Le 12 mars 1923, le jour où moi, Serguéi Roussanine, j’ai eu quatre-vingt-trois ans, il s’est produit une chose qui acheva d’extirper mes sentiments de monarchiste et de gentilhomme. De ce fait, plus rien ne m’empêche de révéler au public le secret que j’ai gardé toute ma vie. Mais nous y reviendrons…
Né en 1840, j’ai survécu à quatre empereurs et à quatre grandes guerres, dont la dernière était mondiale, sans précédent dans l’histoire. J’ai servi dans la cavalerie, je me suis distingué au Caucase et j’allais faire mon chemin, lorsque, en 1887, un événement me désarçonna, pour ainsi dire, sans retour. Je pris ma retraite et m’enterrai dans ma propriété jusqu’à ce qu’on l’ait incendiée pendant la révolution. Notre domaine d’Ougorié, dans la province de N., touchait à celui des Lagoutine.
Nos grands-pères les avaient acquis en même temps, nos grands-mères projetaient d’unir un jour les deux patrimoines par les liens de l’Hyménée en mariant leur petite-fille à leur petit-fils. C’était dans ces intentions et d’après le cadastre qu’on achetait de nouvelles terres.
C’est ainsi que nous avions grandi, joué, étudié ensemble. À dix-sept ans nous écoutions le rossignol en échangeant des serments. Et tout se serait accompli selon la volonté de nos familles et en accord avec nos inclinations, n’eût été ma sottise. J’ai été l’artisan de mon propre malheur.
Aux dernières vacances, j’amenai mon camarade Mikhaïl. Entré chez nous en troisième année, il venait de l’école de cadets Saint-Vladimir, de Kiev; or, nous autres jeunes gens de la capitale, regardions de haut ceux de la province. Il était d’ailleurs peu sociable, toujours absorbé dans la lecture. Avec cela, joli garçon, de type italien: des yeux de flamme, des sourcils joints. Il était natif de Bessarabie, de père roumain ou moldave.
Les documents conservés aux archives ne donnent aucun renseignement sur son physique, ce qui n’est pas étonnant. En prison, on note le signalement de ceux qui doivent un jour être élargis, pour le cas où il y aurait récidive. Or, la situation de Mikhaïl était différente: pendant vingt ans, chaque premier du mois, on faisait à son sujet un rapport au tsar: un tel, détenu à tel endroit…
Et le souverain daignait toujours confirmer sa décision du 2 novembre 1861, stipulant la détention cellulaire de Mikhaïl j u s q u’à ²n o u v e l o r d r e.
On devrait toujours imprimer ces mots en caractères espacés, pour secouer le lecteur indifférent, adonné à ses joies et peines personnelles.
Attention, lecteur, attention! Il n’y a jamais eu de nouvel ordre!
Incarcéré sans jugement ni enquête, sur simple dénonciation, un noble jeune homme a vieilli dans la solitude du ravelin Alexéevski.
Le tsar suivant, Alexandre III, reçut du chef de la police Plévé le même rapport et fit connaître sa volonté suprême; si le détenu le désire, l’envoyer en résidence surveillée dans les régions lointaines de la Sibérie.
Il est concevable qu’en ce régime de féroce hypocrisie le directeur de la prison ait présenté cette résolution à un homme qui avait perdu la raison depuis longtemps et ne savait plus son propre nom. En réponse à la lecture solennelle du papier et à la joie des geôliers, Mikhaïl a dû se blottir sous sa couchette, comme il le faisait plus tard à l’asile d’aliénés de Kazan, lorsqu’on venait le voir.
Il ne manqua à cette habitude qu’à notre dernière entrevue, sans doute pour l’unique raison qu’il n’avait plus la force de sauter du lit, car il était mourant. Mais ses yeux hagards où se lisait l’épouvante, la souffrance mortelle de la victime cherchant à fuir ses tortionnaires, ses yeux me poursuivent du matin au soir, à toute heure de mon existence.
Pouvait-il en être autrement? Car enfin, c’est moi le vrai fauteur de cette mort tragique, solitaire, inutile.
Certain lecteur, en lisant ces notes, dira que mon crime est de nature psychologique et que le tribunal le plus sévère m’aurait acquitté. Mais le lecteur ignore-t-il donc que parfois l’homme le plus irresponsable, acquitté par tous les jurés, se suicide, condamné par sa propre conscience?
Le sort énigmatique de Mikhaïl intéresse depuis longtemps les investigateurs. L’un d’eux, voulant percer le mystère de ce Masque de Fer russe, s’est adressé au public dès 1905 par la voie de la presse, pour avoir quelques éclaircissements sur cette affaire. J’en ai attrapé une maladie de nerfs, mais j’ai gardé le silence.
Je n’étais pas prêt, n’étant pas encore devenu ce que je suis. Je ne pouvais dire tout haut: le délateur de Mikhaïl Beidéman, incarcéré sans jugement ni enquête au ravelin Alexéevski, c’est moi, Serguéi Roussanine, son camarade d’école militaire.
On a recueilli et publié tout récemment des documents authentiques sur des prisonniers de marque restés jusque-là mystérieux.
Ivan Potapytch, mon logeur, se procure parfois des livres. Un jour, il a apporté ces feuillets. Après les avoir lus, il me les a remis: Tenez, dit-il, voici la vie des martyrs; ils ont beau être des malfaiteurs, on ne peut lire ça sans pleurer.
J’ai lu le texte et l’ai relu à maintes reprises… Ah, qu’ils sont révélateurs, les faits énoncés dans les brefs renseignements sur Mikhaïl! J’ai senti le sol se dérober. Une masse énorme m’a écrasé dans sa chute. C’est ainsi que le sapeur périt lui-même de l’explosion qu’il a provoquée pour tuer l’ennemi. Ma mine à moi a été posée il y a soixante et un an.
Certes, ce n’est pas à moi, un vieillard contemporain de quatre empereurs, de passer impunément par la révolution.
Pourquoi ne suis-je point mort glorieusement, comme mes camarades tombés au champ d’honneur, ou condamné par le tribunal révolutionnaire comme un ennemi déclaré? Qui serai-je dans le souvenir de la postérité? Quel nom me donnera-t-on?
Mais advienne que pourra: mon heure a sonné, je me confesse.
De la promotion 1861 de l’école militaire Constantin, il ne reste que deux représentants: moi-même et Goretski, général d’infanterie, chevalier de l’ordre de Saint-Georges donnant droit au port de l’arme d’or. Aujourd’hui, comme l’indique son livret de travail, il est Savva Kostrov, natif de la ville de Vélij, gardien des water-closets au théâtre.
Las de souffrir la faim, il est content de cet emploi tranquille dont il s’acquitte en toute conscience, à ce qu’il prétend, et qui lui vaut assez de pourboires pour se payer des douceurs. Cet homme qui a gaspillé deux fortunes, en est à se délecter comme un gosse d’une livre de halvâ.
À notre dernière rencontre je lui demandai: «Te rappelles-tu, mon vieux, l’attaque de l’aoul Guilkho?» Ragaillardi, il leva, en guise de sabre, le vieux balai dont il frottait le carrelage de son établissement. Il se rappelait maint détail, mais oublia que c’était lui, Goretski, et non Voïnoranski, qui avait emporté la place dans un assaut téméraire.
Le vieillard n’avait plus souvenir de son propre rôle. Mikhaïl Beidéman, dans sa folie, croyait s’appeler Chévitch, après avoir vu ce nom inscrit sur un mur; quant à moi… se peut-il que la prédiction qu’on m’a faite à Paris s’accomplisse?
Mais je m’écarte du sujet. Il faut pourtant reconnaître qu’en publiant des mémoires je perds ma personnalité, comme disent les Chinois.
Il arrive à certaines gens de mourir tout en continuant à vivre, ou plutôt de traîner par des restes d’eux-mêmes leur corps exténué, jusqu’à ce qu’il pourrisse.
J’évoque Goretski à cheval, le sabre au clair, devant ses troupes, tel qu’on le représentait en image il y a un demi-siècle, et le voici gardien des cabinets d’aisance.
Je lui donnai de quoi s’acheter cent grammes de halvâ, en l’embrassant avant de le quitter, lui, le seul homme qui me connaisse sous le nom de Serguéi Roussanine.
Quand ce manuscrit aura paru et révélé ma conduite envers mon ami, j’espère ne plus être de ce monde.
Les voilà sous mes yeux, ces fatals renseignements sur Mikhaïl! J’enverrai mon obole à la Commission des archives. Elle contiendra ce qu’on ne peut tenir d’aucune source et que recèle mon âme en détresse.
J’habite une grande maison, autrefois célèbre. Sa salle d’honneur au plafond mouluré servit de décor à des bals fastueux où je remportais mes premiers succès mondains. Plus tard, quand l’immeuble eut passé en mains privées, j’y perdais au billard à Goretski, passé maître dans ce jeu. Il y avait là des cabinets particuliers où nous nous soûlions jusqu’à l’abrutissement, et à l’aube les laquais nous ramenaient chez nous en voiture, enveloppés dans nos capotes.
Ces débauches correspondaient chez moi à des accès de désespoir dus à mon malheureux amour pour Véra, dont je reparlerai ci-dessous. Je brûlais la chandelle par les deux bouts l’année où Mikhaïl, qui avait combattu avec les troupes de Garibaldi, disparut sitôt franchie la frontière de Finlande et, comme je viens de l’apprendre, fut muré dans une oubliette du ravelin.
Mais revenons à l’ordre du jour, selon l’expression moderne…
Je loge maintenant dans les combles de cette mémorable maison. Ivan Potapytch, ancien domestique du dernier propriétaire, m’a engagé comme bonne d’enfants pour ses petites-filles.
Il n’a que soixante ans, c’est un robuste vieillard qui vit seul avec les deux gamines. Le typhus ayant emporté son fils et sa bru, les fillettes sont venues chez lui d’elles-mêmes. Elles n’avaient plus que leur grand-père.
Dans l’immeuble il y a un foyer et une cantine. Potapytch y lave la vaisselle, en échange de quoi le cuisinier lui donne trois portions de soupe et deux seconds plats. Moi, une assiettée de soupe et une tranche de pain noir me suffisent, il faut laisser manger les jeunes. Je les aime bien, ces petites. En ces années terribles, elles furent mon unique consolation.
Mais il ne s’agit pas de ces enfants, surtout qu’elles n’ont plus besoin de moi depuis que je les ai menées à l’école: dès le lendemain, elles y allèrent seules.
Potapytch, qui lave la vaisselle à longueur de journée, déclare: «Sous la NEP il y a de nouveau des riches, voilà qu’on se remet à salir les assiettes plates autant que les creuses».
Il n’y a personne dans la pièce jusqu’au crépuscule. Quand je ne fais pas mon métier, je peux écrire. Mon métier, c’est la mendicité. Je longe la perspective Nevski, côté ombre, du pont de la Police à la gare Nicolas, et pour revenir je tâche de prendre le tramway. C’est que mes jambes enflées ne vont plus!
Quand je demande l’aumône, je rencontre beaucoup de connaissances qui font la même chose que moi. Ils ne me reconnaissent pas, mais moi je les reconnais. Bien que je ne sois plus dans le train depuis des années, comme je l’ai dit, je m’intéressais à la vie contemporaine lors de mes séjours dans la capitale. On me montrait les personnages en vue, on les nommait…
Je pense, en tout cas, qu’ils se connaissent très bien entre eux. Mais alors, même qu’ils se trouvent face à face, la main tendue, ils n’ont l’air de rien. Ils préfèrent s’ignorer.
Voilà l’adjoint d’un ministre – et de quel ministre! – qui vend des journaux, entre autres L’Athée, fort en vogue. Si l’acheteur a l’air d’un ci-devant, le vendeur risque une observation: «Citoyen, vous devriez avoir honte d’acheter ça». Et quand l’autre réplique: «Vous n’avez pas honte de le vendre, vous?», il enfouit sa barbe dans son pardessus fripé et murmure, le visage en feu: «J’y suis contraint!»
Mais trêve de bavardages. Aux faits! Il m’est difficile aujourd’hui d’avoir de la suite dans les idées. Comme je suis toujours avec les gosses, je finis par emprunter leur langage. Je suppose néanmoins que pour ne pas nuire au naturel de mon récit, il faut laisser courir librement ma plume, sans retrancher les incursions spontanées de l’actualité. Avant d’envoyer le manuscrit au service d’archives, je l’épurerai afin qu’il vise un but unique: ressusciter dans la mesure du possible le martyre de mon ami.
Pour l’exemplaire à publier, je collectionne du papier blanc ligné, de première qualité, ce qui m’oblige à doubler ma promenade le long de la perspective Nevski en parcourant aussi l’autre trottoir, côté soleil. Quant au tramway, je ne me permets plus ce luxe. Si la receveuse ne veut pas me prendre gratuitement, pour l’amour de Dieu (je n’emploie jamais la formule actuelle: «secourez un camarade en chômage»), je descends à la prochaine station et je chemine lentement, comme un chien qui retourne à sa niche.
Je mets de côté tous les billets de cent roubles pour acheter du papier, une plume et de l’encre pour la copie. Tandis que ce brouillon, je l’écris au verso des papiers de l’ancienne Banque centrale. Nos fillettes en ont apporté des masses du rez-de-chaussée.
Suis-moi donc, lecteur, pas à pas vers le calvaire de Mikhaïl, depuis notre première rencontre. Allons d’abord au pont Oboukhov où se trouve notre école d’officiers. C’est de là que, nos études terminées, nous fûmes promus dans le même régiment d’honneur.
L’édifice n’a guère changé depuis. Il a toujours sa noble façade à colonnes; seulement l’avenue a pris le nom d’«Internationale» qui reflète l’époque révolutionnaire, et sur le fronton il est écrit en lettres rouges: «École d’artillerie n° 1».
Les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujours surmontées de têtes de lions qui tiennent des anneaux entre les dents, et celles de l’étage s’ornent de casques à plumets. Les deux canons de l’entrée ne sont pas à nous, on les a placés là récemment. De mon temps, c’était une école d’infanterie; nous étions de service à l’intérieur du palais, nous fréquentions les bals de l’institut Smolny, bref, nous étions assimilés aux écoles de la Garde. Cette proximité de la vie de cour, ainsi que la lecture des publications étrangères, notamment de la maudite Cloche de messieurs Ogarev et Herzen, furent cause de la tragédie de Mikhaïl. Mais n’anticipons pas…
Le portail de l’école a conservé ses écussons aux haches croisées, et le jardin ombreux s’étend toujours derrière le mur jaune. Certains bouleaux, si graciles jadis, sont devenus énormes.
Les hommes de ma génération sont de bonne trempe: les multiples épreuves n’ont pas affaibli ma mémoire, et je puis évoquer à mon gré n’importe quel souvenir.
Je me rappelle notre jardin, je le regarde attentivement et j’en reconnais la disposition: mais oui, ce sont bien eux, ces deux érables parmi les tilleuls, symbole de notre brève amitié… Nous avions lu du Schiller ensemble et planté ces deux arbrisseaux en l’honneur de Posa et de don Carlos, qui incarnaient dans mon esprit Mikhaïl et moi-même.
Ah, comme certaines manifestations de sentiments sont impressionnantes!
Je chancelai, pris de vertige. Une douleur aiguë me déchira, le cœur. Appuyé sur ma canne (les braves petites-filles de Potapytch y ont mis un bout en caoutchouc pour l’empêcher de glisser) je m’assis sur une borne en face de la clôture.
Des affiches papillotent devant mes yeux: «Société d’amis de l’aviation»… «Les instructeurs rouges à la campagne rouge!»… «Réforme de l’ancienne Église». Et tout en haut, dans des serpentins multicolores: «Théâtre synthétique». Kobtchikov, le seul artiste de la troupe, fera de tout, depuis le trapèze jusqu’à la tragédie…
Comment y arrivera-t-il? Ma pauvre tête déménage, assaillie de pensées incohérentes. À côté de ce qui m’entoure, surgit avec encore plus de relief ce que l’histoire a enterré. C’est enterré, en effet, mais non oublié!
Je me rappelle notre première rencontre. J’étais en pénitence sous l’horloge pour être venu en retard à la prière, lorsque Pétia Karski, passant au galop, me cria:
– On nous a amené des nouveaux de Kiev, il y en a un qui a l’air d’un diable, ma parole!
Les nouveaux défilèrent près de moi pour aller au bain. Ils étaient quatre. Trois ne présentaient, comme on dit, aucun signe particulier, mais le dernier, grand et mince, avec des sourcils noirs, attirait l’attention. Ce qui le distinguait encore, c’est qu’aucun de ses gestes n’avait cette rigidité soldatesque qui nous était commune.
Il marchait à l’aise, la tête un peu rejetée en arrière, une ombre de mélancolie sur son visage mat, aux sourcils de jais. Je le trouvai très beau et sympathique.
Le même jour, dans la soirée, je parlai pour la première fois à Mikhaïl, qui était mon voisin de dortoir. Après le souper et la prière, les élèves restaient seuls et c’était notre heure préférée.
Malgré l’interdiction formelle de jouer aux cartes, chacun, comme de juste, en avait un jeu sous son matelas, et on profitait de ce moment de liberté pour faire une partie. Afin de donner le change à nos mentors, on érigeait sur la table une muraille de livres et l’un de nous, désigné par tirage au sort, lisait à haute voix. Mais ce soir-là la lecture n’était pas un simple manège: massés sur les bancs et la table, autour du lecteur, nous écoutions avidement les pages captivantes du Prince Sérébrianny. Le roman n’était pas encore paru, c’était un ami de l’auteur qui nous en avait prêté un exemplaire manuscrit.
– Quelle idée de mastiquer du pain d’épice à l’eau de rose, dit Mikhaïl agacé, en se dirigeant vers sa couchette.
Personne ne fit attention à ces paroles; mais moi, elles me frappèrent.
Je savais par ma tante, la comtesse Kouchina, que toute la cour s’était dernièrement extasiée sur le Prince Sérébrianny que l’auteur en personne lisait aux soirées de l’impératrice. La lecture terminée, sa majesté avait offert à l’écrivain une breloque d’or en forme de livre, qui portait sur une face «Marie», sur l’autre: «En souvenir du Prince Sérébrianny» et les portraits de jolies demoiselles d’honneur, ses auditrices, costumées en muses. Il est vrai que le comte Bariatinski trouva le roman futile, mais c’était là, bien sûr, un effet de la jalousie entre gens du monde. Or, Mikhaïl, lui, n’avait ni la haute naissance ni les goûts d’un seigneur de la cour. Quelle dent pouvait-il donc avoir contre le comte Alexéi Tolstoï?
Je me mis au lit à côté de Mikhaïl, et le voyant encore éveillé, je lui demandai de m’expliquer sa phrase. Il le fit de bonne grâce, sans la morgue que je lui supposais.
– Voyez-vous, le comte Tolstoï lui-même, au dire d’un de ses amis intimes, avoue qu’en représentant un despote enivré de pouvoir, il a souvent jeté sa plume, moins indigné par le fait qu’un Ivan le Terrible ait pu exister que par la veulerie de la société qui a subi sa tyrannie. Mais au lieu de formuler dans son roman ses sentiments civiques, il l’a enjolivé de mièvreries. Je fonde plus d’espoir sur la trilogie qu’il est en train de créer.
– Moi, j’ai entendu dire que cette trilogie est un projet téméraire qui n’aura sans doute pas l’approbation de la censure.
– C’est fort possible; cette œuvre flétrira, bien qu’à mots couverts, l’autocratie, reprit Mikhaïl. Évidemment, ce sera ainsi à condition que l’œuvre soit conforme à l’ébauche présentée par le comte à ses amis. De nouveau Ivan le Terrible, pour satisfaire ses instincts de domination, foule aux pieds tous les droits humains. Le personnage du tsar Fédor, sublime par lui-même, incarne le découronnement de la monarchie en tant que principe. Boris Godounov, lui, est un réformateur. Mais la lutte pour le pouvoir tue sa volonté et obscurcit sa raison… Certes, on ne peut qu’applaudir à une telle œuvre, paraissant à la veille des réformes, quand on a tant besoin d’écrivains doués de vertus civiques.
Et il prononça avec une intonation particulière:
– Car enfin, c’est au sommet qu’on doit comprendre tout d’abord que les réformes et l’autocratie sont incompatibles! Si on s’engage dans la voie des réformes, il faut renoncer à l’autocratie qui est un mensonge odieux.
La lune, entrée par la fenêtre, éclairait Mikhaïl en plein visage. D’une pâleur inspirée, avec des yeux de flamme, il était d’une beauté inquiétante.
– Vos paroles me choquent, dis-je, et je ne veux même pas chercher à les approfondir. Elles sont blessantes.
– Tiens? Voilà qui est curieux! Mikhaïl, soulevé sur le coude, me dévisagea comme s’il me voyait pour la première fois.
C’était sa manière. Il ne discernait pas ses interlocuteurs. Telle était la puissance de sa vie intérieure, qu’il ne s’arrêtait qu’aux ripostes, comme un cheval sauvage qui se cabre devant un obstacle, cherchant son chemin d’un œil de feu. Il avait d’ailleurs beaucoup de douceur et de délicatesse innées.
– Pourquoi est-ce que mes opinions vous blessent?
– Elles sont contraires aux miennes, répliquai-je. Ma tante, la comtesse Kouchina, qui fut pour moi une seconde mère, m’a appris à être un sujet fidèle de l’empire et à fonder mon obéissance sur la religion.
– Votre tante reçoit les slavophiles? interrompit Mikhaïl.
– Non, mais quelques écrivains qui leur sont proches. Voulez-vous y aller avec moi dimanche prochain?
Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu inviter Mikhaïl. Du reste, par crainte du scandale que ses jugements audacieux risquaient de provoquer, je me ressaisis aussitôt:
– Je vous préviens que ma tante est contre l’affranchissement immédiat des paysans, de sorte qu’il y a beaucoup de choses qui pourront vous déplaire dans son salon.
– Cela ne m’embarrasse pas le moins du monde, déclara Mikhaïl. Pour mieux battre l’ennemi, il faut le voir de près!
Et il découvrit dans un rire ses petites dents blanches.
Il ignorait les transitions. Tout, depuis son pas saccadé jusqu’aux sourcils noirs dans le visage blanc, jusqu’aux sautes de son langage, tantôt agressif, tantôt simple et d’une candeur enfantine – tout dénotait en lui, comme on dit de nos jours, un profond déséquilibre psychique. Mais c’était peut-être ce trait qui me séduisait le plus, moi, élevé dans une stricte discipline. L’impulsion subite, fatale à nos destins, qui me fit introduire Mikhaïl au sein de ma famille, me poussa également à le présenter au père de Véra et à le recommander en termes si chaleureux qu’il fut invité dès le premier contact, ou peu s’en faut, à passer ses vacances dans la propriété des Lagoutine.
La bibliothèque de ma tante, la comtesse Kouchina, où avaient lieu les causeries du dimanche, attestait sa passion des sciences occultes.
Cette pièce aurait pu servir de décor aux prédications du comte de Saint-Germain et aux débuts de Cagliostro.
Au-dessus du canapé d’angle tendu de velours, s’alignaient dans des cadres bizarres des tableaux symbolisant, paraît-il, les neuf cercles infernaux de Dante. Ma tante classait le grand poète italien parmi les adeptes de la société secrète dont elle faisait partie dès son jeune âge, à en croire ses allusions. C’est pourquoi, montrant sur le mur d’en face, un diagramme dû à sa main et peut-être à sa fantaisie, elle aimait à dire:
– Mon inspiration est absolument pareille à celle de Dante, et s’il ne l’avait pas reconnu, il ne me l’aurait certes pas confirmé par trois coups de pied de table.
La mode était alors aux tables tournantes et à la communion avec les esprits, qui passionnait non seulement les exaltés dans le genre du poète Tioutchev, mais aussi des gens plus sérieux.
Le diagramme de ma tante qu’elle appelait le «système ptolémaïque appliqué à l’empire de Russie» tenait toute la largeur du mur et ressemblait de loin à une cible de tir en plein air.
Sur un fond de satin azur, censé figurer la voûte céleste, il y avait un grand cercle blanc qui en renfermait plusieurs autres, concentriques. Tous étaient cousus par ma tante sur le disque bleu clair. Je me rappelle que le cercle jaune, inclus dans le blanc – la divinité – représentait l’autocratie, et que le cercle de la noblesse, vert gazon, couleur d’espérance, en contenait un noir, celui du laboureur. Ils étaient en belle étoffe, bordés d’un magnifique point de chaînette, et s’emboîtaient les uns dans les autres comme des oeufs de Pâques. Cela flattait l’oeil et parlait à l’imagination.
Promenant sur le diagramme sa petite main baguée, ma tante raisonnait quelque visiteur qui se prononçait pour l’affranchissement immédiat des paysans.
– Alors, mon cher, disait-elle, tu voudrais détruire l’harmonie de la sphère russe? Dès que tu arracheras un des cercles, ils tomberont tous. Le point de chaînette, c’est une suite de mailles qui tiennent les unes aux autres: il faut le garder intact, car si on y touche il se défait jusqu’au bout.
Ma tante recevait dans sa bibliothèque l’écrivain Dostoïevski. Personne, à l’époque, ne le considérait comme un maître, et si, pour évaluer la renommée, on applique au domaine des lettres la hiérarchie militaire, qui m’est plus accoutumée, je ne crois pas mentir en disant que son grade ne devait pas dépasser celui de commandant. Grigorovitch, comparé à lui, était lieutenant colonel, et Ivan Tourguénev – général, comme l’avait décrété une fois pour toutes ma bonne tante.
Ses soirées comprenaient d’ordinaire deux parties. La première, où l’on causait, avait pour cadre la bibliothèque et se terminait par un thé léger. La deuxième consistait en un souper servi dans la salle à manger, pour les amis et la famille.
La bibliothèque s’ouvrait aux gens de toute condition, tandis que le souper était strictement réservé aux intimes.
Les hôtes de la bibliothèque savaient d’avance qu’ils n’avaient droit qu’au thé, après lequel ils prenaient congé de la maîtresse de maison.
Ayant invité Mikhaïl à mes risques et périls, je le priai en chemin de modérer l’expression de ses opinions ou, encore mieux, de les garder pour lui.
– Sois tranquille, répondit-il, un futur homme public doit aussi apprendre à observer.
Nous nous étions mis à nous tutoyer dès le lendemain de notre conversation au sujet du Prince Sérébrianny. Comme d’un commun accord, nous évitions les controverses politiques, par crainte instinctive de rompre ces attaches sentimentales, indépendantes de la volonté humaine, qui, pour des raisons inconnues de la science, lient parfois d’amour ou d’amitié des individus très différents.
Ces entrecroisements d’existences humaines ne seraient-ils pas régis par les horoscopes personnels, pour que chacun subisse toutes les épreuves qui lui sont prédestinées? La suite des événements devait confirmer cette hypothèse.
Nous entrâmes dans la bibliothèque. Mikhaïl baisa avec un respect affecté la main de ma tante qui lui dit avec bienveillance, en le tutoyant selon son habitude:
– Ah, tu es l’ami de Sérioja! Très bien, tu n’as qu’à nous écouter, nous, les vieux, cela te profitera. Je pense que vous êtes encore d’âge à prendre des leçons.
Ma tante, dont le visage aux yeux vifs s’encadrait de boucles blanches, portait toujours une robe de soie noire, à col de dentelles précieuses. Des bagues à chatons prétendus magiques ornaient ses doigts fins. Cette tenue immuable, jointe à son originalité de manière, la distinguait des dames de son milieu qui suivaient aveuglément la mode, et lui prêtait un charme énigmatique.
Ce jour-là, à part le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, vieillard de belle prestance, il n’y avait à la bibliothèque que des visages nouveaux, des élégantes, beaucoup de militaires et quelques jeunes pédants à face blême dont Pouchkine a dit si spirituellement: Dès qu’on les touche du doigt, leur omniscience jaillit, ils savent tout, ils ont tout lu.
À notre entrée, ces jeunes gens assaillaient à tour de rôle, tels des lévriers encore mal dressés pour la chasse, un homme de grande taille, entre deux âges, adossé à la fenêtre. Il leur répondait avec une irritation qui me surprit, et en termes nullement appropriés aux causeries mondaines.
– C’est Dostoïevski! me chuchota ma tante, avec un orgueil mêlé d’indulgence pour cet homme qui ignorait les usages du monde.
– Oui, je l’ai écrit dans mon article et je ne me lasserai pas de le répéter: ayons foi dans la nation russe, phénomène exceptionnel de l’humanité! s’écria Dostoïevski.
Il avait fortement appuyé sur les derniers mots, comme pour les incruster à jamais dans le crâne de ses auditeurs. Je m’aperçus que beaucoup d’entre eux en furent choqués: toute accentuation, aux yeux des mondains, est signe de mauvais goût; or lui, il semblait accentué des pieds à la tête, avec ses gestes gauches, sa voix sourde et trop expressive. Bref, il n’avait pas l’ombre de cette amabilité prodigue, par laquelle une personne qui ne vous a rendu aucun service, sait mériter à jamais votre reconnaissance.
– Vous dites, monsieur? Nous, les Russes, nous sommes un phénomène dans l’histoire de l’humanité? éclata soudain un petit vieux correct, d’allures très européennes. Vraiment? Même en tenant compte du fait que nous sommes à peine entrés dans la famille des peuples civilisés, et encore par contrainte, sous la trique du tsar Pierre?
– À propos, interrompit un autre vieillard, ancien adorateur de ma tante. Habile timonier des réunions mondaines, il avait hâte de détourner la conversation des écueils pointus, pour l’amener dans un chenal tranquille. À propos, qui de vous se rappelle, mesdames et messieurs, comment Pogodine a tué raide une certaine Muse slavophile qui blâmait, à mots couverts, cette trique du tsar Pierre?
Et les jeunes pédants de citer à qui mieux mieux la phrase de Pogodine: «Si salée, si épaisse que soit la bouillie cuisinée par Pierre Ier» commença l’un, et l’autre acheva aussitôt, comme s’il saisissait un plat au vol: «mais nous avons au moins de quoi manger, de quoi vivre».
La situation était sauvée; le salon n’avait pas perdu son caractère léger, et on ne serait plus revenu aux matières pesantes, dans le goût des professeurs de collège, n’eût été l’étourderie de ma cousine.
– Pourquoi accordez-vous aux Russes cette préférence sur les Anglais et les Français, dit-elle en braquant sur Dostoïevski son face à main d’écaille.
Il commença par répondre sur un ton badin:
– L’Anglais, madame, se refuse à voir jusqu’ici le moindre bon sens chez le Français, et inversement. L’un et l’autre ne voient au monde que soi-même, et ils considèrent les autres peuples comme un obstacle à leurs desseins…
Mais l’instant d’après, Dostoïevski avait oublié la dame et le salon. Emporté par le torrent de ses idées, il balaya d’un coup la digue des convenances. Négligeant de proportionner l’éclat de sa voix aux dimensions de la pièce, il se lança dans une violente polémique, comme du haut d’une tribune.
– Tous les Européens sont ainsi. L’idée de l’humanité s’efface de plus en plus entre eux. Voilà pourquoi ils ne comprennent nullement les Russes et traitent d’impersonnalité le plus beau trait de notre caractère: l’universalité. Maintenant que le lien religieux qui unissait les peuples faiblit de jour en jour, maintenant surtout il faut…
À ce moment il se produisit une chose extraordinaire pour les mœurs de salon.
Mikhaïl qui fixait l’orateur de ses yeux ardents, oublia sa promesse et l’endroit où il se trouvait. Il s’avança tout à coup au milieu de la pièce, et ne se maîtrisant plus, cria:
– Si le lien qui unissait les peuples d’Europe se relâche, il faut le remplacer par un autre: le socialisme!
Ce fut un coup de foudre. Les dames poussèrent un cri, les jeunes pédants se parlèrent à l’oreille, ma tante se leva, courroucée. Dostoïevski, le visage légèrement pâli, jeta à Mikhaïl un regard intéressé:
– Notre discussion sera longue, dit-il. Passez chez moi un de ces jours.
J’ignore quel eût été le dénouement de cette intervention franc-maçonnique de Mikhaïl, si un incident d’un tout autre ordre n’était venu faire diversion. Un domestique qui apportait à ma tante un plateau chargé d’une énorme bouilloire anglaise, perdit pied, et il aurait échaudé Lagoutine, assis à proximité, si Mikhaïl n’avait bondi pour protéger le vieillard. Il reçut l’eau bouillante sur sa main droite qui devint aussitôt pourpre.
Les dames s’effarèrent, ma tante apporta un onguent et des bandes; retroussant impérieusement la manche de Mikhaïl, elle le pansa.
Il faut que je signale ici un petit détail qui devait jouer par la suite un grand rôle: Mikhaïl avait au-dessus du poignet une envie en forme d’araignée. Les pattes fines semblaient tracées à l’encre sur la peau blanche. Cette tache résultait d’une frayeur que sa mère avait eue quand elle était enceinte de lui.
Une demoiselle charitable – je revois la scène comme si c’était aujourd’hui – lâcha un petit cri et voulu chasser l’insecte avec son mouchoir de dentelle; Mikhaïl rit de bon cœur et expliqua l’origine de cette curiosité.
Les autres témoignaient leur compassion à la victime, plaisantaient d’araignée et la demoiselle. Mikhaïl répliquait sur le même ton et demandait grâce à ma tante pour le domestique maladroit.
C’est ainsi que dans la société mondaine une circonstance insignifiante change du tout au tout l’impression produite par une personne. Mikhaïl qui tout à l’heure semblait suspect et antipathique à la compagnie, devint soudain l’objet d’une attention aimable.
– Jeune homme, lui dit le vieux Lagoutine en prisant dans sa tabatière avec la grâce aristocratique propre aux gens d’autrefois, vous m’avez sauvé plus que la vie. Vous m’avez épargné l’horreur d’être ridicule. Je dois me présenter aujourd’hui à un raout au palais Mikhaïlovski, et si j’avais eu une ampoule à mon crâne chauve, j’aurais été contraint de garder la chambre, coiffé d’un fichu à la boulangère.
Dostoïevski prit congé de l’assistance et prononça d’un ton significatif, en passant près de Mikhaïl:
– Alors, je vous attends chez moi pour continuer l’entretien.
Mikhaïl s’inclina en silence.
La gaieté régnait au salon: les beaux esprits calculaient la trajectoire éventuelle de la bouilloire et présumaient humoristiquement dans quelle partie de son corps chacun aurait pâti, sans l’intervention courageuse de Mikhaïl.
Comme il se retirait, ma tante lui dit:
– Reviens la prochaine fois avec Serguéi. Tu as bec et ongles, mon ami, mais c’est toujours mieux que la mollesse de nos savants freluquets. Enfin, avec le temps on te l’émoussera, ton bec. Tu es de l’école de Kiev, m’a dit Serguéi; je sais d’où te viennent ces extravagances…
Elle faisait allusion à deux célèbres professeurs de Kiev, aux idées les plus subversives, dont l’un était parent de Herzen.
À ma joie, Mikhaïl baisa de nouveau la main de ma tante, sans répliquer.
Je dois signaler ici un autre détail important: parmi les invités il y avait une personne pour qui la main échaudée de Mikhaïl n’effaça ni n’adoucit nullement l’effet de sa phrase téméraire au sujet du socialisme. C’était le comte Piotr Andréévitch Chouvalov, jeune et brillant général, chef du IIIe bureau, bel homme dont le visage aristocratique avait la blanche immobilité d’un marbre. Rien de superflu dans ses gestes impeccables, dénotant l’énergie et une parfaite maîtrise de soi-même.
Chouvalov nous suivit dans le vestibule. Le vieux laquais de ma tante lui mit adroitement sa capote sur les épaules.
Tout en la boutonnant, Chouvalov dit, son regard aigu planté dans les yeux noirs de Mikhaïl:
– Jeune homme! J’ai un conseil d’ami à vous donner: prenez garde, la hâte ne mène pas toujours à bon port. Rappelez-vous aussi cet aphorisme de Kouzma Proutkov: «La pondération est un ressort de toute sécurité dans le mécanisme de la vie sociale».
Mikhaïl répliqua non sans malice, en découvrant ses dents blanches:
– Il existe un autre aphorisme de Kouzma Proutkov qui vous concerne, votre excellence: «Ne rasez pas tout ce qui pousse».
Chouvalov arbora un charmant sourire de politesse, pour souligner que dans une maison privée il n’était pas un chef, et dit à Mikhaïl d’un ton suggestif:
– Au revoir! Je suis sûr que nous nous reverrons un jour.
Ah, combien tragique fut le proche accomplissement de cette prédiction!
Sur le chemin du retour, je dis à Mikhaïl:
– Sois prudent avec lui: il dirige le IIIe Bureau et c’est un arriviste féroce qui aura vite fait de te mettre dedans.
– Je m’en moque! s’écria Mikhaïl, et baissant la voix, il dit avec une conviction profonde que je n’oublierai de ma vie: Crois-moi, Serguéi, je suis sûr de périr, comme Ryléev, mais mon exemple servira aux autres. Car, ainsi que l’a affirmé ce héros poète, toute la force et tout l’honneur de la révolution tiennent dans ces mots: «Que chacun ose!»
Mon tempérament flegmatique et la certitude que la main de la providence nous conduit tous par des chemins inconnus, m’empêchèrent d’opposer à Mikhaïl les principes bien différents qu’on cultivait dans notre maison. Au surplus, après l’allusion de ma tante aux tendances pernicieuses des professeurs de Kiev, j’avais compris que l’athéisme et l’esprit révolutionnaire de Mikhaïl n’étaient point l’effet d’une nature corrompue, mais le résultat d’influences étrangères.
Désireux de conserver son amitié, je résolus de ne le contredire qu’à la dernière extrémité et de l’emmener le plus souvent possible chez ma tante, où il rencontrerait des personnalités qui voulaient le bien de la patrie à l’égal de messieurs Ogarev et Herzen, mais le concevaient tout autrement.
Hélas, que mes espoirs étaient naïfs! Mikhaïl refusa net de fréquenter le salon de ma tante, en déclarant d’un ton maussade: «Un bon chasseur ne va jamais deux fois dans le même marécage». Du reste, il me témoignait depuis quelque temps une tendresse particulière qui m’offensait; j’étais pour lui une sorte de jouet qui le distrayait de ses sombres pensées; avec moi il aimait lutter, gambader, jouer à saute-mouton. Il avait des accès de gaieté turbulente, parfois de sentimentalité; il m’appelait berger à la Watteau et me proposait de lire du Schiller ensemble. C’est alors que, charmés par l’amitié du marquis de Posa et de don Carlos, nous plantâmes nos arbrisseaux dans le jardin de l’école.
Comme je devais bientôt le constater, moi seul prêtais un sens profond à notre bonne entente. Quant à Mikhaïl, dès cette époque les sentiments les plus sacrés n’étaient à ses yeux qu’un moyen pour exécuter son projet criminel.
J’en arrive à l’étape de mes relations avec Mikhaïl, où un incident au bal de Smolny fit de ce camarade charmant mon pire ennemi personnel autant que politique.
Mais comment en parler aujourd’hui, lorsque la révolution a opéré dans mon âme un revirement qui m’a ôté toute confiance en moi-même!
C’est ainsi que les tempêtes fréquentes finissent par déraciner l’arbre le plus solide.
J’ai acquis la certitude que, miné par la base, tout mon édifice intérieur s’est effondré en ce jour mémorable du 12 mars.
Je traversais la place du Palais, comme d’habitude, avec une vive émotion. Voici la colonne Alexandre, surmontée de son ange, telle qu’on l’a érigée sous l’empereur Nicolas. Et les chevaux du quadrige se cabrent toujours sur l’arc de l’État-Major. C’est depuis l’âge de dix ans que je connais la silhouette de ces coursiers fougueux, maintenus par les guerriers.
Maintenant il y a quatre grands mâts sur la place. À leur sommet qui dépasse l’édifice de l’État-Major, flottent des bannières rouges. L’étamine principale, pareille à un gonfalon, se partage en bandes légères qui ondulent comme des serpentins.
Un homme grimpé là-haut – vu du trottoir il a l’air d’un nain – fixe un des étendards. L’étoffe se déroule dans un éclat d’argent, et des lettres apparaissent, très nettes: «le front Ouest est tombé». Le second mât, le troisième, le quatrième sont tous couronnés d’écarlate aux lettres d’argent: «le front Est, le front Sud, le front Nord sont tombés». C’est un pavoisement en souvenir des quatre fronts qui existaient récemment. Ils ont disparu.
Qui déchiffrera jamais l’âme humaine? Quel orgueil pénétra mon vieux cœur d’ancien soldat! Puis je me ravisai: Qu’est-ce qui me prend? Ces drapeaux ne sont pas pour moi, au contraire! Moi qui étais chef de garnison, moi qui ai entendu de la bouche de mon souverain: «Je te félicite, te voilà chevalier de Saint-Georges»… moi qui croyais toute ma vie que le monarque était oint du Seigneur… Et en 1917, lorsqu’un ouvrier est venu dire à Potapytch: «Tchkhéidzé rigole: l’oint du Seigneur est parti loin», j’ai voulu me pendre. On m’a décroché, ranimé… pourquoi? Pour que je boive le calice jusqu’à la lie et devienne à la fois bourreau et victime?
Oui, cette place m’attire comme l’échafaud attire l’exécuteur des hautes œuvres. Et quand j’y suis, c’est moi le supplicié. Puis-je oublier, par exemple, le jour où, gamin, je passai là avec mon père, sapeur de la Garde impériale? Le bras tendu vers le perron du palais, il me dit, tout ému:
– Sérioja, à l’inoubliable date du 14 décembre 1825, l’empereur Nicolas, protégé par le pouvoir divin, nous confia, à nous les sapeurs, l’héritier du trône. Le tsar ordonna au premier de chaque compagnie d’embrasser son auguste fils; je fus un de ces privilégiés.
À présent, il y a là des troupes rouges. Une fois, vers la fin de l’hiver, je me traînai vers mon échafaud par un temps singulier: un épais brouillard estompait l’État-Major, telle une succession de rideaux de mousseline. Une vague silhouette, du haut d’un amphithéâtre, passait les troupes en revue. Elles défilaient sans cesse, comme surgies de l’infini. Visibles un instant, elles disparaissaient aussitôt dans la nuit insondable.
En avant-garde, les marins de la Baltique: vareuses, larges pantalons, bonnets à couvre-oreilles. Puis, comme des lièvres en hiver, les skieurs en fourrures blanches; enfin, la cavalerie. Les têtes des chevaux et les gars des premiers rangs émergent seuls de la brume laiteuse, aux reflets de nacre; les croupes des montures sont dans le flou. Au-dessus des escadrons, la colonne semble sortir des nuages, avec son ange énorme et noir. Les mots de commandement, tombés on ne sait d’où, résonnent d’une façon étrange. Les hommes obéissent, marchent comme ceux d’autrefois, d’un pas automatique.
– Ils ne le cèdent en rien aux soldats de naguère, dit quelqu’un dans la foule. Les autres, c’étaient des moutons qui mangeaient des yeux leurs officiers, tandis que ceux-ci ont de la jugeote. C’est des troupes conscientes, révolutionnaires.
Je m’abstiens de juger si elles sont conscientes et si c’est un trait qui convient aux militaires; ce qui est certain, c’est que ce sont des troupes régulières, disciplinées, et non un ramassis comme les appellent les ennemis de la révolution. Or, du moment qu’un pays a une armée, c’est redevenu un pays.
Je ne sais plus comment je suis rentré. «T’as bouffé de la gnôle!» me criaient les gamins. Je suis rentré tout de même. Par bonheur, il n’y avait personne dans la chambre. Je me suis assis et j’ai pleuré.
Les civils ne peuvent me comprendre. Mais, pour un militaire, tout est là. Comment? Il n’y a plus l’ancien régime, et cependant il y a une armée? Mais alors, on prouvera un jour que la vie peut reprendre sa marche en avant. Et il y a des chances qu’elle devienne meilleure… Quand il y a une armée, il y a un pays.
Mikhaïl aurait-il raison? Je le revois, la tête rejetée en arrière, face au vent. Ses yeux étincellent, il tient à la main la Cloche de Herzen. Il en a fait un rouleau et le brandit comme un bâton de maréchal. De sa voix grave et passionnée, il harangue des foules imaginaires:
– Supprimer l’inepte autocratie, c’est faire naître un régime nouveau, une vie nouvelle, magnifique.
Alors, je me le demande une fois de plus, Mikhaïl aurait-il eu raison de sacrifier à cette cause sa liberté et sa belle intelligence? La vie nouvelle, comme bien des choses déjà me le laissent pressentir, serait-elle décidément plus juste que l’ancienne? Quel est dans ce cas le Judas qui a tué en Mikhaïl non seulement un rival en amour, mais un champion de cette vie plus belle et plus libre? Mais qu’importe ma personne! C’est de lui seul que je veux parler, tant que j’ai de la mémoire et que ma main tremblante est encore capable d’écrire.
Comme je l’ai déjà dit, notre propriété était voisine de celle des Lagoutine. Véra, en raison de sa faible santé et sur l’instance de son père, venait passer les vacances à la maison, ce qui n’était pas permis aux autres pensionnaires de Smolny. Après être restés tout l’été ensemble, nous souhaitions de nous revoir en hiver. Nous avions beaucoup d’intérêts communs: moi je terminais mes études à l’école militaire, elle – à Smolny. J’ai toujours eu de la féminité dans mon caractère, et loin d’avoir été un mauvais soldat, je reconnais que je n’étais bon que dans le rang. L’audacieuse indépendance qui distinguait Mikhaïl, m’a toujours fait défaut. J’avais du goût pour la peinture et pouvais m’absorber durant des heures dans les harmonies de couleurs et les beaux effets de lumière. La place que tenait dans ma vie l’admiration contemplative, me fait supposer que j’étais né pour être peintre. Mais comme mon titre de noblesse et mon grade d’officier m’empêchaient de cultiver sérieusement les arts, mes talents entravés s’exprimaient par une sentimentalité excessive. Mikhaïl s’en était vite aperçu et raillait mes effusions.
J’adorais dès l’enfance Véra Lagoutina qui me dictait ses volontés. Avec l’âge, cela devait changer, mais je n’arrivais pas à prendre le ton juste. Et le croirez-vous? Je persuadai Mikhaïl, dont j’enviais la virilité, de venir au bal solennel, pour voir son attitude envers les femmes et l’imiter ensuite. Pauvre sot! J’aurais dû prévoir que si j’étais moi-même ensorcelé, le charme agirait infailliblement sur un être qui, de par sa nature, devait céder aux attraits de la force et du courage.
Mais, la tête farcie de rêves, je ne comprenais pas la vie réelle.
Bien que ce fût pour Mikhaïl une nouveauté et pour moi une chose accoutumée, j’étais plus ému que lui en me rendant au bal. Tantôt je trouvais mes parfums trop vulgaires, tantôt je craignais que mon menton ne fût mal rasé, tantôt j’avais l’appréhension de glisser sur le parquet et de tomber en entraînant ma danseuse.
Si souvent que je l’aie vu, le couvent Smolny, cette merveille d’architecture du comte Rastrelli, a toujours ravi mon âme sensible aux chefs-d’œuvre des arts plastiques.
En ce jour mémorable, les pilastres blancs sur fond gris bleu semblaient continuer l’atmosphère du soir hivernal et donnaient à l’édifice, si aérien déjà, l’aspect d’un mirage.
Les chapelles en forme de tour et les bâtiments conventuels évoquaient le souvenir de l’architecture italienne et les légendes des belles princesses, des dragons, des chevaliers. Derrière le jardin, par delà la glace bleue de la Néva, clignotaient les rares lumières du faubourg.
Au printemps, les dimanches de sortie, j’aimais traverser en canot le large fleuve, en admirant les proportions incomparables de la cathédrale, bleuâtre dans la clarté du soleil couchant. Je m’amusais à exécuter en imagination certain projet de Rastrelli, abandonné parce que son devis se montait à un prix exorbitant, même pour le siècle prodigue d’Elisabeth.
Rastrelli voulait élever sur la berge de la Néva un clocher de soixante toises de haut, couvert d’or et d’argent, avec des ornements d’un blanc neigeux sur fond d’azur éclatant. On avait déjà créé pour le chantier des briqueteries auxquelles plusieurs villages étaient rattachés, et on coulait les tuiles de bronze sous la direction d’un spécialiste étranger.
Ah, que ne suis-je né à l’époque de la Renaissance, lorsque les trois Parques, sur l’ordre du Destin, tissèrent d’un fil d’or, dans l’histoire de l’humanité, l’éveil du sentiment esthétique! Je n’y aurais pas été le dernier des pontifes.
Mais aujourd’hui le sort capricieux s’amuse à intervertir les étiquettes. L’homme naît dans un siècle qui n’est pas le sien, dans un entourage hétérogène, à une place qui ne lui convient pas. Iakov Stépanovitch, le plus sage des vieillards, que j’introduirai par la suite dans mon récit, m’a du reste expliqué les embarras de ma pensée:
– L’esprit qui préside à l’édification du monde est contraire à la justice humaine, et tout notre malheur c’est que nous n’avons rien pour le comprendre. Or, si nous le comprenions, nous ne serions plus étonnés que le rôle de meurtrier revienne à celui qui, dans le secret de son cœur, répugne à verser le sang, tandis que l’homme sanguinaire peut se poser en bienfaiteur. L’intelligent gagne péniblement sa vie, et le riche est pauvre d’esprit… Mais songe un peu: l’homme consentirait-il, de son plein gré, à s’atteler au joug ou à se pencher attentivement sur la vie d’un autre? Non, telle une flèche tirée à l’arc, il ne suivra que sa trajectoire. Les hommes ne sont pourtant pas des flèches, ce sont des gouttelettes destinées à former un vaste océan. Pour pouvoir élargir nos rives, chacun devrait sortir de sa coquille.
– Au demeurant, a ajouté Iakov Stépanovitch, il faut concevoir la chose de façon particulière, sans quoi on risque d’aggraver le non-sens de la vie.
Mais l’abus des digressions est ruineux pour mon écrit. C’est qu’il est défendu maintenant de prendre du papier à la cave. Hier, les fillettes m’en apportaient plein leur tablier, lorsque le gérant, survenu à l’improviste, leur a fait remettre les feuillets dans le tas. Je dirai pourtant quelques mots de l’Institut Smolny.
J’ai appris de ma tante, la comtesse Kouchina, que le dessein initial de Catherine II avait été de fonder un établissement pour l’éducation d’une «race nouvelle», avec le concours de nonnes instruites, comme cela se faisait en France.
À cette fin, le Saint Synode intimait au métropolite de Moscou l’ordre d’examiner personnellement les abbesses et les nonnes, pour choisir les plus dignes. Mais il y en avait si peu de lettrées et même d’aptes à soigner les malades, qu’on en garda un petit nombre seulement, pour le décor, si l’on peut dire. Dans ses recherches d’influences sur la «race nouvelle», Catherine se passionna bientôt pour une méthode plus conforme à ses goûts personnels: la participation de Voltaire et de Diderot.
Ma tante qui haïssait les encyclopédistes, racontait à ce propos une anecdote sur Voltaire: il s’était chargé d’écrire une comédie morale pour les jeunes filles, mais, habitué à ne produire que des blasphèmes, il avait la colique dès qu’il se mettait à cette œuvre décente. Catherine se plaignit à Diderot que le vieillard en décrépitude n’était plus capable de créer de jolies œuvres pour les exercices scéniques des demoiselles, à quoi Diderot, non moins athée, répondit textuellement: «C’est moi qui ferai les comédies pour les demoiselles, et avant que je ne vieillisse».
Or, on le sait, Diderot déplut à la tsarine en exigeant qu’au pensionnat on enseignât en premier lieu l’anatomie, matière qui, de l’avis de ma tante, faisait presque perdre leur innocence aux jeunes filles.
Jusqu’à la fin de son existence, l’Institut Smolny garda dans ses traditions le contraste original de ces deux notes adoptées par Catherine lors de sa fondation: une vague odeur de couvent et l’adorable verve du voltairianisme mondain. Les pensionnaires pieusement portaient leurs robes en gros tissu vert, bleu ciel, marron ou blanc, avec pèlerines, manchettes et tabliers blancs. Ajoutez à cela une dévotion apparente, d’innombrables icônes, des superstitions, des reliques, la coutume de tenir dans la bouche un morceau de pain bénit aux examens les plus difficiles, de fourrer du coton miraculeux dans le porte-plume à l’épreuve écrite de mathématiques. En même temps, on se transmettait de promotion en promotion d’ingénieux moyens de correspondance amoureuse et de galanterie légère avec les soupirants «de sous les fenêtres». Cela se faisait sans distinction de caste ni de rang, libéralité qui n’existait plus dès qu’il s’agissait de la grave question du mariage. Pour épouser un civil ou un officier qui n’était pas de la garde, il fallait un amour «fatal» ou des avantages particuliers, purement matériels, offerts par le prétendant.
Dès l’enfance et jusqu’à la promotion, les pensionnaires étaient isolées de leur foyer. Elles apprenaient diverses matières sous la direction de professeurs choisis avec soin et s’exerçaient aux arts de la danse et des ouvrages à main. À part l’enseignement, il était prescrit, d’après l’idée de la fondatrice, «d’égayer l’esprit» des élèves et de leur fournir des «distractions innocentes». Voilà pourquoi le brillant pinceau de Lévitski a rendu à maintes reprises le charme coquet des demoiselles Khovanskaïa, Khrouchtchéva ou Levchina en travesti ou en robe de bal.
Depuis le règne de Catherine, l’Institut restait proche de la cour; c’est pourquoi les demoiselles qui fréquentaient souvent les palais et jouissaient de l’attention de la famille impériale, étaient pénétrées de sentiments monarchistes un peu exaltés; mais Véra, sous l’influence de son oncle Linoutchenko, dont je reparlerai en détail, ne partageait nullement cette adoration des souverains. Bien qu’en voie d’obtenir le prix d’excellence, elle suppliait son père de la reprendre avant la fin des études. Or, le vieux Lagoutine, si voltairien qu’il fût, trouvait flatteur que l’impératrice en personne agrafât à l’épaule gauche de sa fille l’insigne qui lui donnerait accès aux bals de la cour et poserait sa candidature au titre de demoiselle d’honneur. Ce titre faisait tourner plus d’une petite tête ambitieuse, surtout à cette époque où la beauté et la grâce attiraient l’attention du tsar et valaient de grandes faveurs non seulement à la demoiselle, mais à tous les siens. Aussi l’intérêt poussait-il souvent ces derniers à jouer le rôle honteux d’entremetteurs. Dans le cas que je vais citer, la personne intéressée n’était autre que le père de la jeune fille, riche et titrée, mais séduite par l’éclat de la vie de cour.
Nous étions devant l’Institut Smolny. Certes, il a fallu le talent prodigieux et le goût exquis de Giacomo Quarenghi pour éviter la monotonie et l’aspect de caserne dans la conception de cette façade qui mesure plus de cent toises de long, sans autre ornement qu’un motif trois fois répété de colonnes engagées, aux chapiteaux somptueux. Cet édifice est vraiment digne de voisiner avec la magnifique cathédrale de Rastrelli. C’est ainsi que les grands architectes, ignorant la concurrence mesquine, savaient se passer de main en main le flambeau de la beauté. Je me souviens toujours avec plaisir que Quarenghi, en signe de vénération pour l’œuvre de Rastrelli, ôtait par tous les temps son chapeau devant la cathédrale, dans un profond salut à l’art de son créateur…
Matvéi Ivanovitch, le gigantesque suisse en habit rouge aux aigles impériales et armé d’une masse en bronze, nous accueillit à l’entrée comme les autres invités, en s’inclinant. Il portait la livrée des valets de chambre de sa majesté. Un autre suisse nous ouvrit la porte, un troisième ôta nos capotes. Nous mîmes nos gants blancs et montâmes l’escalier de marbre à tapis rouge. Les sons de la valse m’étourdirent comme une coupe de champagne, lorsque j’entrai derrière Mikhaïl, craignant d’avance de ne pas pouvoir retrouver Véra.
L’immense salle blanche, à deux rangées; de fenêtres face à face, s’ornait d’une double file de colonnes élancées. Des guirlandes de feuillage retombaient le long des murs, entre les torchères. Les grands portraits en pied des souverains étalaient à la lumière des lustres le faste des soieries, des bijoux, des manteaux d’hermine, sans éclipser pourtant le charme modeste des pensionnaires. Elles avaient toutes des robes pareilles en camelot, qui dégageaient le cou et les bras, et des pèlerines de mousseline à gros nœuds roses. Jeunes et fraîches, elles voltigeaient à travers la salle, comme de tendres fleurs de pommier emportées par la brise. La directrice, majestueuse dame en robe bleu ciel, entourée de son état-major de surveillantes – dites «gendarmes» – aux couleurs aussi vives, répondait d’un signe de tête grave à nos respectueux saints.
Chaque fois que je me trouvais dans ce royaume féminin, je perdais contenance et cherchais longuement Véra parmi ses compagnes qui me criaient de tous les coins:
– Sergik, Serge Roussanine!
– La voilà, près de cette colonne, dit Mikhaïl en me montrant Véra Lagoutina.
J’étais stupéfait:
– Comment as-tu fait pour la reconnaître sans jamais l’avoir vue?
Il sourit.
– Ce n’est pas sorcier. J’ai eu pour boussole la calvitie de son père, miraculeusement sauvée de l’échaudage: vois comme elle brille sous le lustre. Le vieux a tout l’air d’un dindon chamarré, mais sa fille est délicieuse.
Et sans me regarder, Mikhaïl traversa la salle de son pas rapide et léger. Il salua Lagoutine qui le présenta aussitôt à Véra, et l’instant d’après il valsait avec elle. Quand je voulus inviter Véra pour la contredanse, elle avait accordé la première à Mikhaïl. Il ne me restait plus qu’à me mettre vis-à-vis avec une de ses amies. J’écoutais d’une oreille distraite le babil de ma danseuse.
– Vous savez, on n’a pas laissé venir au bal les mioches, mais elles ont fait une horreur: elles se sont parfumées au savon bergamote, vous vous rendez compte!
– Comment cela?
– Elles ont gratté le savon au couteau et s’en sont frottées: on aurait dit une boutique d’abominables odeurs. Seules les grandes élèves ont le droit de se parfumer, et puis la bergamote est un parfum indécent.
– Et lequel est décent, selon vous? demandai-je pour entretenir le verbiage de la demoiselle et observer à mon aise l’autre couple.
Véra et Mikhaïl n’avaient pas du tout des figures de bal. Parfois, comme s’ils se ravisaient, ils se mettaient à sourire et lançaient des phrases futiles. Mais je voyais bien que leur conversation était des plus sérieuses. C’était normal: Véra avait lu un tas de livres et s’adonnait à des pensées répréhensibles. Petite-fille d’un décembriste, elle sympathisait à toutes les chimères libérales et cachait dans son tiroir, à la campagne, un petit volume de Ryléev.
– Oui, il mérite bien son nom, fit la voix enthousiaste de Véra en réponse à des paroles prononcées tout bas par Mikhaïl. Je ne connais pas de cœur plus généreux.
Elle accentua le mot «cœur» et je compris que ce calembour concernait Herzen.
Les idées de Véra m’avaient toujours inquiété, mais ce soir-là j’éprouvai une joie de rival. Je songeai: «Ce n’est pas ainsi que débutent les romans; Mikhaïl réussira peut-être à gagner Véra à sa cause, mais je doute qu’il lui inspire de l’amour. Quant à ses principes néfastes, je saurai les combattre habilement par le salon de ma tante.» Celle-ci aimait beaucoup Véra, qui lui rendait la pareille.
Mais un événement d’une portée aussi extraordinaire que la main de Gulliver au pays de Lilliput, brouilla en un clin d’œil mon petit stratagème.
Une confusion inouïe s’éleva soudain parmi les demoiselles. Toutes avaient abandonné la danse pour courir aux fenêtres en criant:
– Un carrosse à l’entrée d’honneur!
Le portail central, toujours fermé, ne s’ouvrait que pour la famille du tsar. Les surveillantes, rouges d’émoi, emmenèrent les plus jolies élèves qui revinrent peu après, en habits et perruques de marquis et de marquises, préparés à cet effet. Les autres pensionnaires se mirent en demi-cercle pour dissimuler leurs camarades en costumes du temps de Catherine II. Quand l’empereur parut avec la directrice toutes plongèrent dans une profonde révérence, au son d’une musique solennelle. Puis l’orchestre joua un menuet. Marquis et marquises surgirent de leur embuscade et, groupés en colonne, se dirigèrent vers le souverain.
Alexandre II portait l’uniforme des hussards. Superbe en traîneau ou à cheval, pendant les parades, tel que les peintres aimaient à le représenter, il perdait de son effet sans l’entourage militaire. Il faisait bien comme partie intégrante d’un tableau d’ensemble, ressortant au milieu des troupes par sa grande taille, un torse athlétique hérité de son père et un maintien royal. Mais parmi la jeunesse en fleur, où le monumental cède la place au charme de l’intimité, il n’était qu’imposant. Son visage fané avait un teint jaune, et ses yeux, en désaccord avec le sourire admiratif et l’agréable parler grasseyant, demeuraient ternes et sans vie.
Une très belle pensionnaire lui récita un compliment; puis, comme il l’invitait à prendre place à son côté, elle s’assit dans le fauteuil, les joues empourprées. Le tsar fit signe à l’orchestre, et le bal continua. L’empereur s’en alla bientôt, escorté de son aide de camp, prendre le thé aux appartements de la directrice. Durant une pause entre les danses, alors que Mikhaïl et moi escortions Véra, comme des pages, dans un coin pittoresque où on dégustait du sirop et des bonbons parmi les ficus, les jacinthes et les palmiers, Kitty Taroutina, une amie de Véra, nous rejoignit avec son cavalier, un étudiant en droit.
Cette joyeuse petite blonde au nez retroussé nous proposa:
– Voulez-vous faire un voyage au lac de Côme?
Véra et moi savions ce que cela voulait dire; nous acceptâmes en riant, après avoir initié Mikhaïl: l’une des surveillantes, jeune Italienne aimée de toutes les pensionnaires, n’avait pas la pruderie des autres pionnes; elle permettait volontiers aux demoiselles de voir dans sa chambre leurs frères et cousins. Juvénile et gaie, elle favorisait les espiègleries de la jeunesse, mais pour qu’elle n’eût point à pâtir en cas de dénonciation, il était convenu de ne jamais fermer la porte à clef. Si le contrôle survenait, les coupables prises en flagrant délit devaient dire qu’elles étaient venues à son insu.
Abrités derrière les jupes d’une douzaine de compagnes de Kitty, très friandes d’escapades, nous nous glissâmes hors de la salle, sans être vus de l’œil sévère de l’inspectrice. Nous nous dirigeâmes par d’interminables corridors vers la chambre de l’Italienne, où il y avait au mur un grand paysage du lac de Côme qui avait donné son nom au complot.
– Vous savez, Zemfira s’est éclipsée dès le départ de l’empereur! Elle est folle de lui, dit l’étudiant de Kitty à propos de la pensionnaire qui avait récité le compliment. Le type oriental de cette jeune fille l’avait fait surnommer Zemfira.
– La préférence que lui accorde l’empereur saute aux yeux, mais elle ne sera tout de même jamais demoiselle d’honneur, dit Kitty dépitée. C’est une élève médiocre; la directrice ne peut pas la sentir, elle lui donnera un mauvais certificat.
– L’empereur vient souvent vous voir? s’informa Mikhaïl.
Flattée par l’attention de ce bel aspirant resté grave jusque-là, Kitty fut encore plus volubile pour raconter les visites imprévues du souverain adoré.
– Il arrive en général le soir, aux heures où les grandes ont leur leçon de danse. Le tsar vient parfois au réfectoire, où il se met à table pour prendre le thé avec nous dans un simple gobelet. Bien sûr, nous brisons ensuite ce gobelet et nous partageons les morceaux. Il y en a qui les portent sur leur sein dans un sachet, et une fille a même avalé le sien.
– Cette demoiselle doit être parente des autruches, railla Mikhaïl.
– Oh non, elle a un nom très russe! répliqua la naïve Kitty, et tandis que tout le monde riait, elle continua son gazouillis qui devait joliment agacer Mikhaïl, à en juger par ses sourcils froncés. Mais elle n’en éprouvait nul embarras:
– Pendant le dîner, l’empereur fait le tour des tables, pour contenter tout le monde. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il va surtout chez les grandes et s’assied à côté de Zemfira qu’on place exprès au bout… Et l’année dernière, au carême, l’empereur a assisté à nos vêpres et il a fait les génuflexions avec nous.
– Pas mal, comme préparatifs aux réformes! commença Mikhaïl d’un ton si persifleur, que Kitty en resta court et l’étudiant en droit le toisa avec un étonnement glacial.
Véra, le visage en feu, sut néanmoins sauver la situation.
– Dépêchons-nous, sinon la place sera prise, s’écria-t-elle, et saisissant Mikhaïl et moi par la main, elle nous entraîna bien vite à travers les interminables corridors qui se croisaient et s’enchevêtraient comme un labyrinthe. Kitty et l’étudiant nous suivaient en courant.
Voici la chambre de l’Italienne. La porte était fermée, mais quand nous la tirâmes elle s’ouvrit. Entendant des voix tout près, derrière le coin, nous entrâmes en hâte sur la pointe des pieds. Telle une troupe d’oiseaux qui connaissent le coup de fusil du chasseur, nous nous assîmes, avec circonspection sur le bord d’un large divan, prêts à nous envoler ou à nous cacher au besoin.
Le danger pouvait nous menacer de la chambre voisine qui appartenait à la même surveillante, mais communiquait par un petit couloir avec celle de l’inspectrice. Celle-ci, sous le masque d’une protection amicale, avait coutume d’entrer à l’improviste pour contrôler la belle et frivole Italienne. Kitty se faufila comme une souris dans le couloir, et s’étant assurée que l’inspectrice n’était pas chez elle, revint nous dire que nous étions en sécurité.
Soudain, des voix nous parvinrent de l’autre pièce fermée de l’intérieur: une voix de femme qui pleurait, une voix d’homme qui consolait. On parlait en français.
– Si je me suis échappé à grand-peine de chez madame la directrice, ce n’est pourtant pas pour me noyer dans vos larmes, adorable Zemfira. Quant à votre père, croyez bien que mes tendres sentiments à votre égard bénéficient depuis longtemps de sa sanction paternelle, et sa joie de vous voir demoiselle d’honneur…
Nous ne pouvions ne pas reconnaître cette voix qui gardait dans le bredouillage amoureux le grasseyement particulier entendu si souvent dans les discours officiels.
– Alors, n’est-ce pas, nous aurons bientôt une entrevue décisive? Je ne suis point hostile à la mythologie, et tel ce polisson de Jupiter…
Un rire un peu contraint, un bruit de baisers… Nous avions sursauté, effarés de notre indiscrétion involontaire, et nous nous précipitions vers la sortie, lorsque Mikhaïl, le visage altéré, fit un pas vers la porte de la pièce voisine.
– Tu vas te perdre, chuchotai-je en lui pressant la main. L’empereur peut sortir par là.
– Je ne lui permettrai pas de la perdre, elle…
Ses yeux brillaient d’un éclat si sauvage, qu’ils semblaient capables de blesser par leur seul regard.
Je me sauvai dans le corridor et n’y trouvai plus l’étudiant ni Kitty. Seule Véra se tenait dans une niche profonde, blanche comme un spectre. Je m’approchai d’elle et lui pris doucement la main.
Je me demandais pourquoi la porte de l’Italienne n’était pas gardée, mais deux silhouettes au fond du corridor me déchiffrèrent l’énigme: la jeune surveillante et l’aide de camp, tout à leur propre flirt, avaient quitté leur poste sans s’en apercevoir.
L’empereur, en sortant sans doute de chez la directrice pour remonter dans la salle, était entré dans la chambre contiguë au «lac de Côme», où Zemfira l’attendait pour des explications.
Les minutes semblaient des heures. La porte fermée s’ouvrit subitement. La voix sourde de Mikhaïl dit aussitôt, haletante d’émotion:
– C’est… dégoûtant!
Nous retenions notre souffle. J’attendais un coup de feu, je ne sais pourquoi. Mais personne ne tira.
L’empereur sortit du pas pressé d’un fuyard, la tête rentrée dans les épaules, comme s’il ne voulait pas être reconnu. En un clin d’oeil, il avait tourné le coin. L’aide de camp et l’Italienne accoururent, terrifiés.
– Son frère était là? demanda le tsar en colère, sans doute au souvenir de la vilaine histoire de Chévitch.
– Elle n’a pas de frère, Votre Majesté, dit l’Italienne, pâle comme un linge.
– Il ne devait y avoir personne…
Et le souverain irrité s’en alla, suivi de son aide de camp, sans reparaître au bal. De ma cachette, je vis l’Italienne s’élancer dans sa chambre à la recherche de l’intrus, mais Mikhaïl avait gagné le petit couloir par la porte opposée. Véra et moi descendîmes en courant vers la salle de danse.
Plus d’un demi-siècle après, en hiver 1918, je me retrouvai un jour à Smolny. J’errais par la ville, malade et désœuvré, cherchant un abri chez d’anciens amis et connaissances. Beaucoup d’entre eux étaient morts, d’autres avaient déménagé.
Entraîné par les attaches du passé et par mon goût d’artiste, je m’en allai jusqu’à Smolny où j’avais été au bal avec Mikhaïl.
Comme jadis, le bâtiment était illuminé et un flot de monde s’y engouffrait. Mais ce n’était pas une file de beaux carrosses attelés de pur-sang aux riches harnais et conduits par un cocher trônant telle une idole sur son siège, tandis que des laquais se tenaient debout à l’arrière.
Une longue queue pénétrait par l’entrée principale réservée autrefois au tsar et gardée aujourd’hui par les soldats rouges qui vérifiaient les laissez-passer.
Des automobiles, des motocyclettes, des blindés gris, tous pavoisés de drapeaux rouges, allaient et venaient par la porte cochère, entre deux rangs de sentinelles. Il y avait des mitrailleuses partout. Les moteurs ronflaient, des gens s’affairaient, la serviette sous le bras.
Les bonnets à poil rendaient les visages farouches. Beaucoup de capotes kaki ou grises, où les boutons coupés et les pattes d’épaule décousues à la hâte laissaient des traces fraîches. Des paysans en bandes molletières et savates d’écorce, avec des fusils munis de cordes en guise de courroies. On criait, on discutait. Quand deux civils sortirent du bâtiment et, grimpés sur une grande caisse, prononcèrent quelques mots, on ne les laissa pas achever: l’Internationale, entonnée par toute la foule qui emplissait la place, couvrit leurs discours.
– Qu’est-ce qu’il y a? demandai-je à un homme armé de pied en cap et dont le jeune visage me parut très familier.
– Réunion extraordinaire du Soviet de Pétrograd, grand-père, répondit-il volontiers; et sautant à son tour sur la caisse, il s’adressa au public d’une voix tonnante:
– Camarades! Le socialisme est désormais le seul moyen pour le pays d’éviter la misère et les horreurs de la guerre.
Un feu allumé par les soldats éclaira vivement l’orateur, et lorsque celui-ci fut redescendu, son allocution terminée, je m’écriai:
– Mais je vous connais! Et je dis son nom.
Je connaissais bien son père et j’avais vu ce garçon, tout récemment encore, en uniforme de lycéen. Ses propos violents contre la guerre, ses idées de gauche, qui me rappelaient Mikhaïl, me l’avaient fait remarquer.
Il était maintenant un ardent communiste. Lui aussi me reconnut. Il me donna un peu d’argent et me recommanda à Ivan Potapytch. Il partait pour le «front rouge» me dit-il, et il devait tomber l’un des premiers au champ d’honneur. Je vis son nom dans les Izvestia que m’avait apportés Goretski. Nous honorâmes ensemble la mémoire de ce brave, et à la même occasion celle de son père et de son aïeul, morts aussi en héros, mais sur d’autres fronts.
Les fêtes de Pâques n’étaient pas très tardives cette année. La forêt se couvrait d’un tendre duvet de verdure qui accentuait le noir sinistre des vieux pins. Et cette route de Lagoutino est restée sinistre dans mon souvenir. C’était en 1860. Le régime du servage en était à ses derniers jours. Parmi les divers courants et groupes politiques, favorables ou hostiles à l’affranchissement, il y avait des gentilshommes très cultivés, de l’école voltairienne, qui faisaient bande à part, insoumis à Dieu et aux lois humaines, n’écoutant que leur humeur fantasque.
Tel était le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, l’un des hommes les plus instruits de son temps et qui, selon sa propre expression, ne croyait ni aux songes, ni au chiffre 13, ni aux cris des corbeaux. Il traitait la civilisation de cochonnerie universelle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir à Lagoutino une excellente galerie de tableaux. Il voyait dans l’affranchissement des paysans un attentat à ses pouvoirs, à ses habitudes, et par la suite, comme on dit, il passa toutes les bornes.
Veuf, il aimait à courir le cotillon. Ses paysans n’avaient pas à se plaindre d’un excès de corvées, mais comme il ne laissait point passer une seule jolie villageoise sans lui témoigner sa haute bienveillance, de terribles rancunes s’amassaient contre lui.
Sa fille Véra avait grandi sous la tutelle de gouvernantes françaises, tantôt élevées par le caprice du maître au rang de maîtresse de maison, tantôt rabaissées à l’emploi de bonne d’enfant. Ces bonnes changeaient souvent. Véra s’était habituée à vivre renfermée et à chercher aide et soutien auprès des amis les plus fidèles et les plus modestes de l’homme: les livres, dont la bibliothèque de son père regorgeait.
Nous étions voisins, mais ma mère active et remuante, ne sut pas gagner la sympathie de Véra, dont elle ne comprenait pas le caractère un peu sauvage et taciturne. Peut-être auraient-elles fini par s’entendre, mais la mort vint bientôt m’enlever ma mère et ce fut ma tante Kouchina qui eut charge du domaine.
Moi seul partageais les loisirs de Véra. Nous battions les bois tout l’été, en quête de champignons et de baies, nous apprenions ensemble le français et la danse. Elle aimait les dessins et les contes que je lui dédiais en grand nombre. Mais quoique je fusse son aîné d’un an, je la sentais beaucoup plus mûre que moi. Je ne partageais pas ses idées sur la vie, ni son admiration pour les décembristes, qui me semblaient de simples émeutiers dont le crime s’aggravait du fait qu’ils étaient instruits et de haute naissance.
Notre vie à la campagne, du vivant de ma mère et plus tard, sous la gestion de ma tante, était paisible comme celle de tous les hobereaux moyens. Les propriétaires d’Ougorié étaient liés à leurs gens par des milliers d’intérêts héréditaires, des parrainages et des sympathies réciproques.
Véra s’était découvert des affinités sentimentales et spirituelles avec un couple qui me déplaisait et qui devait jouer, par la suite, un rôle important dans sa destinée extraordinaire.
Un peintre du nom de Linoutchenko vivait avec sa femme Kaléria Pétrovna à trois verstes de notre propriété. Il était élève du célèbre Ivanov qui avait mis près de trente ans à peindre son Apparition du Christ. Le tableau fut exposé en son temps à côté des scènes de batailles d’un certain Yvon, qui, à vrai dire, impressionnèrent davantage le public par la belle musculature des chevaux. On répétait aussi l’épigramme du très spirituel Fédor Ivanovitch Tioutchev qui disait que l’immense toile d’Ivanov représentait non pas des apôtres, mais la famille Rothschild…
Le peintre Linoutchenko était un oncle bâtard de Véra. Il faut signaler à ce propos qu’autant ma lignée était pacifique et naïvement dévouée à la cause de la noblesse, autant celle des Lagoutine était turbulente. Elle s’était rendue célèbre par des aventures romanesques – enlèvements de femmes, débauches, duels – et, sous le règne d’Alexandre le Bien-Aimé, par le goût de la magie et des impiétés.
La race des Lagoutine était belle: haute taille, large carrure, cheveux bouclés, nez droit aux ailes superbes, sourcils arqués, surmontant un œil clair et perçant comme celui de l’épervier.
Le grand-père de Véra avait eu, d’un caprice amoureux avec une jeune paysanne ukrainienne, un fils appelé Kirill Linoutchenko qu’il mit en apprentissage chez un peintre, après avoir doté sa mère de cinquante déciatines [1] de terres, sans toutefois lui remettre l’acte de donation. «Tant que je vivrai, je ne te dépouillerai pas», avait-il dit. Et Éraste Pétrovitch avait fait la même promesse.
Ce peintre, alors assez âgé, était l’oncle de Véra et son meilleur ami.
De sang à demi paysan, il avait une nombreuse parenté au village. Loin de la dédaigner, il la défendait par tous les moyens et montait Véra contre son père. En outre il lui prêtait des livres frondeurs, parlait sans cesse des droits de l’homme et d’autres athéismes de la révolution française, dont il était lui-même un fervent adepte.
Il en vint à déformer en elle tous les sentiments naturels de sa caste. On conçoit donc que la mauvaise graine semée par la main de Mikhaïl ait si bien germé dans son âme inquiète et généreuse. C’est d’ailleurs plus tard que je devais comprendre à quel point l’influence de Mikhaïl sur Véra était néfaste.
Après l’incident de Smolny, j’eus avec lui une altercation qui nous ôta toute envie de frayer ensemble. Il critiquait brutalement l’empereur pour sa faiblesse humaine, bien excusable chez un homme d’une telle beauté. Je défendais le souverain en affirmant que la moitié des aventures galantes qu’on lui attribuait n’étaient que des calomnies et que les autres étaient la réponse à des provocations du beau sexe frivole, bien heureux, au fond, de courir à sa prétendue «perte» dans les bras du monarque. Quant à l’histoire dont nous avions été témoins, elle était due au proxénétisme du père de la jeune fille, fort riche et bien née, qui briguait le titre de demoiselle d’honneur.
Mikhaïl m’interrompit, selon son habitude, par des propos subversifs contre l’autocratie et conclut en ces termes:
– Il faudrait les extirper comme des orties, et toute la noblesse avec… C’est bien ce qu’on fera, le moment venu!
Je l’arrêtai en le priant de ne plus abuser de ma patience de sujet fidèle, car, ne pouvant me résoudre à une dénonciation, j’avais pour devoir de le provoquer en duel pour mettre fin à ses discours séditieux.
Mikhaïl déclara soudain avec un bon rire:
– Va, fleuris dans l’innocence, je ne t’exciterai plus; si tu fais ta carrière, tu auras peut-être l’occasion de me pendre!
Depuis, nous étions en froid. Mais je ne pouvais plus empêcher la venue de Mikhaïl à Lagoutino: il y était invité par le vieillard lui-même, séduit par ses talents de danseur et bien disposé à son égard depuis la mémorable soirée chez ma tante, où Mikhaïl l’avait sauvé de la bouilloire.
Quant aux visites que celui-ci rendait à Véra à Smolny, comme prétendu cousin, le père n’en savait rien. Véra, atteinte de faiblesse générale et d’anémie, était autorisée exceptionnellement à passer les fêtes à la maison. Tout portait à croire que Lagoutine, cédant enfin aux instances de sa fille, la reprendrait pour toujours, avant qu’elle ait terminé ses études.
Nous avions fait presque en silence les dix verstes qui séparaient Lagoutino du relais de poste. Je contemplais, comme d’habitude, les splendeurs du soleil qui se couchait dans la plaine et, attendri par ce doux spectacle, je parlai à Mikhaïl de mon amour pour Véra, dans un style imagé. J’évoquai le mythe platonicien des deux moitiés d’homme qui, à leur rencontre, doivent fusionner ou périr. Mikhaïl avait compris.
– Un amour pareil, dit-il, est indigne de l’être humain. On meurt non pas de quelque chose, mais pour quelque chose. Tout homme qui se considère comme tel, doit avoir un idéal. Et après réflexion il ajouta: C’est d’ailleurs notre privilège à nous. Le beau sexe, lui, est voué en général à la mort du papillon qui se brûle à la flamme.
– Alors, interrompis-je sans dissimuler ma joie, tu estimes que la femme est incapable d’aller au bûcher, comme le firent Jean Hus et d’autres?
Je pensais que Mikhaïl en voulait à Véra d’avoir mal accueilli ses idées révolutionnaires.
– La femme ira n’importe où, répliqua-t-il. Mais, le plus souvent, elle le fait pour suivre celui qu’elle aime.
J’étais aux anges: mes espoirs revivaient! Pendant les entrevues de Mikhaïl et de Véra, je n’avais jamais observé la rougeur subite ni les regards baissés qui s’allument soudain, symptômes infaillibles de la passion naissante. Certes, je savais que pendant ses visites Mikhaïl offrait à la jeune fille, avec un salut respectueux, non pas des bonbons français, à en croire l’inscription marquée sur la boîte, mais des livres de tendances libérales. Quant à leurs entretiens, ils étaient toujours graves et fort ennuyeux à mon avis. Je m’attendais d’un jour à l’autre à ce que Véra, lasse de ces enseignements, cherchât une distraction ne fût-ce que dans les arts, plus conformes à la jeunesse poétique. En prévision de ce revirement, le désir d’être – en contrepoids à Mikhaïl – ferré sur la peinture, me faisait visiter assidûment l’Ermitage impérial et lire quantité d’ouvrages étrangers sur ces collections merveilleuses.
Nous trouvâmes le vieux Lagoutine sur le perron décoré de fraîche verdure. Des branches de sapin, fixées en bouquets à de hautes perches, donnaient l’illusion d’un bois de palmiers surgi en pleine province de N. Devant la maison, sur une butte gazonnée, une vingtaine de belles filles en sarafans [2] du dimanche et de gars en chemises écarlates roulaient des œufs de différentes couleurs. Une multitude de rigoles en bois descendaient la pente, et c’était joli à voir, tous ces œufs bleus, rouges, verts et jaunes qui parsemaient, tels des joyaux, l’herbe émeraude. Pour finir, on dansa en rond et toutes les femmes et les jeunes filles allèrent embrasser le maître, qui leur donnait un rouble ou un joli foulard, à l’occasion de Pâques.
– De toute la religion chrétienne, c’est le rite du baiser que j’honore le plus, dit ce vieux libertin.
Et il éclata de rire, montrant ses longues dents encore saines. Il était beau et robuste, mais son crâne chauve et son double menton lui donnaient l’air d’un dindon, comme l’avait justement remarqué Mikhaïl.
Je regardai Véra: pâle et anxieuse, elle fixait Mosséitch, un être difforme qui avait une grosse tête et la taille d’un enfant. C’était le mauvais génie d’Éraste Pétrovitch. Rejeton de la noblesse française, instruit et cruel, il s’était mis au service de Lagoutine. Son vrai nom était Charles Delmas, mais les paysans l’avaient surnommé Mosséitch. Ce personnage avait la perversité d’un démon. Ayant appris le russe, il alliait le cynisme raffiné de sa nation sceptique à la brutalité féroce de nos mœurs. Éraste Pétrovitch ne pouvait avoir de meilleur conseiller en matière de dépravation et de jouissances sadiques. Aussi l’appréciait-il particulièrement dans ce coin perdu de la campagne, sans compter qu’il aimait fort la pureté de son français.
Quand le tour de l’embrassade fut à la belle Marfa, la jeune épouse du palefrenier Piotr, un brave garçon, Mosséitch parla à l’oreille d’Éraste Pétrovitch. Celui-ci ricana et feignit de ne pas s’apercevoir que Marfa, cachée derrière une voisine, se glissait dans la foule des jeunes filles pour échapper au baiser du maître. Mais quand toutes les paysannes, après avoir remercié leur seigneur pour les cadeaux, s’en revinrent chez elles en chantant, Éraste Pétrovitch se tourna vers le staroste, un vil flagorneur, et lança d’un air détaché:
– Piotr mérite une distinction.
Véra, le sang au visage, affronta hardiment Lagoutine:
– Mon père, vous ne ferez pas de mal à Piotr!
Les sourcils d’Éraste Pétrovitch avaient tressailli, ses yeux clairs et durs semblaient presque blancs. Mais il se contint et répondit à sa fille en français:
– Je voudrais que vos rêves de jeunesse ne sortent pas des murs de la bibliothèque.
– Et maintenant, nous dit-il, je vous prie de dîner sans moi, nous nous reverrons ce soir. Profitez à votre aise des plaisirs de la campagne: nous avons d’excellents chevaux d’équitation, un canot, des équipages… Mais dès que vous verrez trois fusées au-dessus de la maison, ayez la bonté de revenir. Je vous ai préparé un spectacle et ménagé une surprise qui, je l’espère, vous ravira tous les trois! Éraste Pétrovitch nous embrassa d’un regard qui me mit mal à l’aise.
Le dîner, luxueux et servi par des domestiques en livrée, se passa dans une atmosphère de gêne. La place du maître était occupée par la vieille Arkhipovna, la nourrice de Véra: tel était le caprice du vieux depuis l’expulsion de la dernière gouvernante française.
– Allons voir les Linoutchenko, ils sont peut-être de retour! proposa Véra après le repas.
Absorbés par nos pensées, nous suivîmes longtemps le village [3] sans proférer un mot. Parvenus à une haie, nous enfilâmes une ruelle étroite comme un boyau, où deux télègues n’auraient pu se croiser. Les volets des masures laissaient pendre des boulons de fer et bien que ce fût jour de fête, des auges traînaient ça et là, parmi des chiffons et des pots cassés.
– Quelle ignorance! dit Véra. Le village a brûlé plus d’une fois, mais on s’obstine à bâtir à l’ancienne mode. Or, mon père a tout un rayon de livres sur le perfectionnement des constructions en bois. Personne ne se soucie des pauvres paysans.
– Patience, répliqua Mikhaïl, ils se débrouilleront tout seuls, pour peu qu’on les mette sur la voie.
Leur entretien me déplaisait naturellement. Nous traversions d’adorables prairies émaillées de fleurs bleues et de pissenlits au parfum de miel, qui agitaient leurs corolles d’or. Je cueillis le plus gros et l’offris à Véra en disant:
– Comme pour la marguerite, il n’y a qu’à dire: «Pope, pope, lâche les chiens» et les bestioles noires sortiront.
Elle me considéra de ses yeux clairs, héritage paternel, et dit d’une voix railleuse:
– Serjik, vous êtes né trop tard; vous auriez vraiment dû être un berger à la Watteau.
C’était la première fois qu’elle me disait cela d’un ton ironique; je l’attribuai à l’influence de Mikhaïl et me tus.
Notre sentier, tour à tour, se perdait au fond des ravins et s’étalait en larges nappes de sable.
Je regardais Véra qui retenait son écharpe de gaze tiraillée par le vent, et je ne me lassais pas de l’admirer. On aurait dit deux êtres, non pas fondus, mais emboîtés l’un dans l’autre. Le corps frêle, porté en avant, les épaules tombantes, comme sur les portraits anciens, étaient d’une féminité presque mièvre. Le teint trop blanc, plaqué de rose aux joues, faisait penser à une poupée. Quand elle marchait ainsi, la tête inclinée, ses tresses blondes ramenées sur la nuque, elle rappelait une douce châtelaine du moyen âge.
La voici qui tient l’étrier à son chevalier ou qui attend, penchée sur une broderie, le retour du seigneur attardé à quelque festin. Mais tout à coup, en répondant à Mikhaïl, Véra leva les yeux et j’entrevis son autre aspect: des yeux gris et durs, les yeux d’épervier de son père, gardant un secret qu’elle ne révélerait pas sous la menace de la mort. Une déception nous attendait à la maison de Linoutchenko. Le gardien nous dit que le peintre ne viendrait pas cette année, et il remit à Véra un mot qu’elle lut en pâlissant.
– Kaléria a la phtisie, dit-elle. Ils sont allés passer un an en Crimée. Un cri lui échappa: Ah, que j’aurai peur de rester là sans eux! Inconsciemment, elle prit le bras de Mikhaïl qui lui serra la main, comme s’il lui promettait de la défendre.
Alors moi, le berger à la Watteau, je ne comptais plus!
– Nous avons le temps de voir le lac, dit Véra. Allons-y.
C’est ce que nous fîmes.
Non loin de la closerie du peintre, sur la vieille route de la ville, il y avait un site sur lequel couraient des histoires étranges. De hautes collines revêtues de larges feuilles de tussilage et d’arbustes odorants, resserraient entre leurs flancs abrupts un petit lac circulaire, d’origine inconnue; on parlait d’un sort jeté par une vieille dame à sa fille, enlevée par un hussard. Le courroux de la mère aurait atteint les fuyards à cet endroit: les chevaux s’enlisèrent dans un marécage d’où jaillirent des sources, et au matin il s’était formé là un lac rond comme une cuvette. À ce passage, Arkhipovna, la nourrice de Véra, donnait une explication: «C’est que la vieille dame était sorcière. Comme elle prenait son thé, voilà qu’elle a froncé les sourcils et renversé la tasse pleine dans la soucoupe: «Qu’il en soit ainsi de ma fille insoumise!» C’est pourquoi le lac est rond comme une tasse. Bref, c’est un œil de sorcière.»
Véra raconta en chemin à Mikhaïl cette légende que je connaissais déjà, et elle conclut en lui adressant un regard expressif: «C’est à cause de la fille révoltée que j’aime ce lac». Et Mikhaïl se mit à rire.
Décidément, ils étaient de connivence, il fallait les surveiller.
Véra s’assit sur une pierre, Mikhaïl vint se mettre à côté d’elle et moi en contrebas, à ses pieds. Le soleil s’était couché, le ciel se nuançait de vert tendre.
– Tenez, voici la première étoile, fit Véra, le bras tendu. Comme elle est brillante, on la dirait lavée de frais. On va bientôt lâcher les fusées, il est temps de rentrer; mais moi, je resterais bien là toute la nuit…
– Il y a une étoile que je préfère entre toutes, dit Mikhaïl. L’étoile Vesper, célébrée par les poètes, l’annonciatrice de l’aurore. Et savez-vous pourquoi je l’aime? J’ai lu dans mon enfance que les alchimistes croyaient au pouvoir de Vénus de donner à la Terre le tiers de la force supérieure reçue par elle du Soleil. Aussi l’esprit de la Terre devait-il être subordonné à celui de Vénus, puissant génie du savoir né de l’expérience. J’aime beaucoup cette fable. Quant à toi, Serguéi, je suppose que tu aimes mieux ces vers: «Viens partager ma mélancolie ô lune, amie des cœurs attristés!»
– Je ne te comprends pas, dis-je. De quelle expérience s’agit-il, à propos de Vénus?
– Eh bien, quand un brave de l’antiquité éprouvait un sentiment fort, il ne l’étouffait pas au nom de vertus d’ici-bas et des félicités célestes. Il s’abandonnait à ce sentiment et agissait en conséquence. Oui, seule l’expérience poussée jusqu’au bout élimine tout ce qui entrave l’évolution. Et lorsque les hommes véritables, libres, auront enfin créé une vie magnifique pour leurs descendants, cela ne sera pas le résultat d’une lâche passivité, mais de la tentative de renverser – par la violence, au besoin – les formes défectueuses pour les remplacer par de meilleures. Ainsi, c’est au nom de la vie qu’il faut se rendre maître de la vie!
Véra l’écoutait comme un prophète, tandis que je répliquai indigné par son accent hautain:
– Qui t’a chargé de commander aux hommes? Qu’est-ce qui prouve ta supériorité?
Je n’oublierai jamais le visage de Mikhaïl lorsque, rougissant d’abord, il redressa la tête d’un geste accoutumé et dit sans la moindre morgue, avec une pénétration particulière:
– Il arrive parfois à un homme de ne plus pouvoir être heureux tant que les autres souffrent. Et s’il s’impose d’autres tâches que le bien de l’humanité, il n’en aura guère de consolation et ne fera que perdre sa précieuse liberté. Oui, c’est comme je te le dis. Il y a eu et il viendra encore des gens qui, au lieu de réclamer le bonheur pour eux-mêmes, chercheront avec joie à unir leurs forces pour la libération et la joie universelles!
Mikhaïl se pencha vers moi et me mit la main sur l’épaule, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps.
– Cher Serge! dit-il. Tu adores les couchers de soleil, la lune et les vers. Mais t’es-tu jamais demandé si tu en avais le droit, alors que des gens peut-être meilleurs et plus intelligents que toi naissent, vivent et meurent esclaves?
– Mikhaïl… commença Véra, mais elle n’acheva pas.
J’en eus le cœur meurtri: était-elle restée court d’émotion, ou bien, déjà habituée à l’appeler par son prénom, révélait-elle sans le vouloir leur intimité?
Un gémissement retentit soudain: on sanglotait dans le vieux cimetière voisin du lac.
– Ce doit être Marfa qui pleure sur la tombe de sa mère! s’écria Véra, et sautant le fossé qui nous séparait du cimetière, elle courut à la jeune femme. Celle-ci se jeta à ses pieds en criant:
– Protège mon Piotr, sans quoi on lui mettra sac au dos!
Véra, toute pâle, baissait la tête.
– Mon père ne veut pas m’écouter, dit-elle.
– Alors, je n’ai plus qu’à me tuer? Lui parti, tu sais bien que le maître me prendra à la place de Palachka. J’aimerais mieux me noyer…
– Écoute, Marfa! dit Véra, le visage dur, les yeux ardents comme ceux d’Éraste Pétrovitch quand il disait à mi-voix: «Qu’on lui donne le knout!»… Attends-moi demain au colombier, il n’y a pas de meilleur endroit. Tu sauras ce que j’ai décidé. Patiente jusqu’au matin. Je ne t’abandonnerai pas, sois tranquille.
Lorsque Marfa s’en alla rassurée, Véra dit à Mikhaïl:
– Nous la recevrons dans notre groupe. Il n’y a pas d’autre solution.
– C’est faisable, répondit-il. Elle a l’air d’avoir du cran. Ils avaient carrément oublié ma présence, sans doute me rattachaient-ils pour de bon à l’époque de Watteau.
Trois fusées sillonnèrent le ciel l’une après l’autre; nous nous levâmes et prîmes la direction du domaine en pressant l’allure. Des lampions illuminaient la façade, retombant en guirlandes de feu du balcon d’en haut à ceux du premier étage. C’était un superbe château dû à Montferrand, l’auteur de Saint-Isaac, avec une colonnade blanche et des ailes en arcades des deux côtés du bâtiment central.
Nous étant rafraîchis dans les chambres qu’on nous avait préparées, Mikhaïl et moi, vêtus d’uniformes de gala et chaussés de bottes vernies, descendîmes parmi les invités, d’un pas souple et mesuré.
Au milieu de la salle, on avait aménagé une grotte où jaillissait une délicieuse fontaine; des grâces, des bergères et des nymphes étaient assises sur les rochers, à l’ombre de lauriers roses en fleurs, dont les caisses étaient camouflées de manière à faire croire qu’ils poussaient en pleine terre.
Les yeux des dames travesties pétillaient de malice sous les loups de soie. D’immenses miroirs reflétaient toute cette splendeur et semblaient la multiplier à l’infini. Au fond, s’élevait une scène de théâtre, où les belles de la grotte se sauvèrent à un claquement de mains du maître du logis et aux sons d’un chœur dissimulé dans la verdure.
Éraste Pétrovitch portait un habit de velours de son aïeul, seigneur du règne de Catherine II, orné d’un ruban en sautoir et constellé de décorations. Une perruque assortie achevait de lui donner l’air d’un grand personnage revenu de l’autre monde.
À part nous deux, il n’y avait qu’un invité qui ne fût pas déguisé: le prince Nelski, un riche voisin, très cultivé et charitable. Sans être jeune, il avait un visage attrayant qui dénotait de grandes qualités morales.
Éraste Petrovitch insista pour que nous nous mettions en marquis: le prince devait passer un habit de velours écarlate, et nous, des costumes bleu ciel identiques et des perruques poudrées.
Mikhaïl et moi étions de la même taille, de sorte qu’avec le masque on pouvait nous confondre. Cette circonstance devait être un nouveau maillon de la lourde chaîne que le destin avait forgée pour nous unir malgré nous.
Avant le souper, Véra, adorable dans sa robe à la Pompadour, me chuchota à l’oreille:
– Va vite sous la tonnelle!
Je demandai sottement:
– Tu viendras?
Elle tressaillit au son de ma voix et dit:
– Non, mon petit Sérioja, je plaisantais… Et elle s’enfuit, plus légère qu’une plume.
Je compris que l’invitation était pour Mikhaïl.
Du coup, je fus comme possédé. Une haine aiguë pour le camarade dont j’avais fait moi-même l’instrument de mon malheur, transperça mon âme. Qu’elles étaient vraies, ces paroles d’un certain vieillard, que ma tante Kouchina aimait à répéter: «Les démons ne sont pas plus forts que l’homme, mais lorsque l’homme s’abaisse à leur niveau, il emprunte leur nature et ne peut plus se débarrasser d’eux. Car ils sont légion!»
Une légion de basses passions s’éveilla en mon âme, qui, hélas! n’était point pareille au majestueux océan; c’était un vilain marais dissimulé sous une jolie nappe de lentilles d’eau.
L’esprit de vengeance, la haine, mon amour outragé, ma vanité blessée, me poussèrent dans le sentier raide qui descendait vers la tonnelle au bord de l’étang.
Je me cachai dans les fourrés. Le feu d’artifice commença.
Des centaines de boules incandescentes s’envolèrent dans le ciel nocturne et, semblant céder à une pression intérieure, éclatèrent en étincelles multicolores. Le lac, vaste miroir liquide, renvoyait au ciel cet embrasement.
Mes sentiments d’artiste en furent si émus que ma rancune sembla refluer un instant. Mais deux voix familières se firent entendre sous la tonnelle. Ah, ces deux-là ne se souciaient point des beautés de ce monde, ni de ma vie qu’ils brisaient!
Nous, les Roussanine, nous ne savons aimer qu’une fois. Deux de mes tantes, malheureuses en amour, sont entrées en religion, et mon oncle Piotr, victime de la même calamité, se brûla la cervelle.
– Chérie! dit Mikhaïl avec une passion dont je l’avais cru incapable. Chérie, ce n’est donc pas un rêve? Tu es bien décidée d’unir ta vie à la mienne?
Et elle répondit tendrement:
– Tu en doutes?
Une minute de silence: ils s’embrassaient. Je voyais trouble, les fusées qui tombaient dans l’eau paraissaient me larder le cœur et le brûler.
– Mais il faut que je t’avoue une chose. La voix de Mikhaïl avait soudain pris un accent d’horrible cruauté. Je sacrifierai mon amour à mon idéal. Quand une femme a essayé de faire de moi sa créature, j’ai failli commettre un assassinat. C’était en Crimée… veux-tu que je te le raconte?
– Ton passé ne m’intéresse pas, je m’unis à toi pour l’avenir, dit-elle avec dignité.
– Chérie, avec moi tu n’auras que des privations. Et ce serait encore le meilleur lot. Mon choix est fait: je consacre ma vie à l’insurrection du pays esclave contre son despote. En cas d’échec, tu sais ce qui m’attend: non pas le bagne, la potence.
Elle l’interrompit par ces mots, vieux comme le monde, comme l’amour de l’homme et de la femme:
– Avec toi, mon bien-aimé, je monterais à l’échafaud!
Nouveau silence accablant, nouveaux baisers.
Puis elle dit avec un rire enfantin:
– Ce soir, à souper, mon père annoncera mes fiançailles avec le prince Nelski. Il vient de me parler sévèrement et il a été étonné de ne pas m’entendre protester comme je le fais d’ordinaire pour des questions moins graves. Figure-toi que c’était précisément la surprise qu’on nous promettait à tous les trois. Mon père a parlé de vous deux: «Tes galants, m’a-t-il dit d’un ton significatif, seront moins calmes que toi.» Et j’ai répondu: «Tant pis pour eux! Je n’ai donné de faux espoirs à personne, et quoique je n’aime pas non plus le prince, je le préfère encore aux blancs-becs.» À présent, mon père est loin de soupçonner qu’un de ces blancs-becs m’enlèvera demain.
Mikhaïl éclata de rire:
– Tu es un Machiavel, ma chérie! Mais au fait, quand fuyons-nous?
– Je dirai tout demain matin à Marfa, qui informera Piotr. Si nous ne pouvons rejoindre ta mère sur-le-champ, comme prévu, je te ferai parvenir une lettre par Serge: c’est un ami fidèle.
– Il n’a pas inventé la poudre, mais je le crois fidèle, en effet, dit Mikhaïl condescendant.
Le malheureux! Ces paroles le perdirent, car elles avaient arraché de mon cœur ce qui me restait de bons sentiments. Comment! Je devais renoncer aux joies de la vie, concourir au bonheur d’un rival et ne recevoir en échange que le titre peu flatteur de benêt!
Un gong et une sonnerie de trompettes conviaient les hôtes au souper. Parmi la somptuosité du couvert et le parfum des fleurs en pots sorties des serres à l’occasion de la fête, Éraste Pétrovitch se leva, une coupe de champagne à la main. Il avait toujours son habit du temps de Catherine II et l’attitude solennelle d’un maître des cérémonies:
– Chers invités, j’ai l’honneur de vous annoncer les fiançailles de ma fille Véra Erastovna avec le prince Nelski, dit-il.
L’orchestre joua une fanfare, il y eut des congratulations, des toasts à la santé des fiancés…
Je me sauvai, incapable de supporter la vue des visages perfides de Mikhaïl et de Véra. Cette brusque sortie passa pour l’expression naturelle de mon amour déçu, car tous connaissaient mon attachement à Véra. Je restai donc une fois de plus le dindon de la farce, en servant malgré moi leurs desseins.
Le jour se levait. Le ciel était couvert, il bruinait. Ce temps gris calmait mon agitation. À l’aube, je me réfugiai sous la tonnelle où Mikhaïl et Véra avaient eu leur rendez-vous. Quelque chose de clair traînait sous le banc. Je me penchai pour mieux voir: c’étaient des pages de la Cloche que Mikhaïl avait dû laisser tomber cette nuit. Je les ramassai avec dégoût.
Ces feuilles étaient l’odieux moyen qui avait permis à ce meurtrier, à ce conspirateur, de détruire ma paix et ma félicité. La vue de ces doubles colonnes de caractères me fit l’effet du serpent qui mordit le prince Oleg. Ma fureur s’exaspérait à mesure que je parcourais ce texte en y retrouvant, formulées presque mot à mot, les idées de Mikhaïl. C’est alors que Mosséitch survint à l’improviste.
– Je ne vous croyais pas des penchants si frondeurs, me dit-il, sa grande bouche fendue d’un sourire.
– Et vous aviez raison, mon cher monsieur Delmas, je l’appelais toujours par son nom de famille, ce qui me valait son amitié. Les nobles comme vous et moi ne doivent pas trahir leur cause. Le possesseur de cette infection ne peut être lui-même qu’un homme taré.
– Vous parlez de votre ami Beidéman?
– Je ne l’ai point nommé.
– Non, mais je sais à quoi m’en tenir. Donnez-moi, je vous prie, cet abominable journal. Mon devoir de gentilhomme m’ordonne de combattre un ennemi de ma caste. Et en l’occurrence, il s’agit de soustraire une âme candide à une influence funeste. Vous ne voyez donc pas que Beidéman a ensorcelé Véra Erastovna? Hier, à l’annonce de ses fiançailles, j’ai remarqué des choses singulières: elle a échangé avec lui un signe d’intelligence. C’était un coup d’oeil de conspirateurs. Ils ont conçu quelque projet dont il faut empêcher l’exécution… À moins que vous ne soyez insensible au sort d’une innocente victime? ajouta Mosséitch sournois.
– Je mourrais pour la sauver! m’écriai-je avec emportement.
– Alors, donnez-moi ce journal.
Je ne dirai plus, comme je me le suis répété toute ma vie, qu’en mettant les feuillets dans la patte simiesque du nain, j’ignorais la portée de mon acte. Bien sûr, je ne pouvais prévoir les suites de cette première trahison, mais je savais forcément que d’être reconnu comme propagateur de publications interdites aurait pour Mikhaïl des conséquences fâcheuses, surtout que je livrais les pièces à conviction à cette canaille de Mosséitch.
J’ai atteint l’âge où on n’essaye plus de fuir sa conscience et de se chercher des excuses. Il ne me reste que la joie peu glorieuse, mais fière, d’être mon propre juge. Je dois donc signaler le fait suivant: à peine avais-je remis la Cloche à Mosséitch, que je m’élançai derrière lui pour le reprendre. Mais cet habile corrupteur qui connaissait tous les replis d’une volonté faible, disparut dans le sous-sol de la maison. Il avait là un atelier au sujet duquel couraient des rumeurs ténébreuses et où je ne l’aurais d’ailleurs pas retrouvé dans le dédale des passages et des couloirs. Je brûlais comme si j’avais la fièvre, mes tempes battaient. Une seule pensée me dominait: être auprès de Véra, ne pas la céder à Mikhaïl…
J’avais tout le temps devant les yeux un échafaud sur la grande place de Moscou, le bourreau tenant roulés autour de son poing les cheveux blonds de Véra. Voici le cou blanc de la jeune fille sur le billot, l’éclair jeté par la hache… J’avais des hallucinations, j’étais malade. Et soudain mon cerveau reconstitua, avec l’exactitude d’un enregistrement, la conversation entendue la nuit sous la tonnelle: l’avenir de Véra se rattachait à celui de Marfa et de Piotr, c’est pourquoi elle avait promis de se rendre au colombier…
À peine le soleil encore pâle avait-il doré les cimes des bouleaux palpitant sous la caresse des premiers rayons, que je me glissai comme un malfaiteur vers le colombier et me cachai derrière un tas de vieilleries.
Je le répète, pas un mensonge ne sortira de ma bouche. Je n’avais pas honte, bien que je fusse conscient de mal agir. Mais à cet instant j’étais désintéressé: je ne songeais plus à moi, je voulais sauver Véra, séduite par un révolté, par un malade, peut-être. Mikhaïl m’avait dit qu’il y avait eu des fous dans sa famille. Aussi son idée fixe, la flamme qui le consumait toujours, pouvaient-elles être un début de maladie mentale. L’aveu qu’il avait failli assassiner la femme qu’il aimait, me terrifiait. Quant à son avertissement à Véra que, dans leur union, elle aurait à partager avec lui le bagne en Sibérie, ou même la potence, il révélait l’orgueil d’un impitoyable scélérat. Cet avertissement me brûlait le cœur: si Véra se décidait à le suivre, elle ne s’arrêterait pas à mi-chemin! Or, je ne pouvais l’imaginer en prison, déportée, sans ressources. Je devais la sauver. Son amour pour Mikhaïl, c’était un envoûtement. Au surplus, comme fidèle sujet de l’empereur, je devais faire avorter les desseins nocifs d’un élève de l’école militaire destiné, ainsi que moi-même, à revêtir bientôt la tenue d’officier.
Qui savait jusqu’où irait sa malfaisance? N’avait-il pas dit à maintes reprises: «Si celui qui détient le pouvoir suprême refuse d’abdiquer, on peut l’y contraindre».
Un léger frôlement qui ressemblait au pas feutré d’un chat, se fit entendre. Je guignai par une fente de mon rempart. C’était Mosséitch.
«Que vient-il faire par ici?» me demandai-je, pris d’une angoisse subite.
Il s’approcha de la maisonnette où nichaient les jeunes tourtereaux, en saisit un, lui tordit le cou, puis en fit de même à un autre, à un troisième. Son visage était hideux comme celui du sorcier de la Terrible vengeance [4]. Comme chez l’autre, le nez de Mosséitch paraissait s’allonger démesurément. Une dent jaune saillait de la bouche aux babines retroussées. De ses mains trop longues, aux doigts osseux, il empoignait le pauvre oiselet par la tête. Puis il tournait comme un tire-bouchon le petit cou irisé, et les vertèbres craquaient. Les vieux pigeons battaient des ailes et roucoulaient avec un désespoir indicible…
Révolté, j’allais m’élancer en avant pour saisir le gredin au collet, lorsqu’il ramassa les tourtereaux morts et se tapit dans un coin. Véra et Marfa montaient à l’échelle.
– Ah, malheur! s’écria Marfa en se jetant vers le portillon de la maisonnette que Mosséitch n’avait pas eu le temps de refermer. Il a encore emporté trois tourtereaux, ce vilain bossu!
– À qui en as-tu? demanda Véra.
– Mosséitch, le nain, tord le cou aux pigeons et les mange. «C’est meilleur que le poulet!» qu’il dit. Il n’y a pas plus mauvais que ce démon, mademoiselle; c’est lui qui pousse monsieur…
– Le misérable! fit Véra en colère. Mais laissons-le, nous n’avons pas de temps à perdre; ne t’occupe plus des pigeons, viens t’asseoir là.
Malgré mon trouble, je ne pus m’empêcher d’admirer et de retenir pour toujours le ravissant tableau qui s’offrait à mes yeux. Comme dans les clairs-obscurs de Rembrandt, un rayon de soleil entré par la lucarne traversait la pénombre et tombait sur les têtes de Véra et de Marfa. Le visage fin de Véra, animé d’une émotion contenue, comme celui de l’ange du Jugement dernier, me fixe toujours de son regard inflexible, tandis que sa petite main repose sur l’abondant flot d’or de la chevelure de Marfa, belle paysanne russe en chemise blanche brodée et en sarafan gros bleu, à la mode du pays. Elles avaient convenu de fuir cette nuit. Piotr, le palefrenier, devait voler une paire de chevaux, atteler le char à bancs et se poster à la sortie du village. Le soir, après le souper, selon une coutume affectionnée du vieux Lagoutine, Marfa apporterait un carafon de vin dans la chambre à coucher du maître; mais cette fois il contiendrait un somnifère, pour dispenser la jeune femme de danser la nuit devant son seigneur.
Véra était calme et laconique. Elle avait dûment étudié son plan.
– Et après, où irons-nous, ma chère demoiselle?
– À Lesnoé, près de Pétersbourg; on nous y cachera jusqu’à l’arrivée de Linoutchenko. Il n’y a pas à traînasser. Lâche les pigeons et cours me rejoindre dans ma chambre. Pourvu qu’on réussisse à s’évader! Ensuite, on se débrouillera…
– Je vous suivrai au feu et à l’eau, mademoiselle! dit Marfa exaltée.
Véra se leva et gagna l’échelle. Quand elle se pencha pour descendre, son écharpe de gaze légère m’effleura le visage. Marfa descendit derrière elle, cependant que les pigeons libérés s’envolaient dans une détente de leurs pattes rouges et tournoyaient au-dessus des bouleaux.
Je restais immobile, atterré. Véra était sous l’emprise de Mikhaïl!…
Cet homme qu’elle ne connaissait pas il y avait deux mois, la faisait quitter à jamais son vieux père, son foyer, pour fuir en cachette avec des serfs. Et moi, son ami d’enfance, j’étais chassé de son souvenir comme un duvet de pissenlit au premier souffle de brise.
– À la bonne heure, fit soudain la voix de Mosséitch. Voilà un gibier imprévu! Et il ajouta avec autant de grâce que lui en permettait sa laideur: Je ne vous demande pas, monsieur, la raison de votre présence. Nous sommes, je l’espère, du même avis quant au complot de ces jeunes personnes. Tout cela, y compris le soporifique des mélodrames, est un résultat de la bibliothèque française du père! Il nous faut, évidemment, pour le bien des héroïnes, les empêcher de jouer la pièce en entier. Notre intervention sera du reste aussi dans le goût théâtral. Je vous demande pardon, mon esprit gaulois ne me quitte en aucune circonstance.
Malgré l’horreur que m’inspirait ce Quasimodo, force me fut d’approuver son projet. L’idée que Véra serait à Mikhaïl pour la vie, m’obscurcissait l’esprit et m’ôtait tout sentiment chevaleresque.
– Pas un mot pour l’instant, mon ami, chuchota le bossu, reposez-vous sur moi. Que le méchant ravisseur s’en aille dans l’espoir d’être rejoint par sa belle, et que l’héroïne et sa confidente aux cheveux d’or préparent tout pour s’évader de la maison paternelle. Qu’elles essayent, nous les prendrons à la sortie du village, comme dans une souricière. Laissons-les partir, mon ami, avec leurs cliques et leurs claques jusqu’au char à bancs de Piotr; dès que les chevaux rompent, des gardes fidèles, munis de lanternes, leur barrent le chemin en ululant. On pourrait lâcher une ou deux fusées, car il en reste des fiançailles! Ha, ha… La belle, évidemment, perd connaissance, on l’enferme à clef dans sa chambre. Piotr, selon l’usage de ces contrées, tâtera du knout à l’écurie; quant à Marfa, la rouquine… La face de Mosséitch prit l’expression ignoble d’un cynocéphale. Elle aura son dû! Et vous restez comme auparavant, le seul consolateur de l’héroïne.
– Monstre! dis-je, frémissant de rage. Je ne veux pas être complice de vos cruautés.
– Vous? Mosséitch recula vers la lucarne et posa à tout hasard les pieds sur l’échelon. Vous, monsieur, vous êtes mon complice en tout, c’est vous qui avez déclenché ce drame de famille. Vous avez trahi Beidéman en l’écrasant sous la Cloche. Un joli calembour pour la Chine, n’est-ce pas?
Je me précipitai vers l’échelle en criant:
– Qu’avez-vous fait du journal?
– Rien, je l’ai remis à la plus sûre des bibliothèques, entre les mains du père courroucé.
– Où m’avez-vous entraîné!…
– Allons, mon cher, ne faites pas l’enfant. Mosséitch ne dissimulait plus son mépris. Vous craignez de vous compromettre, de vous salir le museau, comme disent les Russes. Moi, j’ai au moins le courage de tordre le cou aux pigeons destinés à ma table. Au fait, il n’est pas trop tard, dit ce démon qui était de nouveau dans le vrai. Courez donc prévenir Véra Erastovna.
Il ne doutait pas de ma bassesse.
Quand je descendis l’échelle, le grand jour m’éblouit. Un azur sans taches avait remplacé la grisaille du ciel. Je me dirigeai d’un pas traînant vers la maison. Parvenu à un banc d’où l’on voyait la fenêtre de Véra encadrée de vigne vierge, je m’affalai, à bout de forces. Je n’avais pas fermé l’oeil de la nuit. Mes émotions étaient trop violentes. Si Mikhaïl s’était alors trouvé auprès de moi et m’eût demandé ce que j’avais, je lui aurais tout avoué, sans songer aux conséquences.
Derrière un arbuste, des canards claquaient du bec dans le ruisseau, en quête de vers; un troupeau de vaches s’approchait de l’abreuvoir dans un piétinement lourd. Des grelots tintèrent faiblement, une troïka s’arrêta devant le perron. Je compris que c’était pour Mikhaïl qui, ayant fait ses adieux à tout le monde la veille, avait hâte de prendre le train pour voir sa mère à Lesnoé le dernier jour de vacances.
Le voici soudain, comme surgi de terre, parmi les buis épais qui croissaient sous la fenêtre de Véra. Il était en capote, en casquette, et tenait à la main un rameau dont il donna un léger coup contre le volet. À ce signal convenu, la fenêtre s’ouvrit et Véra, en peignoir rose, l’air radieux, souriant au soleil qui brillait dans le ciel pur, lui tendit ses bras minces de jeune fille. Mikhaïl sauta lestement sur l’appui. Ils s’étreignirent.
Décidément, le sort me narguait: me voilà condamné à voir de mes yeux ce que jusqu’ici j’avais seulement deviné d’après les sons.
Véra lui parla à l’oreille; elle lui communiquait probablement son projet de fuite. Il la pressait, jetant des coups d’oeil alentour, de crainte qu’on ne les surprît; il regarda une ou deux fois dans ma direction. Un bouquet de lilas me dissimulait, tandis que je les voyais bien, moi, à travers les branches.
Ils se quittaient si gaiement, si pleins d’espérance, que je ne remarquai pas l’ombre du chagrin, cet inévitable compagnon de l’amour à la moindre séparation.
Mikhaïl sauta de l’appui, se retourna. Elle agita le rameau qu’il lui avait laissé et suivit des yeux la voiture jusqu’à ce que le dernier nuage de poussière soulevé par le galop de la troïka se fût déposé sur la route. Moi qui ne cessais de la regarder, je la vis se retirer au fond de la chambre sans perdre son sourire de triomphe. Ah, si elle avait su que par cette belle matinée elle voyait Mikhaïl pour la dernière fois! Que dis-je, elle allait le revoir… Mais ce n’était plus lui.
Les vacances devaient se terminer dans quelques jours, mais je ne pouvais endurer si longtemps mon supplice. L’atmosphère de la maison était lourde comme avant l’orage. Le vieux Lagoutine se prétendait malade et Mosséitch ne le quittait plus: sans doute ourdissaient-ils ensemble le guet-apens. Véra allait et venait, telle une lunatique, l’esprit ailleurs, et restait de préférence enfermée avec Marfa; comme on l’apprit par la suite, elle faisait ses bagages. Je profitai d’une occasion favorable pour l’aborder:
– Adieu! lui dis-je. Je pars à la chasse, il est possible que je ne puisse prendre congé de vous demain. Vous n’êtes guère matinale, et moi je m’en irai à l’aube, comme Mikhaïl aujourd’hui.
Je soulignai à dessein la dernière phrase, en la regardant avec défi; mais, en mon for intérieur, je la suppliais de s’inquiéter de mon agitation, de me questionner, d’exiger une réponse. Qui sait, si elle m’avait accordé une minute d’attention, je lui aurais peut-être dénoncé Mosséitch… J’aurais donné libre cours à ma générosité, j’aurais créé un nouveau projet de fuite et contribué moi-même à son exécution! Peut-on connaître toute l’étendue de la bassesse et de l’héroïsme de sa propre nature?
Véra avait dressé l’oreille au nom de Mikhaïl, mais apparemment rassurée par ma prétendue simplicité et ma fastidieuse «chevalerie», elle dut croire que ce soulignement était fortuit et me dit d’un air distrait: «Ah oui? Eh bien, adieu», et elle s’en alla dans sa chambre, à l’appel de Marfa.
Je saisis un fusil et partis au hasard. J’errai tout le jour sans rien faire, n’étant nullement d’humeur à chasser. Telle une bête blessée à mort qui cherche un refuge pour lécher ses plaies, je battis les fourrés toute la nuit en gémissant. Sur le matin, affreusement inquiet de Véra, et me sentant coupable envers elle et plein de mépris pour moi, je revenais vers le domaine des Lagoutine.
Tout à coup, un rugissement d’animal me parvint de l’écurie qui se trouvait sur mon passage. Je tendis l’oreille: des coups de knout suivis de soupirs comme ceux qu’on exhale en soulevant des fardeaux, m’expliquèrent l’abominable exécution qui se faisait là.
– Halte! dit la voix de Mosséitch. Il ne respire plus. Verse-lui un seau d’eau sur la tête.
Je tirai la porte de toutes mes forces, l’arrachai de ses gonds et entrai dans l’écurie. Piotr, pâle comme un mort, était attaché à un banc. Des bourrelets violâtres et des filets de sang striaient son dos musclé.
– Vous l’avez tué, canailles!
– Le compte y est, dit un énorme gaillard d’une voix indifférente. Il se remettra.
Et le bourreau essuya le sang de son knout à triple lanière.
Mosséitch, clignant ses yeux vipérins, alluma sa pipe.
– Finie la comédie, proféra-t-il. On a tordu le cou aux trois tourtereaux!
– Qu’est devenue Véra? criai-je.
– La princesse est sous clef, non pas dans une tour ronde, mais en lieu sûr. Le vieux roi a fait représenter cette nuit, avec un goût exquis, la naissance d’Aphrodite, où Marfa la rouquine a joué le premier rôle.
– Qu’a-t-il donc décidé pour Véra Erastovna?
– Une chose qui vous fera plaisir. Il la donne en mariage au prince Nelski, deux fois plus âgé qu’elle; un jeune consolateur sera donc le bienvenu…
Je renversai le monstre d’un soufflet et courus vers la maison. À cette heure matinale, portes et volets étaient clos. Je me hissai, comme Mikhaïl l’avait fait la veille, jusqu’à la fenêtre de Véra et frappai du poing contre le volet. La vieille Arkhipovna l’entrouvrit au bout d’un moment. Elle me renvoya du geste:
– Tu vas nous perdre, va-t’en, on nous épie… J’entendis Véra demander qui était là. Arkhipovna se pencha de nouveau en promenant alentour un regard circonspect, et me chuchota:
– Attends dans ce buisson.
Je bondis comme un lièvre, dans un acacia touffu. Il était temps: Grichka-le-Tsigan, un suppôt de Mosséitch, surgit du coin, armé d’une trique.
– Qui vive? cria-t-il.
Je restai une grande heure dans ma cachette, jusqu’à ce que Grichka fût relevé à son poste par Kondrate, un brave garçon avec lequel j’avais gardé les chevaux la nuit. Il m’était très dévoué, je voulais même l’acheter à Lagoutine.
– Kondrate! lançai-je.
– Que faites-vous, monsieur! protesta-t-il, effaré. On va me fouetter à mort…
La main ridée d’Arkhipovna, nouée d’un fil de laine rouge – un remède contre les rhumatismes – tendit une enveloppe par la fenêtre.
– Donne vite, Kondrate, priai-je.
Il jeta autour de lui un coup d’oeil attentif, prit l’enveloppe et me la donna. Je la glissai sous ma chemise. Le volet se referma en claquant.
– Que s’est-il passé, en deux mots, Kondrate?
Le gars me raconta que sur le soir Marfa avait apporté au vieux Lagoutine du vin où mademoiselle avait mis un somnifère; mais monsieur, prévenu par Mosséitch, avait remplacé le carafon par un autre. Il ordonna à Marfa de danser et feignit de s’endormir.
Marfa, le croyant plongé dans le sommeil, courut chez mademoiselle; chargées de leurs paquets, elles gagnèrent la limite du village où Piotr les attendait avec la voiture. À peine y furent-elles montées qu’Éraste Pétrovitch leur barra la route, le revolver au poing. Bien qu’il tirât en l’air, elles s’évanouirent de terreur. Piotr fouetta les chevaux, mais ils ne pouvaient distancer les pur-sang… Alors, il fut traîné ligoté à bas de son siège, livré à Mosséitch et au bourreau. On rapporta mademoiselle sans connaissance dans sa chambre et on l’y enferma avec la nourrice. Quant à Marfa, elle dut danser toute la nuit…
– Allons, danse! criait le maître. Tant que tu danseras, Piotr sera épargné, mais pour peu que tu t’arrêtes, il aura le knout! Je lui en ferai voir jusqu’au matin. Allons, abrège-lui le délai!
Marfa dansa toute la nuit comme une sorcière au sabbat et tomba finalement, telle une gerbe fauchée. À présent elle était malade.
– Allez-vous-en, monsieur, ne vous exposez pas…
À la vue du gardien, Kondrate s’écarta vivement. Moi, j’allai commander les chevaux.
La lettre de Véra n’était pas cachetée. Je comptais si peu pour elle que je ne la gênais pas dans l’expression de ses sentiments les plus intimes. Elle devait se fier entièrement à mon dévouement, à ma loyauté.
Comme c’est blessant et dangereux pour l’homme, ce qu’on a coutume d’appeler l’estime et qui n’est en somme qu’une complète indifférence jointe à la reconnaissance avantageuse de certaines vertus! Or, cette froide constatation fait aussitôt perdre à l’homme toutes ses qualités, et c’est là un triste témoignage que le désintéressement absolu n’est réservé qu’à une minorité d’élite.
Véra décrivait à Mikhaïl sa fuite manquée et lui expliquait pourquoi elle ne voulait rien entreprendre sans le consulter. Son père était venu lui montrer les feuilles de la Cloche en déclarant qu’il présenterait l’affaire aux chefs de Mikhaïl comme un détournement de sa fille à des fins politiques.
Véra craignait que Mikhaïl, emporté par sa fougue, ne proclamât tout haut ses idées, ce qui l’eût aussitôt privé de la liberté et, partant, du moyen de servir efficacement la cause de la révolution.
«D’ailleurs, concluait-elle, si tu juges bon de te dévoiler et de tomber, dès maintenant, à l’avant-garde, je n’implore qu’une grâce: n’oublie pas de me prendre avec toi. Car enfin, nous sommes unis pour l’éternité…»
Suivaient des aveux d’amour que moi je n’aurais pas osé lui faire à elle, même en pensée.
Et Véra ne doutait pas que je transmettrais un pareil message! Elle avait bien tort!
Quelles pluies cet été! Pas moyen de se réchauffer après les frimas de l’hiver. Je me suis ingénié à coudre à mes valenki [5] des semelles en linoléum pour qu’elles ne prennent pas l’eau, car je n’ai pas de quoi m’acheter des caoutchoucs… Les fillettes riaient beaucoup, mais elles m’ont aidé.
Elles ont la main heureuse, ces petites: j’ai amassé plus d’argent que jamais. Les passants avaient pitié d’un vieillard marchant sous la pluie, chaussé de valenki à semelles de linoléum quadrillé.
Au fond, les gens sont plus artistes qu’ils ne pensent. Ce n’est pas la misère même qui les touche, c’est seulement sa nuance nouvelle, pittoresque.
Quand je pataugeais dans les flaques avec mes valenki trempés, j’étais beaucoup plus à plaindre, et cependant on me donnait moins. Tandis que maintenant, grâce à ce judicieux succédané de caoutchoucs, je préserve mieux ma santé et les gens attendris deviennent plus généreux.
J’ai acheté, à part le pain, une demi-livre d’os à la boucherie. Pour les fillettes, j’ai pris deux caramels: je me suis avisé trop tard que les gamins qui les vendent, les lèchent pour les faire briller. Tant pis, je les passerai à l’eau chaude, comme par mégarde; les petites les mangeront avec plaisir.
Je suis revenu aujourd’hui en tramway. Assis dans un coin, je lisais une annonce disant qu’un professeur de psychologie allait démystifier les trucs des cartomanciennes et des hypnotiseurs. Je me rappelai soudain Paris et Mme de Thèbes, la diseuse de bonne aventure. Il y avait au mur de son antichambre le moulage d’une main que j’avais souvent vue au jeu de cartes. Je regarde de plus près et déclare: «Mais c’est la main du général D.» Mme de Thèbes sursaute:
– D’où le savez-vous? Donnez-moi la vôtre. Et la voilà soudain triste, prête à pleurer: Votre destin est affreux…
J’insistai:
– Parlez.
– Un grand artiste est mort en vous. Or, celui qui tue l’artiste qu’il aurait pu être, se change forcément en scélérat; telles sont les lois de l’esprit. Enfin, cela, c’est votre passé…
Quant à l’avenir, comme je la pressais de m’apprendre de quelle mort je mourrais, elle finit par répondre:
– Vous mourrez d’inanition, monsieur, après d’horribles tourments endurés au cours de vingt ans de cellule et d’asile d’aliénés.
J’ai quatre-vingt-trois ans. À supposer qu’en rentrant je sois jeté en prison, il est peu probable que je vive encore vingt années, même atteint de folie, pour mourir à cent trois ans.
Certes, Mme Thèbes s’est fichue dedans, comme nous disions à l’école militaire. Qui lèverait la main sur un vieux mendiant?
Je n’ai pas pu écrire ces jours-ci. Les pluies ont avivé mes rhumatismes. Telle une bête malade dans sa tanière, je scrutais le ciel nuageux, dans l’attente du soleil.
Demain c’est le Premier Mai, date inoubliable où je fis mon second pas pour perdre Mikhaïl. Le premier, si le lecteur s’en souvient, je l’ai fait sous la tonnelle en remettant à Mosséitch la Cloche, journal publié à l’étranger. Je parlerai dans ce chapitre des conséquences de l’affaire, mais il faut d’abord que je note pour moi-même un événement actuel: la fête du Premier Mai au sixième anniversaire de la révolution.
La veille, il avait bruiné tout le jour et les fillettes pleuraient de ne pouvoir assister à la fête le lendemain. Pourtant, le 1er mai le soleil se leva splendide, ardent comme aux plus beaux jours de juillet. Les petites babillaient en se nouant l’une à l’autre des rubans rouges dans les cheveux; le vieux Potapytch mit l’insigne communiste: la faucille et le marteau sur l’étoile rouge. Et il fixa à sa cravate rouge une épingle avec le portrait du camarade Lénine.
Je le regardais se raser et arborer ces nouveaux emblèmes, signes d’un pouvoir bien établi.
Tout le monde s’en alla, sauf moi. Les fillettes montèrent avec leurs camarades de classe dans un camion enguirlandé de branches de sapin et muni d’immenses affiches vantant la supériorité de l’instruction sur l’ignorance.
Le vieux Potapytch, lui aussi, marche au pas avec les «travailleurs de l’instruction», puisqu’il est gardien au service de l’Instruction Publique. En partant, il m’a dit avec orgueil:
– Nous avons notre drapeau, il est magnifiquement brodé. Vous verrez ça: des épis d’or sur velours cerise, et un mot d’ordre.
Je ne fus pas longtemps seul. Goretski, essoufflé, gravissait les marches raides de l’escalier. C’est un vieux curieux qui adore les spectacles; or, par nos fenêtres on voit la perspective Nevski, à vol d’oiseau même.
Goretski est définitivement tombé en enfance: il a oublié le passé et vit au jour le jour. Il commença par me demander si j’avais du sucre et manifesta le désir de prendre du thé… Nous le bûmes en suçant un morceau de sucre chacun, luxe inouï. C’est du reste une réserve à part, que je garde pour les fillettes.
Goretski me décrivait avec feu les processions et les mises en scène de la fête. Ses clients lui laissent souvent des journaux et bavardent volontiers avec ce vieillard loquace.
Le voyant en bien meilleure santé que moi, je lui fis promettre que si je mourais il remettrait mes écrits à destination. Il refusa d’abord, sous prétexte de n’avoir pas le temps, mais une livre de gros tabac eut raison de sa résistance: il s’engagea à porter au besoin lui-même mon manuscrit à la rédaction.
Soudain, une sonnerie de clairons vibra: la procession s’allongeait, de la gare Nicolas, sur toute la perspective Nevski. Ouvriers, troupes, enfants, tout le peuple marchait, célébrant sa fête. Au centre, sur un camion, un énorme globe où on avait marqué en rouge, parmi les mers bleues, les territoires où la révolution s’était accomplie ou se préparait. Au lieu de l’équateur, s’étalait une ceinture mobile avec ce mot d’ordre: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!»
Et lorsque, autour de cette masse, un chœur de voix fraîches de jeunes filles lança l’appel que Mikhaïl m’avait murmuré jadis, animé d’un ardent espoir en l’avenir, je crus sentir son invisible présence. C’était émouvant, c’était beau, je l’avoue. Dans un autre camion, énorme guimbarde, une drolatique «bourgeoisie internationale» échangeait des boutades avec la foule, à la joie de tous.
Les troupes défilent en bon ordre, vêtues d’uniformes corrects, aux pattes de col de différentes couleurs. Tous sont casqués comme des preux. Un nouveau contingent de robustes gaillards… La Russie est inépuisable! Naguère, les champs de bataille étaient jonchés de ses meilleurs soldats, et la voilà qui a engendré des hommes nouveaux, telle une terre vierge abreuvée de soleil qui ne se lasse pas de produire de sveltes épis.
Sous l’effet de la fanfare, mon pauvre Goretski, mis en humeur guerrière, se rappelle soudain ses exploits.
– Tu sais, mon vieux Serge, il m’arrive de mentir, de rage impuissante. Je suis gardien… C’est pourtant moi, moi qui ai pris l’aoul de Guilkho!
Un sanglot allait lui échapper, mais soudain exultant, comme s’il prenait part à la fête, il me dit:
– Tiens, tiens, voilà qu’on peut promener des drapeaux rouges, ce n’est pas comme dans le temps!
Son inconscience me révolta.
– Imbécile, va! lui dis-je avec la familiarité d’autrefois. Pourquoi, tête de lard, ne le pouvait-on pas? À cause de types comme nous autres. As-tu protesté quand on pendait les terroristes, quand on incarcérait les gens? Non, tu applaudissais, mon ami.
– Voyons, mon cher, répliqua-t-il sans se troubler, c’était différent, les terroristes voulaient user de violence…
Je m’abstins de discuter. Il devenait décidément gâteux. Ce qu’il était content de voir la milice en belle tenue neuve, noire, à col rouge, faite sur mesure!
– Mon cher, nous avons de nouveau une police, et bien plus convenable que l’ancienne; c’est, ma foi, une police d’Europe. Ah, si j’avais su, je n’aurais jamais fait de sabotage! Mais eux aussi, entre nous, étaient trop pressés de nous détruire. Il aurait fallu nous homologuer tout de suite. Je ne me plains pas, du reste: j’ai une place tranquille et, si l’on peut dire, au-to-cra-tique. Je suis mon propre chef, et pas de bureaucratie… ha, ha!
Las de ses radotages, je fus heureux qu’il s’en allât. Mais aussitôt pris de honte à l’idée que mon dernier ami me portait sur les nerfs, je lui offris de le reconduire.
Au retour, entraîné par le flot de monde, je parvins à cette fatale place Ouritski. Une immense foule silencieuse et ordonnée écoutait des orateurs parler du haut d’une tribune. Et quand on y déploya l’étendard de pourpre, des milliers de voix entonnèrent l’Internationale.
Comment distinguer le rêve de la réalité? N’était-ce pas là, sur cette même place, qu’un autre hymne avait résonné puissamment, inséparable du mot «Russie» et qui semblait éternel? Y avait-il longtemps de cela? D’après les dates, cinq années à peine; d’après les événements, des siècles. Et voici que l’Internationale, à son tour, paraissait inséparable du pays.
Les fillettes revinrent contentes, avec des friandises, et Ivan Potapytch était visiblement gris.
– Les coopérateurs m’ont offert de la bière, ça n’aurait pas été chic de refuser, déclara-t-il en guise d’excuse.
Il enleva ses nouveaux insignes, et désireux de ratifier la fête du Premier Mai à son foyer, cria tout haut, comme dans la rue: «Vive le prolétariat rouge!» Puis il enfila sa robe de chambre et demanda en bâillant aux fillettes d’un ton sérieux:
– Ça durera longtemps, ces jours fériés?
Sacha, la cadette, répondit avec dépit:
– Penses-tu! Les classes recommencent demain.
La révolution s’est bien implantée dans les mœurs. Si vite! Une vieille forêt essouchée met plus longtemps à se couvrir de jeunes arbrisseaux. Les formes nouvelles ont mûri et deviennent populaires. Alors pourquoi, je vous le demande, pourquoi Mikhaïl est-il mort ainsi, sans gloire, tandis que moi j’ai survécu? Car ce n’est pas moi, c’est lui qui voulait ces formes.
Le soleil, ou peut-être la musique et la gaieté d’autrui, ont calmé mon accès de rhumatisme. Le lendemain matin, quand tout le monde fut parti, j’ai repris mon cahier. Où m’étais-je arrêté dans l’histoire de Mikhaïl? Ah oui, à la lettre que Véra m’avait confiée, dans la certitude que je la remettrais au destinataire…
Je n’en fis rien. Elle est toujours sur moi.
C’est la preuve accablante de ma faute, c’est mon trésor, mon infamie et ma justification. Décolorée par le temps, marquée de larmes amères, elle me suivra dans la tombe.
Comment se fait-il que je n’aie pas transmis ce message si important pour la destinée de Mikhaïl et de Véra?
Comme toujours, ce fut ma mauvaise volonté qui créa en quelque sorte les circonstances favorables à la vilenie conçue. Quand je revins de vacances à la date prescrite, Mikhaïl n’était pas de retour. Il arriva un jour en retard et présenta, pour se disculper, un certificat médical auquel personne ne croyait, bien sûr, mais qui était admis par l’usage.
Moi, à ma propre surprise, je tombai si gravement malade de toutes mes émotions, que le soir, à la messe, je m’évanouis et, transporté à l’infirmerie, m’avérai atteint d’une fièvre nerveuse. Pendant qu’on me déshabillait, je réussis à fourrer la lettre de Véra dans le tiroir de la table de chevet, et je perdis connaissance pour trois jours.
La première chose, en revenant à moi, fut de m’assurer que la lettre était là et de la cacher encore mieux sous les objets de toilette. Au bout d’une semaine, des camarades vinrent me voir; Mikhaïl était parmi eux. C’était – je ne l’oublierai jamais – le 1er mai. Resté seul, il me demanda ce qui s’était passé à Lagoutino et si je n’avais pas de lettre pour lui. Je me taisais, comme pour prendre des forces, tandis qu’un calcul rapide s’effectuait dans mon esprit: si je lui dis que la fuite a échoué, il trouvera le moyen d’inciter Véra à des actes téméraires; or, je suis maintenant à plat, incapable de la protéger. Me faisant donc plus malade que je n’étais, je lui dis:
– Je te dirai tout plus tard. Il ne s’est rien passé, en somme. Véra est dans sa propriété, elle t’enverra une lettre un de ces jours. Elle n’a pas eu le temps de me la donner: je suis parti subitement, convoqué par ma tante.
Mikhaïl négligeait tellement ma personnalité qu’après m’avoir pris pour un schéma tout fait, il ne se donnait plus la peine de considérer en moi l’être vivant.
– Pas de lettre, dis-je.
La voici, devant moi! Une enveloppe bleutée, insérée dans une autre, en toile solide. Mikhaïl et Véra n’existent plus; les effets de Mikhaïl, restés comme lui en prison vingt et un an, se sont usés, selon le rapport du directeur, et ont été brûlés sur son ordre en présence de deux officiers de gendarmerie; tandis que la lettre, elle est intacte.
L’ayant interceptée, je décidai de ne pas dire toute la vérité; et au sortir de l’infirmerie, pendant le seul entretien que Mikhaïl daigna m’accorder, je fus évasif et prétendis ne rien savoir, ayant été à la chasse le dernier jour.
Nous étions cependant à la fin de mai, la promotion approchait: c’était pour tout élève officier une grande solennité, un jour unique.
Par la suite, un militaire pouvait vivre beaucoup d’instants plus heureux et plus solennels, notamment celui où on lui décernait pour sa bravoure l’ordre de Saint-Georges; mais il ne connaissait jamais de passage plus impressionnant d’un état à l’autre.
La promotion, c’est un peu comme la prise d’armes du chevalier. Pourvu des pattes d’épaule d’officiers, l’aspirant d’hier devait vite assimiler un cours de tactique spéciale et les lois régissant ses droits et ses devoirs, tout un code complexe, assez original et souvent contraire à celui du reste de l’humanité.
Ce régime particulier a été maintes fois décrit par les écrivains, et si je le mentionne, c’est seulement parce qu’il fut pour moi, durant des années, la coquille d’oeuf du poussin, contenant toutes les matières indispensables à la nutrition et à la croissance. Mais le poussin, dès qu’il a brisé la coquille, marche tout seul. Tandis que moi, une fois sorti de ces débris, je ne sais où poser le pied.
L’empereur assistait à la promotion. Il nous félicitait, il embrassait l’adjudant et les promus. Je m’aperçus que Mikhaïl, pâle comme un mort, fixait le tsar de ses yeux de flamme. En écoutant le rapport de l’adjudant, le souverain croisa son regard. Je le vis tressaillir: il l’avait reconnu. L’empereur se détourna pour adresser la parole à Adlerberg. Je sus plus tard, par son neveu qui était mon camarade, que le tsar avait demandé: «Quel est cet aspirant?» Quand on lui dit son nom, il le répéta à deux reprises, comme s’il craignait de l’oublier: «Beidéman, Beidéman». Puis il ajouta: «Une figure bien antipathique!»
Mikhaïl porta son mouchoir à son nez comme pour arrêter une hémorragie subite, et sortit. Il ne voulait pas du baiser impérial.
En passant à la salle du banquet, au son d’une musique militaire, je ne pus m’empêcher de lui dire:
– Qu’est-ce que tu as à bouder en pleine réjouissance, comme un fantôme qui garde un secret fatidique?
– Ce ne sera pas toujours un secret, je t’assure; mais il restera fatidique pour quelques-uns!
Il se rapprocha soudain et me demanda très vite:
– C’est bien vrai que Véra ne m’a pas écrit?
Et je mentis encore, honteusement, les yeux baissés:
– Si, deux lignes au crayon, pas même cachetées… Pardonne-moi, j’ai perdu le papier pendant ma maladie et n’ai pas eu le courage de te l’avouer. Mais je t’ai dit tout ce que je savais, et si tu voulais, tu pourrais agir.
– Les mains liées? proféra-t-il d’une voix rauque de fureur. Je te préviens d’une chose: si la lettre n’est pas perdue et que tu m’aies menti pour nuire à notre cause, je te tuerai.
– Veux-tu qu’on se batte en duel demain? ripostai-je.
Nous étions comme rivés l’un à l’autre. Mikhaïl fut le premier à se ressaisir.
– Excuse-moi! fit-il. J’ai parfois le pressentiment que tu seras cause de mon malheur. Mais pas de duel: ma vie est engagée.
J’étais presque heureux: Mikhaïl commençait à me remarquer. La nature des amateurs d’art est si étrange! J’avais compris que Mikhaïl ne m’était peut-être pas moins cher que Véra.
Enhardi, je m’informai:
– Et si on attente à ton honneur d’officier, tu refuseras aussi de te battre?
Il dit, songeur:
– Mon honneur est un honneur d’homme, et non d’officier.
– Alors tu ne resteras pas un mois au régiment!
– Qui t’a dit que je voulais y rester?
Sur le soir, comme j’étais à la salle de réunions où on comptait arroser copieusement la promotion, un planton vint m’annoncer qu’un soldat m’attendait avec une lettre. Je sortis dans l’antichambre, et je fus stupéfait de voir Piotr, le mari de la belle Marfa. Malgré son air vaillant et son impeccable garde-à-vous, j’évoquai son visage blême et son dos lacéré, zébré d’horribles traces violettes. Aussi, ma première question fut-elle:
– Te voilà rétabli?
– Oui, j’ai gardé le lit une semaine, votre noblesse, après quoi on m’a enrégimenté et envoyé ici, dans la garde. J’ai deux lettres de notre demoiselle: une pour vous, une pour le lieutenant Beidéman.
Mikhaïl était à la porte; entendant son nom, il s’avança, reconnut aussitôt Piotr, rougit et pâlit tour à tour puis tendit la main en silence pour prendre la lettre de Véra.
– Quand le lieutenant Roussanine n’aura plus besoin de toi, viens me trouver à la bibliothèque. Et il se retira en hâte.
Piotr me raconta que Véra avait épousé le prince Nelski. Marfa, que Véra s’était fait donner par son père en cadeau de noces, annonçait, de son côté, que les nouveaux mariés partaient à l’étranger et voulaient l’emmener avec eux.
Je n’en croyais pas mes oreilles, je le pressais de questions, mais Piotr n’en savait pas davantage. On l’avait enrégimenté peu après. Il affirmait du reste que Véra était calme.
Le prince qui avait fréquenté la jeune fille à titre de fiancé, lui parlait longuement en se promenant avec elle dans les allées sombres du jardin.
Dans sa lettre, Véra me priait instamment de prendre Piotr comme ordonnance. Elle annonçait ensuite, sans donner de détails, qu’elle avait épousé le prince Nelski parce qu’elle avait trouvé en lui un ami excellent. Ils partaient en effet, à l’étranger, en passant par Pétersbourg où elle espérait me voir. Suivaient des paroles affectueuses dont j’avais perdu l’habitude, et la demande réitérée de m’occuper de Piotr. Je promis à ce dernier de faire aussitôt des démarches, et je le conduisis à la bibliothèque, auprès de Mikhaïl. Ils reparurent bientôt ensemble; Mikhaïl rayonnait comme si c’était lui qui avait épousé Véra.
– Adieu, Roussanine! me dit-il. Je n’irai pas riboter, le temps me manque. Il faut que je me rende aujourd’hui même à Lesnoé où ma mère m’attend avec impatience. Mais avant de m’en aller, j’aurai deux mots à te dire…
Le visage en feu, il me transperça du regard:
– Tu m’as menti, Véra m’avait écrit, et un peu plus que deux lignes. Mais tout est bien qui finit bien. Notre cause commune est plus favorisée qu’on n’aurait pu le souhaiter.
– Votre cause… commençai-je, mais je m’abstins de dire que Véra elle-même ne comptait apparemment pour rien à ses yeux. Cela m’arrangeait, d’ailleurs. Ce fanatique ne devait aimer que par à-coups: n’avait-il pas avoué à Véra que dans sa vie la femme ne jouait qu’un rôle secondaire? Et cette allusion au meurtre qu’il avait failli commettre parce que sa bien-aimée prenait de l’ascendant sur lui? À moins qu’il n’ait inventé ce drame pour se faire valoir… Mais je m’avisai aussitôt qu’il ne ressemblait pas à un fanfaron; et plus tard, beaucoup plus tard, l’étonnante interdépendance de nos destinées me permit de vérifier moi-même sa sincérité…
De sa démarche légère, impétueuse, Mikhaïl se dirigea vers le portail à travers la longue place où le soleil couchant déversait à flots sa lumière et embrasait les vitres des bâtiments. Il s’en allait dans un si ardent éclairage, que l’officier de service, déjà passablement gris, clama soudain: «Au feu, les gars!» À quoi les autres répondirent sans se retourner: «Noie-le dans le vin!», et attaquèrent une chanson bachique.
Quant à moi, le cœur serré à la vue de la haute silhouette de Mikhaïl qui s’éloignait, solitaire, parmi l’éclat éblouissant des fenêtres, dans la lueur sanglante du couchant, je cédai tout à coup à l’irrésistible désir de le préserver de je ne sais quelle calamité. Saisissant ma casquette, je m’élançai derrière lui…
Quand je l’eus rattrapé, je dis:
– Permets-moi de t’accompagner jusqu’à la chaise de poste, j’ai envie de me promener.
– Viens, fit-il d’un ton amical.
Nous marchions en silence, heureux comme aux jours lointains de nos premières rencontres. Au pont de la Police où Mikhaïl voulait acheter quelque chose, un civil d’âge moyen, barbu et pas très bien habillé, nous croisa. Je le connaissais de vue, mais je ne pouvais me rappeler tout de suite où je l’avais rencontré.
Cet homme s’adressa à Mikhaïl en le dévisageant:
– Bonjour! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir? Je vous attendais…
C’était Dostoïevski.
Moi, c’est à peine s’il m’avait remarqué; mais, à mon salut, il se ravisa et me dit avec une amabilité exagérée:
– Vous aussi, je crois, vous étiez au salon de la comtesse?
– La comtesse Kouchina est ma tante, répondis-je sottement, piqué au vif.
Mikhaïl se taisait, sans doute ému par cette rencontre.
– Messieurs, dit Dostoïevski, venez chez moi, c’est tout près d’ici.
Mikhaïl avait du temps avant le départ de la poste pour Lesnoé; quant à moi, je devais faire la bombe toute la nuit, et une heure de plus ou de moins ne comptait guère. Nous suivîmes donc l’écrivain.
En lisant par la suite des critiques sur Dostoïevski et des souvenirs concernant sa personnalité, je fus étonné du manque d’observation des gens. Ils se fient au masque que tout homme pensant porte afin de mieux communiquer avec ses semblables. Ce masque, ils le prennent pour le vrai visage.
J’ai grandi dans un milieu où l’apparence est excessivement trompeuse, où les hommes les plus brutaux et les plus ignorants en matière d’art et de science apprenaient à défrayer une causerie de salon; ils effleuraient adroitement tous les sujets et laissaient supposer encore plus de choses sous-entendues, alors que leurs propos n’étaient, en somme, qu’un ingénieux décor à perspective lointaine, fait d’astuce et d’un vulgaire morceau de carton.
Depuis que je le sais, j’en suis venu à négliger totalement, dans mon appréciation sérieuse d’un auteur, sa dernière œuvre fabriquée pour la montre.
Je dois avouer qu’à cette époque je n’avais rien lu de Dostoïevski, aussi ma première impression – je m’en rends compte aujourd’hui – n’en était-elle que plus fraîche et plus impartiale. Et j’ai toujours eu envie de rire à la vue d’un avorton neurasthénique, aux sentiments larmoyants, qui se croyait «dans le goût de Dostoïevski».
À examiner de plus près cet écrivain, je fus frappé par des traits absolument contradictoires.
Il possédait au plus haut point cette qualité réservée à un petit nombre de femmes du monde qui, loin d’être belles, ont un avantage supérieur à la beauté: un charme qui décide sans appel du sort d’autrui.
Quand on les a connues, toutes les impressions recueillies en dehors de leur rayon d’action paraissent pauvres et incolores. Leur présence stimule, décuple les forces, grise comme le champagne, enrichit.
Sans doute, les savants expliqueront un jour le secret de ce charme par des fluides vitaux intensifs, qui émanent de certains organismes.
L’action de cet élixir de vie concentré en Dostoïevski était vive et subite comme la lumière d’un phare qui éclaire soudain l’objet exposé à ses rayons.
Il est possible que les natures non artistiques, mais volontaires et réfléchies, échappent à ces influences; pour moi, je suivais Dostoïevski avec une exaltation pareille à celle qui me prenait devant quelque chef-d’œuvre de l’Ermitage impérial.
Un coup d’œil à Mikhaïl me révéla que lui aussi était bouleversé, mais d’une autre manière. Son visage viril semblait durci, il remettait en place ses cartouchières, se redressait de toute sa taille comme avant la revue et marchait d’un pas net.
– Vous voilà officiers, remarqua en souriant Dostoïevski. L’autre fois, vous n’étiez qu’aspirants. Ça s’arrose. J’ai justement du vin qui n’est pas mauvais. Je vous en offrirai dans une chambre singulière. Pendant qu’on remet à neuf mon logement, j’habite chez un ami parti à l’étranger.
Nous montâmes au troisième. Des couloirs sombres et peu prometteurs nous conduisirent à une porte éraflée. Dostoïevski pénétra dans un débarras voisin, en tira une poignée au bout d’une ficelle, comme un poisson capturé à ligne, l’introduisit dans le trou de la porte et la tourna. Nous étions dans un vestibule obscur, encombré de châssis et de bois de chauffage. À notre apparition, deux rats s’enfuirent en piaillant.
Dostoïevstki poussa la porte, et nous nous trouvâmes dans une pièce bizarre, très vaste et absolument ronde, trois larges fenêtres perçaient le mur extérieur qui contournait en arc de cercle l’avenue et un canal aux eaux glauques. L’une d’elles, grande ouverte, avait sur son appui une abondante floraison de pois de senteur, tous de nuances violettes, je m’en souviens parfaitement. Ce premier plan s’accordait à merveille avec le panorama infini de la ville. Au-delà des tendres corolles violettes, surgissait, tel un fantôme, le palais comtal rouge, l’un des chefs-d’œuvre de Rastrelli. Les deux renards dressés sur leurs pattes de derrière, qui ornaient le fronton, semblaient animés dans leurs lueurs changeantes du soir. Je connaissais évidemment les noms des rues et les maisons, mais à voir de cette fenêtre du troisième étage, la ville noyée dans le pourpre et l’or du ciel qui estompait les contours des édifices, je sentais mieux le génie de ses bâtisseurs, qui me fait souvent associer Pétersbourg à l’Italie.
Quel charmeur que le couchant! C’est ainsi qu’un jour, à Paris, le bois de Boulogne m’a attendri autant que les ravins de notre province de Smolensk. Peut-être que les émigrés qui erraient là en grand nombre, m’avaient transmis leur nostalgie.
Comme s’il lisait dans ma pensée, Dostoïevski nous montra les premières lumières qui tremblaient dans les flots sombres du canal et une longue barque amarrée sous un pont.
– Ne dirait-on pas Venise! s’écria-t-il. La réalité d’ailleurs vaut bien le rêve. Ce sont des potiers de Tchérépovetz qui ont amené cette barque pleine de céramiques faites à la main. La marchandise est écoulée. Mais hier, sous un soleil éclatant dont nous n’avons pas l’habitude, nos pots miroitaient à l’égal des mosaïques de Saint-Marc… Asseyez-vous, messieurs, nous allons boire à votre nouveau grade.
Nous nous éloignâmes de la fenêtre pour nous asseoir sur un des interminables divans qui suivaient la courbe des murs et alternaient avec des bibliothèques. Le milieu de la pièce était vide. Un parquet bien propre mais qu’on n’avait plus ciré depuis longtemps, étalait comme pour un jeu féerique ses losanges habilement assemblés. Au plafond pendait un lustre également rond, de style byzantin, où les bougies étaient remplacées par des veilleuses de différentes couleurs. Dostoïevski remplit nos verres d’un excellent marsala.
– Vous savez, j’éprouve une joie puérile à loger quelque temps au moins dans cette chambre fantastique, commença-t-il, mais Mikhaïl, très ému, l’interrompit soudain:
– Je me rappelle qu’au premier chapitre des Humiliés et offensés vous exprimez le souhait d’habiter une chambre spéciale qui ne soit pas en sous-location; une seule chambre vous suffirait, pourvu qu’elle soit grande… Vous faites aussi observer que dans une pièce exiguë les pensées même sont à l’étroit, et que vous aimez créer vos nouvelles en marchant de long en large…
– D’où le savez-vous? Le roman n’a pas encore paru…
– Séline, notre professeur, gardait vos manuscrits; comme j’étais son secrétaire, il m’autorisait à les lire.
– Mais oui, Séline, un, parent par alliance de Herzen, je me souviens très bien de lui… Mais vous avez cité la phrase mot à mot. M’auriez-vous lu si attentivement? s’enquit Dostoïevski étonné.
– Nous, les Russes, nous faisons tout jusqu’au bout, tel est notre caractère. Il paraît que Strauss a pris le peintre Ivanov pour un fou parce qu’après avoir étudié à fond sa Vie de Jésus il s’était mis à questionner l’auteur sur des choses auxquelles celui-ci ne songeait plus du tout.
Dostoïevski sourit:
– C’est ce que vous comptez me faire à moi?
– Vous avez deviné, articula Mikhaïl, très grave. Oui, je vous ai lu attentivement. Et tourmenté par certaines idées à votre sujet, c’est chez vous que j’ai trouvé la clef du mystère dans un «à propos»…
– C’est très curieux…
– Voici ce que vous dites: «À propos, j’ai toujours eu plus de plaisir à méditer mes œuvres et à anticiper leur création, qu’à les écrire réellement.» Et vous demandez aussitôt: Pourquoi?
– Et c’est vous qui allez me répondre?
– Oh, non… Adressez-vous à votre conscience.
Je jetai à Mikhaïl un regard stupéfait. Il avait prononcé des paroles presque grossières et que je trouvais déplacées. Quel mal y avait-il à préférer le rêve aux formules verbales? Selon moi, c’était même poétique, le rêve étant désintéressé.
Mais Dostoïevski ne fut point surpris. La tête penchée, il écoutait Mikhaïl avec attention, voire avec une sorte de respect, comme s’il allait apprendre une chose de la plus haute importance.
Autant sa gaucherie m’avait frappé au salon de ma tante, autant j’étais séduit maintenant par la délicatesse qu’il mettait à calmer la nervosité de Mikhaïl dont il semblait si bien comprendre la raison.
– Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt? Ce n’est point par hasard, je présume? Cela vous rebutait, n’est-ce pas?
Dostoïevski avait l’air d’écarter une à une les cloisons inutiles pour pénétrer dans l’âme humaine aussi simplement qu’on entre dans un jardin, en ouvrant le portillon.
– Bien sûr, vous ne m’êtes pas étranger, dit Mikhaïl sans lever les yeux. Mais pour la cause que je veux servir… vous êtes l’homme le plus cruel, le plus nuisible, qui soit.
Il parlait d’une voix ferme, tel un guerrier posté à une meurtrière, entouré d’ennemis et refusant de se rendre.
Son émotion, que je ne comprenais pas plus que le sens de leur entretien, s’était pourtant communiquée à moi.
– Je n’en attendais pas moins de vous, fit Dostoïevski d’un ton approbateur.
– La Maison des morts a achevé de m’éloigner de vous. Évidemment, l’homme est son propre juge, – je vous l’ai déjà dit – cela regarde donc votre conscience… Mais voici une analogie: si, à en croire votre aveu, vous aimez mieux rêver qu’écrire, si vous préférez garder pour vous votre richesse spirituelle, c’est que… Bref, vous avez fait le même choix dans la vie…
Ne se contenant plus, Mikhaïl trancha avec une indicible amertume:
– Vous lésinez! Vous, si riche en savoir et en expérience!
Mikhaïl se leva, le souffle coupé, et s’approcha de la fenêtre. Confus, je regardais Dostoïevski. Je n’oublierai jamais son visage à cet instant-là. À travers la grande tristesse, puissante et comme séculaire, qui ne le quittait même pas quand il souriait, la joie rayonna, empreinte d’amour.
Il rejoignit Mikhaïl, tandis que je restais sur le divan, les yeux rivés sur leurs silhouettes presque noires sur le fond rosé de la fenêtre.
Mikhaïl était dans un de ces accès où, brûlé d’un feu sauvage, il ne voyait plus personne devant lui. Telle une flèche d’arc tirée avec vigueur, il eût transpercé tout obstacle plutôt que de dévier…
– Quand vous êtes sorti de prison, gronda sa voix sourde et profonde, quand vous disiez adieu aux baraques en rondins noircis où vous aviez compté si douloureusement vos jours de captivité, n’était-ce donc que votre talent littéraire qui vous faisait souvenir de ce que vous laissiez là en recouvrant la liberté? J’ai appris par cœur ce passage; le voici: «Que de jeunesse ensevelie entre ces murs, que de forces perdues! Car enfin, il faut le dire, c’étaient des hommes extraordinaires. C’étaient peut-être les hommes les plus doués, les plus forts de notre pays. Mais ces forces puissantes ont été détruites à jamais d’une façon monstrueuse, absurde. À qui la faute?» Et vous répétez à l’alinéa suivant, pour attirer l’attention du lecteur: «Oui, à qui la faute?»
– Que devais-je faire, selon vous? demanda Dostoïevski avec douceur.
– Je sais seulement ce que nous devons faire, nous autres.
– Qui ça… vous autres?
– Nous, les jeunes! Les jeunes meurent sur place, là où ils voient l’injustice. Ils n’auront pas à transmettre verbalement leur expérience, car ils doivent s’immoler. Le sacrifice! Au temps des martyrs chrétiens, on se passait de conciles oecuméniques. Il n’y a jamais eu qu’un moyen de combattre le mal, la violence: ce moyen, c’est la mort consentie au nom de la liberté. Songez un peu, pourquoi serais-je venu vous voir? Vous cherchez une conciliation, un moyen terme. Or, notre cause à nous veut l’intransigeance et la mort. Adieu…
Mikhaïl se dirigea vers la porte, Dostoïevski lui prit la main.
– Permettez que je vous éclaire, il fait noir dans le corridor.
Bouleversé, interdit, je suivis mon camarade sans proférer un mot. Dostoïevski nous précédait, la bougie à la main. La clarté vacillante qui tombait sur les murs, ne pouvait disperser les ombres de la nuit condensées dans les multiples niches et recoins du corridor principal. Et si tout à l’heure Pétersbourg, vu par la fenêtre de la chambre ronde, m’avait rappelé l’Italie, ces escaliers et passages à peine éclairés me faisaient penser aux catacombes, aux premiers martyrs et à leurs persécuteurs.
Maintenant que les événements sont accomplis, je me rends compte à quel point la vision évoquée par mes sens troublés avait été significative.
Quant à la singulière chambre ronde, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, l’ami de Dostoïevski la céda peu après à une madame Florence qui l’utilisa jusqu’à la révolution comme salle commune pour les demoiselles et les hôtes de son établissement frivole mais lucratif.
Les démarches que je fis au sujet de Piotr, ainsi que Véra me l’avait demandé dans sa lettre, aboutirent. On l’affecta à notre unité et je le pris comme ordonnance. Pour le reste, je n’y comprenais absolument rien.
La joie manifestée par Mikhaïl à propos du mariage de Véra, témoignait que ce devait être un mariage factice. L’aveu que le prince était pour elle un ami excellent, indiquait des relations d’un genre particulier. Mais ce voyage à l’étranger? Je ne doutai pas un instant que Véra aimait toujours Mikhaïl; que signifiait donc ce départ? Mikhaïl ne pouvait pourtant pas l’accompagner… Comme officier, il était retenu pour trois ans au moins par son service.
Tout s’expliqua bientôt. Mikhaïl Beidéman disparut. On l’attendit en vain au régiment, il ne s’y présenta pas au terme fixé. Sa vieille mère, à laquelle il avait certifié qu’il s’en allait pour quelque temps en Finlande, était sans nouvelles de lui; elle adressa au grand duc Mikhaïl Nikolaévitch, directeur en chef des écoles militaires, une demande pour qu’on fît des recherches.
Cruel comme tous les fanatiques, Beidéman ne se souciait pas de ses proches. Il avait négligé de se mettre à la place de sa pauvre mère. Sinon, pourquoi n’avait-il pas eu l’idée qui serait venue à tout autre dans sa situation? Car enfin, le mensonge puéril qu’il lui dit en la quittant – à jamais, comme devait le montrer l’avenir – allait être dévoilé au bout de quelques jours et la mettre dans une terrible angoisse. Il aurait pu lui épargner ce surcroît de souffrance; sa mère était une femme courageuse, une nature d’élite. Mais il n’avait point songé à elle, voilà tout, et il avait usé du premier expédient venu.
Quant à Vera, il s’abstint de la joindre à ce moment-là, de crainte d’attirer les soupçons sur elle et de gêner son départ pour l’Italie où il devait la retrouver plus tard. Son passage à la frontière fut signalé par le gouverneur de la ville de Kuopio au gouverneur général de Finlande, comme l’attestent les documents. C’est d’après eux que je reconstitue les faits.
Mikhaïl descendit tard le soir dans une hôtellerie où il changea de vêtements avec le sommelier, sous le prétexte d’aller à la chasse le matin. Mais une fois parti, il ne revint plus et fit à pied la distance d’Uleaaborg à Tarnio. Les autorités n’en savaient pas davantage à cette époque.
Je brûlais de revoir Véra et m’apprêtais à demander un bref congé pour régler des affaires concernant mon domaine, lorsque je reçus d’elle une dépêche où elle me suppliait de venir immédiatement pour une question urgente. Je donnai l’ordre à Piotr de faire mes bagages. On m’annonça peu après qu’une dame âgée me demandait. C’était la mère de Mikhaïl.
Je n’oublierai jamais cette vieille femme. Mikhaïl était son dernier-né, un enfant tardif. D’allures un peu guindées, en robe noire et mitaines blanches, elle m’étonna par son calme imperturbable, si rare chez les femmes. Toute la vie semblait concentrée à l’intérieur, ne laissant échapper au dehors que les rares paroles et les gestes nécessaires aux rapports avec les autres. En même temps, une bonté ineffable rayonnait dans ses yeux magnifiques, d’un bleu encore vif. Ce n’était pas cette bienveillance mondaine qui n’engage à rien, mais une bonté véritable, active. D’où, sans doute, cette attention un peu sévère dans sa façon d’écouter et de regarder.
Je compris d’emblée que Mikhaïl aurait pu se confier à une mère pareille. Et à sa vue, je découvris aussi l’origine de son caractère à lui, passionné, profond, lancé comme une flèche vers un but unique.
La mère de Beidéman m’exposa sans préambules le motif de sa visite:
– Je viens vous demander de vous rendre auprès de Véra Erastovna: je suppose qu’elle est mieux renseignée que quiconque sur mon fils disparu.
Je lui montrai mes valises et lui remis la dépêche de Véra.
– Ne tardez pas à venir me trouver à votre retour, je vous attendrai avec impatience!
Je promis naturellement, et lui baisai la main avec une piété filiale.
On imagine l’émotion que j’éprouvai en montant dans l’équipage envoyé à ma rencontre pour me conduire à la propriété du prince Nelski! J’étais content d’avoir quatre heures devant moi pour réfléchir. J’avais d’ailleurs le cœur léger, m’étant persuadé que le hasard avait tourné mes deux vilenies à l’avantage de Véra et de Mikhaïl. La Cloche livrée par moi à Lagoutine et devenue entre ses mains une arme terrible, avait poussé la jeune fille à contracter avec le prince une sorte de mariage fictif qui, apparemment, ne la privait point de sa liberté d’action et de sentiment. Et en escamotant sa lettre, j’avais empêché Mikhaïl de commettre une folie. Maintenant qu’ils étaient séparés, le destin lui-même leur dirait s’ils devaient s’unir.
Touché par la douleur de l’admirable femme qu’était la mère de Mikhaïl, et flatté par la dépêche pressante de Véra, je me sentais pris d’une magnanimité romanesque. Le prince ne m’inspirait aucune jalousie.
La route traversait des champs coupés de boulaies. Soudain, parmi les tilleuls centenaires dont le vent m’apportait le parfum mielleux, la superbe maison de Lagoutine avança sa colonnade blanche.
Je ne tenais pas à voir le vieux, aussi avais-je recommandé au cocher, dès la gare, de bâillonner le grelot dont le son indiscret n’aurait pas manqué de pousser Mosséitch à s’informer sur ce passant indésireux de présenter ses hommages à Éraste Pétrovitch.
À une demi-verste de la maison, je remarquai quatre poutres noircies et un squelette de toiture, triste vestige d’une grange dévorée par les flammes.
– Un incendie? demandai-je au cocher.
– C’est un coup des paysans de Lagoutine, pour se venger du maître qui déshonore leurs femmes.
Et comme je voulais en savoir davantage, il me raconta l’histoire:
– Quand on a appliqué chez nous l’ordonnance sur la répartition des terres et que l’arpenteur et le juge de paix ont fait le tour du domaine, les paysans de crier: «On ne marche pas!» C’est qu’on avait droit à sept ou huit déciatines, et au district de Krasnenskoé on n’en obtenait que quatre: c’était vexant! Les gens du prince se moquaient de ceux de Lagoutine: «Vos bœufs ont le museau chez le voisin et le derrière sur la terre du maître».
Alors, les chefs sont venus, on a convoqué les paysans et le partage a commencé. On fait tout le nécessaire, l’arpenteur vérifie les jalons, mais au moment où il prend l’astrolabe, voilà qu’une femme enceinte, venue d’on ne sait où, se couche à la dérayure, le ventre en l’air, pour pas qu’on mesure les angles! Elle hurle comme une possédée. C’était à rire et à pleurer. Lagoutine, lui, s’amuse plus que les autres, il cligne de l’œil à son nain et lui parle à l’oreille devant tout le monde.
Enfin, on a emmené la femme et divisé le terrain. L’arpenteur a donné rendez-vous aux autres pour continuer le partage.
Et la fois d’après, fallait voir ça! Lagoutine les payera cher, ses frasques aux dépens du paysan…
L’homme se tut, hargneux, mais je lui offris une rasade de mon flacon de voyage, et il reprit:
– Ce sale Mosséitch est venu leur donner un bon conseil, soi-disant de la part du maître: que toutes les femmes grosses, tant qu’il y en a, rappliquent pour empêcher de tendre la chaîne. Qu’elles se couchent, comme l’autre, le ventre en l’air, mais toutes nues… l’autre, voyez-vous, elle n’avait pas réussi, parce qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’elle avait sous ses habits. Peut-être que c’étaient des chiffons… Quant aux enceintes, la loi devait les protéger. Si elles s’allongeaient toutes à la queue leu leu, on n’allait pourtant pas les fouetter! On leur ferait sûrement une faveur, elles sauveraient leur lot… Et figurez-vous que les femmes ont marché. Des paysans plus malins ont essayé de protester, mais on a failli les massacrer. Y a pas plus ignorant que les gens de la campagne.
Les chefs arrivent au jour convenu; par exemple! c’est plein de femmes enceintes, et il y en a! Le propriétaire se gondole, il les invite dans la grange et leur offre de la vodka pour leur donner du cran.
Quand elles sont grises, il les fait se déshabiller et les envoie toutes nues à l’arpenteur. Or, il y a déjà deux hommes qui tendent la chaîne; vous savez bien, la chaîne a dix arpents… le paysan a beau chiper les piquets, l’arpenteur et les chefs se débrouillent toujours.
Voilà que les femmes se jettent par terre, et de gueuler.
On ne les a pas fouettées, ça non, mais le colonel de gendarmerie les a mises au bloc. La bousculade, la bagarre, la frayeur en a fait accoucher deux, une troisième est devenue folle, une autre s’est donné la mort. C’est qu’après on les huait au village, on les appelait les fessées, alors il y en avait une qui était trop fière pour supporter ça…
Mais à présent, gare à Lagoutine! Le mari de cette femme, c’est Potape le Borgne, un qui n’a pas froid aux yeux; faudrait pas s’étonner qu’il soulève une révolte.
– Et les paysans du prince, ils sont contents?
– Ils n’ont jamais eu à se plaindre, et depuis que le prince s’est marié, c’est devenu un vrai père pour eux. Il a affranchi tous ses gens, et à ceux qui ont voulu rester il a donné de beaux lots, de quoi vivre à l’aise.
J’aurais voulu avoir des détails sur Véra, mais des bâtiments d’exploitation avaient apparu, puis, précédée de dépendances, la maison du prince déploya sa longue façade. Elle ne ressemblait pas au château du voisin, ayant été construite par un architecte serf pour une vie confortable, mais sans prétention.
Sur un balcon fleuri de jasmins et de liserons, j’aperçus Véra en robe de mousseline blanche. Elle me paraissait grandie et plus belle que jamais.
– Cher Serge, que je suis heureuse de vous voir! dit-elle. Et Gleb Fédorovitch vous attendait aussi. Elle montra le prince.
Il me donna l’accolade et m’emmena par le bras dans la chambre qu’on m’avait préparée.
– Faites un brin de toilette, après quoi je vous prie de passer par ici, dans la salle à manger d’été.
Quelques mots au sujet du prince…
Bien sûr, l’affirmation, particulièrement catégorique sous le régime actuel, que chacun de nous est le produit de son milieu et du mode de vie qu’il mène depuis l’enfance, est parfaitement fondée. Je me permettrai toutefois de noter que certains hommes, même publics, peuvent ne pas exprimer du tout leur être ou l’exprimer fort mal. J’ai connu dans ma jeunesse des personnes qui devançaient de cinquante ans leur siècle et ne convenaient donc, de leur temps, qu’à des emplois fortuits qui étaient loin de les caractériser. Ainsi mon père, né pour être philosophe et hostile à la guerre comme à tout le régime existant, dut se distinguer toute sa vie au poste de général. Et mon oncle Iouri, archéologue passionné, connu en Europe par ses fouilles, est inscrit sur les pages de l’histoire comme conquérant des terres orientales, grâce à une brillante opération qu’il avait risquée – il l’avouait lui-même – non pas en stratège, mais en joueur d’échecs aventureux.
Le prince Gleb Fédorovitch appartenait aussi à ce type d’hommes. Sa mentalité ne correspondait ni à son titre ni à sa situation dans le monde. De fine culture européenne, il était un de ces Russes qui n’exigent rien de la vie et marchent sur la terre d’un pas léger, en distribuant d’une main les aumônes reçues de l’autre. Dans le peuple, ce sont le plus souvent des pèlerins au sens propre; non pas des pique-assiette et des faux-dévots, mais des sages au coeur simple, tels qu’ont su les décrire Tolstoï et Tourguénev.
Le prince Gleb Fédorovitch, n’eussent été ses tantes et ses grand-mères, de vieilles chipies, aurait distribué tous ses biens et couru les bois, sac au dos.
Une grande intelligence, des idées exemptes de tout parti pris, donnaient à sa conversation un charme indicible et la valeur d’un désintéressement absolu.
En rencontrant Véra, il avait deviné aussitôt en elle une âme fière et indépendante; comme je l’appris par la suite, il lui avait proposé depuis longtemps de l’épouser pour acquérir la liberté d’action secondée par une belle fortune.
Bien élevé, il avait, par dégoût de la bravade, su conserver intacte l’apparence de l’homme du monde, sans s’attirer la sympathie ni l’hostilité de sa caste. Mais son mariage l’ayant mis en présence d’une volonté ardente, pressée de mettre ses projets en exécution, il se consacra corps et âme à la réforme agraire, ce qui lui valut la haine de Lagoutine.
Le prince et Véra amendaient l’«Ordonnance» à leur façon, se dépouillant en faveur des paysans et créant avec une sollicitude paternelle les meilleures conditions à chaque foyer. Le vieux Lagoutine ne les fréquentait plus. C’était au moment de ce litige et un peu à son sujet que j’étais convoqué.
Sur la terrasse revêtue de fèves aux fleurs écarlates et de liserons le samovar étincelant gargouillait parmi les pâtisseries dorées qui stimulaient l’appétit. Véra avait congédié les domestiques et faisait elle-même les honneurs de la table.
Je me rappellerai toujours la douceur ineffable de cette fraîche matinée en présence de deux êtres charmants, dont l’un était l’unique amour de ma vie.
Que le lecteur me pardonne ma sentimentalité. Cette matinée fut comme une tendre fleur de pommier que les Parques sans pitié auraient incluse par mégarde dans la trame sanglante de nos trois existences. Sans elle, je ne me serais jamais résigné à tout ce qui s’abattit sur nous par la suite.
Ainsi, deux mots de cette matinée. Pourquoi a-t-elle laissé dans mon souvenir cette sensation de félicité? En général, que peut-on évoquer à son lit de mort comme bonheur éprouvé naguère? N’est-ce pas cet état où on a réussi pour un instant à briser les chaînes de son petit moi, à sortir du ruisseau fétide pour gagner la vaste mer ensoleillée…
Les courants de cette mer sont innombrables. Et plus on est sage, plus le chemin sera pur et bref. Mais croyez bien, n’en vous déplaise, que l’égout crasseux conduit au même but. La seule chose qui importe, c’est d’atteindre, pour un instant au moins, la mer immense sous le ciel sans limite. Et quelles que soient la place et la nature de cet événement, rien ne pourra vous le faire oublier.
Je l’ai connue, cette béatitude, le matin où j’étais assis à la table servie d’une collation rustique.
Le soleil imprégnait la terrasse au point que le vert tendre de la vigne vierge couvrait d’émeraude l’écarlate des fleurs. Les abeilles bourdonnaient, emportant le miel enivrant des vieux tilleuls, tandis qu’en bas la paisible rivière roulait ses flots bleus.
Le prince Gleb Fédorovitch dont les grands yeux rayonnaient de bonté dans un visage paraissant jeune grâce à sa peau fine et blanche, se penchait vers moi pour m’expliquer les motifs de ma convocation.
– Voyez-vous, nous formons une sorte de triumvirat spontané, disait-il en adressant à Véra un sourire paternel. Moi, j’ai de la fortune et de l’expérience, Mikhaïl – une ardente volonté, Véra Erastovna, un coeur intelligent, selon la belle expression du poète. Ces trois facteurs sont indispensables pour réaliser des formes de vie nouvelles, meilleures. Mais à quoi bon parler ce langage littéraire? Nous voulons simplement donner aux paysans, opprimés depuis des siècles, la possibilité de vivre en hommes libres.
Véra me prit par la main et dit du ton affectueux d’une sœur:
– Et vous, mon petit Serge, nous vous avons choisi comme intermédiaire entre le monde ancien et le nouveau. Pour commencer, allez rendre visite à mon père, persuadez-le de céder en toute propriété à Linoutchenko la closerie et au moins cinq cents déciatines de terres. Il ne lui a toujours pas remis le titre de donation, or il importe à notre affaire que Linoutchenko soit le maître chez lui, sans plus dépendre de l’infâme Mosséitch, le régisseur.
– Quel rapport Linoutchenko a-t-il avec votre affaire, et en quoi consiste-t-elle? demandai-je.
– Je ne puis vous le raconter en détail, cela ne ferait que vous troubler. Mais vous avez un cœur sensible à la beauté, remettez-vous à lui. Nous trois: le prince Gleb Fédorovitch, Mikhaïl et moi, voulons voir libre notre patrie esclave, et nous sommes prêts à mourir pour cette cause.
Véra s’était levée. Aérienne dans ses vêtements de mousseline blanche, elle fit quelques pas rapides sur la terrasse et vint s’arrêter devant moi. La brise jouait avec les mèches folles échappées aux tresses blondes qu’elle portait en couronne.
Plongeant au fond de mon âme le regard impérieux de ses yeux gris, aussi rayonnants que ceux du prince, elle prit mes deux mains dans les siennes et répéta avec l’accent des amoureux:
– Nous sommes prêts à mourir. Mais vous, Serge, vous avez une autre vie, d’autres idéals. Nous ne vous demandons que la confiance. Aidez-nous à exécuter nos projets, nous ne vous ferons courir aucun risque…
– Véra, je serais heureux de vous offrir ma vie… dis-je.
– Mais j’exige davantage, fit la jeune femme, grave et solennelle. Elle s’assit auprès de moi sans lâcher mes mains. Il faut qu’en dépit de vos sentiments vous prêtiez votre concours, non à moi-même, mais, par estime pour moi, à notre projet.
J’avais compris. Elle exigeait en effet plus que ma vie. Je devais, tout en haïssant leurs idées politiques, les seconder pour l’amour d’elle, la jugeant incapable de choisir une mauvaise voie. Lecteur, j’ai compris ce texte obscur: «Le plus grand amour est de donner son âme…» On croit d’ordinaire qu’il s’agit d’une mort librement consentie au nom d’un idéal. Mais il est dit clairement «âme» et non «vie».
Ainsi, pour s’affranchir totalement de soi-même on est obligé d’immoler sa personnalité. Que cette loi est donc perfide!
Mais Véra lisait dans ma pensée, et ses lèvres pâlies murmurèrent de nouveau, comme dans un soupir d’amour:
– Serge, nous sommes des condamnés…
Entraîné derrière elle dans la clarté de la mer immense, sous le grand ciel bleu, je dis:
– Ma vie est à vous!
Elle m’embrassa, le prince suivit son exemple. Puis, tout en prenant le thé sous l’haleine suave des tilleuls, nous parlâmes affaires. Mikhaïl n’était pas revenu les voir, il devait être prudent après sa promotion. Une fois réglées la situation de leurs paysans et la cession définitive de la maison à Linoutchenko, Véra et le prince partaient pour l’Italie où ils comptaient rencontrer Mikhaïl. La closerie de Linoutchenko serait le centre du groupe en Russie. C’est là que Véra m’enverrait ses lettres. Ils promirent de me donner des détails le soir; maintenant, ils me pressaient d’aller chez Lagoutine avant qu’il n’ait appris mon passage et ne se soit vexé de n’avoir pas reçu ma visite en premier lieu.
Il me fallait éveiller en lui de la pitié pour son demi-frère Linoutchenko, qui avait ramené de Crimée sa femme malade. Il aurait voulu la conduire tout de suite dans leur maison, mais sa dépendance lui pesait plus que jamais et il lui répugnait d’obéir à Mosséitch. Je devais donc insister sur la donation.
Mon esprit ne protestait plus. Avec toute l’ardeur de mes vingt ans, je brûlais comme le jeune Werther de sacrifier noblement ma vie, non seulement pour Véra, mais encore pour le prince, pour Mikhaïl, pour tous les offensés…
Or, cette idylle dont j’ai gardé le souvenir toute ma vie, dura une heure à peine.
Un courrier monté sur un cheval couvert d’écume arriva à fond de train devant le perron et cria, sans mettre pied à terre, que les paysans révoltés voulaient incendier la maison de Lagoutine.
– Où est mon père? s’enquit Véra.
– Le maître s’est enfui à cheval vers le moulin. S’il n’y a pas d’embuscade, il en réchappera. Pour ce qui est de Mosséitch et du staroste, on les a enfermés dans la cave où il y a la poudre des feux d’artifice; quand ça brûlera, ils sauteront!
– Qu’on selle le cheval moreau! ordonna le prince.
J’en demandai un pour moi, et Véra fit atteler le char à bancs où elle prit place avec Marfa. Le prince et moi décidâmes de suivre des chemins différents: moi j’irais au moulin, lui au château, où se rendait Véra.
Que nos jours sont inconstants et fragiles! À Naples, en gravissant à cheval les pentes du Vésuve semées d’ardoises violettes, que de fois je me suis étonné de l’insouciance des habitants qui plantaient leurs vignes au bord du cratère. Ils ne s’attendent pas à des éruptions violentes et, en cas de catastrophe, ils espèrent, comme leurs ancêtres de l’antiquité, avoir le temps de fuir.
Mais comment fuir, puisque, selon les paroles de Bouddha, avant qu’on ne cueille une fleur, Mara, le prince du mal, a déjà caché dessous un serpent venimeux?
Y avait-il longtemps que nous étions assis tous les trois sur la terrasse? Or, me voici galopant à bride abattue vers le moulin, pour prévenir un crime. Hélas, j’arrivai trop tard!
Une horde ivre, armée de haches et de pieux, se massait autour de deux gaillards au poil roux qui élevaient au-dessus des têtes une masse sans bras ni jambes.
C’était en face du moulin qui tournait à plein rendement. L’eau, à cet endroit, était profonde et bouillonnait dans des remous d’écume jaune. Je devinai de loin que la masse oblongue, c’était le vieux Lagoutine garrotté, qu’on allait jeter sous la roue. Je tirai en l’air dans l’espoir d’arrêter l’exécution, j’éperonnai mon cheval, mais il renâcla en faisant un brusque écart: un cadavre gisait sur la route. Désarçonné, je heurtai le sol de la tête et perdis connaissance.
J’appris par la suite que le mort qui avait effarouché mon cheval était Potape, tué par Lagoutine. En prenant la défense des paysannes maltraitées, il s’était attiré la colère d’Éraste Pétrovitch. Comme il menaçait de venger le suicide de sa femme, Lagoutine l’avait abattu d’un coup de revolver.
Cet acte déclencha l’émeute. On ligota aussitôt le meurtrier et, pendant que j’étais évanoui, on le jeta à la rivière, sous le moulin.
Moi, on me désarma et m’enferma dans une remise. J’y passai la nuit, follement inquiet de Véra. Le détachement punitif de cosaques, alerté la veille par le défunt Lagoutine que Mosséitch avait prévenu d’une émeute imminente, ne me délivra qu’au matin. On me dit que le prince Gleb Fédorovitch avait péri dans les flammes en voulant sauver la vieille nourrice Arkhipovna qui, de frayeur, s’était blottie dans sa chambrette. On ne retrouva pas les restes de Mosséitch et du staroste, ensevelis sous les décombres du toit.
Véra, saine et sauve, s’était réfugiée chez la fille de sa nourrice.
Incapable de réaliser tout ce qui s’était passé, je compris pourtant une chose: le destin avait renversé entre Véra et Mikhaïl tous les obstacles que j’avais, d’une façon ou de l’autre, contribué à dresser.
La mort du vieux Lagoutine délivrait Mikhaïl du seul ennemi capable de lui causer du tort s’il revenait de l’étranger et s’unissait à Véra. Celle-ci, restée orpheline, possédait une immense fortune, et plus rien désormais ne s’opposait au large développement de leur projet commun.
Quant à moi, délogé par eux de mes anciennes positions sans avoir rallié les leurs, j’aurais mieux fait de mourir. La mort tragique de mes complices épurait en quelque sorte ma conscience et, tandis que je sombrais dans un nouvel évanouissement dû à la faiblesse, je pensai presque avec joie que c’était la fin. Et il eût été bien préférable que je ne me sois pas trompé.
Quand Véra fut rétablie, je l’emmenai avec Marfa à Pétersbourg, chez la mère de Beidéman que j’avais informée par lettre. Elle nous reçut à bras ouverts, se montra tendre et affectueuse pour Véra, l’installa dans une chambre proprette et un peu austère, comme la maîtresse du logis. Elle apprit alors leur futur rendez-vous en Italie et tout ce qui, à l’époque, ne devait pas s’écrire et ne se disait qu’à voix basse.
C’était une personne étonnante: elle qui adorait son fils, éprouvait à son égard encore plus d’estime que d’amour. Élevée comme toutes les femmes de la noblesse dans l’esprit monarchiste, elle s’entendait mal aux choses politiques. Mais tout en restant ce qu’elle était, elle trouvait moyen de ne pas s’effarer des idées de Mikhaïl, ni de les contredire.
Elle évitait d’ailleurs de poser des questions, elle avait seulement soif de nouvelles, et son souhait fut exaucé.
Le peintre Linoutchenko et sa femme étaient revenus du Midi. Il apportait une lettre de Mikhaïl, remise par un mystérieux agent de liaison. Beidéman faisait l’éloge enthousiaste de Garibaldi, décrivait son entrée à Naples avec les «mille». Mais il ajoutait que Garibaldi lui conseillait de servir son propre pays et le pressait de rejoindre Herzen à Londres. Il partait donc pour l’Angleterre.
Puis ce fut Véra qui reçut un message transmis par la même voie secrète aboutissant à Linoutchenko. Mikhaïl disait avoir appris par les journaux le malheur de Lagoutino. Sans attendre Véra à Paris, il allait revenir en Russie, d’autant plus que son devoir l’y appelait.
Véra se rasséréna et reprit courage.
Linoutchenko, que je ne pouvais souffrir, s’éternisait auprès d’elle. Nerveux, remuant, il avait la manie de cligner ses petits yeux verts, au regard fureteur. Il était trapu, large d’épaules, avec des cheveux noirs, un front saillant, des yeux bridés et un nez volumineux. Quand il parlait, du reste, son visage était expressif et spirituel.
Dans son atelier de l’île Vassilievski, je fis la rencontre singulière d’un homme qui fut mon unique soutien durant les années terribles. Et s’il était encore de ce monde, c’est lui, et non un prêtre que j’aurais consulté à ma dernière heure.
Mais il n’est plus. Iakov Stépanovitch, le grand sage, est mort. C’était un domestique du palais qui, ayant pris sa retraite, distribuait toute sa pension aux pauvres. Il passait pour avoir des dons prophétiques et il était connu dans le quartier. Comme il avait des relations et une certaine influence, Linoutchenko avait besoin de lui pour ses projets.
Le vieillard venait souvent voir le peintre, auquel il vouait une affection singulière. Un jour que j’accompagnais Véra dans l’île, elle m’entraîna à l’atelier de dessin où Linoutchenko avait prié Iakov Stépanovitch de poser.
C’était une vaste pièce recoupée en long et en large d’un système compliqué de cordes, comme un galetas de logements à bon marché. Linoutchenko avait inventé ce dispositif pour faciliter l’étude de l’anatomie.
Certaines cordes pendaient, libres à un bout; d’autres, tendues, vibraient au moindre contact. Un gros câble noué au crochet de la lampe descendait jusqu’au sol où il allait se perdre en serpentant dans un coin obscur.
– Ça me rappelle l’inquisition, dis-je en riant à Linou-tchenko.
– Les concierges eux-mêmes s’effraient, bien qu’ils ignorent l’histoire de l’Occident, répondit-il. Mais rassurez-vous, personne n’y laisse sa peau. Quand on désarticule les bras du patient sur cette estrapade, – il montra le crochet de la lampe, – on peut en dénombrer tous les muscles… Nous n’infligeons du reste aucune torture à Iakov Stépanovitch; il se tient à son aise.
– Et je vois d’ici que ce jeune homme n’est pas dans son assiette, dit à mon adresse Iakov Stépanovitch, un petit vieux proprement vêtu, dont le visage aimable, sillonné de rides fines, s’encadrait de duvet blanc. Sa perspicacité m’étonna, car je cachais mon angoisse. Je simulais la gaîté, mais une langueur s’emparait de moi, comme un présage d’évanouissement ou de maladie grave. L’âme dévastée, annihilée, je sentais mes bras alourdis d’un fardeau qui me courbait vers le sol. J’aurais voulu m’étendre et ne plus bouger.
J’étais égaré. Pour l’amour de Véra, je frayais avec des gens qui m’étaient antipathiques, sans pouvoir, à l’instar de la vieille mère de Mikhaïl, associer inconsciemment des choses incompatibles. Mes nerfs se détraquaient de jour en jour, je craignais qu’une révolte subite de mon être ne me dévoile aux yeux de Véra et ne m’oblige à la quitter. Mais autant valait mourir; je continuais donc à traîner mon masque de garçon soumis.
Quant au vieux Iakov Stépanovitch, profitant de ce que Linoutchenko était en conversation avec un autre peintre et que je lui proposais de prendre du repos, il s’avança vers moi à pas menus et dit, les yeux clignés dans un sourire:
– Ne te désole pas, tiens le coup, puisqu’il le faut! À sa naissance, l’homme n’a pas de nom, il ignore s’il a une âme: il essaye de la dépasser d’une manière ou d’une autre, et c’est alors qu’il se heurte à ses frontières. Mais après avoir subi plusieurs fois la mort spirituelle et en avoir triomphé, il prend un nom et s’initie à ses risques et périls au grand labeur, aux peines terrestres. C’est au feu qu’on cuit les briques.
– Et si les briques éclatent? demandai-je en souriant.
– Si tu cèdes à l’esprit de corruption pour te désister de toi-même et te laisser conduire par d’autres, à seule fin d’avoir la paix, tu trahiras ta vie, mon ami. Tu auras l’air d’un homme comme tout le monde, mais au fond tu mèneras une existence inutile, tu seras pareil à une cosse vide. Il est bien dit qu’on ne doit pas enterrer son talent, n’est-ce pas?
– Je suis loin de songer à cela, dis-je en riant.
– Bon, fais-le fier tant que tu en es capable, répliqua le vieillard, le sourire aux lèvres. Voilà mon adresse, à tout hasard: n° 3, Dix-septième avenue…
Il répéta le numéro à deux reprises, de sorte que je le retins malgré moi. Mon heure venue, j’allai le trouver. Mais cela n’arriva que beaucoup plus tard; la fois dont je parle, je me détournai de lui pour regarder les peintres.
Ils étaient cinq ou six jeunes gens et deux jeunes filles, tous élèves des Beaux-Arts, amis de Linoutchenko.
– Alors, on ne dessine pas? demanda l’un d’eux, long et maigre.
– Nous attendons trois camarades, répondit Linoutchenko. Ils sont allés voir un Giorgione chez le professeur.
La séance de dessin n’eut pas lieu ce jour-là. À peine les artistes furent-ils installés, qu’on frappa à la porte. Bikariouk le Chevelu, un camarade de Linoutchenko, entra, affublé d’un pardessus trop court. Il était suivi de sa femme Macha et d’un peintre d’assez petite taille. Macha avait les yeux rougis par les larmes.
– Alors, vous revenez bredouilles? s’enquit Linoutchenko. C’était donc une blague, ce tableau?
– C’est bien un Giorgione, répondit Bikariouk, maussade. Le professeur l’a eu au marché aux puces. Les veinards trouvent des perles jusque dans le fumier. Mais il ne s’agit pas de ça… Il est arrivé malheur à Krivtsov.
– À Krivtsov? Linoutchenko, devenu pâle, s’approcha de Iakov Stépanovitch: On ne dessinera plus aujourd’hui, dit-il.
– Krivtsov s’est pendu, lança Bikariouk d’une voix entrecoupée.
Un grand silence se fit. Véra semblait implorer des yeux un démenti. Macha et les jeunes filles pleuraient.
– Il a reçu de son village une lettre annonçant que son père était mort sous le knout. Ses parents sont des serfs de la province de Kazan, lui-même n’est libre que depuis deux ans. On avait condamné le vieux à mille coups de knout, mais comme il avait le cœur faible, il a succombé. On a trouvé dans la poche de Krivtsov la lettre du diacre, parvenue aujourd’hui. Il a agi sous l’impression du moment… Et il a fixé un billet à son dernier tableau: «Maudit soit le despote, maudit soit le pays d’esclaves!» Le voici, je l’ai enlevé, car on aurait pu arrêter sa soeur. Elle ne sait rien encore, nous sommes venus les premiers.
Linoutchenko arpentait la pièce d’un pas lourd. Tous se taisaient, atterrés. Il faisait nuit déjà, mais personne n’allumait. La lune, large et curieusement aplatie, brillait au bas du ciel clair, en face de la fenêtre. Bikariouk, assis sur l’appui, profilait sur le réseau des branches sa silhouette recroquevillée, à barbe hirsute, aux cheveux tombant en longues mèches noires.
Il dit d’une voix étranglée:
– Et si vous voyiez le tableau qu’il a laissé en plan! Le hopak, notre danse nationale ukrainienne. Ce n’est pas la maison de torchis traditionnelle, avec les tournesols et le rustre en goguette, c’est l’Ukraine tout entière qu’il a su évoquer! Ah, quel artiste on a fait périr!
– C’est de notre faute! Vous m’entendez! dit Linoutchenko en s’arrêtant. Tant que nous ne serons pas résolus à consacrer toutes nos forces, toute notre vie à la lutte contre la violence, nous sommes complices des meurtriers!
– Tu voudrais qu’on se batte à coups de pinceau et de palette?
– Il est des cas où un pays n’a besoin que de citoyens et non de peintres. Le citoyen, lui, trouvera toujours des armes. Vous avez tous lu la Cloche du 15 avril; n’êtes-vous pas tous d’accord? Le tsar a trompé le peuple! Le servage n’est pas aboli. Tout honnête homme doit combattre un gouvernement félon qui noie dans le sang les justes revendications des paysans opprimés. Notre camarade, un jeune peintre de génie, n’a pas pu survivre à la mort ignominieuse de son père. Il s’est suicidé en maudissant son pays asservi. Acceptez donc votre part de malédiction, tant que vous êtes vous-mêmes esclaves. Qui est avec moi? cria Linoutchenko. Le groupe d’Ataev nous propose de fusionner. Ensemble, nous doublerons nos forces. Mes amis, que la mort tragique de Krivtsov nous fasse au moins progresser d’un pas!
Bikariouk se leva d’un bond et vint parler à l’oreille de Linoutchenko.
– Je m’en moque! riposta celui-ci. Attends, je vais te livrer à ton tour.
– Messieurs! Il s’approcha de moi et de Iakov Stépa-novitch qui était très pâle, mais calme. Mon camarade me dit qu’il y a des étrangers parmi nous. Mais vous, Iakov Stépanovitch, je vous connais depuis longtemps et vous respecte comme un père. Il s’inclina devant le vieillard. Quant à vous, Sérioja, bien que vous soyez militaire, vous êtes un ami d’enfance de Véra, et…
– Je réponds de Sérioja comme de moi-même, intervint Véra.
La fin affreuse de ce remarquable jeune homme que je connaissais personnellement, m’avait consterné; mais de là à vouloir adhérer à un groupe politique dont je ne partageais point les idées, il y avait loin. Je perdis contenance, à court de pensées et de paroles qui m’eussent désolidarisé à jamais de ces gens-là. Je m’étais avancé au milieu de la pièce pour dire quelque chose, lorsque des coups violents frappés à la porte attirèrent l’attention générale.
Quand le nouveau venu rabattit le col de son pardessus et enleva sa casquette, pareille à celles que portaient les petits fonctionnaires, je fus saisi de stupeur. C’était Piotr, mon ordonnance! Ma surprise s’accrut encore de le voir aborder Linoutchenko d’égal à égal, sans me remarquer dans son émoi. Il lui parla familièrement. Puis il me reconnut, tressaillit, se mit instinctivement au garde-à-vous:
– Votre noblesse…
Le sang à la tête, je fus emporté par ma morgue d’officier:
– Qui t’a permis…
Mais Véra me saisit les mains avec une force inattendue et cria, hors d’elle:
– Plus un mot, ou tout est fini entre nous! Il n’y a ici ni soldats, ni gradés. Piotr est un camarade fidèle, il a souffert de la tyrannie de mon père, et celui qui n’est pas son ami sera mon ennemi.
Linoutchenko l’emmena à l’écart:
– Du calme, je vais tout lui expliquer. Et venant à moi: Piotr est membre de notre groupe, auquel nous vous invitons à adhérer. Libre à vous de refuser, mais vous ne serez sûrement pas un délateur. Si cette violation de la discipline répugne à vos sentiments d’officier, vous avez un moyen fort simple: demandez à changer d’ordonnance, quoique cela puisse nuire à notre cause. Piotr a un compère qui est gardien au IIIe Bureau et qui lui donne de précieux renseignements sur les détenus politiques, pour nous permettre d’alléger leur sort. Je vous le dis comme à un homme dont la loyauté est incontestable. Je t’écoute, Piotr, quelle nouvelle nous apportes-tu avec tant de hâte?
J’étais furieux: comment osait-il insister à ce point sur ma loyauté? Trop agité pour rassembler mes idées sur-le-champ, je décidai de décliner, le soir-même, dans une lettre, toute participation à l’activité du groupe de Linoutchenko. Mais j’oubliai tout au monde dès que Piotr fit sa communication.
– Le 18 août à cinq heures du soir, dit-il, Mikhaïl Sté-panovitch Beidéman, descendu d’un bateau venant de Vyborg, a été remis au capitaine Zaroubine, premier aide de camp du corps de gendarmerie, et interné dans la prison du IIIe Bureau!
Vera tomba sans un cri. Tandis que nous l’étendions sur un canapé et tâchions de la ranimer, Linoutchenko demandait des détails: d’où avait-on amené Beidéman? que savait-on de son arrestation?
Piotr n’avait appris qu’une chose de son compère: Mikhaïl avait été arrêté en Finlande, à la frontière russe. On n’avait trouvé sur lui que des bagatelles: un pistolet hors d’usage, un canif et un peigne dans un étui. D’Uleaaborg on l’avait amené à Vyborg puis, par mer, à Pétersbourg.
Il faut que je cite, à titre d’explication, un extrait des documents d’archives publiés dans la brochure que je garde toujours sur moi: «Le 18 juillet 1861, dans la paroisse de Rovaniemi, province d’Uleaaborg, dans le nord de la Finlande, le garde Kokk remarqua un inconnu à la station de Korvo. Questionné sur son identité, l’homme prétendit être Stépan Gorioun, forgeron de la province d’Olonetz; n’ayant pas trouvé de travail en Finlande, il revenait au pays par la province d’Arkhangelsk. Comme il n’avait pas de passeport, le garde l’arrêta et le fit conduire par le bedeau à Uleaaborg, pour le mettre à la disposition du gouverneur. Là il fut interné, et le 26 juillet, à l’interrogatoire, il répéta les renseignements donnés au garde. Quatre jours après, Stépan Gorioun demanda à être de nouveau interrogé et déclara que ses renseignements étaient faux, qu’il était Mikhaïl Beidéman, lieutenant, passé en juillet 1860 en Suède par Tornio, de là en Allemagne, et qu’il revenait maintenant de l’étranger!…
L’arrestation fut annoncée au grand duc qui ordonna de transférer immédiatement le détenu au IIIe Bureau.»
Les Linoutchenko gardèrent Véra chez eux. Elle avait le délire, il fallut appeler un médecin. Je cherchai Piotr, mon ordonnance, mais il avait disparu. Je sortis de l’atelier avec Iakov Stépanovitch, triste et silencieux.
En me quittant, il dit d’un ton officiel:
– Rappelez-vous mon adresse, mon ami. Vous êtes orphelin, et les orphelins ont besoin de conseils!
Et il s’éloigna après m’avoir salué. Je me souviens qu’en le suivant des yeux je fus surpris par la jeunesse de sa démarche; il allait d’un pas léger et net, le dos bien droit, comme s’il était exempt du lourd fardeau des années.
Il se faisait tard. La lune, toujours énorme, voguait dans un ciel crépusculaire dont la voûte, au-dessus du lointain Saint-Isaac, semblait vide. Les sphinx, telles des tigresses fatiguées, se faisaient face, et je lus pour la centième fois l’inscription: «Sphinx de Thèbes, ville de l’Égypte ancienne, transportés à Saint-Pétersbourg en 1832.»
Je me rappelle bien cet instant. Derrière le mur de granit, la Néva roulait ses eaux de plomb où des chalands faisaient des taches noires. Sur l’autre rive, parmi les innombrables trous des fenêtres, de rares lumières clignotaient ça et là, ainsi que des yeux vivants. Dans le fond, l’immense Académie des Beaux-Arts, que ne surmontait pas encore la statue de Minerve, érigée beaucoup plus tard, paraissait plus proche qu’en plein jour.
J’étais là, confondu, désorienté. Mon honneur d’officier, ma dignité de gentilhomme, tous mes principes moraux et politiques s’acharnaient contre mes affections: l’amour sans bornes que m’inspirait Véra et la fidélité que je devais à ses amis. Et Piotr? Que faire de lui? Comment nous reverrions-nous? Je sentais de tout mon être que l’audace de ses affinités secrètes avec les conspirateurs méritait rien moins que le peloton d’exécution. Et qu’adviendrait-il de Mikhaïl? Ce serait sans doute à moi de faire les démarches nécessaires pour son élargissement, de recourir aux relations de ma tante, de solliciter Chouvalov et Dolgoroukov, parents et amis de ma famille. Mais que leur demanderais-je? La mise en liberté d’un implacable ennemi du tsar! Et dans quel but? Pour qu’à l’avenir il s’y prenne mieux dans sa lutte destructive…
Non, c’en était trop. S’ils avaient eu la moindre estime pour moi, ils auraient dû me ménager davantage, m’épargner, ne serait-ce que par la ruse qui les caractérisait, le supplice de cet intolérable dédoublement intérieur.
Mais je n’étais à leurs yeux qu’un mécanisme pratique. Et de même qu’on jette du charbon dans une machine à vapeur, pour l’alimenter, ils jouaient sur ma prétendue loyauté, afin de m’exploiter à leur gré.
Je descendis l’escalier de la berge. Il faisait froid au bord de l’eau. Les vagues lourdes avaient des reflets ternes. Je songeai un instant à m’y étendre, pour flotter à la dérive et sombrer… Et ces deux-là, venus de Thèbes l’ancienne, ne tourneraient même pas leur tête couronnée d’une tiare.
Mais au souvenir de Véra, je rentrai, frissonnant. Je savais qu’elle aurait besoin de moi toute ma vie.
En 1918 j’ai repassé par cet état, au même endroit et à la même heure.
Vêtu de mes guenilles et déjà réduit à la mendicité, j’errais jour et nuit par la ville et j’observais, sans éveiller de soupçons, vu ma vieillesse…
Une nuit, comme la grande lune aplatie répandait sa lueur blafarde, je vis un homme se jeter dans la Néva. Une longue cicatrice allant de l’oreille droite au bas du nez, rougeoyait dans la clarté crépusculaire. Je la connaissais… Bien sûr! C’était ce fameux coup de sabre turc qu’il reçut quand, poussés par une folle audace, nous avions pris tous les deux les devants. Le gros de la troupe nous rejoignit et l’avant-garde de l’ennemi fut capturée. Cette cicatrice a valu au capitaine Alférov la croix de Saint-Georges…
Aujourd’hui, vieillard rigide, il quittait la vie stoïquement, en militaire qu’il était. Je le vis saluer à la mode russe les quatre points cardinaux, se déshabiller sans hâte, entrer dans l’eau, s’éloigner à la nage, disparaître. Je ne l’interpellai point. Il avait raison à sa manière. Je descendis les marches. Les eaux grises murmuraient, voraces, battant le granit à mes pieds. Ah! qu’elle me fascinait, cette lourde profondeur…
Mais la pensée de Véra me retint. Je lui devais, à elle qui dormait depuis longtemps du sommeil éternel, de faire connaître au public le martyre de Mikhaïl, avant de m’éteindre à mon tour.
Je remontai. L’énorme silhouette de l’Académie se dressait, comme jadis, sans la statue de Minerve qui s’était écroulée vers 1890 en crevant le plafond. Les sphinx se regardaient toujours, mystérieux et indolents, au-dessus de l’inscription séculaire: «…De Thèbes, ville de l’Égypte ancienne».
Un embarras subit me retint devant l’hôtel de ma tante: un carrosse venait de s’y arrêter, le comte Chouvalov, enveloppé d’une superbe pelisse de castor, sauta légèrement à terre et se dirigea vers la porte. Affectant de m’intéresser à la devanture d’un fleuriste, je me pressai contre la grande vitrine qui resplendissait près du dernier pilastre de l’hôtel. Le comte, qui de son œil perçant avait surpris mon manège, m’aborda avec un sourire radieux:
– Entrons ensemble chez la comtesse; à quoi bon déranger deux fois le vieux Kalina?
Kalina était un vénérable laquais de ma tante, qui ne cédait à personne le privilège d’ouvrir la grande porte. La comtesse recevait souvent des visiteurs de marque, et Kalina se jugeait tenu de les saluer le premier, en majordome accompli.
Les allures du comte paraissaient fort naturelles, il semblait seulement de très bonne humeur, et l’éclat vif de ses yeux était comme voilé d’une délicatesse de bel homme inconscient de son pouvoir.
Tout en bavardant sans façons, je frémissais au-dedans de moi-même. J’avais acquis soudain la certitude que Chouvalov venait chez ma tante uniquement à mon sujet et qu’il craignait de ne point m’y trouver.
Tel un veinard qui a gagné du premier coup le gros lot, il ne pouvait, malgré son empire sur lui-même, dissimuler la joie bestiale que procurent les aubaines. J’ai observé une fois un chat qui, ayant attrapé une souris au passage, céda de bonne grâce à un chien le morceau de lard qu’on lui avait jeté. Comme j’ignore l’étendue de la conscience chez les animaux, je ne saurais dire si c’était un effet du hasard ou du sentiment en question. Mais j’ai, hélas, la preuve formelle qu’en cette inoubliable nuit l’attitude du comte Chouvalov rappelait l’aménité du tigre qui a fait bonne chasse.
On a eu le tort de nous apprendre à nous fier exclusivement aux faits, à la logique, en négligeant, comme l’héritage romanesque de nos ancêtres, les avertissements du cœur. Si j’avais été sage, j’aurais écouté mon angoisse à la vue de cette face de marbre aux yeux aigus, et je m’en serais retourné chez moi. Mais je n’étais pas sage, et je suivis Chouvalov.
Le salon de ma tante était plus animé qu’à l’ordinaire. Une jeunesse turbulente des deux sexes bavardait avec animation. À défaut du personnage de marque que ma tante servait à ses invités comme un plat de choix, la compagnie s’était partagée spontanément en plusieurs groupes où l’on causait sans contrainte de choses et d’autres.
Ma tante trônait à la table ronde, entourée de ses familiers assis dans des fauteuils moelleux. Il y avait là de hauts fonctionnaires qui parlaient de l’actualité, des écoles du dimanche qu’on se proposait de fermer, des troubles qui éclataient dans les universités et de la fameuse «question féminine».
– Je suis de tout cœur avec le comte Stroganov, déclara ma tante. Lui seul ne me semble pas mentir en disant que l’instruction supérieure ne convient qu’aux gentilshommes fortunés. Tel petit roturier qui en sait plus que son père, ne pense qu’à se pavaner devant lui! Un autre, gorgé de science mais las de traîner sa misère, finit par se pendre comme on l’a lu tantôt dans le journal. Décidément, chacun doit vivre selon la volonté de Dieu.
– Et l’avis du baron de Korf, qu’en pensez-vous? demanda à ma tante un vieillard, malingre. Il propose de fonder tout d’abord l’université libre…
– Sornettes! Nous ne sommes pas mûrs, mon ami, pour le système parlementaire; si nous allons sans trique à l’abreuvoir, les prés seront piétinés! interrompit ma tante.
– La note de Kovalevski est curieuse… commença prudemment Chouvalov, du ton interrogateur dont il usait d’habitude pour soutirer aux autres leur opinion sans jamais dire la sienne.
– À l’amende! À l’amende! cria-t-on de toutes parts en tendant à Chouvalov un vase de Saxe où sonnaient des pièces d’argent.
– Ce soir, mon cher, on met à l’amende pour Kovalevski, dit ma tante. Nous nous sommes battus une heure à cause de lui. Quand j’ai vu qu’on s’emballait, j’ai pensé qu’on pourrait bien tondre le mouton au profit des orphelins. Paye, mon cher comte, et ne parle plus de Kovalevski, il nous colle aux dents comme du rahat-loukoum!
– C’est bien la peine de s’occuper d’un réprouvé! Stro-ganov, Dolgorouki et Panine sont nommés, intervint un petit vieux pétulant, et il fit à un autre vieillard le geste de décapiter un pissenlit. Kovalevski… au rancart!
– À l’amende! Ma tante poussa le vase vers le petit vieux. Tout le monde riait.
D’ordinaire, mon tempérament d’artiste, porté aux jeux de toute sorte, me faisait goûter cet art subtil des salons qui consiste à aborder tous les problèmes sans les approfondir, en dessinant d’ingénieuses arabesques verbales, pareilles aux figures tracées par les sportifs sur la glace d’une patinoire.
Mais ce jour-là, peut-être parce que Mikhaïl était détenu au Troisième Bureau, à la merci d’un homme qui se tenait en face de moi comme si de rien n’était, cette insouciance mondaine m’horripilait.
– Kovalevski a rapporté gros, fit ma tante. Voyons, Maria Ivanovna, à toi de chevaucher ton dada, mais je te préviens que si tu le fais courir jusqu’à Augustin, tu payeras double amende.
Ma tante avait une vieille pendule allemande à sonnerie et à carillon marquant les demi-heures sur l’air de «Mein lieber Augustin».
– Je n’aime pas l’équitation, dit en souriant Maria Ivanovna, je préfère la troïka du bon vieux temps, qui est si confortable. Et ma condition de femme ne m’offense nullement: je souhaite vivre ma vie en mère diligente, comme le firent nos aïeules.
– Toi, tu es une femme de tête, nous le savons; parle-nous plutôt de ta fille, commanda ma tante qui traitait Maria Ivanovna en fillette, bien que celle-ci eût dépassé la quarantaine.
– C’est vrai, Liouba me donne du souci; figurez-vous qu’elle est peintre. Maria Ivanovna rougit comme si elle avait dit une indécence. Une ou deux heures de dessin, passe encore, mais elle ne fait que ça du matin au soir! Tantôt, elle a eu une crise de larmes. Son professeur a remarqué sans la moindre malice: «Vous êtes très douée, dommage que vous ne soyez pas un garçon.» Alors elle s’est vexée: «Vous n’auriez pas dit, je suppose, à l’ambassadeur de Chine qu’il est intelligent mais que ses yeux bridés lui font tort… Et vous osez parler ainsi à une femme? Sortez!» Et à moi, elle m’a déclaré: «Je ne me sens pas demoiselle, maman, je voudrais vivre en homme.»
– Amène-la moi demain, dit ma tante. Je lui recommanderai un bon parti, elle est d’âge à se marier.
– L’insurrection féministe! s’écria le petit vieux de style européen. Si les femmes étaient plus raisonnables, elles ne se révolteraient pas. Car enfin, il est démontré par la science que leur cerveau, en moyenne, est sensiblement plus léger que celui de l’homme. En a-t-on vu au moins une qui eût du génie, ne serait-ce qu’en littérature? Elles ne feront jamais plus que George Sand, encore Baudelaire l’a-t-il qualifiée de génisse…
– Et Jeanne d’Arc? proféra en rougissant l’aînée des vieilles filles.
– Jeanne d’Arc est d’une autre époque. Et puis, madame, Voltaire nous l’a neutralisée. Son exploit, son merveilleux talent militaire résultaient de… comment dire cela d’une façon correcte?…
– Tais-toi donc… Ma tante menaça du doigt son petit vieux préféré, passé maître en grivoiseries.
– Bref, Jeanne d’Arc n’est pas un exemple pour les femmes, car ce n’en était pas une, fit observer Chouvalov d’un air détaché.
Une jeune fille demanda:
– Cela se peut-il?
On rit aux éclats. Ma tante, très bien lunée, criait:
– Comte, encore une amende, pour avoir fait rougir une ingénue!
Mais la conversation prit bientôt un tour sérieux. Quelqu’un mentionna un article de Leskov dans la Parole russe, et quoique la pendule eût sonné depuis longtemps et carillonné à deux reprises la chanson d’Augustin, les invités n’abandonnaient pas le sujet, Le début du mouvement féministe inquiétait au plus haut point pères et mères, et des cas d’emballement pour les idées nouvelles avaient créé dans plus d’une famille des antagonismes tragiques.
Je me retirai discrètement vers la fenêtre, afin de cacher mon émoi. La question féminine, alors à la mode, me touchait aussi de près. C’était elle qui avait détruit mon bonheur en jetant Véra dans les bras de Mikhaïl…
Par chance, un peintre mondain, beau parleur, rallia autour de lui tout le salon par ses boutades. Son langage était d’une préciosité ridicule, mais ce qu’il disait me semblait assez spirituel.
Le lecteur s’étonne peut-être qu’en évoquant un instant décisif de ma vie, comme le début de ce chapitre le lui a laissé entendre, je puisse me complaire à détailler des conversations futiles. Et l’on en vient à se demander si j’ai vraiment retenu tout cela ou si je profite de l’occasion pour satisfaire mon penchant tardif d’écrivain en reconstituant de toutes pièces une soirée mondaine?
À cette question, je répondrai par une autre. Le lecteur n’a-t-il jamais observé que lorsque des gens racontent un terrible malheur qui a brisé leur vie, ils s’arrêtent exprès à des choses sans importance. On appelle à l’aide la banalité pour supporter ce qui est au-dessus des forces humaines ordinaires.
Quant à ma mémoire qui a enregistré comme une photographie les événements d’il y a un demi-siècle, cette mémoire de vieillard, tel le soleil, ne fait en somme plus de différence entre le grand et le petit. Je me permettrai cependant de relater quelques détails encore, de ces faits menus qui se gravent dans l’esprit du condamné conduit à l’échafaud…
Le peintre éloquent dont j’ai parlé tout à l’heure, portait une veste de velours et avait la manie de gesticuler.
– Permettez-moi de vous initier au mystère de l’art, qui dévoile le mieux les secrets de l’homme et de la femme, dit-il en s’adressant à ma tante.
– Vas-y, mon cher, répondit-elle avec l’humour qui lui était propre. Mais souviens-toi que, même pour une statue, la nudité complète est indécente. D’ailleurs, aux endroits périlleux tu n’as qu’à parler en français.
– J’espère éviter Scylla et Charybde en me tenant au russe. Mais trêve de préambules. Mettons que je dessine Hermès… En étudiant ses muscles fermes, aux lignes pures, j’ai l’impression de faire un travail d’orfèvre. Une fois le muscle vu et bien indiqué, c’est un sentiment presque farouche de calcul et de logique, si j’ose m’exprimer ainsi, qui guide mon crayon. On croirait suivre le bord d’un précipice, dans un effort de volonté.
– Qui est-ce? chuchotait-on autour de lui.
– Un parvenu qui a du talent, un pensionnaire de la comtesse.
Le peintre continuait:
– En un mot, mesdames, ces sentiments sont la joie d’une visée juste, le vol de la balle en pleine cible…
– C’est un cours de tir militaire? intervint ma tante.
– Patience, comtesse, j’en arrive à Vénus… Là je sens les formes divines non plus dans les lignes, mais dans les ombres: c’est comme si je m’immergeais dans une mer tiède, toute bleue, sous un magnifique ciel d’azur. J’ai le coeur en fête, j’entends les cloches de Pâques… Mesdames, je me baigne dans Vénus!
– Est-ce que c’est convenable? questionna Maria Ivanovna.
L’hilarité fut générale.
– À l’amende, mon cher, dit ma tante, tu vas trop fort.
– Permettez-moi d’achever, comtesse, peut-être le verdict du public sera-t-il moins rigoureux que le vôtre.
Et il poursuivit avec un geste théâtral d’improvisateur:
– Si la reproduction artistique, des torses masculin et féminin donne des sensations si différentes, c’est qu’il y a là une loi formelle qui interdit de confondre les deux principes ou de substituer l’un à l’autre. Enfin, que les dames veuillent bien me pardonner, la création est de notre ressort, et non du leur. C’est l’homme qui a créé les Vénus de Milo et de Médicis. Certes, il ne les a pas inventées, il devait aimer à la folie une Aglaé ou une Cléo. Nous y voilà: la tâche des femmes est de l’amour. Mesdames! Faites-nous créer de belles œuvres, la beauté de la vie.
Hommes et femmes applaudirent l’orateur, et ma tante lui dit:
– Bravo! N’empêche que tu vas payer l’amende pour le bain dans Vénus.
J’étais déprimé. Malgré moi, je comparais, au désavantage de la société mondaine, le vide de ces propos à la profondeur de pensée dont faisaient preuve les amis de Véra, si antipathiques qu’ils me fussent. Où était donc ma place? Empoisonné à parts égales par des influences contraires, n’étais-je pas destiné à rester éternellement au carrefour?
Chouvalov qui m’avait jeté un coup d’oeil de temps à autre, s’approcha de moi.
– Vous désirez partir, à ce que je vois, dit-il. C’est aussi mon intention; filons à l’anglaise.
Tandis que nous mettions nos capotes dans l’antichambre j’eus l’idée qu’il me proposerait de faire route ensemble. En effet, quand son carrosse fut avancé, il m’invita:
– Prenez place, j’ai à vous parler.
Je me taisais, par crainte de commettre une bévue. Le comte me regarda et dit avec compassion:
– Mais vous êtes souffrant! C’est naturel, du reste, avec le chagrin que vous avez… Mais j’espère pouvoir vous être utile.
Enfermé dans mon silence stupide, je me torturais l’esprit, en quête de l’attitude à prendre envers lui. Qu’insinuait-il? Comptait-il me faire avouer que j’étais renseigné sur Mikhaïl? Le piège eût été trop grossier… Nous étions arrivés à un des plus beaux hôtels de la ville; évitant l’escalier d’honneur qui conduisait au premier, nous gagnâmes par un long corridor une pièce d’angle retirée. Dans l’antichambre, le comte prévint le portier qu’il avait une affaire urgente et qu’il n’y était pas pour les visiteurs.
La pièce où nous entrâmes, s’éclairait de petites fenêtres aux embrasures profondes, qui donnaient sur la Neva.
La flèche de Pierre et Paul brillait en face, et toute la forteresse s’étalait à mes yeux, du bastion Troubetskoï à la pointe du ravelin triangulaire.
Le mobilier se réduisait à un divan moelleux, placé contre le mur et couvert d’une jolie indienne semée d’oiseaux et de papillons. Par terre, des caisses d’emballage pleines de vaisselle, des meubles brisés. Le local servait de débarras.
– Je vous prie de me pardonner ce décor disgracieux, dit le comte en prononçant le dernier mot avec le plaisir d’un étranger qui a triomphé des difficultés de la langue russe. En revanche, nous sommes sûrs de ne pas être dérangés dans notre entretien qui, vous vous en doutez, sera de la plus haute importance.
Si j’avais su jouer mon rôle, je me serais écrié dès le début que je n’y comprenais rien, que je brûlais d’être informé. Mais il était trop tard pour feindre l’étonnement, je restais donc devant la fenêtre, l’air abruti, immobile comme un lièvre hypnotisé par un boa.
Une bagatelle attira mon attention: une énorme cloche à fromage était posée sur le marbre de l’appui; une grosse mouche bleue s’y débattait, à bout de forces, dans un bourdonnement fastidieux.
– Relâchons la prisonnière! Chouvalov souleva la cloche et, de son doigt fin à l’ongle pointu, il projeta sur le plancher la mouche pâmée. Puis il me prit le bras avec un imperceptible sourire. Je parie, mon cher lieutenant, que vous venez d’établir une analogie. C’est exact?
Je tressaillis et répliquai en riant jaune:
– Comte, vous avez deviné juste; mais soyez magnanime comme pour cette pauvre mouche: délivrez-moi de la stupeur qui m’emprisonne. Je me perds en conjectures sur ce que sera notre entretien.
– Il s’agit de Mikhaïl Beidéman, dit-il simplement. Comme vous le savez, il est détenu au Troisième Bureau.
Je me contraignis à ébaucher un geste de surprise, mais j’ouvris trop les bras, tel un mauvais acteur. Chouvalov coupa court à ma pantomime en disant avec indulgence:
– Bien sûr, vous êtes tenu de faire l’étonné. Trêve de comédie, mon cher Sérioja!
Il me prit la main et m’adressa un regard affectueux, sans la moindre hypocrisie. Les Chouvalov étaient nos parents par alliance, le comte me connaissait depuis mon plus jeune âge; mais, tout à ses affaires, il m’avait rarement accordé son attention.
Cette familiarité soudaine m’ôtait la dernière chance de me retrancher dans un maintien officiel.
– Asseyons-nous sur ce divan. Une cigarette? Il me tendit son étui. Nous nous mîmes à fumer.
«Je n’ai pas encore trahi», constatais-je en mon for intérieur. La tête vide, je n’avais que cette préoccupation: ne pas trahir.
– Mikhaïl Beidéman a été appréhendé à la frontière finlandaise, alors qu’il tentait de repasser en Russie sous un nom d’emprunt. L’empereur en est très irrité, le jeune homme risque d’encourir la peine la plus dure, si je ne trouve pas de circonstances atténuantes.
Le comte parlait gravement, avec juste autant de sensibilité qu’il devait en manifester à cette occasion. La moindre fausse note m’aurait alerté, mais grâce à son tact le comte me fit croire à une bienveillance sincère, naturelle à tout honnête homme. En outre, bien que le sachant arriviste, il était absurde de supposer que l’affaire de Mikhaïl puisse contribuer à son avancement. C’était pourtant vrai; mais je n’en ai eu la preuve que cinquante ans plus tard. Ce que j’ai vécu depuis et la perspective historique dont je dispose me permettent aujourd’hui de voir ces événements dans leur cadre réel.
Car enfin, c’était dans les années 1860, ces premières années de réforme, si impatiemment attendues et si décevantes.
Le mouvement révolutionnaire soulevait la jeunesse, ébranlait les universités. On répandait des tracts. Peu avant l’arrestation de Mikhaïl, le chef de la gendarmerie avait reçu par la poste des pages du Grand russe. Et aux mois d’août et de septembre, le fameux appel À la jeunesse circulait parmi les masses.
Évidemment, le comte Chouvalov, général frais émoulu, avait tout intérêt à révéler ses talents de défenseur du trône. Il fallait pour cela fabriquer des ennemis redoutables. Or, Mikhaïl servait on ne peut mieux ses desseins.
Après une pause, le comte reprit d’un ton significatif:
– Si vous ne m’aidez pas à trouver des circonstances atténuantes, Beidéman risque d’encourir la peine la plus dure, et pas seulement lui…
Il attendait ma réplique. Mais je me taisais, les mains crispées. Alors il me dit de son ton cordial de parent et d’ami:
– Je serai dans l’obligation d’arrêter et d’interroger Véra Erastovna, la fille de Lagoutine.
– Vous ne ferez pas cela… J’avais bondi, affolé. Véra Erastovna n’y est pour rien, elle a été entraînée.
– Vous avez pourtant fréquenté avec elle le cercle de Beidéman! Chouvalov gardait les yeux baissés, comme s’il craignait que leur éclat aigu ne fît contraste à la douceur de son accent.
– Il n’existe pas de cercle, dis-je avec fermeté; il n’y a que Mikhaïl Beidéman, dévoyé par des esprits frondeurs…
– Écoutez-moi bien, encore une fois: vous seul pouvez sauver Véra Erastovna de l’arrestation, en m’aidant à déchiffrer un texte.
Il sortit un papier de son portefeuille, le mit sur la table, posa dessus sa grande main de marbre, encore plus blanche que le visage, et dit en plongeant enfin dans mes yeux son regard:
– Ce que nous disons ici doit rester secret. À la moindre indiscrétion, vous et Véra Erastovna serez incarcérés, ainsi que certains autres. Je suis renseigné sur toutes les connaissances de Beidéman.
– Que voulez-vous que je vous explique? demandai-je.
– Une perquisition minutieuse nous a fait découvrir, au fond d’une boîte de cigarettes, un papier déchiré en petits morceaux. On a réussi à les assembler, et le texte est clair, malgré quelques lacunes. Le voici:
Chouvalov me tendit la copie du document.
«Nous, Constantin Premier, empereur de toutes les Rus-sies par la grâce de Dieu», tel était le début solennel du faux manifeste émanant d’un fils imaginaire du grand duc Constantin Pavlovitch. Ce prétendant fictif soutenait que le trône avait été ravi à son père Constantin par Nicolas 1er, frère cadet de ce dernier, et que lui-même était en prison depuis l’enfance. Suivaient un appel au renversement de l’usurpateur qui dépouillait le peuple, et la promesse de distribuer la terre aux paysans, d’abolir le recrutement coercitif et de satisfaire aux doléances présentées dans les anonymes.
Chouvalov ne me quittait pas des yeux, mais cela m’était désormais bien égal. Je n’avais plus de prévention contre lui, indigné que j’étais du grossier mensonge de ce document et de l’impudence de son auteur. Tels étaient alors les sentiments que reflétait mon visage.
– Cher Sérioja, que je suis heureux de ne pas m’être trompé sur votre compte! Chouvalov me serra la main, et abandonnant ses airs confidentiels, me dit du ton sérieux d’un allié: Aidez-moi donc à ne pas mêler Véra Erastovna à cette affaire. Dites vous-même tout ce que vous savez de Beidéman.
Aujourd’hui, étant mon propre juge au seuil de la mort, je n’ai pas au fond grand-chose à me reprocher en ce qui concerne mon entretien avec Chouvalov, sans deux révélations fatales que j’aurais pu éviter.
Poussé par l’unique désir de disculper Véra, je présentai Mikhaïl comme un être obstiné et orgueilleux qui, pour exécuter ses projets révolutionnaires, ne voulait pas de compagnons, mais seulement des subordonnés. Chouvalov me délia les mains en m’annonçant que, de l’aveu même du détenu, il projetait rien moins que l’assassinat de l’empereur. Ce crime, au dire de Beidéman, lui eût été facile à commettre, car en tant qu’ancien élève officier, il connaissait les habitudes du souverain. Chouvalov cita ses propres paroles, renouvelées dans ma mémoire par les extraits d’archives concernant cette affaire. Ayant avoué qu’il revenait en Russie pour tuer le tsar, Mikhaïl déclarait à l’interrogatoire:
«Ne tenant guère à la vie que j’ai consacrée à cette œuvre, je ne pensais pas échapper aux poursuites après l’exécution de mon dessein.»
J’écumai. Comment Mikhaïl osait-il, dans son égoïsme de démon révolté, ne pas tenir à la vie après avoir uni son destin à celui de Véra? S’il avait eu la moindre générosité, il aurait fui l’amour de la jeune fille, au lieu de balayer au passage cette belle jeunesse, comme on écarte d’une main brutale un frêle papillon attiré par la flamme.
Exaspéré par cette phrase qui risquait de tuer dans la fleur de l’âge un être adoré, je cédai à l’impulsion d’une haine farouche, sans être stimulé plus longtemps par Chouvalov. Je commentai à haute voix les propos de Beidéman, en cherchant à découvrir le sens le plus funeste dans cette déclaration d’un orgueil diabolique.
– Il voulait soulever le pays contre le tsar! m’écriai-je. Le régicide accompli par un noble pouvait être interprété comme une vengeance pour l’affranchissement des paysans… Beidéman détestait la noblesse, je me rappelle qu’il disait: «Il faut l’extirper comme une ortie»…
– Sérioja, mon ami, calmez-vous. Chouvalov m’entoura paternellement les épaules de son bras. Beidéman n’est peut-être qu’un pauvre fou?
– Non, c’est un odieux fanatique! S’il ne fait aujourd’hui que des aveux succincts, par mépris des autorités, c’est afin de rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyr révolutionnaire…
Je jetai un regard à Chouvalov et restai court. Il rayonnait de joie, comme si l’empereur venait le récompenser de son zèle. En effet, son jeu perfide au chat et à la souris lui valut la suprême satisfaction de dépasser en grade ses collègues. Quant à moi, pour ma trahison et ma colère stupide, il me fit décorer avant terme.
Hélas, nous avons vendu pour un liard l’âme forte et l’intelligence claire de Mikhaïl!
Mais je ne réalise la chose que maintenant, à quatre-vingt-trois ans, anéanti avant d’être mort. Tandis qu’alors j’éprouvai seulement une peur instinctive devant la mine triomphante du comte, et, ma colère tombée, je me demandai si je n’avais pas livré mon ancien ami.
Je trouvai que non. Et magnanime jusqu’au bout, croyant adoucir le sort de Mikhaïl, je soutins tout à coup l’hypothèse du comte qu’il n’avait peut-être pas toute sa raison. À mon tour je fournissais quantité de preuves, mais Chouvalov m’écoutait sans intérêt. Il était redevenu un mécanisme impeccable, inclus dans une gaine de marbre aux formes parfaites. Sans doute, mes premières dépositions, inspirées par la fureur, l’arrangeaient-elles davantage.
Il se leva, l’air officiel, comme pour clore une audience, et me dit aimablement:
– Veuillez m’excuser, je suis très pris. Vous n’avez rien à craindre pour vous ni pour Véra Erastovna…
– Et Beidéman?
– Il aura ce qu’il mérite.
C’était la réplique d’un supérieur qui n’admettait aucune immixtion dans ses affaires. M’ayant reconduit jusqu’au vestibule, il dit au laquais: «La capote du lieutenant!» et monta l’escalier d’un pas leste. Une fois dehors, j’enfilai au hasard une rue, puis une autre. J’avais l’impression d’être une enveloppe vidée de son contenu. Le démon de Michel-Ange me poursuivait, tenant la peau d’un pécheur écorché. J’errai au travers des îles comme un possédé et, sur le matin, je me retrouvai à la porte du comte. Je voulais entrer, mais les fenêtres n’étaient pas éclairées. Le désespoir au coeur, je tombai sans connaissance. Certes, si j’avais pu prévoir les suites de cet entretien, j’aurais perdu le repos pour le reste de mes jours. Mais je n’avais que le vague sentiment d’une chose irréparable survenue dans la vie de Mikhaïl à cause de moi, ou plutôt par mon intermédiaire. Bourrelé de remords j’en vins à concevoir le projet insensé de sauver Mikhaïl au péril de ma vie. La tentative ayant échoué, je ne me tourmentai presque plus jusqu’à l’époque actuelle.
Mais maintenant que je connais les documents des archives, comment ne pas m’accuser d’avoir été la cause du long supplice de Mikhaïl? Car enfin, le comte Chouvalov qui disposait du sort du prisonnier, avait eu un autre projet avant notre conversation.
Comme le révèle son rapport au grand duc Mikhaïl Niko-laévitch, Chouvalov avait proposé de faire juger Beidéman par le tribunal militaire. Au pis-aller, il aurait passé par le conseil de guerre. Or, n’était-ce pas la mort qu’il demandait comme une grâce, dans le message déchirant apporté par un inconnu en pleine soirée intime, un message qui semblait venir de l’autre monde?… Mais nous en reparlerons.
Voici le bilan de mon entretien avec Chouvalov. J’avais suggéré au comte une nouvelle version de l’affaire et, de ce fait, le terrible châtiment à infliger au détenu. Mon affirmation que Beidéman n’était pas fou, comme on était enclin à le croire, fit venir à l’esprit que si on ne pouvait plier un homme, le plus simple était de le briser.
Sans perdre un jour, Chouvalov transmettait au tsar, à Livadia, mes propres paroles. Le silence obstiné de Mikhaïl aux interrogatoires, disait-il, ne tenait qu’au désir de «rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyr révolutionnaire».
Pour empêcher ce dangereux détenu de faire ce qu’il voulait, on l’enferma sans autre forme de procès dans la cellule n° 2 du ravelin Alexéevski.
Par une splendide journée de juillet, j’ai enfin eu le courage de me rendre à la forteresse Pierre et Paul pour reconstituer en imagination le ravelin Alexéevski où Mikhaïl avait fait vingt ans de cellule.
Que de fois j’avais franchi le pont de la Bourse, le long des potagers plantés par la garnison de la forteresse, près de la rampe en bois conduisant au portail! J’ai essayé de pénétrer à l’intérieur avec un groupe de visiteurs. Mais ma vue se troublait, mes jambes flageolaient, je ne pouvais que m’asseoir sur une grosse pierre au bord de la route et fixer d’un œil hagard l’immense affiche qui surmonte l’entrée. Le peintre y a figuré des canons levant leur bouche noire sur un fond bleu ciel; au-dessus, une étoile rouge, renfermant en son milieu la faucille et le marteau. Tout en haut, une inscription; «État-Major du secteur fortifié de Pétrograd». Je répétais machinalement ces mots sur le chemin du retour, jusqu’à mon galetas, pour détourner ma pensée de cette maudite faiblesse qu’il fallait surmonter à tout prix. Or, voici que la chance me favorisa.
Je traversais le Champ de Mars où on aménage cet été un magnifique parterre. Ravi de l’embellissement de la capitale, je me dirigeais vers le pont suspendu pour retrouver l’édifice du IIIe Bureau, où Mikhaïl avait donné de si fières et énergiques réponses aux interrogatoires.
J’étais mieux vêtu que d’ordinaire; pour les grandes occasions, il me reste une vieille tenue en beau drap vert foncé. Je l’avais mise la dernière fois pour conduire les fillettes à l’école.
Dans ce costume, tout le monde m’appelle «grand-père», ce qui me fait grand plaisir. Mais surtout, on me parle d’égal à égal, et il m’importe aujourd’hui d’avoir une réponse précise quant au siège de l’ancien IIIe Bureau.
Je n’ai pas réussi à retrouver l’immeuble, car c’est alors qu’est survenu l’événement qui m’a rapproché du but.
Sur la Fontanka il y a une station de canots à louer. Elle était déserte ce soir-là. Dans le kiosque on voyait se découper en clair la tête d’un garçon qui était de service à cette heure tardive; le tenancier fumait sa pipe, assis, les pieds dans l’eau.
Une jeune fille blonde, réjouie, en robe courte, les jambes potelées, parlait à l’oreille du soldat rouge qui l’accompagnait. Soudain, elle vint à moi et me dit:
– Citoyen, ça vous plairait d’aller en canot avec nous? Vous devez savoir tenir le gouvernail, mon frère va ramer, et moi je me prélasserai en bourgeoise. Nous ferons le tour de la forteresse. Ça ne prendra pas plus d’une heure.
Je remerciai et m’embarquai, le coeur battant. Cette promenade tombait on ne peut mieux, du moment que je devais faire revivre le passé…
Nous suivîmes la Fontanka près de l’ancienne École de Droit et passâmes sous l’étrange pont où Véra et moi étions venus si souvent, en proie à l’idée fixe que nous cherchions du matin au soir à réaliser.
C’était au printemps de 1862, peu après que Piotr eut appris de son compère qu’on avait incarcéré Mikhaïl dans la forteresse, mais qu’il ne se trouvait pas au bastion Troubetskoï. Restait à supposer qu’il était au ravelin Alexéevski.
Véra liquida l’héritage de son père et de son mari, et quand elle fut en possession d’une somme considérable, elle réclama comme une folle notre aide pour organiser l’évasion de Mikhaïl. Linoutchenko avait beau lui démontrer l’impossibilité d’accéder au ravelin, entouré d’une haute muraille et surveillé par une garde nombreuse qui assurait l’isolement absolu des prisonniers, Véra ne voulait rien entendre. Prête à sacrifier toute sa fortune, elle décida enfin Linoutchenko à essayer.
Piotr devait, par l’intermédiaire de son fidèle complice, soudoyer le personnel du bastion Troubetskoï et du ravelin. Un mois se passa en vains espoirs, mais si la goutte d’eau, à la longue, entame le rocher, l’or prodigué à pleines mains finit toujours par briser la résistance des mercenaires.
Un beau jour, Piotr déclara qu’il avait son homme. C’était Toulmassov, l’adjoint d’un surveillant du ravelin. Pour payer les sentinelles et les geôliers, il exigeait cinquante mille roubles.
Linoutchenko voulut mener lui-même les pourparlers. Après l’entrevue, il nous communiqua le plan de Toulmassov.
Par une nuit sans lune, deux d’entre nous parviendraient en barque au bas du ravelin, du côté du pont de la Bourse, et donneraient un bref signal lumineux.
Personne ne pouvait le voir, sauf deux factionnaires postés en haut du mur. Ils nous jetteraient aussitôt une échelle de corde par laquelle Piotr grimperait avec les instruments nécessaires pour scier la grille de la casemate. Au cas où on ne pourrait pas faire sortir le détenu par la porte, ils descendraient tous les deux par l’échelle.
Linoutchenko prévint que Toulmassov ne lui inspirait pas confiance et que son plan, sûrement tiré d’un roman feuilleton, présentait un grand risque sans aucune garantie. Mais Véra, aveuglée par la passion, nous suppliait de tenter l’aventure. Piotr et moi acceptâmes. Si je connais à la perfection tous les bras et affluents de la Neva, c’est que je les avais explorés avec Véra des journées entières, cherchant le meilleur moyen d’atteindre la terrible forteresse et d’en repartir avec Mikhaïl.
Ce projet la fascinait. Aussi m’était-il toujours plus difficile de lui objecter, à l’instar de Linoutchenko, qu’il n’offrait aucune chance de réussite et un grand péril. À la première alerte, Piotr et moi serions tués sur place. Pour moi, à vrai dire, une mort inutile, mais héroïque aux yeux de Véra, était la seule issue désirable, car je me sentais déjà fautif de l’incarcération de Mikhaïl…
Ma vie, d’ailleurs, était scindée et je n’y trouvais plus ma place. J’avais beau me répéter que l’entretien avec Chouvalov ne pouvait avoir de conséquences funestes, mon coeur me soufflait le contraire.
Maintenant que nous sortons du canal, pour déboucher dans le large lit de la Neva, je revois en détail les péripéties de cette folle tentative d’enlèvement.
Le soleil couchant répand son or fondu sur le satin bleu sombre des flots, tandis que l’autre fois…
L’autre fois, il avait plu à verse tout le jour; vers le soir une tempête s’était déchaînée, le canon tonnait, sinistre, annonçant une menace d’inondation.
Je me reporte à cinquante ans en arrière. Il faisait nuit close. La tempête sévissait sur la Neva. Les bateaux à vapeur étaient rares. Les chalands immergés faisaient d’immenses taches noires…
– Gare à la vedette, grand-père! Obliquez à droite! me crie la jeune fille blonde, car, tout à mes souvenirs, j’ai oublié le gouvernail.
Nous sommes arrivés. La forteresse Pierre et Paul avec ses six bastions ressemble à une araignée fantastique qui montre à la surface les premières articulations de ses pattes et trempe dans le fleuve les extrémités. J’ai l’impression que ces membres, ramifiés sous l’eau en milliers de tentacules, enveloppent toute la ville d’un invisible filet. En voyant l’autre jour au Musée de la Révolution le réseau de la police du tsar, dont les centres d’espionnage étaient indiqués par des ronds de couleur, je l’associai au mystérieux travail que paraissait accomplir sous l’eau la gigantesque araignée de pierre.
– Tiens, on dirait une araignée, remarque la jeune fille blonde, tandis que son compagnon profère gravement:
– C’est parce que les araignées du régime tsariste y suçaient le sang du prolétariat révolutionnaire.
L’araignée… qu’il était prophétique, ce signe à la main droite de Mikhaïl! C’est ainsi qu’au moyen âge les vassaux portaient sur eux l’écusson du suzerain.
Sur le mur moussu du bastion Troubetskoï il y a une inscription gravée en grosses lettres: «Vêtu de pierre sous Catherine II».
Vêtu de pierre…
Il n’y avait pas que le bastion, Mikhaïl aussi fut vêtu de pierre pour vingt ans, confiné entre les quatre murs d’une cellule dont l’unique fenêtre, pourvue d’un triple grillage, donnait sur un autre mur épais.
Et Mikhaïl n’était pas le seul…
En levant un peu la tête, on aperçoit là-haut des canons. Voici le plus grand qui tire à midi, tous les jours, depuis Pierre Ier jusqu’au dernier tsar, et depuis son abdication jusqu’à nos jours, six ans après la révolution. Au-dessus des canons, se dresse un mirador surmonté d’un drapeau, aujourd’hui rouge.
Derrière le bastion Troubetskoï, où des arbres étalent leur superbe feuillage, il y avait jadis un mur intérieur. Derrière ce mur, dans une île séparée par un canal, s’élevait le ravelin Alexéevski d’où on ne sortait les détenus que pour les enterrer sous un faux nom ou les mettre à l’asile d’aliénés. Au-delà du ravelin, un second mur, puis la Neva.
C’est de ce mur-là que les sentinelles payées par Toulmassov devaient, il y a soixante et un ans, nous descendre une échelle de corde. Or, à peine étions-nous arrivés en barque, la nuit, en donnant notre signal lumineux, que deux coups de feu partirent des fourrés d’en face. L’une des balles m’était destinée, mais comme je venais de me reculer pour prendre mon revolver, toutes les deux atteignirent Piotr à la tête. Il manqua de faire chavirer la barque et glissa sans bruit dans les flots qui l’engloutirent. Je n’avais plus qu’à ramer en hâte vers la rive où Véra et la malheureuse Marfa, plus mortes que vives, m’attendaient dans les buissons…
Quelle insouciance, aujourd’hui, dans le clapotis des vagues soulevées par le joyeux passage d’un vapeur! Que de gaîté sur cette rive où les scélérats embusqués nous avaient tiré dessus!
Les soldats rouges baignent un ourson apprivoisé et barbotent eux-mêmes. L’animal comique leur saute sur le dos et y reste cramponné, tel un petit chien mouillé.
Mes compagnons s’amusent beaucoup de ce spectacle et c’est à regret qu’ils rebroussent chemin.
– Ah, la belle promenade! répète la jeune fille. Je ne pus m’empêcher de lui dire:
– Pourtant, l’endroit que nous venons de quitter n’est rien moins que gai! Savez-vous, mademoiselle, que les meilleurs hommes y ont langui pendant vingt ans…
– Citoyen, réplique le soldat, les sourcils froncés, vous avez une manière démodée d’exalter les mérites d’individus isolés. Le rempart et la base de la révolution, ce ne sont pas les individus, c’est la conscience des collectivités.
Il est tout jeune et très grave, ce militaire en tenue impeccable, aux pattes de col roses. Je fais la sourde oreille, j’ânonne et me tais.
Nous nous quittons bons amis, en nous serrant la main. La jeune fille a acheté à une marchande un petit pain et deux sucres d’orge, qu’elle m’offre en rougissant.
– Merci pour le pilotage, citoyen.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le passé, enseveli il y a soixante et un ans, ressuscitait toujours…
Au lendemain de la mort tragique de Piotr, j’annonçai au commandant du régiment la disparition de mon ordonnance. Après de vaines recherches, on conclut qu’il s’était noyé en état d’ébriété. Pour plus de vraisemblance, je le prétendis porté à la boisson. Nous craignions que le violent désespoir de Marfa ne nous livrât. Ses propos incohérents sur l’évasion manquée auraient paru fort suspects à de fins limiers. De peur qu’elle ne se rendît à l’endroit fatal, nous la tenions enfermée, décidés à lui faire quitter la ville le plus tôt possible.
Véra, les yeux immenses, le regard éteint et fixe, semblait pétrifiée. Elle ne s’anima qu’à l’arrivée de Victoria, la sœur de Beidéman, venue de Bessarabie pour essayer d’adoucir le sort de son frère par l’intercession de parents haut placés.
Après ma promenade en barque autour de la forteresse avec la jeune fille et le soldat, je ne pouvais plus me retenir d’y pénétrer par terre ferme.
Le jour suivant, vers trois heures de l’après-midi, je me dirige vers la Place de la Trinité et gagne par le pont l’entrée de la forteresse Pierre et Paul, où un guide fait l’appel de son groupe de visiteurs.
Ce sont de jeunes ouvrières d’usine. Leur journée terminée, elles sont venues là sans passer à la maison et ont engagé un guide à leurs frais, dans l’espoir d’avoir des renseignements plus intimes; la plupart portent des écharpes à rayures, avec un pompon au bout. Quand on leur demande pourquoi ces écharpes sont toutes pareilles, elles déclarent: «Nous les avons achetées ensemble au magasin.»
Le guide nous conduit vers le portail.
– J’attire votre attention, camarades, sur le bas-relief de l’entrée. Il y a là un personnage qui a moins l’air de voler que de pendre la tête en bas, dans une pose indécente. Ce garçon, qui le montre de la main, a un bras si long qu’en le baissant il aurait touché son pied. L’ancien tsar Pierre, désireux d’honorer son patron, l’apôtre Pierre, a donné l’ordre de figurer un miracle accompli par ce dernier. C’est ce qu’on a fait en sculptant cet homme qui vole dans une pose peu convenable et qui n’est autre que le mage Simon, confondu par l’apôtre. Tout cela n’est qu’une légende, une fable à l’usage des naïfs et des illettrés.
– La religion est l’opium du peuple, disent deux jeunes filles aux écharpes.
Le guide indique les niches qui flanquent le portail.
– Ces statues représentent le dieu païen Mars et son épouse Vénus. Il ajoute, railleur: Mars, bien sûr, est à sa place, puisque c’est un établissement militaire: quant à Vénus on l’a mise avec lui parce que sous le régime bourgeois l’homme était enchaîné à la femme comme un forçat à sa brouette.
– En mythologie, c’est Vulcain qui est le mari de Vénus, tandis que Mars n’est que son ravisseur, dit un étudiant espiègle qui s’est joint à nous. Le tsar Pierre favorisait donc l’amour libre, et non l’amour conjugal.
Tout le monde rit, mais le guide se vexe.
– C’est discutable, dit-il avec dignité. Puis il éclate: Les resquilleurs sont priés de s’en aller!
L’étudiant s’éloigne en sifflotant; moi, les jeunes filles me cachent parmi elles en me recommandant le silence.
Nous entrons dans la cathédrale, dont je n’ai jamais goûté le faste étranger: autel bas, orné de fioritures de style baroque, escalier doré avec chaire en surplomb, place du tsar abritée sous un lourd baldaquin, celle du métropolite au centre, drapée de rouge. Les colonnes étaient surchargées autrefois de couronnes mortuaires argentées, vestiges des funérailles impériales, qui scintillaient, telles de féeriques floraisons d’hiver. Tous les sarcophages des souverains sont en marbre gris, sauf celui d’Alexandre II, d’un rouge sanglant, symbolique.
Au temps de l’autocratie, les tsars jouaient volontiers dans ce sanctuaire une farce orientale, toujours la même. On faisait assister à une grande messe les starostes des cantons et des villages, venus à l’occasion du sacre. L’énorme lustre de cristal flamboyait, reflété par les feuilles brillantes des nombreuses couronnes, par les diamants des dames et l’or ciselé de l’iconostase. Des chœurs invisibles chantaient dans les cieux, les starostes tombaient à genoux, dans des nuages d’encens.
Le tsar et la tsarine leur demandaient chaque fois si l’office leur avait plu, et ils répondaient invariablement: «Votre majesté, on se croyait au paradis!»
Cette question et cette réponse étaient devenues presque rituelles.
Maintenant, la cathédrale n’est plus la même. On a transféré les couronnes dans un musée de Moscou. Les plus belles icônes manquent également. Les sarcophages paraissent plus abandonnés que les tombes des pauvres au cimetière rural. Seul, celui de l’empereur Paul jouit d’une étrange popularité. Le marbre disparaît sous des couronnes de bleuets, de soucis, de marguerites; une veilleuse y brûle en permanence, au milieu d’une foule de pèlerins de tout âge. Dès avant la révolution, le peuple considérait Paul comme un saint: les uns croyaient qu’il guérissait toutes les maladies, d’autres – seulement la rage des dents.
Absorbé dans ma rêverie, je me vois soudain isolé. Les autres ont vite fait le tour des sarcophages. Je constate que les hommes sont nu tête, comme jadis à l’église. Mais ils ont ôté leur couvre-chef dès l’entrée de la forteresse, précisément pour effacer la nuance de respect religieux. Je pense toutefois qu’ils n’auraient pas eu plaisir à garder leur chapeau.
Je rejoins le groupe sous un arbre géant. Tous sont assis dans l’herbe, le guide leur raconte que sous Pierre Ier c’était la «place de danse» où on infligeait des tortures qui faisaient «danser»: chevauchées sur des montures de fer à dos tranchant, promenades à pied sur des pointes.
Enfin, le guide en vient au sujet qui m’intéresse. Il nous conduit par le chemin que suivaient dans un carrosse noir à rideaux verts, les détenus escortés de deux gendarmes et d’un officier.
C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman est venu en 1861 murer à jamais sa jeunesse.
Je ne vois plus les visages des visiteuses et je n’entends les paroles du guide que dans la mesure où elles évoquent la réclusion de Mikhaïl.
J’ignore par où on l’a amené: le long de la courtine de Catherine, comme on devait le faire plus tard pour Polivanov, ou de l’autre côté, en passant près des casernes affaissées d’Anne Ioannovna.
Dans les deux cas, du reste, la procédure était identique. Le carrosse s’arrêtait devant la maison basse du commandant, l’officier sautait à terre pour aller faire son rapport, tandis que les gendarmes et le détenu gagnaient le portail gris dont la place est occupée aujourd’hui par un réverbère de guingois. Mais à droite, la Monnaie pointe toujours vers le ciel ses multiples cheminées.
Ici, on devine déjà les cellules humides, le cachot noir, les doubles murs, l’horreur sépulcrale de la prison. La massivité des bâtiments prête au ciel même l’aspect d’un lourd couvercle.
Un bon guide aurait dû couper court aux rires, aux plaisanteries, à l’impatience étourdie de voir les dessins vulgaires des gardes, très appréciés du public actuel…
Je dis à mes voisines:
– C’est pour vous permettre de rigoler après huit heures de travail, que des gens ont été murés ici pour la vie.
Mais ces petites dindes vaniteuses n’ont rien compris.
– Soyez tranquille, citoyen, disent-elles, ça ne se répétera plus, puisque nous avons renversé le régime tsariste!
Je voudrais expliquer au guide qu’avant de montrer les cellules, les bains et autres locaux pour les isolés, il faut trouver des paroles susceptibles de faire pénétrer jusqu’au cœur de la jeunesse le sens de ces mots: détention perpétuelle en cellule.
Mais je ne puis articuler un son. Je me tiens au mur pour ne pas tomber. Brisé d’émotion, je ne suis plus capable de suivre les gaies visiteuses.
M’étant reposé une dizaine de minutes sur l’appui d’une fenêtre, je vois venir un autre groupe. Quatre vieilles dames provinciales ont engagé un ancien surveillant qui demeure là depuis Nicolas Ier, ou peu s’en faut. Je demande la permission de les accompagner et nous cheminons d’une allure d’escargot, conformément à notre âge.
Je suis heureux de cette lenteur qui me laisse le temps d’assimiler le passé, les vies des martyrs.
Avant d’introduire le détenu, on le laissait se morfondre un bon moment à la première grille. L’officier s’attardait à dessein chez le commandant, pour accroître la nervosité du prisonnier. Puis, au poste de garde, on lui enlevait ses habits et les remplaçait par une blouse.
Le vieux surveillant a un visage aux traits menus, confits de dévotion. C’est avec une fierté professionnelle qu’il déclare:
– J’ai gardé les prisonniers sous deux Alexandre, sous Nicolas le dernier, sous Kérenski… Une longue carrière, comme vous voyez. Pourquoi me suis-je maintenu? Parce que j’exécutais la loi sans faire de mal à personne. Si on me dit: Regarde par le judas! j’obéis. Si le détenu, contrarié, se blottit dans un coin, je me retire pour ne pas l’agacer. Quant à Figner, pour l’empêcher de communiquer avec ses voisins, nous l’avions mise entre deux décharges vides; je vais vous montrer ça. Elle avait beau frapper du pied, personne ne répondait.
Il parle en bon aïeul racontant les farces de ses petits-enfants. C’est ainsi qu’un vieux cicérone du forum romain fait savourer aux étrangers les anecdotes de l’antiquité. Et à l’égal des touristes avides d’émotions cruelles, ces femmes, moites de curiosité, assaillent leur guide de questions.
– C’est vrai qu’on les rouait de coups? Avec quoi les battiez-vous, à quelle place?
Mécontent, il nie les violences et s’efforce de détourner l’attention de ces dames sur la sollicitude des geôliers.
– Tenez, nous descendions au jardin par l’escalier que voici; remarquez la haute barrière pleine, fixée à la rampe: à quoi servait-elle, croyez-vous?
Et jouissant de leur perplexité, il dit avec son sourire vénérable:
– Mais à empêcher les détenus politiques de se suicider. Il y en a qui ont réussi; c’étaient des gens malins comme tout! Condamnés à une longue réclusion, ils tâchaient d’abréger le délai. On pique une tête dans la cage de l’escalier, et le tour est joué.
Dans le jardinet minuscule, un bain pour une seule personne, quelques arbres, des sentiers à peine visibles dans l’herbe qui les a envahis.
– Autrefois, ils étaient sablés, dit le surveillant avec un reproche à l’adresse des temps actuels. Pendant la guerre, des généraux s’y promenaient, des amiraux y prenaient le frais. Ceux-là, au lieu d’une cellule, ils avaient deux pièces, bureau et chambre à coucher; et ils mangeaient à leur compte des repas copieux. On leur laissait voir leurs épouses. Voyez, sur le mur de Pourichkévitch, il y a une longue poésie signée: «Le malheureux Vladimir Mitrofanovitch Pourichkévitch, orgueil de la contre-révolution».
Je me rappelle les deux derniers vers. «Les graines de la folie donneront les germes de l’esclavage…»
Les dames se jettent à corps perdu vers la cellule du geôlier, célèbre par ses croquis d’après les illustrations de la revue Niva: une jeune fille en jersey, la bouche en coeur; immense vue de Lucerne, détaillée comme un plan, avec indication des fenêtres sur les maisons les plus lointaines. Au-dessous du paysage, un distique:
Ah, si nous pouvions revoir ensemble
Les lieux où nous fûmes si heureux…
Au sortir du bastion Troubetskoï, un peu sur la gauche, se trouve la porte Vassilievski qui conduit par un tunnel à un terrain en contrebas. Un pont-levis établi sur le canal donnait accès au triangle du ravelin Alexéevski, édifice bas, comprenant quatorze petites cellules. C’est là qu’on enfermait les prisonniers inculpés des crimes les plus graves. Un geôlier spécial y était affecté, des gardes en assuraient la surveillance intérieure. Toutes les clefs étaient chez le geôlier, sans lequel personne ne devait pénétrer dans les cachots. Jour et nuit, un homme de service épiait les détenus par un judas pratiqué dans la porte. Personne ne s’est évadé de ces cachots.
Il y faisait si humide, que le 2 octobre 1873, comme l’inondation était imminente, deux détenus, Mikhaïl et Nétchaev, furent transférés isolément au bastion Troubetskoï sous la surveillance du geôlier Bobkov et d’une escorte armée, qui les gardèrent à vue jusqu’au point du jour.
Les dames, après avoir conféré à voix basse avec le surveillant, lui fourrent de l’argent dans la main. Il acquiesce en silence. Une des visiteuses se tourne vers moi:
– Venez avec nous, grand-père, nous aurons moins peur.
J’accepte d’un signe de tête, sans demander d’explications. Redescendus au rez-de-chaussée du bastion Troubetskoï, nous entrons dans une cellule dont le surveillant referme la porte sur nous.
– Regardez l’heure, pour que ça ne dure pas plus de dix minutes, s’écrie l’une des dames.
– Bien sûr, fait l’autre, un séjour plus long serait malsain, et quelques instants suffiront à donner une idée de ce que c’était.
– Fermez les yeux, mesdames, rouvrez-les… Ah, que c’est passionnant, cette évocation!…
Le surveillant se vexe, en professionnel honnête, et dit à ces femmes bavardes:
– Taisez-vous, mesdames! Défense de parler et de rire! Je mesure le cachot: dix pas de longueur, cinq de large.
Pas d’autres couleurs que le blanc sale du plafond et le gris des parois. La fenêtre munie d’une triple grille, donne sur un pan de mur crasseux, tout proche. Un lit et une table boulonnés au sol, une lampe vissée dans une niche, derrière une vitre, pour que le détenu n’essaye pas de se brûler vif. Des habits en toile de sac, une blouse grossière. Une maigre couverture…
Les cellules de Mikhaïl, enfermé d’abord au nº 2, puis au nº 13, étaient pareilles à celle-ci, quoique plus humides encore.
Cependant, au dire des détenus, ils entendaient là des sons plus distincts et plus variés, ce qui aggravait le supplice de la réclusion; le vent leur rapportait parfois même la musique du Jardin d’Été.
Que devait éprouver Mikhaïl, vêtu de pierre, lorsque les années eurent changé sa jeunesse en maturité, puis amené le déclin de l’âge, toujours dans ce réduit de dix pas sur cinq?
Rester là, en sachant que derrière deux murs à peine, un beau fleuve roule ses flots puissants où des bateaux cinglent vers tous les ports du monde par la Baltique, que ses rives se couvrent d’édifices, que le savoir humain s’enrichit par l’expérience des guerres, par le cours de la vie quotidienne et par l’instruction!
Cette vie abondante et variée, ce n’est pas Mikhaïl qui l’a vécue, c’est moi, son ancien ami qui s’est conduit en traître. Oui, traître est le mot, c’est ma propre conscience qui me le souffle. Et que la juste Némésis me châtie!
Je laisse au lecteur versé dans la psychologie le soin de classer les communications qui vont suivre. Neurasthénie sénile ou ébranlement excessif de tout mon être, je sais trop bien ce que je sais, le fait est indéniable.
Un caprice de gens curieux m’a fait demeurer dix minutes seulement dans une cellule. Mais le supplice du détenu, l’humidité rampante, séculaire, m’ont pénétré de la racine des cheveux à la plante de mes pieds enflés. Le supplice de ces murailles m’a vêtu de pierre. Et je n’en sortirai plus.
Que je passe vingt ans dans cette geôle invisible ou les deux ou trois années qu’il me reste à vivre, j’ai la certitude de subir jusqu’au bout la peine de Mikhaïl, d’endurer ses horribles souffrances qui seront portées en entier sur le livre noir de ma destinée, comme elles l’ont été sur le sien.
Lecteur, la prédiction de Mme de Thèbes, la cartomancienne, s’est accomplie.
Vêtu de pierre, ainsi que Mikhaïl le fut en 1861, je prends sa place en 1923.