L’unique fenêtre de la ridicule petite maison s’ouvrait sur l’abîme d’où montait l’odeur du fleuve pourrissant que les dernières pluies d’automne avaient gonflé d’une argile livide, pleine de débris végétaux. À deux cents pieds plus bas, la Bidassoa roulait furieusement vers la mer les restes du flamboyant été basque, ainsi qu’un décor brisé. Mais la force du courant ne se marquait qu’aux longues traînées d’écume, et n’eût été le monotone grondement renvoyé de l’une à l’autre des vertigineuses falaises, l’énorme masse d’eau entraînée par son poids eût paru immobile et morte.
– C’est encore M. l’abbé, dit Mme Pouce.
Une fois de plus, elle parcourut du regard la pièce nue grossièrement blanchie, les dalles disjointes posées à même le roc et pourtant toujours suintantes, la cheminée trop large où le bois siffle et crache avant de pousser vers le haut une mince langue de flamme, fourchue comme celle d’une vipère, le lit de chêne vermoulu pour lequel on n’a pas trouvé de couverture assez large, les poutres du plafond si imprégnées de la suie résineuse des bûches de pin qu’elles ont le luisant de l’anthracite, l’échelle de planches qui débouche par une trappe, dans la soupente, l’étroit grenier à peine clos où ce prêtre inconnu a voulu qu’on dressât pour son neveu un lit de fer emprunté à l’hôtel et qui avec son édredon rouge garde sous les tuiles du toit, parmi les chevrons et les poutres tapissées de toiles d’araignée, son air honnête et bourgeois. Singulier caprice! L’hôtel du Lion d’Argent n’est pas riche, soit. Mais en cette saison, la clientèle est rare et même, depuis le départ du prétendu placier espagnol – un révolutionnaire sans doute – les cinq chambres sont vides… Quelle idée singulière de prétendre habiter tous les deux une ancienne remise dont se contentent à peine les Parisiens naïfs, venus par les trains de plaisir! Sous l’éclatant soleil d’août l’enseigne qui se balance au-dessus de la porte peut encore faire illusion à des imbéciles. Mais bosselée par la bourrasque qui à chaque bouffée la jette violemment contre le mur, déteinte par les averses, elle ressemble assez aujourd’hui à ces bidons de fer-blanc dont on effraye les corneilles. Ah! oui! singulier prêtre…
Elle se rappelle son arrivée voici bientôt quinze jours, le fiacre venu par la route de Luz, attelé d’une rosse biscayenne à dents jaunes et son cocher somnolent… Fille d’un mégissier toulousain, elle n’aime guère les gens de ce pays, et moins encore les curés, secs comme des sarments, tout en muscles avec ce regard méfiant des contrebandiers montagnards, traversé d’éclairs soudains. Mais ce curé-ci l’a rassurée du premier coup: une voix douce qui oublie parfois de rester grave, joue imperceptiblement sur certaines syllabes, les prolonge avec une sorte de tendresse. Et ce visage presque trop fin, trop régulier, marqué d’une tristesse qu’il arrive si rarement d’apercevoir sur une face d’homme, la discrétion de chacun de ses gestes, le sourire qui passe par instants sur les lèvres, y flotte longtemps, ce sourire dont elle dit qu’il semble revenu de tout… Le patron, M. Pouce, qui ne quitte plus guère sa chambre et achève lentement de mourir d’une mauvaise tumeur, est venu exprès dans la salle, pour voir son hôte. Il l’a écouté longtemps sans rien dire, penchant vers la flamme ses joues jaunes et crachant à petits coups dans les cendres, par politesse. «Drôle de curé, a-t-il dit, mais pas fier. Méfie-toi quand même: il a l’œil malin.» Et lorsqu’elle a voulu parler du neveu, il a cligné des paupières comme jadis, lorsqu’il contait des histoires graveleuses à la petite servante.
– Et que me veut-il, demanda le curé de Mégère. Qu’ai-je à faire avec ce… Il parlait sans élever la voix, d’un ton calme.
– La sollicitude des confrères est réellement accablante, madame Pouce. Comme n’importe quelle sollicitude d’ailleurs. Elles nous suivent jusqu’à la tombe, au sens exact du mot, et pour savoir ce qu’elles sont, il suffit de regarder les cortèges funèbres. Toutes ces sollicitudes, les sollicitudes de toute une vie, à la queue leu leu, le long des allées du cimetière… C’est un triste et dégoûtant spectacle, madame Pouce. L’hôtelière le regardait, s’efforçant de comprendre. Aux derniers mots elle respira.
– Bien sûr, fit-elle humblement. Mais quant à M. l’abbé Etchegoyen, voyez-vous, c’est ma faute. J’ai parlé un peu de vous, l’autre jour, comme ça, sans penser. Alors, il s’est mis dans la tête de faire votre connaissance. Dame! il n’y a pas plus curieux qu’un prêtre, c’est connu. Soit dit sans offense, car pour vous…
– Pour moi?
– On n’en rencontre pas souvent de pareils, conclut-elle en rougissant.
– Où est-il? demanda le curé de Mégère. Je ne veux pas le recevoir ici. Et d’ailleurs… Puisque vous parliez de moi, madame Pouce, vous auriez pu lui dire… Mon Dieu, que sais-je? Vous auriez pu lui dire, par exemple, que j’étais un homme dangereux…
Il haussa les épaules et effleura de la main, en passant, la joue dorée du petit clergeon, debout contre le mur. On entendit longtemps sonner son pas sur le chemin pierreux.
– Des prêtres tels que celui-là, mon garçon…, commença Mme Pouce. Accroupie devant l’âtre, elle soufflait sur les bûches noircies essuyant à son tablier ses yeux rougis par les cendres.
– Pour moi, reprit-elle, si jeune que le voilà, il a plus d’expérience que bien d’autres, c’est un homme qui connaît le malheur. Ne me parle pas des curés d’ici, de vrais diables, poilus comme des bêtes, avec des yeux qui font peur. Et pas commodes, non! Le dimanche à la sortie de la messe, faut les entendre interpeller chacun, chacune! Gare aux filles qui vont danser chez Caubert, à Andrain. Et si un gosse a seulement manqué l’Évangile, pif! paf! deux paires de claques. Même les vieux filent doux, ainsi!
Tout en parlant, elle continuait d’observer le petit clergeon d’un regard oblique.
– On trouve de tout chez les prêtres, pas vrai? C’est un métier pareil aux autres. N’empêche que je me suis laissé dire…
Elle se leva, secoua son tablier, et d’une voix qui s’efforçait de paraître indifférente, bien qu’elle frémît de curiosité:
– Probable qu’il y a du roman dans la vie de cet homme-là, pas vrai? Un si joli garçon! Je connais plus d’une femme qui se contenterait de sa figure. Et des mains! Sûr qu’elles n’ont pas remué beaucoup la terre. Qu’est-ce que tu dis, garçon?
– Moi, je ne dis rien, répliqua l’enfant, toujours sombre. Vous parlez tout le temps, madame Pouce.
– Oh! on ne peut pas te reprocher d’être bavard, fit-elle avec une admiration naïve. Il te fait donc un peu peur, ton oncle? Ou quoi?
– Non! protesta l’enfant, le regard dur. Je n’ai peur de personne, madame Pouce.
– Voyez-vous ça! Allons, petit, garde tes secrets. N’empêche que si j’étais ta mère…
– Je vous ai déjà dit que je n’avais ni père ni mère, madame Pouce!
– Tu l’aimes donc bien? reprit-elle après un silence.
Mais l’enfant pencha le buste hors de la fenêtre sans répondre et ses deux pieds quittant le sol, elle poussa un cri de terreur.
– Tu pourrais te tuer, galopin, fit-elle.
La voix du clergeon lui arrivait du dehors, curieusement déformée par la sonorité de l’abîme.
– Tout le monde l’aime, dit-il avec un rire amer.
– Jaloux! Avoue que tu es jaloux de ton oncle, jaloux comme une fille: d’ailleurs je m’en suis aperçue tout de suite, il suffit de vous voir ensemble… Mais c’est vrai, aussi, qu’on s’attache à lui, on est pris sans seulement y avoir pensé. Tiens, dès le premier soir, rien que sa façon de me parler de mon pays, de Toulouse… Une belle ville, Toulouse, mais faut la comprendre… Et lui, un homme du Nord, hein? des Ardennes?…
L’enfant se dressa sur les poignets, la tête et le buste rejetés en arrière, la pointe de ses souliers battant le mur. Le vent faisait flotter ses cheveux blonds.
– À Toulouse! fit-il d’une voix sifflante. Croyez-vous qu’il soit jamais allé à Toulouse? Il a raconté ça pour rien, pour vous faire plaisir. Et les gens le croient. On le croit toujours.
– Tu ne vas pas dire que ton oncle est un menteur?… insinua l’hôtesse, les yeux brillants.
Mais elle ne tira pas un mot de plus du petit clergeon qui, refermant la fenêtre, alla s’asseoir sur le lit où il demeura, le regard au plafond, les jambes ballantes, jusqu’à ce que, de guerre lasse, Mme Pouce cédât la place en maugréant…
– Monsieur l’abbé, commença le curé de Mégère, je m’étonne un peu…
Il distinguait mal le prêtre inconnu qui sorti, à sa rencontre, l’attendait au bord du sentier, debout contre un mur, le visage dans l’ombre. Comme s’il devinait sa pensée, celui-ci fit un pas en avant. Quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face sans un mot.
– Pardonnez mon insistance, dit le visiteur, d’une voix rauque. Personnellement j’avais le plus grand désir de vous connaître. Depuis l’année dernière je remplis un modeste emploi auprès de Monseigneur, mais ma maison natale, où je vais presque chaque semaine, se trouve à Castet, derrière cette colline, tout près. Nous sommes donc un peu voisins.
Derrière une des fenêtres de l’hôtel la face jaune du patron apparut, collée à la vitre et déjà d’une couleur et d’une immobilité d’expression si peu humaines qu’elle faisait penser à quelque monstrueuse excroissance végétale.
– C’est pour lui que j’ai pris la liberté de vous attendre au dehors, fit l’inconnu qui avait sans doute surpris le regard du curé de Mégère. Pauvre monsieur! Cet affreux mal le travaille jour et nuit, ne lui laisse aucun repos, et il passe son temps à guetter les passants, ou même, hélas! à écouter aux portes. Les rares clients de Mme Pouce se plaignent de l’avoir surpris plus d’une fois l’œil au trou de la serrure, comme un enfant. Nous n’aurions pu causer librement.
– Je ne pensais pas, dit le curé de Mégère, que nous ayons à nous entretenir de secrets bien importants…
Il haussa les épaules et reprit sa marche tête basse, l’air aussi indifférent que s’il eût fait seul cette promenade au bord de la falaise, comme chaque soir.
– M. le curé de Castet se proposait de vous rendre lui-même visite. Ce petit hameau, en effet, dépend de sa paroisse, et…
– J’aurais dû évidemment le devancer…
– Non pas, non pas! protesta l’inconnu. Peut-être a-t-il craint seulement qu’une démarche trop hâtive prît à vos yeux, en raison de la juridiction qu’il exerce sur ce territoire, un caractère… un caractère désagréable.
– Je vous entends très bien, fit le curé de Mégère. Qui de nous, hors de son diocèse, pourrait se vanter d’être accueilli sans défiance par les confrères? De séminaire à séminaire, les formations sont parfois très différentes…
– Vous vous moquez de moi, dit l’inconnu de sa voix la plus douce.
Ils firent encore quelques pas, tournant franchement le dos à la route. Le sentier qu’ils suivaient serpente à travers les roches avant de débaucher au flanc même de la paroi de granit où, sur une centaine de pas, il surplombe l’abîme, puis se perd de nouveau dans les pierrailles, s’abaisse lentement vers le fleuve.
– Voyez-vous, monsieur le curé, reprit le Basque après un long silence, il ne faudrait pas nous croire ici plus curieux ou plus soupçonneux qu’ailleurs. Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz sont des villes très fréquentées, très ouvertes et moi-même, bien que la fonction que j’exerce m’impose quelque vigilance, je dois fermer souvent les yeux. Quelques imprudences, Dieu merci, ne peuvent sérieusement compromettre le renom d’un clergé qui passe, à juste titre, pour le plus sain de France: il suffit de n’attirer l’attention de personne. Comme toutes les administrations, la nôtre redoute ce qu’on appelle, d’ailleurs bien improprement, «les histoires»…
Ils rirent ensemble d’un petit rire que le curé de Mégère prolongea un peu plus qu’il n’eût fallu, avec une sorte d’ironie dont son compagnon eut à peine le temps de mesurer l’insolence car ce faible bruit des lèvres prit tout à coup dans cette solitude envahie à la fois par l’haleine glacée du fleuve et par l’ombre, une signification tragique.
– Un prêtre en partie fine, dit-il. Ces messieurs croient en voir partout. Et qui sait? Peut-être Mme Pouce a-t-elle eu d’abord quelque doute sur…sur le véritable sexe de mon petit compagnon?
– J’allais vous raconter la chose, répliqua le Basque, impassible. Mais ce n’était qu’une bagatelle: nous n’avons fait qu’en rire. Si vous aviez eu l’idée d’une fugue de cette sorte, il eût été bien ridicule de déguiser une fille en garçon, alors qu’il vous eût été plus facile… plus facile de quitter cet habit.
– Sans doute. Et j’avoue même qu’en raison des circonstances exceptionnelles que je traverse, j’étais assez disposé à prendre cette précaution contre la malveillance. Mais la présence auprès de moi de…
– De votre neveu?
– Il n’est pas mou neveu, dit le curé de Mégère avec le plus grand calme. Et d’ailleurs, monsieur, vous le savez.
– Je le savais en effet, répliqua l’autre sur le même ton. De toute manière, cela ne regarde que vous. Mais je ne vous suis pas moins reconnaissant d’une franchise qui me met à l’aise pour vous dire que je considère comme remplie la mission particulière dont m’avaient chargé mes supérieurs. Que voulez-vous? Je ne m’attendais pas à rencontrer ici un homme de votre qualité. Il m’est agréable de pouvoir vous parler désormais en mon nom.
– Je vous crois, dit le curé de Mégère. Je crains seulement que votre bonne volonté n’intervienne un peu tard, et vous allez vous compromettre pour rien.
– Il n’est jamais utile de se compromettre, remarqua le Basque, en secouant la tête. On ne se compromet que pour son plaisir. J’ai beaucoup vécu dans le monde, monsieur, je ne suis entré au séminaire qu’à trente ans passés, cela compte! Si je croyais me trouver en présence de quelque jeune prêtre étourdi… Mais il suffit de vous voir, de vous entendre… L’épreuve que vous traversez doit être des plus graves, des plus angoissantes…
– Elle l’était, monsieur. On peut maintenant parler d’elle au passé. Car l’incertitude est le pire de nos maux et probablement même le seul.
– Soit. Pourtant il ne peut vous être inutile de savoir à quelle sorte de curiosité vous avez affaire. Celle des prêtres, aisément éveillée, s’apaise aussi vite…
Il posa le bout des doigts sur la manche du curé de Mégère, et dit lentement:
– Connaissez-vous un certain M. de Frescheville, ou Frescheville?
– Fort bien, répliqua le curé de Mégère, sans sourciller.
– Que pensez-vous de lui?
– C’est un imbécile, poursuivit le prêtre de sa voix toujours égale. Mais il a de la suite dans les idées, je le crois donc un imbécile assez dangereux.
– Hé bien, le hasard…
– Il n’y a pas de hasard, monsieur.
– C’est du moins le nom que je donne à la Providence lorsqu’elle me paraît compliquer les choses au lieu de les simplifier. Bref, ce juge d’instruction par le plus grand des hasards est venu achever à Bayonne la convalescence d’une grippe infectieuse fort grave. Et c’est justement chez moi qu’il a rencontré M. le curé de Castet. Vous m’avouerez que l’aventure est singulière.
Ils continuaient à marcher côte à côte et bien que le soleil fût encore au-dessus de l’horizon, la brume funèbre montait, invisible, mais dénoncée par son âcre parfum. La brise fraîchit tout à coup.
– Ce que je sais m’inspire un grand intérêt pour vous, monsieur. J’ajoute que la justice et les gens de justice, au contraire…
Il essaya de rire et s’arrêta stupéfait comme si ce grelottement de pauvre gaieté lui eût paru à lui-même, dans ce lieu désert et à cette heure sauvage du crépuscule. un bruit trop insolite, intolérable.
– Ce M. Frescheville désirait vous voir, et je me permets de vous faire part de ce désir, à ma manière. À ma manière, comprenez-vous?
– Je vous remercie, dit le curé de Mégère sans quitter des yeux les lèvres de son interlocuteur comme s’il eût prétendu y lire sa secrète pensée.
– Vous auriez tort de croire que je me serais associé à quoi que ce fût qui ressemblât à une enquête policière. M. Frescheville est réellement ici en congé. L’affaire que vous savez ne l’intéresse plus qu’à titre privé. Elle a suivi d’ailleurs son cours et s’achemine, à ce qu’il prétend, vers une solution banale. Après tout, si j’ai bien compris, l’auteur du crime est mort, je me demande ce qu’ils peuvent souhaiter de plus.
Il passa son bras sous celui du curé de Mégère.
– Je sais ce que c’est qu’un jeune prêtre. À votre âge, il ne déplaît pas de se trouver en contradiction avec la lettre, au nom de l’esprit. Je ne vous blâme pas, certes, mais croyez-en mon expérience: si vous prétendez lutter seul, le dénouement m’est connu d’avance: la lettre vous tuera. Interrogez-vous, monsieur, pesez vos chances. Vous déciderez alors, soit de vous mettre sous la protection de vos supérieurs, qui ne vous le feront pas payer trop cher, je l’espère, soit…
Il interrogea un moment l’horizon gris, derrière lequel un pic inconnu, touché par un dernier rayon de soleil explosa tout à coup, jeta dans l’espace un éclair fulgurant, une sorte d’appel lumineux, s’éteignit.
– Disparaître de nouveau, conclut le prêtre à voix basse. La sympathie que vous m’inspirez…
Mais il n’acheva pas. Le visage du curé de Mégère venait de se plisser de bas en haut, parut se froncer tandis que les yeux mi-clos ne laissaient passer qu’un trait oblique. Il ressemblait à celui d’un chat.
– Ne parlez pas de sympathie, fit-il. J’attendais le mot, le mot seulement, car la chose était déjà venue. Elle vient toujours. Parce que vous l’avez sentie naître en vous dès le premier regard, n’est-ce pas? Que ne l’avez-vous ravalée! Mais vous ne l’auriez pas pu. J’éveille la sympathie – quelle expression ignoble! – je pense l’avoir éveillée dès le berceau, bien avant de savoir ce que c’était. Le sais-je même encore aujourd’hui? Car j’ai subi cette fatalité sans la comprendre. Vous n’êtes certes pas un homme ordinaire, monsieur, peut-être finiriez-vous par me haïr? Mais je n’ai plus le temps ni le courage de courir cette dernière chance. Mieux vaut que nous en restions là, vous et moi.
– Je ne pourrais vous haïr, dit le prêtre d’une voix sourde. Je ne me permettrais pas de vous plaindre. Pour quelque cause que ce soit, vous vous trouvez en ce moment à l’extrême limite de vos forces. Quand l’équilibriste est sur sa corde raide, au passage le plus difficile, on retient son souffle, on se tait.
Le curé de Mégère le regarda, d’un air surpris.
– Votre comparaison n’est pas mauvaise, dit-il.
Il tourna le dos, fit quelques pas, et resta longtemps immobile, tête basse, puis il revint brusquement vers le prêtre.
– Je suis à la disposition de M. Frescheville, fit-il. Qu’il vienne ici quand il voudra. Je ne sors jamais.
Au premier regard, la soupente lui parut vide, et il dut pousser la lucarne pour apercevoir son petit compagnon, couché en travers du grabat, la tête entre ses mains et probablement endormi. S’approchant doucement, il lui mit la main sur le front. Mais l’enfant se dressa tout à coup, tournant vers lui un visage convulsé de frayeur et de colère.
– Qu’avez-vous? Pourquoi ne me parlez-vous plus depuis ce matin?
– À quoi bon parler, dit le clergeon, faisant pour articuler distinctement chaque mot un effort immense. Je sais que vous êtes un menteur. Oui, continua-t-il d’une voix discordante, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu, vous m’aviez promis de ne pas m’abandonner et…
– Qui parle de vous abandonner, fou que vous êtes! Je vous ai dit seulement que certaines circonstances… Hé bien, ce que j’attendais est venu. Pour quelques jours, quelques semaines au plus…
Il n’eut pas le courage d’achever. Son regard, un instant durci, eut une expression de pitié tendre, une sorte de sourire funèbre.
– Je pourrais d’ailleurs maintenant tout vous dire, fit-il, cela n’aurait plus aucune importance…
– Dites-le, supplia l’enfant, avec une résignation farouche. Vous vous êtes assez longtemps joué de moi. Mais que vous importe à présent?
– Sot! dit le curé de Mégère, sot que vous êtes!
Il haussa les épaules, et reprit sa marche à travers la chambre. Par la lucarne restée ouverte montait, à chaque bouffée de vent, l’odeur écœurante des eaux.
– La vérité ne vous servirait guère, continua le prêtre. À quoi bon? Peut-être même vous perdrait-elle à jamais. Car je vous connais, André… Ce que vous appelez mes mensonges étaient comme faits pour vous. Il convient que je disparaisse avec eux. Et vous pourrez dire que vous m’avez accompagné jusqu’au bout de la route, car désormais, devant moi, il n’y a plus de route.
Les yeux du clergeon ne quittaient pas les siens et l’extraordinaire immobilité du petit visage eût été parfaite sans l’imperceptible grimace de la bouche, chaque fois que l’enfant ravalait ses larmes.
– Vous partirez demain, fit le prêtre d’une voix saccadée. Je le veux. Écoutez-moi, André.
Posant les deux mains sur ses épaules, il le fit reculer lentement jusqu’au mur où il le maintint une seconde. Mais dès que l’enfant sentit se relâcher l’étreinte, il glissa hors des bras du prêtre, fut d’un bond à l’autre extrémité de la pièce où il attendit, ramassé sur lui-même, tête basse, ainsi qu’un animal traqué.
– Assez de sottises! fit le curé de Mégère. Vous m’obéirez, sinon… Voulez-vous que je vous fasse reconduire chez vous par la police?
– La police! répéta le petit d’une voix rauque. (Et il s’efforçait de rire sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’une espèce de gémissement.) Vous devez craindre la police plus que moi. Je vous ai suivi tout à l’heure. J’ai tout entendu.
– Ah! dit simplement le curé de Mégère.
Il posa la main sur l’épaule du clergeon qui, cette fois, ne se déroba pas.
– Où ne vous aurais-je pas suivi? reprit l’enfant à demi vaincu. (Les larmes commençaient à ruisseler sur ses joues bien que son visage restât convulsé de colère.) je vous aurais suivi n’importe où. Et pour obéir à cet affreux prêtre vous allez… vous allez vous rendre demain au juge comme un… comme un lâche…
– Me rendre? Que pouvez-vous bien entendre par là? Me prenez-vous pour un voleur?
Le regard du petit glissa entre ses cils avec une expression indéfinissable de désespoir, d’orgueil, d’une sorte d’entêtement inflexible. Puis il se tourna vers l’angle le plus obscur de la soupente où brillait la ferrure nickelée d’un sac de cuir. Si rapide et si furtif que fût ce regard, celui du prêtre l’avait comme saisi au vol.
– Vous mériteriez d’être fouetté, dit-il sèchement. Qu’avez-vous fait de mes lettres?
Du menton, l’enfant montra la lucarne ouverte. Le visage du curé de Mégère avait brusquement pâli.
– Allons-nous-en! fit-il de la même voix dure, sans réplique.
Ils sortirent tous les deux, s’engagèrent dans la direction opposée à celle prise un moment plus tôt par le Basque. D’abord resserré entre ses parois de pierre, le chemin débouche brusquement dans une sorte de cirque où le vent d’ouest, le vent du large, apporte et fait tourner sans cesse, tout au long des interminables automnes, une poussière coupante comme le verre. Parfois la brise fraîchit et le cirque solitaire crache vers le ciel un nuage épais de feuilles mortes qui montent d’abord comme aspirées par le soleil pâle, puis s’éparpillent en un clin d’œil, happées par la gueule géante et glacée du fleuve, tandis que tournoie lentement au-dessus du gouffre une plume de palombe.
Ils s’assirent côte à côte au seuil de l’étroite brèche ouverte sur la Bidassoa. De la rive opposée, seule visible, montait le refrain curieusement scandé d’un douanier espagnol qui, sa journée faite, en bras de chemise, surveillait encore, par habitude, les anses et les criques hantées par les fraudeurs. À cet endroit la falaise s’abaisse, et ils pouvaient entendre, à chaque intervalle du chant, le formidable remous du fleuve, le roulement des galets sur les fonds et lorsqu’une vague plus puissante venait mordre sur l’éperon de granit le déchirement des eaux et le sifflement de l’écume.
– Je ne vous en veux pas, dit le curé de Mégère. Les lettres que vous avez lues, je les aurais détruites ce soir même. Et il ne me déplaît pas que vous ayez appris par vous-même, dès aujourd’hui, ce que vous ne comprendrez que plus tard, si vous le comprenez jamais. Je suis seulement attristé d’avoir troublé votre conscience.
– Ma conscience! fit l’enfant avec un emportement farouche. Il ne s’agit pas de ma conscience! Je me moque bien de ma conscience! Ce n’est pas ma conscience qui… Mais vous allez me mentir encore. Que sais-je de vous? Au lieu que cette femme…
– Silence! dit le prêtre à voix basse. Elle non plus ne me connaît guère. Elle me connaîtra moins que vous, car vous me voyez au seul moment de ma vie sans doute où je puis enfin être moi-même. En quoi d’ailleurs vous ai-je menti? Et d’abord qu’appelez-vous des mensonges? Le monde est plein de gens qui ne dissimulent rien parce qu’ils n’ont rien à cacher. Ils ne sont rien. Sans doute est-ce pour votre jeunesse une vérité un peu dure, ou qui dépasse votre jugement! Pour la comprendre, il vous suffirait de réfléchir un peu sur vous-même. N’êtes-vous pas bien différent de l’image que se font de vous les gens de Mégère? Savaient-ils que vous les méprisiez? Qu’auriez-vous gagné d’ailleurs à vous découvrir à des êtres d’une autre espèce? Vous vous êtes tu, soit. Mais le silence même n’aurait pas été longtemps pour vous une protection efficace. Le moment serait venu où vous auriez dû porter un masque, des masques, une infinité de masques, un masque pour chaque jour de votre vie. Dure contrainte, dont un homme digne de ce nom finit par faire un jeu passionnant, parce qu’il est difficile et dangereux. Certes, je vous parle ici d’égal à égal, un langage peu fait pour un adolescent, fût-il aussi sauvage que vous. N’importe! En vouloir parler un autre serait perdre mon temps, et je n’ai plus beaucoup de temps à vous donner. Retenez du moins encore ceci. L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger. Donnez-moi votre main… (il la prit dans les siennes avec une sorte de méfiance et il la serrait à peine entre ses doigts comme s’il eût craint de blesser une bête fragile et farouche). Votre vie commence. Hélas! que ne vous ai-je connu plus tôt! Nous aurions ensemble couru le monde et pour un tel voyage il n’est pas besoin de boussole ni même de navire. Qui nous emporterait plus loin et plus sûrement que nos rêves?… des rêves où nul autre que nous ne pénètre… Mais peu d’hommes savent rêver. Rêver, c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même il faut d’abord apprendre à mentir à tous.
Il s’arrêta un fragment imperceptible de seconde et son visage eut encore une fois cette expression triste et douce qui lui avait gagné tant de cœurs.
– C’est ce que j’ai fait, dit-il.
L’enfant venait de retirer sa main sans que le prêtre fît aucun effort pour la retenir. Il ne leva même pas les yeux. Il regardait ses paumes vides.
– Je ne suis pas le curé de Mégère, reprit-il après un long silence.
– Le papier est un peu moche, je ne dis pas, fit le garçon avec une dignité mélancolique, mais on n’écrit jamais ici, ou presque. La gare n’est pas trop passante, une vraie saleté…
Il expliqua qu’il avait servi jadis au café du Dôme, à Bayonne.
– Mon estomac ne supporte pas la ville, la ville est trop échauffante, on fait des excès malgré soi. D’ailleurs je suis un gazé, reprit-il fièrement, j’ai une pension. Si je bibelote, c’est pour m’occuper, voilà tout.
Il éleva l’encrier jusqu’à son œil jaune et triste, passa sur la plume un pouce expert et resta debout, immobile.
– Madame reprend l’omnibus de 9 h. 18, vers Quincy? Départ 9 h. 18, arrivée 11 h. 15. C’est malheureux de voir un tacot pareil! De Bayonne ici, quatre heures, quatre et deux font six. Six heures pour 180 kilomètres, vous parlez d’une moyenne! Les gars du Tour de France font mieux… Pain-beurre ou croissant?
– Rien du tout. Du café noir.
– Café noir… café noir… (l’œil jaune parut s’attrister encore). Je serai forcé de vous servir «un spécial», «l’express» ne marche que plus tard, rapport à la pression… Si Madame voulait, je…
– Mon ami, dit la voyageuse sans se retourner, d’une voix douce bien qu’étrangement volée, je voudrais seulement que vous me fichiez la paix.
Elle trempa sa plume dans l’encre et commença d’écrire avant que le garçon eût trouvé sa réplique.
Jugeant la partie perdue et sa dignité compromise, il prit le parti de s’éloigner en traînant ostensiblement ses savates, avec un profond mépris.
Pour Mlle Évangeline Souricet, Châteauroux
(aux soins discrets de M. l’abbé Capdevieille, aumônier des Sœurs de la Repentance).
«Mon amie, je ne vous verrai plus. Cela ne m’étonne pas de l’écrire, et vous ne vous étonnerez pas non plus de le lire. Je me souviens de notre première rencontre à Châteauroux, dans cette petite chapelle de nonnes, toute grise. Vous aviez votre mine des mauvais jours, couleur de pluie, votre pauvre petit sourire bêta… En revenant ensemble, le long de la rue des Grainetiers, entre deux hauts murs, parmi ces jardins invisibles, nous n’avons pas échangé dix paroles. Ce n’est pas que vous aimez le silence, mais il vous fascine. Moi, je l’aime. Tout ce que j’aime a sur vous ce pouvoir de fascination. C’est pourquoi vous avez cru m’aimer, moi aussi. Et vous le croirez jusqu’au jour…
«Mais non. Ce jour ne viendra pas… Rien ne m’effacera, je le sais. Après moi, pour vous, il n’y a rien. Cette solitude dont je vous ai tirée, ces longues années de solitude, ces années vaines, votre jeunesse, – la seule que vous fussiez capable de vivre, tour à tour brûlante et glacée, – ces années secrètes, n’auront été que pour moi. Pour moi seule, votre attente, car désormais vous n’attendrez plus personne. Il faudrait beaucoup plus qu’une vie de femme pour reformer en vous, au profit d’un autre être qui me vaille, ce que vous n’aurez prodigué, dissipé, anéanti que pour moi.
«Vous m’avez craint, mon amie. Il n’y a pas d’amour sans crainte. En ce moment vous me craignez encore – que cette pensée m’est douce! Vous me craindrez longtemps encore, toujours peut-être… Souvenez-vous! Souvenez-vous! Dès la première minute, ou le premier mot échangé, quand nous discutions si paisiblement du prix de ma pension, de vos habitudes et des miennes, que nous parlions modestement d’un simple essai de vie commune, votre regard exprimait déjà cette crainte et depuis… Combien de fois m’avez-vous dit: «Je ne sais rien de toi, de ton passé.» Mais qu’aviez-vous besoin de savoir? Notre sécurité, notre repos, notre bonheur étaient justement au fond, au plus profond de ce secret où je vous entraînais peu à peu. Appelez-le, si vous voulez, mensonge, qu’importe! Quand nous aurions couru le monde, les sleepings, les palaces, mené cette vie errante, quotidienne – la fuite sans but, complice de tant d’amours, nous aurait-elle plus séparées des hommes que les murs de votre petite maison, ces murs qu’un enfant eût escaladés sans peine? Notre maison!… D’autres que moi vous en eussent arrachée. Mais je savais, moi, que les joies les moins attendues, celles qui nous semblent comme tombées du ciel, un peu hagardes, ainsi que des cygnes sauvages, ont été longtemps couvées en nous, à notre insu. L’ennui, le médiocre ennui, haï de tous, l’ennui qu’on croit stérile est l’humus profond, gras et noir, où longtemps d’avance, le hasard sème le grain d’où germera la joie. Osez dire que nous aurions connu la nôtre ailleurs que dans cette ville sordide, où vous aviez bâillé dix ans auprès d’un vieil homme dévot, entre ces prêtres et ces nonnes, au son de la cloche des Dames de la Repentance avec son joli timbre si doux, si pur?… Oui, rien ne semblait changé, en apparence, à votre ancienne vie, sinon que je la partageais avec vous… Nous étions seules, tout à fait seules, d’une solitude miraculeuse que nous aurions inutilement cherchée à des milliers de lieues au-delà des mers. Car jour et nuit veillait à notre porte la plus vigilante et la plus sûre des sentinelles: cette fausse image que le monde se formait de nous… «Comme vous aimez le mensonge!» me disiez-vous. Oui, j’ai aimé le mensonge. Non pas ce mensonge utilitaire, cette forme abjecte du mensonge qui n’est qu’un moyen de défense comme un autre, employé à regret, honteusement… J’ai aimé le mensonge, et il me l’a bien rendu. Il m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer. Il me tue.
«C’est tout de même quelque chose d’avoir échappé tant d’années à la sinistre curiosité des hommes, à toutes les sollicitudes carnassières auxquelles les faibles abandonnent leur pauvre vie. Elles n’auront rien eu de moi que les apparences, et je doute qu’elles en aient tiré beaucoup de profit. Je n’ai engraissé la pitié de personne. Et au moment même où allaient peut-être s’exercer sur moi toutes ces gencives, je vais être dévorée d’un seul coup.
«Vous voyez, mon amie, que je parle de moi aujourd’hui avec une franchise insolite qui doit sûrement vous inspirer quelque méfiance. Depuis mon départ de Châteauroux, au long de ces trois semaines dont vous ne saurez probablement jamais l’histoire, j’ai passé par des alternatives de rage et d’espoir également démentielles, je vous ai bien haïe. J’ai su votre trahison dès le premier jour – oui, ma chérie, dès le premier jour – car vous ne me pouvez rien cacher. Que m’importait, après tout? Je savais, je sais encore que je n’aurais qu’à paraître… Mais je ne reparaîtrai pas. Un moment, il est vrai, j’avais fait ce projet stupide de fuir avec vous. Il ne nous manquait que l’argent, et j’avais le moyen de vous faire riche… Vous l’êtes et…»
Elle resta longtemps la plume suspendue au-dessus du papier, le regard vague, avec une grimace terrible de la bouche. Puis elle raya soigneusement le paragraphe, à l’exception des trois premières lignes.
«… Depuis mon départ de Châteauroux, je me demande encore si je vais disparaître ou non… Il y a d’ailleurs plus d’un sens au mot disparaître. Je préfère vous laisser le choix. Votre misérable vie – elle effaça le mot misérable – votre vie me reste ouverte: je la forcerai quand il me plaira. De toute manière, vous êtes demeurée la ridicule petite dévote sournoise, empoisonnée de silence et de solitude, qui allait chaque jeudi et chaque samedi, après la messe, porter au Petit Berrichon la fameuse annonce dont nous avons ri tant de fois, vous souvenez-vous? Orpheline vivant seule demande compagne, excellente éducation, bonne famille, catholique, artiste, physique agréable, pour existence commune. Indemnité convenable. Oui, nous avons ri ensemble de cet appel discret, dont votre naïveté ne soupçonnait même pas l’équivoque. Mais je crains maintenant que vous ne tiriez quelque gloriole de croire m’avoir ainsi appelée. Il faut que je vous détrompe aujourd’hui. Vous ne m’avez pas révélé votre existence: elle m’était connue, jusque dans ses moindres détails. Je savais tout de vous, petite vipère! Et retenez encore ceci: bien avant que fût née en moi cette tendresse dont vous n’étiez pas digne – heureusement, d’ailleurs, car je n’aurais que faire d’une égale! – j’avais résolu de vous approcher coûte que coûte. Et pourquoi? Parce que je vous savais seule, faible, une proie facile et l’héritière probable d’une vieille avare de quatre-vingts ans… Une proie, vous dis-je? Rien qu’une proie!»
Elle appuya si fortement sur le papier que la plume grinça et cracha.
«… C’est pourquoi vous auriez tort de vous prévaloir de mon amitié, même auprès de votre amant. Cela serait inutile et peut-être dangereux. Je suis une aventurière, ma chérie… Excellente éducation, bonne famille. Elle est jolie, ma famille! Je n’ai pas de père, et je suis fille d’une…»
Depuis un instant, la même grimace contractait sa bouche et semblait gagner le visage entier, dont l’expression devint peu à peu effrayante. La main qu’elle tenait posée à plat sur le papier se ferma tout à coup, et elle resta longtemps appuyée d’un coude sur la table, l’autre bras pendant jusqu’à terre, pétrissant rageusement la feuille entre ses doigts.
Lorsqu’elle prit de nouveau la plume, ses traits avaient encore une sorte de frémissement imperceptible, puis ils se figèrent instantanément comme si elle venait d’entrevoir une issue, un rayon de lumière au plus profond de la fosse où elle souffrait depuis des heures, toutes les humiliations et les tortures d’un vaste orgueil à l’agonie.
Elle détacha du bloc un nouveau feuillet, commença d’une écriture plus large, plus régulière, son écriture des grands jours, des jours décisifs de sa dure vie.
«Ma chère enfant, vous recevrez sans doute la visite d’un jeune homme auquel je m’intéresse beaucoup. Je dis sans doute car nous nous sommes quittés un peu brusquement, lui et moi, avant-hier soir, après une conversation pénible. Ce garçon – c’est presque un enfant – vous parlera de moi. Vous jugerez peut-être, dans votre petite sagesse, ma confiance assez mal placée, mais j’ai passé ma vie, vous le savez, à commettre des imprudences et je les ai toujours commises gratuitement. Vous m’avez dégoûtée du mensonge, à peu près pour la même raison que les poètes médiocres nous dégoûtent de la poésie. Mais vous n’avez certainement pas assez d’importance en ce monde pour me donner le goût de la vérité. Mon protégé fera, s’il le juge convenable, ce que je ne me sens pas le courage de faire moi-même. Je me fie à lui en tout, car il ressemble étrangement à ce que j’étais à son âge. S’il n’est déjà pas facile de savoir ce qui se passe dans ces petites têtes-là, il est absolument impossible de prévoir ce qui s’y passera.»
Elle mordit violemment son porte-plume et en travers de la marge jeta, plutôt qu’elle ne la traça, cette menace:
«Il tient votre sort dans ses mains.»
Ses doigts s’étaient mis à trembler si fort que l’écriture était presque indéchiffrable. Elle passa convulsivement la paume sur l’encre fraîche et respira longuement, comme si d’avoir tracé ces lignes, pour elle seule, venait de la délivrer d’une contrainte intolérable.
«Je vous prie d’être bonne envers lui, généreuse même, puisque vous voilà riche… Ne croyez pas avoir affaire à un maître chanteur. Si profondément que vous m’ayez offensée, je ne voudrais pas tirer de vous, ni surtout de votre amant, une vengeance aussi basse. Il me plaît beaucoup seulement de vous laisser, de laisser dans votre vie un être si semblable à moi, d’une race si proche de la mienne, si familière, que je l’ai reconnue du premier coup… Et retenez encore ceci: entre vos mains, il sera inoffensif, comme je l’étais moi-même. Entre vos mains – mon amie – je dis les vôtres.
Ne cherchez pas à lire entre les lignes de cette lettre (c’est la troisième que je commence, et je ne suis pas sûre de me décider à l’envoyer). Ne croyez pas non plus que j’exécute aujourd’hui un dessein dès longtemps médité. Car vous me jugez perfide, alors que je n’ai jamais fait que ce qui m’a plu, dans le moment où cela m’a plu. Au lieu que les perfides sont les martyrs de leur propre perfidie et paient très cher, horriblement cher, le court plaisir savouré dans le moment où ils l’ont conçue. Les masques que j’ai portés, je les ai toujours choisis à ma fantaisie et fût-ce pour sauver ma tête, je ne les eusse pas gardés une minute de trop. Il a fallu bien des circonstances extraordinaires pour que je rencontrasse ce petit compagnon et plus extraordinaires encore pour que j’éprouvasse tout à coup le besoin obscur de lui laisser, avant de disparaître, quelque chose de moi, de me survivre en lui. Que je ne comptasse plus dans votre vie, c’était trop! D’ailleurs je n’avais pas le choix, mon amie. Moi morte, le pauvre enfant tombait entre des mains expertes qui eussent profité de son ignorance même pour lui tirer les vers du nez. Au lieu que prévenu par moi… Ils le scieraient plutôt entre deux planches! Et comme ils ne sauront rien par vous, je suis sûre d’entrer dans la mort, au nez de ces imbéciles, sous un faux visage et sous un faux nom.
«Si je ne vous en dis pas plus long, ce n’est pas pour le vain plaisir de tenir suspendu au-dessus de vos têtes, de vos deux têtes…»
Elle lâcha la plume et jeta la tête en arrière, portant la main à sa gorge, comme si l’air lui eût manqué tout à coup. Un moment, elle tourna et retourna la langue dans sa bouche sèche, sans trouver assez de salive pour mettre fin au terrible spasme de la glotte qui faisait vaciller d’angoisse son regard.
«…une ridicule menace. Si incroyable que cela vous paraisse, je suis aussi ignorante que vous des projets de mon petit compagnon. Notre dernière conversation n’a duré que peu d’instants: il m’a écoutée en silence, et il est parti sans un mot. Je ne l’ai pas revu. J’ai laissé une lettre pour lui, sur ma table, et tout ce que je possédais – un peu plus de sept mille francs. Il a dû trouver cela au réveil. Car j’ai gagné moi-même la gare en pleine nuit, à deux heures du matin – une heure où il arrive aux sages de devenir fous, mais où les fous ne deviennent jamais sages…»
– Madame va rater son train, déclara le garçon magnanime. Je me permets de le dire à Madame, qui veut qu’on lui fiche la paix.
Il prit la monnaie éparse sur la table, et revint à pas lents vers le percolateur, en savourant sa juste revanche.
– Mince de papiers! fit-il tandis que la porte se refermait derrière son étrange cliente. Encore une tapée qu’écrit des pages et des pages à son gigolo qui sait peut-être seulement pas lire.
La minuscule gare de Quincy, pas beaucoup plus grande qu’une maisonnette de garde-barrière, est flanquée d’une rangée de tilleuls assez malingres au pied desquels pousse une herbe rare, grillée dès le printemps, et qui ne retrouve quelque fraîcheur qu’à l’arrière-automne au moment où les brises du nord vont la jaunir de nouveau. À leur vue, la voyageuse solitaire sursauta et parut les compter du regard. Quatre. Quatre Tilleuls… Elle eut un sourire ambigu.
La marchande de journaux traversait la place, poussant devant elle sa voiture.
C’était une de ces vieilles Landaises au visage doré, aux yeux pâles. Elle tendit vers la passante la dernière édition du Courrier de Bayonne que celle-ci prit machinalement, après avoir glissé vingt francs dans la petite main crochue, grasse d’encre. Cette libéralité lui fit souvenir qu’elle ne devait avoir en poche que quelques sous. Elle les jeta un peu plus loin, dans un champ, à la volée. Dès ce moment elle n’avait plus besoin de rien.
Elle fit le geste de jeter aussi le journal, et se ravisa. Tandis qu’elle examinait la feuille encore pliée, le même sourire ambigu reparut sur ses lèvres et y resta longtemps.
Le chemin qu’elle suivait rejoint la route de Pauriac, mais elle tourna délibérément le dos au village et reprit sa marche vers le nord-est, à travers un paysage d’une monotonie écœurante sous un ciel gris. Elle allait d’un pas égal, d’un pas d’homme, et lorsque les maisons de Genoude lui apparurent, à la corne d’une pinède dont les derniers incendies avaient fait une espèce de lande difforme hérissée de troncs noirs, elle regarda l’heure et constata, non sans surprise, qu’elle était en avance de vingt minutes. Détachant la montre de son poignet, elle la lança dans les broussailles, au loin.
Un suprême effort l’amena jusqu’à la ligne de chemin de fer, beaucoup moins proche qu’elle ne l’avait cru, car à la sortie de Genoude, la voie fait une large courbe et elle l’avait longée sans la voir. Elle s’assit sur le remblai, en frissonnant. Depuis l’avant-veille, elle avait peu mangé, point dormi, et la certitude d’atteindre enfin le but la laissait brisée, avec un immense besoin de sommeil. Mais dès qu’elle fermait les yeux pour se donner au moins la brève illusion du repos, les images écartées si péniblement au cours des heures ultimes revenaient vers elle comme des bêtes, si réelles, si vivantes qu’elle eût cru pouvoir les repousser de la main.
Elle revoyait sa triste enfance, les visages haïs de ses nourrices, toujours changeantes car l’ancienne religieuse sa mère, réduite pour vivre à de médiocres emplois de gouvernante errait de place en place et de ville en ville, poursuivie par la crainte maladive d’être reconnue et démasquée. Cette crainte avait d’ailleurs pris peu à peu le caractère d’une véritable obsession que sa fille partagea bientôt obscurément, par ce mimétisme nerveux si remarquable chez les enfants. De la foi qu’elle avait perdue la malheureuse défroquée n’avait gardé que des habitudes indéracinables, le goût des «foyers chrétiens», une méfiance insurmontable des impies, des mal-pensants. Le service de tels maîtres lui eût paru le comble de la déchéance et leur indulgence dédaigneuse, ou peut-être leur approbation, l’aurait moins humiliée à ses yeux que déclassée, – déclassement, dernier cercle de l’enfer bourgeois, damnation sans recours!… En vain se jurait-elle chaque fois de garder le silence sur son passé. Dès qu’elle avait respiré de nouveau cet air tiède, un peu fade, détendu ses nerfs surmenés, il semblait qu’une force inconnue triomphât de sa volonté, de ses terreurs, et tout à coup, sous le plus futile prétexte, la confidence sortait d’elle-même, aggravée de réticences et de mystère, la parole irréparable, une allusion d’abord discrète, puis plus claire à l’ancienne vie, au paisible paradis perdu. Délivrance précaire, hélas! Car à peine échappée cette part de son secret, elle ne respirait plus que dans la crainte qu’un hasard le révélât tout entier. Alors elle multipliait fébrilement les mensonges, s’acharnait à brouiller sa piste jusqu’au jour où se jugeant prise à son propre piège, elle demandait son compte, et s’enfuyait comme on fonce, traînant à sa suite avec des précautions et des ruses de ravisseuse d’enfant, la petite fille, son remords vivant, dont elle eût été incapable de se séparer tout à fait. Après avoir ainsi connu vingt foyers de hasard – les pauvres maisons paysannes où sa mère allait la visiter en grand mystère – la malheureuse enfant dut courir encore d’école en école jusqu’au jour où – Évangeline avait alors dix-sept ans – l’ancienne religieuse laissa échapper son secret. Elles ne devaient se revoir que dix ans plus tard, à Mégère.
D’un geste machinal, elle éleva son poignet à la hauteur de ses yeux, se rappela soudain qu’elle avait jeté sa montre, et son cœur se serra tandis qu’elle jetait un regard vers l’horizon gris d’où s’élèverait bientôt le panache de fumée qui allait fixer son destin. Mégère!… Au souvenir de l’aventure incroyable, elle eut ce furtif sursaut d’attention qu’éveille en vous le titre d’un livre lu jadis, et qui vous a passionné. Rien de plus. Le meurtre de la vieille dame n’était pour elle, à ce moment, qu’une sorte d’accident presque négligeable, une péripétie sans grand intérêt au regard de ce qui l’avait suivi. Elle n’avait d’ailleurs pas prémédité ce crime, ou si peu. Parmi tant de mensonges, un passage de la lettre qu’elle venait d’écrire n’exprimait que la vérité, si invraisemblable qu’elle fût. C’était réellement Mme Louise qui, désespérant d’arracher à sa maîtresse plus qu’un legs médiocre et banal, avait rêvé de placer sa fille auprès de l’héritière. Ainsi croyait-elle lui assurer pour longtemps, pour toujours peut-être, cette sécurité qu’elle avait poursuivie elle-même sans l’atteindre. Il était peu probable, en effet, que la faible orpheline échappât jamais au pouvoir de la femme audacieuse et lucide qui avait forcé sa solitude. Mais c’est l’héritage lui-même qui avait failli tomber en d’autres mains! L’ancienne religieuse prévenue par l’homme d’affaires même de l’archevêché, principal artisan de l’intrigue, s’était efforcée d’obtenir de sa fille qu’elle tentât, au nom, bien qu’à l’insu, de la petite-nièce, une démarche désespérée dont elle eût pu attendre la réconciliation des deux femmes, si éloignées l’une de l’autre par l’âge, les habitudes, une ignorance réciproque de leur véritable nature et un orgueil démesuré… Le seul hasard avait fait le reste.
Non! elle n’éprouvait décidément aucun remords de ce crime fortuit. L’atroce jalousie qui la déchirait depuis des semaines, depuis que la trahison lui était apparue certaine et qu’était entrée en elle, au plus profond de ses entrailles, la conviction d’avoir à lâcher un jour ou l’autre sa jeune proie, semblait elle-même s’éteindre, faute d’aliment. L’obscure fierté d’avoir joué jusqu’au bout, de jouer au-delà de la mort, un rôle extraordinaire, fait à sa mesure, à la mesure de sa puissance de dissimulation et de mensonge, l’emportait sur tout autre sentiment. Ce rôle, les circonstances le lui avaient imposé sans doute, car s’étant trouvée de nouveau face à face – deux fois dans le même jour – avec l’infortuné prêtre, et reconnue, il ne lui restait pas d’autre chance d’échapper – provisoirement du moins – au désastre où elle eût entraîné sa mère et son amie toujours chérie. Mais enfin, elle avait tenu l’impossible gageure. Et aucun raisonnement n’eût été capable d’abattre en ce moment sa fierté: car elle ignorerait toujours, elle n’aurait pu comprendre, elle n’eût jamais voulu convenir que, croyant tout devoir à son énergie et à sa ruse, elle avait réellement vécu tout éveillée un sinistre cauchemar, où de plus lucides eussent reconnu une à une les images aberrantes nées du remords maternel, cette obsession du prêtre, de ses manières, de son langage qui avait empoisonné tant d’années la conscience bourrelée de l’ancienne religieuse.
Elle descendit du remblai, fit quelques pas, s’assit lentement sur les rails, puis dépliant son journal, l’étendit avec un sourire à la place même où elle allait poser sa tête. Et sa joue se posa comme d’elle-même sur le titre, imprimé en lettres grasses, d’un simple fait divers dont les lecteurs du Courrier de Bayonne prenaient sans doute à la même heure connaissance, mais qu’elle ne devait jamais lire.
ACCIDENT, CRIME, OU SUICIDE?
«On a retrouvé hier dans la Bidassoa, le cadavre défiguré d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années que le courant a sans doute roulé sur une grande distance, et dont on désespère de pouvoir établir l’identité.»
(1935)