas plus trompeur.


– Possible, dit le garde. Mais qu’est-ce qu’il serait venu f… ici, tout seul, en pleine nuit? Et dans ce costume encore! Il n’a qu’une chemise, une culotte, et il avait retiré ses sabots… Faudrait retrouver ses sabots.


Claude Heurtebise était resté penché sur le cadavre; il appela son frère, d’un clin d’œil.


– Regarde ça, fit-il.


Au milieu de la poitrine, il tenait son doigt fixé sur un trou rond, à peine visible, cerné d’un trait bleuâtre. Sous la pression, une goutte jaillit.


– Balle, dit le garde. L’entrée… On a dû lui mettre ça de près, l’étoffe de la chemise est brûlée.


Ils se regardèrent en silence. Dans l’aube livide leurs visages apparaissaient plus blêmes encore. Quelques minutes plus tôt, un quart d’heure peut-être, l’homme étendu à leurs pieds n’était pas seul. Jean-Louis Heurtebise parla pour tous.


– L’autre ne peut pas encore avoir filé bien loin, dit-il.


Leurs yeux fouillaient à la dérobée le bois mystérieux, la campagne vide et muette, qui semblait monter, surgir lentement des profondeurs de la nuit.


– Nous devons prévenir au château, fit le maire. Tant pis. Ça m’embête d’inquiéter la vieille dame, mais on ne peut pas la laisser comme ça dormir tranquillement jusqu’au jour avec un macchabée dans son jardin.


Ils remontèrent vers la maison, tête basse. À mi-chemin, l’idée vint au garde.


– Jean-Louis, va-t’en veiller la bécane, garçon. Vois-tu que le type saute dessus et file derrière notre dos.


Le grand Heurtebise haussa les épaules.


– J’ai pas d’armes, dit-il. Viens-t’en avec moi, Claude. Ils s’éloignèrent en grommelant.


La maison grise semblait plus calme que jamais derrière ses persiennes closes. Ils en firent deux fois le tour. L’obscurité était encore trop profonde pour qu’ils pussent relever aucune trace. Sur les marches du perron ils ramassèrent cependant un lacet de cuir.


– Firmin! murmura le maire à voix basse.


De son doigt tendu, il désignait l’angle extérieur gauche du toit. Une légère spirale de fumée montait dans l’air immobile. Son reflet un peu bleuâtre la distinguait seule du ciel.


– Ça doit venir de la chambre de Madame, reprit-il. Drôle tout de même que son feu ait duré jusqu’au matin. Écoute, mon homme, on va d’abord essayer d’éveiller la gouvernante. Je crois que sa fenêtre est juste au-dessus. Tu n’as qu’à y jeter une poignée de graviers, en douce.


Mais les minuscules cailloux vinrent s’abattre en vain sur les volets de chêne. Quelques-uns tintèrent contre la vitre.


– Pas croyable, dit le garde.


Ils échangèrent un regard déjà soupçonneux. L’avarice de l’ancienne religieuse était la fable de Mégère.


– On verra ce qu’on verra, garçon, déclara le maire. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de scandale qui tienne. Tire la cloche. Une, deux… Halte!… C’était assurément le grincement d’un gond rouillé, mais la persienne sur laquelle ils tenaient fixés leurs regards n’avait pas bougé d’un pouce. Le garde étendit de nouveau la main vers la cloche.


– C’est toi, Philomène, dit le maire. Je viens de voir le bout de ton nez, fillette. Et comme la jeune servante ne soufflait mot derrière son volet à peine entrouvert:


– Descends tout de suite que je te dis, répéta-t-il d’une voix menaçante. Descends, au nom de la loi! Tu me reconnais bien, c’est moi, M. Desmons, le maire. Et voilà Firmin.


– J’vas réveiller Mme Louise.


– Non!


Mais lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la silhouette de la gouvernante apparut au haut de l’escalier.


– Remontez, Philomène, dit l’ancienne religieuse aigrement. Que se passe-t-il?


– J’ai besoin de vous deux, interrompit le maire presque grossièrement. S’agit de s’entendre, nous quatre, avant de réveiller Madame.


– Réveiller Madame!


Elle eut un petit rire qui fit monter le rouge aux joues du premier magistrat de Mégère. L’intervention du garde champêtre arrêta heureusement sa réplique.


– Elle est peut-être bien réveillée à ct’heure, dit-il d’un air finaud. Sa cheminée fume.


Une minute le regard aigu de la gouvernante toisa le vieux de la tête aux pieds, mais elle dédaigna de répondre et, se tournant vers le maire:


– Une cheminée qui fume? demanda-t-elle. Est-ce pour une cheminée qui fume qu’on réveille les gens?


Sans doute elle les croyait ivres, la réputation de sobriété du maire et de son garde n’étant pas des plus sûres.


– Madame Louise, il y a un macchabée dans le jardin, voilà ce qu’il y a.


Les mots sortaient avec peine de sa gorge et il avait grand mal à garder un reste de sang-froid devant cette femme dont le calme extraordinaire l’humiliait.


– Un mac… un macchabée…


Elle n’avait probablement jamais entendu prononcer ce mot insolite et en cherchait le sens prudemment, craignant d’être la dupe de quelque grossière plaisanterie.


– Un mort, quoi.


Le garde crut qu’elle allait laisser tomber la lampe et cependant son regard soutint celui du maire. Elle balbutia seulement:


– Un mort, comment cela peut-il se faire? D’où vient-il?


– Madame le saura peut-être un jour, riposta le garde champêtre, soudain enhardi par la naïveté d’une telle question et de ce qu’elle trahissait de désarroi chez une femme aussi maîtresse d’elle-même. Mais l’ancienne religieuse ne releva pas l’insolence.


– Je vais prévenir Madame, soupira-t-elle, décidément vaincue par l’énormité de la nouvelle.


Le maire la suivit à quelques pas, et cette suprême indiscrétion n’arracha pas à la gouvernante une parole de plus, elle se contenta de hausser les épaules. Au moment de frapper à la porte, néanmoins, elle le maintint à distance d’un geste de la main. Et aussitôt un cri étouffé lui échappa.


– La porte est entrouverte, balbutia-t-elle. Mon Dieu!


Rien n’est plus difficile à soutenir que la terreur irraisonnée d’une femme nerveuse, en face d’un de ces faits insignifiants mais dont la contagion de l’angoisse fait en une seconde on ne sait quel signe augural. Le premier magistrat de Mégère fixait maintenant l’étroite ligne sombre d’un regard déjà plein de vertige et il fit un pas en arrière tandis que la gouvernante se cramponnait à son épaule.


– Ben quoi, réussit-il enfin à bégayer, on ne va tout de même pas perdre la tête pour ça. Êtes-vous sûre au moins qu’elle était fermée hier soir, votre porte? Cette tentative sournoise de temporiser avec la peur avant la démarche inévitable ne réussit qu’à allumer aux yeux de la gouvernante un bref éclair de fureur ou de mépris qui piqua au vif l’amour-propre du maire et retint sur ses lèvres le nom du garde, toujours en faction dans le vestibule. Baissant la tête, il passa le seuil de la chambre et y fit encore quelques pas, titubant comme un homme ivre. Mais le pressentiment d’un nouveau drame était entré trop avant dans son cœur. Ce qu’il vit ne le surprit pas.


La vieille dame, en chemise, était étendue bien sagement sur le parquet, les genoux ramenés contre la poitrine et un air ironique bien différent de son expression habituelle autour de son petit nez pointu. Le rouge qu’elle devait dissimuler adroitement d’ordinaire sous une épaisse couche de poudre faisait maintenant aux pommettes deux taches rondes, comme tracées au pinceau. Les lèvres minces, absolument décolorées, ne se distinguaient plus de la peau livide, en sorte que cette figure ridicule et effrayante n’avait plus de bouche. Elle sortait d’un bonnet de nuit noué sous le menton, bordé de mousseline tuyautée qui lui donnait quelque ressemblance avec un bouquet enveloppé de papier, tel qu’on en voit dans les cimetières.


Le parquet, autour d’elle, était jonché de lettres déchirées ou hâtivement chiffonnées, de piles de linge jetées hors des armoires, de vieilles jupes, d’extraordinaires capotes à monture de fil de fer. D’autres objets inconnus achevaient de se consumer dans la cheminée. Le reflet des braises au plafond éclairait la scène d’une lueur indéfinissable.


Debout près du cadavre, Mme Louise gémissait doucement, la tête enfouie dans ses mains. Un long moment, le maire n’osa rompre ce silence entrecoupé de paroles incompréhensibles qu’il prit d’abord pour une prière. Mais comme il s’approchait de la gouvernante dans l’intention de la soutenir et de l’entraîner hors de la pièce, il s’aperçut que tout son corps saisi dans l’étau de la contracture nerveuse, était aussi raide qu’une barre de fer. Sitôt que ses doigts l’effleurèrent, elle s’abattit entre ses bras, tout d’une pièce.


– Hé, Firmin, cria-t-il éperdu, monte vite! La dame est morte!


Ce fut la jeune bonne qui parut d’abord. Avec une force inattendue, sans aucune aide, elle souleva la gouvernante, l’étendit sur un coin du tapis. Après quoi elle éclata en sanglots discordants.


– Ouvre la fenêtre, imbécile! dit le maire.


Ils revinrent à la morte. La vieille dame semblait les suivre attentivement de son œil grand ouvert, l’autre clos. Du pouce, le garde champêtre accouru rabattit la paupière, mais le visage exsangue continua de sourire. Comme ils portaient le cadavre jusqu’au lit, la légère tête disloquée se renversa d’une épaule à l’autre et finit par pendre sur la poitrine. La pointe d’un os brisé tendait la peau â la hauteur de la première vertèbre, au centre d’une énorme ecchymose sanguinolente.


– L’instrument du crime, dit le garde d’un ton sentencieux.


Il retournait entre ses doigts un chenet de bronze bizarrement enveloppé d’une serviette, à peine tachée de sang.


– Laisse ça là, dit le maire. Faut maintenant prévenir la police.


Philomène avait disparu. Se retournant brusquement, le maire crut voir le regard de la gouvernante fixé sur le sien, entre les cils clos. Il allait s’approcher lorsqu’une voix l’appela du dehors: c’était celle du grand Heurtebise. Au même instant la servante entrait, une bouteille de vinaigre à la main. Il prit la jeune fille par les deux épaules, la poussa un peu durement contre le mur.


– Écoute bien, dit-il. Réponds-moi sans mentir, gamine. Je t’ai quasi vue naître, on ne trouverait pas plus délurée que toi dans Mégère – ne le nie point – une vraie fille de montagnard, quoi!


Aux premiers mots elle avait recommencé à sangloter, puis elle parut se raviser tout à coup, fixa sur le maire ses petits yeux vairons.


– Veux-tu aider la justice? Il baissa la voix.


– Suffit de regarder, d’observer, de ne rien perdre, compris? Et ce que t’auras vu en bien comme en mal ne le répète à personne, pas même aux gendarmes. Pas même à ton père, hein? Le papa est un camarade, je ne dis pas non. Seulement, sitôt qu’il a un verre dans le nez, on ne peut plus compter sur lui, il ne tiendrait pas sa langue. Et maintenant…


– Patiente un peu, Louis, j’y vas! cria-t-il vers la fenêtre ouverte.


– Marche, je porterai ta Mme Louise jusqu’à sa chambre.


Le fils Heurtebise ruisselait de sueur. À la première question du maire, il répondit par une bordée de jurons, suivis de mots indistincts, parmi lesquels son interlocuteur finit par reconnaître celui du médecin.


– Le médecin? C’est-y que t’es fou? On a bien le temps de faire le constat de décès, mon homme.


– Le type, en bas, il vit encore, bégaya le grand Louis. Quelle histoire!


– Qu’est-ce que tu fiches ici alors? Va le chercher toi-même le docteur, empoté!


– Claude croit que le type ne durera pas longtemps. Il a l’air de vouloir parler… Oh! des mots qui n’en sont pas: il bredouille comme ça, les yeux fermés en remuant les doigts, vous diriez une vieille femme à l’église, et pas moyen de le comprendre; il a rendu un caillot de sang aussi gros qu’un œuf de pigeon, pas moins. Supposez qu’il cause, le frère, vaut mieux que ça soit à vous, pas vrai? Vous êtes le maire, après tout. Moi, les gendarmes je les respecte. Seulement, ils me font deuil, j’aime pas les voir, c’est comme les notaires et les curés. Si j’avais su! De quoi je me mêle, vingt dieux!


Ils l’avaient traîné jusqu’au pied du rocher. Sa nuque et ses épaules reposaient sur la paroi moussue. La terre dégelée laissait couler goutte à goutte une eau boueuse qui ruisselait le long de ses joues dont le creux livide s’approfondissait sans cesse.


– Malheureux, dit le maire, y a-t-il du bon sens à manier un blessé pareil! Les frères se regardèrent avec embarras comme s’ils allaient parler, mais ils se turent.


– Vous auriez pu au moins essayer de le panser. Voyons, Louis, toi qu’as fait la guerre…


– On a essayé, dit le second des Heurtebise.


Dans ses poings, crispés, ramenés sur sa poitrine, l’agonisant tenait le mouchoir de Jean-Louis, et il fixait maintenant cette proie de ses yeux effrayants, aussi vides que ceux d’un mort. Le garçon expliqua, en un flot de paroles confuses, qu’il le lui avait arraché des mains.


– Essayez un peu de le lui prendre, il grince des dents comme un rat.


Mais le maire ne semblait pas pressé de renouveler l’expérience. L’idée absurde que l’homme qu’il avait sous les yeux n’était réellement qu’un cadavre ranimé par on ne sait quelle force mystérieuse venait de s’emparer de lui, et il résistait presque désespérément au désir morbide de faire partager cette conviction aux deux gars qui, surpris de son silence, échangeaient déjà entre eux des regards ironiques. Il demanda sournoisement:


– C’est-il possible qu’un homme tienne en vie, arrangé comme ça? Regarde sa poitrine, Heurtebise, elle est déjà toute bleue.


– Sûrement qu’il n’ira pas loin. On devrait l’interroger maintenant ou jamais.


– L’interroger! comment veux-tu que j’interroge ça? Il n’a pas plus de connaissance à ct’heure qu’un vrai mort.


– Savoir… Il y a cinq minutes, il marmottait encore, pas, Louis?


La visible terreur du maire lui rendait courage. Il cracha dans ses mains.


– Allons-y! Pas besoin de s’en faire pour un assassin, il ne s’est pas tant gêné avec la vieille dame, hein?


Il se mit à genoux, cracha de nouveau, et colla sa bouche à l’oreille du moribond.


– Hé, vieux! dit-il de cette voix grasse qui lui gagnait le cœur des filles – hé vieux! recommence, fais ta prière.


Les mots parvinrent sans doute jusqu’à la cervelle obscure du misérable, car le gémissement qui s’exhalait sans arrêt de sa bouche entrouverte, cessa.


– Juste comme tout à l’heure, remarqua le grand Louis triomphant. Et maintenant sûr qu’il va parler, hein, Claude?


Le sang, qui avait coulé le long du dos jusqu’au cou alors qu’il était couché tête en bas au revers de la pente, faisait, entre le col et la chemise, une boule épaisse de sang coagulé. Cette espèce de tumeur frémit.


– Laissez-le tranquille, bégaya le maire d’une voix tremblante.


Une des mains se détacha du mouchoir, s’éleva lentement à la hauteur du menton. Elle était si livide que les cernes des ongles malpropres s’y détachaient avec une extraordinaire netteté. Un long moment, elle resta ainsi suspendue, hésitante, puis reprit son ascension, flotta une seconde à quelque distance du front, retomba lourdement sur les genoux.


– Le gars doit faire son signe de croix!


Mais comme ses camarades, il ne pouvait maintenant détacher ses yeux de la cime du grand orme qu’ils examinaient branche à branche avec une curiosité mêlée de peur.

III.

– Il n’y aura pas de messe ce matin, que je te dis, Sainte Nitouche! Et peut-être pas avant dimanche, ainsi!


– Et pourquoi ça, mademoiselle Céleste? On va sûrement me le demander…


– Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien.


Le petit clergeon fait docilement «oui n de la tête. C’est le fils de Mme Gaspard, une veuve, et il doit rentrer à l’automne au séminaire de Gap, à l’école des prêtres. Ses traits charmants ont une gravité précoce. La vieille déteste, sans d’ailleurs savoir pourquoi, les beaux yeux longs, toujours cernés d’une ombre bleue, la bouche pâle, la double fossette du menton, aussi doux que celui d’une femme. Quand il sourit, ses narines battent, comme ses paupières bistrées, à la même cadence.


– Tiens! dit-elle tout à coup, prends ça, et fiche-moi le camp.


Elle lui a mis dans la main une grosse pomme et le pousse vers la porte, en grognant. Elle ne s’expliquera jamais ce brusque mouvement de pitié, peut-être de tendresse, et lui ne se l’explique pas non plus. Comment devinerait-il qu’elle a cru reconnaître, soudain, en un éclair… Oui, c’est bien ainsi qu’il devait être, voilà quinze ans: un autre petit paysan tout pareil, avec son sourire triste… le nouveau curé de Mégère.


– À qui parlez-vous, Céleste? demande le prêtre de l’autre côté du mur. Ne craignez rien, je suis réveillé depuis longtemps.


Elle dénoue en hâte le cordon de son tablier, court jusqu’à la porte, et reste sur le seuil, très rouge.


– À l’enfant de chœur, monsieur le curé. Il venait s’informer, rapport à votre messe. Vous pouvez pas dire votre messe aujourd’hui.


– Priez-le d’entrer.


Elle revint dans la cuisine, bourrue. Quel plaisir elle aurait à calotter ce jocrisse! Mais il ne perdra rien pour attendre!


– M. le curé t’appelle, dit-elle avec un rire forcé; mouche ton nez, tâche d’être poli, et ne va pas le fatiguer avec tes contes. Pensez! après une nuit pareille.


Le nouveau curé de Mégère est dans son lit, enveloppé d’une écharpe de laine noire qui se croise à la hauteur de la poitrine et fait plusieurs fois le tour de ses hanches. Une couverture est jetée sur les jambes et il tient son bréviaire d’une main, tandis que l’autre caresse le front de l’enfant, y dessine vaguement une croix.


– Comment vous appelez-vous? dit-il.


– Gaspard André.


Ce vous fait monter un peu de sang aux joues du petit garçon. L’instituteur lui-même le tutoie toujours, sauf une fois l’an, à la visite de M. l’inspecteur.


– Votre nom de famille?


– Gaspard.


– Alors vous devez dire André Gaspard. André, je regrette que vous vous soyez dérangé inutilement ce matin. Peut-être savez-vous que…


– Oui, oui, monsieur le curé, commença l’enfant, les yeux brillants de plaisir sous les paupières baissées.


Mais le prêtre mit un doigt sur sa bouche.


– Chut! ne parlons pas de ces choses horribles. Hélas! vous ne vous y intéressez que trop. Il faut tâcher d’écarter tout cela de votre pensée, mon ami.


Ses traits se crispèrent douloureusement, tandis qu’il contemplait le mince visage tourné vers lui avec une sorte de compassion paternelle.


– Regardez-moi, fit-il de sa voix calme, regardez-moi dans les yeux, tout droit, n’ayez pas peur. Lorsque Dieu nous met en présence d’un maître, l’avenir peut dépendre d’un premier regard bien franc, bien net. Sinon, que ne risque-t-on pas! Nous sommes destinés à travailler ensemble, mon enfant. «Destinés», comprenez-vous? Le destin – réfléchissez un peu à cela – c’est un beau mot, un mot divin, de ces mots qu’un petit garçon doit comprendre; les mots divins sont faits à son usage, ce sont des mots innocents.


Ses yeux n’avaient pas quitté ceux du clergeon, qui ne les évitait plus, croyait y voir naître et s’effacer peu à peu, ainsi que dans une eau profonde et pure, chacune de ces paroles dont le sens échappait à son esprit, mais qui réchauffaient si délicieusement son cœur.


– Oui, poursuivit le prêtre, comme s’il répondait à sa pensée secrète, oui tout cela doit vous paraître très obscur. À votre âge, la vie semble un jeu, une longue série de chances heureuses ou non. L’expérience se chargera de vous détromper. Ce que vous devez graver dès maintenant dans votre âme, c’est l’idée que rien de ce qui arrive n’arrive en vain. Après quoi, nous nous aiderons mutuellement, nous serons amis, amis pour toujours. Savez-vous un peu de latin?


– Non, monsieur le curé.


– Dommage. Un servant de messe doit aimer le latin, et qui aime le latin finit par l’apprendre, presque à son insu. L’apprendrez-vous?


– J’irai à Gap, l’automne prochain, étudier pour être…


Une pudeur singulière retint le mot sur ses lèvres. Celui qui parlait un tel langage lui semblait maintenant trop loin de lui, à une hauteur qu’il n’atteindrait jamais, même en rêve.


– Prêtre…, dit le curé de Mégère, d’une voix pleine de tendresse.


– Je l’avais deviné au premier coup d’œil, reprit-il après un long silence. Mon enfant, vous saurez plus tard comme un prêtre est seul, reste seul, même dans une bonne et honnête paroisse comme celle-ci. Alors vous comprendrez combien votre rencontre aujourd’hui m’a été douce, car je suis peut-être plus seul qu’un autre – je veux dire que vous me trouverez sans doute un peu différent de… des…


– Oh! oui, s’écria passionnément l’enfant. Le curé de Mégère sourit.


– Voyez-vous, le petit flatteur, dit-il. Différent ne signifie pas meilleur, hélas! Les curés que vous connaissez sont plus… un peu plus rudes que moi, sans doute. C’est qu’ils ont travaillé, souffert. Rudes – et non pas durs. Respectez cette rudesse, mon petit, et même leurs défauts, s’ils en ont. Ces défauts-là, le temps, le travail, les déceptions, les injustices les ont imprimés en eux, ce sont les rides de l’âme. Aimez-vous moins votre mère parce que son visage n’est plus aussi pur et aussi lisse que le vôtre?


Il ramena les pointes de son châle en frissonnant.


– Je regrette de ne pouvoir aller maintenant jusqu’à l’église, il me semble que ce ne serait guère prudent. J’ai sûrement pris la fièvre cette nuit.


– Voilà le grog de M. le curé, dit la voix de Céleste dans le couloir. Et ne vous fatiguez pas tant!


Elle posa sur la table le bol bouillant, toisa le clergeon du même regard empirique, infaillible dont elle estimait le poids d’un poulet de grain, haussa les épaules et sortit. Le curé de Mégère attendit patiemment que le bruit des socques sur le pavé l’avertît que la servante avait quitté son poste d’observation derrière la porte.


– Il faudra vous réconcilier avec Mlle Céleste, dit-il avec un sourire complice. Je vous y aiderai. Les vieilles gens sont plus faciles à séduire qu’on pense. Il suffit de paraître tenir compte de leur avis sans… oh! ce n’est qu’une ruse innocente. Ici, André, vous n’aurez pas d’autre maître que moi.


Sa main caressa de nouveau le front de l’enfant, ses joues.


– Ainsi notre gouvernante, poursuivit-il avec espièglerie, voudra sûrement nous consigner à la chambre. Je n’aurai pas la cruauté de la contredire – à quoi bon? Rien n’est plus facile que sortir d’ici. Mais je n’aurai pas de secrets pour vous, aucun secret…


– À la brune, reprit-il, j’irai certainement jusqu’à l’église. Y allez-vous très souvent?


– Quelquefois.


– Ce n’est pas assez. Nous sommes de pauvres gens, de très pauvres gens, nous n’aimons pas le bon Dieu aussi naturellement que nous nous aimons nous-mêmes, le péché originel le veut ainsi: s’en irriter ne servirait à rien. Mais nous pouvons prendre l’habitude de la prière, la prière devient une habitude – une chère – la plus chère de nos habitudes. Quand vous serez prêtre…


Il s’arrêta sur ce mot, comme s’y était arrêté le petit clergeon et avec la même pudeur émouvante. Il reprit à voix plus basse encore:


– Vous m’attendrez à l’entrée du jardin dès la tombée du jour. C’est l’heure à laquelle Mlle Céleste fait ses courses, si je l’en crois du moins. Ne vous parais-je pas bien craintif?


– Oh, non! se récria l’enfant. Vous n’avez pas l’air de ça. Je voudrais…


Il avait commencé dans un élan de tout son être et s’arrêta brusquement, rouge de honte et de plaisir. Une fois de plus, il croyait lire sa pensée au fond du regard si calme.


– Je voudrais vous ressembler un jour, termina tranquillement le curé de Mégère. N’est-ce pas cela que vous alliez dire?


– Oui, balbutia le petit clergeon.


Il cherchait une parole qui exprimât sa merveilleuse surprise et ne la trouvait pas. La solitude exaltée où s’était nourri si longtemps son jeune orgueil parmi ces hommes grossiers qu’il redoutait et méprisait à la fois, ne serait pas rompue en un jour, mais il la sentait toute prête à céder, à s’ouvrir, ainsi qu’un mur battu par la mer. Toute parole eût d’ailleurs paru vile à son cœur comblé. Ses longs yeux s’emplirent de larmes.


Le prêtre parut ne pas les voir, et aussitôt l’enfant ne put les retenir, elles inondèrent ses joues. Il se pencha sur la main du curé de Mégère, la baisa. Puis il resta la face enfouie dans les plis de la couverture sans oser faire un mouvement.


– Et maintenant, reprit le prêtre après un long silence, je puis vous parler plus librement de… des… enfin de ce drame affreux… Madame… mademoiselle… notre sonneuse, je crois?


– Mamzelle Phémie?


– C’est cela même. Mlle Phémie est venue nous apprendre au petit jour que la police avait découvert deux cadavres. Deux cadavres! Dieu l’a ainsi voulu. Comment aurais-je pu intervenir plus tôt?


– Deux cadavres, répéta l’enfant. Je croyais… Le curé de Mégère l’interrogea du regard.


– Que croyez-vous?


– Ils disaient tout à l’heure que… que l’homme était encore en vie.


– En vie!… reprit le prêtre d’une voix profonde, presque sinistre. Madame Céleste!


La servante parut aussitôt.


– Madame Céleste, est-il vrai que…


Il n’eut pas besoin d’ajouter un mot. La vieille fille après avoir jeté sur le plafond un regard suppliant, se mit à trembler comme la feuille.


– Vous m’avez menti, continua le prêtre, vous le saviez…


– Ce n’était qu’un bruit, balbutia la pauvre femme, on dit tant de choses. La gendarmerie est sur les lieux depuis cinq heures. Paraît qu’on ne laisse plus passer personne.


Tandis qu’elle parlait, le curé de Mégère enfilait ses gros souliers encore humides.


Ainsi vêtu d’un maillot de laine beaucoup trop large pour lui, dont les plis tombaient sur sa poitrine et d’un pantalon gris serré aux genoux, il n’était pas très différent d’un de ces sportifs sans âge que le village voyait revenir chaque année à la fin du printemps et qui – n’étaient leurs visages marqués de rides volontaires – ressemblaient assez à des demoiselles. Toujours aussi simplement, sans mot dire, il alla chercher sa soutane qu’il avait pliée soigneusement sur le dossier de l’unique chaise. Au moment de sortir, il s’arrêta devant la servante et brusquement le sourire revint sur ses lèvres.


– Je vais déjà mieux, dit-il, ne vous faites pas de souci.


D’un regard, il fit au petit clergeon signe de le suivre. Et sur le seuil, se retournant encore:


– Mon devoir, commença-t-il…


Mais ce qu’il lut de crainte, d’humiliation, de véritable souffrance sur les traits bouleversés de Mlle Céleste parut le surprendre. Il fit un geste amical de la main et, désespérant sans doute de se faire comprendre de cette inoffensive créature en un tel moment, il secoua la tête d’un air de compassion et d’impuissance, noua son écharpe autour de son cou, sortit.


– Menez-moi là-bas par le plus court, dit-il à l’enfant. Est-il possible d’éviter le village? Je ne veux pas qu’on me croie capable de favoriser une opération de police, quelle qu’elle soit.


Ils prirent à travers les prés. Un peu plus loin la terre s’appauvrit, le rocher affleure, la pente se couvre de bruyères et d’ajoncs dans lesquels s’embarrassait son ample soutane. Au sommet de la colline, il était visiblement à bout de forces, livide. Il dut s’asseoir sur une pierre, pressant des deux mains sa poitrine. Au-dessous d’eux, la maison des Drumeau, cachée par un repli du terrain, se voyait à peine, mais des gens allaient et venaient sur la route. Ils reconnurent les képis galonnés des gendarmes.


– Courage! murmura le curé de Mégère, comme s’il se fût parlé à lui-même. Il se remit sur ses jambes avec un gémissement de douleur. Inconsciemment ou non, sa main cherchait celle du petit clergeon, qui la sentit sèche et brûlante.


– Distinguez-vous clairement la route? dit-il. Mes yeux se troublent, j’ai horriblement mal à la tête.


– Il y a beaucoup de monde en bas, sur la route, et un autre groupe un peu plus haut, dans le taillis. D’où nous sommes, il n’est pas possible de voir le château.


– Allons.


Ils eurent beaucoup de peine à se frayer un chemin. L’espèce de sentier qu’ils suivaient était encombré de grosses pierres, roulées là par les crues d’avril.


– Vous pourriez vous reposer un moment chez Drumeau, monsieur le curé. La maison n’est pas loin, à présent, sur notre gauche.


– Non, dit le prêtre entre ses dents, avec une énergie farouche.


Ce fut Claude Heurtebise qui les aperçut le premier. Ils le virent échanger quelques mots avec un gendarme, mais la distance était encore trop grande pour qu’ils pussent rien entendre. Le gendarme, d’ailleurs, se remit aussitôt à son travail. Il semblait mesurer avec beaucoup de soin la largeur de la route, d’un arbre à l’autre. Le maire sortit si brusquement du fourré que l’enfant poussa un cri de terreur. À la vue du prêtre, la figure poupine exprima moins de surprise que d’ennui.


– Qui aurait pu croire? répétait-il, en passant son énorme mouchoir sur son front ruisselant de sueur, malgré le froid. C’est pas croyable!


Mais le curé de Mégère, encore livide, avait retrouvé cet air d’attention courtoise, de conviction grave et douce qui rendait courage à tous. Les yeux du gros homme s’éclairèrent instantanément.


– Bah! monsieur le curé, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Pour moi, les gendarmes bafouillent. Ils vont, ils viennent, arpentent le chemin, comptent les pierres, sacrés farceurs! Auraient-ils pas mieux fait de battre le pays tout de suite? Sûr que l’assassin a des complices.


– Vit-il encore vraiment? Cette nuit, notre sonneuse avait parlé de deux cadavres.


– Oh! vivre… enfin ça vit si on veut, j’appelle pas ça vivre, non. Mettons qu’il râle un coup ou deux par-ci par-là.


– Comment ne m’a-t-on pas prévenu? dit le prêtre d’un air sombre. Je ne puis être d’aucun secours à l’enquête sinon par le témoignage que vous savez. Mais il ne s’agit pas de témoignage. Aux yeux d’un prêtre, monsieur le maire, il n’y a pas d’assassin, je ne connais que le mourant.


Il prononça ces paroles qui eussent pu prêter à quelque emphase, avec une telle simplicité que le maire reconnut plus tard – selon sa propre expression – en avoir eu a la larme à l’œil».


Le curé de Mégère n’eut pas besoin d’écarter les rangs pressés des spectateurs, ils s’ouvrirent d’eux-mêmes aussitôt que sa longue silhouette noire apparut dans le taillis. Un gendarme détourna la tête en sifflant, l’autre souleva son képi.


Le moribond semblait dormir. Le pansement fait récemment en hâte par le docteur et encore immaculé, bombait fortement autour du torse nu. Sa mauvaise culotte rabattue sur les genoux découvrait le ventre sur lequel on avait jeté une serviette tachée de sang. Les pieds étaient nus dans les chaussettes, car en dépit de toutes les recherches, les sabots, probablement abandonnés au cours de sa fuite à travers le parc, étaient restés introuvables. Le râle, dont le maire avait parlé, ne s’entendait plus: il se devinait seulement au frémissement et au crépitement de l’écume sur les lèvres bleues.


– Docteur Niclausse, dit une voix, d’un ton de brièveté militaire. Le curé de Mégère se retourna brusquement.


– Comment est votre blessé? fit-il.


– Coma. Nous attendons l’ambulance depuis deux heures. Dans l’état où il est, je redoute de le faire transporter sur un brancard de fortune, par ces maladroits.


– Sans connaissance?


– Coma, répliqua l’autre avec une brusquerie sans doute affectée (il grelottait de froid sous son léger pardessus). Ce n’est probablement pas la même chose. On ne sait rien. Qu’il ne voie pas, sûr, pour la bonne raison que le muscle des paupières ne sera maintenant détendu que par la mort. Mais il est possible qu’il entende aussi bien que vous ou moi.


Le prêtre soupira mais garda le silence. Parmi tous ces hommes empressés autour du misérable vaincu, et si malhabiles à déguiser la curiosité sauvage qui donnait à leurs visages, d’ordinaire insignifiants, une expression de férocité sournoise, il semblait faire effort pour cacher son dégoût. Les yeux se baissaient d’eux-mêmes, dès qu’il appuyait un moment sur eux son regard vague et triste. Toujours en silence, il s’approcha du moribond, s’agenouilla et commença de prier. D’un accord tacite, ils s’écartèrent tous, les uns après les autres. Le médecin de Mégère lui-même, tirant une cigarette de son étui, s’éloigna dans la direction de la route. Quelques minutes se passèrent.


– Docteur, appela le prêtre tout à coup. Sa voix était plus grave.


– Il est mort, reprit-il, du moins je le crois.


Le maire fut près de lui le premier. Bien qu’il essayât de le dissimuler, son soulagement était visible. Il demanda sur un ton que le tragique des circonstances empêchait seul d’être comique.


– Il est bien mort? En êtes-vous sûr? Le prêtre lui tourna le dos.


– Je m’y attendais, fit le médecin de Mégère.


Il ausculta le cœur un long moment, releva la tête et dit, exagérant encore sa froideur professionnelle:


– Pas mort. Il y a même dans tout cela une chose qui m’échappe, poursuivit-il à voix basse, et presque à l’oreille du curé de Mégère… La respiration doit être embarrassée par quelque caillot, le cœur se défend bien.


– On ne peut quand même pas le laisser là, remarqua l’un des gendarmes avec un regard de biais vers le prêtre, sans doute dans l’espoir d’être approuvé.


La petite moustache blonde du docteur trembla de colère.


– Monsieur le gendarme, dit-il, vous parlez comme un imbécile. Le moribond est intransportable, in-trans-por-ta-ble, comprenez-vous?


Il pirouetta sur les talons et interrogea des yeux le grand Heurtebise qui accourait du château, tout essoufflé:


– M. le juge d’instruction nous demande tous là-haut! Rassemblement!


Ils remontèrent la pente. Après avoir hésité un moment, le curé de Mégère les suivit comme à regret.


– Messieurs, dit le magistrat sitôt qu’ils se furent groupés autour de la table sur laquelle le greffier étalait son maigre dossier, il importe que nous restions ici entre nous. On ne laissera désormais passer personne, sous quelque prétexte que ce soit. Il y a eu déjà dans ce parc beaucoup trop d’allées et venues, monsieur le maire, et si vous laissez faire, nous aurons bientôt tout le village sur le dos. Je ne veux près de moi que les premiers témoins. Procédons par ordre.


Il se courba poliment sur sa chaise et dit:


– M. le desservant d’abord… Et qu’est-ce que tu fiches là, toi, galopin?


– Mon enfant de chœur, intervint doucement le curé de Mégère. Partez, André, vous voudrez bien prévenir ma gouvernante que je serai de retour dans vingt minutes; j’irai seul, je connais maintenant le chemin. Monsieur le juge d’instruction, ma déposition sera courte. J’ai quitté Grenoble à trois heures environ et…


– Plutôt quatre heures, rectifia le magistrat en souriant. Dès le coup de téléphone, je me suis permis de m’informer avant mon départ. Je sais donc que vous êtes arrivé par le train de dix heures, que vous avez pris votre repas de raidi à l’hôtel de l’Univers, que vous avez manqué la patache, fait une partie de la route avec un industriel connu de Lyon, et le reste du voyage dans la carriole de Mathurin dont une première déposition a déjà été recueillie qui sera d’ailleurs complétée, car elle signale un fait curieux – très curieux, que vous ne pouvez connaître. Mais tout cela n’a qu’une importance secondaire. Votre arrivée est antérieure au crime de plus d’une heure et demie. Laissez-moi vous exprimer mon regret de vous déranger de si bon matin après une journée qui n’a été que trop bien remplie. Je dois vous remercier encore du concours précieux que vous avez apporté, que vous apporterez à l’œuvre de la justice.


Le visage si jeune – l’émotion et la fatigue en accusaient encore l’extraordinaire finesse – se durcit.


– Pardon, dit le prêtre posément. J’ai fait de mon mieux pour prévenir un malheur, je déplore de n’avoir pas réussi. Mon rôle devrait finir là. Nouveau venu dans cette paroisse, je me crois tenu à une très grande réserve; je ne pourrais accepter d’inaugurer un modeste ministère, déjà rendu difficile, par une collaboration avec…


– La police, conclut le juge. Ce scrupule vous honore, monsieur le desservant. Néanmoins, vous devez comprendre…


– Il sait ce qu’il veut, le gars, dit tout bas le grand Claude à l’oreille de son frère, avec admiration.


– Toute enquête de police est susceptible de s’égarer sur ce que nous appelons des fausses pistes, continua le prêtre. La justice des hommes, monsieur, ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne.


– Bon! fit le magistrat d’une voix sèche, bien qu’il ne cessât pas de sourire. Tenons-nous-en à l’essentiel. Vous avez été réveillé par…


– Je n’ai pas été réveillé. J’avais mis beaucoup de temps à ouvrir mes malles, à mettre en ordre mes livres, bref à m’installer dans une chambre que je ne connaissais pas. Je venais seulement de m’étendre sur mon lit. Peut-être y ai-je fermé les yeux quelques minutes, c’est tout. J’ai donc entendu très distinctement plusieurs cris, suivis d’un claquement sec que j’ai pris pour un coup de pistolet. Madame… Madame… Bon… je ne me souviens plus du nom de la propriétaire de ce château.


– Beauchamp, fit le maire. Mme Beauchamp.


– Mme Beauchamp a dû…


– La victime a été assommée par derrière, et, d’après nos premières constatations, alors qu’elle tournait le dos à la porte du cabinet de toilette où devait se trouver caché l’assassin. On a pu relever, en effet, au fond d’un placard très profond, sur une pile de linge sale, la marque très reconnaissable d’un corps qui a dû y rester longtemps accroupi.


D’un coup d’œil, il réprima le murmure qui s’élevait du groupe des témoins.


– Inutile d’exprimer vos sentiments. Nous ne sommes pas au cinéma.


«De plus, continua-t-il, les persiennes de la chambre et du cabinet semblent être restées closes. Je dis «semblent» parce que, après tout, rien n’interdit de supposer qu’elles ont été fermées après le crime. Du troisième et probable acteur du drame, nous ne savons rien et l’hypothèse invraisemblable peut être la bonne.»


Il tapota distraitement la table de ses doigts.


– Bref, reprit-il après un long silence, les cris que vous avez entendus, monsieur le desservant, n’ont probablement pas été poussés par la personne dont vous venez de prononcer le nom. Les vérifications seront faites ultérieurement, d’ailleurs. Mais au premier examen, la distance de cette maison à la vôtre, l’épaisseur du taillis, ne lui auraient pas permis de se faire entendre. Il y a eu deux crimes, monsieur, et jusqu’ici je ne saurais même affirmer qu’ils soient de la même main.


Le prêtre fit un geste d’indifférence.


– Ce que je puis assurer, dit-il simplement, c’est qu’une femme – oui, c’était une voix de femme ou de très jeune homme peut-être – a appelé au secours, cette nuit, vers deux heures. J’ai cru aussi entendre un coup de feu.


Il réfléchit un instant.


– Me serait-il permis de me rendre compte de l’orientation des deux pièces? Je ne connais pas le pays, et il me serait impossible de dire dans quelle direction se trouve mon presbytère.


– J’allais justement vous le proposer, dit le juge.


La vieille dame sourit toujours, mais on lui a mis un bonnet neuf, et ses mâchoires sont maintenues par une mentonnière étroitement serrée. La piété de la gouvernante a déjà disposé au pied du lit la table rituelle recouverte d’une nappe blanche, la soucoupe d’eau bénite, le brin de buis, un crucifix. À l’entrée des deux hommes, elle se lève et ils échangent un grave salut.


– La façade de votre presbytère est orientée vers le sud, nous ne pouvons donc l’apercevoir que de profil, et encore vous verrez tout juste l’angle gauche du toit, derrière les arbres.


– La distance est grande, en effet, reconnaît le prêtre d’une voix rêveuse.


Il revient s’agenouiller près du lit, prie longuement la tête dans ses mains. Le juge s’affaire dans le cabinet; Mme Louise s’approche, se penche.


– J’irai vous voir, monsieur le curé, dit-elle à voix si basse qu’il eût pu douter de l’avoir réellement entendue.


Lorsqu’il tourne la tête, elle a déjà repris sa place au fond du grand fauteuil, égrène son chapelet, sans paraître avoir remarqué le salut discret du juge qui grommelle dans l’escalier.


– Une ancienne religieuse sécularisée, la gouvernante… Insoupçonnable, mais suspecte. Voyez-vous, reprit-il en débouchant sur le perron, vous êtes jeune, monsieur le desservant, très jeune, et néanmoins il est clair que vous avez l’expérience des hommes, moi aussi.


– Ce n’est peut-être pas tout à fait la même.


– D’accord. La mienne est plutôt – soyons francs – pessimiste. Ce… ce pessimisme – je regrette de ne pas trouver un autre mot – m’a permis de résoudre un certain nombre d’affaires en apparence compliquées – en apparence seulement – et il en a embrouillé d’autres, parfois d’une manière irréparable. La méfiance, dans mon état, est une bonne chose, excellente même, aussi longtemps qu’elle excite le jugement mais ne le commande pas, ne devient pas un simple réflexe. Le danger, c’est que l’homme méfiant finit par se méfier de sa méfiance. Il n’a plus alors la liberté d’esprit nécessaire.


Il rougit un peu sous le regard froidement interrogateur du prêtre.


– Savez-vous que vous m’embarrassez, dit-il avec un sourire fin. On ne m’embarrasse pas facilement.


Il essuya son binocle, l’ajusta soigneusement sur son petit nez rose et court, qui le faisait ressembler à Balzac.


– J’approuve vos scrupules, notez-le bien. Nos montagnards sont méfiants, ils ne vous pardonneraient pas la moindre indiscrétion dont nous pourrions tirer profit. Soit. Mais vous ne me refuserez pas le plaisir, l’avantage, le bénéfice intellectuel de vous tenir au courant de mon enquête, à titre purement amical, bien entendu. Le prêtre fit un signe équivoque des épaules, comme s’il ne comprenait pas.


– Vous m’apportez quelque chose de très précieux, d’incomparable, un regard neuf. Ces gens me sont trop connus, à peine arrivons-nous à les distinguer les uns des autres. Un seul mot de vous peut me mettre en garde, m’épargner une faute, une imprudence, une injustice. Car j’avoue avoir déjà mon opinion sur cette affaire.


– Laquelle? demanda le prêtre.


Le groupe formé autour de la table contemplait avec une curiosité mêlée de stupeur le magistrat aux cheveux gris s’entretenant avec ce jeune prêtre inconnu sur un ton d’empressement et de déférence.


– L’auteur du crime – je veux dire l’auteur principal – est un habitant de Mégère, fit-il en donnant à son visage une expression vague et distraite. De toute manière, nous serons bientôt fixés: on ne sort pas d’un pays comme celui-ci plus facilement qu’on y entre, et, à l’heure actuelle, de Fillière à Dombasle, tous les chemins sont gardés… Permettez?


Il tourna le dos brusquement, descendit les marches et s’engagea dans l’allée de toute la vitesse de ses courtes jambes.


– Monsieur le procureur de la République…


– Bonjour, Frescheville, dit le nouveau venu. Chien de temps!


Il baissa le col de sa pelisse et ses moustaches gauloises apparurent hérissées de minuscules glaçons.


– Qu’est-ce que c’est?


Il désignait du menton le prêtre qui, après avoir hésité, remonta les marches et rentra dans la maison.


– Le nouveau curé de Mégère.


– Ah! On m’en a dit beaucoup de bien. Très jeune. Venu cette nuit, hein?


– Un homme supérieur, affirma le juge, dont toute la personne, et jusqu’à l’expression, jusqu’au regard, venait de se transformer avec une rapidité surprenante.


– Au travail, messieurs.


Le procureur souleva légèrement son chapeau avec un regard circulaire.


– Enlevez les paperasses! Pas de paperasses ici! dit-il au greffier. Parlons d’abord. Causons entre nous à la bonne franquette. Vous grossoyerez après.


Et comme la toux discrète du juge semblait devoir préluder à un exposé méthodique de l’affaire:


– Sais tout. Inutile. Où sont les premiers témoins? Où est le maire? C’est vous qui avez trouvé le cadavre?


– Oui, monsieur le procureur.


– Seul?


– Non, monsieur le procureur. Mon garde champêtre, les deux Heurtebise et Drumeau.


– Présentez. Bon. Messieurs, veuillez vous rassembler un peu plus loin à l’écart. Merci. Où est la petite bonne?


– J’aurais désiré que la gouvernante… suggéra timidement le juge.


– Petite bonne, répéta le procureur.


Ses yeux gris où la lumière tremble sans cesse au point de donner la double impression contradictoire du scintillement et de la fixité, comme animés d’une sorte de mouvement brownien, parurent se remplir d’une eau trouble, tandis que la lèvre inférieure projetée en avant ainsi que par la détente d’un ressort invisible découvrait des dents jaunes, carrées, pareilles à celles d’un cheval. Instruit par une longue expérience et résigné à subir tôt ou tard des confidences dont la minutieuse et monotone obscénité eût lassé toute autre servilité que la sienne, le juge ne put néanmoins retenir un soupir.


– Appelez Mlle Philomène, ordonna-t-il de cette voix basse avec laquelle il commandait chaque soir son absinthe au café des Deux-Garçons.


– Philomène Depouilly, dix-sept ans, née à Mégère, en service chez Mme Beauchamp depuis le mois d’août… Bon… j’écoute.


La petite servante chiffonnait le coin de son tablier.


– Vous troublez pas, reprit le procureur. Inutile de regarder M. le maire. Deux mots. Avez-vous un amoureux?


Il dédaigna de lever les yeux, ainsi qu’un vieil acteur sûr de son effet. Mais la réplique lui fut renvoyée comme une balle:


– Oui, monsieur.


– Nom?


– Si, m’sieu.


– Demande son nom.


– Comment il s’appelle? Le fils à Mme Rouart, monsieur.


– Depuis quand?


– La foire de Molènes.


– Vient ici?


– Oui, m’sieu.


– Dans la maison?


– Non, m’sieu.


– Si.


– Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.


– Rendez-vous hier soir?


– Oui, m’sieu.


– Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi?


La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.


– Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…


Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.


– Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.


Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.


Il s’inclina distraitement devant le procureur, cherchant le regard du juge qui répondit par un signe imperceptible.


– Vous permettez? J’accompagne monsieur le curé quelques pas.


– De quoi s’agit-il? Qu’est-ce qui se passe?


– Je crois que je puis avoir confiance en vous, murmura le prêtre sur le même ton. Je désirerais vous parler. Je ne quitterai pas mon presbytère aujourd’hui.


Il respirait difficilement, pressant son mouchoir entre ses lèvres. Le juge admira ses mains soignées, aux longs doigts, – des mains d’évêque. Entre deux quintes de toux, le prêtre ajouta:


– Je me sens très mal.


Mme Louise avait recouvert le cadavre d’un voile de gaze, mais le sourire de la vieille dame n’en paraissait que plus ironique. Sa bouche sans dents, effondrée par la contraction musculaire, ne faisait entre la pointe du nez et celle du menton qu’une poche d’ombre encore approfondie par la double et funèbre saillie des pommettes dont l’os semblait prêt à percer la peau. Les vains efforts de la gouvernante pour effacer avec son mouchoir la couche épaisse de fard n’avaient réussi qu’à l’étaler jusqu’aux tempes, donnant à ce visage de petite bourgeoise un air de mascarade funèbre.


– La victime possédait-elle un revolver? demanda tout à coup le procureur. À cette question, le juge qui feignait d’examiner attentivement la fenêtre, se retourna brusquement.


– Oui, monsieur, dit l’ancienne religieuse.


Elle alla droit vers le secrétaire, ouvrit un tiroir et de la même voix indifférente:


– Il était là d’ordinaire.


– Il était là, répéta le procureur. Il n’y est plus. Bon; la victime… Mais la réponse vint avant qu’il eût achevé sa phrase.


– Mme Beauchamp n’y attachait aucune importance, monsieur le procureur. Elle n’était pas craintive. Nous n’avions d’ailleurs aucune raison de craindre qui que ce fût. La maison nous a toujours paru un peu isolée, voilà tout.


– Votre maîtresse, le cas échéant, eût-elle été capable de se défendre, de se servir d’une arme à feu?


– Certainement. C’était la femme d’un militaire, elle avait beaucoup voyagé, parfois même dans des contrées peu sûres, au Chili, au Brésil.


– A-t-elle tiré cette nuit?


– Non.


– Pourquoi?


– Parce que je l’aurais entendu. Je dors très peu.


– En somme, vous assuriez vous seule la surveillance et la protection de cette maison?


– Oui, monsieur. Mme Beauchamp menait dans ces derniers temps une vie très… très distraite. Elle ne recevait plus personne depuis des mois. Elle ne s’occupait jamais de rien. Ce que je faisais était bien fait.


– Alors vous auriez dû savoir que votre petite bonne avait un amoureux qui lui donnait rendez-vous chaque jour dans le parc, à la brune. Il s’y trouvait encore hier soir, mes renseignements sont formels. Hé bien? Vous saviez ça?


– Oui, monsieur. Il s’agit du fils Rouart, un bon garçon. Madame s’intéressait à l’établissement de Philomène et je crois qu’elle lui eût fourni une petite dot.


Elle s’arrêta perfidement une seconde, juste assez longtemps pour que le juge dressât l’oreille, et continua d’une voix qui détachait chaque syllabe.


– Nous avons recueilli cette enfant après son passage à Grenoble. Elle y avait souffert au physique et au moral. Le café où elle servait n’était pas, m’a-t-on dit, des plus sûrs ni des mieux famés.


Elle se tut, baissa les yeux. La face du procureur s’empourpra.


– B… Bien, dit-il. J’ai simplement noté les coïncidences. Un homme a été blessé d’un coup de feu. Un revolver qu’on cherche à sa place habituelle ne s’y trouve plus. La bonne a un amant auquel la maison est familière. Or, les circonstances du crime semblent prouver que son auteur, s’il ne connaissait les aîtres, devait avoir été très exactement renseigné. Par qui?


Le feu qui avait rougi ses joues s’apaisait peu à peu, et il allait de long en large à travers la chambre.


– Je m’étonne, dit-il, que vous n’ayez pas encore eu la curiosité d’aller voir…


– J’attendais qu’on m’en priât. Monsieur le procureur jugera sans doute que j’ai rempli déjà ce matin, de mon mieux, des devoirs assez pénibles. Les forces d’une vieille femme ont des limites, monsieur. Et d’ailleurs, il est peu probable que mon témoignage vous soit utile. Si l’assas… Si le moribond m’était connu, il le serait aussi des gens de Mégère, car Madame ne recevait qu’un très petit nombre d’amis, tous au-dessus du soupçon. Nos fournisseurs sont ceux du village et encore montent-ils rarement au château: je fais les courses nécessaires, chaque matin, après la messe, soit avec Philomène, soit seule. Mais je vous accompagnerai là-bas volontiers, s’il le faut. Les premiers témoins avaient repris leur place autour de la table. Le juge fit au greffier signe de le suivre, et, s’écartant de quelques pas:


– L’enquête est conduite en dépit du bon sens, fit-il. Jamais vu conduire une enquête comme ça!


Le médecin de Mégère les précédait. Ils le rejoignirent.


– J’ai donné des ordres aux brancardiers… Nous allons le descendre à la mairie provisoirement, dit le docteur, nous verrons plus tard. En somme, l’état ne semble pas s’être beaucoup aggravé jusqu’ici. Le cœur se défend mieux. Je viens de téléphoner à mon confrère de Gesvres. Peut-être réussirons-nous à débarrasser la trachée des caillots qui l’encombrent, – du moins, je le suppose. Car la blessure du poumon n’explique pas les crises aiguës de suffocation que j’observe depuis une heure à peine. Il y a là quelque chose de bizarre.


Le docteur s’accroupit, soulevant la tête du moribond qu’il posa entre ses genoux. La gouvernante, serrant son mouchoir sur sa bouche, s’arrêta devant l’inconnu sans d’abord oser lever les yeux. Puis elle le regarda en silence, et poussa un long soupir.


– Je ne le connais pas, dit-elle. Je ne l’ai jamais vu.


– Drôlement vêtu, remarqua le procureur. Drôlement vêtu pour un voyage en montagne. Bigre! Une chemise, une vieille culotte, pas de chaussures… Comment expliquez-vous ça? monsieur le juge d’instruction.


– J’ajoute que la chemise est en flanelle et d’excellente qualité, fit le médecin de Mégère. L’individu portait, en outre, une amulette, une plaque d’identité, ou quelque chose d’approchant, la trace en est visible à la base du cou. Je le prendrais volontiers pour un Italien: il a paru d’ailleurs prononcer quelques mots dans cette langue.


– Italien ou pas Italien, le costume n’est pas ordinaire. Notez aussi que les mains sont sales mais sans déchirures ni calles. Déguisé en vagabond, hein, Frescheville?


Ils étaient groupés face au mourant, dont le léger râle, entendu par instants, ressemblait au bourdonnement d’une abeille. Du haut de la pente, la voix du grand Heurtebise s’éleva.


– Monsieur le docteur, l’ambulance vient d’arriver. Ils apportent le brancard.


– Déguisement… peuh (il parlait avec embarras et plutôt de l’air d’un homme qui, soucieux seulement d’esquiver une objection embarrassante, garde secrète sa propre opinion). N’oubliez pas qu’une première enquête a relevé les traces d’une assez longue station du meurtrier au fond du placard. J’en puis conclure qu’il a dû circuler à travers la maison avant de trouver sa cachette. Admettons même qu’il s’y soit rendu directement. On ne traverse pas une maison, même habitée par deux vieilles femmes et une enfant, même vaste et partiellement abandonnée comme celle-ci, en paletot de fourrure, avec des souliers ferrés. Pour expliquer la présence ici de l’assassin dans ce costume, il suffit d’imaginer qu’il a été surpris, ou cru l’être, qu’il s’est enfui avant d’avoir pu remettre la main sur le paquet de vêtements probablement dissimulé dans quelque coin du château, ou de ce jardin.


– Très bien, parfait, conclut le procureur. La raison de la fuite précipitée se devine. Le coup de feu a été tiré par la vieille dame et l’assassin ne songeait plus qu’à disparaître au plus vite avec une balle dans la peau. Reste, mon cher Frescheville, que nous n’avons pas encore mis la main sur ce fameux revolver.


– Permettez, commença le docteur qui s’affairait autour du brancard et des porteurs, mais un geste impérieux du petit juge lui coupa la parole, et il termina sa phrase par un bredouillement confus.


Les infirmiers avaient déjà glissé la toile sous le corps inerte. Une dernière fois, le médecin de Mégère approcha le visage de la face obscure, aux paupières closes.


– Tiens, fit-il.


Des doigts, il ouvrait la bouche du moribond et les deux magistrats virent qu’elle était pleine de terre. Entre le pouce et l’index, le docteur élevait à la hauteur de ses yeux un caillou de la grosseur du pouce, souillé d’une bave sanglante. Les yeux du juge jetèrent un éclair, vite éteint.


– Que signifie? demanda le procureur.


– Oh! peu de chose, répliqua le docteur, après un regard échangé avec le petit homme. Sans doute, s’est-il débattu un moment, la face contre le sol. Voyez comme il respire mieux maintenant…


Ils remontèrent tous ensemble derrière le brancard, laissant la gouvernante gagner la maison par un autre chemin.


– Monsieur le procureur, dit le juge, je vous demande la permission d’accompagner le blessé jusqu’au village. Il serait utile de nous mettre en communication téléphonique avec la gendarmerie de Grenoble, qui doit avoir terminé les premières vérifications.


Il feignit d’interpréter comme un congé le regard surpris, vaguement soupçonneux de son chef, et sitôt qu’il eut rejoint le docteur il appuya sur son bras une main tremblante, dont l’autre sentit la chaleur à travers sa manche.


– Le procureur rentrera tout à l’heure à Grenoble, fit-il; c’est moi qui orienterai l’enquête. Pas dommage. Le vieux n’est pas si bête qu’il en a l’air, mais il n’a sûrement pas encore, si bon matin, son compte de morphine. Pauvre diable. Je l’ai connu assez brillant, jadis, à Narbonne, avant la mort de sa femme. La petite bonne l’a mis proprement dans sa poche, hein? Il l’a connue chez Mme Estève et, le pis, c’est que l’ancienne religieuse le sait. Un magistrat saisi par la débauche, docteur, ne devrait exercer qu’à Paris!


Il attendait une réponse qui ne vint pas et reprit avec une gaieté forcée:


– Le juge d’instruction doit se méfier de tous, et d’abord de son procureur. Voilà pourquoi je me suis permis… Et maintenant, une simple question: la blessure a-t-elle causé une hémorragie immédiate?


– Certainement.


– Abondante?


– Probable.


– Bon, dit le petit homme avec un soulagement visible. Or, nous n’avons relevé dans la maison, ni dans le parc, aucune trace de sang. Le type a reçu son compte juste à l’endroit où il est tombé.


– Complice?


– Chut, fit le juge, un doigt sur la bouche. Mais ses yeux interrogeaient encore avec inquiétude le visage souriant du médecin de Mégère, qui, d’un air indifférent, laissa tomber tout à coup ces paroles surprenantes:


– Je commence à croire que je sauverai mon bonhomme. Je le souhaite, ne serait-ce que pour apprendre le nom du petit camarade qui lui a fourré ce caillou dans la gorge, hein, cher ami?…

IV.

– Allons, Quasimodo, fit le brigadier, tu en as trop dit ou pas assez, faut maintenant aller jusqu’au bout, mon vieux.


La tête de Mathurin allait de l’une à l’autre épaule avec une régularité mécanique ainsi qu’un battant d’horloge. À travers le torchis de la masure, crevé depuis longtemps par la gelée, la bise soufflait si fort que la grêle flamme du foyer se couchait chaque fois sur les cendres avec un hoquet de fumée.


– Qu’est-ce que c’est, au juste, l’histoire que tu nous as racontée hier, ton histoire de femme?


– J’ai vu une femme, répétait le misérable, sûr que je l’ai vue. Une vraie femme avec un caraco de poil. Je l’aurais prise aussi bien pour une bête. Elle se mouvait sans plus de bruit.


– Cigarette? dit le brigadier.


Il la glissa lui-même entre les dents noires, attendit paisiblement que l’autre eût tiré la première bouffée.


– Ne te trouble pas, mon homme. Laisse-toi faire. On ne te demande que des oui et des non, pas vrai, Pietri?


Le Corse approuva du menton. Mais il aurait bien plus volontiers lancé son poing entre les deux yeux qui roulaient dans leurs orbites avec une lenteur solennelle.


– Reprenons l’histoire dès le début, vieux farceur. T’as rencontré le curé un peu au-delà de Servières, bon. Tu l’as amené jusqu’à l’entrée du bourg. Bon et bon.


Il est descendu au haut de la côte. Ça va. Le chemin mène droit au presbytère, pas moyen de se tromper, ça va encore. Jusqu’ici rien ne cloche, tout est clair.


– Excusez, remarqua le gendarme. Il aurait pu bifurquer sur la droite, face à la rivière, par le raidillon.


– Oui, dit l’ancien berger dont la voix profonde sonnait comme un tambour. Justement.


– Quoi, oui?… S’agit pas de dire comme nous, t’es libre.


– J’ai cru que le capellan s’était trompé, oui. Une idée seulement. Ouvrant les yeux, je me suis dit: «Tiens, j’ai dormi.» Pharamond s’était mis en travers de la route, les pieds de devant dans le fossé, voilà donc le sous-ventre qui se desserre, la charrette a failli se mettre sur son cul. Pour alors…


– Halte! fit le brigadier patiemment. Tu dors dans ta voiture, farceur? À pas cinq cents mètres de ta cambuse? Des blagues. Tu serais rentré d’abord.


– Fallait que mon cheval souffle, pardi! Montez-la donc, vous, la côte de Rampont. Avec ça que la descente est plus mauvaise encore, pleine de gros cailloux. Je devais-t-y risquer de le laisser aller sur les genoux, misère? Pour alors, j’ai fermé les yeux, le froid m’a saisi, je ne sais plus.


– Combien de temps? Une heure ou deux minutes.


– Sais pas. Le temps d’un Pater.


– D’un Pater? Tâche de t’exprimer en français.


– Il veut dire d’un Notre Père. Avec ses grimaces, brigadier, le vieux singe est en train de nous rouler. Récite-le donc ton Pater, abruti! Et sais-tu ce que c’est qu’un Pater? Tel que t’es, t’as pas dû fatiguer les bancs du catéchisme.


– Les gens parlent ainsi, manière de dire, répliqua le messager d’un air sombre. Pas dormi longtemps, voilà tout.


– Bon. Tu débarques le curé, tu lui montres le chemin, tu fais souffler ton cheval, tu t’endors un moment, tu ouvres les yeux. Fiche-lui la paix, Pietri! Et quoi que t’as vu en ouvrant les yeux?


– Pas grand-chose. Une espèce d’ombre qui se défilait par le chemin de la Hure, je l’ai prise pour un chien perdu.


– Menteur! Sacré menteur! gronda le gendarme. Brigadier… Il a dit voilà pas cinq minutes, une femme en caraco!


Mais le brigadier lui imposa silence d’un violent coup de talon sur les chevilles. Il reprit d’un ton cordial:


– Écoute, Mathurin, fais-moi plaisir. On va trinquer nous trois. Va quérir la bouteille de marc qui ne doit rien au gouvernement, motus! Pietri, mets les tasses sur la table, mon homme. Débrouille! Débrouille! Pas la peine d’ouvrir la bouche et de tortiller de la prunelle, garçon! Le litre est là, sous la huche, fais pas l’idiot. Donne-nous la goutte.


Il remplit lui-même les bols, les remplit de nouveau. La sueur perlait au front du messager.


– Le chemin de la Hure, dit-il. Bon. D’accord. Si t’as vu le chemin de la Hure du haut de la côte, t’as de bons yeux, farceur! Avoue donc que tu as été faire un tour sur la route de Dombasle pour te dégourdir, ou quoi?


L’ancien berger réfléchissait, le front dans ses mains, une longue mèche déjà grise pendant jusqu’au menton.


– J’ai entendu sonner une pierre, dit-il enfin. Le vent venait de tourner droit au nord. Il y a son et son. Je me suis dit: «On marche dans le chemin de la Hure, le capellan s’est trompé.» Faut reconnaître qu’il est jeune, pas habitué au pays et il avait l’air malade, il soufflait tout le temps. J’ai rangé mon cheval sur le bas-côté, crié un coup, pas trop fort, pour ne pas effrayer Pharamond.


Il tendit son bol. Nul n’ignorait à Mégère que l’alcool déliait la langue de Mathurin pour des heures, mais il buvait presque toujours seul, et ne parlait guère qu’à son cheval.


– Crié un coup, deux coups, poursuivit-il. Pensez! La voix devait porter loin. Alors j’ai dévalé le raidillon. J’aurais dû couper la route au capellan. Comme j’arrivais au fond, j’ai vu par la brèche les fenêtres du presbytère allumées. «Tiens, que je me suis dit, faut croire que le curé est rentré quand même.» Voilà. Vous savez le truc.


– Tu mens, fit le brigadier. Au premier interrogatoire, tu as parlé d’une voix. Écoute, Mathurin, ma parole de brigadier, tu seras inquiété en rien, t’es innocent, le juge ne veut pas qu’on t’embête. Gros rusé! Tu crois qu’on ne sait pas que tu vends ton gibier et tes truites à sa dame? Forcément, t’as pas à craindre. T’es paré.


– La voix m’a paru venir d’un peu plus haut que le chemin. Elle gémissait à petits coups, comme ça… heu… heu… C’était de douleur, non, de l’essoufflement plutôt. J’ai pensé: «Voilà que ça remonte la pente, je peux couper au court, il y a chance d’arriver avant la route.» Et dans le moment que je déboulais parmi les pierres, je l’ai rencontrée, je l’aurais pu toucher de la main.


Il écarta les doigts de son visage, et leva au plafond des yeux si noyés d’ivresse que le brigadier sentit dans le creux de la poitrine le frisson d’angoisse du chasseur à l’affût qui perd de vue son gibier, au bout de la ligne de mire.


– Une fille, reprit l’ancien berger de sa voix étrange qui n’en finissait pas de vibrer dans son énorme poitrine, une grande et belle fille, sûr. On s’est trouvé nez à nez tous deux, aussi couillons l’un que l’autre, parole. Mais je l’ai perdue aussi vite, elle a remonté vers le château, moi vers la charrette, voilà. Chacun son affaire, quoi.


Les mains du brigadier tremblaient d’impatience. Il réussit néanmoins à se taire. La moindre parole eût sans doute rompu le fil fragile qui, pour un moment, liait entre elles les images secrètes que le messager semblait suivre, de ses yeux presque éteints.


– Vous n’avez pas rêvé, Mathurin? demanda-t-il enfin de sa voix de fonctionnaire, un peu nasale, adroit compromis entre l’accent militaire et le bredouillement de l’homme de loi.


Mais le voiturier était déjà trop ivre pour que l’impressionnât ce vouvoiement insolite. Tandis que le gendarme lui donnait lecture du procès-verbal, il s’endormit, ouvrit seulement les yeux pour signer – une signature que le brigadier s’étonna de trouver correcte. Peu de gens, même à Mégère savaient que l’ancien berger, bâtard d’un notaire du Velay, avait jadis fréquenté l’école de Gap, jusqu’au jour où la banqueroute paternelle et la disparition du failli, coïncidant avec les premières atteintes de l’épilepsie, l’avaient fait renvoyer au village.


– Brigadier, remarqua Pietri, tandis qu’il regonflait le pneu de sa bicyclette, le juge a du flair. Deux heures après la découverte du crime, je l’ai entendu dire au docteur: «Il doit y avoir une femme là-dessous.»


– Vous parlez sans connaître, répliqua le brigadier, tout enflé de la nouvelle qu’il brûlait d’apprendre à son chef. C’était une supposition, une rigolade. Et savez-vous seulement pourquoi il disait ça au docteur, le juge? Avez-vous réfléchi au pourquoi de la chose?


– Ça se pourrait, fit le Corse vexé. Paraît que le particulier, tout moribond qu’il est, avec sa balle dans la colonne vertébrale et le poumon, se met à gigoter chaque fois qu’il voit un jupon. Moi, que voulez-vous, en un sens, je trouve l’idée bête. Un type fait par un autre gars devrait danser à la vue d’une culotte, alors? Des blagues. On ne sait pas ce qui se passe dans la tête d’un agonisant.


– N’empêche que… La déposition que vous venez d’entendre…


– Oui. Compris. Seulement votre Mathurin, permettez, je le crois plus vicieux qu’il n’en a l’air. Une supposition qu’il se rétracte? Il dira qu’il avait bu, par exemple, qu’on l’a saoulé. C’est un de ces idiots dont on ne se méfie point, mais qui aiment rien tant que se faire valoir, des vrais charlatans – le haut-mal veut ça. Je cause de ce que je sais. La montagne, chez nous, est pleine de ces oiseaux-là. Ils ont le goût de nuire.


Le brigadier affectait de ne pas entendre, bien qu’il ne perdît pas une syllabe de ces paroles perfides. Une nouvelle déception devait d’ailleurs bientôt s’ajouter à la première. La patronne des Quatre-Tilleuls – seule auberge du village – lui apprit que le juge d’instruction était parti pour le presbytère, et qu’il priait qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte. Il serait de retour à l’heure du dîner.


– Vous savez la nouvelle? interrogea-t-elle d’un air innocent. Vous savez qu’on a retrouvé le revolver? L’arme du crime, quoi. Juste sous la fenêtre du cabinet, à croire qu’on l’a jetée de là-haut, exprès.


– Bah, dit Pietri venant au secours de son chef, probable que le type l’aura pris des mains de la vieille dame, arraché…


– Vous parlez encore une fois sans connaître, fit le brigadier blême de colère. À l’arrivée des premiers témoins, les persiennes étaient closes, la barre mise. Drôle de fantaisie qu’il aurait eue de fermer le volet avant de déguerpir – et presque tout nu, encore! Dans une affaire, voyez-vous, gendarme, s’agit d’abord de voir clair dans le jeu des autres. Mon idée, c’est que le revolver était loin, et qu’il n’est pas revenu tout seul. Là-dessus, commencez votre rapport, je vais aller réfléchir sur la route, en attendant le juge.


Le docteur de Mégère sortait du presbytère lorsque le juge y entra. Les deux hommes s’arrêtèrent un moment sous la ridicule tonnelle, parlant à voix basse. L’ombre de Mlle Céleste parut à travers les rideaux.


– Malade?


– Plus qu’il ne le croit, sans doute. Ne le fatiguez pas trop, cher ami. Il suffit que vous soyez prévenu.


Le docteur ne songeait plus à cacher sa sympathie pour le petit juge, auquel il trouvait, selon son expression, un accent balzacien. Il le comparait à son célèbre confrère de la Comédie humaine.


– Oh! protesta Frescheville, une simple visite de politesse, d’amitié. Je l’épargnerai le plus possible. Et même…


– Je crains qu’il ne s’épargne guère, lui. Quelle attachante nature! Voyez-vous, mon cher Frescheville, on nous prend volontiers pour des brutes, nous autres, carabins, parce que notre expérience, nos méthodes, notre formation clinique nous disposent peu aux illusions. Voulez-vous faire quelques pas avec moi sur la route?


– Je crains que les événements d’hier n’aient dangereusement agi sur ses nerfs. Mettez-vous à sa place, que diable! Et puis…


Le rond visage du petit juge parut, en un éclair, se couvrir d’une infinité de rides concentriques autour du nez balzacien, froncé par une attention profonde.


– Je me demande si, d’une manière ou d’une autre – simple supposition, absolument gratuite, vous m’entendez, – le crime ne pose pas pour lui une grave question de conscience.


– L’idée m’est venue aussi…


– Curieux, dit simplement le docteur de Mégère, redevenu laconique.


– Je ne vous cache rien, protesta le juge. J’estime autant que vous le caractère de M. l’abbé Dufy, et nous savons comme lui, vous et moi, l’importance du secret professionnel. Je parlais d’une impression, voilà tout. Elle est d’ailleurs si vague, si confuse que je m’en voudrais de tenter quoi que ce soit qui puisse risquer de compromettre gravement…


– Oh! ne prenez pas mes réserves au tragique, ce prêtre n’a rien d’une femmelette, au contraire. Et d’ailleurs, je ne l’ai pas examiné: le pouls m’inquiète, le regard est d’un grand nerveux, voilà tout. Je crois d’ailleurs qu’il abuse un peu du gardénal. Comme chez beaucoup de ses pareils – je veux dire des prêtres-nés – la part féminine est chez lui très forte, observez son visage. Car je ne fais allusion qu’au physique, évidemment. C’est un mystique de la grande espèce, raisonnable et passionné. Pour moi, il ne moisira pas à Mégère, mais il y réussira très bien. Il réussirait partout. Vous allez le voir entre sa vieille servante et un étonnant petit enfant de chœur, déjà visiblement jaloux l’un de l’autre. C’est très curieux.


Il lui serra la main et disparut dans le soir tombant.


Au bruit de la porte, le curé de Mégère ne leva pas la tête. Ses yeux clos, ses joues creuses, le pincement bizarre de ses lèvres lui faisaient un masque si tragique que le juge délibéra un moment de quitter la salle sur la pointe des pieds comme il y était entré, car il le croyait endormi. Au premier pas en arrière, et à sa grande surprise, la main du prêtre sortit de l’ample pèlerine où elle était blottie et lui fit un signe presque amical. Alors le juge crut s’apercevoir, au mouvement des lèvres, qu’il priait.


– Je m’excuse… commença-t-il.


Mais le curé de Mégère ne l’écoutait pas. Il fixait maintenant la flamme dansante du foyer avec un regard douloureux, comme s’il pesait d’avance ses paroles et qu’il les jugeât décisives, irréparables.


– Je suis content que vous soyez venu, fit-il enfin d’une voix sombre. J’avoue que je n’en puis plus.


De ses yeux, il montra la porte au petit clergeon qui s’éloigna.


– Monsieur, reprit-il après un long silence, croyez-vous en Dieu?


– Certes! se récria le petit juge. Les hommes me dégoûtent trop. Le monde a besoin d’un alibi.


– Ne plaisantez pas, dit le prêtre avec lassitude. Il m’en coûterait trop d’aborder avec vous certaine question si… Mais votre réponse, bien que peu convenable, me suffit. Je vous sais sincère.


Il ramena frileusement les pans de son manteau sur ses genoux.


– Monsieur, vous avez devant vous un homme malheureux. Je suis dépositaire d’un secret. Une part de ce secret m’appartient – j’entends par là que je puis en disposer dans l’intérêt de la justice et surtout dans celui d’une pauvre âme tourmentée. L’autre part, j’en devrai compte à Dieu, du premier au dernier mot.


– Vous êtes absolument libre de…


– Non, je ne suis pas libre, interrompit sèchement le curé de Mégère. Si je l’étais, je ne vous aurais certes pas reçu.


– Rien ne presse, monsieur l’abbé. L’enquête suit son cours. Il est facile d’attendre que votre santé…


– Ma santé, fit le prêtre amèrement. Ma santé n’importe pas du tout. Ou du moins il sera temps d’y songer plus tard… Ma santé!


Ses yeux parurent reculer dans leurs orbites, et tout son visage prit une expression d’ironie insupportable qui frappa le petit juge.


– Hé, hé, bégaya-t-il, sans réussir à éviter le regard qui cherchait tout à coup le sien avec la malice et l’obstination de quelque insecte malfaisant, la santé… heu… heu…


– C’est un mot qui m’écœure, poursuivit le prêtre sur le même ton. Cela remplit la bouche comme tous les mots que les hommes ont inventés pour essayer de se donner entre eux l’illusion de la sécurité. La sécurité! Leur sécurité! Disons simplement la sécurité de leurs ventres.


– Vous êtes dur, dit le petit juge stupéfait de ce brusque changement, et il semblait suivre avec beaucoup d’attention, du bout de sa bottine, les dessins du tapis, effacés par l’usure.


– Il n’y a pas de sécurité, reprit le curé de Mégère avec une exaltation croissante et en s’efforçant d’ailleurs de ne pas hausser la voix qui prenait dans les notes hautes une sonorité désagréable.


– Pour les hommes supérieurs, soit, objecta le juge poliment. Les hommes ordinaires…


– Il n’y a pas d’hommes ordinaires. Car ceux qu’on appelle ainsi…


Son regard s’était emparé de celui de son interlocuteur et ne le lâchait plus.


– Oui, monsieur, ils n’ont dans la bouche que les mots de raison, de bon sens, ils ressemblent à ces navigateurs égarés qui désignent du doigt sur la carte une route imaginaire qu’ils ont depuis longtemps quittée à leur insu. Pauvres gens! Leur vie ne reste pas plus longtemps dans le normal que le balancier en mouvement au point mort. Raisonnables ou non, ils finissent toujours par tomber en pleine extravagance, bien que par des voies très différentes. Les uns par timidité, d’autres par imprudence et hardiesse, car leurs folies sont aussi diverses que leurs visages, il n’y a pas deux folies pareilles dans le monde. Il arrive parfois…


Les mots se pressaient si vite dans sa gorge qu’il ne réussissait plus à en articuler chaque syllabe, et pourtant sa voix restait basse et presque douce. Ce contraste avait quelque chose de sinistre.


– Il arrive parfois… oui, on est parfois tout prêt… enfin, qui de nous n’a été tenté d’en finir d’un seul coup avec cette sécurité imbécile? On voudrait leur ouvrir les yeux, coûte que coûte. Les mensonges les plus grossiers…


Les yeux du petit homme s’étaient fermés peu à peu. La tête inclinée sur l’épaule, il semblait dormir, et son visage était si immobile que l’imperceptible frémissement d’un muscle, à la racine du nez, y apparaissait ainsi qu’un signe extraordinaire. Le prêtre se tut.


– Je vous demande pardon, fit le juge, comme s’il sortait d’un songe, je vous suivais très attentivement. J’ai bien souvent pensé moi-même…


Il n’acheva pas. Son regard gris entre ses cils mi-clos, frappés de biais par la lumière, fit rapidement le tour de la pièce, se fixa un instant sur la porte.


– Vous désirez me parler de Mme Louise, dit-il enfin. C’est une bien singulière personne, un type assez balzacien…


– Vous êtes un homme fin, soupira le curé de Mégère, – lui aussi semblait sortir d’un rêve – fin et subtil. C’est pourquoi je ne ruserai pas avec vous. Je vous demanderai seulement de m’éviter ultérieurement tout contact, du moins direct, avec la police et les enquêteurs.


– Mon devoir…, commença le juge.


– Si, monsieur, vous me l’épargnerez. Qui sait si les renseignements dont je dispose – dont je disposerai bientôt peut-être – ne vous permettront pas de clore une instruction qui semble vous promettre – de votre propre aveu – plus d’un mécompte…


– Plus de mécomptes que de plaisir, soit!… Je vous entends… Nous parlons d’ailleurs en amis…


– Voyez-vous, monsieur le juge, reprit le prêtre avec une vivacité soudaine, en poursuivant en moi quelque secret, vous courez après une ombre. Le peu que je sais suffit: le problème posé à ma conscience sacerdotale n’est douloureux que pour moi. Que me veut-on? Oui, que veut-on que je sache d’un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j’ignorais jusqu’à l’existence? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l’aveu du criminel et, je l’espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s’en venger sur son auteur. Alors? J’aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d’affaires.


– Je voudrais que le problème fût aussi simple…


– Évidemment, il ne l’est plus, si l’on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.


– Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu’il s’agit de rassembler sur tel et tel les renseignements nécessaires pour dégager l’individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas. Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence.


Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.


– Quelle héritière? demanda le curé d’une voix où se trahissait un peu d’impatience, dissimulée par politesse.


– L’héritière est une demoiselle de Châteauroux – rien d’intéressant de ce côté-là, – une brave fille dévote, qui vit en recluse, une personne inoffensive.


– Les vieilles filles dévotes sont rarement inoffensives, dit le curé de Mégère d’un air las.


Et aussitôt il corrigea le mot d’un sourire.


– Oh! soyez tranquille, nous n’avons rien négligé, répliqua le petit juge sur le même ton. La demoiselle n’a pas quitté Châteauroux depuis des mois… Et vous en serez quitte, cher ami, pour un jugement téméraire – je crois que c’est le mot?…


– Une plaisanterie téméraire, plutôt… Mais, permettez, cette demoiselle ne me paraît pas appartenir, elle, à l’espèce dont vous parliez tout à l’heure, des vieillards migrateurs et mystérieux. Son passé ne doit pas être difficile à remonter.


– Son passé ne présente aucun intérêt. Mais il y a aussi par là une inimitié entre les familles dont la cause est bien obscure. La pauvre fille n’a jamais été reçue, elle ne connaissait même pas sa tante, et je ne vous cacherai pas qu’on la disait déshéritée par avance. Monseigneur lui-même… Mais cela est une autre histoire, et je ne puis former un jugement sur des rapports hâtifs, forcément incomplets ou même contradictoires… Je me défends de rien dramatiser. Oh! sans doute, on croit volontiers que nous voyons le drame partout, alors que la plupart de nos expériences nous enseignent, au contraire, un certain optimisme, oh! un optimisme à base d’amertume, un optimisme sans illusion… Le crime est rare; je veux dire le crime qualifié, authentique, tombant sous le coup de la loi. Les hommes se détruisent par des moyens qui leur ressemblent, médiocres comme eux. Ils s’usent sournoisement. Et les crimes d’usure, monsieur, ça ne regarde pas les juges!…


Il passa sur ses lèvres, après un silence, sa langue rose et pointue.


– Reste cette Mme Louise, dit-il enfin.


Une seconde leurs yeux se cherchèrent, puis ils échangèrent ensemble un même regard, pareillement réfléchi, attentif.


– J’ai parlé à Mme Louise, en effet, dit brusquement le prêtre avec une simplicité déconcertante. J’aurais même souhaité, je l’avoue, n’attirer là-dessus l’attention de personne. N’importe. La surveillance qu’on exerce sur moi…


– Pardon! protesta le juge, écarlate.


– Pour avoir des avantages, elle a aussi ses risques. N’essayez pas d’abuser de mon inexpérience, reprit-il en haussant doucement les épaules, je ne suis pas si naïf. Votre intérêt et votre amitié auraient avantage à m’épargner en des matières si délicates. Car, enfin, les confidences que nous recevons, même en dehors du ministère proprement dit, ne sont tout de même pas des confidences comme les autres.


– Je voudrais que vous parliez plus clairement, dit le juge. Que désirez-vous? Que racontez-vous? Il ne m’est naturellement jamais venu à l’idée de vous garder à ma disposition.


– Sans doute. Et, de votre part, je n’attends que des procédés irréprochables, dignes de vous et de moi. Êtes-vous aussi sûr de vos subordonnés? Certes, je ne doute pas d’obtenir de mes supérieurs, dans un délai plus ou moins éloigné, un autre poste. Mais aussi longtemps que leur volonté me tiendra dans celui-ci, je dois défendre, même contre vous, la dignité d’un ministère, hélas! déjà trop compromise par mon inexpérience et mes étourderies. Toute surveillance exercée sur cette maison, sur ses abords, sur les gens que j’y appelle, peut prendre, aux yeux de mes paroissiens, un caractère fâcheux, extrêmement fâcheux… C’est ainsi qu’il y a vingt minutes à peine, comme je me penchais à cette fenêtre en compagnie de M. le docteur, nous avons pu apercevoir, par-dessus la haie…


– Mille pardons! Il s’agit d’un simple malentendu. L’inspecteur Grignolles, arrivé tout à l’heure de Grenoble, croyait me trouver ici.


– Vous voyez vous-même…


– Mais je ne vois rien! fit le juge, de nouveau écarlate. Je répète qu’il s’agit d’un simple malentendu.


– Alors, à quoi bon courir le risque de,… Il se renouvellerait sûrement! Puis-je disposer librement de deux jours, trois au plus?…


– Évidemment!


– Trois jours d’une liberté absolue, sans réserves. En conscience, je ne puis vous garantir qu’à ce prix un résultat favorable à la démarche que je vais tenter. Car la moindre intervention de vos collaborateurs la ferait échouer sûrement. J’ajoute qu’un échec engagerait si gravement ma liberté, mon honneur…


Il hésita.


– Cela briserait ma vie, conclut-il.


La petite tête du juge restait drôlement penchée sur l’épaule comme celle d’un oiseau. Et le curé de Mégère ne distinguait d’elle, dans l’ombre, qu’une oreille rose et lisse, attentive.


– Je ne demande que votre parole, murmura-t-il à voix basse. Je ne désire pas être espionné, voilà tout.


Une bûche croula dans les cendres.


Le juge se leva lentement, tapota de la main ses genoux, étouffa un bâillement et dit en haussant les épaules avec l’espèce de compassion indulgente qu’on a pour un enfant capricieux, ce sourire qui avait triomphé de l’obstination de tant d’adversaires moins rusés.


– Je puis vous faire conduire jusqu’à la gare de Dombasles dans ma voiture. Je pense que votre intention est d’aller prendre les instructions de vos supérieurs à Grenoble.


– Oui, cela est aussi dans mes intentions.


– Bon, approuva le juge, poursuivant visiblement au fond de lui-même un raisonnement mystérieux. La chose est simple. Quelle que soit la marche de l’enquête, votre présence ici n’est pas indispensable, et il m’est très facile de justifier une absence momentanée? Pourquoi vous refuserais-je ce service? Entre nous, mon cher curé, je préfère vous avoir pour ami que pour…


Il eut un rire forcé, presque aigu, et comme s’avisant trop tard de retenir une parole imprudente, s’écria en rougissant légèrement.


– Vous êtes réellement extraordinaire! Le prêtre le plus extraordinaire que j’aie jamais vu.


– Hélas! soupira le curé de Mégère, expliquez-vous.


– Mon Dieu, à peine serais-je capable d’expliquer à moi-même, d’analyser… une… une impression très complexe – il répéta deux fois ce mot avec une satisfaction très visible. Et tenez, par exemple… Oh! peu de chose sans doute, un détail – mais enfin j’ai quelque expérience du visage humain… une expérience professionnelle, oserais-je dire. Hé bien, il y a dans les traits du vôtre un tel contraste qu’en vérité… Allons! Je dois vous faire en ce moment l’effet d’un imbécile.


– Non, répliqua gravement le prêtre. Je crois simplement que ce contraste est dans votre esprit.


– Peut-être… Et néanmoins une telle jeunesse des traits, une expression – excusez-moi – presque enfantine alors que… Voyons, même au séminaire on a dû vous dire quelque chose de votre extraordinaire ascendant? Un prêtre de votre âge n’a pas d’habitude cette assurance profonde qui… On croirait que vous avez longtemps vécu.


– J’ai souffert, monsieur, cela revient sans doute au même. Mais rassurez-vous! Ni au séminaire ni ailleurs personne ne s’en est jamais soucié…


Il ramena frileusement les plis de son châle sur sa poitrine et dit en souriant:


– Je crois que vous voulez surtout retarder le plus possible une formalité désagréable. Vous n’y échapperez pourtant pas. Ai-je votre parole, oui ou non?


– Vous l’avez.


Du même pas, bien que raffermi, le curé de Mégère s’éloigna de la fenêtre, reprit sa place au coin du foyer. Sa figure impassible n’avait d’autre mouvement que les reflets du foyer demi-mort, qui en faisaient jouer les ombres. Et l’expression de ce visage était plutôt celui de la fatigue et de l’ennui.


– Vous l’avez, reprit le juge. Vous l’avez, telle que vous me l’avez demandée, sans condition d’aucune sorte. Avouez maintenant que ma curiosité… Il m’est difficile de ne pas voir plus qu’une coïncidence fortuite entre le désir auquel je viens de me rendre et… votre entretien avec…


– Avec Mme Louise? Vous ne vous trompez pas. Et retenez encore ceci, monsieur. Je ne suis qu’un prêtre sans expérience, mais je sais ce dont je parle, et je pèse mes mots. Quoi qu’il arrive, je vous donne ma parole, ma parole de prêtre, que cette personne est non seulement irréprochable, cela va de soi, mais que ma responsabilité se trouve gravement engagée à son égard. Nul ne peut la délier que moi d’un engagement que je lui ai fait prendre. Vous commettriez une cruauté en cherchant à lui arracher un secret qui d’ailleurs serait, pour l’instant, et hors de ma présence, absolument inutile à l’enquête. Cela aussi, je vous l’affirme, sur mon honneur sacerdotal.


– Êtes-vous bon appréciateur en pareille matière? fit le magistrat, en soupirant.


– L’avenir vous le démontrera bientôt, reprit le prêtre avec une autorité soudaine. Qu’avez-vous à craindre de moi? Que pourrait contre la justice un malheureux curé soumis à une discipline stricte, et que la plus légère extravagance perdrait aux yeux de ses supérieurs? Ne pouvez-vous courir le risque d’un retard de quelques jours dans une enquête que vous conduirez d’ailleurs, en attendant, comme il vous plaira, si je m’affirme capable, avec un peu de chance et l’aide de Dieu, d’apporter une lumière complète, totale sur une affaire, d’ailleurs beaucoup moins obscure que vous ne pensez? Car, j’ai encore une requête à vous présenter. Peut-être, au cours de mon absence, me verrai-je dans l’obligation d’appeler auprès de moi – oh! pour un délai bien court, vingt-quatre heures suffiront sans doute – Mme Louise. La laisserez-vous me rejoindre, dans les mêmes conditions que je vais partir moi-même, c’est-à-dire absolument libre de toute surveillance?


Le juge s’agitait sur sa chaise, avec une impatience croissante.


– Écoutez, mon cher ami, dit-il tout à coup et comme n’y tenant plus, vous êtes libre de ne pas parler, mais vous avez tort de jouer avec moi aux propos interrompus. Allons donc! je ne suis pas un enfant! Et encore un enfant s’apercevrait que vous en savez plus long que vous ne voulez en avoir l’air, car je ne puis croire que vous vous amusiez à m’intriguer, pour rien… pour le plaisir. Après tout, il s’agit d’une affaire sérieuse, que diable! Oh! je rends hommage à la correction de votre attitude. Dans des circonstances pareilles un prêtre de votre âge aurait pu aisément s’affoler. Mais – pardonnez-moi – vous m’étiez hier encore totalement inconnu. Il ne vous a pas fallu dix minutes pour gagner ma confiance, à ma grande surprise d’ailleurs, car je ne la donne pas aisément d’habitude. Et depuis quelques temps – disons depuis un événement que j’ignore, mais que je crois deviner – vos hésitations, vos réticences… Bref, il semble que ma confiance vous gêne, que vous vous efforcez de la décevoir, de la blesser, de la lasser.


– Quel événement? demanda le curé de Mégère.


– Que sais-je?… L’aveu de Mme Louise, par exemple.


Le visage du prêtre ne montra aucune surprise, mais seulement une réelle souffrance.


– Votre imagination travaille sur ce thème, dit-il avec un soupir. Qu’y puis-je? Mais vous oubliez que ces émotions m’ont horriblement fatigué. À la lettre, je ne tiens plus debout. Ce que vous prenez pour une attitude équivoque n’est qu’épuisement des nerfs, voilà tout.


– Il est trop facile de mettre au compte des nerfs… commença le juge sur le ton d’un écolier récitant sa leçon.


– Oh! ma conscience ne me fait aucun reproche, protesta le curé de Mégère, avec un pauvre sourire. Vous ne pouvez d’ailleurs comprendre ce que je sens. Vous avez une mission à remplir, vous servez la justice, votre justice, que vous importe! Hélas! il ne m’est pas même permis de vous envier. Je suis hors de jeu, et tout indigne représentant que je sois d’une justice supérieure à la vôtre, d’un pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, personnellement je ne puis rien, je suis aussi désarmé qu’un enfant. Je vous regarde seulement vous agiter autour de ces deux cadavres avec un frémissement de dégoût, une espèce d’horreur dont je ne suis pas maître. Que de choses j’ai apprises depuis quelques heures! Et par exemple, un crime, un meurtre, cela m’apparaissait jadis tellement plus simple! Une vie de plus ou de moins, alors que chaque minute en moissonne des milliers à travers le monde! Et maintenant…


Il s’était levé brusquement, mais sa haute taille restait un peu courbée, et il s’appuyait d’une main au mur.


– Je vois maintenant que chaque crime crée autour de lui comme une sorte de tourbillon qui attire invinciblement vers son centre innocents ou coupables, et dont personne ne saurait calculer à l’avance la force ni la durée. Oui, monsieur. reprit-il avec une agitation croissante, un geste à peine moins insignifiant qu’une chiquenaude déclenche une puissance mystérieuse qui roule dans le même remous, pêle-mêle, le criminel et ses juges, aussi longtemps qu’elle n’a pas épuisé sa violence, selon des lois qui ne nous sont point connues. Et vous… Et vous…


Il balbutia les derniers mots dans une sorte de râle, glissa sur les genoux, battant l’air de ses bras. Son front sonna contre le mur.


Au lieu d’intervenir, le juge d’instruction resta un moment immobile portant son regard avec une rapidité extraordinaire aux quatre coins de la chambre, puis il le ramena sur le corps inerte étendu à ses pieds. Son hésitation ne dura qu’une seconde, mais la curiosité à son paroxysme marqua tous ses traits jusqu’à faire de ce visage poupin, le temps d’un éclair, une sorte de masque grimaçant. L’arrivée de Mme Céleste, brisant brusquement sa terrible tension nerveuse, le fit chanceler comme un homme ivre.


Déjà le prêtre ouvrait les yeux. Puis il se remit lui-même debout.


– Je vous demande pardon, fit-il en souriant. Je suis sujet à ces sortes de crises. Le mieux, sans doute, est de me mettre au lit.


– J’ai abusé de vos forces, protesta le juge, c’est à moi de vous demander pardon. Il fit en même temps, et probablement à son insu, le geste de quelqu’un qui remet à plus tard une besogne urgente, se détourne à regret de l’occasion perdue. Mais l’occasion perdue ne se retrouverait plus. Il ne devait jamais revoir le curé de Mégère.

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