Lawrence, ayant ouvert la lettre de Mme Martinet, la lut.
Il la relut.
Ce qu’il y avait dans cette lettre lui paraissait tellement impossible, improbable, effrayant qu’il ne pouvait le croire. Il resta devant cette lettre désemparé, étourdi comme s’il avait reçu de quelque boxeur émérite un coup de poing en pleine poitrine.
Puis, s’étant ressaisi, il pesa tous les termes de cette lettre et ne put qu’être frappé de la précision des détails. Cette dénonciation n’avait rien de vague et ne ressemblait en rien à quelque méchanceté de lettre anonyme. Une madame Martinet lui apprenait que son fils était aimé de Diane, lui disait où ils avaient leurs rendez-vous et prenait le soin de lui faire remettre la clef de l’appartement où ces jeunes gens se rencontraient, pour qu’il pût juger par lui-même.
Et son rival heureux était son fils! Quand il l’avait croisé sur la route, quand il l’avait vu fuir – car il fuyait – Pold se rendait certainement au rendez-vous de Diane.
Momentanément, il oublia Adrienne pour ne songer qu’à la trahison de Diane. Il se vit berné, bafoué, ridiculisé… par son fils.
De temps en temps, il s’arrêtait pour contempler la clef, qu’il avait conservée dans sa main.
Puis, il repartait sur la route des Pavots, se dirigeant vers la villa d’Arnoldson.
La passion de meurtre qui l’avait saisi à un moment donné s’était légèrement calmée. Ces deux catastrophes fondant sur lui avaient divisé sa volonté, et si sa haine pour Arnoldson n’avait pas diminué, le désir qu’il avait d’élucider vite la seconde affaire lui enlevait la résolution d’en terminer immédiatement d’une façon tragique avec la première.
Il arriva donc chez Arnoldson sans avoir rien résolu.
Dans le jardin, il trouva, au milieu du sentier, le jardinier.
Joe lui dit:
– Ah! vous voilà, monsieur Lawrence. Vous désirez voir M. Arnoldson?
Et Joe s’appuyait sur sa bêche, dodelinant de la tête d’un petit air béat.
– Oui, fit Lawrence, impatienté, je veux voir ton maître.
– C’est chose facile, fit Joe. Si vous voulez me suivre…
Lawrence suivit Joe.
Et Joe poussa la porte du vestibule en ajoutant:
– C’est derrière cette porte que vous le trouverez. Il est dans son cabinet.
Lawrence voulut ouvrir la porte, mais Joe l’arrêta:
– Pardon, monsieur Lawrence! Pardon!
– Quoi? demanda Lawrence d’un air mauvais. Joe prenait la basque du pardessus de Lawrence.
– Votre pardessus, dit-il. Il faut retirer votre pardessus. Mon maître ne saurait supporter qu’on entre chez lui avec un pardessus. C’est une manie qu’il a prise en Russie.
Ce disant, Joe retirait déjà le pardessus de Lawrence, qui se laissait faire, oubliant que dans la poche de ce vêtement il avait glissé un revolver.
– Oui, continuait Joe, en Russie, toute personne qui conserverait son pardessus serait considérée comme…
– Finissons-en, coupa Lawrence.
– Voilà, monsieur, voilà! Cela a un avantage dans ce pays de nihilistes: c’est qu’on ne peut entrer chez les gens avec des bombes dans ses poches sans qu’on s’en aperçoive tout de suite.
Cette dernière parole rappela le revolver à Lawrence. Il regarda Joe d’une façon singulière.
– Entrez, dit Joe.
Lawrence entra.
Quand il eut refermé la porte, Joe plongea sa vaste main dans la poche du pardessus et en tira le revolver.
Il le regarda d’un air fort sérieux.
– Il est d’un bon calibre, fit Joe.
Puis il replongea tranquillement l’arme dans la poche où il l’avait prise.
Et il resta derrière la porte.
Lawrence, aussitôt entré, vit, en face de lui, Arnoldson, derrière le bureau.
Mais, cette fois, à côté de lui, il y avait un colosse. C’était l’Aigle, qui semblait veiller sur son maître. Il fixait d’un œil perçant le visiteur.
Quand il aperçut Arnoldson, le premier mouvement de Lawrence fut de se précipiter sur le misérable et de le gifler. Mais il fut détourné de ce dessein par le coup d’œil de l’Aigle et il comprit que toute tentative d’agression brutale, dans de pareilles conditions, était devenue tout à fait impossible.
Il s’avança jusqu’au bureau. Arnoldson, maintenant, le regardait:
– Ah! c’est vous, monsieur Lawrence!
– Oui, c’est moi! fit Lawrence, d’une voix brève. Avant de venir chez vous, j’ai passé chez moi. Je reviens des Volubilis, et vous devez penser, monsieur, que j’ai des choses pressées à vous dire. Mais je voudrais vous dire ces choses en particulier. Éloignez, je vous prie, votre domestique.
– Ce serait peine inutile, fit Arnoldson en souriant: cet homme ne saurait nous gêner.
– Il ne vous gêne pas, mais il me gêne, moi. Cela doit vous suffire.
– Vous avez tort, dit Arnoldson. Vous êtes même injuste. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez: cet homme ne répétera jamais vos paroles.
– J’en doute.
– Pourquoi doutez-vous? Il est sourd-muet! déclara Arnoldson en épanouissant son sourire. N’insistez pas, monsieur Lawrence. L’Aigle restera près de moi.
– Je comprends, monsieur, s’écria violemment Lawrence. Vous avez peur!
– Peur? Et de quoi? Et de qui?
– De moi! vous dis-je, de moi! Je vous apprends que j’ai passé par les Volubilis: cela ne signifie-t-il rien pour vous?
– Mais vous parlez un langage incompréhensible!
– Trêve d’hypocrisies, monsieur. J’ai vu ma femme, j’ai vu les lettres, et je sais qui les lui a remises!
Arnoldson prit un air contrarié:
– Vraiment? Elle vous a dit tout cela? Mon Dieu! comme c’est contrariant.
Lawrence considéra avec stupéfaction cet homme qui lui servait tranquillement une pareille phrase au moment où il devait s’attendre à un acte de terrible vengeance de la part de celui qu’il avait offensé.
Arnoldson, sans regarder Lawrence, continuait:
– Oh! contrariant, très contrariant! J’avais prié Mme Lawrence de ne point vous entretenir de cet enfantillage…
Lawrence écumait:
– J’étais venu pour te châtier comme tu le mérites, vieillard infâme! Et si tu ne t’étais entouré de tes serviteurs, qui te protègent et qui me désarment avant de m’introduire près de toi, ce serait déjà chose faite!
Arnoldson reprenait, dodelinant de la tête:
– Je me doutais bien que, si votre femme vous racontait ce qui s’est passé entre elle et moi, vous seriez tout prêt à vous livrer à quelque excentricité. Aussi ai-je pris mes précautions…
Lawrence avait croisé les bras et fixait sur Arnoldson un regard d’une rage inexprimable.
– Ainsi, c’est vous qui lui avez porté ces lettres? fit-il.
– Mon Dieu, oui, c’est moi! Et je me suis laissé aller, je l’avoue et je m’en excuse, à un langage peu convenable avec votre femme, mon cher Lawrence. J’étais fou! Elle est si jolie, encore, votre femme, que tout le monde – excepté vous, bien entendu – comprendrait ma conduite. Depuis longtemps, sa beauté m’avait frappé. Mon cher Lawrence, je n’ai pas été gâté, dans la vie, par les femmes. Que j’aie eu le rêve, vers la fin de ma misérable existence, de me… rapprocher d’une créature aussi parfaite que Mme Lawrence, mon crime est-il si grand?… Si vous saviez comment les choses se sont passées, peut-être vous décideriez-vous à me montrer un visage moins terrible.
Lawrence se domptant, d’un dernier effort, écouta:
– Jamais, mon cher monsieur Lawrence, jamais je n’eusse pensé à faire une déclaration à votre femme si je ne lui avais porté ces lettres, qui étaient une occasion évidente de la détacher de son mari et pouvaient la rapprocher d’un éventuel amant. Mais, pour lui porter ces lettres, il fallait les avoir. Or, écoutez ce qu’il advint. On me les apporta.
– Qui? s’écria Lawrence.
– Ah! qui? Vous ne le sauriez jamais si je ne vous le disais pas. C’est évidemment quelqu’un qui avait intérêt à vous éloigner, qui espérait qu’à la suite de la livraison de ces lettres entre les mains de votre femme il en résulterait quelque chose qui vous éloignerait de Diane. Croyez-moi, c’est de ce côté qu’il vous faut chercher. On a moins songé à vous perdre dans l’esprit de votre femme qu’à vous rendre désormais impossible toute relation avec Diane.
«D’un côté, le jeune homme…»
– C’était un jeune homme? demanda Lawrence, qui devint d’une pâleur de cire.
– Ai-je dit: «un jeune homme»?… Eh bien, oui, c’était un jeune homme. Ce jeune homme donc avait besoin d’argent. Il savait que j’étais riche. Il s’était aperçu, disons, de mon penchant pour Mme Lawrence et pensa que j’achèterais les lettres. Il avait puissamment raisonné. Je les lui payai dix mille francs.
– Le nom de ce jeune homme? demanda Lawrence d’une voix tellement effrayante que le sourire éternel qui errait aux lèvres de l’Homme de la nuit disparut.
– Ce jeune homme, fit solennellement Arnoldson, ce jeune homme qui a des calculs de vieillard, qui vous a volé votre maîtresse, monsieur, et qui, pour la conserver, me vend dix mille francs des lettres qu’il sait destinées à être remises à votre femme, ce jeune homme, c’est votre fils!
Et l’Homme de la nuit se leva.
– C’est Pold Lawrence! acheva-t-il.
Le malheureux Lawrence attendait le coup. La conversation, depuis quelques instants, avait pris une tournure telle qu’il avait prévu que quelque chose de formidable allait s’abattre sur lui, quelque chose qui devait être plus terrible encore que la colère d’Adrienne, plus terrible que la révélation qui lui était venue de la lettre de Mme Martinet.
Un vague pressentiment lui disait qu’une corrélation étroite devait exister entre cette lettre et ce qu’il allait apprendre.
Et, bien qu’il s’y attendît, il fléchit sous le coup.
De fait, Lawrence pensa qu’il allait mourir. Il tomba comme une masse sur un fauteuil.
Des minutes de silence s’écoulèrent.
L’Homme de la nuit, les mains sur son bureau, courbé vers Lawrence, vers cette pauvre chose vaincue… regardait.
Et son sourire reparut, l’effroyable sourire de la victoire.
Lawrence fit un effort suprême pour se lever et y parvint. Il s’appuyait aux meubles pour ne pas tomber.
Il arriva ainsi en face d’Arnoldson. Il ouvrit la bouche et sa bouche laissa échapper des sons inintelligibles. Que voulait-il? que demandait-il? qu’exigeait-il encore?
L’Homme de la nuit lui tendait une feuille sur laquelle on avait tracé quelques lignes.
Lawrence prit cette feuille et parvint à lire:
«Reçu de M. Arnoldson dix mille francs pour les lettres soustraites dans le secrétaire de Diane.»
Et c’était signé Pold!
Lawrence, d’une main fiévreuse, froissa le papier, qu’il enfouit dans sa poche. Puis, il se dirigea vers la porte.
Et il quitta Arnoldson pendant que celui-ci le poursuivait de ces paroles:
– Vraiment, tout ceci est arrivé parce que vous l’avez voulu. Je vous avais demandé pour affaires! Pourquoi n’avoir pas parlé affaires? Je vous aurais appris que notre dernière liquidation en Bourse se liquide par cent mille francs que vous me devez encore, et cela pour n’avoir point voulu suivre le conseil que je vous donnais de lâcher les mines d’or et de suivre, en garçon bien sage, les pronostics de mon ami Fried, le bulletinier-financier bien connu…
Lawrence descendit par le bois de Misère vers Esbly.
Dans la poche de son pardessus [1], il caressait la crosse de son revolver. Quelle effroyable résolution venait-il de prendre? Vers quel but marchait-il?
Et il faisait sa marche plus précipitée encore. Il courait vers Villiers, où il trouverait une voiture qui le conduirait en une demi-heure à Esbly. Une heure plus tard, il descendrait à Paris… Et alors… les voir… les surprendre… et tuer! la tuer, elle, cette bête immonde et malfaisante.
La nuit tombait. Quand il atteignit la route de Picardie, il croisa un homme qui remontait vers le bois de Misère. Cet homme resta sur la route à le regarder. Et Lawrence disparaissait au tournant du chemin que l’homme regardait encore.
– Mon Dieu! se dit le passant, où va-t-il? il marche comme un fou. Il a une tête effrayante… C’est sans doute cette Diane qui le retourne ainsi… Pourquoi aussi se fourre-t-il dans ses griffes? Est-ce raisonnable, un homme de son âge… avec ma belle-sœur. Ils veulent tous faire partie de ma famille… curieux… je dois être sympathique.
En monologuant, l’homme avait repris son chemin: «Vite, Marguerite ne m’attend pas»…