V

Elle aurait dû pour le coup suivant revoir immédiatement Randolph Driblette, mais elle préféra aller jusqu'à Berkeley. Elle voulait d'abord savoir d'où Richard Wharfinger tenait ses renseignements sur Trystero. Peut-être aussi voulait-elle voir un peu comment John Nefastis, l'inventeur, recevait son courrier.

Comme cela avait été le cas avec Mucho quand elle avait quitté Kinneret, Metzger ne sembla pas désespéré de la voir partir. Tout en roulant vers le nord, elle se demanda si elle allait s'arrêter chez elle en allant à Berkeley ou en revenant. Il se trouva qu'elle manqua la sortie pour Kinneret, ce qui classa le problème. Elle suivit doucement la côte est de la baie, gravit bientôt les collines de Berkeley et, vers minuit, arriva devant un vaste hôtel dans le style baroque allemand. Les moquettes étaient d'un vert profond le long des couloirs courbes, sous les lustres aux décorations lourdes. Dans le hall, il y avait un écriteau "Soyez les bienvenus à la réunion californienne de l'association des sourds-muets américains". Toutes les lumières brillaient d'un éclat agressif... Il régnait dans tout le bâtiment un silence lourd. Un employé bondit derrière le comptoir et se mit à lui parler par signes. Œdipa se demanda si elle allait tendre le doigt pour lui conseiller de se le fourrer dans le cul, juste pour voir ce que cela donnerait. Mais elle avait fait la route sans étape, et elle se sentit soudain épuisée. L'employé la conduisit jusqu'à une chambre avec une reproduction d'un Remedios Varo. Les couloirs serpentaient doucement comme les rues de San Narciso. Le même silence était toujours aussi profond. Elle s'endormit presque aussitôt, mais elle se réveilla plusieurs fois au cours d'un cauchemar dans lequel quelque chose dans le miroir au pied du lit jouait un rôle essentiel. Une menace, seulement hypothétique, rien de visible. Lorsque finalement elle sombra dans le sommeil, elle rêva que son mari, Mucho, était en train de lui faire l'amour sur une douce plage de sable blanc dans une Californie qu'elle ne connaissait pas.

Quand elle se réveilla le matin, elle était assise toute droite devant la glace qui lui renvoyait l'image de son visage épuisé.

The Lectern Press avait ses bureaux dans un petit immeuble de Shattuck Avenue. Ils n'avaient pas là d'exemplaire des pièces de Ford, Webster, Tourneur et Wharfinger, mais, contre un chèque de 12,50 dollars, ils lui donnèrent l'adresse de leur entrepôt et un bon de caisse à montrer au magasinier. Quand elle eut enfin le livre en main, c'était déjà l'après-midi. Elle feuilleta rapidement le texte, à la recherche du vers en question. Soudain, sous l'ombre mouchetée du feuillage, elle se figea.

Aucune étoile ne veillera quand il dort, (cela commençait bien ainsi) sur celui qui un jour s'est mis en travers des concupiscences d'Angelo.

- Mais non! s'écria-t-elle à haute voix, "sur l'ancien compagnon du pauvre Trystero".

La note au crayon dans l'exemplaire broché signalait une variante. Mais le livre de poche était censé être la reproduction exacte du livre qu'elle avait maintenant entre les mains. Intriguée, elle vit qu'il y avait également une note dans cette édition.

D'après le Quarto de 1687. Dans le Folio original, un plomb remplace le vers suivant. D'Amico suggère que Wharfinger avait peut-être introduit là une comparaison calomnieuse pour une personne de la Cour, et que cette "restauration" tardive pourrait être l'œuvre de l'imprimeur, Inigo Barfstable. L'édition douteuse "Whitechapel" (c. 1670) donne "Sur l'odieux, triste guet-apens de Niccolo". L'alexandrin est bien mauvais, de plus, sur le plan syntaxique, il reste obscur, à moins d'admettre l'explication peu orthodoxe mais assez convaincante de J.-K. Sale: il y voit un jeu de mots sur "Ce trystero dies irae..." Évidemment, le vers est toujours aussi faible, car le mot trystero demeure inintelligible, à moins d'y voir une variante pseudo-italienne de trits (misérable, débauché). Mais l'édition "Whitechapel", qui de plus est fragmentaire, abonde en vers déformés et sans doute apocryphes, comme nous l'avons déjà signalé, et ne saurait être prise comme base de référence.

"Alors, se demanda Œdipa, dans l'édition de poche que j'ai achetée chez Zapf's, où sont-ils allés chercher leur vers de Trystero? Y aurait-il encore une autre édition en plus du Quarto, du Folio, et du fragment "Whitechapel"? La préface, signée cette fois-ci par un certain Emory Bortz, titulaire d'une chaire de littérature anglaise de l'université de Californie, n'en signalait pas". Elle perdit encore une heure à lire toutes les notes, sans succès.

- Et merde! s'écria-t-elle.

Puis, après avoir démarré, elle prit la direction du campus de Berkeley, à la recherche du professeur Bortz.

Elle aurait dû se souvenir de la date du livre -1957. Un autre monde. La fille au bureau de la faculté d'anglais lui dit que le professeur Bortz ne faisait plus partie de l'université. Il enseignait maintenant au San Narciso College, San Narciso, Californie.

"Bien sûr, se dit Œdipa en faisant la grimace, comment pourrait-il être ailleurs?" Elle nota l'adresse, et sortit en se demandant qui avait publié cette édition de poche. Elle l'avait oublié.

C'était l'été, un jour de semaine, et le milieu de la semaine; pas le moment pour voir un campus en pleine activité, si Œdipa se fiait à son expérience. C'était pourtant ce qui se passait. Elle descendit de Wheeler Hall, franchit Sather Gate et arriva sur un vaste patio plein de velours à côtes, de jeans, de jambes nues, de cheveux blonds, de lunettes à monture de corne, de chaînes de bicyclettes qui brillaient au soleil, de sacs de livres, de longues pétitions qui traînaient jusqu'à terre, d'affiches à la gloire d'acronymes indéchiffrables, du FSM, du YAF, ou encore du VCD, il y avait de la mousse de savon dans la fontaine, et des étudiants nez à nez qui causaient. Son gros livre sous le bras, elle traversa la cohue, attirée, anxieuse, une étrangère, elle aurait voulu se sentir des leurs, mais elle savait bien que c'était un autre univers. Ses études, elle les avait faites à une époque de calme, de froideur plutôt, où chacun vivait dans un monde à soi, indifférent aux autres étudiants, mais aussi à ce qu'il y avait autour, ou dans l'avenir. Sans doute une réaction naturelle devant un certain nombre de désordres pathologiques dans les hautes sphères dont seule la mort était venue à bout. Berkeley, maintenant, ne ressemblait plus du tout à l'université somnolente qu'elle avait connue, mais plutôt à ces universités orientales ou sud-américaines où la révolution permanente pouvait à tout moment remettre en question la tradition culturelle la plus sacrée, où s'exprimaient les contestations les plus radicales, voire suicidaires - tout ce qu'il faut pour renverser les gouvernements. Mais c'était bien de l'anglais qu'elle entendait en traversant Bancroft Way parmi les enfants blonds et le grondement des Honda et des Suzuki; de l'anglais d'Amérique. Où étaient donc passés les secrétaires James et Foster, et le sénateur Joseph McCarthy, ces chères vieilles choses qui avaient si gentiment veillé sur la paisible jeunesse d'Œdipa? Dans un autre monde. Sur une autre voie, après d'autres choix et d'autres décisions, des aiguillages fermés, et les aiguilleurs sans visage qui les avaient manœuvrés avaient tous été déplacés, tous avaient foutu le camp, ils avaient sombré dans la folie, l'héroïne, l'alcool, le fanatisme, dissimulés sous de fausses identités, disparus à jamais. À eux tous, ils avaient réussi à faire d'Œdipa un être rare en vérité, certainement peu doué pour les manifs en général, mais très doué pour la chasse aux mots curieux dans les textes élisabéthains.

Elle arrêta l'Impala dans une station-service quelque part sur l'étendue grise de Telegraph Avenue et, dans un annuaire, elle trouva l'adresse de John Nefastis. Elle roula jusqu'à un immeuble construit dans un style mexicain d'opérette, et elle chercha son nom parmi les boîtes aux lettres de modèle réglementaire pour la poste des USA, elle gravit un escalier extérieur, suivit une rangée de fenêtres avec des rideaux, et trouva finalement sa porte. Il avait les cheveux coupés en brosse et l'air d'un gamin, comme Koteks, mais il portait une chemise avec des motifs polynésiens qui devait dater de la présidence d'Harry S. Truman.

Elle se présenta et prononça le nom de Stanley Koteks.

- Il a dit que vous sauriez me dire, ajouta-t-elle, si je suis une "Sensitive" ou pas.

Quand elle était arrivée, Nefastis était occupé à regarder à la télévision des gosses danser une sorte de Watusi.

- J'aime bien les émissions pour les jeunes, expliqua-t-il. Elles ont quelque chose d'intéressant, ces gamines, à cet âge-là.

- Mon mari est comme vous, je comprends très bien.

John Nefastis lui fit un grand sourire, simpatico, et il alla chercher sa machine dans un atelier derrière. Elle était bien comme sur le brevet.

- Vous savez comment ça fonctionne?

- Stanley m'a un peu expliqué.

À la grande stupéfaction d'Œdipa, il se mit alors à parler d'entropie. Ce mot lui faisait le même effet que Trystero à Œdipa. Mais c'était beaucoup trop technique pour elle. Elle comprit cependant qu'il y avait deux sortes d'entropies différentes. L'une concernait les moteurs, l'autre la communication. Dans les années trente, leurs deux équations avaient semblé très similaires. Coïncidence. Les deux domaines étaient complètement séparés, sauf sur un point: le Démon de Maxwell. Quand le Démon était assis en train de trier ses molécules en chaud et en froid, on disait que le système perdait son entropie. Mais cette perte se trouvait effacée par l'information acquise par le Démon concernant la distribution des molécules.

- La communication, c'est la clef! s'écria Nefastis. Le Démon passe son information à l'être sensible, qui doit réagir. Dans cette boîte, il y a des milliards de molécules. Le Démon rassemble les informations sur toutes. Et il doit pouvoir communiquer cette énorme énergie, et renvoyer environ la même quantité d'informations sur toutes. Et il doit pouvoir communiquer à un certain niveau psychique. L'être sensible doit recevoir cette énorme énergie, et renvoyer environ la même quantité d'information. Pour que le cycle continue. Au niveau profane, on ne voit qu'un piston qui bouge. Un petit mouvement, tout seul, en face de cette masse complexe d'informations, et qui se trouve détruite à chaque rotation.

- Oh! moi, dit Œdipa, je suis complètement perdue.

- L'entropie est une figure de style, alors, soupira Nefastis, une métaphore, qui unit le monde de la thermodynamique à celui de l'information. La machine se sert des deux. Le Démon rend cette métaphore non seulement verbalement élégante, mais objectivement vraie.

Elle se faisait l'effet d'être hérétique:

- Mais si ce Démon n'existait que parce que les deux équations se ressemblent? À cause de la métaphore?

Nefastis sourit; impénétrable, calme, le vrai croyant.

- Il existait pour Clerk Maxwell bien avant le temps des métaphores.

Mais Clerk Maxwell avait-il été un tel fanatique en ce qui concerne la réalité de son Démon? Elle regarda la photographie collée sur la boîte, et qui montrait Clerk Maxwell de profil: impossible de le regarder dans les yeux. Il avait un front rond et lisse, et une curieuse bosse derrière la tête, couverte de cheveux ondulés. L'œil que l'on voyait semblait doux et réservé, mais Œdipa se demanda quels troubles psychiques, quelles crises, quels spectres surgissant au beau milieu de la nuit pourraient bien se développer à partir des subtilités jaillies de sa bouche dissimulée derrière une barbe fournie.

- Regardez bien l'image, dit Nefastis, et concentrez-vous sur un cylindre. Ne craignez rien. Si vous êtes sensible, vous saurez lequel choisir. Laissez votre esprit ouvert au message du Démon. Je reviens.

Il retourna à son écran de télévision, c'était maintenant un dessin animé de Yogi Bears, il fut suivi d'un autre Yogi Bears, d'un Magilla Gorilla et d'un Peter Potamus. Pendant tout ce temps, elle resta à fixer le profil énigmatique de Clerk Maxwell, à attendre que le Démon communiquât.

"Es-tu là, petit bonhomme, demanda Œdipa au Démon, ou bien Nefastis se moque-t-il de moi?" À moins qu'un piston se mette en marche, elle ne le saurait jamais. Sur la photo, on ne voyait pas les mains de Clerk Maxwell. Peut-être tenait-il un livre? Il regardait au loin, sans doute quelque paysage victorien dont la lumière avait disparu à jamais. L'anxiété d'Œdipa augmentait. On aurait dit que, derrière sa grande barbe, il s'était mis à vaguement sourire. En tout cas, le regard avait changé...

Et là. Au sommet de ce qu'elle pouvait voir: le piston de droite n'avait-il pas bougé? Un tout petit peu? Elle ne pouvait pas regarder directement, car ses instructions étaient de ne pas quitter Clerk Maxwell des yeux. Les minutes passèrent, les pistons restaient immobiles, comme gelés. Les voix aiguës des personnages des dessins animés sortaient du poste de télévision. Ç'avait été seulement un éclair sur sa rétine, le court-circuit d'une cellule nerveuse. Une personne vraiment sensible en verrait-elle davantage? Une peur viscérale l'envahit: et si rien ne se passait? Mais pourquoi se faire du souci? Nefastis n'est qu'un cinglé, c'est tout, un cinglé sincère. La vraie personne sensible, c'est simplement celle qui peut partager les hallucinations du malheureux, ce n'est pas plus compliqué que ça.

Ce serait merveilleux de les partager, ces hallucinations. Elle essaya pendant encore un bon quart d'heure à répéter: "Si tu es là, montre-toi. J'ai besoin de toi, montre-toi". Mais il ne se passa rien. Elle l'appela: "Excusez-moi, mais ça ne sert à rien".

Curieux, elle avait presque envie de pleurer, tant elle était déçue. Nefastis s'approcha et passa le bras autour de ses épaules.

- OK! OK! Ne pleurez pas. Venez sur le canapé, ça va être les informations. On peut faire ça là.

- Ça quoi? demanda Œdipa.

- Avoir des relations sexuelles. Peut-être qu'ils vont parler de la Chine. J'aime bien faire ça pendant qu'ils parlent du Viêt-Nam, mais la Chine, c'est encore mieux. On pense à tous les Chinois qui grouillent, à cette profusion de vie, c'est ça qui est sexy, hein?

- Au secours! hurla Œdipa.

Et elle se sauva en courant, tandis que Nefastis claquait des doigts dans la pièce sombre derrière elle, hippy-hippy, oh-go ahead-then-chick, il avait dû apprendre ça en regardant la télévision.

- Et dites bonjour à ce vieux Stanley! lui cria-t-il, pendant qu'elle dégringolait quatre à quatre en direction de la rue.

Elle jeta un foulard par-dessus la plaque minéralogique. Et elle fonça le long de Telegraph Avenue.

Elle pilota de façon plus ou moins automatique jusqu'au moment où un gamin en Mustang, sans doute incapable de contenir le sentiment de virilité que lui donnait cette bagnole, faillit bien la foutre en l'air, et c'est alors qu'elle comprit qu'elle était sur l'autoroute en direction de Bay Bridge, et qu'il était rigoureusement impossible d'en sortir. Et puis, en plus, c'était l'heure de pointe. Œdipa était absolument terrifiée, elle avait cru que ce genre d'embouteillage, ça n'existait qu'à Los Angeles, ou dans des coins comme ça. Quelques minutes plus tard, du haut du pont, elle vit San Francisco en dessous, la ville était noyée dans le smog. "La brume, voilà ce que c'est, se dit-elle, de la brume". Comment pourrait-il y avoir du smog à San Francisco? Le smog, d'après le folklore, ça ne commençait que bien plus au sud. Il fallait une certaine inclinaison du soleil.

Parmi les échappements, la sueur et la mauvaise humeur qui règnent sur une autoroute américaine par un beau soir d'été, Œdipa Maas médita sur ce problème de Trystero. Le silence de San Narciso - la surface calme de la piscine, les ondulations paisibles des rues résidentielles qui semblaient dessinées par un râteau dans le sable d'un jardin japonais - tout cela semblait moins favorable à la réflexion que la folie furieuse qui régnait sur cette autoroute.

Pour John Nefastis (pour prendre un exemple récent), il se trouvait que deux formes d'entropies, thermodynamique et d'information, se ressemblaient, simple coïncidence, peut-être, lorsqu'on les transcrivait sous forme d'équations. Mais il avait rendu cette coïncidence respectable, avec l'aide du Démon de Maxwell.

Œdipa se trouvait confrontée à une métaphore qui comportait Dieu sait combien de morceaux; plus que deux, en tout cas. Et les coïncidences fleurissaient de partout, depuis quelques jours; et elle n'avait que ce mot Trystero, un son, pour relier tout cela.

Elle savait déjà un certain nombre de choses: Trystero s'était opposé en Europe au système postal de Thurn & Taxis; son symbole était un cor de poste avec une sourdine; à une certaine date avant 1853, il apparaît en Amérique et lutte contre le Pony Express et la Wells Fargo, soit sous l'aspect d'outlaws en noir, ou bien déguisés en Indiens; il survit en Californie, comme un moyen de communication pour les minorités sexuelles, les inventeurs qui croient à la réalité du Démon de Maxwell, et peut-être bien son mari, Mucho Maas (mais il y avait belle lurette qu'elle avait jeté la lettre de Mucho, si bien que Genghis Cohen ne pourrait examiner le timbre, alors pour en être sûr, il lui faudrait demander à Mucho lui-même).

Ou bien Trystero existait concrètement, ou bien c'était un fantasme d'Œdipa, obsédée et interpénétrée par la succession du mort. Ici, à San Francisco, loin des aspects réels de cette succession, il était peut-être encore possible de laisser tout cela se désintégrer tranquillement. Ce soir, elle n'avait qu'à aller au hasard, voir qu'il ne se passait rien, pour se convaincre que c'était purement nerveux, un petit rien que son psychiatre réglerait sans difficulté. Elle quitta l'autoroute à North Beach, et finit par se garer dans une rue latérale en pente, parmi les entrepôts. Puis elle se mêla à la foule qui envahissait Broadway en début de soirée.

Moins d'une heure plus tard, elle avait déjà repéré un cor postal avec une sourdine. Elle se promenait dans une rue pleine de types d'un certain âge en costume Roos Atkins, quand elle se heurta à un groupe de touristes bruyants qui descendaient, avec leur guide, d'un bus Volkswagen, en route pour découvrir la vie nocturne de San Francisco. "Laissez-moi vous accrocher ça", lui dit une voix à l'oreille, et elle se retrouva avec un gros badge cerise sur un sein. On pouvait y lire: SALUT! JE M'APPELLE ARNOLD SNARB! ET JE VOUDRAIS M'AMUSER UN PEU! Œdipa regarda autour d'elle et elle vit un visage de chérubin disparaître en lui faisant un clin d'œil, parmi les vestes aux épaules naturelles sans rembourrage et les chemises à rayures.

On entendit un grand coup de sifflet et Œdipa se retrouva au beau milieu d'un troupeau de touristes à insignes que l'on poussait vers un bar qui s'appelait The Greek Way. "Ah! non, pensa Œdipa, pas encore une boîte de pédés, non!" Et, pendant une minute, elle essaya de se dégager de ce flot humain, mais elle se rappela qu'elle avait décidé ce soir-là de laisser faire le hasard.

- Nous allons, commença leur guide, voir les membres du troisième sexe, pour qui cette ville sur la baie est réputée. Certains trouveront l'expérience curieuse, mais souvenez-vous, essayez de ne pas avoir l'air d'une bande de touristes. Et si on vous fait des propositions, c'est pour rire, ça fait partie de la vie nocturne spéciale de North Beach. Vous avez droit à deux consommations, et quand vous entendrez le sifflet, ça voudra dire qu'il faut venir au trot vous rassembler ici. Et si vous avez été sages, on ira ensuite chez Finocchio's.

Il siffla deux fois, et les touristes s'élancèrent en poussant des cris en direction du bar, entraînant Œdipa sur leur passage. Quand les choses se furent un peu apaisées, elle se retrouva près de la porte, avec à la main un verre de quelque chose impossible à identifier, et serrée contre un grand type en veste de daim. À son revers elle remarqua, délicatement ciselé dans un alliage pâle et luisant, non pas un autre insigne cerise, mais une épingle avec le cor de chasse de Trystero. Avec la sourdine et tout et tout.

"OK! se dit-elle, j'ai perdu. Tentons le coup, ça fera passer une heure". Elle aurait dû retourner alors à son hôtel de Berkeley, mais elle ne put pas. S'adressant au propriétaire de l'insigne, elle demanda:

- Et que feriez-vous si je vous disais que je suis un agent de Thurn & Taxis?

- Qu'est-ce que c'est, une agence de théâtre? (Il avait de grandes oreilles, les cheveux presque ras, de l'acné et des yeux étrangement vides qui se fixèrent un instant sur les seins d'Œdipa). Comment faites-vous pour vous appeler Arnold Snarb?

- Si vous me dites où vous avez eu cet insigne.

- Désolé.

Elle eut envie de le taquiner:

- Si c'est un insigne pour les homosexuels ou quelque chose comme ça, ça m'est égal.

Ses yeux ne manifestèrent aucune réaction.

- Non, ce n'est pas mon style, dit-il. Et le vôtre?

Il se retourna et commanda à boire. Œdipa ôta son badge cerise, le mit dans un cendrier et dit aussi calmement que possible:

- Écoutez, il faut que vous m'aidiez. Parce que je crois que je vais devenir folle.

- C'est pas le bon numéro, Arnold. Faut vous adresser à votre confesseur.

- Je me sers de la poste du gouvernement parce qu'on ne m'a jamais dit de faire autrement, mais je ne suis pas votre ennemie, et je n'ai pas envie de le devenir.

- Alors vous voulez être mon amie? (Il fit un demi-tour sur son tabouret). Vous voulez, Arnold?

- Je ne sais pas.

C'est ce qu'elle avait trouvé de mieux à répondre. Il la regarda d'un œil vide.

- Alors, qu'est-ce que vous savez?

Elle lui raconta tout. Pourquoi pas? Elle ne lui cacha rien. Avant qu'elle eût fini, les touristes avaient été embarqués, il avait payé deux tournées et Œdipa trois.

- J'avais entendu parler de Kirby, dit-il. C'est un nom de code, ça ne veut rien dire. Mais j'ignorais tout le reste, votre sinophile de l'autre côté de la baie, ou cette drôle de pièce. J'ignorais toute cette histoire.

- Je ne pense plus qu'à ça, dit-elle d'un petit air plaintif.

- Et, ajouta-t-il en grattant sa tête rasée, vous n'avez personne d'autre à qui raconter tout ça. Seulement quelqu'un dont vous ne savez même pas le nom, dans un bar?

- Ben oui, répondit-elle sans lever les yeux.

- Pas de mari, pas de psychiatre?

- Les deux, dit Œdipa, mais ils ne savent pas.

- Vous ne pouvez pas leur dire?

Elle finit par le regarder une bonne seconde dans les yeux, toujours aussi vides, puis elle haussa les épaules.

- Alors, je vais vous dire ce que je sais. Cet insigne que je porte signifie que j'appartiens à FIA - Inamorati Anonymes. Inamorato, ça veut dire amoureux; comme drogue, on ne fait pas pire.

- Quelqu'un est sur le point de tomber amoureux, dit Œdipa, alors vous allez vous asseoir à côté, c'est quelque chose comme ça?

- Exactement. Le but c'est d'arriver à s'en passer. J'ai eu de la chance, je me suis désintoxiqué de bonne heure. Mais il y a des hommes de soixante ans, croyez-moi ou pas, et des femmes encore plus âgées qui se réveillent la nuit en hurlant.

- Vous avez des réunions comme les Alcooliques Anonymes?

- Non, bien sûr. Il y a un numéro de téléphone, auquel on vous répondra. Personne ne sait les noms des autres; simplement ce numéro de téléphone, si ça devient insupportable. Nous sommes des isolés, Arnold. Des réunions, ça gâcherait tout.

- Mais si quelqu'un vient s'asseoir près de vous, et que vous en tombez amoureux?

- Ils s'en vont, répondit-il. On ne voit jamais la même personne deux fois de suite; le service qui les envoie y veille soigneusement.

Et ce cor de chasse, d'où venait-il? Cela remontait à leur fondation. Au début des années soixante, un cadre de chez Yoyodyne, qui habitait près de Los Angeles et qui se trouvait, dans la hiérarchie de la maison, au-dessus de directeur, mais en dessous de vice-président, se trouva, à trente-neuf ans, viré, grâce aux progrès des techniques électroniques de gestion. Depuis l'âge de sept ans, il était engagé dans une eschatologie qui ne menait qu'à une présidence et ensuite à la mort; tout ce qu'on lui avait appris, c'était à signer des documents très spécialisés dont il ne comprenait pas le premier mot et à se faire engueuler quand brusquement tombaient en carafe des projets très compliqués pour des raisons qu'il ne pouvait pas comprendre tout seul et qu'il fallait lui expliquer: notre cadre songea donc tout naturellement au suicide. Mais cette formation antérieure l'emporta: avant de se tuer, il lui fallait l'avis d'une commission. Il mit une annonce dans le Los Angeles Times, demandant si quelqu'un s'étant trouvé dans la même situation avait jamais trouvé des raisons pour ne pas se flinguer. L'astuce étant que les suicidés ne répondraient évidemment pas, et qu'il n'obtiendrait ainsi que des données positives. C'est là qu'il se trompait. Il passa toute une semaine à guetter anxieusement la boîte aux lettres à l'aide de petites jumelles japonaises que sa femme lui avait offertes avant de le plaquer (elle était partie le jour même où il s'était fait virer), mais il ne recevait que des offres d'achats par correspondance réservés aux gogos, et qui lui arrivaient par le courrier normal vers midi, quand il fut tiré d'une rêverie alcoolique en noir et blanc, au cours de laquelle il sautait du Stack quand la circulation atteignait son maximum d'intensité: on tapait à sa porte avec insistance. C'était un dimanche en fin d'après-midi. Il ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec un vieux clochard en passe-montagne, avec un crochet en guise de main, et qui lui remit un paquet de lettres avant de disparaître silencieusement. La plupart des lettres émanaient de suicidés qui s'étaient ratés, soit par maladresse, soit parce qu'au dernier moment ils s'étaient dégonflés. Cependant, aucun d'entre eux ne lui fournissait une raison vraiment indiscutable de rester en vie. Le cadre hésitait encore: il passa encore une semaine à dresser des listes en deux colonnes, POUR et CONTRE, afin de savoir s'il allait finalement se supprimer. Il aurait fallu quelque chose d'autre pour le faire parvenir à une décision. Un jour enfin, il vit à la première page du Times un article avec un bélinogramme de l'Associated Press à propos d'un moine bouddhiste au Viet-Nam: il s'était fait brûler vif pour protester contre la politique du gouvernement. "Épatant!" s'écria le cadre. Il alla au garage siphonner tout ce qu'il y avait d'essence dans le réservoir de sa Buick, il enfila son costume vert Zachary All sans oublier le gilet, fourra toutes les lettres des suicidés qui s'étaient ratés dans une poche de la veste, puis il alla dans la cuisine s'asseoir sur le carrelage, ensuite il s'arrosa consciencieusement d'essence. Il allait, pour un adieu définitif, faire jouer une dernière fois la molette du fidèle briquet Zippo qui ne l'avait pas quitté depuis les haies de Normandie, à travers les Ardennes, l'Allemagne, jusque dans l'Amérique d'après-guerre, quand il entendit une clef tourner dans la serrure de la porte d'entrée, et un bruit de voix. C'était sa femme avec un type, en qui il reconnut bientôt l'expert en organisation qui, chez Yoyodyne, l'avait fait remplacer par un IBM 7094. Frappé par l'ironie de la situation, il resta assis dans la cuisine à les écouter, avec sa cravate qui trempait toujours dans l'essence, comme une sorte de mèche. D'après ce qu'il entendait, l'expert souhaitait vivement avoir avec la dame des relations sexuelles sur le tapis marocain du living-room. Elle ne disait pas non. Notre cadre entendit des rires lascifs, des fermetures Éclair, des bruits de pas sourds, des respirations haletantes et des gémissements. Il retira sa cravate de l'essence et se mit à ricaner. Il referma son Zippo.

"J'entends comme un rire, dit alors la femme. - Ça sent l'essence", dit l'expert. La main dans la main et complètement à poil, ils se dirigèrent vers la cuisine.

"J'allais me faire le truc des bonzes, expliqua le cadre à l'expert. - Il lui aura fallu trois semaines pour se décider, s'étonna ce dernier. Vous savez combien il aurait fallu à l'IBM 7094? 12 microsecondes. Pas étonnant qu'on vous ait viré". Rejetant la tête en arrière, le cadre éclata d'un rire énorme qui dura bien dix minutes. Au bout de cinq minutes, la femme et l'amant, plutôt inquiets, étaient allés se rhabiller et chercher la police. Le cadre se déshabilla, il prit une douche et accrocha son costume à la corde à linge pour le faire sécher. C'est alors qu'il remarqua une chose curieuse. Les timbres sur certaines lettres qu'il avait dans sa poche étaient devenus presque blancs. Il se dit que c'était l'essence qui avait dû dissoudre l'encre d'imprimerie. Il s'amusa à décoller un de ces timbres, et soudain il vit l'image du cor de chasse avec la sourdine qui se détachait nettement en filigrane, sur la couleur de sa peau.

- C'est un signe", murmura-t-il. S'il avait été croyant, il serait tombé à genoux. Il se contenta de dire solennellement: "Ma grande erreur, ç'a été l'amour. Je jure d'éviter l'amour à partir d'aujourd'hui: hétéro, homo, bi, chien ou chat, toutes les sortes, y compris les voitures. Je vais fonder une société d'isolés, qui vont se consacrer à cette tâche, et ce symbole, révélé par l'essence qui a bien failli me détruire, sera son emblème". Et c'est ce qu'il fit.

Œdipa, plutôt soûle, dit:

- Où est-il, maintenant?

- Anonyme, dit l'inamorato anonyme lui aussi. Pourquoi ne pas lui écrire grâce à votre système WASTE? À Fondateur, IA.

- Je ne sais pas m'en servir, avoua-t-elle.

- Pensez à cela, ajouta-t-il, tout aussi soûl qu'elle. Toute une société occulte de suicidés ratés, et qui tous gardent le contact grâce à un système secret de correspondance. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien se raconter?

Il secoua la tête en souriant, il se leva de son tabouret en titubant, et alla pisser, disparaissant dans la foule dense. Il ne devait pas revenir.

Œdipa resta assise là, plus seule que jamais. Elle était la seule femme, dans une salle pleine d'homosexuels soûls. Voilà l'histoire de ma vie: Mucho ne me parle pas, Hilarius ne m'écoute pas, Clerk Maxwell ne m'a même pas regardée, quant à ceux-là... Elle sentit le désespoir l'envahir, comme cela se produit quand on est sexuellement coupé des autres. Elle regarda autour d'elle, l'éventail des sentiments allait de la haine absolue (un gamin à l'air vaguement indien, avec des cheveux gras jusqu'aux épaules, et qu'il portait rejetés derrière les oreilles; sa panoplie était complétée par des bottes de cow-boy) à la méditation indifférente (un type à gueule de SS avec des lunettes à monture de corne en train de regarder les jambes d'Œdipa, il devait être en train de se demander si elle était un travesti), tout cela lui faisait une belle jambe. Elle finit par s'en aller et, en sortant du Greek Way, elle s'enfonça à nouveau dans la ville corrompue.

Et passa le reste de la nuit à trouver partout l'image du cor postal de Trystero. Dans Chinatown, à la devanture d'un herboriste, elle crut le distinguer parmi des idéogrammes. Mais le lampadaire éclairait faiblement. Un peu après, sur le trottoir, elle en vit deux tracés à la craie à cinq six mètres l'un de l'autre; entre les deux s'alignaient toute une série compliquée de boîtes, certaines avec des lettres, d'autres avec des chiffres. Jeu d'enfants? Lieux sur une carte, dates d'une histoire secrète? Elle recopia le dessin dans son agenda. Quand elle releva les yeux, un homme, peut-être un homme, en costume noir, était debout dans l'embrasure d'une porte, à cinquante mètres de là, il l'observait. Elle crut apercevoir un col relevé, mais elle ne s'attarda pas et fit demi-tour, le cœur battant. Un autobus s'arrêta au carrefour suivant. Elle courut pour l'attraper.

Ensuite, elle ne quitta plus les autobus, elle en descendait seulement de temps en temps pour marcher un peu et ne pas s'endormir. Les fragments de rêve qui lui vinrent avaient trait au car postal. Plus tard, peut-être aurait-elle de la difficulté à faire pour cette nuit-là le tri du rêve et de la réalité.

Quelque part dans la bande sonore de cette nuit, elle se dit soudain qu'elle ne risquait rien, que quelque chose (peut-être seulement son ivresse qui se dissipait lentement) la protégeait. La ville était à elle, comme, ville maquillée et plâtrée de mots et d'images conventionnelles (cosmopolite, la culture, les tramways), elle ne l'avait jamais été: Œdipa bénéficiait d'un sauf-conduit pour s'enfoncer au plus profond des capillaires de la cité, même les plus minuscules où l'on pouvait juste risquer un œil, même les vaisseaux écrasés en bâtiments municipaux, à fleur de peau, à la vue de tout le monde, sauf des touristes. Rien dans cette nuit ne pouvait la blesser, et d'ailleurs rien ne la blessa. La répétition des symboles devait suffire, sans choc plus profond pour l'atténuer ou même l'arracher à sa mémoire. Son rôle était qu'elle s'en souvînt. Elle contemplait cette possibilité comme elle l'aurait fait pour une rue (qui, vue d'un balcon, aurait l'air d'un jouet), un tour de montagnes russes, ou à l'heure de la nourriture des bêtes au zoo - le genre d'instinct morbide qu'il suffit du moindre geste pour consommer. Elle effleurait la lisière d'un monde voluptueux, elle savait qu'il serait délicieux de s'y abandonner; que rien, ni la force de la gravitation, ni les lois de la balistique, ni la voracité des bêtes sauvages, ne promettait plus de délices. Elle réfléchit à cette hypothèse en frissonnant: je suis censée me rappeler. Tous les indices qui me parviennent sont censés posséder une clarté propre, une chance d'éternité. Elle se demanda alors si ces indices, comme des pierres précieuses, n'étaient pas simplement une forme de compensation pour la consoler d'avoir perdu la Parole directe, épileptique, le cri qui pourrait abolir la nuit.

Dans Golden Gate Park, elle tomba sur un cercle d'enfants en chemise de nuit. Ils lui dirent que cette réunion n'était qu'un rêve à eux. Mais que ce rêve n'était pas différent de la réalité, car le matin, quand ils se levaient, ils étaient aussi fatigués que s'ils étaient restés debout toute la nuit. Et alors que leurs mamans croyaient qu'ils jouaient dehors, en fait ils étaient blottis dans des placards, dans des huttes construites dans les arbres, dans des terriers secrets qu'ils se creusaient dans les haies, endormis à rattraper ces heures perdues. La nuit ne leur réservait aucune terreur, ils avaient au centre de leur ronde un feu imaginaire, ils n'avaient besoin de rien, en dehors de leur sentiment inviolable de communauté. Ils connaissaient le cor postal, mais ils ignoraient tout du jeu tracé à la craie qu'Œdipa avait vu sur le trottoir. Pour se servir d'une seule image, c'était comme un jeu de corde à sauter élastique, lui expliqua une petite fille, il y a la boucle, le pavillon, la sourdine, pendant que la petite chante:

Un deux trois Tristoe Tristoe

Chasse Taxis de l'autre côté de l'eau

- Vous voulez dire: Thurn & Taxis?

- Ils ne l'ont jamais entendu comme ça.

Ils continuèrent à se chauffer les mains à leur feu invisible. En représailles, Œdipa cessa de croire en eux.

Dans un restaurant mexicain ouvert toute la nuit, elle tomba sur un fragment de son passé, sous la forme d'un certain Jesus Arrabal; il était assis dans un coin sous le poste de télévision, il tournait interminablement comme une cuiller une patte de poulet dans un bol de soupe opaque.

- Salut, dit-il à Œdipa, vous êtes la dame de Mazatlan.

Il lui fit signe de s'asseoir.

- Vous vous souvenez de tout, dit Œdipa. Bon sang, même des touristes! Comment marche votre CIA?

Il ne s'agissait pas de la CIA que vous connaissez, mais d'une société secrète mexicaine, la Conjuracion de los Insurgentes Anarquistas, dont l'histoire remonte aux frères Flores Magon, avec plus tard une brève alliance avec Zapata.

- Comme vous voyez, en exil.

Et d'un geste du bras, il lui montra la pièce. La boîte lui appartenait en partie, ainsi qu'à un natif du Yucatan qui croyait encore à la Révolution. Leur Révolution.

- Et vous? Vous êtes toujours avec ce gringo qui dépensait tant d'argent pour vous? L'oligarque, le miracle?

- Il est mort.

- Ah! Pobrecito.

Ils avaient rencontré Jesus Arrabal sur la plage, où il avait organisé un meeting antigouvernemental. Mais personne n'était venu. Alors il fit la conversation à Inverarity, l'ennemi qu'il devait (pour être fidèle à sa foi) apprendre à déchiffrer. Pierce, avec les manières neutres qui étaient les siennes en face de l'hostilité déclarée, n'avait rien à dire à Arrabal; alors il joua le rôle du gringo riche, odieux, avec une telle perfection qu'Œdipa vit sur les bras de l'anarchiste comme une chair de poule qui n'avait rien à voir avec la brise de mer qui soufflait du Pacifique. Lorsque Pierce partit faire du surf, Arrabal demanda à Œdipa s'il était vrai ou bien si c'était un espion, ou bien alors de qui il se moquait. Œdipa ne comprit pas.

- Vous savez ce que c'est qu'un miracle. Pas ce que voulait dire Bakounine. Mais l'intrusion d'un autre monde dans le nôtre. La plupart du temps, il s'agit d'une coexistence pacifique, mais du contact peut jaillir le cataclysme. Comme l'Église que nous détestons, les anarchistes croient à un autre monde.

Un monde où la révolution éclate spontanément, sans chef, et le don qu'a l'âme pour l'unanimité permet aux masses d'agir ensemble sans effort, avec le même automatisme que le corps. Et cependant, seña, si cela arrivait avec une telle perfection, il me faudrait bien crier au miracle. Un miracle anarchiste. Comme votre ami. Il est trop parfait, dans les moindres détails, comme ceux contre lesquels nous luttons. Au Mexique, le privilegiado est toujours, dans une certaine mesure, racheté - il est de notre peuple. Il n'a rien de miraculeux, en somme. Mais votre ami, à moins que ce ne soit un numéro qu'il nous fait, me terrifie, je suis comme un Indien à qui la Sainte Vierge apparaîtrait soudain.

Par la suite, Œdipa n'avait pas oublié Jesus, car lui avait vu à propos de Pierce quelque chose qu'elle n'avait pas deviné. Comme s'il y avait eu compétition, mais pas sur le plan sexuel. Maintenant, tout en buvant le café épais qui restait tiède dans une cafetière de terre sur le coin de la cuisinière du yucateco, elle écoutait Jesus parler de conspiration: elle se demandait si, sans le miracle de Pierce pour le confirmer dans sa foi, Jesus n'aurait pas finalement quitté sa CIA pour se rallier comme tout le monde aux priistas de la majorité, si bien que jamais il n'aurait été contraint à l'exil.

Le mort, comme le Démon de Maxwell, constituait le lien dans une coïncidence. Sans lui, ni elle ni Jesus ne se seraient trouvés là à ce moment exact. Il s'agissait d'un avertissement codé, sans aucun doute. Qu'est-ce qui, cette nuit, était hasard? C'est alors que les yeux d'Œdipa tombèrent sur un très ancien exemplaire du journal anarcho-syndicaliste Regeneracion. Il était daté de 1904, et il n'y avait pas de timbre à côté de la flamme, seulement le cor de chasse, frappé à la main.

- Ils arrivent, dit Arrabal. Y a-t-il si longtemps qu'ils sont dans le courrier? À-t-on substitué mon nom à celui d'un membre qui est mort? Ou bien cela a-t-il vraiment pris soixante ans? Est-ce une réimpression? Toutes ces questions sont vaines. Je suis un simple fantassin. En haut lieu, ils doivent avoir leurs raisons.

Elle disparut dans la nuit en ruminant cette idée.

Sur la plage de la ville, bien après le départ des marchands de pizza, elle se promena sans être importunée parmi les bandes de délinquants avec leurs blousons de gangs en tissu léger pour l'été. Ils avaient dessus le cor postal brodé en fil qui semblait d'argent fin sous ce qu'il y avait de clair de lune. Ils avaient tous fumé ou reniflé des trucs, ou bien ils s'étaient piqués, ils erraient dans leur rêve, et ils ne la remarquèrent peut-être même pas.

Dans l'autobus, en compagnie de toute une cargaison de Noirs épuisés qui s'en allaient travailler dans les cimetières par toute la ville, elle vit gravé sur le dossier d'un siège, luisant à son intention dans la fumée épaisse, le cor avec comme légende DEATH - la mort. Mais, à la différence de WASTE, quelqu'un avait pris la peine d'ajouter au crayon: DON'T EVER ANTAGONIZE THE HORN, Ne vous opposez jamais au cor.

Près de Fillmore, elle trouva le symbole sur le panneau d'affichage d'une blanchisserie automatique, parmi d'autres fragments de papier offrant du repassage pas cher ou des gardes d'enfants. Le message disait: Si vous savez ce que cela signifie, vous savez où aller pour en savoir davantage. Autour d'elle l'odeur du chlore montait vers le ciel comme les fumées de l'encens. Des machines haletaient sourdement.

À part Œdipa, il n'y avait personne, et les tubes à néon brillaient avec la violence d'un cri, qui éclaboussait ce monde voué à la blancheur. C'était un quartier noir. Était-ce la vocation du cor? Le cor y verrait-il une offense si elle demandait? Mais à qui?

Toute la nuit, dans les autobus, elle écouta les transistors jouer les tubes tout en bas de la liste dans les Top 200: ils ne deviendraient jamais populaires, leurs airs et leurs paroles disparaîtraient, comme si on ne les avait jamais chantés. Une petite Mexicaine essayait d'entendre malgré les parasites du moteur, et elle fredonnait comme si elle allait s'en souvenir toujours, tout en traçant du bout de l'ongle des cœurs et des cors de chasse, dans la buée que déposait son haleine sur la vitre.

À l'aéroport, Œdipa - elle se sentait tout à fait invisible - écouta la conversation de joueurs de poker. Celui qui perdait régulièrement sortit un carnet de comptes sur lequel étaient gribouillés des cors de chasse. "Eh bien, les gars, dit-il, je rentre dans mes frais à 99,375%. (Les autres le regardèrent d'un œil indifférent ou hostile). Et ça fait vingt-cinq ans que ça dure, ajouta-t-il en s'efforçant de sourire. Il y a toujours ce petit quelque chose en moins qui m'empêche de m'en tirer ric-rac. Je me demande bien pourquoi je laisse pas tomber". Personne ne lui répondit.

Dans les lavabos, elle tomba sur une réclame pour l'ACDC, ce qui signifiait Alameda County Death Cult, ce qui signifie Culte de la mort du comté d'Alameda. Il y avait un numéro de boîte postale et un cor postal. Une fois par mois ils devaient choisir une victime parmi les innocents, les vertueux, ceux qui étaient à leur aise dans la société et, après l'avoir violenté, l'offrir en sacrifice. Œdipa ne recopia pas le numéro.

Un gamin dégingandé s'apprêtait à prendre le vol de la TWA pour Miami. Son intention, c'était de se glisser la nuit dans les aquariums pour entamer des négociations avec les dauphins, qui un jour remplaceraient les hommes. Il était occupé à embrasser sa mère avec passion, en se servant de sa langue. "Je t'écrirai, maman, disait-il. - Écris par WASTE, lui dit-elle. N'oublie pas, parce que, autrement, le gouvernement ouvrira ton courrier. Et les dauphins ne seraient pas contents. - Je t'aime, maman, dit-il. - Aime les dauphins, lui conseilla-t-elle. Écris par WASTE".

Et cela continuait. Œdipa, en voyeuse, écoutait. Elle rencontra ensuite un soudeur qui avait la gueule toute de travers, et qui semblait très content d'être aussi laid; un gosse qui errait dans la nuit en regrettant la mort d'avant la naissance, comme certains paumés regrettent la douce berceuse vide d'une communauté; une négresse avec dans le gras enfantin de la joue la marbrure compliquée d'une cicatrice; elle allait de fausse couche en fausse couche pour des raisons différentes à chaque fois, avec la même délibération que d'autres apportent aux rites de la naissance, consacrée non pas à la continuité mais plutôt à une sorte d'interrègne; un veilleur de nuit vieillissant en train de mâchonner une barre de savon Ivory Soap: il avait un estomac virtuose qu'il avait habitué à accepter également les lotions, l'Air-Wick solide, le tissu, le tabac et la cire, dans l'intention désespérée d'assimiler tout cela, promesses, productivités, trahisons, ulcères, avant qu'il ne soit trop tard; et même un voyeur, planté devant une des fenêtres encore allumées de la ville, à la poursuite de Dieu sait quelle image. Et comme décor pour tous ces égarements, tous ces autismes différents, en boutons de manchette, en décalcomanies, en gribouillages vagues, il y avait toujours le fameux cor de chasse. Elle en vint à tellement le guetter que peut-être ne le vit-elle pas autant que, plus tard, elle le crut. Deux ou trois fois, ç'aurait été assez. Ou trop.

Elle poursuivit ses pérégrinations à pied ou en autobus jusque dans le petit matin, s'abandonnant à un fatalisme peu fréquent chez elle. Où était donc passée l'Œdipa qui était venue si bravement de San Narciso? Ce bébé optimiste était arrivé comme le détective privé des pièces radiophoniques de jadis, croyant que tout ce qu'il fallait, c'était du cran, de la ressource, la liberté que n'ont pas toujours les flics: avec cela, on pouvait résoudre les plus grands mystères.

Seulement tôt ou tard, le privé finissait par prendre sur la gueule. Et cette profusion de cors de chasse au cours de la nuit, cette répétition délibérée, maligne, c'était la façon qu'ils avaient trouvée. Ils connaissaient ses points faibles, les ganglions qui contrôlaient son optimisme, et peu à peu, ils étaient en train de la paralyser.

La nuit précédente, elle aurait pu se demander quels réseaux occultes (en dehors de ceux qu'elle connaissait) se servaient du système WASTE. Au lever du soleil, elle pouvait légitimement se demander quels réseaux ne s'en servaient pas. Si, comme Jesus Arrabal l'avait affirmé des années plus tôt sur la plage de Mazatlan, les miracles étaient bien les intrusions d'un autre monde dans le nôtre, une sorte de carambolage dans une partie de billard cosmique, il devait en être de même pour tous ces cors de chasse apparus au cours de la nuit. Car il y avait là Dieu sait combien de citoyens qui avaient délibérément choisi de ne pas se servir de la poste du gouvernement. Ce n'était pas un acte de trahison, peut-être même pas de défiance. Mais c'était un repli calculé, un retrait de la vie de la République et de son mécanisme. Quoi que ce fût qu'on leur refusât, par haine, indifférence à leurs votes, combines ou simple ignorance, il s'agissait chez eux d'une dérobade volontaire, privée et discrète. Comme ils ne pouvaient pas se dissoudre dans le vide (ou alors, était-ce possible?), il fallait bien qu'existât un autre monde, silencieux, que personne ne soupçonnait.

Juste avant l'heure de pointe du matin, elle descendit d'un autobus dont l'antique conducteur terminait toujours son périple en déficit, quelque part dans Howard Street, et elle marcha en direction de l'Embarcadero. Elle devait avoir une mine épouvantable, elle le savait bien - les phalanges noircies par le mascara et l'eye-liner à force de se frotter les yeux, avec dans la bouche un affreux goût de café et d'alcool. Dans l'embrasure d'une porte, sur l'escalier qui donnait sur le demi-jour d'un meublé qui sentait le désinfectant, elle vit un vieillard blotti dans un coin et secoué de sanglots qu'elle ne pouvait pas entendre. Il cachait son visage dans ses mains d'un blanc de fumée. Sur le dos de la main gauche, elle distingua un cor postal, tatoué d'une encre bleue qui commençait lentement à se délayer. Fascinée, elle s'approcha dans l'ombre et gravit les marches grinçantes d'un pas hésitant. À trois marches de lui, il écarta soudain les mains sur un visage ruiné dont les yeux terrorisés et rouges arrêtèrent brusquement Œdipa.

- Je peux vous aider, demanda-t-elle d'une voix que l'épuisement rendait hésitante.

- Ma femme est à Fresno, dit-il. (Il portait un vieux costume croisé, une chemise grise élimée, une large cravate et pas de chapeau). Je l'ai laissée, il y a si longtemps, je ne me souviens plus. C'est pour elle. (Et il tendit à Œdipa une lettre qu'il devait traîner dans sa poche depuis des années). Mettez-la (et il tendit sa main tatouée en regardant Œdipa dans les yeux) vous savez où. Je ne peux pas y aller. C'est trop loin et j'ai passé une très mauvaise nuit.

- Je sais, dit-elle, mais je ne suis pas d'ici. Je ne sais pas où c'est.

- Sous l'autoroute. Il y en a toujours une. (Il lui montra la direction). Vous la verrez.

Il ferma les yeux. Entraîné toutes les nuits hors du sillon sûr qu'à chaque aurore les gens de cette ville recommençaient vertueusement à creuser, quelles richesses avait-il déterrées, quelles planètes concentriques avait-il découvertes? Quelles voix avait-il surprises, quels fragments de dieux éblouissants avait-il devinés dans le feuillage taché du papier peint, dans les lueurs vacillantes des chandelles qui tournaient autour de sa tête, annonçant la cigarette qu'un jour il s'endormirait en fumant (lui, ou un ami) pour disparaître ainsi parmi les flammes avec tous ces secrets accumulés au cours des années dans la garniture d'un matelas qui conservait le souvenir de toutes les sueurs de cauchemar, des épanchements incontrôlables de vessies, des pollutions nocturnes consommées dans les larmes: comme la mémoire d'un ordinateur des disparus? Elle eut soudain le désir irrésistible de le toucher, comme si elle ne pouvait croire à l'existence de cet homme, ou comme si, sans cela, elle craignait de l'oublier. Épuisée, sans trop savoir ce qu'elle faisait, elle gravit les trois dernières marches et s'assit à côté du vieillard qu'elle prit dans ses bras, puis, les yeux brouillés, elle tourna les yeux vers le soleil levant. Il s'était remis à pleurer, et ses larmes coulaient sur le sein d'Œdipa. Il respirait à peine, le flot de larmes ne s'arrêtait pas. En le berçant, elle répétait: "Je ne peux rien faire, je ne peux rien faire". On était déjà beaucoup trop loin de Fresno.

- C'est lui? demanda une voix en haut de l'escalier. Le marin?

- Il a un tatouage sur la main.

- Vous ne pourriez pas le ramener jusqu'ici? OK? C'est lui.

Elle se retourna et vit un vieillard encore plus décrépit. Il était plus petit, il était coiffé d'un chapeau à bord roulé, et il leur souriait.

- Je vous aiderais bien, mais j'ai de l'arthrite.

- Il faut qu'il vienne là-haut? demanda Œdipa.

- Où irait-il ailleurs, ma pauvre dame?

Elle n'en savait rien. Elle le lâcha un moment, hésitant comme s'il était son enfant, et il leva les yeux vers elle. "Allons-y", dit-il. Il tendit sa main tatouée, elle la prit, et c'est ainsi qu'ils gravirent l'escalier jusqu'au troisième étage: la main dans la main et tout doucement, à cause de l'autre et de son arthrite.

- Il a disparu la nuit dernière, dit l'autre. Il a dit qu'il allait chercher sa femme. Ça le prend, de temps en temps.

Ils entrèrent dans un labyrinthe de pièces et de couloirs qu'éclairaient des ampoules de 10 watts et que séparaient des cloisons d'isorel. L'autre vieux les suivait d'un pas raide. Finalement, il dit:

- C'est ici.

Dans la petite pièce, il y avait un autre costume, une ou deux brochures pieuses, une carpette, une chaise. L'image d'un saint en train de changer l'eau d'un puits en huile pour les lampes de Pâques à Jérusalem. Une autre ampoule électrique, grillée. Le lit. Le matelas, qui attendait. Elle imagina alors la scène qui pourrait se jouer là. Elle pourrait trouver le propriétaire, le traîner devant la justice, acheter au marin un costume neuf chez Roos Atkins, une chemise, des chaussures, et lui donner le prix du ticket d'autobus pour Fresno, finalement. Mais avec un soupir il lui avait lâché la main (perdue dans son rêve, elle n'avait rien senti) comme s'il avait su que c'était le bon moment.

- N'oubliez pas la lettre, dit-il simplement. Le timbre est dessus.

Elle y jeta un coup d'œil et reconnut le 8 cents carmin ordinaire de la poste aérienne, avec un jet qui survolait le dôme du Capitole. Mais tout en haut du dôme, il y avait une petite silhouette très noire, avec les bras écartés. Œdipa ne savait pas trop ce qu'il y avait en réalité en haut du Capitole, mais elle était sûre que ce n'était pas ça.

- S'il vous plaît, dit le marin, allez-vous-en maintenant. Il ne faut pas rester ici.

Elle chercha dans son porte-monnaie, elle y trouva un billet de dix dollars et un autre d'un dollar, et elle lui donna le billet de dix dollars.

- Je m'achèterai du whisky avec, dit-il.

- N'oublions pas nos amis, dit l'arthritique, en regardant le billet de dix dollars.

- Salope, dit le marin, elle ne pouvait pas attendre que l'autre soit parti.

Œdipa le regarda s'installer sur le matelas avec cette mémoire rembourrée. Registre À...

- Donne-moi une cigarette, Ramirez, dit le marin. Je sais que tu en as une.

Serait-ce aujourd'hui?

- Ramirez! s'écria-t-elle. (L'arthritique tourna difficilement la tête sur son cou rouillé). Il va mourir, dit-elle.

- C'est le sort commun, dit Ramirez.

Elle se souvint de John Nefastis parlant de sa machine, et de destructions massives d'informations. De même, quand ce matelas s'enflammerait tout autour du marin, dans ses funérailles de Viking, toutes ses années emmagasinées, codées, d'inutilité, sa mort prématurée, les tourments qu'il s'infligeait, la lente destruction de tout espoir, tout cela s'envolerait en fumée, avec toutes les existences de ceux qui, avant lui, s'étaient servis de la même couche, quand le matelas brûlerait. Elle resta là, paralysée, comme si elle venait juste de découvrir cette évolution irréversible. Elle était stupéfaite à l'idée que tant de choses puissent disparaître, même toutes ces hallucinations qui appartenaient seulement au marin et dont il ne resterait pas la moindre trace. Elle l'avait tenu dans ses bras, et elle savait que ce dont il souffrait, c'était le DT. Derrière ces initiales se cachait une métaphore, un delirium tremens, la charrue de l'âme sautait tremblante hors du sillon. Le saint dont l'eau brûle dans les lampes, le voyant dont la défaillance, dont la crise est le souffle de Dieu, le véritable paranoïaque pour qui tout s'organise dans des sphères joyeuses ou menaçantes autour de sa propre pulsation centrale, celui qui rêve et dont les jeux de mots sondent les antiques tunnels et les égouts fétides des vérités perdues: tous dépendent du mot - le mot, ou ce dont le mot nous protège - en faisant écran. La métaphore est alors une tentative pour atteindre la vérité et un mensonge - tout dépend où l'on est: à l'intérieur (à l'abri), dehors (perdu). Œdipa ignorait où elle était. Tremblante, errante, elle glissait hors de son sillon, remontait en raclant le cours des années: elle entendait à nouveau la voix sérieuse et haut perchée de Ray Glozing, son deuxième ou troisième amoureux à l'université, en train de se débattre avec son calcul infinitésimal, uh - le bruit syncopé d'une langue dans une cavité - ; dt, mon Dieu, n'abandonne pas ce vieux marin tatoué, dt qui signifiait également differential time, instant minuscule qui allait en rapetissant, où le changement devait enfin être pris pour ce qu'il était, impossible d'y voir un taux moyen d'accélération; où la vitesse est enfouie dans le projectile alors que le projectile s'immobilise en l'air, où la mort était déjà dans la cellule alors même que celle-ci semblait évoluer au plus haut point de vivacité. Elle savait que ce marin avait vu des mondes que personne d'autre n'avait jamais vus, peut-être seulement parce qu'il y avait dans les pires calembours quelque chose de profondément magique: le dt lui donnait accès à un spectre au-delà du spectre solaire, à une musique née d'une solitude et d'un effroi antarctiques. Mais elle ne savait rien qui pût les protéger, eux ou lui. Elle lui fit au revoir, elle descendit l'escalier, puis elle marcha dans la direction qu'il lui avait indiquée. Pendant une heure elle marcha parmi les piliers de béton perdus dans l'ombre de l'autoroute, tombant sur des ivrognes, des clochards, des gens à pied, des pédés, des camés, des cinglés en pleine crise, et toujours pas de boîte aux lettres secrète. Finalement, dans l'ombre, elle trouva une sorte de boîte avec un couvercle basculant en forme de trapèze, le genre où l'on jette les ordures; c'était une vieille boîte peinte en vert et qui faisait près d'un mètre vingt de haut. Sur la partie mobile, il y avait, peintes à la main, les lettres W.A.S.T.E. Elle dut regarder de très près pour voir les points entre les lettres.

Œdipa s'installa dans l'ombre d'une colonne. Peut-être s'endormit-elle. Quand elle se réveilla, elle surprit un gamin en train de jeter un paquet de lettres dans cette boîte. Elle alla y poser la lettre du marin pour Fresno; puis elle alla se cacher et attendit. Sur le coup de midi, un jeune poivrot élancé arriva avec un sac; il déverrouilla une trappe dans le flanc de la boîte et en sortit toutes les lettres. Œdipa lui laissa prendre cinquante mètres d'avance, puis elle le suivit. Elle se félicita d'avoir au moins pensé à mettre des talons plats. Derrière son courrier, elle traversa Market Avenue en direction de City Hall. Dans une rue du vaste désert de pierre, suffisamment proche du centre culturel pour en refléter la monotonie grise et déprimante, il avait rendez-vous avec un autre courrier. Ils échangèrent leurs sacs. Œdipa décida de ne pas lâcher celui qu'elle avait suivi jusqu'à ce moment-là. Elle le suivit donc comme son ombre à travers toute la saleté bruyante et animée de Market Avenue jusqu'à la 1re Rue, où se trouvait le terminus des autobus, et où il prit un ticket pour Oakland. Œdipa fit pareil.

Ils franchirent le pont et s'enfoncèrent dans l'éblouissante solitude d'Oakland au beau milieu de l'après-midi. Le paysage perdit toute variété. Le facteur descendit dans un quartier qu'Œdipa ne put pas identifier. Pendant des heures, elle le suivit le long de rues dont elle ignorait les noms, traversant des artères qui, même pendant le calme de l'après-midi, faillirent bien avoir sa peau, à travers des taudis, ils escaladèrent des collines envahies par de petits pavillons dont les fenêtres vides ne reflétaient que le soleil. Lettre par lettre, il vidait son sac. Il prit finalement l'autobus de Berkeley. Œdipa le suivit. À mi-chemin du Telegraph, il descendit et il la mena jusqu'à un immeuble de style vaguement mexicain. Il ne s'était jamais retourné. John Nefastis habitait là. Elle était revenue à son point de départ, et n'arrivait pas à croire que vingt-quatre heures s'étaient écoulées. Moins, ou plus?

De retour à son hôtel, elle trouva le hall plein de sourds-muets coiffés de chapeaux en papier crépon, qui imitaient les casquettes de fourrure que les communistes chinois avaient popularisées pendant la guerre de Corée. Ils étaient tous complètement soûls, et un certain nombre de types tentèrent de la peloter, avec l'intention de l'entraîner dans la salle de bal. Elle essaya d'échapper à la cohue qui gesticulait silencieusement, mais elle était trop faible. Elle avait mal aux jambes et un goût horrible dans la bouche. Ils la poussèrent donc dans la salle de bal, où elle fut prise à la taille par un beau jeune homme en veston de Harris tweed. Il l'entraîna dans une valse tout autour de la pièce, au centre de laquelle pendait un énorme lustre éteint, dans le calme frémissant plein de traînements de pieds. Sur la piste, chaque couple dansait dans un murmure ce qui passait par la tête du cavalier: tango, two-step, bossa nova, slop. Mais combien cela allait-il durer avant que d'inévitables collisions ne commencent à se produire? C'était inévitable, se dit Œdipa, à moins qu'ils ne disposent d'une forme de musique inimaginable, avec toutes sortes de rythmes et de gammes, toutes les clefs à la fois, sur une chorégraphie dans laquelle tous les couples semblaient se marier admirablement, prédestinés. Quelque chose qu'ils entendaient tous grâce à un sens supplémentaire qui se trouvait atrophié chez elle. Elle suivait les pas de son cavalier, toute faible sous l'étreinte du jeune muet qui l'enlaçait. La collision semblait inévitable, seulement voilà, elle ne se produisit pas. Il la faisait danser depuis une bonne demi-heure lorsque, avec un mystérieux ensemble, tout le monde s'arrêta pour souffler. Jesus Arrabal y aurait vu un miracle anarchiste. Œdipa, qui ne savait quel nom donner au phénomène, en resta toute démoralisée. Elle lui fit une petite révérence et s'enfuit.

Le lendemain, après avoir dormi douze heures sans un seul rêve digne d'être signalé, Œdipa régla sa note, quitta l'hôtel et alla à Kinneret, au fin fond de la péninsule. En route, elle eut tout le temps de penser aux événements du jour précédent, et elle décida d'aller voir son psychiatre, le docteur Hilarius, et de tout lui raconter. Peut-être après tout était-elle en proie aux horreurs glacées d'une psychose. De ses propres yeux, elle avait vérifié deux systèmes WASTE; elle avait vu deux facteurs WASTE, une boîte aux lettres WASTE, des timbres WASTE, et des flammes WASTE. Et le symbole de ce cor de chasse semblait saturer toute cette région de la baie. Et cependant elle voulait que tout cela ne fût qu'affaire d'imagination - la conséquence évidente de ses blessures, de ses besoins, de ses troubles les plus secrets. Elle voulait que le docteur Hilarius lui dise: "Vous êtes folle, il va falloir vous reposer, Trystero n'existe pas". Elle voulait savoir aussi pourquoi l'éventualité de son existence lui semblait une telle menace.

Le soleil venait de se coucher lorsqu'elle remonta l'allée qui menait à la clinique privée du docteur Hilarius. Apparemment, il n'y avait pas de lumière dans son bureau. Les eucalyptus étaient balayés par un vent violent qui soufflait en direction de la mer. Comme elle suivait le chemin dallé, un insecte qui passait en bourdonnant la fit sursauter. Cet insecte fut immédiatement suivi d'une détonation. "Ce n'était pas un insecte", se dit Œdipa: en entendant une seconde détonation, elle venait de faire soudain le rapprochement. Dans la lumière déclinante, elle offrait une cible parfaite. Elle courut vers les portes de verre de la clinique et les trouva verrouillées. Le hall était obscur. Œdipa ramassa un gros caillou près d'une plate-bande, et elle le lança dans un panneau de la porte. Il rebondit. Elle cherchait une autre pierre quand une silhouette blanche apparut à l'intérieur et trotta lui ouvrir la porte. C'était Helga Blamm, l'ancienne assistante du docteur Hilarius.

- Dépêchez-vous!

Œdipa se glissa à l'intérieur. La fille semblait complètement affolée.

- Qu'est-ce qui se passe? demanda Œdipa.

- Il est devenu fou. J'ai essayé d'appeler la police, mais il a démoli le standard à coups de chaise.

- Le docteur Hilarius?

- Il se croit pourchassé. (L'infirmière avait des traces de larmes le long des pommettes). Il s'est enfermé dans son bureau avec son fusil.

Œdipa se souvint qu'il avait gardé comme souvenir de guerre un Gewehr 43.

- Il m'a tiré dessus. Croyez-vous que quelqu'un va prévenir?

- Il a déjà tiré sur une demi-douzaine de personnes, répondit l'infirmière. (Elle mena Œdipa dans son bureau). Il vaudrait mieux que quelqu'un prévienne.

Œdipa remarqua que l'on pouvait se sauver par la fenêtre.

- Vous auriez pu courir, dit-elle.

Blamm fit couler l'eau chaude du lavabo et prépara deux tasses de Nescafé. Elle considéra Œdipa d'un œil critique.

- Il pourrait avoir besoin de quelqu'un, dit-elle.

- Il se croit poursuivi?

- Oui, par trois hommes avec des mitraillettes. Des terroristes ou des fanatiques, c'est ce que j'ai cru comprendre. Il a commencé à démolir le standard. (Elle jeta à Œdipa un coup d'œil hostile). Avec toutes ces filles cinglées autour de lui, ajouta l'infirmière, ça n'a rien d'étonnant. Kinneret en est plein. Ç'a été trop pour lui.

- Je suis partie depuis un certain temps, dit Œdipa. Peut-être pourrais-je essayer de voir ce que c'est. Il ne croirait pas que je suis une menace.

Blamm se brûla avec le café.

- Vous n'avez qu'à commencer à lui raconter vos problèmes et il vous tirera dessus immédiatement.

Œdipa resta un moment plantée devant la porte du médecin: c'était la première fois qu'elle la voyait fermée. Elle se demandait si elle aussi n'était pas en train de devenir folle. Pourquoi ne s'était-elle pas sauvée par la fenêtre de l'infirmière? Elle aurait pu lire la suite dans les journaux.

- Qui est là? hurla le docteur Hilarius.

Il avait dû entendre le bruit d'une respiration.

- C'est Mrs. Maas.

- Que Speer et tous les crétins de son ministère pourrissent en enfer: la moitié de ces cartouches ne partent pas! s'écria le médecin.

- Voulez-vous me laisser entrer? Nous pourrions parler.

- Ça vous ferait bien plaisir à tous, dit le docteur Hilarius avec un ricanement.

- Je n'ai pas d'armes. Vous pouvez me fouiller.

- Et puis, pendant ce temps-là, vous me ferez le coup du père François, merci bien.

- Pourquoi repoussez-vous toutes les suggestions que je fais?

- Ecoutez, dit Hilarius au bout d'un moment. Est-ce que je vous faisais l'effet d'un bon freudien? Ai-je jamais donné des signes certains de déviationnisme?

- Il vous arrivait parfois de faire des grimaces, dit Œdipa, mais ça n'allait jamais bien loin.

Pour toute réponse, il éclata d'un rire amer. Œdipa attendit. Le médecin dit finalement

- J'ai essayé de me soumettre à cet homme, au fantôme de ce juif tracassier. Je me suis efforcé de croire à la vérité littérale de tout ce qu'il avait écrit, même quand c'était idiot ou contradictoire. Je ne pouvais faire moins, nicht wahr? Une sorte de pénitence. Et il devait y avoir une partie de moi-même qui voulait croire - comme un enfant qui écoute, parfaitement en sûreté, une histoire horrible - que l'inconscient, c'était simplement une autre pièce, qui apparaîtrait tout à fait ordinaire, quand on y allumerait la lumière. Les formes obscures allaient se dissiper pour devenir des dadas et du mobilier Biedermeyer. La thérapie en viendrait à bout, on pourrait montrer cela au grand jour sans craindre les rechutes. Je voulais y croire, malgré ma vie passée. Vous imaginez cela?

Ce qu'elle ne pouvait évidemment pas faire, n'ayant pas la moindre idée de ce qu'avait été la vie du docteur Hilarius avant son arrivée à Kinneret. C'est alors qu'elle entendit des sirènes au loin, le genre électronique dont se servaient les flics du coin: on aurait dit un sifflet à coulisse amplifié par un système de sonorisation extérieur à dilatation linéaire.

- Ça y est, je les entends, dit Hilarius. Croyez-vous que quelqu'un peut me protéger contre ces fanatiques? Ils passent à travers les murs: ils se dédoublent: vous leur échappez, et, au coin, ils sont déjà là, ils vous foncent dessus.

- Vous voulez être gentil, lui dit Œdipa, ne tirez pas sur les flics, ils sont de votre côté.

- Votre Israélien peut se procurer tous les uniformes connus, dit Hilarius. Je ne peux pas garantir la sécurité de la police. Vous ne pourriez pas me garantir où ils m'emmèneront, s'ils me prennent?

Elle l'entendait faire les cent pas dans son bureau. De partout le bruit des sirènes leur fonçait dessus à travers la nuit.

- Il y a une grimace, dit Hilarius, que je peux faire. Vous ne l'avez pas vue; d'ailleurs, personne dans ce pays ne l'a jamais vue. Je l'ai faite une seule fois dans ma vie, et peut-être vit-il encore aujourd'hui quelqu'un en Europe centrale, sans doute à l'état de ruine végétale, qui l'a vue, quand il était petit. Il aurait votre âge. Fou incurable. Il s'appelait Zvi. Voudriez-vous dire à la police, ou ce qu'ils prétendent être ce soir, que je pourrais la refaire? Elle porte dans un rayon d'une centaine de mètres, et celui qui a le malheur de voir ça tombe à jamais dans une oubliette pleine de silhouettes épouvantables, et la trappe se referme irrévocablement. Merci.

On entendait maintenant les sirènes devant la clinique. Des portières claquèrent, on entendit les flics crier, puis ils enfoncèrent la porte. La porte du bureau s'entrouvrit, Hilarius empoigna Œdipa par le bras, il l'attira à l'intérieur et referma la porte à clef.

- Me voilà otage, dit Œdipa.

- Ah! c'est vous, dit Hilarius.

- Avec qui pensiez-vous que...

- Je discutais sur mon propre cas? Mais avec quelqu'un d'autre! Il y a moi, il y a les autres. Vous savez, avec le LSD, on trouve que cette distinction s'évanouit. Les personnalités perdent leurs angles vifs. Mais moi je n'en ai jamais pris. J'ai préféré une paranoïa relative, où au moins je sais qui je suis et qui sont les autres. C'est peut-être pour cela que vous avez refusé de participer, Mrs. Maas? (Il avait son arme au creux du bras et il lui souriait largement). Bon, j'imagine que vous aviez un message pour moi. De leur part. Que deviez-vous dire?

Œdipa haussa les épaules.

- Acceptez vos responsabilités sociales, suggéra-t-elle. Acceptez le principe de réalité. Ils vous dépassent en nombre, et leur puissance de feu est supérieure!

- Ah! dépassé en nombre. Nous étions également dépassés en nombre, là-bas.

Il lui jeta un petit coup d'œil timide.

- Où?

- Là où j'ai fait la grimace. Où j'ai fait mon internat.

Elle devinait de quoi il allait parler, et pour rétrécir les possibilités, elle lui demanda encore:

- Où?

- À Buchenwald, répondit Hilarius.

Déjà les flics donnaient de grands coups de poing dans la porte.

- Il est armé! cria Œdipa, et je suis là.

- Et qui êtes-vous, ma petite dame? (Elle le dit). Comment épelez-vous ce prénom?

Il nota également son adresse, son âge, son numéro de téléphone, son plus proche parent, la profession de son mari, pour la presse. Pendant ce temps-là, Hilarius cherchait des munitions dans son bureau.

- Vous pourriez pas le convaincre de se rendre? demanda le flic à Œdipa. Les gars de la télé voudraient bien filmer quelque chose par la fenêtre. Vous pourriez pas l'occuper un petit peu?

- On va voir ça, dit Œdipa.

- Il est chouette, votre numéro, fit remarquer Hilarius.

- Alors, commença Œdipa, vous croyez comme ça qu'ils veulent vous envoyer en Israël, pour vous faire un procès, comme à Eichmann? (Le psychiatre fit oui de la tête). Et pourquoi cela? Qu'avez-vous donc fait à Buchenwald?

- J'ai travaillé, dit Hilarius, sur des cas de folie artificiellement provoquée. Un juif schizophrène, ça valait bien un juif mort et puis, chez les SS, les libéraux trouvaient que c'était plus humain. Alors ils s'étaient attaqués à leurs sujets avec des métronomes, des serpents, des scènes de Brecht à minuit, l'ablation de certaines glandes, des hallucinations de lanterne magique, des drogues nouvelles, des menaces sur des haut-parleurs cachés, l'hypnotisme, les pendules qui tournaient à l'envers, et les grimaces.

C'est Hilarius qui avait été chargé de ces dernières expériences. Évoquant ses souvenirs, il ajouta:

- Seulement les Alliés, malheureusement, sont arrivés avant que j'aie pu rassembler une documentation importante. À part un succès spectaculaire avec Zvi, nous n'avions pas grand-chose à mettre dans notre statistique. (Il sourit en voyant l'expression d'Œdipa). C'est entendu, vous me détestez. Mais n'ai-je pas essayé d'expier? Si j'avais été un vrai nazi, j'aurais choisi Jung, nicht wahr? Au lieu de ça, j'ai choisi Freud, le juif. Dans la vision du monde de Freud, il n'y a pas de Buchenwald. Buchenwald, d'après Freud, si on y faisait entrer la lumière, ce serait devenu un terrain de football, avec des enfants gras en train de cueillir des fleurs ou d'apprendre le solfège dans les pièces où l'on étranglait les gens. À Auschwitz, on aurait transformé les fours pour y faire cuire des petits fours et des gâteaux de mariage, et les V2 auraient servi à loger des elfes. J'ai essayé d'y croire. Je dormais trois heures par nuit en essayant de ne pas rêver, je passais vingt et une heures à essayer d'acquérir la foi. Et cependant, ma pénitence n'a pas suffi. Ils sont venus comme les anges de la mort pour me prendre, malgré tous mes efforts.

- Ça marche? demanda le flic.

- Terrible, répondit Œdipa. Je vous préviendrai quand ça deviendra intenable.

C'est alors qu'elle vit qu'Hilarius avait laissé le Gewehr sur son bureau, et il était à l'autre bout de la pièce essayant ostensiblement d'ouvrir un classeur. Elle prit l'arme, la pointa sur lui et dit:

- Je devrais vous tuer.

Elle savait qu'il avait fait exprès de lui laisser prendre le fusil.

- Ce n'est pas pour cela qu'ils vous ont envoyée?

Il la regardait en louchant, puis tirait la langue.

- Je suis venue vous voir, dit-elle, pour que vous tentiez de me débarrasser d'une vision.

- Au contraire, s'exclama Hilarius, conservez-la précieusement! Qu'avons-nous d'autre? Tenez-la bien par son petit tentacule, ne laissez pas les freudiens s'en emparer par la douceur, ou les pharmaciens l'empoisonner. Peu importe ce que c'est, il faut vous y cramponner, autrement, vous cessez d'exister.

- Allez-y! hurla Œdipa.

Les larmes soudain envahirent les yeux d'Hilarius.

- Vous n'allez pas tirer?

Le flic essayait d'ouvrir la porte.

- C'est verrouillé, hé, dit-il.

- Foutez-la en l'air, rugit Œdipa, Hitler Hilarius paiera la note.

Dehors, comme un certain nombre de policiers s'approchaient, un peu nerveux, en tenant des matraques et des camisoles de force dont ils n'allaient pas avoir besoin, et tandis que trois ambulances rivales reculaient en rugissant à travers la pelouse pour s'emparer de la meilleure position, si bien que Helga Blamm entre ses sanglots traitait les ambulanciers de tous les noms, Œdipa repéra parmi les projecteurs et les curieux un car d'enregistrement de la KCUF, avec dedans son mari Mucho en train de causer dans le micro. Elle se faufila entre les éclairs de magnésium et se montra à la fenêtre. "Salut".

Mucho appuya sur son bouton de micro, mais il se contentait de sourire. Bizarre. Comment pourraient-ils entendre un sourire? Œdipa monta sans faire de bruit. Mucho lui fourra le micro sous le nez en murmurant:

- Tu es en direct, sois naturelle.

Puis, de sa voix de radio, il ajouta:

- Et comment vous sentez-vous après cette terrible aventure?

- Terrible, dit Œdipa.

- Parfait, ajouta Mucho. (Puis il lui fit raconter aux chers auditeurs tout ce qui lui était arrivé dans le bureau). Merci, Mrs. Edna Mosh, pour votre témoignage du siège dramatique de la Hilarius Psychiatric Clinic. Ici, KCUF Mobile Two, qui rend l'antenne à "Rabbit" Warren, au studio.

Il coupa. Il y avait quelque chose qui n'allait pas.

- Edna Mosh? demanda Œdipa.

- Mais ça sortira bien, dit Mucho, je tenais compte de la distorsion, quand ils vont mettre ça sur bande.

- Où est-ce qu'ils l'emmènent?

- À l'hôpital, je crois, en observation. Je me demande ce qu'ils vont bien pouvoir observer.

- Des Israéliens, en train d'entrer par les fenêtres. S'il n'y en a pas, c'est qu'il est fou.

Il arrivait une véritable armée de flics, qui bavardaient. Ils dirent à Œdipa de ne pas s'éloigner de Kinneret, au cas où il y aurait un complément d'enquête. Elle finit par regagner sa voiture de location, et elle suivit Mucho jusqu'au studio. C'est lui qui faisait la tranche horaire d'une heure à six heures.

Dans le hall, en face du bureau du télétype qui crépitait, tandis que Mucho tapait son histoire à la machine dans un bureau en haut, Œdipa tomba sur le directeur des programmes, Caesar Funch.

- Je suis bien content de vous revoir, lui dit-il, ayant visiblement oublié son prénom.

- Ah! tiens.

- Franchement, depuis votre départ, Wendell n'était plus le même.

- Et qui donc, dit Œdipa en faisant de son mieux pour piquer une colère parce que Funch avait raison, était-il devenu, s'il vous plaît: Ringo Starr? (Funch se fit tout petit). Chubby Checker? (Elle le poursuivit en direction du hall). The Righteous Brothers? Et pourquoi me dites-vous ça?

- Tous, dit Funch en essayant de cacher sa tête, Mrs. Maas.

- Appelez-moi donc Edna. Que voulez-vous dire?

- Derrière son dos, dit Funch d'un ton plaintif, ils l'appellent the Brothers N. Il est en train de perdre son identité, Edna, comment expliquer cela autrement? De jour en jour, Wendell est de moins en moins lui-même, et de plus en plus générique. Il arrive au conseil de rédaction, et soudain la pièce est pleine de monde, vous comprenez, à lui tout seul, il est une assemblée.

- C'est un coup de votre imagination, dit Œdipa. Vous avez encore fumé ces cigarettes sans rien d'imprimé dessus.

- Vous verrez. Ne vous moquez pas de moi. Nous devons faire front ensemble. Parce que, qui d'autre se soucie de lui?

Elle s'assit toute seule devant le Studio A, elle écoutait le collègue de Mucho, "Rabbit" Warren, qui passait des disques. Mucho descendit l'escalier, ses textes sous le bras. Il faisait preuve d'une sérénité qu'elle ne lui avait jamais vue. D'habitude, il courbait le dos, il clignotait des yeux. Il n'était plus du tout comme cela.

- Attends-moi, dit-il en souriant; et il s'éloigna le long du hall.

Elle le suivit des yeux, en s'efforçant de le voir tout auréolé de chatoiements.

Il ne passait pas tout de suite. Ils descendirent en voiture jusqu'à une pizzeria en ville, et ils restèrent assis là à se regarder à travers les reflets dorés d'une chope de bière.

- Comment ça va avec Metzger? demanda-t-il.

- Il n'y a rien.

- Plus rien, du moins, dit Mucho. Je l'ai compris quand tu parlais au micro.

- Pas mal, dit Œdipa.

Elle ne pouvait imaginer l'expression sur son visage.

- Extraordinaire, dit Mucho, tout. Attends. Écoute. (Elle n'entendait rien de si remarquable). Il y a dix-sept violons dans ce passage, dit Mucho, et l'un d'eux - je ne sais pas où il était parce que c'est en monophonie.

Elle comprit tout à coup qu'il parlait de la musique d'ambiance latente depuis qu'ils étaient au bar, subliminale, s'infiltrant sans qu'on la remarquât, les cordes, les bois, les cuivres avec leurs sourdines.

- De quoi parles-tu? lui demanda-t-elle, vaguement anxieuse.

- Son mi. Il est trop aigu. Ce n'est certainement pas un musicien de studio. Crois-tu que quelqu'un saurait, à partir de ce mi, faire le coup de l'os de dinosaure, Œd? Imaginer son oreille, les muscles de ses mains, de ses bras, l'homme tout entier. Ce serait formidable, n'est-ce pas?

- À quoi bon?

- Il était réel, ça n'avait rien de synthétique. Ils pourraient, s'ils le voulaient, se passer des musiciens vivants. S'ils voulaient rassembler les harmoniques à la puissance voulue, ce serait comme un violon, comme...

Il hésita puis fit un large sourire.

- Tu vas me croire fou, Œd. Mais je peux faire la même chose à l'envers. Écouter n'importe quoi et en séparer les éléments. Une analyse spectrale, dans ma tête. J'arrive à analyser les accords, les timbres, mais aussi les voix, je les décompose jusqu'à leurs différentes fréquences, je les écoute, séparément, mais toutes à la fois.

- Comment fais-tu cela?

- C'est comme si j'avais un canal pour chaque chose, et s'il m'en faut davantage, j'ai toute une gamme possible. J'ajoute ce dont j'ai besoin. Je ne sais pas comment ça marche, mais, depuis quelque temps, j'arrive à le faire avec des gens qui parlent. Dis crémeux et chocolaté.

Il était tout surexcité.

- Crémeux et chocolaté, dit Œdipa.

- Oui.

Mucho resta silencieux.

- Et alors? demanda Œdipa, au bout d'une ou deux minutes, avec une certaine anxiété.

- J'ai remarqué cela l'autre soir en écoutant Rabbit qui lisait une annonce publicitaire. Peu importe celui qui parle, le spectre est le même, à quelques pourcentages près. Si bien que Rabbit et toi, vous avez maintenant quelque chose de commun. Et même plus. Tous ceux qui prononcent les mêmes mots ne font qu'une seule et même personne si les spectres sont les mêmes, seulement pas en même temps. Tu piges? Mais le temps est arbitraire. Tu places le point zéro où tu veux, ensuite tu peux faire varier le temps de chacun pour les faire coïncider. Alors tu peux si tu veux avoir deux cents millions de voix qui répètent ensemble crémeux et chocolaté, en chœur, avec tous la même voix.

- Mucho, dit-elle avec un rien d'impatience dans la voix, mais aussi une folle anxiété, c'est ça que veut dire Funch quand il prétend que tu es à toi tout seul une pièce pleine de gens?

- C'est ce que je suis, mais tout le monde est pareil.

Il la regarda fixement, peut-être avait-il eu des visions d'harmonie universelle comme d'autres ont des orgasmes. Son visage avait pris une expression douce et sereine. Elle ne le reconnaissait plus, elle sentit la panique l'envahir.

- Maintenant, quand je mets le casque, ajouta Mucho, je comprends tout, et quand ces gosses chantent She loves you, eh bien, tu sais, c'est pour de bon, elle l'aime, et elle, c'est autant de gens qu'on veut, dans le monde entier, à travers les âges, de formes loin de la mort ou tout près: elle aime. Et you, c'est tout le monde aussi, et elle-même, Œdipa, la voix humaine, si tu savais quel miracle c'est.

Il avait les yeux noyés de larmes, et de la couleur de la bière.

- Baby, dit-elle, impuissante, se demandant ce qu'elle pourrait bien faire pour lui.

Il posa sur la table une petite bouteille de plastique transparent. Elle regarda les pilules qui s'y trouvaient.

- C'est du LSD? demanda-t-elle. (Mucho sourit). Où as-tu trouvé ça?

Elle le savait.

- Hilarius. Il a décidé de s'occuper aussi des maris.

- Écoute, lui dit Œdipa, en essayant de parler sérieusement. Depuis combien de temps prends-tu cette saloperie?

Il ne savait plus.

- Peut-être n'es-tu pas encore intoxiqué.

- Mais, Œd, lui dit-il d'un air étonné. On ne s'intoxique pas avec ça. Ce n'est pas comme les drogues. Tu le prends parce que c'est bon, parce que tu entends, tu vois toutes sortes de choses, tu les sens, tu les goûtes, comme jamais tu ne l'avais fait. Tu vis dans un monde d'abondance éternelle, baby. Tu deviens comme une antenne, tu communiques la tienne.

Il lui parlait avec patience, sur un ton maternel. Œdipa aurait voulu lui foutre sa main sur la gueule.

- Leurs chansons, ajouta-t-il, ce n'est pas seulement ce qu'ils disent, c'est ce qu'ils sont, c'est de la musique pure. C'est quelque chose de nouveau. Même mes rêves ont changé.

- Oh! bon Dieu. (Elle secoua ses cheveux, furieuse). Alors, comme ça, tu n'as plus de cauchemars? Splendide. Ta dernière petite amie a bien de la chance: à cet âge, il leur faut tout le sommeil possible.

- Mais non, Œd, il n'y a pas de fille, je t'assure. Ce cauchemar, tu sais, à propos du parking? Je ne pouvais jamais t'en parler. Maintenant, je peux, ce n'est plus une hantise pour moi. C'était la pancarte qui m'effrayait. Dans le rêve, il s'agissait d'une journée très ordinaire, et puis soudain sans prévenir, vlan, la pancarte NADA. Nous faisions partie de la National Automobile Dealer's Association, l'association nationale des marchands de bagnoles. La pancarte en fer qui se balance et qui répète nada, nada, nada sur le fond bleu du ciel, comme chez Hemingway. Je me réveillais en sursaut en poussant des hurlements.

Elle ne l'avait pas oublié. Maintenant ça ne lui arriverait plus, des frayeurs pareilles, tant qu'il prendrait ses pilules. Elle ne pouvait pas admettre que lorsqu'elle l'avait quitté pour San Narciso, c'était la dernière fois qu'elle avait vu Mucho. Une si grande partie de lui-même avait déjà disparu.

- Écoute, dit-il, Œd, devine.

Non, elle ne voyait pas du tout ce que c'était. Quand il fut l'heure de retourner au studio, il lui montra les pilules.

- Tu peux les prendre, dit-il.

Elle fit non de la tête.

- Tu retournes à San Narciso?

- Ce soir, oui.

- Mais les flics?

- Je serai une fugitive.

Elle devait par la suite être incapable de retrouver autre chose de leur conversation. Au studio, tout le monde s'embrassa. Mucho s'éloigna en sifflant quelque chose de compliqué, dodécaphonique. Œdipa resta assise, le front appuyé au volant. Elle se souvint qu'elle avait oublié de lui parler de la flamme Trystero sur la lettre qu'il lui avait envoyée. Mais cela ne faisait plus aucune différence.

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