III

Les choses alors ne tardèrent pas à devenir curieuses. Si le seul objet derrière sa découverte de ce qu'elle devait appeler le Tristero System ou plus simplement The Tristero (sorte de titre secret) avait été de mettre un terme à son emprisonnement dans sa tour, eh bien, cette nuit avec Metzger devrait logiquement en être le point de départ; logiquement. C'est ce qui la hanterait le plus, peut-être: cette façon qu'ont les choses de s'emboîter, logiquement. Comme si (elle l'avait compris dès son arrivée à San Narciso), tout autour d'elle, s'ordonnait une révélation.

Cette révélation lui vint surtout à travers la collection de timbres qu'avait assemblée Pierce, souvent pour la remplacer, elle, des milliers de petites fenêtres coloriées qui s'ouvraient sur de vastes perspectives d'espace et de temps: des savanes grouillantes de gazelles et d'antilopes, des galions appareillant vers l'ouest et le vide, des Hitler en buste, des couchers de soleil, des cèdres du Liban, des allégories obscures, il passait des heures à les examiner, il oubliait qu'elle existât seulement. Elle n'avait jamais compris cette fascination. À l'idée d'en dresser le catalogue, sa migraine la reprenait. Elle n'y attendait pas la moindre révélation. Or, si tous ses sens n'avaient pas été mis en éveil, d'abord par cette aventure inattendue et toutes ses conséquences, qu'auraient bien pu lui dire ces petites images muettes, étalées comme d'anciennes rivales, victimes elles aussi de la mort de Pierce, et qu'on allait diviser en lots que de nouveaux maîtres allaient s'arracher?

Cette sensibilisation fut accélérée par la lettre de Mucho qu'elle reçut ce soir-là, et ce bar étrange, The Scope, où elle finit par échouer avec Metzger. Elle ne savait plus dans quel ordre s'étaient déroulés ces deux événements. Il n'y avait pas grand-chose dans la lettre, c'était simplement la réponse à ce journal un peu décousu qu'elle lui adressait fidèlement deux fois par semaine. Elle n'avait rien dit de la scène avec Metzger. Mucho finirait bien par savoir. Il irait alors à une de ces soirées-discothèque qu'organisait la chaîne KCUF dans les gymnases et là, dans un de ces trous de serrure géants qui ornent les terrains de basket-ball, il repérerait une petite Sharon, ou Linda, ou Michele, en train de se démener en face d'un garçon, avec des talons, elle aurait tout de suite trois centimètres de plus que lui, dix-sept ans, dans le coup, yeux veloutés qui inévitablement, statistiquement, rencontreraient ceux de Mucho - et les choses iraient aussi loin que possible, super, quand on n'arrive pas à oublier complètement les articles du code concernant le détournement de mineures. C'était déjà arrivé plusieurs fois, elle connaissait la chanson. Mais Œdipa s'était montrée très chic, elle n'en avait parlé qu'une fois, vers trois heures du matin sous un ciel blême: elle lui avait demandé s'il ne se faisait pas du souci, à cause du code pénal. "Bien sûr", avait répondu Mucho au bout d'un moment. Ce fut tout. Mais elle avait cru distinguer dans sa voix une note d'irritation et de panique. Elle s'était alors demandé si l'angoisse affectait la performance. Elle aussi, elle avait eu dix-sept ans, elle riait de tout, et elle avait senti une sorte de tendresse l'envahir, qu'elle n'avait pas trop analysée, de peur de se faire couillonner. Aussi ne lui avait-elle pas posé d'autres questions. L'impossibilité de communiquer avait toujours chez eux une origine vertueuse.

Peut-être parce qu'une intuition lui disait qu'il n'y aurait pas grand-chose dans la lettre, Œdipa examina attentivement l'enveloppe. D'abord elle ne remarqua rien. C'était l'enveloppe type envoyée par Mucho du studio, avec le timbre poste aérienne classique et, à gauche de l'oblitération, une flamme du gouvernement SIGNALEZ TOUTE CORRESPONDANCE OBSCÈNE À VOTRE RECEVEUR DES POTS (POTSMASTER). Puis elle se mit à parcourir la lettre de Mucho à la recherche de grossièretés.

- Metzger, qu'est-ce que c'est, un receveur des pots?

- Un receveur des pots, il est responsable des autoclaves, des canonnières, et des cuisinières à charbon...

Sa voix venait de la salle de bains. Il avait dit cela d'un air docte.

Elle lui lança un soutien-gorge à la tête et dit:

- Je suis censée signaler toute correspondance obscène à mon receveur des potes.

- Voilà qu'ils font des fautes d'impression, maintenant, remarqua Metzger. Parfait, tant qu'ils ne se trompent pas de bouton.

C'est peut-être bien ensuite qu'ils se retrouvèrent au Scope, un bar sur la route de Los Angeles, près de l'usine Yoyodyne. De temps en temps, comme ce soir-là, Echo Courts devenait insupportable, soit à cause de la tranquillité stagnante de la piscine et des fenêtres vides qui l'entouraient, ou à cause des voyeurs adolescents: ils avaient tous des copies du passe de Miles et ils pouvaient toujours s'amener au moment où les clients étaient en train de faire des galipettes. C'était à tel point qu'Œdipa et Metzger tiraient un matelas dans la penderie, Metzger mettait la commode contre la porte, il ôtait le tiroir du bas et il y introduisait ses jambes, de façon à pouvoir s'allonger de tout son long dans le placard en question. Rendu à ce point, ça commençait généralement à lui passer.

The Scope semblait être le repaire habituel des gens qui travaillaient dans l'électronique chez Yoyodyne. L'enseigne en néon vert représentait un oscillographe sur lequel se dessinaient les compositions vibratoires de Lissajous (1822-1880). Ce devait être jour de paie et à l'intérieur tout le monde était soûl. Tous les clients les dévisagèrent, tandis que Metzger et Œdipa allaient s'asseoir à une table du fond. Un barman ratatiné aux lunettes noires apparut. Metzger commanda du bourbon. Œdipa jeta nerveusement un coup d'œil autour du bar. La clientèle du Scope avait ce je ne sais quoi d'inquiétant: ils portaient tous des lunettes et ils étaient là à vous dévisager silencieusement. Sauf deux ou trois, près de la porte, occupés à se curer le nez pour voir jusqu'où ils pourraient envoyer ça à travers la pièce.

Soudain un chorus de beatniks jaillit d'une espèce de juke-box au fond de la salle. Tout le monde se tut. Le barman apporta les consommations sur la pointe des pieds.

- Qu'est-ce qui se passe? murmura Œdipa.

- C'est du Stockhausen, lui confia le vénérable mélomane. En début de soirée, ce qu'ils aiment, c'est Radio Cologne. Plus tard, alors là ça chauffe. C'est le seul bar dans le coin à avoir comme politique de ne passer strictement que de la musique électronique. Venez un samedi après minuit, nous avons un bœuf sinusoïdal en direct, les gens viennent de partout, de San Jose, de Santa Barbara, de San Diego...

- En direct? demanda Metzger, de la musique électronique en direct?

- Ouais, ils enregistrent ça ici, en direct, m'sieur. On a ici un plein studio de mécaniques, mon vieux, d'oscillographes, de micros et d'amplis, enfin si vous n'avez pas apporté votre instrument, vous comprenez, mais que ça vous tente et que vous avez envie de jouer avec les autres jazzmen, il y a toujours plein de fans avec qui vous pouvez travailler.

- Bien aimable, dit Metzger, avec son sourire de Baby Igor.

Un petit jeune homme mince dans un costume d'été infroissable vint se poser dans le siège en face d'eux et se présenta: Mike Fallopian. Incontinent, il se mit à leur faire l'article pour une organisation connue sous le nom de Peter Pinguid Society.

- Encore un de ces groupes de fascistes de droite cinglés? demanda Metzger avec diplomatie.

Les yeux de Fallopian clignotèrent.

- Et c'est nous qu'ils accusent d'être des paranos?

- Qui ça, ils? demanda Metzger.

- Nous? dit à son tour Œdipa.

La Peter Pinguid Society tenait son nom de l'officier qui commandait le navire de guerre de la marine sudiste Disgruntled. Ce navire avait appareillé au début de 1863 avec l'audacieux projet de doubler le cap Horn et d'attaquer San Francisco, afin d'ouvrir un second front dans la guerre pour l'indépendance du Sud. À la tête d'une petite flottille que décimèrent les tempêtes et le scorbut, le brave petit Disgruntled se retrouva finalement seul sur la côte de Californie, un an plus tard. Or le tsar Alexandre II - et cela, le commandant Pinguid l'ignorait - avait envoyé dans la baie de San Francisco sa flotte d'Extrême-Orient, composée de quatre corvettes et de deux clippers, sous le commandement d'un certain contre-amiral Popov. Cela faisait partie d'un plan pour empêcher en outre la Grande-Bretagne et la France de prendre la défense des États sudistes. Pinguid n'aurait pu choisir un pire moment pour attaquer San Francisco. On affirmait que cet hiver-là les croiseurs rebelles Alabama et Sumter allaient attaquer la ville, et l'amiral russe, de son propre chef, avait donné l'ordre à son escadre de se tenir sous pression pour intervenir immédiatement en cas d'attaque. Cependant, les croiseurs se contentaient de croiser. De temps en temps, Popov faisait une petite reconnaissance. Personne ne sait trop ce qui se passa le 9 mars 1864: c'est en tout cas un jour sacré pour les membres de la Peter Pinguid Society. Popov envoya bien un navire, la corvette Bogatir ou le clipper Gaidamak, en avant-garde. Au large de ce qui est maintenant Carmel-by-the-Sea, à moins que ce ne soit Pismo Beach, vers midi, ou peut-être à la nuit tombante, les deux navires se repérèrent mutuellement. L'un des deux ouvrit peut-être le feu; en ce cas, l'autre riposta; mais ils étaient tous les deux hors de portée, et ils n'eurent ensuite aucune cicatrice à montrer pour prouver leurs affirmations. La nuit tomba. Au matin, le navire russe avait disparu. Mais le mouvement est relatif. À en croire des extraits des livres de bord du Bogatir ou du Gaidamak envoyés en avril au major-général à Saint-Pétersbourg, et qui sont conservés au Krisnyi Arkhiv, ce fut le Disgruntled qui disparut pendant la nuit.

- Qui s'en soucie, d'ailleurs? dit Fallopian avec un haussement d'épaules. Nous n'essayons pas d'en faire l'Évangile. Cela naturellement nous a beaucoup nui auprès des bigots, qui auraient constitué une clientèle toute trouvée. Les vieux Confédérés. Or, c'était le premier accrochage militaire entre la Russie et l'Amérique. Attaque, contre-attaque, les deux projectiles disparaissent à jamais dans les flots du Pacifique. Mais les rides provoquées par cet événement n'ont cessé de s'étendre et nous submergent aujourd'hui. Ce fut vraiment Peter Pinguid notre première victime. Et pas ce fanatique que nos amis un peu plus à gauche au sein de la Birch Society ont choisi d'ériger en martyr.

- Le commandant fut tué? demanda Œdipa.

Bien pire, aux yeux de Fallopian. Après l'engagement, épouvanté à l'idée d'une alliance militaire entre la Russie abolitionniste (Alexandre avait libéré les serfs en 1861) et les Nordistes qui proclamaient leur foi dans la liberté, tout en tenant leurs ouvriers d'usine dans un état de servitude, Peter Pinguid resta des semaines dans sa chambre à broyer du noir.

- À vous entendre, dit Metzger, on dirait qu'il était contre le capitalisme industriel. Alors, comment en faire un héros de l'anticommunisme?

- Vous parlez comme un membre de la Birch Society, dit Fallopian. Les bons et les méchants, mais il faut fouiller plus profond. Évidemment qu'il était contre le capitalisme industriel. Nous aussi. Car cela n'a-t-il pas donné le marxisme? Fondamentalement, ce ne sont que deux aspects de la même monstruosité.

- N'importe quoi d'industriel, suggéra Metzger.

- Vous voilà reparti, dit Fallopian.

- Et qu'est-ce qui est arrivé à Peter Pinguid? demanda Œdipa.

- Il a fini par démissionner. Il était allé contre son éducation, il avait violé son code de l'honneur. C'étaient Lincoln et le tsar qui l'y avaient contraint. C'est ce que je veux dire en parlant de victime. Avec la plupart des membres de son équipage, il s'installa près de Los Angeles, et fit fortune.

- C'est vraiment poignant, dit Œdipa, et comment ça?

- Par la spéculation immobilière en Californie, dit Fallopian.

Œdipa, qui était justement en train d'avaler une gorgée de bourbon, avala de travers, lançant un cône étincelant à trois mètres de là. Le fou rire l'avait prise.

- Ouais, ajouta Fallopian. Pendant la grande sécheresse, cette année-là, on pouvait acheter un lotissement au centre de Los Angeles pour 63 cents.

Une grande clameur s'éleva près de la porte, des corps se tendaient vers un jeune homme grassouillet et pâle qui portait un sac postal de cuir sur l'épaule.

Les gens se mirent à hurler: "C'est le courrier!" Oui, comme dans l'armée. Le gros, l'air épuisé, grimpa sur le bar, et se mit à faire l'appel en lançant les enveloppes dans la foule. Fallopian s'excusa avant de se joindre aux autres.

Metzger avait mis ses lunettes.

- Tiens, il porte un insigne Yoyodyne. Qu'en dis-tu?

- Peut-être un réseau postal privé.

- À cette heure-ci?

- Il y a peut-être une équipe de nuit. Bon, je reviens.

Œdipa haussa les épaules et se dirigea vers les lavabos.

Sur le mur des w.-c., parmi les obscénités au rouge à lèvres, elle remarqua un texte soigneusement calligraphié:

Êtes-vous à la recherche de divertissements raffinés? Vous, votre mari ou des amies. Plus on est de fous, plus on rit. Entrez en contact avec Kirby, via WASTE exclusivement, Box 7391, LA.

"WASTE? Tiens", se dit Œdipa. Dessous, légèrement tracé au crayon, il y avait un petit dessin qu'elle n'avait jamais vu, avec un rond, un triangle et un trapèze, comme ça:

Symbole sexuel? Non, sans doute pas. Elle trouva un stylo dans son sac et recopia l'adresse et le dessin dans son agenda, en se disant: "Dieu, des hiéroglyphes". Elle sortit, Fallopian était revenu, et il avait un drôle d'air.

- Vous n'étiez pas censés voir cela, dit-il.

Il tenait une enveloppe. Œdipa remarqua qu'à la place du timbre, il y avait les initiales manuscrites PPS.

- Évidemment, dit Metzger. La distribution du courrier, c'est un monopole de l'État. Vous devriez être contre ça.

Fallopian eut un petit sourire.

- Ce n'est pas de la rébellion autant que vous l'imaginez. Nous utilisons le réseau intérieur Yoyodyne, en douce. Mais c'est dur de trouver des courriers, car nous avons un gros trafic. La tournée passe à l'heure précise, et la tension les rend nerveux. Les agents de sécurité de l'entreprise savent qu'il se passe quelque chose. Alors ils ouvrent l'œil. De Witt (il montra le gros, plein de tics, et que l'on aidait maintenant à descendre du bar, pour lui offrir un verre qu'il refusa), De Witt est le plus nerveux que nous ayons depuis des années.

- C'est important? demanda Metzger.

- Seulement dans notre cellule de San Narciso. Il existe des projets semblables à Washington et peut-être à Dallas, mais jusqu'à présent nous sommes les seuls en Californie. Certains de nos membres parmi les plus riches enroulent leur lettre autour d'une brique, et le tout dans du papier kraft qu'ils envoient par le Railway Express, mais je ne sais pas si... Question de principe. Pour que le volume soit suffisant, chaque membre doit envoyer au moins une lettre par semaine grâce au système Yoyodyne. Ou bien vous avez une amende. Il ouvrit sa lettre et la montra à Œdipa et à Metzger.

Cher Mike, comment vas-tu? Je me suis dit que j'allais t'écrire un petit mot. Comment avance ton livre? Voilà, je crois que c'est tout pour le moment. Je te verrai au Scope.

- Voilà ce que c'est la plupart du temps, confessa Fallopian avec amertume.

- Qu'est-ce que c'est que ce livre? demanda Œdipa.

Fallopian étudiait l'histoire des services postaux privés aux États-Unis, et il essayait d'établir un lien entre la guerre de Sécession et la réforme des postes qui avait commencé vers 1845. À son avis, c'était plus qu'une simple coïncidence si l'année 1861 avait vu la plus violente attaque du gouvernement contre les services postaux privés qui avaient survécu aux Actes de 1845, 47, 51 et 55. Ces Actes avaient tous pour but de ruiner définitivement toute concurrence privée. Il y voyait une parabole du pouvoir, de sa croissance et de ses abus. Il n'alla pas si loin, ce soir-là. De cette première rencontre, Œdipa ne devait conserver que le souvenir d'une silhouette plutôt gracile, d'un nez arménien délicat, et d'une certaine affinité entre ses yeux et la lumière verte du néon.

C'est ainsi que commença pour Œdipa le lent et funeste épanouissement du Tristero. C'était plutôt comme si elle assistait à une représentation unique qui se serait prolongée car c'était la dernière de la soirée, un petit supplément réservé à ceux qui étaient restés jusqu'au bout. Comme si les robes fendues, les soutiens-gorge de résille et les jarretelles, les cache-sexe pailletés de la figuration historique qui allaient s'effeuiller, formaient des couches aussi denses que les superpositions de vêtements portées par Œdipa pendant ce jeu avec Metzger devant le film de Baby Igor; comme si cette interminable plongée vers l'aube à travers l'obscurité vague de la nuit était nécessaire, avant que The Tristero fût révélé dans sa terrible nudité.

Allait-il sourire d'un petit air modeste, flirter gentiment dans les coulisses, saluer avec une révérence de Bourbon Street, avant de la laisser en repos? Ou bien au contraire, la danse finie, descendrait-il l'allée centrale, s'approcherait-il d'Œdipa, pour la tenir sous son regard hypnotique, en souriant avec une expression impitoyable et malfaisante, penché vers elle toute seule parmi les rangs désolés de fauteuils vides, avant de prononcer des paroles qu'elle ne souhaitait pas entendre?

Tout commença simplement. Avec Metzger, elle attendait des procurations pour des représentants en Arizona, au Texas, à New York et en Floride, où Inverarity avait travaillé dans l'immobilier, et dans le Delaware où il avait été constitué en société commerciale. Tous les deux, suivis d'un plein cabriolet de Paranoids, Miles, Dean, Serge et Leonard avec leurs petites amies, ils avaient décidé de passer la journée à Fangoso Lagoons, un des derniers grands projets d'Inverarity. Le trajet se déroula sans histoire, à part deux ou trois collisions que les Paranoids évitèrent de justesse car Serge, le conducteur, ne voyait rien à travers sa tignasse. Finalement, ils réussirent à le persuader de passer le volant à l'une des filles. Quelque part au-delà de cette rue de maisons à trois chambres à coucher qui envahissait les collines beige sombre, implicite par son arrogance qui mordait à belles dents dans le brouillard (enfoncée dans sa somnolence, San Narciso n'avait pas ce caractère), l'océan se cachait, le Pacifique inimaginable, étranger aux amateurs de surf, aux maisons sur la plage, aux égouts, touristes, homosexuels sous le soleil, aux parties de pêche des agences de voyage, le trou laissé par l'arrachement de la lune, cénotaphe de son exil; il y avait là, impossible à entendre ou à sentir, mais présente, une sorte de marée qui atteignait des sens au-delà des yeux et des oreilles, en activant des cellules cérébrales qui échappent encore aux électrodes les plus délicates. Longtemps avant de quitter Kinneret, Œdipa croyait à une rédemption par la mer pour la Californie du Sud (il ne s'agissait pas de la partie de l'État où elle vivait et qui n'en avait pas besoin), sans que cela s'exprimât en mots elle pensait que (quoi qu'on pût faire à ses côtes) le vrai Pacifique resterait inviolé, car la laideur de ses rives se perdait, s'intégrait dans une vérité plus générale. Peut-être était-ce cette notion, dans son espoir aride, qu'elle éprouvait ce matin-là, tandis qu'ils fonçaient vers la mer.

Ils arrivèrent parmi les excavateurs, l'absence complète d'arbres, la géométrie hiératique habituelle, ils descendirent en cahotant le long d'une route de sable, qui s'enroulait à flanc de coteau jusqu'à un lac nommé Lake Inverarity. Au milieu, sur une petite île ronde de remblai, entourée de petites vagues bleues, se dressait le centre culturel, reproduction Art nouveau de quelque casino européen fin de siècle, avec des ogives et des coupoles vert-de-grisées. Immédiatement, Œdipa en tomba amoureuse. Les Paranoids finirent par s'extraire de leur voiture avec leurs instruments et se mirent à la recherche de prises où les brancher dans le sable blanc apporté par camions entiers. Œdipa sortit du coffre de l'Impala un panier plein de sandwiches à la courgette et au parmesan qu'elle avait achetés dans un drive-in italien; Metzger arriva avec une énorme Thermos de tequila sour, ils descendirent en désordre le long de la plage jusqu'à une petite marina destinée à ceux qui n'avaient pas leur quai privé directement dans l'eau.

- Oh! les gars! s'exclama Dean, à moins que ce ne fût Serge, si on prenait un bateau?

- Oh! oui, crièrent les filles.

Metzger ferma les yeux et se prit les pieds dans une vieille ancre.

- Pourquoi diable te promènes-tu les yeux fermés, Metzger? lui demanda Œdipa.

- Vol, dit Metzger, ils vont peut-être bien avoir besoin d'un avocat.

Un grondement s'éleva, avec un peu de fumée, parmi la rangée de yachts alignés comme des petits cochons le long du quai, les Paranoids venaient, en effet, de mettre en marche le hors-bord de quelqu'un.

- Allez, venez... crièrent-ils.

Soudain, à une douzaine de bateaux de là, une forme, couverte d'une bâche de polyéthylène bleu, se dressa:

- Baby Igor, j'ai besoin d'aide.

- Je connais cette voix, dit Metzger.

- Vite, dit la bâche bleue, emmenez-moi avec vous.

- Grouille-toi! crièrent les Paranoids.

- Manny Di Presso, dit Metzger, pas particulièrement satisfait.

- Ton ami l'acteur-avocat, dit Œdipa, qui ne l'avait pas oublié.

- Eh, pas si fort, dit Di Presso, remontant le quai dans leur direction avec toute la discrétion que peut apporter à cette opération un cône de polyéthylène bleu. Ils m'observent à la jumelle.

Metzger aida Œdipa à monter à bord du navire sur le point de devenir la proie des pirates, un trimaran d'aluminium de dix-sept pieds baptisé Godzilla puis il empoigna ce qu'il croyait être la main de Di Presso, mais ce n'était que du plastique et, lorsqu'il tira, toute la bâche vint avec et il vit Di Presso planté là, en combinaison de plongeur et avec des lunettes de soleil.

- Je vais m'expliquer, dit-il.

- Dites, là-bas, crièrent deux voix lointaines, presque en chœur, du fond de la plage.

Un homme épais, les cheveux coupés en brosse, très bronzé et avec des lunettes de soleil, lui aussi, s'avançait, un bras replié avec la main à hauteur de poitrine, à l'intérieur de sa veste.

- La caméra tourne? demanda Metzger d'un ton sec.

- Ce n'est pas du cinéma, barrons-nous, dit alors Di Presso en claquant des dents.

Les Paranoids larguèrent les amarres, s'écartèrent du quai en arrière toute, virèrent et s'envolèrent comme une chauve-souris qui s'échappe de l'enfer, et Di Presso faillit bien tomber par-dessus bord. Œdipa se retourna, et elle vit que celui qui les poursuivait avait été rejoint par un autre homme de même stature. Ils portaient tous les deux des costumes gris. Impossible de voir s'ils tenaient des revolvers.

- J'ai laissé ma voiture de l'autre côté du lac, ajouta Di Presso, mais je sais qu'il a mis quelqu'un de garde.

- Qui ça? demanda Metzger.

- Anthony Giunghierrace, répondit Di Presso d'une voix sinistre. Giunghierrace, alias Tony Jaguar.

- Borf.

Di Presso haussa les épaules et cracha dans le sillage.

Les Paranoids chantaient, sur l'air de Adeste Fideles:



Eh! citoyen honnête, nous t'avons volé ton bateau.

Eh! citoyen honnête, nous t'avons volé ton bateau...

Ils étaient là à chahuter, en essayant de se faire tomber par-dessus bord. Œdipa tentait de se faire toute petite. Elle observait Di Presso. S'il avait vraiment joué le rôle de Metzger pour un feuilleton télévisé, comme Metzger le prétendait, c'était bien une distribution digne de Hollywood: ils n'avaient vraiment rien de commun.

- Tony Jaguar, répéta Di Presso. Un très gros bonnet de la Mafia, Cosa Nostra.

- Vous êtes acteur, dit Metzger. Que pouvez-vous bien avoir à faire avec eux?

- Et avocat aussi. On ne vendra jamais ce feuilleton, Metz, à moins que vous ne fassiez quelque chose de spectaculaire digne de Darrow. Il faut frapper l'opinion publique, peut-être grâce à un procès sensationnel.

- Quel genre?

- Comme ce procès où j'ai l'intention d'attaquer le testament de Pierce Inverarity.

Metzger, malgré tout son sang-froid, en resta baba. Di Presso éclata de rire et lui donna une bourrade.

- Marrant, non?

- Alors il faudrait peut-être en toucher un mot aussi à l'autre exécuteur testamentaire.

Il présenta Œdipa, Di Presso souleva poliment ses lunettes de soleil. Il fit soudain très froid, le soleil s'était caché. Ils levèrent tous les trois les yeux en même temps, inquiets, pour voir se dresser devant eux le centre culturel, la collision semblait inévitable. Avec ses immenses fenêtres en ogive, ses ferronneries végétales, son silence impressionnant, il semblait les attendre. Dean, le Paranoid qui était à la barre, accosta élégamment à un petit quai en bois, tout le monde descendit à terre, Di Presso marcha d'un pas nerveux vers un gigantesque escalier.

- Il faut que je voie pour ma voiture, dit-il.

Œdipa et Metzger, qui portaient les affaires du pique-nique, le suivirent, ils arrivèrent sur un balcon qui surgissait dans l'ombre du bâtiment, et de là, grâce à une échelle de fer, ils parvinrent sur le toit. C'était comme s'ils avaient marché sur un tambour: ils entendaient les échos dans le vide sous eux, ainsi que les hurlements de joie des Paranoids. Di Presso, dans sa combinaison de plongée luisante, escalada le flanc d'une coupole. Œdipa étala une couverture et versa les cocktails dans des gobelets en mousse de plastique blanche comprimée.

- Elle est toujours là, il faudra que j'essaie de m'en sortir, dit le plongeur en redescendant.

- C'est qui votre client? demanda Metzger, son tequila sour à la main.

- C'est le type qui me court après, admit Di Presso en tenant le gobelet entre ses dents pour s'en faire comme un faux nez, en les regardant d'un air malicieux.

- Vous vous sauvez quand vous voyez des clients? demanda Œdipa. Vous fuyez les ambulances?

- Il essaie d'emprunter de l'argent, expliqua Di Presso, et cela depuis que je lui ai dit que je ne pouvais pas obtenir une avance sur règlement dans ce procès.

- Alors vous voulez bien perdre, dit-elle.

- Je ne peux pas y mettre vraiment tout mon cœur, admit Di Presso, et ce n'est pas au moment où je n'arrive pas à payer les traites sur l'XKE 1, que j'ai achetée dans un moment de folie, que je vais lui prêter de l'argent, non?

- Un moment de folie qui aura duré plus de trente ans, fit remarquer Metzger en ricanant.

- Je ne suis pas cinglé au point de ne pas voir quand ça ne va plus, rectifia Di Presso, et pour Tony J..., mes chers amis, eh bien, ça ne va plus du tout. Des dettes de jeu, d'abord, ensuite il semblerait bien qu'il inquiète un peu la Table locale, alors il pourrait être l'objet de sanctions, n'est-ce pas. Et je n'ai pas besoin de ce genre de soucis.

Œdipa le dévisagea, l'œil flamboyant:

- Vous êtes un beau salaud d'égoïste, hein, vous.

- Au moins tant que la Cosa Nostra nous surveille, dit Metzger d'une voix qu'il voulait apaisante. Ça ne se fait pas d'aider ceux que l'organisation ne veut pas qu'on aide.

- Moi, parents en Sicile, dit Di Presso, pour rire.

À ce moment-là, les Paranoids et leurs petites amies se découpèrent sur le ciel éclatant parmi les tourelles, les pignons, les cheminées d'aération, et leur course se termina sur le panier de sandwiches à l'aubergine. Metzger s'assit sur la Thermos de tequila, pour qu'ils n'en aient pas. Le vent s'était levé.

- Parlez-moi du procès, dit Metzger, en essayant de retenir ses cheveux à deux mains.

- Vous avez vu la comptabilité d'Inverarity, reprit Di Presso. Vous avez entendu parler de cette affaire des filtres Beaconsfield.

Metzger eut une petite moue réservée.

- Oui, dit Œdipa, au noir animal fait avec des os.

- Ouais, eh bien, Tony Jaguar, mon client, fournissait une partie de ces os. À ce qu'il prétend. Et Inverarity ne l'a jamais payé. C'est ça le problème.

- Tiens, à première vue, ça n'est pas du tout le style d'Inverarity, fit remarquer Metzger. Il était très scrupuleux dans ce genre d'affaire. Sauf si c'était un pot-de-vin. De toute façon, moi, je m'occupais seulement de ses dégrèvements d'impôts, alors je ne l'aurais pas vu. Pour qui travaillait votre client?

- Une entreprise de travaux publics.

Metzger jeta un coup d'œil autour de lui. Peut-être les Paranoids et leurs petites amies étaient-ils assez près pour entendre.

- Des os humains, hein? (Di Presso dit oui). Oui, c'est comme ça qu'il faisait. Il y a plein d'autoroutes en construction dans le coin, et Inverarity y avait des contrats, mais tout était parfaitement orthodoxe, Manfred. Et s'il y a eu un pot-de-vin, ça m'étonnerait qu'on en trouve une trace écrite.

- Mais, demanda Œdipa, comment se fait-il que des bâtisseurs de route puissent devenir marchands d'os?

- Il a fallu éventrer d'anciens cimetières, expliqua Metzger, comme pour le East San Narciso Freeway, on s'est contenté de passer au travers, tout simplement.

- Pas de pot-de-vin, pas d'autoroute. (Di Presso avait dit cela en hochant la tête). Ces os venaient d'Italie. Une vente parfaitement régulière. Une partie de ces os (il eut un geste en direction du lac) ont servi à décorer le fond pour les adeptes de la plongée sous-marine. Et c'est ce que j'ai fait aujourd'hui, j'ai été examiner l'objet du délit. Jusqu'à ce que Tony commence son numéro. Le restant des os a été utilisé pour la phase de développement du programme des filtres, au début des années cinquante, bien avant le cancer. Tony Jaguar prétend les avoir ramassés au fond du Lago di Pietà.

- Nom de Dieu! s'exclama Metzger, quand la chose eut fait tilt dans sa petite tête. Des os de GI's?

- Environ l'effectif d'une compagnie, précisa Manny Di Presso. Lago di Pietà est situé près de la côte de la mer Tyrrhénienne, quelque part entre Naples et Rome. Ce fut le lieu d'une bataille d'usure aujourd'hui oubliée (tragique en 1943): une poche s'était formée au cours de la marche sur Rome. Pendant des semaines, une poignée d'Américains coupés du gros de l'armée et sans communications s'accrochèrent à la rive étroite du lac tranquille et clair, tandis que les Allemands, du haut de la vertigineuse falaise, les tenaient nuit et jour sous leur feu plongeant. L'eau du lac était trop froide pour qu'on pût y nager: on serait mort de froid avant de pouvoir atteindre l'autre rive. Il n'y avait pas d'arbres pour pouvoir construire des radeaux. On ne vit aucun avion, sauf de temps en temps un Stuka en maraude. Ce qui est remarquable, c'est que si peu d'hommes purent tenir si longtemps. Ils creusèrent aussi profondément que possible dans la côte rocheuse; ils envoyèrent à l'assaut de la falaise des patrouilles dont la plupart ne revinrent jamais, ils réussirent une fois à s'emparer d'une mitrailleuse. Ils cherchèrent des moyens de s'échapper, mais ceux qui revinrent vivants de ces expéditions n'avaient rien trouvé. Ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour briser l'étau; ayant échoué, ils s'accrochèrent à la vie autant qu'ils le purent. Et tous moururent, d'une mort obscure, sans une trace, sans un mot. Un jour, les Allemands descendirent le long de la falaise, et les soldats jetèrent à l'eau les corps, les armes et ce qui restait de matériel, et qui ne pouvait plus servir ni à l'un ni à l'autre camp. Les corps s'enfoncèrent lentement; et restèrent là jusqu'au début des années cinquante, époque où Tony Jaguar, qui avait servi comme caporal dans une unité italienne rattachée à l'armée allemande, qui s'était battue à Lago di Pietà - il savait ce qu'il y avait dans le fond - , décida avec quelques collègues d'aller voir ce qu'on pourrait récupérer. Tout ce qu'ils purent sauver, ce furent ces ossements. À la suite d'un raisonnement fort ténébreux, auquel n'était peut-être pas étranger le fait que les touristes américains - qui commençaient à devenir très nombreux - n'hésiteraient pas à payer n'importe quoi en bons dollars; sans oublier non plus Forest Lawn, le cimetière de Los Angeles, et le culte qu'ont les Américains pour les morts; et le vague espoir que le sénateur McCarthy et un certain nombre de ses fidèles, ayant à cette époque un ascendant certain sur un grand nombre de riches imbéciles d'au-delà des mers, s'intéresseraient un jour ou l'autre aux glorieux morts de la Seconde Guerre mondiale, surtout ceux dont les corps n'avaient jamais été retrouvés; bref, à la suite de tout un labyrinthe de mobiles présumés de ce genre, Tony Jaguar décida que ce serait bien le diable si, grâce à ses contacts avec la famille, alias Cosa Nostra, il ne parvenait pas à fourguer son chargement d'ossements quelque part en Amérique. Il ne se trompait pas. Une firme d'import-export acheta les os en question et les revendit à une usine d'engrais, qui se servit peut-être d'un fémur ou deux dans des expériences de laboratoire avant de se spécialiser dans l'arête de hareng et de bazarder les quelques tonnes qu'ils avaient sur les bras à une société qui les entreposa dans un hangar près de Fort Wayne, Indiana, pendant peut-être un an avant que finalement Beaconsfield s'y intéressât.

- Ah! ah! s'exclama Metzger en bondissant. Donc c'est Beaconsfield qui a acheté ça. Et non pas Inverarity. Les seules actions qu'il avait, c'étaient des Ostealysis, Inc., la compagnie qu'il avait fondée pour mettre ce filtre au point. Mais ça n'avait rien à voir avec Beaconsfield directement.

- Mais dites donc, les gars, fit remarquer une des filles, charmante enfant à la taille mince et aux longs cheveux bruns vêtue d'un collant de jersey noir, cette histoire ressemble étrangement à cette horrible tragédie élisabéthaine de la vengeance que nous avons vue la semaine dernière.

- The Courier's Tragedy, précisa Miles, elle a raison. Le même truc bizarre, les os d'un bataillon disparu enfouis au fond d'un lac, repêchés et changés en noir animal...

- Ils ont tout entendu! hurla Di Presso. Il y a toujours quelqu'un pour vous écouter ou pour brancher des micros dans votre appartement, les petits salauds, et votre téléphone sur une table d'écoute...

- On répétera rien, dit une autre fille. Personne chez nous d'ailleurs ne fume de Beaconsfield. On carbure tous à la marijuana.

Rires. Ce n'était pourtant pas une plaisanterie. Leonard, le batteur, sortit de la poche de sa djellaba une poignée de cigarettes de marijuana qu'il distribua à ses copains. Metzger ferma les yeux, détourna la tête et murmura: Possession.

- Mince.

La bouche ouverte, les yeux ronds, Di Presso regardait de l'autre côté du lac. Un autre hors-bord venait d'apparaître et se dirigeait vers eux. Deux silhouettes en costume gris étaient tapies derrière le pare-brise.

- Metz, il faut que j'y aille. S'il s'arrête ici, soyez gentil avec lui, c'est mon client.

Et il disparut par l'échelle. Œdipa se laissa tomber sur le dos en soupirant, et fixa le ciel que balayait le vent. Elle entendit bientôt démarrer le moteur du Godzilla

- Metzger, dis donc, il prend le bateau, nous voici prisonniers sur une île déserte.

C'était exactement le cas. Ils devaient y rester jusqu'après le coucher du soleil, quand Miles, Dean, Serge, Leonard et les filles réussirent à épeler à l'aide de leurs cigarettes, comme cela se fait avec des panneaux pendant les matches de football américain, les lettres SOS-SOS-SOS. Ils attirèrent ainsi l'attention des gardes de la Fangoso Lagoons Security Force, garnison composée d'anciens cow-boys dans les westerns de Hollywood et de motocyclistes de la police de Los Angeles. En attendant, ils avaient passé le temps à écouter les chansons des Paranoids, à lancer des morceaux de sandwiches à l'aubergine à une troupe de mouettes pas trop futées qui avaient pris Fangoso Lagoons pour le Pacifique, à se raconter l'intrigue de The Courier's Tragedy, de Richard Wharfinger, devenue presque inintelligible comme elle se développait à travers huit mémoires différentes qui se perdaient dans des régions aussi difficiles à mettre sur une carte que les volutes de la fumée des cigarettes de marijuana. Cela devint si confus qu'Œdipa décida d'aller voir la pièce. Elle réussit même, à force de cajoleries, à persuader Metzger de l'y conduire.

C'était une troupe de San Narciso qui avait monté The Courier's Tragedy. On les appelait The Tank Players, The Tank en question étant un petit théâtre en rond situé entre une société spécialisée dans l'étude de la circulation et un supermarché du transistor qui cassait systématiquement les prix: la boutique avait moins de six mois et ne durerait pas l'année. Entre-temps, elle vendait même moins cher que les Japonais; on y ramassait le fric à la pelle à vapeur. Œdipa, en compagnie d'un Metzger à qui tout cela ne plaisait guère, arriva dans une salle encore partiellement vide. La pièce commença sans que le nombre des spectateurs se fût sensiblement augmenté. Mais les costumes étaient magnifiques, l'éclairage plein d'invention; les acteurs parlaient une langue que l'on pourrait désigner sous le nom de Transplanted Middle Western Stage British, un anglais de scène modifié à l'intention des spectateurs américains du Middle West. Quoi qu'il en soit, au bout de cinq minutes, Œdipa était complètement envoûtée par l'univers maléfique imaginé par Richard Wharfinger pour ses spectateurs du XVIIe siècle, monde au bord du cataclysme, morbide, énervé dans les voluptés et qui n'allait pas tarder à basculer, quelques années plus tard, dans les abîmes glacés de la guerre civile.

Angelo, donc, le méchant duc de Squamuglia, a (peut-être dix ans avant que la pièce ne commence) assassiné le bon duc de Faggio, son voisin, en empoisonnant les pieds d'une statue de saint Narcisse, évêque de Jérusalem, dans la chapelle du château, pieds que le duc avait coutume de baiser tous les dimanches en allant à la messe. Ce qui permet au méchant bâtard Pasquale d'être le régent de son demi-frère Niccolo, héritier légitime et héros de la pièce. Naturellement, Pasquale n'a pas l'intention de le laisser atteindre sa majorité. Avec la complicité du duc de Squamuglia, Pasquale machine la disparition du jeune Niccolo: il propose une partie de cache-cache qui amènerait l'enfant à se glisser dans une énorme bombarde, dont un complice ferait alors partir le coup, dispersant ainsi Niccolo à la satisfaction générale, comme Pasquale le rappelle lugubrement au troisième acte:



La poudre du canon éclate comme un chant

En une pluie de sang il inonde nos champs

Dans les rugissements aux Ménades voué.

Lugubrement, parce que le complice, aimable conspirateur du nom d'Ercole, est secrètement l'allié d'éléments dissidents à la cour de Faggio et qui voudraient garder Niccolo en vie. Il réussit à mettre un chevreau dans le canon à la place de l'enfant, et à faire sortir Niccolo du palais ducal, sous un déguisement de maquerelle entre deux âges.

Cela apparaît au cours de la première scène, alors que Niccolo confie son histoire à son ami Domenico. Niccolo, maintenant, est adulte, et traîne à la cour du meurtrier de son père, le duc Angelo, déguisé en courrier spécial des Thurn & Taxis, famille qui à l'époque avait le monopole de la poste à travers tout le Saint Empire romain. Il est en apparence en train de développer un nouveau marché, car le méchant duc de Squamuglia a toujours refusé, même avec les prix réduits et le service plus rapide du système Thurn & Taxis, d'utiliser d'autres messagers que les siens pour communiquer avec son compère Pasquale installé à Faggio. La vraie raison, c'est que Niccolo attend une occasion de tomber sur le duc.

Pendant ce temps, le méchant duc Angelo complote pour réunir les duchés de Squamuglia et de Faggio, en faisant épouser sa sœur Francesca, la seule personne de sang royal disponible, à Pasquale, l'usurpateur de Faggio. Le seul obstacle à ce mariage, c'est que Francesca est la propre mère de Pasquale - ses amours illégitimes avec le bon ex-duc de Faggio étant au demeurant une des raisons principales qui firent qu'Angelo l'avait fait jadis empoisonner. Au cours d'une scène amusante, Francesca tente de rappeler à son frère tous les interdits sociaux qui entourent l'inceste. Il semble, réplique Angelo, qu'elle ne s'en était guère souciée, pendant les dix ans qu'avait duré leur liaison. Inceste ou non, ce mariage doit avoir lieu; il est absolument nécessaire pour ses plans à longue échéance. Mais jamais l'Église n'acceptera de bénir ce mariage, fait remarquer Francesca. C'est pour cela, dit le duc Angelo, que je vais acheter un cardinal. Il a glissé une main dans le corsage de sa sœur et il lui mordille le cou; le dialogue prend les couleurs enfiévrées du désir, et la scène s'achève par la chute du couple sur un divan.

Quant à l'acte, il s'achève sur la tentative de Domenico pour voir le duc et trahir son meilleur ami, puisque le naïf Niccolo lui a confié son secret. Le duc, naturellement, est dans son appartement en train de tirer son coup, et Domenico doit se contenter de raconter son affaire à un conseiller, qui n'est autre que ce même Ercole qui, jadis, sauva la vie du jeune Niccolo et l'aida à s'enfuir de Faggio. Ce qu'il confie à Domenico, non sans avoir réussi auparavant à décider l'autre à fourrer bêtement sa tête dans une curieuse boîte noire, sous le prétexte futile de lui faire voir un diorama pornographique. Un ressort d'acier se referme immédiatement sur la tête du misérable Domenico, dont les hurlements se trouvent ainsi étouffés. Ensuite, Ercole lui attache les mains et les pieds avec des liens de soie écarlate. Il lui dit à qui il s'est heurté, avant d'arracher à l'aide d'une paire de tenailles la langue de Domenico, ensuite il le transperce de plusieurs coups d'épée, il verse une pleine coupe d'aqua regia dans la boîte, énumère la liste des divertissements divers, sans oublier la castration, qu'il va lui faire subir, avant de le laisser mourir. Tout cela accompagné des hurlements étouffés de l'autre qui, sans langue, s'efforce de supplier son bourreau. Ercole empale la langue toute sanglante sur sa rapière, il court vers une torche accrochée au mur, et il enflamme cette langue qu'il va, comme un possédé, agiter jusqu'à la fin de l'acte, tout en rugissant les vers qui suivent:



Impitoyable Ercole dans cette Pentecôte

Je suis du Saint-Esprit le fervent émissaire

L'émasculation devenant nécessaire.

Là-dessus, les lumières s'éteignirent et quelqu'un, de l'autre côté de la scène, dit Ick, très distinctement.

- Tu veux t'en aller? demanda Metzger.

- Je veux d'abord savoir pour ces ossements, dit Œdipa.

Il lui fallut attendre le quatrième acte. Le deuxième acte étant en grande partie consacré aux interminables souffrances et au meurtre final d'un prince de l'Église qui préfère le martyre, plutôt que de bénir le mariage de Francesca et de son fils. Les seules interruptions sont le fait d'Ercole: il épie les souffrances du cardinal, il envoie des courriers à ses amis - les bons - restés à Faggio et qui ont une dent contre Pasquale, en leur disant de répandre la nouvelle que Pasquale a l'intention d'épouser sa mère. Il se dit que cela ne saurait manquer d'émouvoir l'opinion publique. Dans une autre scène, Niccolo, qui passe son temps avec les messagers du duc Angelo, écoute l'histoire de la Garde perdue, une garde composée de cinquante chevaliers soigneusement choisis, la fleur de la jeunesse de Faggio, et qui jadis constituaient la garde personnelle du bon duc. Un jour qu'ils étaient en manœuvres près de la frontière de Squamuglia, ils disparurent tous sans laisser de trace, et ce fut peu de temps après que le bon duc fut empoisonné. L'honnête Niccolo, qui a toujours eu de la difficulté à dissimuler ses sentiments, fait alors remarquer que si les deux événements ont un lien entre eux et avec le duc Angelo, purée, et que cela peut être prouvé, alors le duc ferait mieux de prendre garde. L'autre courrier, un certain Vittorio, s'irrite de ces propos, et il se jure en aparté de rapporter ces paroles à Angelo dès que l'occasion s'en présentera. Pendant ce temps, dans la salle des tortures, on oblige le cardinal à verser son propre sang dans un calice et à le consacrer, non pas à Dieu, mais à Satan. Ensuite, ils lui coupent le gros orteil, ils le lui font tenir comme une hostie, et il doit dire: "Ceci est mon corps". Le spirituel Angelo fait remarquer que c'est bien la première fois en cinquante ans que ce fieffé menteur dit la vérité. Scène profondément anticléricale, peut-être pour faire plaisir aux puritains de l'époque (geste fort inutile au demeurant, comme aucun d'eux n'allait jamais au théâtre, qu'ils considéraient, allez savoir pourquoi, comme profondément immoral).

Le troisième acte se passe à la cour de Faggio. Il décrit le meurtre de Pasquale, et marque le point culminant d'un coup d'État organisé par les agents d'Ercole. Dans la rue, la bataille fait rage devant le palais, tandis que dans sa serre patricienne Pasquale a organisé une orgie. Un singe noir féroce participe aux réjouissances, on vient juste de le ramener des Indes. Naturellement, c'est une peau de singe avec quelqu'un dedans. À un signal, il saute d'un lustre sur Pasquale. Au même moment, une douzaine d'hommes déguisés en femmes, et qui jusque-là jouaient des rôles de danseuses, se jettent sur l'usurpateur des quatre coins de la scène. Les dix minutes qui suivent sont consacrées à mutiler, étrangler, empoisonner, brûler, piétiner Pasquale, auquel on a préalablement crevé les yeux. Pour notre plaisir, il nous décrit en détail ses diverses sensations. Il finit par mourir dans d'abominables souffrances. Gennaro, personnage particulièrement falot, entre alors en scène et se proclame chef de l'État par intérim, en attendant que l'on retrouve Niccolo, duc légitime.

Entracte. Metzger se précipita dans le minuscule foyer pour y fumer, Œdipa se dirigea vers les lavabos. Elle chercha en vain le symbole qu'elle avait vu l'autre soir au Scope mais, ce qui ne laissait pas d'être surprenant, les murs étaient vides de tout signe. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais elle vit comme une menace dans cette absence complète d'inscriptions, qui sont au moins une tentative marginale de communication traditionnelle dans les w.-c.

Au quatrième acte, The Courier's Tragedy montre le méchant duc Angelo dans un état proche de la frénésie. Il vient d'apprendre le coup d'État de Faggio, ainsi que l'éventuelle existence de Niccolo. La nouvelle lui parvient que Gennaro a levé une armée pour envahir Squamuglia, on dit aussi que le pape va intervenir à cause de l'assassinat d'un cardinal. Entouré de trahisons, le duc, qui ne se doute pas encore de la duplicité d'Ercole, lui demande d'avoir finalement recours aux messagers de Thurn & Taxis, car il ne pense pas devoir faire davantage confiance à ses propres hommes. Ercole fait venir Niccolo en lui disant de se mettre aux ordres du duc. Angelo prend une plume d'oie, une feuille de parchemin et de l'encre, et il explique aux spectateurs (mais pas aux bons, qui ignorent encore les événements récents) que, pour anticiper l'invasion des gens de Faggio, il doit dans les plus brefs délais assurer Gennaro de ses bonnes intentions. Il se met alors à écrire, tout en faisant quelques remarques décousues et obscures sur l'encre dont il se sert, laissant entendre, en effet, que c'est un fluide très bizarre. Exemple:



"Ink" ou bien encore ce suc noirâtre vient de France

Squamuglia singe la cour et ses splendeurs

Ancre chargée d'algues venues des profondeurs

Ceci encore:



Cette plume venue du cygne ce parchemin

D'un mouton furent arrachés à grande douleur

Or l'encre soyeuse coule entre les deux sans heurt

Tout cela l'amuse énormément. Ayant terminé son billet pour Gennaro, il y met son sceau, Niccolo glisse le rouleau dans son pourpoint. Le voilà parti pour Faggio. Comme Ercole, il ignore tout du coup d'État et de sa prochaine accession au trône ducal de Faggio. La scène passe maintenant à Gennaro qui, à la tête d'une petite troupe armée, marche sur Squamuglia. Si Angelo veut la paix, il ferait mieux de leur envoyer un messager avant la frontière, c'est ce qu'ils disent. Il faudra autrement qu'il y passe. À Squamuglia, Vittorio, le courrier du duc, rapporte les félonies de Niccolo. Un messager entre en coup de vent: le corps mutilé de Domenico, l'infidèle ami de Niccolo, vient d'être découvert; on a trouvé un message dans son soulier, message griffonné avec son sang, et qui révèle la véritable identité de Niccolo. Angelo fait sur-le-champ une épouvantable colère, et ordonne qu'on se lance à la poursuite de Niccolo pour le mettre à mort. Mais il ne veut pas que ses hommes s'en chargent.

C'est à ce moment-là, en fait, que les choses deviennent vraiment bizarres, et une sorte de frisson glacé souffle tout à coup à travers ces vers. Jusque-là, les noms devaient être pris littéralement ou comme des métaphores. Désormais, tandis que le duc donne son ordre fatal, un nouveau mode d'expression apparaît. Disons qu'il s'agit d'une sorte de répugnance rituelle devant les mots. Il est clair que certaines choses ne seront évoquées que par allusion; quant aux événements, certains ne seront pas montrés sur scène; encore que, étant donné le nombre d'excès commis pendant les actes précédents, l'on peut se demander ce que cela pourrait bien être. Et le duc n'éclaircira rien: peut-être ne le peut-il pas. Tout en hurlant ses ordres à Vittorio, il est parfaitement explicite en ce qui concerne ceux qui n'iront pas à la poursuite de Niccolo: et il traite ses propres gardes du corps de vermine, de niais, de poltrons. Mais alors, qui seront les poursuivants? Vittorio le sait: toute cette valetaille de la cour, occupée à ne rien faire dans la livrée de Squamuglia et qui échange des regards lourds de sens, le sait. Angelo le sait, mais n'en dit rien. Tout cela constitue une vaste plaisanterie hermétique, mais claire pour les spectateurs du temps. Ses paroles sont de fait fort obscures:

D'un nom fort respecté le vil usurpateur

Garde dedans la tombe du masque la moiteur

Sous son heaume fermé mais que la vérité

Agile des poignards frappe la nudité

Reconnue d'un visage voué à la vengeance

Niccolo doux ami au souffle de ces rimes

Qu'une âme vile et noire sombre dans les abîmes

De l'Enfer...

Mais voici de nouveau Gennaro et son armée. Un espion arrive de Squamuglia pour lui annoncer que Niccolo s'est mis en route. Explosion de joie, mais Gennaro, qui s'exprime plutôt par monologues oratoires que par dialogues, rappelle que Niccolo chevauche encore sous les couleurs de Thurn & Taxis. Les exclamations cessent subitement. Comme tout à l'heure à la cour d'Angelo, on sent passer un curieux frisson. Sur la scène, tous les acteurs (on leur a indiqué cela clairement) prennent conscience d'une possibilité. Gennaro, encore plus obscur qu'Angelo, invoque pour Niccolo la protection de Dieu et de saint Narcisse, puis ils reprennent leur course. Gennaro demande à un lieutenant où ils sont: à une lieue environ de ce lac où la Garde perdue de Faggio a été vue pour la dernière fois avant sa mystérieuse disparition.

Pendant ce temps, au palais d'Angelo, le rusé Ercole est finalement pris au piège. Empoigné par Vittorio et une demi-douzaine d'autres, il est accusé du meurtre de Domenico. C'est alors un défilé de témoins et, après un simulacre de procès, Ercole, dans une scène d'une simplicité reposante, tombe frappé de multiples coups de poignard.

C'est au cours de la scène suivante que nous verrons Niccolo pour la dernière fois. Il s'est arrêté pour se reposer sur les rives d'un lac où, il s'en souvient maintenant, la garde de Faggio, à ce que l'on raconte, a disparu. Assis sous un arbre, il ouvre la lettre d'Angelo, apprenant du même coup l'insurrection et la mort de Pasquale. Il comprend qu'il galope vers la restauration, l'amour de tout un duché, et la réalisation de ses plus vertueuses espérances. Il s'appuie contre son arbre, il relit à haute voix des passages de la lettre en les commentant d'un ton sarcastique, car c'est visiblement un tissu de mensonges imaginés pour apaiser Gennaro en attendant qu'Angelo ait pu, à Squamuglia, lever une armée afin d'envahir Faggio. En coulisse, on entend des bruits de pas. Niccolo se lève à la hâte, l'œil côté cour, la main crispée sur son épée. Pris d'un tremblement, le voilà incapable de parler, il finit par bégayer - et c'est sans doute le vers de tragédie le plus bref jamais écrit - T-t-t-t-t-... Et comme sortant de la paralysie d'un rêve, d'un pas de somnambule, il recule lentement. Soudain, trois ombres silencieuses, souples comme des danseurs, apparaissent, longues, efféminées, vêtues de collants et de gants noirs, avec, sur le visage, des bas de soie. Ils bondissent sur la scène et s'immobilisent à sa vue. Les bas déforment leurs visages qui se noient dans l'ombre. Ils attendent. Les lumières s'éteignent.

À Squamuglia, Angelo s'efforce de rassembler une armée, sans succès. Désespéré, il rassemble ses courtisans et les jolies filles qui restent, il fait rituellement verrouiller toutes les issues, on apporte du vin, une orgie commence.

L'acte se termine sur une vue des troupes de Gennaro massées sur les rives du lac. Un soldat s'avance, et annonce qu'un corps vient d'être découvert, dans un état trop épouvantable pour qu'on en puisse parler. À une amulette qu'il portait au cou depuis son enfance, on a reconnu Niccolo. Long silence, les acteurs se regardent. Le soldat tend à Gennaro un rouleau de parchemin taché de sang que l'on a trouvé sur le cadavre. Au sceau, l'on voit qu'il s'agit d'une lettre d'Angelo. Gennaro y jette un coup d'œil, il la lit à haute voix. Ce n'est plus le document bourré de mensonges dont Niccolo nous a lu des extraits: miraculeusement, c'est devenu la confession de tous les crimes d'Angelo, et cela se termine par la révélation de ce qui arriva réellement à la Garde disparue. Ils furent - ô surprise - tous massacrés par Angelo et jetés dans le lac. On repêcha ensuite leurs os dont on fit du noir animal, puis de l'encre qu'Angelo, avec un sens bien personnel de l'humour noir, utilisa ensuite pour toute sa correspondance avec Faggio, et aussi pour cette lettre.

Alors les os blanchis de tous ces innocents

Candides innocents vont se mêler au sang

Du pauvre Niccolo et c'est de leur rencontre

Qu'un miracle jaillit et soudain il nous montre

Toute la vérité où régnait le mensonge

Nobles morts de Faggio, ô nobles nobles morts.

Devant ce miracle, ils tombent tous à genoux, ils bénissent le Seigneur, pleurent Niccolo, et font le vœu de détruire Squamuglia. Mais Gennaro introduit une note plus désespérée, qui fut certainement un choc pour les contemporains, car enfin on entend le nom qu'Angelo avait gardé secret, et que Niccolo avait tenté de garder secret:

Comme Thurn & Taxis celui que l'on connut

Tombe sous le stylet toujours par Thorn tenu

Tacite désormais pose sa corne d'or

Nulle étoile sacrée ne veille quand il dort

Sur l'ancien compagnon du pauvre Trystero.

Trystero. Ce nom semble suspendu en l'air tandis que l'acte s'achève et que les lumières s'éteignent. Pour intriguer Œdipa Maas, sans exercer cependant le pouvoir qu'il n'allait pas tarder à avoir sur elle.

Le cinquième acte est d'un ton différent. Il commence par le bain de sang de Gennaro à la cour de Squamuglia. On y emploie toutes les formes de morts violentes connues à l'homme de la Renaissance, sans oublier un puits de soude, des mines, un faucon dressé aux serres empoisonnées. Comme Metzger le fit remarquer ensuite, on dirait un dessin animé de Road Runner, en vers. Vers la fin, le seul personnage encore debout sur la scène jonchée de cadavres, c'est le pâle administrateur Gennaro.

À en croire le programme, le metteur en scène de The Courier's Tragedy, c'était un certain Randolph Driblette. C'était lui aussi qui jouait le rôle du vainqueur, Gennaro.

- Metzger, viens avec moi dans les coulisses.

- Tu connais un des acteurs? demanda Metzger, qui aurait bien voulu s'en aller tout de suite.

- Il y a quelque chose que je veux éclaircir. Je veux parler à Driblette.

- Ah! oui, au sujet de ces os.

Metzger avait un drôle d'air.

- Je ne sais pas trop, la ressemblance entre ces deux choses, il y a là quelque chose qui m'inquiète.

- Parfait, dit Metzger, et que vas-tu faire ensuite, manifester devant le ministère des Anciens Combattants, ou marcher sur Washington? Dieu me garde. (Il leva les yeux vers le plafond du petit théâtre, et un certain nombre de gens autour de lui en firent autant). Et par la même occasion, qu'il me protège de ces petites mères du MLF, avec leur grosse tête bien pleine et leur cœur saignant. Pourtant, à trente-cinq ans, je ne suis plus un gamin.

- Metzger, murmura Œdipa avec un certain embarras, je suis une Jeune Républicaine.

- Et voici maintenant une autre bande dessinée, Hap Harrigan, qu'elle est à peine assez grande pour lire, et John Wayne le samedi après-midi, en train de zigouiller dix mille Japonais avec ses dents, la Seconde Guerre mondiale racontée par Œdipa Mass, les gars. Aujourd'hui, il y a des gens qui roulent en VW, qui ont un transistor Sony dans la poche de leur chemise d'été. Mais elle, elle est de la race des redresseurs de torts, vingt ans après. Elle va ressusciter des fantômes. Tout ça à la suite d'une discussion d'ivrognes avec Manny Di Presso, oubliant du coup que son devoir, c'est d'abord de s'occuper de ce testament. Et pas de nos braves soldats, malgré leur courage et les circonstances de leur mort.

- Mais non, protesta-t-elle, ce n'est pas ça. Je me fiche de ce qu'il y a dans les filtres Beaconsfield. Et je me fiche de savoir ce que Pierce a acheté à la Mafia. Ça ne m'intéresse pas du tout, je ne veux pas y penser, ni à ce qui s'est passé à Lago di Pietà, ni au cancer...

Elle semblait désolée, incapable d'exprimer ce qu'elle ressentait.

- Alors quoi? demanda Metzger en se levant d'un air vaguement menaçant.

- Je ne sais pas. Metzger, sois gentil, aide-moi au lieu de me tourmenter.

- T'aider contre qui?

Il mit ses lunettes.

- Je veux seulement savoir s'il y a un lien. Je suis curieuse.

- Oui, tu es curieuse, dit Metzger. Je vais attendre dans la voiture, OK?

Œdipa le regarda disparaître, puis elle chercha les loges. Elle fit deux fois le tour du couloir circulaire, avant de se décider pour une porte entre deux lampes. Elle avança parmi un élégant déballage, une impression d'émanations produisant entre elles des interférences, vibrant encore du frémissement d'antennes que constituaient les extrémités nerveuses des comédiens.

Une actrice en train d'effacer l'hémoglobine dont son visage était barbouillé fit signe à Œdipa de s'approcher du miroir illuminé. Œdipa s'avança parmi les bras couverts de transpiration, les cheveux dénoués, elle se retrouva devant Driblette, encore dans son costume de scène gris.

- C'était formidable, dit Œdipa.

- Touchez, dit Driblette, en tendant le bras.

Elle toucha donc. Le costume de Gennaro était en flanelle grise. Il ajouta:

- C'est fou ce qu'on transpire là-dedans, mais aucun autre tissu ne conviendrait au personnage, n'est-ce pas?

Œdipa acquiesça. Elle ne pouvait détacher son regard du sien. Il avait des yeux noirs, entourés de rides incroyablement serrées. On aurait dit un labyrinthe de laboratoire destiné à l'étude des larmes. Ces yeux semblaient savoir ce qu'elle voulait, alors qu'elle l'ignorait elle-même.

- Vous venez me parler de la pièce, dit-il. Laissez-moi vous en dissuader. Elle fut écrite pour distraire les gens, comme les films d'épouvante. Ce n'est pas de la littérature, ça ne veut rien dire. Wharfinger n'était pas Shakespeare.

- Qui était-il?

- Et qui était Shakespeare? C'était il y a si longtemps.

- Pourrais-je voir le script?

Elle ne savait pas exactement ce qu'elle cherchait. Driblette lui montra un classeur à côté de l'unique douche.

- Faut que je prenne une douche en vitesse, avant que n'arrive la grande foule des pédés. Les brochures sont toutes dans le casier d'en haut.

Elles étaient toutes ronéotypées, couvertes du même violet taché et usé, avec des ronds de café. Il n'y avait rien d'autre dans le casier.

- Mais où est l'original? demanda-t-elle. Qui vous a permis de faire ces copies?

- C'était un livre de poche! hurla-t-il de sous la douche. Je l'ai trouvé d'occasion chez Zapf's, là-bas, près de l'autoroute. Une anthologie, Tragédies élisabéthaines de la vengeance. Avec un crâne sur la couverture.

- Je peux vous l'emprunter?

- Quelqu'un l'a piqué. J'en paume toujours une demi-douzaine les jours de première.

Il passa la tête par l'ouverture du rideau. Son corps disparaissait dans la vapeur, et cette tête toute seule, on aurait dit un ballon qui flottait, inquiétant. D'un air amusé, il ajouta:

- Il y en avait un autre exemplaire chez Zapf's, vous le trouverez peut-être encore. Vous savez où c'est?

Elle sentit soudain une douleur lui tordre le ventre, puis cela disparut.

- Vous vous moquez de moi?

Il ne cessait de la fixer de ses yeux noirs impénétrables.

- Pourquoi diable, demanda finalement Driblette, les gens s'intéressent-ils tellement aux textes?

- Qui d'autre s'y intéresse?

Elle avait parlé trop vite. Peut-être avait-il dit cela en général.

Driblette remua la tête.

- Ne m'entraînez pas dans vos querelles d'érudits tous autant que vous êtes.

Il avait dit cela avec un sourire familier.

Œdipa comprit soudain avec horreur, comme si les doigts glacés d'un cadavre couraient sur sa peau, que c'était exactement le regard qu'il imposait à ses acteurs chaque fois qu'ils devaient faire allusion aux assassins de Trystero. Ce regard complice du personnage déplaisant qui hante vos cauchemars. Elle décida de lui parler de ce curieux regard.

- Est-ce que cela se trouvait dans les indications scéniques? Tous ces gens visiblement animés par une passion commune. Ou bien est-ce une idée à vous?

- Une idée à moi, ainsi que l'apparition des trois assassins sur la scène, au quatrième acte. On ne les voit pas du tout dans Wharfinger, en fait.

- Comment y avez-vous pensé? En aviez-vous entendu parler ailleurs?

- Mais vous ne comprenez pas. (Il s'énervait). Vous êtes tous comme des puritains devant la Bible. Obsédés par les mots, les mots. Savez-vous où cette pièce existe? Ce n'est pas dans ce classeur, ou dans ce livre de poche que vous cherchez (ici, une main surgit soudain de la vapeur et pointa un index vers son front), c'est ici, dans ma tête. C'est à cela que je sers. À incarner l'esprit. Les mots, qui s'en soucie? Ce ne sont que des bruits appris par cœur, pour franchir la barrière des os dans la mémoire des acteurs. C'est dans cette tête qu'est la réalité. Dans ma tête. Je suis le projecteur dans le planétarium, avec tout ce petit univers fermé visible dans le cercle de cette scène qui jaillit de ma bouche, de mes yeux et, parfois, d'autres orifices également.

Elle ne pouvait se satisfaire de cela.

- Qu'est-ce qui vous a fait donner de ce Trystero une interprétation différente de celle de Wharfinger?

À ce nom, Trystero, le visage de Driblette disparut soudain dans la vapeur, comme si un mécanisme avait joué. Œdipa avait prononcé le nom malgré elle. Driblette avait réussi à recréer autour du nom, ici, dans les coulisses, le même mystère que celui qui l'entourait sur scène. La voix dans la vapeur qui s'élevait en volutes continua son monologue:

- Si je devais me dissoudre ici, être emporté par l'égout jusque dans le Pacifique, ce que vous avez vu ce soir disparaîtrait avec moi. Et cette partie de vous-même si préoccupée, Dieu sait pourquoi, par ce petit monde, disparaîtrait en même temps. Tout ce qu'il en resterait, en fait, ce serait les choses à propos desquelles Wharfinger n'a pas menti. Peut-être Squamuglio et Faggio, si cela a existé. Peut-être le service postal de Thurn & Taxis. Des philatélistes m'ont affirmé que oui. L'autre peut-être aussi, l'Adversaire. Mais il n'y aurait là que des traces, des fossiles morts, minéralisés, nuls. Vous pourriez tomber amoureuse de moi, parler à mon psychiatre, cacher un magnétophone dans ma chambre, savoir de quoi je parle dans mon sommeil. Cela vous amuserait? Vous pourriez rassembler d'autres indices, développer une ou plusieurs thèses, étudier les réactions des personnages en face de Trystero? Et les assassins, les costumes noirs? Pourquoi? Vous pourriez y consacrer en vain le reste de vos jours, sans jamais atteindre la vérité. Wharfinger a fourni les mots et l'histoire. Je leur ai donné la vie. C'est tout.

Il s'arrêta. On n'entendit plus que le bruit de la douche.

- Driblette? dit Œdipa au bout d'un moment. Son visage apparut un instant.

- Ce serait possible.

Il ne souriait pas. Ses yeux étaient attentifs, au milieu de leur fin réseau de rides.

- Je vous ferai signe, dit Œdipa.

Elle sortit, et ce ne fut qu'une fois dehors qu'elle se dit: "Tiens, je suis venue pour le questionner à propos de ces os, et nous n'avons parlé que de cette histoire de Trystero". Elle était debout maintenant au milieu du parking presque vide, elle regarda s'approcher les phares de la voiture de Metzger, elle se demandait si tout cela n'était bien qu'un hasard.

Metzger avait mis la radio. Ce ne fut qu'au bout de deux ou trois kilomètres qu'elle comprit soudain que, par une de ces fantaisies des propagations nocturnes, la station qu'ils entendaient, c'était KCUF, et la voix de l'animateur, celle de son mari, Mucho.

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