J’arrivai chez Miles en sifflant gaiement. J’avais cessé de me tracasser au sujet de cette précieuse paire d’amis. Pendant les derniers kilomètres du trajet, il m’était venu l’idée de deux nouveaux appareils, dont chacun pouvait me rapporter une fortune. L’un était une machine à dessin fonctionnant comme une machine à écrire électrique. Rien qu’aux U.S.A., je supposais qu’il devait y avoir au moins 50 000 ingénieurs penchés quotidiennement sur des planches à dessin, et maudissant cet instrument qui vous brise les reins et vous abîme la vue. Non qu’ils n’aient pas le goût de dessiner, ils en avaient même envie, mais physiquement, c’est trop dur.
Mon intervention leur permettrait de rester assis dans un fauteuil confortable et de taper sur des touches tout en voyant apparaître un dessin sur le tableau surmontant le clavier. Abaisser simultanément trois touches pour faire apparaître une ligne horizontale exactement à l’endroit souhaité ; appuyer sur une autre touche et une verticale se traçait ; appuyer successivement sur deux clefs et deux autres, et c’était une ligne oblique à la pente donnée[2].
Et même, nom d’une pipe, pour un modeste supplément, je pouvais ajouter un deuxième tableau qui permettrait aux architectes de dessiner isométriquement, en faisait apparaître une seconde image indiquant les perspectives, sans avoir à s’en occuper. Il y avait encore moyen de régler l’instrument afin qu’il établît aussitôt les surfaces planes et les élévations à partir de cette seconde figure.
La beauté de la chose était qu’on la fabriquerait avec des éléments standards dont la plupart se trouveraient aisément dans des boutiques de radio ou d’appareils photographiques, à l’exclusion du clavier de contrôle. Pour ce dernier, j’étais persuadé qu’en me servant d’une machine à écrire électrique, en lui arrachant les tripes et en branchant ses touches sur d’autres circuits, je parviendrais au résultat voulu. Il me faudrait un mois de travail pour établir l’original, six semaines pour détecter les défauts imprévus…
Cette idée-là, je l’enfouis au fond de ma mémoire avec la certitude que je la réaliserais et qu’elle se vendrait bien.
Mais la véritable raison de ma bonne humeur était que j’avais trouvé le moyen de surclasser le Robot-à-tout-faire. J’en connaissais plus sur son compte que personne n’en saurait jamais, même en l’étudiant une année entière. Ce que les autres ne pouvaient savoir, ce que l’étude même de mes plans ne permettait pas de deviner, c’était qu’il y avait au moins une autre solution pour chaque choix que j’avais fait, chacun de ceux-ci ayant été établi en fonction d’un appareil considéré toujours comme un domestique modèle. Tout d’abord, je pouvais supprimer la contrainte consistant à le faire vivre dans un fauteuil roulant électrique. A partir de là, je pouvais entreprendre n’importe quoi, à ceci près qu’il me faudrait toujours employer les tubes mnémoniques Thorsen (Miles ne pourrait m’empêcher de les utiliser, puisqu’ils étaient accessibles sur le marché à n’importe quelle personne démangée par la cybernétique).
La machine à dessiner pouvait attendre. J’allais me mettre d’abord au travail sur l’automate complet, capable d’accomplir tout ce qu’un homme est en mesure de faire, dans les limites où il peut se passer d’un jugement humain.
Et puis non, j’établirais d’abord une machine à dessiner, et je m’en servirais pour dessiner le Robot Universel.
Ce serait un chef-d’œuvre, un champion qui surclasserait mon prétendu Robot-à-tout-faire avant même que ce dernier soit mis en fabrication… Avec un peu de veine, je les ruinerais et ils viendraient me supplier de les reprendre avec moi. Ah ! ils avaient voulu tuer la poule aux œufs d’or !
La maison de Miles était éclairée et son automobile était dans l’allée. Je parquai ma voiture devant la sienne en disant à Pete, qui était assis à côté de moi :
— Tu vas rester ici et protéger la voiture, mon gars. S’il y a danger, tu pousses trois cris et tu te lances dans un combat à mort.
— Rrrnon !
— Si je t’emmène à l’intérieur, tu seras obligé de rester dans le sac.
— Pfff !
— Cesse de discuter ! Si tu tiens à m’accompagner, entre dans le sac.
D’un bond, Pete s’y fourra.
Miles m’ouvrit la porte. Aucun des deux ne tendit la main à l’autre. Il me fit entrer dans le living-room et désigna une chaise.
Belle était là. Je ne m’attendais pas à la rencontrer mais je suppose que sa présence était à prévoir. Je lui lançai un coup d’œil et grimaçai un sourire.
— Quelle surprise de te trouver ici ! Ne dis pas que tu es revenue de Mojave rien que pour le plaisir de me parler ? (Oh ! je suis un véritable boute-en-train, quand je commence à me déchaîner ! Il faut me voir dans les surprises-parties m’affubler de chapeaux de femme !)
Belle fronça les sourcils.
— N’essaie pas d’être drôle, Dan. Dis ce que tu as à dire, et va-t’en.
— Ne me bousculez pas. Je trouve cette réunion on ne peut plus charmante. Mon ex-associé… mon ex-fiancée… Tout ce qui nous manque est notre ex-affaire.
— Voyons, Dan, laisse tomber cette attitude, dit Miles d’un ton supérieur. Nous avons agi pour ton bien. Et tu peux reprendre ton travail quand il te plaira. Je serai ravi que tu reviennes.
— Pour mon bien, vraiment ? Ça me rappelle ce qu’on dit au voleur en le pendant. Quant à revenir… Qu’en penses-tu, Belle ? Est-ce que je dois revenir ?
Elle se mordit la lèvre.
— Si Miles est de cet avis, bien entendu.
— Et dire qu’hier seulement c’était : « Si Dan est de cet avis, bien entendu »… Mais voilà, tout change, n’est-ce pas ? Telle est la vie ! Et je ne reviens pas, les enfants, cessez de vous tracasser. Je ne suis venu ici ce soir que pour découvrir quelque chose.
Miles lança un coup d’œil à Belle.
— C’est-à-dire ? répliqua-t-elle.
— D’abord, lequel de vous deux a monté le coup ? Ou l’avez-vous fait à deux ?
— Voilà une vilaine façon de s’exprimer, dit lentement Miles. Je n’aime pas ça.
— Allons, allons, ne faites pas la petite bouche. Si l’expression est vilaine, l’acte l’est dix fois plus. J’entends le faux contrat, les faux qui vous livrent les droits de mes inventions. Cela relève des lois fédérales, Miles. Je crois qu’en haut lieu, on jette un coup d’œil tous les quinze jours sur la marche de notre affaire. Je n’en suis pas certain, mais sans doute le FBI me renseignera-t-il. Demain, ajoutai-je en le voyant réagir.
— Tu ne vas pas faire la sottise de soulever des difficultés, Dan ?
— Des difficultés ? Je vais en soulever tant et plus, devant les tribunaux civils et criminels. Vous allez être occupés au delà du possible. A moins que vous ne donniez votre accord sur un point. Mais j’ai oublié de mentionner votre troisième peccadille : le vol de mes notes et de mes dessins concernant le Robot-à-tout-faire, ainsi que du prototype lui-même.
— Il ne peut être question de vol, lança Belle, tu travaillais pour le compte de la compagnie.
— Vraiment ? J’ai travaillé dessus le plus souvent la nuit. Et je n’ai jamais été un employé, vous le savez fort bien tous deux. Je touchais de quoi vivre sur les bénéfices rapportés par mes participations. Que va dire la Mannix quand je déposerai une plainte affirmant que les modèles dont ils désiraient se rendre acquéreurs n’ont jamais appartenu à la compagnie mais qu’ils m’ont été volés ?
— C’est ridicule, cria Belle, tu travaillais pour la compagnie. Il y a un contrat pour le prouver.
Je me détendis en éclatant de rire.
— Voyons, les enfants ! Gardez vos mensonges pour le tribunal où vous serez appelés à témoigner. Il n’y a personne ici que nous trois. Ce que je voudrais savoir est ceci : de qui est venue l’idée ? Je sais déjà comment cela a été mis au point. Toi, Belle, tu m’apportais des papiers à signer. S’il y en avait plus d’un, tu avais l’habitude d’attacher les copies à la première feuille pour me simplifier la tâche, évidemment – tu as toujours été une secrétaire modèle ! – et tout ce que j’apercevais des feuilles de dessous était la place réservée à ma signature. A présent j’ai compris que tu as glissé quelques atouts dans ces jolies petites piles. Je sais donc que tu es l’agent d’exécution de l’abus de confiance. Miles n’en a pas eu l’occasion ; Miles n’est même pas capable de taper convenablement ! Mais lequel de vous deux a rédigé ces documents que vous vous êtes arrangés pour me faire signer ? Toi ? Je ne le crois pas, à moins que tu n’aies des connaissances juridiques dont tu ne t’étais pas vantée. Alors, qu’en dis-tu, Miles ? Une simple sténo est-elle capable de pondre si parfaitement cette merveilleuse clause numéro 7 ? Ou cela requiert-il un avocat ? Toi, Miles, par exemple ?
Le cigare de Miles s’était éteint, depuis déjà pas mal de temps ; il le sortit de sa bouche, le contempla et dit en pesant ses mots :
— Dan, mon vieux, si tu espères nous faire faire des aveux spécieux, tu délires.
— Oh ! Assez de tergiversations ! Nous sommes seuls ! Vous êtes tous les deux coupables. Pourtant, j’aimerais croire que c’est cette Dalila qui est venue te trouver avec toute l’affaire dûment empaquetée et qui t’a tenté dans un moment de faiblesse. Mais je sais bien que ce n’est pas vrai. A moins que Belle ne soit elle-même avocate, vous êtes tous deux coupables, complices avant et après. Toi, Miles, tu as rédigé les documents, et Belle les a tapés et a manœuvré pour que je les signe. C’est ça ?
— Ne réponds pas, Miles !
— Évidemment, que je ne répondrai pas ! Il y a peut-être un magnétophone caché dans ce sac.
— Voilà, en effet, ce que je devrais avoir, mais ce n’est pas le cas.
J’ouvris le haut du sac, et Pete sortit la tête.
— Tu notes tout, Pete ? Attention à ce que vous dites, messieurs et mesdames, Pete est doté d’une mémoire d’éléphant. Non, je n’ai pas apporté de magnétophone, je ne suis que Dan Davis, crâne de piaf, qui ne prévoit jamais rien. J’avance cahin-caha en faisant confiance à mes amis… Comme je vous ai fait confiance à vous deux. Belle est-elle avocate, Miles ? Ou est-ce toi qui as un beau jour réfléchi à tête reposée sur la façon de m’embobiner dans cette escroquerie aux apparences légales ?
— Miles, interrompit Belle, il est assez adroit pour avoir fabriqué un magnétophone de la taille d’un paquet de cigarettes. Il n’est peut-être pas dans le sac, il l’a peut-être sur lui.
— Voilà une excellente idée, Belle ! La prochaine fois, j’en aurai un.
— Je m’en rends parfaitement compte, ma chère, répondit Miles. Et s’il le possède, tu parles bien légèrement. Tiens ta langue.
Belle répondit d’un mot dont j’ignorais qu’elle fît usage. Mes sourcils se soulevèrent.
— Vous en êtes déjà aux amabilités ? Déjà la brouille entre les voleurs ?
Je fus ravi de voir que Miles commençait à perdre sa belle humeur.
— Toi aussi, surveille ta langue, Dan, si tu tiens à ta santé.
— Tch, tch ! Je suis plus jeune que toi, et je me suis entraîné très récemment au judo. Non, tu n’es pas homme à tirer sur un autre… tu es plutôt un type à fabriquer de faux documents. Voleurs, ai-je dit, et je répète, voleurs ! Voleurs et menteurs, tous les deux.
Je me tournai vers Belle :
— Chère ange, mon père m’a appris à ne jamais traiter une dame de menteuse. Mais tu n’es pas une dame. Tu es une menteuse, une voleuse et une putain.
Belle devint rouge vif et me lança un regard d’où toute beauté avait disparu. Elle ne ressemblait plus qu’à une bête de proie.
— Miles, siffla-t-elle, vas-tu rester là sans bouger et tolérer qu’il…
— Doucement, dit Miles, ses grossièretés sont calculées pour nous énerver et nous faire dire des choses que nous regretterions. Ce que tu as failli faire, d’ailleurs. Tais-toi donc.
Belle se tut, mais son visage garda un air farouche.
— J’ai toujours été un homme pratique, Dan, du moins je l’espère. Avant que tu ne quittes la firme, j’ai essayé de te faire entendre raison ; dans notre arrangement, j’ai tenté d’agir de manière que tu acceptes l’inévitable sans te rebiffer.
— Tu veux dire : que j’accepte de me laisser violenter sans protester.
— Soit. Je reste partisan d’un arrangement à l’amiable. Tu seras dans l’incapacité de gagner quoi que ce soit devant les tribunaux. Cependant, comme avocat, je sais qu’il vaut toujours mieux rester hors des tribunaux plutôt même que de gagner. Quand la chose est possible. Tu as dit, il y a un moment, qu’il y a une chose susceptible de te calmer ? Si tu veux bien me dire de quoi il s’agit, peut-être sera-t-il possible de trouver un terrain d’entente.
— J’allais y venir. Tu ne peux rien faire personnellement mais tu pourras peut-être y aider. C’est simple. Obtiens de Belle qu’elle me rende le stock d’actions que je lui ai cédées comme cadeau de fiançailles.
— Non ! s’écria Belle.
— Je t’ai dit de te tenir tranquille, dit Miles.
Je regardai Belle.
— Pourquoi non, mon ex-chérie ? Comme disent les avocats, j’ai pris avis sur ce point. Et voici ce qu’on m’a dit : puisque ce don fut fait en considération de notre projet de mariage, ce n’est pas moralement mais bien légalement que tu es tenue de me les restituer. Car ce ne fut pas un don « gratuit ». Cela constituait ma part d’un échange dont je n’ai pas eu la contrepartie : à savoir ton agréable personne. Il te faut donc restituer. A moins que tu n’aies encore changé d’idée et que tu sois à présent prête à m’épouser ?
Elle ne me cacha pas ni où ni comment je pouvais m’attendre à l’épouser.
Miles intervint d’un ton las.
— Tu ne fais qu’envenimer les choses, Belle. Ne comprends-tu pas qu’il essaye de nous faire sortir de nos gonds ? Si c’est ce que tu espérais, Dan, il ne te reste qu’à partir. J’admets que si les circonstances étaient telles que tu viens de le dire, tu aurais un argument valable. Mais elles ne le sont pas. Tu as remis ce lot d’actions contre valeur encaissée.
— Hein ? Quelle valeur ? Où est le reçu ?
— Le reçu n’est pas nécessaire. Ce fut un don pour services rendus à la compagnie. Services dépassant son emploi.
Je demeurai bouche bée.
— Quelle merveilleuse théorie ! Voyons, mon vieux, si c’était pour services rendus à la compagnie et non à moi personnellement, tu aurais été au courant et il eût été normal que tu lui donnes le même montant, car enfin, nous partagions les bénéfices par moitié, cela malgré le fait que je détenais, ou croyais détenir la majorité. Ne me dis pas que tu as donné à notre chère amie un lot d’actions d’égale valeur ?
Je les vis échanger un regard, et fus envahi d’une folle certitude.
— Peut-être, en effet, l’as-tu fait ! Je parie que le cher trésor t’en a persuadé. Sans cela, elle n’aurait pas marché dans cette combine. Si oui, tu peux parier qu’elle a aussitôt fait dûment enregistrer le transfert. Les dates prouveront que moi, je lui ai fait ce don le jour même de nos fiançailles. Elles furent annoncées dans le Desert Herald, alors que toi, tu lui as remis ton lot au moment où vous m’avez glissé une peau de banane sous le talon pour me faire tomber. Tout cela sera évident. Peut-être bien qu’un juge me croira finalement… Qu’en dis-tu, Miles ?
Je leur en avais fichu un sale coup. Oui, un sale coup ! En observant la façon dont ils pâlissaient, je sus que je venais de toucher au point faible, de découvrir le seul et unique fait qu’ils ne pourraient expliquer, celui que je n’étais pas censé connaître. Je les pressai donc en faisant une supposition téméraire. Téméraire ? Non, logique.
— Quel est le montant du lot, Belle ? Le même que celui que tu as obtenu de moi lors de nos « fiançailles » ? Tu as fait davantage pour lui, tu devrais avoir touché plus.
Je me tus brusquement.
— Dites donc, il m’avait bien semblé bizarre que Belle fût venue jusqu’ici rien que pour me parler, étant donné qu’elle a ce trajet en horreur. Peut-être n’as-tu pas eu à le faire, ce trajet ? Peut-être étais-tu déjà sur place ? Avez-vous une liaison, tous les deux ? Ou bien devrais-je dire : êtes-vous fiancés ? A moins que vous ne soyez déjà mariés ? (Je réfléchis un moment :) Oui, je parie que c’est ça ! Vous êtes mariés ! Miles n’est pas aussi innocent que moi ! Je parie ma deuxième chemise, Miles, que tu n’aurais jamais fait un don pareil simplement contre une promesse de mariage. Mais tu aurais pu le faire par contre comme cadeau de mariage – à condition de conserver le droit de vote impliqué par la possession de ces actions. Ne vous donnez pas la peine de me répondre. Dès demain je me mets à la recherche des faits précis. Je les trouverai dans les registres officiels.
Après un regard à Belle, Miles dit :
— Ne perds pas ton temps. Je te présente ma femme.
— Vraiment ? Mes meilleurs vœux. Vous vous méritez, vous êtes dignes l’un de l’autre. Et maintenant à propos de ma part d’actions, puisque Mrs Gentry, de toute évidence, ne peut m’épouser, il me semble…
— Ne sois pas ridicule, Dan. Ta théorie absurde a été démontée par mes soins. J’ai effectivement transféré un lot d’actions au nom de Belle, tout comme toi. Pour le même motif : services rendus à la compagnie. Ainsi que tu l’as dit, tout a été enregistré. Belle et moi nous sommes mariés voici une semaine ; néanmoins, les actions ont été enregistrées à son nom depuis pas mal de temps. Tu peux vérifier. Il n’y a pas de faille. Elle a reçu un lot d’actions de chacun de nous en reconnaissance de ses précieux services. Ensuite, tu as rompu avec elle et, après ton départ de la compagnie, nous nous sommes mariés.
Cela était un coup pour moi. Miles était bien trop malin pour avancer un mensonge que je pourrais facilement démonter. Pourtant il y avait là un je ne sais quoi qui ne sonnait pas juste, quelque chose que je n’avais pas encore découvert.
— Où et quand vous êtes-vous mariés ?
— A Santa Barbara, à la salle des mariages, jeudi dernier. Cela ne te regarde d’ailleurs pas.
— C’est possible. A quelle date a été fait le transfert des actions ?
— Je ne sais pas exactement. Si cela t’intéresse, tu n’as qu’à consulter les registres.
Fichtre non, cela ne sonnait pas juste ! Il n’avait certainement pas fait le transfert avant d’être lié à Belle. J’en étais convaincu. Cela ne lui aurait pas ressemblé.
— Je suis en train de me demander. Miles… Si je faisais faire des recherches par un détective, on pourrait découvrir que vous vous êtes mariés avant le jeudi dont vous parlez. Par exemple à Yuraa ? Ou à Las Vegas ? A moins que vous n’ayez fait un saut jusqu’à Reno lors de votre voyage à deux dans le Nord au sujet de nos contributions ? Il se pourrait que l’on retrouve trace de ce mariage, il se pourrait que la date du transfert d’actions et la date des prétendues remises à la firme de mes droits d’invention fassent un effet saisissant. Non ?
Miles ne broncha pas, il ne lança même pas un regard vers Belle.
Quant à Belle, son expression n’aurait pu être plus haineuse après un mauvais coup bien placé. Pourtant, tout semblait s’enchaîner ; je décidai de pousser à fond mes hypothèses.
— J’ai été très patient avec toi, dit simplement Miles, j’ai essayé d’être conciliant. Cela ne m’a rapporté que des injures. Aussi me semble-t-il qu’il est temps pour toi de partir. Sans quoi je vais me voir dans l’obligation de vous jeter dehors, toi et ton chat rongé de puces.
— Bravo ! m’écriai-je. Voilà la première parole d’homme que tu aies prononcée ce soir. Mais il vaut mieux ne pas traiter Pete de chat rongé de puces, il comprend très bien et est capable de vous estropier. O.K., ex-ami, je m’en vais. Mais auparavant, je tiens à faire une petite annonce, elle sera courte. Probablement la dernière chose que j’aurai à dire. D’accord ?
— Bon. Vas-y, mais sois bref.
— Miles, jeta Belle, il faut que je te parle.
Il lui fit signe de se taire sans la regarder.
— Je t’écoute. Sois bref.
— Il est probable que tu n’as pas envie d’entendre ce que je vais dire, dis-je à Belle. Je te suggère de sortir.
Bien entendu, elle resta. J’y tenais.
— Je ne dirai pas que je t’en veux vraiment, Miles. Les choses qu’un homme est capable de faire pour une femme indigne sont incroyables. Si Samson et Marc Antoine se sont montrés vulnérables, pourquoi ne le serais-tu pas également ? Au fait, au lieu de t’en vouloir je devrais t’être reconnaissant. Peut-être le suis-je un peu… Par ailleurs, je te plains. (Je fis un geste vers Belle :) A présent elle est toute à toi, elle est ton souci exclusif. Alors qu’elle ne m’a coûté à moi qu’un peu d’argent et une perte provisoire de ma tranquillité intérieure, que va-t-elle te coûter à toi ? Elle m’a trompé, elle est même parvenue à te convaincre, toi mon meilleur ami, de me tromper. Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle te trompe toi ? Une semaine ? Un mois ? Un an peut-être ? Mais aussi sûr que le chien revient à ses ordures…
— Fous le camp ! hurla Miles, et je savais qu’il était convaincu de ce que j’avais dit.
— Nous partons. Je te plains, mon vieux. Nous avons tous deux commis une erreur, la faute en est autant à moi qu’à toi. Mais tu vas payer seul. Et c’est assez idiot… ce ne fut au départ qu’une erreur bénigne…
— Que veux-tu dire ?
Il se laissait gagner par la curiosité.
— Nous aurions dû nous demander pourquoi une femme si chic, belle et compétente, et si pleine de vitalité, consentait à accepter un travail si mal rémunéré. Si nous avions pris ses empreintes digitales, ainsi que le font les grandes maisons, si nous avions fait une enquête sur ses antécédents, nous ne l’aurions peut-être pas engagée… et nous serions encore associés.
Encore un sale coup à leur adresse ! Miles dévisagea sa femme, et elle… elle eut l’air d’un rat coincé… Si tant est qu’un rat puisse être bâti comme Belle.
Je ne pus me priver de la joie de continuer. Allant vers Belle, je déclarai :
— Voilà, Belle. Si je fais examiner un verre dont tu t’es servie… que découvrira-t-on ? Que tu es recherchée par la police ? Que tu es une spécialiste en matière d’escroqueries ? De chantage ? Que tu épouses les gogos pour leur argent ? Miles est-il légalement ton mari ?
Je tendis la main pour prendre le verre dans lequel elle avait bu.
D’un geste sec, Belle le fit tomber à terre.
Miles me cria quelque chose.
Je me rendis compte subitement que j’étais allé un peu loin. Comment avais-je été assez fou pour m’aventurer sans arme dans ce repaire d’animaux dangereux ? De plus, je commis la faute la plus grave que puisse commettre un dompteur : je leur tournai le dos. Miles hurla, je lui fis face, Belle empoigna son sac… je me souviens d’avoir pensé que c’était un drôle de moment pour prendre une cigarette !
A ce moment-là, je sentis la piqûre d’une aiguille.
Tandis que mes genoux mollissaient et que je glissais vers le tapis, je n’eus qu’une idée : comment Belle pouvait-elle me faire une chose pareille ? Au fin du fond, je croyais encore en elle…