DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I Vroubel-le-Noir

Serguéi Roussanine et Mikhaïl Beidéman ne font qu’un. Ce n’est pas d’emblée que j’ai appris à connaître la pénétrabilité des corps, la possession d’une personnalité par une autre. Cela remonte au temps où je suis devenu le fils de la mère de Mikhaïl, le mari de son épouse momentanée. Pour le reste… je n’en dirai rien. Bref, obsédé par la personnalité et le destin de Mikhaïl, je m’identifie parfois à lui, au point d’oublier mon nom pour prendre le sien.


C’est ainsi que la semaine passée, comme j’allais acheter au marché cinq livres de pommes de terre, le vertige m’a fait asseoir sur le parvis de cette église où on avait découvert en 1917 une mitrailleuse sur le clocher et hissé à sa place un drapeau rouge. Moi, je ne me souviens pas de mon état, mais au dire d’Ivan Potapytch, informé par ceux qui m’ont conduit à l’asile d’aliénés, je serais resté là avec mon sac jusqu’au soir, éveillant la compassion des marchandes. Le Russe, on le sait, est aussi charitable que cruel. Les bonnes femmes m’ont donné à manger et voulaient me ramener chez moi, mais je leur ai déclaré que je n’avais pas de domicile, venant d’être élargi de la forteresse Pierre et Paul. J’y avais été enfermé du temps du tsarévitch Alexéi Pétrovitch, disais-je, et m’y étais constamment employé à attraper les souris sur les pieds de la princesse Tarakanova. Malgré le danger mortel qui la menaçait, elle avait longtemps gardé sa candeur féminine et moins redouté l’inondation de son cachot que les souris qui sautillaient en masse sur le velours rouge de sa robe de bal.


Je me rappelle fort bien l’asile d’aliénés. Quand le médecin chef me demanda qui j’étais, j’évoquai aussitôt le plus joli moment de la vie de Mikhaïl et, les épaules relevées, je m’en allai d’un pas léger à l’autre bout de la pièce, comme pour inviter à une contredanse Véra Lagoutina. Je me présentai ensuite avec un salut cérémonieux.


– Mikhaïl Beidéman, élève du troisième corps de l’école Constantin.


Et j’ajoutai en français:


– Mieux vaut tard que jamais!


Cela signifiait que je voulais réparer tous mes torts envers mon ami, à commencer par la jalousie que m’inspirait sa beauté.


Le médecin-chef et ses aides, si utiles qu’ils soient, ne sont que des fourmis laborieuses, à l’horizon étroit. Ils me crurent fou et me firent mettre dans une baignoire. Mais les autres prétendus malades m’avaient fort bien compris et m’acclamaient.


Quant au peintre Vroubel, que j’aime entre tous, il m’aborda sous l’aspect d’un escogriffe à barbe noire et me dit:


– Je suis ainsi depuis l’affranchissement définitif que m’a révélé ma dernière œuvre: le portrait de Valéri Brussov. Mais vous m’avez reconnu, à ce que je vois, je vais donc vous expliquer un de mes tableaux. À ce soir.


Je suis content d’avoir passé une semaine parmi les fous. Comme je l’avais soupçonné, là aussi les étiquettes des choses terrestres sont interverties, et ces fous sont les plus libres des hommes. Ils ont jeté bas le masque. Car enfin, le tout est de vaincre l’espace. Les gens masqués avancent en ligne droite, tandis que nous, nous sommes pareils aux crabes… Mais je n’ose en parler que par allusion.


Voici comment débute la pénétrabilité des corps, leur possession par d’autres: le coude gauche plié à 45°… comme un poignard, et d’un élan, vos talons s’emboîtent dans ses talons à lui, votre sinciput dans le sien. C’est toujours ainsi que je procède pour m’identifier à Mikhaïl, et il en résulte une légère nausée.


Vroubel a, paraît-il, fait de même avec l’escogriffe à barbe noire. Il me l’a conté ce soir-là, en expliquant la raison de sa métamorphose. Mais nous y reviendrons; pour l’instant il me faut aller en ligne droite, afin que le lecteur me comprenne, c’est-à-dire continuer ma narration dans le style usuel: proposition principale séparée de la subordonnée par une modeste virgule.


À part mes entretiens prolongés avec le peintre sur des sujets que nous comprenions l’un et l’autre, mais qui faisaient sourire le médecin chef, on ne trouva rien de bizarre dans mon comportement. Et puis, le troisième jour, je mis le masque, et après m’être excusé d’avoir importuné le personnel médical, je demandai poliment à rentrer chez moi, supposant Ivan Potapytch et ses braves petites filles inquiets de ma disparition. Je me bornai à répondre aux questions, je donnai le numéro de téléphone d’Ivan Potapytch. Il est aujourd’hui gardien à la Coopérative et, selon la tendance actuelle à l’égalité absolue, il peut téléphoner aux institutions, tout comme son chef supérieur. Il fut très heureux de me revoir et s’empressa de m’offrir une belle pomme, en spécifiant, méticuleux comme toujours, que cette année les pommes coûtaient moins cher que les concombres.


Le médecin chef autorisa Potapytch à m’emmener à la maison, en lui recommandant de ne plus me laisser sortir.


– La congestion cérébrale peut se répéter, dit-il, et le vieux risque de passer sous un tramway.


J’allais répliquer au docteur que je pouvais ôter mon masque quand bon me semblait, et qu’il n’y avait donc pas lieu de qualifier de congestion cérébrale ce moyen d’élargir ma conscience… Mais je préférai me taire. Obstinés comme ils sont dans leurs notions tronquées, ils m’auraient encore replongé dans la baignoire. Or, j’avais hâte de rentrer pour prendre du thé avec ma pomme et noter la merveilleuse découverte de Vroubel, si importante pour le genre humain.


Mais procédons par ordre, pour faire comprendre au lecteur comment on cesse d’être «vêtu de pierre».


La communion par la pensée en dépit de l’espace et du temps, destinée à figurer un jour au chapitre des calculs mathématiques et dont l’enseignement sera plus en vogue que celui de la rythmique, j’en ai ressenti l’effet dès 1863, quand j’accompagnais en Crimée la mère de Beidéman.


Après que notre tentative puérile de délivrer Mikhaïl eut échoué en causant la mort de Piotr, sa mère éprouva soudain une défaillance physique, qui pourtant n’affecta en rien son moral. Comme son malaise (un trouble aigu de l’activité cardiaque) empirait à vue d’oeil, elle nous déclara qu’elle voulait recourir sans retard à un dernier moyen: demander personnellement à l’empereur la grâce du détenu. Me sentant pour elle une piété filiale, je ne pouvais me résoudre à la laisser voyager seule, et je l’escortai.


Elle tomba sérieusement malade. Nous fûmes contraints de descendre dans une affreuse petite ville et loger à l’hôtel.


C’est alors que cela se produisit…


Il y a beaucoup à apprendre d’un moribond qui a quelque chose à dire. Car tout ce qui nous assimile les uns aux autres ou nous crée des avantages dans le domaine de l’instruction, du savoir-vivre, etc., – ce qu’on appelle de nos jours les «valeurs culturelles» – tout cela s’efface devant la mort, le plus grand des mystères, quelle que soit la façon dont on l’envisage.


Le seul avoir que l’homme garde jusqu’à la fin, c’est la capacité de son âme. Or, l’âme de cette mourante contenait un monde ardent.


Lorsque, après un violent accès, elle comprit qu’elle n’atteindrait pas la Crimée, tout son être exprima une indicible souffrance. Mais, livrée à elle-même, elle ne tarda pas à retrouver son empire. Exempte de cette dévotion féminine qui se cramponne au prêtre, sa confiance dans la sagesse et la bonté suprêmes auxquelles tend le monde malgré les adversités de la vie, était si absolue, qu’elle lui assurait la paix pour elle-même et lui donnait l’amour indulgent d’une mère pour tous ceux qui l’approchaient.


Peu loquace et – comme toute nature recueillie – attentive au moindre déséquilibre des autres, elle profita des répits que lui accordait son agonie, pour m’amener par des questions simples, dont pas une ne s’avéra futile, à faire le bilan de mes réflexions et de mes sentiments. Elle avait le talent d’aider et d’offrir sans rien imposer…


Ne s’agit-il pas là de ces traits, si charmants chez une âme à la fois naïve et sage, et que le sceptique le plus blasé découvre dans les dialogues de Marguerite et de Faust?


Les femmes auront beau se couper les cheveux, fumer des cigarettes, les mains aux hanches, et rédiger des traités à l’égal des hommes, leur qualité propre sera toujours cet amour maternel qui embellit le monde des vivants. Ce sera ainsi dans l’avenir, comme cela fut dans le passé!


Cette vieille femme qui se mourait, minée par le chagrin, était comme une artiste obligée de porter de lourdes pierres tout le jour et pouvant se consacrer seulement le soir à son travail préféré.


L’harmonie, fondement d’une âme noble, prêtait une grâce ineffable à son être intérieur qui s’en allait.


– Stécha! dit-elle à la femme de chambre, en lui montrant la bouilloire bleue que celle-ci venait d’apporter. Stécha, bouche le bec avec un tampon d’ouate propre. Au retour de Sérioja, le thé sera refroidi, et si j’étais morte, je ne pourrais plus te dire de le réchauffer.


Mais je revins à temps, heureusement…


Ah, cette dernière joie terrestre qui illumina à mon entrée son visage serein! Craignant qu’il ne fût trop tard, elle ôta bien vite une clef pendue à son cou et me fit signe de lui apporter sa cassette de noyer. Je l’ouvris; elle me remit une enveloppe en gros papier gris, portant en suscription: «Larissa Polynova».


– Cette femme a aimé Mikhaïl, elle fera ce que je n’ai pu faire… Elle a ses entrées à la cour. Vous la trouverez sans peine à Yalta.


Puis la malade ferma les yeux. Son souffle devenait toujours plus saccadé, les battements du cœur se voyaient à travers la blancheur de la camisole. Elle ne pouvait rester étendue. La tête haute, elle ouvrit, face à la large fenêtre, ses yeux bleus soudain rajeunis.


Le couchant déployait sa pourpre dans le ciel où le grand soleil semblait lourd et fumeux. Je me rappelai subitement, avec une douloureuse angoisse, l’inoubliable couchant du jour de la promotion, quand j’avais rattrapé Mikhaïl dans la cour de l’école militaire. La ressemblance était complétée par l’éclat aveuglant des vitres.


«Que devient Mikhaïl? Sent-il que sa mère est en train de mourir?»


Elle se souleva dans son lit, comme pour suivre le soleil à son déclin, et me dit à voix basse, mais distinctement:


– Sérioja, allons voir mon fils!


Elle serra mes mains dans les siennes.


Je revins à moi le lendemain, dans le lit de ma chambre d’hôtel. Le docteur qui prenait mon pouls, me défendit de me lever et de m’agiter; il me raconta ensuite que la veille au soir, vers huit heures, après le coucher de soleil, on m’avait trouvé sans connaissance dans un fauteuil au chevet de la vieille madame Beidéman. Morte, elle me tenait toujours les mains. On avait eu de la peine à me dégager.


Je n’en demandai pas davantage et ne leur dis pas toute la vérité. Mais je vais le faire maintenant.


À peine m’avait-elle pris les mains, que le soleil se coucha laissant un éclairage étrange, diffus, tel qu’on n’en voit que dans les rêves.


J’étais avec elle dans une barque, je souquais sur les rames tant que je pouvais. Nous traversâmes en un clin d’oeil la Neva et atteignîmes la porte Nevski de la forteresse Pierre et Paul. Je me demandais pourquoi nous n’étions pas entrés par la porte principale. Mais elle me la montra de sa main légère, et j’aperçus une foule massée le long des remparts. Nous n’aurions point passé là par terre ferme. Les paysans des régions de Novgorod, d’Olonetz et de Pétersbourg s’affairaient dans l’eau jusqu’à mi-corps. À défaut d’outils et de brouettes, ils creusaient la terre avec les mains et, n’ayant pas de sacs, la montaient sur les remparts dans les pans de leurs chemises. Ils avaient des faces livides, d’énormes yeux blancs. Leurs longues dents jaunes claquaient de froid. Ils me faisaient grand-pitié, mais je réalisai aussitôt que la mère de Beidéman et moi étions invisibles, sans quoi nous aurions inévitablement attiré l’attention de deux cortèges pompeux surgis devant nous: à gauche, du côté de la tonnelle, l’impératrice Catherine Première avec ses dames d’honneurs; à droite, le grand tsar Pierre montant au clocher avec sa suite, pour écouter le carillon de l’horloge.


Je n’étais nullement surpris de voir des personnages morts depuis des siècles: ils étaient, comme moi, dans le temps. Or, qu’est-ce que le temps? une fiction.


Le tsar Pierre redescendit du clocher avec ses courtisans, et après avoir rallié sur la «place de danse» l’escorte de Catherine, il marcha à grands pas vers la maison de l’aïeul de la flotte russe, tout en plaisantant avec une jolie demoiselle d’honneur. Lorsque nous fûmes parvenus à la grille du bastion Troubetskoï, la princesse Tarakanova, les mains jointes au-dessus de sa tête pâle, tomba à genoux devant madame Beidéman. Une précieuse dentelle et des lambeaux de velours pourri couvraient à peine sa belle nudité. La mère de Mikhaïl lui apposa sur la tête sa main légère, telle une abbesse donnant en passant l’absolution à une novice fautive, et nous nous remîmes en route. Quant au tsarévitch Alexéi, il nous suivait de loin à pas de loup. Sa longue tête rentrée dans les épaules, il nous fixait d’un regard malveillant. Nous passions entre la Monnaie et le bastion Troubetskoï. Une grande porte nous barra le chemin; nous la franchîmes je ne sais comment, car elle était fermée. Une autre apparut, celle du ravelin Alexéevski. Elle s’ouvrit d’elle-même, comme une énorme gueule béante. Nous pénétrâmes sous la voûte aménagée dans l’épaisseur de la muraille, traversâmes un canal aux eaux noires. Voici un édifice sans étage, de forme triangulaire, aux fenêtres éclairées.


Deux silhouettes surgirent devant le dernier portillon. La plus haute, en capote de médecin-major, marmottait d’une voix sépulcrale.


– Je suis vieux, ma tête a blanchi à ce poste, mais je ne me souviens pas d’avoir vu quelqu’un sortir d’ici pour aller ailleurs qu’au cimetière ou à l’asile d’aliénés!


Et il éclata d’un rire sardonique.


La pauvre mère se couvrit le visage des deux mains, dans un geste de désespoir; je tâchai de la réconforter:


– Cela ne nous regarde pas, c’est Vilms, le médecin de la prison, une brute indigne de son charitable métier, qui a adressé jadis ces paroles cruelles aux narodovoltsy [6].


Sans doute, chacun ici reste figé dans son crime, ainsi que dans les cercles infernaux de Dante.


– Entrez, puisque vous voilà! nous cria furieusement un autre spectre ignoble, qui leva sa lourde poigne, comme pour frapper; puis il l’abaissa en agitant ses doigts courts. Ses yeux de reptile, aux prunelles glauques et ternes, nous regardaient sans cligner, avec une cruauté stupide.


– Sokolov, – j’avais reconnu le geôlier, – conduisez-nous auprès de Beidéman!


– Si vous avez un laissez-passer, je veux bien; sinon, je vous bouclerai à votre tour, répliqua-t-il, mais à ce moment la lune bleue descendit du ciel pesant comme une coupole d’émail.


La lune nous recouvrit…


À peine franchi le seuil du cachot de Mikhaïl, je me retournai instinctivement pour voir si je pourrais ressortir.


Des barreaux de fer rayaient de leurs ombres noires les vitres mates. Les murs, très humides, semblaient tendus de velours sombre jusqu’à hauteur d’appui. Je les touchai du doigt et écrasai une infecte moisissure verdâtre.


À gauche il y avait un énorme poêle revêtu de carreaux de faïence, dont la bouche donnait sur le couloir; un vieux lit en bois était placé contre le mur d’en face. Quelqu’un gisait là, par terre, sans connaissance.


«C’est Mikhaïl», me dis-je, et j’allais m’élancer vers lui, lorsque sa mère m’entraîna loin de la porte. Il était temps: le volet du judas se souleva, on regarda au travers. Les verrous grincèrent, le docteur entra, accompagné de Sokolov et des gardiens. Ceux-ci relevèrent l’homme étendu. Son visage était violacé, un linge attaché au montant du lit lui serrait le cou. Le docteur le dégagea et lui fit la respiration artificielle. Le sang jaillit de la bouche et du nez. Le visage devint blafard.


Je reconnus Mikhaïl. Une maigreur squelettique accentuait les pommettes; le nez fin et busqué était tendu d’une peau jaune de cadavre. Les yeux, dont les tourments avaient éteint le fier éclat, fixaient l’espace d’un regard morne, où couvait un timide espoir.


– Suis-je mort? demanda-t-il. Aurais-je réussi?


– Oui, à perdre la raison! répondit rudement le docteur. Enlevez-lui le linge et les draps pour l’empêcher de recommencer…


Les gardiens ôtèrent les draps, Mikhaïl se souleva, les yeux étincelants de rage; on pouvait s’attendre à tout… C’est alors que sa mère s’avança vers lui, les bras tendus.


– Maman, enfin! Incapable de contenir sa joie, Mikhaïl sanglota comme un enfant, malgré la présence des étrangers.


– Le voilà calmé sans camisole de force… dit un gardien.


– Il est affaibli, la nuit il se tiendra tranquille, conclut le médecin, et il sortit, suivi des gardiens qui emportaient les draps et le linge de toilette.


La porte fut de nouveau verrouillée. Une veilleuse puante éclairait faiblement le corps décharné du prisonnier, allongé sur la paillasse crasseuse. Ses yeux déments brillaient, des larmes sillonnaient ses joues exsangues, il bredouillait d’une voix monotone comme le bruit d’un balancier.


– Maman, emmène-moi, maman, je vais périr…


– Qu’est-ce que tu fais là, Serguéi Pétrovitch? Tu écris en dormant, ou quoi? C’était Ivan Potapytch qui me secouait par les épaules. Viens prendre le thé.


Je revins à moi. Le silence régnait alentour. Les fillettes dormaient. Je bus du thé avec Potapytch. Puis il alla s’étendre sur le divan. Moi, quand tout le monde est couché, je fais mon lit sur le plancher.


– N’oublie pas d’éteindre l’électricité! me dit Potapytch. Ça se voit de la rue, pour peu qu’un voisin nous dénonce, on nous coupera le courant.


Il masqua la fenêtre d’un vieux tapis. Je relus mon manuscrit. Comment y faire la part de la vérité et de l’hallucination? demandera-t-on. Que le lecteur curieux me dise d’abord ce qu’on doit considérer comme vrai; ce qui vous arrive sans vous érafler l’âme le moins du monde, où ce qui, à peine aperçu, se grave à jamais dans votre mémoire, comme la vérité la plus indispensable, la plus éclatante?


La vérité n’est-ce pas ce que l’on peut palper? Eh bien, cette vérité-là, c’était la grosse enveloppe grise contenant la lettre que la mère de Mikhaïl avait adressée à Larissa Polynova, dans l’espoir qu’elle irait solliciter à sa place l’empereur.


Quant à l’escogriffe à barbe noire qui se faisait passer pour Vroubel, c’est peut-être une vision de rêve. Mais, on le sait bien, c’est le rêve qui a permis de découvrir l’Amérique, et pas seulement l’Amérique…

Chapitre II Le Dieu des chèvres

Il y a longtemps que je n’ai plus écrit. J’endurais le supplice de Mikhaïl. J’étais vêtu de pierre, comme le bastion Troubetskoï. J’étais partagé en cellules et enfermé dans l’une d’elles… Ivan Potapytch m’apostrophait jour et nuit.


– Si tu vas encore te fourrer dans le placard, je te mène à l’asile d’aliénés.


Agacé par cette rengaine, j’ai réintégré le temps, j’ai remis le masque et repris la plume. Ce que les gens craignent le plus, c’est la suppression du temps.


Ivan Potapytch a reçu tantôt la visite d’un médecin qui m’a parlé sans obtenir de réponse. Il a dit à Ivan Potapytch qu’on observait de nos jours un nouveau genre de folie dû à l’institution de l’heure légale. Les gens s’effarent comme si la terre s’ouvrait sous leurs pieds. Une dénommée Agafia Matvéevna, atteinte de folie douce, avait été emmenée à l’asile: elle refusait de manger et de boire.


– Est-ce que je sais, disait-elle, où iront ensuite la nourriture et la boisson! Si les montres elles-mêmes sont faussées, à quel saint se vouer?


En ce qui me concerne, j’ai constaté le phénomène suivant: lorsque les dates se confondent dans mon souvenir et que je sens l’impénétrable traversé de part en part, en sortant du cachot de Mikhaïl pour me promener, je volette au lieu de marcher comme les autres.


Je monte chaque jour plus haut. Presque aussi leste qu’un moineau gavé de son, je pourrais déjà me poser sur le poêle.


Mais ce vol me fait peur.


Ivan Potapytch, homme conscient, ne reconnaît plus aucune Église, mais il ne tolère pas les indécences. Vous me voyez, à mon âge, perché sur le poêle… Que dirait-il à ses connaissances? Or, comme je ne tiens pas à quitter la maison avant terme, il ne me reste qu’à reconnaître de nouveau le lest des jours et des mois, et à fouler la terre.


Selon la remarque très juste d’Ivan Potapytch, la plume et l’encre me conduisent par la main comme des nounous, sur un sol uni… Soit, je reprends donc mon récit…


Ce fut seulement au début du printemps que je pus faire la commission de madame Beidéman. Ayant redemandé un bref congé, je filai d’un trait à Yalta, pour joindre Larissa Polynova. La grosse enveloppe grise était dans mon sein. Je trouvai sans peine la demeure de cette dame. Toute la ville la connaissait. Je m’attendais à voir une personne sans attraits, une sorte de bas-bleu aux cheveux courts, mais je me trompais…


Les genêts d’or et les fleurs rouges des arbres de Judée qui recouvraient les coteaux d’un somptueux tapis, éclipsaient les couchers de soleil. Toute la palette de la nature figurait dans cette floraison exubérante. Le lierre sombre et luisant enlaçait comme un serpent les rochers énormes, les grappes tendres des glycines tachaient de mauve son dur feuillage. Les roses flambaient partout, pourpres, blanches ou orangées comme l’intérieur des grands coquillages méditerranéens. Elles resplendissaient dans les jardins, grimpaient sur les toits, retombaient au-dessus des fenêtres ouvertes, tissaient sur les murs des gobelins aux nuances exquises.


La ville tout entière était une corbeille de roses. Soutenues par des treillages, dans les allées des parcs, elles faisaient scintiller au lever du soleil les diamants de la rosée et répandaient dans l’air un arôme de thé. Je passai deux nuits à errer dans les montagnes comme un fou. Enfin je trouvai bête de ne pas comprendre ce qui m’était arrivé, et je compris.


Dès que j’aperçus Larissa, je tombai amoureux d’elle. Si Mikhaïl avait été son amant, je le serais aussi. S’il n’avait eu avec elle que des entretiens au clair de lune, il en serait de même pour moi.


Quel rapport y avait-il entre ces conditions? Je ne saurais le dire, mais il y en avait un, c’est sûr.


Pour connaître à fond le caractère d’un être humain, il faut se mettre au même degré d’intimité avec un de ceux qu’il s’est choisi pour complément. Cela concerne aussi bien les hommes que les femmes.


Je comptais apprendre de Larissa pourquoi Mikhaïl avait fui l’amour personnel. Sur quelle enclume du destin s’était donc forgée son énergie révolutionnaire? Car enfin, seules les causes purement personnelles engendrent les qualités et les défauts de l’humanité…


Mais je n’avais pas le loisir de philosopher. Profitant de mon bref congé, je devais, selon la formule lapidaire des anciens, venir, voir, vaincre.


Bien que Larissa Polynova fût une jeune veuve de réputation assez frivole, j’étais fort embarrassé et très peu sûr de moi. Elle habitait en dehors de la ville, au pied des montagnes, près d’une ancienne forteresse génoise. Riche, indifférente à l’opinion, elle menait une vie très indépendante, extraordinaire pour l’époque. Venu à cheval vers la maison que m’avait indiquée le premier passant rencontré, je mis pied à terre et, ne sachant où attacher ma monture, je m’adressai à une jeune fille en blouse brodée et jupe sombre, les cheveux protégés d’un fichu à la mode ukrainienne, qui arrosait des plates-bandes. Je l’avais prise pour une domestique.


– Où dois-je mettre mon cheval, ma chère, et pourrais-je voir votre maîtresse, madame Polynova?


– Attachez le cheval à la clôture, il n’y a pas de voleurs par ici. Quant à ma maîtresse, c’est moi-même, ne vous en déplaise.


Un sourire éclaira son visage, si singulier que je n’aurais su dire s’il était beau ou non.


– Je suis Larissa Polynova, veuillez entrer.


La demeure ne ressemblait pas à un de ces joujoux d’architecture si fréquents parmi les maisons de campagne; bâtie en belles briques, dans le style des cottages anglais, elle était simple et confortable. De nombreux livres couvraient les rayons des bibliothèques.


Une soubrette correcte, d’allures pétersbourgeoises, me servit du café. Mon hôtesse, sans changer de costume, se contenta de laver ses mains salies par le terreau, me rejoignit aussitôt et demanda avec un naturel charmant:


– On vous a chargé d’une commission pour moi?


– Oui, je vous apporte une lettre.


Je ressentis soudain cette irritation d’amour-propre qu’éprouve un homme en face d’une belle femme sans affectation, qui se permet de continuer son train de vie en présence du visiteur, sans manifester aucunement l’émotion qu’il pensait lui inspirer par sa venue… Elle passe à travers lui, comme s’il n’avait pas de corps.


Larissa me regardait tranquillement de ses yeux gris, un peu bridés. Elle avait des traits assez menus, agréables, une peau éblouissante; ses cheveux d’un roux foncé, libérés du fichu, semblaient imprégnés de soleil. Ils lui tombaient jusqu’aux genoux en une tresse magnifique qui lui donnait l’air d’une jeune fille. Grande et robuste, admirablement faite, telle la Madeleine du Titien, elle respirait le calme et l’aisance dans tous ses mouvements.


Il me prit la fantaisie de troubler cette quiétude en lui disant à bout portant, alors que je lui remettais la lettre:


– C’est la défunte mère de Mikhaïl Beidéman qui vous supplie d’intercéder en faveur de son malheureux fils: depuis trois ans, il languit dans un cachot.


Imperturbable, elle attendait ce que j’allais encore lui dire.


Croyant m’être mal fait comprendre, je m’écriai:


– Une lettre de madame Beidéman! Vous n’avez certainement pas oublié son fils, car vous l’aimiez…


Elle sourcilla, rougit lentement, prit la lettre et, devenue raide et altière, sonna. La femme de chambre – celle-là même qui m’avait servi le café, auquel je n’avais d’ailleurs pas touché – vint prendre les ordres:


– Macha, détachez le cheval de la clôture et indiquez au lieutenant le chemin le plus court pour retourner en ville.


Et sans me laisser ajouter un mot, elle se retira dans sa chambre avec un imperceptible salut. Tout bête, je suivis la domestique.

SUITE DU DEUXIÈME CHAPITRE

J’errais dans les montagnes comme une âme en peine. Tout ce que j’avais éprouvé – mon amour sans espoir pour Véra, ma sympathie pour Mikhaïl, changée en haine – me faisait l’effet d’un livre captivant mais déjà lu. Je comprenais enfin que j’étais jeune, que l’avenir m’appartenait, riche en joies et en peines personnelles. À quoi bon vivre les émotions des autres, tel un vieillard refroidi?


J’avais tenu ma promesse à la mère de Mikhaïl. Mais la femme qui jusque-là m’avait intéressé seulement comme un moyen pour déchiffrer la psychologie étrange de mon ami, me fascinait à présent par elle-même. Fallait-il qu’une allusion indélicate à son ancien amour nous brouillât dès le début et me fît chasser de sa maison! Au demeurant, n’était-ce pas cette exécution irritante qui avait enflammé en moi les explosifs multiples dont se compose la passion?


Toutes mes promenades, quel que fût leur point de départ le matin, aboutissaient le soir aux ruines de la forteresse génoise. Pendant deux jours, les fenêtres de la villa restèrent fermées: la propriétaire était absente. Puis elles s’ouvrirent toutes, quelqu’un jouait du Chopin au piano. Un jeu déplorable, irrégulier, tumultueux. Je m’en réjouis en pensant: «Si c’est elle, je ne l’aime plus et me revoilà libre.» Mais ce n’était pas elle. Comme la première fois, je ne la reconnus pas, bien que son «bonjour!», jeté d’un ton rieur, me la montrât tout près, sur des rochers. Vêtue d’un large pantalon et d’une jaquette tatares, elle tenait à la main une canne ferrée et une petite valise. Son regard était bienveillant, comme s’il ne s’était rien passé entre nous.


– Où allez-vous? hasardai-je.


– Porter des simples à un vieux berger de mes amis. Nous avons rendez-vous chaque été.


Je ne sais comment, j’eus l’audace de lui dire:


– Emmenez-moi!


Elle réfléchit un peu, me toisa et répondit:


– Bien, mais à condition que vous gardiez le silence tout le long du chemin. Quand je suis en excursion, j’ai horreur du bavardage.


– Je serai sourd-muet.


– Il suffira d’être muet jusqu’à la cabane aux chèvres; là, vous pourrez parler.


Je lui pris sa valise et nous nous mîmes en route.


Le sentier montait en pente douce. À droite la mer bleue, à gauche les cornouillers crochus, cramponnés à nos pieds, parmi les clématites et les églantiers en fleurs. Les roches grises amoncelées semblaient précipitées par des géants du haut d’un mont abrupt, dont le profil rappelait un chameau accroupi. Il y avait là des pliantes aux feuilles parfumées, une variété d’edelweiss aux corolles poudrées d’argent. Des pins bas et recroquevillés couraient la montagne bossue.


Je revois leurs troncs bizarrement contournés, sans écorce, d’un gris mauve.


Certains, cambrés en leur milieu, s’arc-boutaient de leur cime contre le roc, éparpillant alentour leurs cônes et leurs branches sombres. Ces arbres noueux et tourmentés m’emplissaient d’un rêve romantique: ils éveillaient en mon souvenir un chant de Dante, que j’avais appris par cœur sur l’insistance de ma tante la comtesse Kouchina, et que j’aimais beaucoup; oubliant ma promesse de rester coi, je m’exclamai soudain en montrant à Larissa les pins tordus:


– Ce sont les infirmes insoumis du cercle infernal, les âmes des suicidés enfermées dans le bois!


– Ça y est, fit Larissa avec un dépit sincère, comme si je l’avais tirée d’un beau songe. Laissez là les livres et les pensées. Si vous réfléchissez, vous ne comprendrez rien à ce pays… Ou tout au moins, évitez de m’importuner.


– Pardon, je ne le ferai plus, dis-je. Moi aussi, j’aime la nature…


Je disais des bêtises et le savais, mais peu m’importait: je ne sentais plus la proximité de Larissa. Le piquant de son être avait disparu. Il me semblait la connaître depuis des années, lui être apparenté et revenir avec elle au pays, comme deux enfants.


Nous marchions toujours. En haut de la crête, nous vîmes les montagnes découper dans l’azur léger du ciel leurs créneaux où veillaient des dragons pétrifiés. Des ruisseaux gambadaient sur les pierres, tels d’espiègles écoliers jouant au cheval. L’air était à la fois vif et torride. Et en pénétrant dans la pénombre verte d’un profond défilé, j’avais l’impression d’entrer dans le sein de la terre. Nous nous assîmes sur un rocher; enivré par la senteur des herbes, je dis:


– Ah, si on pouvait retourner à la terre nourricière, dans ses sombres entrailles, pour ne plus penser, ni savoir, ni sentir…


– C’est le dieu des chèvres qui exerce sur vous ses charmes, dit Larissa. Nous sommes dans son royaume… Mais taisez-vous, taisez-vous.


Elle restait immobile. Son visage avait le sourire étrange et fascinant des statues archaïques. C’était la déesse de la terre elle-même, qui me communiquait sa force en un flux continu comme la chaleur de midi.


– Montons plus haut, dit-elle en se levant, et elle reprit sa marche silencieuse. Je lui emboîtai le pas.


Nous avions atteint un lieu que l’homme n’avait jamais foulé, semblait-il; aucun souffle de brise ne froissait la splendeur de l’herbe fleurie, des iris et des œillets sauvages. Le soleil faiblissait. Le mystérieux échange de couleurs s’accélérait entre le ciel et les pins dont la ramure dense absorbait la nappe bleue et s’en revêtait comme d’un voile de noces.


– Voici la cabane aux chèvres, dit Larissa. Je vous rends le don de la parole.

TOUJOURS LE DEUXIÈME CHAPITRE

À propos de douzaine et d’unité


C’est aujourd’hui seulement, un demi-siècle plus tard, quand Vroubel-le-Noir m’eut expliqué l’essentiel, que je réalise le non-sens de ce qui m’est arrivé à la cabane aux chèvres. On n’a jamais que deux issues, pas davantage, le reste est secondaire.


Écoutez donc: il existe une vieille église près de l’asile d’aliénés où Vroubel-le-Noir a été enfermé, pour avoir déclaré pendant la liturgie que c’était lui le maître de ce sanctuaire dont il avait décoré les murs. Il avait repoussé le métropolite qui officiait, et pris sa place à l’ambon. Or, c’est exact que sur la voûte en berceau du chœur il y a une de ses peintures, qui est une révélation pour tous. Il m’a appris la bonne manière de la regarder…


Au coucher du soleil, on grimpe vite par le petit escalier, en observant les travées par une baie étroite, pour redescendre à temps. On ferme les yeux tout à coup et on les rouvre en face du jeune prophète imberbe qui a déjà le regard d’un démon… Il est prêt à s’envoler, comme celui qui s’est brisé dans sa chute, en semant sur les rocs ses plumes de paon.


Au-dessus du prophète, ils sont douze, assis en rangs serrés, leurs pieds nus implantés dans le quadrillage du tapis. Une vie merveilleuse anime les mains, qu’elles soient posées sur les genoux, comme chez le vieux de droite, ou pressées contre la poitrine, ou jointes pour la prière.


Mains et pieds soutiennent les corps. N’eût été leur force prodigieuse, les corps se seraient tordus à terre.


Vroubel-le-Noir me présentait une grande photographie de ce tableau et m’en dévoilait le secret, aux ricanements des profanes.


Il imitait à tour de rôle les gestes des douze.


– Les hommes se croient innombrables. Leur nombre est pourtant limité. Ils sont douze. Et tous se classent d’après ces jalons, comme les soldats d’après les armes: ceux de Pierre tirent l’épée; ceux de Jean savent et se taisent; ceux de Thomas ne font que toucher les choses du doigt. Tout ce qui est disséminé en menus détails dans l’humanité entière, se condense dans ces douze prototypes. Trouve le tien, lève-toi à son instar. Joins doucement tes mains pour les ignorer, ferme les yeux et concentre tes forces sur un point unique: soleil, arrête-toi!…


Il frappe le tableau de son dernier rayon, une lumière aveuglante ruisselle… deux cent mille bougies. Ha, ha… Électrification du centre! Qu’est-ce que vous croyez que c’est? Une innocente fresque pour les dévots? Et qui l’a peinte, selon vous? Le célèbre Vroubel, pour que vous puissiez pleurer et vous repentir tout votre saoul… Ah bien oui! C’est un camouflage, un attrape-nigaud. Il y en a pourtant un qui a cru voir le néant sous le voile d’Isis…


Vous avez lu le journal? L’article de tête est excellent; j’en ai copié cette phrase mot à mot:


«Nous sommes sur le point de résoudre le problème de la transmission de l’énergie sans fil.»


Eh bien, cette énergie sans fil peut ruisseler sur chacun de nous, comme sur la fameuse fresque, en un faisceau dont la forme rappelle un cocon de ver à soie… Quant aux nimbes qui ceignent naïvement les têtes, ce ne sont que feuilles de vignes. Car on peut voir, entendre, connaître ce que d’ordinaire on ignore. Mais chacun en tire la conclusion qui lui convient: il se morcelle, à la façon des douze, ou s’unifie.


Nous tenions en main la photographie jusqu’à ce que le soleil eût touché l’horizon. Il était temps.


Vroubel-le-Noir chuchota soudain, après avoir jeté un coup d’oeil par la fenêtre:


– Capter le dernier rayon, en accrocher le soleil comme avec une gaffe, pour empêcher qu’il ne se couche. Arrêtons le soleil pour l’élec-tri-fi-ca-tion! Et que tout le monde s’y mette, tout le monde!


Le peintre bondit sur son lit et aboya; je lui fis chorus, considérant l’aboiement comme une conjuration. Mais on nous répondit par des huées. Hélas! L’expérience était encore prématurée! Le soleil se coucha.


– L’expérience du soleil est annulée, criait le peintre dans les couloirs, tandis qu’on nous traînait ensemble vers la section des fous furieux.


C’est alors qu’il me déclara:


– D’abord l’exemple individuel, nous y sommes appelés tous les deux, tous les deux!


Et levant ses deux index osseux, il cria à tue-tête:


– Deux unités!


Or, sous le pouvoir du dieu des chèvres, j’avais failli me tromper de nombre. Moi, l’unité, je voulais vivre à meilleur compte, être un des douze, m’incorporer à la douzaine.


Le dieu des chèvres est un terrible brouillon.

SON TEMPLE

Larissa me dit:


– Puisque vous aimez les sentiments livresques, comme vous l’avez prouvé tout à l’heure en parlant des troncs tordus, je vais vous montrer quelque chose…


Elle me conduisit par la main vers une masse qui ressemblait à une construction cyclopéenne.


D’énormes rochers blancs, entassés les uns sur les autres, clôturaient une aire en terre battue. Au milieu, trois vases servaient de sièges à des bergers vêtus de pantalons bouffants qui retombaient sur les côtés en plis serrés. Le calme de la nature environnante se lisait sur les visages bronzés de ces hommes qui passaient l’été dans les montagnes. Ils se mirent à chanter d’une voix gutturale, en se balançant légèrement. Tout comme Larissa, ils ont le sourire ancestral, dénué de pensée.


– Ils demandent au dieu des chèvres une traite copieuse, chuchota-t-elle.


Une multitude de chèvres impatientes se massait devant la porte étroite, avec leurs grands yeux de jeunes filles qui larmoyaient, les barbiches secouées de bêlements, les pis énormes, gonflés de lait. Le Tatar qui enfilait sur une corde des peaux de mouton pour les faire sécher, poussa tout à coup un cri sauvage et ouvrit l’enclos. Les chèvres s’engouffrèrent, les bergers sautèrent sur leurs pieds, saisirent les bêtes par la queue, écartèrent les pattes fines et rosâtres et les mirent devant eux. De leurs doigts bruns et prenants, ils tirèrent les tétines, comme s’ils essayaient un instrument de musique; puis, comprimant soudain le pis, selon l’usage des montagnards, ils en exprimèrent tout le lait d’un seul coup. L’opération terminée, l’homme expédiait la bête d’une tape sur sa croupe poussiéreuse et prenait la suivante. La traite était copieuse, les chèvres en bonne santé. Les bergers chantaient les louanges de leur dieu.


Les bêtes s’interpellaient avec des voix humaines, un tendre regard féminin dans les yeux, tandis que les hommes au sourire ancestral, aux yeux sans pensée, invoquaient leur dieu bucolique.


J’appuyai ma tête sur une pierre. Elle était tiède comme un giron maternel. Le ciel étendait sur moi sa douce nappe constellée. Tout autour, les montagnes recueillies, avec leurs remparts et leurs monstres pétrifiés, gardaient les pâturages du dieu des chèvres et des moutons.


Larissa me saisit tout à coup par la main, m’emmena derrière les blocs de rocher, vers une paroi qui s’élevait à pic du fond d’un abîme, et me dit:


– Jetez-y une pierre!


J’obéis. Au bout d’un long moment, je perçus le bruit sourd de la chute.


– C’est là qu’un sanglant sacrifice au dieu des chèvres a failli s’accomplir un jour, reprit Larissa, mais le dieu n’est pas sanguinaire. Le vieux berger est survenu à temps: lui et ses chèvres sont les seuls à savoir marcher sur les pentes. Je l’avais échappé belle…


– Vous? C’était vous la victime?


– Oui, celui qui n’osait m’aimer, m’a précipitée en bas, dans un accès d’orgueil diabolique…


– Mikhaïl Beidéman! m’écriai-je irrité. Et plein de rancune pour celui qui m’avait ravi l’amour de Véra et dont l’ombre venait à présent s’interposer entre moi et mon nouvel amour, je dis avec fureur:


– Si vous saviez de quoi il est capable! Par une nuit étoilée, comme celle-ci, il a raconté son attentat à une autre femme, qu’il ne craignait pas d’aimer…


Larissa se taisait. Il faisait nuit noire. Je ne voyais pas son visage, mais je la sentais près de moi, lourde, opaque, avec un terrible masque de pierre.


Quand elle parla, son accent était simple et calme comme d’habitude:


– D’où savez-vous ce que votre ami disait en tête-à-tête? Vous étiez donc aux écoutes?


La figure dissimulée dans l’ombre de la nuit, je répondis – à elle ou à moi, je l’ignore. J’étais comme ivre, je me croyais précipité moi-même au fond de l’abîme. Et mes paroles étaient comme l’écho de ma chute:


– Oui, oui… J’écoutais… J’aimais sans espoir la femme dont il avait conquis le coeur.


– Pourquoi au passé? Vous l’aimez toujours?


– Aujourd’hui, c’est vous que j’aime, vous seule…


– Ah… fit-elle. Et vous en oubliez les devoirs de l’amitié, le motif de votre visite?


– J’ai fait la commission, peu m’importe le reste… C’est ma propre vie qui compte!


– Ici, c’est le royaume des chèvres. Larissa eut un rire silencieux. Mikhaïl qui appelait notre amour un amour caprin et moi, la prêtresse du dieu des chèvres. Ma foi, je n’y vois pas d’inconvénient. Il a donc parlé de moi?


– Sans vous nommer. Il a dit que c’était en Crimée.


– Et si elle l’avait demandé, il aurait dit mon nom?


– Oui, car ils devaient s’unir pour la vie.


– Ah… fit de nouveau Larissa, et me prenant le bras, elle m’emmena sans ajouter un mot.


Un vieillard singulier se tenait devant la cabane de pierres sèches, couverte d’une grosse toile.


Assez petit, il n’avait en fait de vêtements qu’un pagne de guenilles bariolées. Un bonnet à rayures, enfoncé sur les yeux, couvrait sa longue crinière blanche. Une calebasse de pèlerin lui pendait dans le dos. Sa face glabre lui donnait l’air d’un sacrificateur. Il sourit à Larissa et lui donna une tape sur la paume de la main, en guise de salut. Elle lui remit la valise.


Un petit Tatar accourut en criant quelque chose, et deux bergers qui trayaient leurs chèvres, vinrent déposer aux pieds du vieillard un bouc malade.


L’homme s’accroupit aussitôt, fredonna une mélopée et, sortant de son sein un coutelas, présenta sa lame courbe à la lune qui émergeait des nuages, fumeuse, décroissante. Les yeux révulsés de la bête malade étaient d’une blancheur laiteuse. Le vieux plissa les paupières, grinça des dents et donna au bouc un coup de couteau près du ventre. Un sang noir jaillit. De ses doigts crochus, il pinça la plaie, puis releva le bouc par les cornes. L’animal rejoignit d’un pas chancelant le troupeau, qui s’écarta, effaré.


Les bergers firent claquer leurs fouets avec des clameurs gutturales.


Le vieillard s’était approché de nous et, m’examinant d’un oeil pénétrant, me toucha de sa main brune. Ensuite il s’adressa d’une voix douce à Larissa, en montrant la cabane.


Elle, toute pâle au clair de lune, me dit, le visage rajeuni, méconnaissable:


– Le grand-père emmène le troupeau ailleurs et met sa cabane à notre disposition.


La voûte céleste aux yeux innombrables, l’épouvante du troupeau, le pouvoir occulte du vieillard, la terre muette et féconde… J’étais ensorcelé.


– Venez donc dans la cabane, chez le dieu des chèvres. Et je dis:


– Je vous suivrai partout…


Sous la vaste tente de toile, calfeutrée dans le bas de mottes d’herbes, il faisait sombre et étouffant. Des peaux de chèvres étaient jetées sur la couche de foin parfumé, d’autres pendaient en tous sens. Cela sentait l’âcre sueur, le lait de chèvre, le cuir, le fromage, le vin aigrelet.


Assis sur la fourrure soyeuse, nous avions l’impression d’être tombés au milieu d’un troupeau de moutons.


Et nous échangions des baisers sans nous voir.


Je dus m’endormir sur le matin. Lorsque, ouvrant les yeux, je sentis un rayon de soleil sur mon visage, la réalité m’apparut et j’eus peur de revoir Larissa.


Mais aussitôt la sensation de liberté physique dont sa présence m’avait toujours privé, me fit comprendre qu’elle n’était plus là.


Cette pensée me remplit d’inquiétude. Je me levai d’un bond – elle avait disparu. Je sortis en hâte. Le soleil se levait à peine, les montagnes enveloppées d’ombres bleu pâle semblaient lavées de frais.


Un silence absolu m’enveloppait. Le troupeau s’était éloigné avant le jour. Je criai:


– Larissa!


L’écho brutal, discordant comme une voix de perroquet, me parvint d’en bas, peut-être de l’abîme où Mikhaïl l’avait poussée.


Assis sur une pierre, je pleurai. Je me croyais damné.


Un vieux berger, surgi des broussailles, me fit signe que Larissa était partie. De son bâton noueux il m’indiqua le chemin.


Je m’élançai par le sentier que nous avions gravi la veille. Trébuchant, j’écrasais les gros cônes saturés de résine odorante et limpide; je revoyais au bord de l’escarpement les pins argentés, aux troncs dépouillés et difformes. De nouveau, les troupeaux de moutons tachetaient de blanc les replis verts des vallées. Mais je ne voyais plus ces beautés: ce n’étaient désormais que des jalons de mon itinéraire. Je n’avais qu’un désir, la retrouver au plus vite, pour lui arracher une réponse.


Moi qui tout à l’heure craignais sa présence, j’enrageais à la seule pensée qu’elle avait osé s’enfuir. Sa perfidie ressemblait à une injure.


Près d’une cascade, j’entendis des voix: une demoiselle causait avec un monsieur corpulent, à chaîne d’or, qui avait l’air d’un ingénieur. Il parlait galamment et balançait sa canne au-dessus de la cascade éparpillée en ruisselets.


– N’est-ce pas que cette cascade, c’est la passion qui fonce en liberté, le mors aux dents, et qui, une fois brisée, s’en va en larmes…


J’entrai chez Larissa, poudreux, couvert de ronces et de duvet de clématite.


– Madame est occupée, me répondit la soubrette stylée, et il me sembla lui voir un sourire insolent.


– Qu’elle me reçoive à titre d’exception, car je pars ce soir et je dois rapporter une réponse à Pétersbourg.


Elle haussa les épaules, mais revint au bout d’une minute:


– Attendez dans le cabinet que madame termine sa besogne.


J’allai m’asseoir sur le divan. La porte de la pièce voisine – le boudoir sans doute – était entrouverte. On entendait des coups de marteau, un bruit agaçant de ferraille.


– Madame arrange sa cheminée, expliqua la bonne en se retirant.


De mon siège, j’apercevais le peignoir blanc de Larissa. Son visage demeurait caché. Elle savait certainement que j’étais entré, mais n’en continuait pas moins sa tâche désagréable. Appliquant sur une plaque métallique des ciseaux de diverses grandeurs, elle y gravait un dessin en frappant le manche de l’outil avec un marteau.


Ce tintamarre me portait sur les nerfs.


Impatienté, je passai par l’entrebâillement de la porte et saisis la main de Larissa armée du marteau:


– Laissez ça, j’ai à vous parler…


– Vraiment? railla-t-elle. S’il s’agit de reproches, gardez-les pour vous.


– Il n’est pas question de moi.


Je restai court, les yeux sur un grand portrait accroché au mur. C’était l’agrandissement d’une photographie de Mikhaïl en tenue d’aspirant. Ses yeux de flamme m’interrogeaient, réprobateurs.


Je demandai sèchement à Larissa:


– Quelle réponse dois-je rapporter à Pétersbourg? Quand ferez-vous les démarches?


– Je ne ferai rien.


Elle ne tapait plus, mais affectait de choisir un nouveau dessin parmi les modèles entassés sur la table.


– N’avez-vous pas dit que Beidéman avait une fiancée? Qu’elle fasse donc le nécessaire.


Je devins méprisant:


– Vile rancune de femme… Personne, paraît-il, ne pourrait obtenir ce que vous obtiendrez, vous.


Elle leva les yeux:


– Achevez le potin qui court le pays, surtout que c’est la vérité.


– Vous étiez intime avec le grand-duc?


– Autant qu’avec vous, si vous appelez cela l’intimité.


Cette femme qui m’attirait par une force pesante comme la terre, m’était odieuse à ce moment. Je ne voyais plus que le visage de mon ami et, animé d’un zèle – hélas! tardif – je la suppliai d’intercéder en sa faveur. Je ne sais plus ce que je disais, mais je réussis à lui peindre le contraste entre le cruel destin du prisonnier et son existence à elle, libre, oisive et fantasque.


– Songez un peu: la détention per-pé-tu-elle!


Lorsqu’elle interrompit ma lamentable éloquence avec une amertume qui me surprit, sa figure n’exprimait ni honte ni embarras.


– Connaît-on les délais? dit-elle. Peut-être que demain je serai morte et ne jouirai plus de rien. Mais je ne demanderai pas la mise en liberté de celui qui condamnait la vie terrestre que j’aime.


Je répliquai, frémissant de haine et d’indignation:


– Une vie limitée à la cabane aux chèvres…


– Où je change en boucs ceux de votre espèce? trancha Larissa avec un indicible dédain.


Je m’inclinai et marchai vers la porte.


– Attendez, s’écria-t-elle, dressée de toute sa hauteur.


– Retenez pour toujours ce que je vais vous dire, car nous ne nous reverrons plus. C’est vous qui avez éveillé ma rancune et mes plus mauvais instincts. Or, je n’ai rien à leur opposer. La déesse des chèvres n’a qu’un dieu, celui des chèvres. Rappelez-vous encore qu’il était en votre pouvoir de faire autre chose: joindre nos deux volontés pour sauver votre ami. Si vous lui étiez resté fidèle, j’aurais agi autrement. Mais vous avez trahi Beidéman. Soyez donc maudit, ainsi que moi!


Je quittai Yalta et passai ma dernière semaine de congé à Sébastopol. Dans un restaurant au bord de la mer, j’entendis un capitaine de bateau raconter qu’un drame dans les montagnes avait mis Yalta en émoi.


– J’aurais parié que cette Larissa Polynova finirait mal!


– Les femmes excentriques meurent toujours assassinées, si elles ne s’avisent pas de se suicider, dit une dame, ma voisine.


– Je soupçonne une histoire sentimentale avec les Tatars, fit observer une autre, assise plus loin.


Le capitaine protesta.


– Non, non! Ce sont, en effet, des Tatars qui l’ont ramenée, mais ce sont de braves gens, des bergers que tout le monde connaît; et leur chef, un vieillard, ami de Larissa, sanglotait comme un enfant. Il racontait qu’en lui remettant, comme d’habitude, sa récolte de plantes médicinales, elle lui avait donné une montre en souvenir. Il présenta un billet écrit de sa main, où elle déclarait faire ce don en pleine conscience à un tel, en signe de leur vieille amitié. La sage dame a songé à tout: les dispositions relatives à sa fortune ont été envoyées par pli recommandé au père Guérassime; elle prie de n’accuser personne de sa mort… Les Tatars disent qu’elle a couru au bord du précipice et s’est brûlé la cervelle sous leurs yeux; ils l’ont tirée du gouffre, au péril de leur vie, et l’ont rapportée chez elle dans leurs bras. On les a arrêtés, mais l’enquête établira certainement leur innocence.


– Il doit bien y avoir un coupable, dit ma voisine en jetant par hasard un coup d’oeil de mon côté.


«Oui, le coupable, c’est moi», pensai-je, mais je dis tout haut au serveur, comme si de rien n’était:


– L’addition!


Je m’en allai par les rochers au bout d’un cap étroit qui s’avance en pointe dans la mer.


L’énorme disque de la lune me parut découpé dans du papier et son reflet m’horripila. On aurait dit une image banale dans un salon de province meublé de velours rouge. Le tourment de mon âme chassait la vie et la beauté de la nature elle-même. Je ressentis soudain, avec une violence accrue, la marque d’infamie de Caïn, l’opprobre de ma nouvelle trahison.


Oui, tel un ignoble reptile dissimulé dans les herbes dont il a emprunté la teinte, le traître s’était niché au plus profond de mon inconscient.


Je trahissais sans le vouloir.

Chapitre III Le coq d’argile

Lorsque, à mon départ pour la Crimée, j’eus informé Véra de la lettre de madame Beidéman à Larissa Polynova, elle m’avait répondu, les sourcils froncés:


– Ces femmes-là sont incapables d’abnégation.


Ne croyant plus à la possibilité de libérer Mikhaïl, elle s’était consacrée corps et âme à l’activité révolutionnaire. C’était désormais, à ses yeux, le seul moyen de délivrer les prisonniers de leurs chaînes.


Linoutchenko, avec qui elle habitait, était parti pour l’enterrement de sa femme, morte à la campagne. Le logement de Véra était maintenant assailli par des jeunes gens venus on ne savait d’où. C’étaient tantôt des groupes d’entraide pour l’instruction des pauvres, qui tenaient leurs séances, tantôt une collection de livres prohibés qu’on voulait réunir, tantôt une imprimerie qu’il fallait cacher. Elle n’avait toujours pas de secrets pour moi, et je me tourmentais à l’idée qu’on pouvait la dénoncer et la vouer à un horrible sort. Enfin, comme je la suppliais d’être prudente, elle déclara, les yeux vides, désespérés (ces mêmes yeux qu’avait Larissa en me maudissant):


– À quoi bon me ménager? Il n’y a que ma mort qui puisse servir tant soit peu notre cause, et par conséquent, aider Mikhaïl. Sans lui, je ne suis qu’un combattant du rang, c’est au hasard de décider si je dois périr au début ou à la fin de la bataille. Aujourd’hui, une seule chose importe: que le gouvernement nous sache intransigeants jusqu’à la mort.


Mais je m’évertuai à lui donner l’espoir que Larissa Polynova sauverait Mikhaïl, je lui racontai qu’elle passait pour la favorite d’un grand-duc. Je promis de trouver des paroles convaincantes, capables de faire fondre les pierres…


Ébranlée, elle prit l’engagement de ne participer, avant mon retour, à aucune entreprise périlleuse. Bien plus, elle résolut de suivre des cours d’infirmières et de ne songer qu’aux études.


Or voici que je revenais de Sébastopol, en scélérat auquel on a confié un dernier trésor, d’importance vitale, et qui l’a dilapidé par caprice.


Une nouvelle épreuve m’attendait à Pétersbourg.


De même que dans les romans de Dumas les événements se précipitent aux chapitres finaux, des aventures inouïes se multiplièrent à l’épilogue de ma vie.


C’est du reste l’invraisemblance qui marque parfois la réalité la plus vraie, comme des nuages aux formes chimériques dans un ciel bizarrement coloré, qui arrachent au spectateur ce cri: «Si un peintre le représentait, on ne le croirait jamais!»


À peine m’étais-je rendu de la gare vers la petite chambre de Véra, dans l’île Vassilievski, qu’un personnage de grande taille, le cou emmitouflé dans un bachlyk [7], porta en même temps que moi la main à la sonnette. Il me céda brusquement la priorité. Dans la pièce pleine de fumée bleuâtre et jonchée de mégots, des inconnus se pressaient sur le divan et sur le coffre. Linoutchenko, revenu de la closerie, présidait la réunion. Tous les visages étaient nouveaux, jeunes.


Je reconnus du premier coup d’œil un garçon blond qui se tenait rencogné, la mine sombre. J’avais bien retenu son visage aux traits marquants. Or, c’était le seul que Véra se fût obstinément refusé à me nommer.


À présent elle s’élança vers moi dès mon entrée et me saisit la main en chuchotant:


– Elle a consenti?


Je répondis comme un automate:


– Elle est morte subitement, avant que je ne l’aie vue.


Véra me regardait sans comprendre, lorsque l’homme entré derrière moi tendit la main à Linoutchenko et se présenta. Celui-ci l’étreignit avec effusion et déclara d’une voix forte:


– Il y a du bon, camarades. Voici un réchappé de l’enfer des casemates. Alors, mon ami, quelles nouvelles? On est entre siens [8].


– Tout d’abord, une commission. Un des nôtres, sorti d’un lieu encore plus sinistre… du ravelin Alexéevski, m’a remis un billet pour les parents et amis de Beidéman. Il est resté six mois à côté du malheureux, qui lui a dicté son message en frappant au mur, et lui a fait promettre de le porter à destination. On m’a dit que c’était ici.


– Oui, c’est bien ici, s’écria Véra.


Elle avança la main et demeura immobile, telle une mère figée un instant à la vue de son enfant qui se noie.


Linoutchenko lut à haute voix:


«Je vous en conjure, sollicitez mon élargissement. Je sens venir la folie. Qu’on m’envoie dans une compagnie de discipline, au bagne… Au poteau… Tout, plutôt que ça.»


– Au premier accès de démence, il a essayé de se pendre. On lui a confisqué sa serviette et ses draps, dit l’ancien détenu. C’était en automne de 1863.


– Le 12 août! lançai-je. Le jour où sa mère est morte!…


Et je tombai sans connaissance, comme renversé par un ouragan. On n’y vit que la douleur causée par le martyre de mon ami; or, c’était le contrecoup du choc subi le jour où j’étais parti avec sa mère pour mon premier voyage aérien. Car, le peintre noir ne m’ayant pas encore révélé le phénomène qu’il appelle «l’électrification du centre», je ne pouvais profiter, sans m’évanouir, de l’instant qui sépare d’un trait le but final et le mouvement.


En revanche, pas plus tard que ce matin, j’ai ramené la machine du temps à cinquante ans en arrière: quand les fillettes et Ivan Potapytch s’en furent allés en visite, j’ai pénétré dans le cachot de Mikhaïl.


Il venait de manger son infecte soupe du soir, où il avait repêché deux cafards vivants. Il s’amusait à leur modeler un abri en mie de pain noir et cherchait à les soustraire à la vigilance de l’infâme Sokolov, pour les apprivoiser par la suite. Son visage émacié, d’une pâleur morbide, s’éclairait pourtant d’un sourire malicieux. Il prit peur en m’apercevant, mais dès qu’il me reconnut, il me serra dans ses bras.


Assis à côté de lui sur son grabat, je lui racontai non pas ce qui s’était passé dans les montagnes, mais ce qui aurait dû s’y passer.


Je dis que Larissa et Véra, unies comme des soeurs parce qu’elles l’aimaient toutes les deux, allaient faire des démarches dès demain. Pour le moment, je lui proposai une randonnée dans les montagnes.


Et Mikhaïl arpenta la cellule en levant très haut les pieds. Tel un enfant, il poursuivait un papillon, cueillait des fleurs, admirait à droite le soleil levant, à gauche la lune. Le temps n’existait plus, tout ce qui entrait dans sa pensée devenait réel. Et comme le vieux berger lui offrait du lait de la traite, survint Larissa qui l’étreignit et l’emmena dans la cabane. Moi, nullement jaloux, j’étais heureux que notre pauvre ami eût trouvé un instant d’oubli.


Le soir, quand Sokolov, le surveillant, entra, accompagné d’un gardien, Mikhaïl dormait avec un sourire si béat, que cette brute en fut touchée et lui témoigna une sollicitude exprimée, évidemment, dans un langage conforme à sa nature:


– Ne le réveillez pas; qu’il roupille: il est vanné d’avoir couru tout le jour dans sa piaule.


Ivan Potapytch m’a dit aujourd’hui:


– C’est très bien de ne plus sautiller comme un moineau, en battant des coudes. Sois donc raisonnable, cesse de marmotter, je t’en prie, tu fais peur aux petites. Tiens, gribouille plutôt sur ce papier, c’est une besogne tranquille.


Et le brave homme me donna une rame de belles feuilles blanches, en expliquant:


– J’ai chipé ça pour toi au bureau d’en dessus; ce n’est pas un crime, je pense, vu que c’est à tout le monde.


Je me paye le luxe d’écrire mon brouillon sur du papier blanc. Et je souhaite que ces feuilles de bureau dont la matière et la subtilisation par Ivan Potapytch appartiennent à notre monde à trois dimensions, retiennent dans les limites usuelles ma pensée récemment affranchie. Car ce que je vais décrire a une très grande importance. Les faits sont connus du public, mais seul un être comme moi, pour qui le temps est devenu fiction, peut déceler ce qui se cache derrière.


Tout d’abord, deux mots de ce qui s’est passé après que le billet émanant du ravelin Alexéevski fut parvenu à Véra.


Victoria, la sœur de Mikhaïl, arriva, convoquée par dépêche. C’était une grande femme taciturne, énergique, qui ressemblait de visage à son frère. On rédigea à son nom le document que voici, publié de nos jours dans le livre consacré à Mikhaïl:


«Mikhaïl Stépanovitch Beidéman, lieutenant des dragons de l’Ordre Militaire, disparu il y a trois ans, se trouve être incarcéré dans la forteresse de St. Pétersbourg. Sa mère est morte en septembre 1863, alors qu’elle se rendait en Crimée pour demander à Sa Majesté Impériale la grâce de son fils. Victoria, soeur du détenu, confiante dans la générosité de Votre Excellence, ne demande qu’une faveur: qu’on l’autorise à visiter Beidéman dans sa prison.»


Cette supplique fut remise, par l’intermédiaire d’un parent haut placé et de deux généraux influents, au prince Dolgoroukov, chef de la gendarmerie. Il répondit que la résolution du souverain concernant toute tentative d’entrer en contact avec le détenu, resterait immuable: le gouvernement ignorait tout de Mikhaïl Beidéman.


Tant qu’il était resté une ombre d’espoir, Véra, abandonnant ses groupes clandestins et même le travail à l’hôpital- son unique consolation – retrouvait son ardeur fanatique du temps de notre folle tentative de délivrer Mikhaïl, pour faire parvenir à destination la lettre de Victoria. Après le refus du tsar, elle se remit à servir la révolution, toujours muette et inflexible, comme un mécanisme branché sur un autre ressort. Elle allait à des réunions clandestines, faisait l’agent de liaison, cachait des illégaux. Ni la pluie, ni l’obscurité, ni les dangers des faubourgs lointains ne lui faisaient obstacle. Elle maigrissait, dépérissait à vue d’œil. Je dis à Linoutchenko:


– Si on ne la retient pas, elle aura au printemps une phtisie galopante.


Il me répondit avec amertume:


– Retenez-la, si vous pouvez.


Ravagé de pitié et d’amour, je cherchais l’occasion de la voir en tête-à-tête. Un jour, la chance parut me favoriser: par la porte entrebâillée, je la vis toute pensive dans un fauteuil, ses mains amincies posées sur les genoux, les doigts crispés. Le silence qui régnait dans la pièce, ainsi que dans toute la maison, me fit supposer qu’elle était seule. Vite, j’entrai, je tombai à genoux spontanément et lui dis en baisant ses chères mains:


Véra, reprends tes esprits! Si tu n’as pas pitié de toi-même, aie pitié de moi, je n’en peux plus… Partons dans le Caucase, tâchons d’être heureux. Avec moi, tu seras libre.


On toussota derrière moi. Je me relevai, furieux. Nous n’étions pas seuls: le jeune homme blond, à la mine sombre, était dans la pièce. Il s’approcha et, me regardant avec confusion de ses beaux yeux bleus, rayonnant de bonté, il s’empressa de dire:


– Pardon, mais je ne compte pas, je vous assure.


En effet, sa présence ne me causait aucune gêne.


Véra se leva, le prit par la main et m’annonça avec une exaltation qui me rappela le passé, la terrasse ombragée de tilleuls en fleurs, à l’instant où nous goûtions le bonheur absolu, elle, le prince Gleb Fédorovitch et moi:


– Sérioja, mon frère, voici mon nouveau compagnon, le seul dont j’ose être la fiancée sans tromper Mikhaïl. Mais seulement la fiancée…


Elle se tourna vers lui:


– Va, et souviens-toi que toutes mes pensées et toute ma volonté t’accompagnent! Plus d’hésitations. Le sort en est jeté.


Il répéta d’une voix mélodieuse et un peu sourde, comme celle d’un malade: «Le sort en est jeté.»


Elle l’embrassa, il me salua et sortit.


– Qui est-ce? demandai-je.


– Peu importe son nom, fit-elle, évasive. Toute la Russie d’ailleurs, le connaîtra bientôt, et il sera inscrit sur les pages de l’histoire. Sérioja, j’appartiens à une société révolutionnaire, dite «Enfer», et dont les membres s’appellent «mortus». Ces noms semblent puérils, mais nous voulons renouveler la tentative des décembristes de libérer la Patrie. Le destin vous a amené ici au moment décisif… serait-ce encore en vain? Subirez-vous de nouveau un pénible dédoublement de l’âme, sans que votre volonté s’affermisse? Sérioja, de toute façon vous n’avez pas trouvé votre place dans la vie, soyez donc des nôtres! Nous, nous savons où nous allons, Il n’y a pas de vie libre actuellement, on ne peut vivre pour soi. Il faut mourir pour l’avenir. Venez avec nous!


– Je ne crains pas la mort, mais j’aime mieux mourir seul que pour tenir compagnie aux autres.


Pour la première fois, je quittais Véra avec animosité. Une méfiance s’était glissée dans mon âme, à cause de ce nouveau «fiancé»: je soupçonnai qu’à l’égal de la plupart des femmes elle enveloppait de mystère, par amour propre, une vulgaire passionnette. Et pour la première fois je la comparai, à son désavantage, à la fière et farouche Larissa.


Des événements terribles ne tardèrent pas à révéler toute la platitude de mes raisonnements. Je passai un hiver abominable: l’image de Larissa qui semblait disputer dans mon cœur l’attachement à Véra, m’accapara au point de me pousser à une de ces liaisons absurdes que nous devons tous craindre comme le feu. Une ressemblance fortuite dans le port de tête, qui me rappelait la nuit passée dans la cabane aux chèvres, fit naître en moi une passion violente et irraisonnée pour une femme d’officier. Du reste, ce que je cherchais avant tout, c’était l’oubli que ni le vin ni les cartes ne pouvaient me donner.


Dans une petite ville, une femme d’officier, on le sait, n’a d’autres distractions que les intrigues amoureuses, c’est pourquoi ma passion, loin de rencontrer des obstacles, devint bientôt une corvée. La dame était sans esprit, d’un caractère obstiné, d’une mentalité de petite bourgeoise. Elle me faisait des scènes de jalousie et s’acharnait à revendiquer ses «droits».


Une liaison fondée sur le seul penchant physique, sans la participation du coeur et de l’esprit, ne doit pas être dangereuse pour les gens rassis, à l’imagination obtuse, aux sens émoussés. Mais celui qui a des goûts artistiques ou intellectuels, encourra un dur châtiment, ne serait-ce que du fait d’avoir introduit dans son organisme, comme un corps étranger, la partie la plus grossière d’une âme différente de la sienne. S’il ne l’assimile pas, il en sera empoisonné.


J’avais beau résister à l’influence de cette femme, elle m’entraînait dans un bourbier d’odieuses mesquineries, et si je n’avais eu la force de fuir, j’aurais péri dans cette vase, comme font tant de blancs-becs. Mais je demandai à préparer mon admission à l’académie de l’état-major général, et je partis étudier à Pétersbourg.


Je retrouvai Véra méconnaissable. Elle s’était coupé les cheveux, elle fumait de mauvaises cigarettes et avait pris les allures de son milieu d’infirmières, de sages-femmes et d’élèves des cours médicaux. Mais surtout, elle avait perdu ses traits distinctifs, si subtils. Je ne reconnus ma bien-aimée d’autrefois que lorsqu’elle répondit d’un air sérieux à ma question: «Pourquoi vous êtes-vous enlaidie?»


– C’est plus commode: je ne suis ainsi qu’un rouage d’une machine complexe, qui fonctionne mieux quand on la graisse avec la même huile que les pièces voisines.


D’autre part, c’était maintenant elle le chef et l’âme du groupe, et non plus Linoutchenko, devenu soudain très réservé, taciturne, et occupé ailleurs à je ne savais quelle besogne. Il y avait de nouveaux membres. D’après des bribes de leurs conversations, beaucoup plus circonspectes et plus sérieuses que naguère, je compris que leur centre était à Moscou et que Véra ne dirigeait que le premier chaînon.


Depuis l’histoire des étudiants, le mouvement révolutionnaire se développait à un rythme accéléré, tandis que dans les salons de ma tante et de ses pareils on continuait à le négliger et à le prendre pour «les amours d’horribles bas-bleus et de séminaristes». Le grand monde s’intéressait surtout à la politique extérieure. Les petits vieux de style européen s’extasiaient au seul nom de Bismarck, en répétant pour la centième fois, à qui voulait les entendre, que le chancelier avait transformé l’union des États en un État uni.


Quant à ma tante, elle gardait sur sa table, dans un beau cadre en noyer, le portrait du baron Brounov, notre ambassadeur, qui avait mérité cette distinction en défendant spirituellement, disait-elle, l’honneur de la Patrie.


Lorsque, à la conférence de Londres, le délégué de la Prusse avait renouvelé sa proposition à la France de résoudre par référendum entre Danois et Allemands la question de la frontière du Schleswig, le baron Brounov avait répondu d’un accent correct mais ferme:


– Il serait contraire aux principes de la politique russe de demander aux sujets s’ils veulent rester fidèles à leur souverain.


Et ma tante ajoutait, railleuse:


– C’est ridicule de subordonner le verdict des Gouvernements de l’Europe à l’opinion de la plèbe du Schleswig!


À la fin de la cinquième semaine du carême, quelques jours après mon arrivée à Pétersbourg, je revis chez Véra l’homme blond au visage singulier.


Quelles sont ces forces psychiques mystérieuses, qui vous protègent et qui, à la vue de telle ou telle personne, vous remplissent d’angoisse, comme si vous pressentiez la fatale intersection de son destin avec le vôtre? Au fait, je puis formuler ce phénomène depuis la rencontre de Vroubel-le-Noir qui m’a expliqué son schéma de l’évolution du monde.


Tout homme dont le sort se rattache au nombre douze, est glacé d’épouvante en présence de l’unité.


Moi, j’étais un élément de la multitude et lui, dont les yeux rayonnaient de douceur, était l’unité.


Cette fois, je fus frappé de son air exténué: joues creuses, teint fiévreux de phtisique, cheveux ternes, collés aux tempes.


– Vous êtes souffrant? m’enquis-je.


– Je sors de l’hôpital, répondit-il de sa voix sourde, affaiblie. Et je n’ai pas recouvré la santé, en effet.


Véra, qui avait entendu nos propos, intervint, le regard pénétrant:


– Alors, ne vaudrait-il pas mieux attendre?


– Non, ce n’est plus possible, dit-il, résolu. Ma phtisie, elle, n’attend pas, et mes forces iront en déclinant… Il parlait de lui-même comme un machiniste de sa locomotive.


– Votre tâche à vous, Véra Erastovna, c’est de publier d’ici un mois les proclamations. Vous y arriverez?


– Oui… Mais promettez-moi d’attendre jusque-là, pour que nous puissions nous revoir.


Il réfléchit, le regard détourné.


– Soit. Mais il serait préférable, pour le bien de la cause, que vous demeuriez à la campagne.


– Allez, j’aurai bien le temps de sacrifier à notre cause le reste de ma vie!… Elle lança cette phrase d’un ton si véhément que je ne doutai plus de sa tendresse pour cet homme; son cœur, que je croyais donné pour toujours à Mikhaïl, s’offrait à un autre.


Que faire? Chacun ne sait aimer que pour soi et pose des exigences illimitées pour se dédommager d’avoir perdu sa liberté. Moi qui toute ma vie avais jalousé Mikhaïl, je méprisais maintenant Véra pour son infidélité, pour son prétendu nouvel amour. Aveuglé, enlisé dans la vase provinciale, j’étais moins que jamais en mesure de comprendre la flamme dont brûlaient ces gens extraordinaires.


Véra se rendit à la closerie pour imprimer les proclamations. Ne craignant plus qu’elle puisse être arrêtée et mise en prison, j’en venais à confondre ignominieusement Véra, Larissa et ma maîtresse de province, ne voyant en elles que des masques trompeurs de la luxure…


Je me jetai à corps perdu dans la vie mondaine, et au mois d’avril je fréquentais déjà plusieurs salons où on me conviait sans cesse aux spectacles et aux soirées. L’une des plus intéressantes devait avoir lieu le 4 avril chez un petit vieux de style européen, ami de ma tante.


Dès la veille, je m’occupai de ma toilette. J’avais la tête vide et légère, comme un joueur malchanceux, décidé à ponter jusqu’au dernier kopeck.


Le crépuscule était venu. Une brume laiteuse voilait le ciel et rendait lointains les édifices familiers. Éclairé par deux lampes, je me tenais devant une grande glace et tâchais de m’assurer, à l’aide d’un petit miroir à main, que la coupe de mon uniforme neuf était impeccable.


On m’annonça que quelqu’un demandait à me voir.


– Il n’a pas dit son nom, ça doit être un monsieur pauvre, un solliciteur… ajouta l’ordonnance.


– Qu’il entre, dis-je distraitement, préoccupé par une couture de ma tunique que je devais examiner le cou tordu. Tout à ma besogne, je ne me retournai point vers le visiteur et l’aperçus dans la glace.


Le sang aux joues, confus comme un gamin surpris à faire des bêtises, je me hâtai de cacher le miroir et commandai au domestique:


– Ferme la porte et n’introduis plus personne jusqu’au départ de monsieur.


C’était l’étrange «fiancé» de Véra. Sans me donner la main, il me dit du ton dont on continue un entretien commencé:


– Je vous prierai de transmettre à Véra Erastovna… Il chancela, je le soutins et le fis asseoir dans un fauteuil.


– Mais vous êtes très malade! Qu’est-ce que vous avez?


Je le croyais fou. Ses yeux bleus, à l’éclat intense, fixaient la lampe d’un air étonné, sa bouche aux lèvres d’enfant boudeur esquissait un faible sourire. Il paraissait inconscient.


– Vous êtes malade, malade! répétais-je machinalement dans mon embarras. Je lui versai du vin qu’il but avec joie et qui le réconforta un peu.


– Oui, je suis gravement malade, avoua-t-il, mais cela tombe bien. Je vous prie de dire à Véra Erastovna que ma maladie ne me permettait plus d’attendre. Il vaut du reste mieux, pour notre cause et pour moi-même, que nous ne nous soyons pas revus. Dites-lui encore que je la remercie…


Il se leva et marcha vers la porte.


– Qu’allez-vous faire? Vous n’avez pas votre raison…


Il me jeta soudain un regard ferme, chargé de volonté:


– Mais si, j’ai toute ma raison, et je le prouverai demain. Oui, à cinq heures, près du Jardin d’Été. Venez pour le lui raconter ensuite, à elle. Mais, je vous en prie, ne dites mon nom à personne après ce qui se sera passé demain.


– Je ne sais pas qui vous êtes.


– C’est sans importance. Serviteur du peuple, voilà mon nom!


– Je sais, vous ne me direz pas ce que vous projetez: un suicide ou un assassinat, et au fond, cela m’est parfaitement égal! criai-je, exaspéré que le sort m’aiguillât de nouveau sur une voie étrangère. Mais répondez-moi à une question qui importe à chacun: au nom de quoi agissez-vous? Quel est votre but?


– La liberté.


– C’est ce qu’on dit, mais je me refuse à y croire… Une liberté dont vous n’espérez pas jouir, car vous serez dans la tombe depuis longtemps et vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme. Je ne vous demande pas les motifs officiels… c’est votre conviction intime qui m’intéresse. Pourquoi luttez-vous au profit des autres?


Il répondit comme je m’y attendais:


– Pour tout homme, la liberté définitive, c’est la mort volontaire.


– Mais pour quoi?


– Pour ce que chacun jugera bon… Il faut le trouver. J’ai trouvé, moi.


Subitement gêné, il rougit et fourra la main dans sa poche, son bras maigre gauchement plié au coude.


– Remettez cela à Véra Erastovna.


Il sortit un petit coq en argile, tel qu’on en vend aux foires pour cinq kopecks.


– Un cadeau de ma mère, quand j’étais petit.


Il fit demi-tour et s’en alla.


Je n’essayai pas de le retenir. Pourquoi ces gens faisaient-ils intrusion dans ma vie? Je n’avais nul besoin d’eux. Homme médiocre, ni sot ni intelligent, artiste manqué et officier raté, je n’en voulais pas moins vivre ma propre vie, et non la leur.


Je marmonnai, en colère:


– Oui, ma propre vie, fût-elle pareille à celle d’un cafard…


Je me soûlai tout seul et m’abattis sur le divan, dans mon uniforme neuf, le coq d’argile serré dans ma main. Une idée fixe me harcelait dans mon ivresse: tiens-le bien, pour qu’il ne s’envole pas!


Je me réveillais en plein jour, la tête lourde, et je saisis aussitôt ma montre, craignant d’être en retard. Je ne savais plus où je devais aller: à un dîner de ma tante Kouchina ou au five-o’cl0ck de deux autres maisons. Tout ce que j’avais retenu, c’est que c’était pour cinq heures.


L’ordonnance qui avait la consigne de ne jamais me réveiller, quel que fût mon état en m’endormant, apporta le thé sur un plateau. L’ayant déposé, il se baissa soudain pour ramasser un objet par terre.


– Ça doit siffler quand on lui souffle dans la queue, dit-il.


– Veux-tu bien laisser ça et fiche le camp! criai-je en lui arrachant le jouet. L’ordonnance, que je n’avais pas l’habitude de rudoyer, me crut encore ivre et bafouilla:


– Un petit verre, votre noblesse, pour vous remettre d’aplomb?


Je lui commandai de préparer un bain. La vue du coq d’argile m’avait rafraîchi la mémoire; je comprenais maintenant toute l’horreur de ma conduite. J’avais reçu hier un malade qui fomentait, dans son délire, quelque chose de sinistre, et bien que je me fusse rendu compte de son état, je n’avais rien fait pour le retenir.


Il aurait fallu le mettre au lit, l’empêcher de sortir! À cinq heures, près du Jardin Été, il accomplirait son acte… Tant pis pour lui. Suis-je leur nounou, à tous ces individus? Est-ce mon rôle de les sauver au dernier moment? Qu’ils finissent comme il leur plaît. Le reproche de Larissa de lui avoir apporté la mort m’avait durci. Et voilà que ce «fiancé» de Véra, ce dément, venait m’indiquer son jour et son heure! Non, je n’irai pas!


Après le déjeuner, je m’en allai jouer au billard. La chance me favorisait. J’en oubliai l’heure. Mais, au-dedans de moi, je devais être aux aguets. L’horloge sonna gravement la demie.


«Si ce n’est que la demie de cinq heures, j’ai le temps», me dis-je, et un regard au cadran confirma mon hypothèse. Je prétextai un rendez-vous d’affaires et partis vers le Jardin d’été…


Je ne peux plus écrire aujourd’hui. Le souvenir m’accable, me broie le cœur. On dirait un colosse qui m’empoigne et me relâche tour à tour, comme un chat jouant avec une souris. Si, pour faire diversion, je voletais un peu à travers la chambre? Mais j’ai peur d’Ivan Potapytch qui a déjà ronchonné:


– Si tu parles tout seul, gare! Je te mène chez les fous.


Or, je ne puis y aller avant d’avoir achevé mon écrit. Il est adorable, cet Ivan Potapytch: depuis que j’ai été à la maison d’aliénés, il me croît déchu, déshonoré, comme si j’avais commis un vol; il me tutoie et me gronde comme un galopin.

Chapitre IV À cinq heures sonnantes

Aux abords du Jardin Été, je vis un spectacle inaccoutumé: une foule se massait contre la grille avec des cris de rage et des «hourra». Le tsar et ses neveux étaient là, en voiture. Le cocher ne pouvait démarrer sous la poussée de la multitude. Dans une autre voiture, il y avait le comte Totleben en compagnie d’un quidam de piètre mine. Des dames lançaient de l’argent à cet homme et le saluaient en agitant leurs mouchoirs, des boutiquiers grimpaient sur le marchepied pour l’étreindre. Un peu plus loin, c’était une mêlée affreuse: des policiers rossaient quelqu’un ou le protégeaient contre la foule déchaînée. Je hélai un fiacre, montai dans la calèche vide et m’y tins debout, pour voir par-dessus les têtes.


– Le voilà, le misérable! C’est lui qui a tiré sur le tsar.


Le cocher me montra un homme en noir, à qui les policiers liaient les mains derrière le dos; d’autres formaient un cordon qui contenait la foule écumante, prête au massacre.


On ne voyait pas le visage de l’homme; il avait perdu son bonnet dans la lutte, je le reconnus à ses cheveux mats, couleur de lin, et à ses épaules grêles. Il se tourna tout à coup de mon côté et dit avec (pénétration, dans le rayonnement de ses adorables yeux d’azur gris:


– Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait!


Même à cet instant, sitôt après l’attentat, son visage n’avait pas une ombre de cruauté.


– Régicide! Antéchrist! À mort!


Les policiers l’avaient mis dans une calèche, et bien qu’il fût ligoté et n’opposât point de résistance, ils le maintenaient par les deux bras. Tous se dirigèrent vers le Pont suspendu, sous l’escorte d’officiers de cavalerie.


Je m’en allai au hasard. Je ne sais plus où j’ai erré. Il me semblait voir une plaine immense, un ciel gris, sous mes pieds la neige fondue, noircie…


Mais peut-être que je suivais des rues ordinaires, bordées de maisons où d’honorables familles prenaient le thé autour du samovar. Cela m’était égal. Je marchais, serrant dans la poche de mon pardessus le petit coq d’argile. Les paroles de mon ordonnance me revinrent à l’esprit: «Ça doit siffler quand on lui souffle dans la queue.» J’essayai. Il ne siffla pas, le trou devait être bouché. Je le remis dans ma poche et le serrai de nouveau, comme si c’était mon unique point d’appui dans le monde réel. Mes pensées se débandaient. Des spectres hideux me montraient leurs gueules et Pétia Karski hurlait à mon oreille une chanson grivoise:


Capitaine, mon ami, sauvez la famille,

Le lieutenant s’est permis d’outrager ma fille…


Je n’avais qu’un souci: marcher au rythme de ces paroles.


Si j’ai l’esprit dérangé, comme l’a affirmé à Ivan Potapytch le médecin chef, le mal date de ce jour-là.


Seulement, jusqu’à ces temps derniers, j’ai su porter un masque impénétrable, convenant à la société que je fréquentais.


Ce fameux jour du 4 avril, je me trouvai tard dans la soirée chez ma tante Kouchina. J’avais mis le coq d’argile dans la poche de mon pantalon et j’étais entré d’un air détaché.


Il y avait énormément de monde, et j’eus la chance d’apprendre tous les détails de l’attentat, sans participer à la conversation. Sur les quatre heures, le tsar sortait avec son neveu et sa nièce du Jardin Été où il faisait sa promenade quotidienne. Un inconnu lui avait tiré dessus au pistolet. Un paysan du nom d’Ossip Komissarov avait, disait-on, fait dévier le coup en frappant le bras du meurtrier.


L’assistance s’indignait. Les hommes, oubliant leur courtoisie, déblatéraient contre le criminel en termes grossiers. Les belles dames rivalisaient d’ingéniosité dans le choix des tortures à lui infliger pour le faire avouer et elles proposaient d’en soumettre la liste au chef de la gendarmerie. Tous s’irritaient que l’homme cachât son nom et ses qualités et prétendît être un paysan appelé Piotr Alexéev. Ils ajoutaient avec une joie maligne: puisqu’on ignore qui il est, on lui mettra les fers.


On rejetait la faute sur le prince Souvorov, gouverneur général, trop indulgent à l’égard des révolutionnaires. Le jour de l’attentat, il avait, paraît-il, reçu une lettre d’avertissement, mais n’en avait pas tenu compte.


– On devrait faire venir Mouraviov: lui, il saura prendre des mesures…


Je m’en allai. Étant de nouveau ivre, je dormis d’un sommeil de plomb jusque tard dans la matinée. Une fois levé, je refis des visites. Je pouvais garder partout le silence sans étonner personne, car il n’y avait que trop de parleurs. Une force inconnue me poussait à écouter chaque jour tout ce qui se disait au sujet de cet homme, dont je ne savais pas le nom. Lui seul occupait mes pensées.


Véra ne revenait pas de la campagne. Autrefois, j’aurais volé vers elle. Maintenant, tout m’était égal, sauf l’événement dont je me sentais complice. Le reste m’échappait, comme échappent au regard les choses situées en dehors du champ visuel. Une pensée confuse me traversait parfois: si, au lieu de laisser partir cet homme aux yeux bleus, je l’avais mis au lit, rien ne serait arrivé. Mais je n’avais point de remords.



Dans la Salle Blanche, Alexandre II avait dit aux nobles:


– Toutes les classes ont été unanimes à me témoigner leur sympathie; ce dévouement m’est un soutien dans mon dur service. J’espère que messieurs les nobles accueilleront avec joie parmi eux le paysan d’hier qui m’a sauvé la vie.


Ce noble frais émoulu, un ancien chapelier, un pochard, je l’ai vu, abruti de poignées de mains et d’accolades, à un dîner chez le prince Gagarine. Il se soûlait, la mine stupide, et en réponse aux toasts prolixes des patriotes, il bafouillait toujours: «Trop aimables». Son épouse, disait-on, s’intitulait «femme du sauveur».


Comtesses et princesses se l’arrachaient, le harcelaient de dîners et de raouts où il se tenait assis, les dix doigts en éventail sur les genoux, jusqu’à ce qu’il s’écroulât ivre-mort sous la table.


Un pince-sans-rire lui avait conseillé de réclamer au tsar la dignité d’officier de bouche, quand celui-ci lui demanderait ce qu’il voulait. On disait en plaisantant qu’il aurait oublié la fin du titre et sollicité le grade d’officier tout court, ce qui lui aurait valu l’admission immédiate à l’école militaire de Tver. Il prit bientôt sa retraite avec le grade de cornette.


Par la suite, il sombra tout à fait dans l’alcoolisme et, à en croire les bruits, se serait pendu dans un accès de delirium tremens.


Quant à Karakozov, il fut pendu.


Vroubel-le-Noir, en me révélant son schéma «d’électrification du centre», m’a expliqué qu’un coup assené avant terme ne troublait jamais les lois physiques normales et que l’angle d’incidence restait alors égal à l’angle de réflexion.


Le coup de feu prématuré avait manqué son but, et les deux personnes agissantes étaient brisées par la force en retour. Karakozov fut pendu, Komissarov se pendit. Mais, le moment venu, le tsar fut balayé.


Le jour où on mit les fers au coupable, Alexandre II reçut les congratulations du Sénat, venu au grand complet, le Ministre de la Justice en tête. Le lendemain, ce fut le tour des ambassadeurs étrangers. Le métropolite Philarète envoya au tsar une icône en l’honneur du miracle qui l’avait préservé de la mort.


Le sénateur de ma tante déclarait:


– Vraiment, Sa Majesté était bien en droit de dire: «La sympathie que me témoignent toutes les classes, de tous les points de l’immense empire, est pour moi une preuve touchante des liens indestructibles qui m’unissent à mon peuple fidèle.»


Les nouvelles pleuvaient:


– Vous savez, le prince Souvorov s’est désisté de son poste de gouverneur général.


– Cette fonction sera abolie.


– C’est le général Trépov qui va commander la police de la capitale.


– Rescrit au prince Gagarine, président du conseil des ministres, avec ordre de «sauvegarder les fondements».


– Dieu merci, on ne mobilisera que les forces bien intentionnées!


– Le comte Mouraviov est convoqué. Il renversera Valouev.


– Et il fera payer à Souvorov, le prince libéral, sa boutade de chasse.


– Comment, vous ne savez pas? Voyons, comme le tsar venait d’abattre un ours d’un coup bien ajusté, voilà que Souvorov a fait allusion à un ours bipède qui mériterait le même sort. Le tsar l’a vertement rembarré…


J’appris une autre information, importante pour moi: le comte Chouvalov, rappelé des provinces baltes, était nommé chef de la gendarmerie.


Le prince Dolgoroukov communiqua sous le secret, à un petit vieux de ma tante, qu’on interrogeait le criminel jour et nuit, sans le laisser dormir une heure; bien qu’il fût à bout de forces, on serait encore obligé de le «travailler» un peu. On parlait en ville d’autres tortures, infligées en supplément à l’insomnie. Il n’avait toujours pas dit son nom. Comme on le sait, son identité fut découverte par hasard, d’après un mot trouvé à l’hôtel où il logeait: il était noble et s’appelait Karakozov. Son cousin, Ichoutine, amené de Moscou, confirma les suppositions. Quand je sus l’arrestation de l’écrivain Khoudiakov, organisateur de la société «Enfer», je redoutai chaque jour d’entendre les noms de Véra et de Linoutchenko.


Karakozov fut transféré au ravelin Alexéevski. La cour suprême siégea dans le logement de Sorokine, le commandant de la forteresse. Pour agir moralement sur le criminel, l’inciter à la franchise et au repentir, on lui avait adjoint le célèbre archiprêtre Palissadov. Exténué par les interrogatoires, le détenu, une fois rentré dans son cachot, ne pouvait se reposer un instant: il devait écouter debout, sans s’appuyer au mur, la messe et les discours du père Palissadov.


Je ne pouvais pas sentir ce prédicateur à la mode, qui officiait chez ma tante deux fois par an. Il enseignait à l’université, et un joyeux étudiant de ma connaissance assaisonnait toujours le jeu de billard d’anecdotes sur son compte, en s’amusant à mimer ses gestes et son parler de Nijni-Novgorod croisé de français. Pour prouver que la foi sans actes est dénuée de vie, le pope disait:


– Supposez un flacon qui contient deux liquides, l’un jaune, l’autre bleu, deux couleurs sans agrément; essayez de les agiter, de les mélanger, et vous aurez un délicieux vert de gris.


Le père Palissadov tirait une conclusion non moins plaisante de la charité divine: il exhortait ses auditeurs à s’extasier sur la nature artiste de Dieu qui avait créé l’homme non seulement dans un but utilitaire, mais pour les plaisirs les plus raffinés.


– Les organes de l’odorat et du goût ne sont-ils pas, en effet, des instruments du plaisir? S’exclamait-il en ouvrant les bras d’un air ravi. Car pour l’entretien de notre corps mortel, il aurait suffi d’avoir dans le ventre une fente en forme de poche, pour qu’on y verse la nourriture directement des assiettes.


Bien bâti, les cheveux noirs, mêlés de fils d’argent, Palissadov avait des manières laïques. Il parlait volontiers de son recueil de sermons, publié en français à Berlin.


Il s’était si bien francisé à Paris, qu’à son retour en Russie il avait demandé au métropolite l’autorisation de porter les cheveux courts et des habits de ville. Cette audace faillit lui valoir la claustration.


Quelle consolation pouvait donner à Karakozov ce personnage vain et frivole? Du reste, nous avons aujourd’hui la preuve que ce prêtre mondain avait demandé à assister les condamnés à mort uniquement pour faire sa carrière…


Cette nuit, par la force de la pensée, je me suis transporté à la date évoquée la veille. J’ai beaucoup réfléchi à Mikhaïl. Que devait-il éprouver quand on torturait non loin de lui Karakozov, pour l’emmener ensuite au supplice? Certes, je savais que leurs cachots n’avaient aucune communication. Même voisins, ils n’auraient pu se parler en frappant au mur. Mais au sommet du martyre il est possible d’en savoir plus qu’à l’état normal.


Ainsi, j’ai vu cette nuit Mikhaïl et je me suis renseigné. Je continue donc mon récit comme témoin. Nous avons passé ensemble chez Karakozov. Mikhaïl avait, dès cette époque, appris par la souffrance ce que Vroubel-le-Noir m’a révélé dernièrement, au déclin de ma vie: la pénétrabilité de la matière sous la pression de la volonté.


Cette nuit – chronologiquement, c’était en avril 1866 -nous entrâmes donc chez Karakozov.


Exténué par l’insomnie et les interrogatoires, il avait presque perdu le don de la parole; Mouraviov lui-même se proposait de rapporter au tsar que, de l’avis des médecins, il fallait accorder un répit au criminel.


Nous survînmes alors que Palissadov, les vêpres achevées, remballait avec soin ses habits sacerdotaux dans un foulard étendu sur la table faite d’une planche vissée au mur. Mikhaïl et moi allâmes nous cacher derrière le poêle. Je ne reconnaissais plus Karakozov, que j’avais pourtant vu il y avait un mois à peine. Il était moins vivant que nous.


S’il avait su se mouvoir dans notre espace, il se serait retrouvé. Mais, encore rattaché à la masse du squelette, des muscles et du sang, il devait employer à conserver sa forme matérielle le peu de forces qui lui restaient jusqu’au terme fixé pour chacun de nous. Quant à la partie pensante et sensible de son être, elle avait déjà quitté cette forme, c’est pourquoi il avait tant de peine à nous répondre dans le langage humain usuel.


Palissadov, mécontent d’avoir à officier sans diacre ni sacristain – il avait par la suite réclamé un dédommagement pécuniaire pour cette incommodité – s’approcha de Karakozov avec son baluchon, la figure maussade. Il leva la main pour la bénédiction. Son visage très mobile s’épanouit aussitôt dans l’extase religieuse et sa voix veloutée de prédicateur choyé proféra:


– Ayez la foi ardente dans l’invisible juge de votre vie, pour qu’il épure votre âme jusqu’à l’état angélique!


Il appliqua sa main blanche et potelée contre les lèvres violettes du détenu qui restait là, inerte, livide, ses beaux yeux ternis.


Enchanté de sa propre éloquence, Palissadov agita encore la main, sur le pas de la porte:


– Oui, que Dieu vous épure jusqu’à l’état angélique!


Karakozov s’effondra, à demi évanoui, sur sa couchette, Mikhaïl vint s’asseoir à ses pieds, je m’agenouillai auprès de lui et dis en baisant sa main décharnée, couleur de cire:


– Pardonnez-moi de ne pas vous avoir retenu la veille de l’attentat, quand vous étiez venu chez moi, malade. Car si vous aviez toute votre raison, vous n’auriez pas risqué l’aventure.


D’une secousse, Karakozov se mit sur son séant. La rougeur avait envahi ses joues creuses. Ses yeux, d’un bleu intense, flamboyaient. Il prononça de sa voix assourdie d’autrefois:


– Si j’avais eu cent vies, je les aurais toutes données pour le bonheur du peuple!


Ces paroles qui résument le fond de son caractère sont connues: il les a écrites au tsar.


– Ah, que vous êtes heureux! s’écria Mikhaïl. Votre mort fera naître de nouveaux héros. Ah, pourquoi mon triste sort n’est-il pas égal au vôtre!


Mikhaïl se mit à hurler en cognant sa tête contre le mur. Les gardiens accourus lui mirent brutalement la camisole de force et nouèrent les manches derrière son dos… Fou de rage, je me jetai sur eux, les poings levés… la vision disparut. J’ouvris les yeux en gémissant. Ivan Potapytch, debout à mon chevet, m’offrait un verre d’eau:


– Tiens, bois ça, tu as fait un mauvais rêve. Et ne crie plus, tu vas effrayer les petites.


Je m’excusai et feignis de me rendormir. Évidemment, j’avais désobéi aux instructions de Vroubel-le-Noir: pour se rendre maître du centre d’électricité animale, il faut une impassibilité absolue. Mon ardente pitié pour Mikhaïl m’avait expulsé, tel un corps étranger, de la sphère subtile qui garde les empreintes des événements…


Au bout d’un instant, je parvins à rassembler ma volonté brisée par le sentiment et à m’assimiler au chirurgien qui, avant l’opération, concentre d’autant mieux ses facultés qu’il est plus aguerri.


Me revoici dans le cachot de Mikhaïl, aux murs tapissés de moisissure, avec la pauvre paillasse dont on avait enlevé les draps pour qu’il ne s’avisât plus de se pendre. Couché sur le dos, emmailloté de blanc des pieds à la tête, ainsi qu’une momie, il est perdu dans une douce torpeur. Son visage, que la démence et le courroux défiguraient tout à l’heure, est calme; ses lèvres pâles esquissent un faible sourire. Il était ainsi à ses rares moments de joie insouciante, quand nous luttions sur la table du dortoir et roulions à terre dans un grand fracas. Craignant de troubler cette détente et de céder à un attendrissement qui me ferait perdre de nouveau mon empire sur moi-même, je me garde de l’éveiller et pénètre seul chez Karakozov. Le surveillant est dans son cachot. Sur son ordre, les gendarmes habillent le détenu pour le conduire à la première séance de la Cour suprême, dans le logement du commandant.


Je ne sais comment on nous mena du ravelin Alexéevski à la forteresse. Cela avait dû se produire la nuit passée. On ne sortait jamais du ravelin, ni le jour ni la nuit.


La commission suprême qui siégeait dans le vaste salon du commandant devait remettre aux principaux inculpés la copie de l’acte d’accusation et leur accorder le droit de prendre un avocat.


Je me souvins d’un incident raconté chez ma tante par un sénateur. Avant de faire entrer Karakozov, le prince Gagarine, président du tribunal, avait eu une altercation avec le greffier: le prince insistait pour qu’on tutoyât l’accusé, un pareil scélérat ne méritant pas d’être traité avec plus d’égards. Le greffier finit par le convaincre que cette manière d’exprimer son indignation était inconvenante pour un juge. Maintenant, à la vue de Gagarine, homme grisonnant au grand nez et à la barbe touffue, qui ressemblait à un bon loup, je me rappelais la conclusion de ma tante Kouchina, son alliée. Alors, si le criminel est un noble, on n’a pas le droit de le tutoyer, même sous la potence!


Karakozov allait être jugé le premier du groupe. Je me mis aussitôt à côté de lui. Quatre soldats nous encadraient, sabre au clair. De sa main fine et osseuse, l’accusé tiraillait sa moustache. Il semblait embarrassé, ne sachant où aller ni sur quoi s’asseoir.


– Approchez, Karakozov! dit le prince d’une voix tremblante d’émotion: brave homme au fond, il lui coûtait de rendre une sentence de mort.


On avait amené comme témoin Ossip Komissarov, le sauveur présumé, dont la moitié de la ville disait que c’était un fantoche du comte Totleben. Mais ce chapelier ivrogne, qui s’était trouvé par hasard le plus près de la grille, devait symboliser la main du peuple protégeant le tsar. Le symbole s’était changé en idole. Personne ne croyait à la fable du sauvetage, mais après la déposition de l’individu, le président du tribunal se leva, les autres l’imitèrent, et le prince Gagarine lui déclara:


– Ossip Ivanovitch, recevez la gratitude de toute la Russie!


Karakozov tressaillit. Il promena sur les visages un regard désolé; un pâle sourire effleura ses lèvres lorsqu’il rencontra les yeux ahuris de Komissarov qui, le torse bombé et les mains sur la couture du pantalon, comme une ordonnance posant chez le photographe, plissait son front bas dans un effort de réflexion, essayant de comprendre pourquoi on le fêtait de nouveau.


J’ignore si j’ai vu tout cela moi-même, ou si je l’ai entendu raconter, ou si je viens de le lire dans les livres que m’a apportés Ivan Potapytch…


Ma raison se brouille, car je suis inaccoutumé à la nouvelle façon de penser et de sentir. Tout ce qui est émouvant me fait la même impression, que je l’aie lu, entendu ou vu.


Sur la table des pièces à conviction, il y avait les pistolets de Karakozov, une cassette et le poison que, dans son saisissement, il n’avait pas eu le temps d’avaler aussitôt après l’attentat.


Ses yeux étaient rivés à la table. En une seconde, le poison absorbé eût mis fin à l’horrible attente de la peine capitale. Ses yeux paraissaient décolorés. Une lutte atroce alluma son regard lourd, puis la flamme mourut. Prunelles d’un bleu terne, épuisées d’insomnie… Battement précipité des paupières rouges…, Karakozov renonçait au suicide et acceptait l’exécution.


Au bout d’une minute, le comte Panine, après s’être concerté tout bas avec son voisin, enleva prestement le poison et les armes.


En voilà assez pour aujourd’hui. Le violent combat intérieur de Karakozov m’a brisé, comme si on m’avait fait passer par le cœur un courant électrique à haute tension. Le coeur a succombé, mais je reste en vie.


Quelle force, quelle foi dans sa cause devaient donc soutenir cet homme qui, à deux reprises, devant la perspective de tortures morales inouïes et d’une exécution différée d’un mois à l’autre, résista à la tentation d’une mort immédiate!

Chapitre V Les tambours

Je ne quittais plus le lit depuis quelques jours: on ne saurait vaincre impunément l’espace par la volonté. Ce brave Ivan Potapytch grognait en me donnant le meilleur morceau:


– Vieux comme tu es, reste couché, nous n’en serons que, plus tranquilles. Et si, avec ça, tu apprends à tricoter, ce sera très bien. Ce n’est pas sorcier pour qui a de l’instruction; je vais t’apporter du coton et des aiguilles, les petites te montreront comment il faut faire.


Me voilà au lit. Je me repose. Mes pensées vont de nouveau en ligne droite. Ma mémoire est excellente. Non, cette nuit, je n’irai pas chez Mikhaïl. J’évoquerai normalement ce que j’ai vu en ce terrible jour.


C’était à la fin d’août 1866. On s’extasiait au salon de ma tante sur la délicatesse du tsar qui avait fait connaître son désir par Chouvalov: si l’exécution de Karakozov n’avait pas lieu avant le 26 août, jour du sacre, il lui déplairait qu’on la fît entre le 26 et 30, jour d’Alexandre Nevski et fête patronymique du tsar.


Cet ordre de l’empereur soucieux de ne pas assombrir les jours solennels, dénotait, de l’avis général, un cœur d’or, sensible au destin du pire des scélérats. Je me souviens du «mot» lâché à cette occasion par le comte Panine:


– J’estime, pour ma part, qu’il faudrait en exécuter deux plutôt qu’un et trois plutôt que deux. Mais… faute de mieux, qu’on se réjouisse de la pendaison du meneur.


Il y avait cependant des salons de nuances libérales où la clémence du tsar n’était pas appréciée, tandis qu’on s’attendrissait sur la bonté de Gagarine qui, étranglé par les larmes, avait eu de la peine à terminer la lecture de la sentence. L’inculpé, avait-il ajouté, pouvait adresser au tsar un recours en grâce.


Ce fut l’avocat Ostriakov qui se chargea de le rédiger en termes laconiques et vigoureux. Karakozov, devenu presque inconscient, signa.


Le tsar répondit par un refus.


– Mais avec quelle délicatesse! s’exclamaient les dames.


Quant au petit vieillard de style européen, il enfreignit son horaire méticuleux pour accourir chez ma tante de bon matin, comme un jeune homme, et lui répéter mot à mot les paroles de Zamiatine, ministre de la Justice qui avait rapporté au tsar la demande de Karakozov dans le wagon de chemin de fer, en l’accompagnant de Pétersbourg à Tsarskoïé Sélo.


– Sa Majesté, disait le ministre au petit vieux, a répliqué avec une expression angélique: «Comme chrétien, j’ai pardonné depuis longtemps au criminel, mais je ne me juge pas en droit de lui pardonner en tant que souverain.»


Gagarine, le bon vieillard, transmit cette décision irrévocable à Karakozov quelques jours avant l’exécution, pour lui laisser le temps de songer à son âme.


Informé de la chose, je retirai ma demande d’admission à l’académie et sollicitai l’affectation à un détachement envoyé contre les montagnards insoumis.


Les volontaires étant peu nombreux, mon enrôlement ne souleva point d’objections. J’en ressentis un étrange apaisement, comme si j’avais trouvé ma vraie place. Le même jour, je lus dans le journal que Karakozov serait exécuté en public au Champ de Smolensk, à sept heures du matin.


C’était le surlendemain.


Le 2 septembre, l’annonce de l’exécution était affichée à tous les carrefours. Je savais que j’irai. C’était plus fort que moi. Mais ne pouvant rester seul jusqu’à l’aube, je m’en allai jouer au billard. Mon étudiant m’avait devancé. Comme les jours précédents, on ne discutait que du procès.


Un robin à la bouche en tirelire démontrait, avec une lenteur assommante, qu’il eût été juste d’infliger le même châtiment à Khoudiakov, l’idéologue des conjurés, et à Ichoutine, l’instigateur. Dans les hautes sphères, disait-il, on désapprouvait la mollesse du tribunal, et le tsar irrité avait déclaré à Gagarine:


– Vous n’avez rien laissé à ma miséricorde!


Pour Ichoutine, il commua, du reste, la peine de mort en travaux forcés à perpétuité, après lecture de l’arrêt sous la potence, le linceul sur les épaules.


L’étudiant raconta qu’au cours de théologie le père Palissadov était demeuré longtemps pensif, puis, secouant sa chevelure, avait proféré avec un courroux paternel:


– Si ce n’est pas malheureux: on s’évertue à vous inculquer les vérités chrétiennes, et après ça on est obligé de vous pendre…


Mais ces propos se tenaient le soir, alors que de longues heures nous séparaient du drame qui se jouerait à l’aube, au Champ de Smolensk. Le soir, dans le bien-être de la salle éclairée, aux cris joyeux de «double-bande!», le mot de «peine de mort» pourtant prononcé sur le même ton que les autres, semblait monstrueux et répugnait au sentiment.


Mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, et quelqu’un dit:


– En route, messieurs, il faut occuper les meilleures places.


Je tressaillis, comprenant soudain qu’il fallait se mettre en route vers le Champ de Smolensk où allait se produire ce qui était imprimé en noir sur blanc à tous les coins de rues:


«L’exécution de la sentence de la Cour Suprême, concernant le criminel d’État Dimitri Karakozov, est fixée au samedi 3 septembre à St-Pétersbourg, Champ de Smolensk, 7 heures du matin».


Ils se réuniront chez le ministre de la Justice, dit le robin à la bouche en tirelire.


– Qui ça, ils? demanda l’étudiant.


– Les chefs de départements, les généraux, les membres de la commission judiciaire, les fonctionnaires du Sénat. Et comme s’il savourait le spectacle de la brillante assemblée, il ajouta: Tous chamarrés d’or.


Je sortis de la salle de billard et me dirigeai seul vers le Champ de Smolensk.


Le jour n’était pas levé, mais déjà les concierges balayaient les rues. Il faisait bon marcher sur les trottoirs déserts et les pavés que n’ébranlaient point les roues des fiacres. On avait, semblait-il, évacué par la voûte bleue du firmament l’air vicié de la veille, et amené de l’air frais. Un émoi contenu se dégageait du ciel d’automne sans brume. Le soleil était sur le point d’apparaître.


Je me souvins tout à coup du petit coq d’argile. Oui, le voilà, dans ma poche. C’est donc vrai! «Si le lever du soleil est net, me dis-je, et que la journée s’annonce belle, il y a de l’espoir.»


Des cuisinières se montraient aux portes, un panier au bras, sous de grands fichus qui épaississaient leurs silhouettes.


Le soleil se leva, éclatant, sans le moindre nuage. Mais en apercevant une plaque de policier, tout aussi éclatante, astiquée à la mie de pain, comme pour les grandes occasions, je réalisai qu’il n’y avait plus d’espoir, que rien n’y ferait: ni le balayage matinal, ni les cuisinières aux paniers, ni le coq d’argile…


L’exécution aura lieu.


Les rues s’étaient subitement remplies. Dans l’île Vassilievski, le flot compact avait envahi chaussée et trottoirs. C’est à peine si la police parvenait à ménager, par ses cris, un passage au milieu. Le vernis noir des carrosses miroitait. Des officiers, des dignitaires civils défilaient devant moi, sanglés, empanachés. À la vue d’un équipage, la foule se crut en retard et galopa. La frayeur, la curiosité altéraient les visages. Je tournai le coin et m’engageai par des ruelles silencieuses. Ce raccourci me permit de gagner le Champ de Smolensk en même temps que les voitures, qui s’arrêtèrent subitement. Une maisonnette était préparée pour la commission exécutive. Tous descendirent pour y attendre la venue du condamné. Quelques-uns causaient en mettant pied à terre, mais personne ne souriait, tous étaient pâles. Deux filles de joie, pressées de voir le supplice, me coudoyaient. Elles parlaient de leurs affaires. La plus âgée chapitrait sa compagne:


– T’as bien nocé avec Vassia, puis avec Sidor. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Klim, pour t’enjôler? Tu parles d’un béguin! Lui ou un autre, c’est du pareil au même.


– Que non, dit la plus jeune dont les cheveux s’échappaient en mèches soyeuses de sous le fichu et dont les yeux hagards me rappelèrent ceux de Véra. J’ai nocé à droite et à gauche, mais Klim, c’est mon destin. Lui seul a besoin de moi. J’ai donc à répondre de lui.


– J’ai à répondre de lui, répétai-je, furieux, en songeant au coq d’argile que je devais remettre à Véra.


Lorsque Trépov, le chef de la police, fut passé, fonctionnaires militaires et civils sortirent de la maisonnette et remontèrent en voiture pour le suivre.


Sur la place, près du carré de troupes, ils gravirent les marches d’une estrade peinte en noir. Regardant du côté opposé, j’aperçus ce que je m’attendais à y voir, ce que je m’étais nettement représenté: la potence. Mais je ne m’en rendais pas bien compte.


Certes, si on m’eût demandé où elle était, j’aurais désigné ces deux montants réunis par une traverse. Mais je ne le sentais pas, sans doute parce que j’étais beaucoup plus épouvanté par l’échafaud, fraîchement peint en noir, comme le reste. Tel un réservoir de sang inhumain, il luisait sinistrement au soleil levant. Et c’est là que se passa la scène la plus horrible.


– Ça s’appelle un échafaud, dit un lycéen à son camarade, le doigt pointé.


Il se peut que la charrette infamante était arrivée sans bruit, je ne saurais le dire. Mes tempes battaient à coups précipités. Je croyais, moi, que c’était le roulement de cette hideuse guimbarde traînée par une paire de chevaux, avec une haute banquette où quelqu’un était enchaîné, le dos tourné à l’attelage.


Je ne reconnus pas Karakozov. Ce n’était plus lui d’ailleurs. Ce n’était pas l’homme qui avait fièrement jeté au tsar, dans sa dernière lettre, qu’il «aurait donné cent vies pour le bonheur du peuple», ni l’être charmant, aux beaux yeux juvéniles, qui m’avait chargé de transmettre, en guise de salut suprême, ce jouet de son enfance à celle qu’il aimait peut-être.


Là, sur cette horrible guimbarde, je voyais une face livide, aux yeux blancs inanimés.


À la vue de la potence, il eut un haut le corps. Puis il resta pétrifié. Tel le crucifié de Rembrandt, son corps s’affaissa, inerte, lorsque les bourreaux le délièrent de la charrette pour lui faire monter l’escalier et le mettre contre le pilori dressé au fond de l’échafaud.


– Le poteau d’infamie, remarqua un homme en pèlerine de concierge, et un collègue lui répondit:


– Pour une infamie, c’en est une! Les exécutions, ça doit toujours être ignominieux.


Un policier à cheval se tenait près de l’échafaud; en face, il y avait un groupe d’Américains de l’escadre en visite à Cronstadt. Je me rapprochai du chef de la police et l’entendis qui disait au greffier:


– Il vous faut grimper là-haut pour lire l’arrêt. Que le peuple sache notre respect des lois.


Le greffier obéit, tiré à quatre épingles, son chapeau à plumet sous le bras, un papier à la main. Il s’avança vers la rampe, aussi livide que le condamné. Le papier tremblait entre ses doigts.


«Par ordre de Sa Majesté Impériale…»


Quel abominable frisson me prit au roulement des tambours! J’en étais tout secoué, pendant que les troupes présentaient les armes. La foule se découvrit. Les tambours s’étaient tus, mais je frissonnais toujours et n’avais pas compris un mot de la lecture du greffier qui était revenu sur l’estrade des ministres et de la commission.


L’archiprêtre Palissadov avait rejoint Karakozov sur l’échafaud.


Au bout de ses bras tendus dans un geste de défense ou d’attaque, il brandissait une croix d’or qui flamboyait au soleil. Il était muni de tous ses attributs.


On n’entendait pas ses paroles. Ayant appuyé la croix sur les lèvres violettes du condamné, il fit volte-face et redescendit.


Les bourreaux montèrent. À deux, ils levèrent un linceul au-dessus du visage figé, qui ne donnait plus signe de vie. Ne sachant pas s’y prendre, ils lui mirent d’abord la cagoule sur la tête.


À ce moment le soleil s’éteignit pour le condamné, et peut-être mourut-il lui-même.


Rien n’est plus terrible, je suppose, que l’instant où la conscience encore vivante perçoit la mort.


Mais là-dessus il se produisit une chose qui surpassa en cruauté tous les crimes et tous les châtiments. On effaça pour une seconde la sensation de la mort pour replonger aussitôt le malheureux dans une nouvelle agonie.


À un signe du policier les bourreaux maladroits firent ce qu’on fait seulement aux graciés: ils ôtèrent le linceul.


Le soleil éclaira le visage de la victime. Ses yeux, subitement ranimés, prirent un éclat indicible. La bouche tendre, soudain colorée, tressaillit. Quel qu’il fût, il n’avait que vingt-quatre ans, il tenait à la vie. Et à cet instant, il se crut sauvé.


Mais les bourreaux se hâtèrent de lui fourrer les bras dans les larges manches solidement nouées par derrière, et ils remirent le linceul.


Prenant par les coudes cette grande poupée blanche, sans figure, ils lui firent lentement descendre l’escalier; parvenus à la potence, ils posèrent le condamné sur un escabeau, délicatement, tel un vase précieux.


Celui dont les yeux avaient rayonné et la bouche avait tressailli d’une joie humaine, enfantine, piétinait sur place comme un automate.


On lui passa la corde au cou, les bourreaux repoussèrent du pied l’escabeau.


Les tambours battirent…


Ils battent, ils battent… Ivan Potapytch, faites taire ce ran-tan-plan!

Chapitre VI Un tas de galettes

J’écris après une longue interruption. Ivan Potapytch m’a fait rester couché huit jours, et la semaine suivante il m’a forcé à tricoter. Quand je me rebiffais, il menaçait de me conduire à la maison d’aliénés. Or, je ne dois pas retrouver avant terme Vroubel-le-Noir. Mais cela viendra…


Je préfère ne pas me relire, de crainte de biffer autre chose qu’il ne faut. Car je ne sais plus ce qui est clair pour tout le monde et ce qui l’est pour moi seul. Que le camarade Pétia se charge de corriger le texte pour la copie. C’est un excellent jeune homme, natif de notre province, un ami de Goretski.


Voici ce qui m’est arrivé il y a quinze jours: comme j’écrivais, les tambours se sont mis à battre. Leur odieux roulement m’était si intolérable que je poussai des cris, après quoi le policier à cheval m’ordonna d’avaler un tambour. Il fit un geste, les soldats épaulèrent, j’eus peur et j’obéis. Je ne pouvais me défendre, ayant les bras immobilisés par les longues manches nouées dans le dos. Mais le tambour avalé continuait à battre dans mes entrailles. M’étant bouché les oreilles avec de l’ouate arrachée à la pelisse d’Ivan Potapytch je me blottis sous le lit et me retranchai derrière des sacs de farine. Mon hôte amasse des provisions à tout hasard, comme en 1918. Je me crus à l’abri des persécutions du policier et m’endormis dans ma cachette. Ivan Potapytch, affolé, me chercha jusque tard dans la nuit, supposant que j’étais sorti sans mes vêtements, qu’il tient sous clef. Et le lendemain, quand les petites, en faisant la chambre, crièrent à la vue de mes pieds qui dépassaient, je refusai de me montrer, toujours en proie à ma terreur stupide.


Ivan Potapytch alla chercher Goretski, dont le joyeux bavardage dissipa mon cauchemar et me rendit à la réalité. Je quittai ma retraite et avouai l’histoire du tambour, en m’excusant poliment. Mais Ivan Potapytch, inexorable, voulait me remettre aussitôt chez Vroubel-le-Noir, dans l’idée ridicule que d’ici peu je commencerais à mordre.


Grâce à l’intercession du camarade Pétia, jeune ami de Goretski, Ivan Potapytch m’accorda un dernier sursis. Il consentit à me garder jusqu’aux fêtes d’Octobre, mais seulement au lit, en me confisquant habits et chaussures. Il ne se doute pas que ce délai, c’est moi qui le lui ai suggéré. C’est aux fêtes d’Octobre que je dois retrouver Vroubel-le-Noir pour tenter notre première expérience.


LA GRANDE EXPÉRIENCE

Ivan Potapytch est bien aise de se débarrasser de moi, car à cette époque, lui et les fillettes ont fort à faire.


Je me couchai docilement et laissai enfermer mes chaussures dans le coffre. Mais il me donna du papier, une plume et de l’encre, en disant comme toujours: «Je suis bien plus tranquille quand tu écris.»


Goretski s’est assis sur le coffre. En pleine lumière, sa décrépitude est manifeste. Mais à présent il s’habille proprement, il bombe de nouveau le torse et se rase le menton, comme sous Alexandre II. J’avais déjà vu chez lui le camarade Pétia, qui prenait des leçons de français et d’allemand: il s’était attaché au vieillard et lui disait «grand-père». Quant au vieux, il appelait le gars «Pétia Rostov de la Commune», ou «Pétia Touloupov-Rostov». Il ressemblait à un porte-étendard et montait très bien à cheval. Communiste à dix-neuf ans, il était comme une pièce moulée dans un alliage parfait, sans défauts, sans fissures. Moi, il me plaît beaucoup, car dans notre jeunesse nous étions tout pareils, quoique à notre manière. Je lui dis:


– Camarade Pétia, je vous prie instamment de revenir dans deux semaines, à la veille des fêtes d’Octobre. Je vous remettrai mon manuscrit qui relate le passé et le présent; censurez-le et faites publier ce qui est admissible.


– Des mémoires? répliqua Pétia. Soit. Mais si l’orientation est antimarxiste, ça ne passera pas, je vous préviens…


– Son orientation est purement militaire, intervint Goretski. Il est comme moi, il accepte. Du moment qu’il y a de la discipline, ça va bien. Hier Pétia m’a fait visiter les écuries. Quelle propreté, mon cher! Des demi-sang du haras Falzfein logés dans des stalles aussi belles que des salons.


Il se baisa le bout des doigts, comme il le faisait jadis en parlant d’une jeune ballerine en vogue.


– Corsaire a vraiment de la race, dit Pétia. C’est peut-être un pur-sang.


Goretski, effaré, agita les mains:


– Pour une bête de Falzfein, on ne doit se fier qu’au pedigree. S’il était de chez Arapov, ce serait différent, mais chez Falzfein les qualités seules ne comptent pas.


Il se mit à vociférer au point que je me bouchai les oreilles, craignant d’entendre de nouveau les tambours. Mais il se ressaisit.


– Toi, mon ami, me dit-il, tu as besoin de repos. Lève-toi vite et viens prendre le thé chez nous. Moi, j’en suis à ma dernière visite, j’ai les jambes enflées, tu m’enterreras bientôt!


– Tu vivras cent ans, grand-père, dit Pétia.


– Figure-toi, mon cher, que Pétia s’afflige de ma position sociale; j’ai beau lui répéter que je suis mon propre maître et dispensé de toute paperasserie! C’est qu’il est un peu écrivain, Pétia. Il a déjà ébauché à mon intention un nécrologue fort spirituel. Moi, je n’ai plus qu’un souhait: finir mes jours à cette place et être mis en bière. Et ma dernière volonté… mon ami, j’en appelle à toi!


– Ne le fatiguez donc pas, intervint Ivan Potapytch, mais en voyant la mine surexcitée de Goretski, il eut un geste découragé: Vous êtes une paire de gosses!


Goretski s’assit sur mon lit et pleura:


– Mon ami, Pétia me refuse un service.


– Là, là, grand-père, fit le gars.


– Patience, mon bon ami, je m’explique. Ma dernière volonté, la voici: au lieu de la bandelette blanche qu’on met au front des morts, j’en voudrais une en papier rouge; c’est si simple à coller, nous le faisions quand nous étions enfants. La gomme arabique prend très bien… Surtout que la qualité du papier n’importe guère, cela pourrait même être du papier de soie. La couleur seule importe: la pourpre de la révolution! Mais la messe devra être dite par un prêtre orthodoxe, le vénérable frère Evguéni.


Goretski avait bondi sur le coffre. Il délirait ou était devenu fou.


– Cher vieux, continua-t-il, je ne suis pas sûr d’avoir assez cru en Dieu, mais j’ai observé fidèlement les jeûnes. Je ne goûtais jamais à une pomme avant la fête du Sauveur. Le dimanche d’Oculi je faisais maigre et me gardais d’avaler une goutte de spiritueux. Mais avant tout, j’étais ce que je suis encore: un militaire. Or, voici qu’il m’est aussi pénible d’aller à l’église que de fréquenter un ami battu.


– Mais que vient faire là la couronne rouge? demanda le camarade Pétia.


– Ce qu’elle vient faire? rougit Goretski. N’ai-je pas bûché pendant neuf ans le catéchisme de Philarète? N’est-ce pas moi qui me suis efforcé durant un demi-siècle de sentir comme il fallait? J’ai peut-être refoulé l’activité de mon cerveau pour me rattacher par chaque goutte de mon sang à notre petite église de campagne. On ne partait jamais à l’attaque sans la bénédiction de l’eau… même ivre, on n’allait pas se faire crever la peau pour des prunes! Kérenski, lui, n’a pas su répondre aux soldats pourquoi ils devaient marcher à la mort sans jamais voir cette «terre et liberté». Il se bornait à taper du pied. Oui, mais nous, à part la gloire, nous avions la promesse d’une «couronne», et pour verser le sang – la bénédiction des archiprêtres. En ce qui concerne l’Église, nous savions que «les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle». Tandis qu’à présent, que voulez-vous que je devienne? La forteresse est dynamitée, le pope s’est coupé les cheveux. Elles sont à l’eau, mes croyances, mes affections d’un demi-siècle! Eh bien, que la Raison Suprême concilie ces choses, car moi je ne le puis! J’en suis à ne plus savoir qui a pris l’aoul de Guilkho: moi ou Voïnoranski? C’est pourquoi je veux passer dans l’autre monde avec une bandelette de pourpre… Na!


Goretski, tel un roi Lear manqué, sortit de la pièce, la mine altière.


Sa face rougeaude reparut soudain à la porte. Il cria, hors de lui:


– Pendant un demi-siècle je partais du pied droit, et voilà que je pars du gauche. Or, je suis au bout du rouleau. Au rancart, vieille barbe! Mais sans dégonflage, le pied gauche levé!


Il agita le pied, chanta comme un coq, à la joie des gamines, et disparut.


– Attends une minute, grand-père, cria le camarade Pétia, et s’approchant de moi, il me dit: Vos mémoires, je les prendrai, soyez tranquille.


Depuis l’histoire du tambour avalé, je n’ai plus guère confiance en moi. Pourvu qu’il ne m’arrive avant terme ce que Vroubel-le-Noir et moi avons fixé pour les fêtes d’Octobre. Je n’ai que deux semaines à ma disposition, il faut me dépêcher de noter l’essentiel au sujet de Mikhaïl.


Continuons: je rappelle qu’en ce jour de septembre, entre le magnifique lever de soleil et le lugubre voyage de la charrette qui emmena dans un cercueil noir le corps de Karakozov resté pendu toute la journée, j’eus pour la première fois dans les oreilles cet horrible roulement de tambour. Pour l’étouffer, je me soûlai toute une semaine, à défaut d’autre stupéfiant. Revenu à moi, je me rendis vers un hôtel superbe. Me sentant une force extraordinaire, je ne craignais plus rien, et j’étais sûr de soumettre n’importe qui à ma volonté.


Oui, même le chef de la gendarmerie.


Si je l’avais choisi, ce n’était pas pour servir mon ami, mais parce qu’il était en granit. Or, j’étais d’humeur à briser un roc. Quant aux sentiments d’amitié et autres, je les avais oubliés. J’étais pétrifié moi-même.


Comme j’allais m’informer auprès du domestique sur les heures de réception de son maître, le comte Chouvalov en personne parut sous le porche.


«Le destin», pensai-je, et mon audace s’en accrut.


– Comte, j’ai à vous parler en secret, lui lançai-je d’un ton impérieux.


Sa figure immobile se figea encore plus, et m’invitant du geste à entrer, il dit sans hâte:


– Je sortais pour une affaire personnelle, mais elle attendra. Je suis à vous.


Nous pénétrâmes dans le vestibule. Les choses se répètent parfois d’une manière détestable: le comte me conduisit dans la pièce où s’était déroulé notre mémorable entretien. Toujours le même décor: les caisses remplies de vaisselle, la cloche à fromage sur l’appui de la fenêtre. Je me demandai malgré moi s’il n’y avait pas de mouche bleue dessous. Non, pas de mouche. Il me vint à l’idée que ce débarras était aménagé là intentionnellement. Je regardai Chouvalov et m’étonnai de le voir si vieilli. Ce n’était plus un Apollon de marbre, mais une idole de pierre usée par le temps. Il avait achevé de perdre ce que nous appelons l’âme, cette vie intérieure qui illumine les traits. Ce n’était plus qu’un mécanisme.


– Qu’avez-vous donc à me communiquer? s’enquit-il, debout, en m’offrant un siège.


Mais ni son air distant, ni la froideur de son accueil, résultat d’un grand pouvoir, n’étaient pour me troubler. J’entendais de nouveau l’horrible roulement de tambours et, afin de le couvrir, je dis avec l’énergie du désespoir:


– Je vous demande d’accorder à Mikhaïl Beidéman la possibilité d’être interrogé par l’empereur.


– Vous êtes souffrant, dit Chouvalov, abasourdi par l’insolence de mon intonation. Nous avons pour ce prisonnier, une consigne irrévocable: l’ignorance absolue.


– Mais vous, comte, vous devez bien savoir qu’il est au seuil de la folie et que le procès des complices de l’attentat a démenti sa participation à un complot quelconque. Il s’est calomnié; vous-même, vous le supposiez fou. Ne pourrait-on pas le vérifier, après six longues années?


Un sentiment – non, une réflexion – parcourut le visage impassible de Chouvalov. Ses yeux, attentifs et perçants comme ceux d’un stratège avant une manœuvre complexe, me jetèrent un regard fin:


– Je ferai mon possible.


Mais se ravisant aussitôt, en formaliste exemplaire, il ajouta:


– À condition, bien sûr, que ce détenu politique figure sur les listes. Soyez dans une semaine chez votre tante la comtesse Kouchina; je vous donnerai la réponse.


Je m’inclinai, et nous sortîmes ensemble.


Je n’étais toujours pas dans mon assiette et je bus toute la semaine. Le dimanche, je me rendis chez ma tante.


Comme j’entrais au salon, le petit vieux de style européen annonça tout haut que le comte Chouvalov allait apporter une lettre fort intéressante du prêtre Palissadov, sur les derniers instants de Karakozov.


– Cette confidence n’est que le fruit d’un malentendu. Vous savez ce qui s’est passé sur le lieu de l’exécution? intervint le sénateur, tourné vers ma tante. Le comte a demandé à Palissadov si le repentir du criminel avait été sincère, et l’autre a répondu avec une dignité qui ne lui est pas habituelle: «C’est mon secret de confesseur!» Mais hélas! Sa dignité de prêtre mondain l’a abandonné dès qu’il a su sa méprise: il avait cru parler à un simple mortel. Effaré, il s’est empressé d’envoyer au comte un message fleuri, que vous aurez le plaisir d’entendre tout à l’heure.


– Comme tu es fielleux aujourd’hui, dit ma tante. J’avoue, d’ailleurs, que Palissadov ne me plaît guère non plus: il est indécent pour un pope russe de jouer au Français. Mais tant pis, ses sermons sont si éloquents! Explique-nous plutôt ce qu’il a, le comte: on dirait une statue.


Le petit vieux slavophile, qui était à couteaux tirés avec le vieillard européen, se hâta de remarquer:


– J’ai observé, comtesse, que tous les Russes qui ont l’Europe pour idéal et qui méprisent le caractère désordonné de leur race, ont la manie de marquer dans un calepin leur emploi du temps, jour par jour, à une demi-heure près. Le désordre s’en va, bien sûr, mais en même temps l’homme s’étiole.


– Alors, répliqua ma tante, mon jardinier Tichka a raison de dire: «Une baie qui a mûri trop tôt est vite gâtée.»


– Le comte Chouvalov s’est gâté… plaisantait-on.


Mais les moqueries se changèrent en aimables sourires, dès que le laquais eut annoncé le comte, qui entra, imposant et superbe comme toujours.


Ni sa poignée de main, ni le regard hautain dont il m’effleura, ne révélaient sa pensée. À voir le geste élégant dont il prit, pour s’essuyer la moustache, son mouchoir immaculé qui répandait un parfum assez fort mais aristocratique, je crus même qu’il avait oublié notre conversation et ne me distinguait pas du mobilier.


Sollicité par l’assistance, il se mit à lire la lettre de Palissadov.


Le message suait la platitude et la plus odieuse bigoterie. Mais ces messieurs et dames, le cou tendu, écoutaient si avidement les péroraisons sur l’agonie du supplicié, que je fus pris de dégoût. Je ne voyais plus les visages. C’étaient des galettes plates, avec ou sans moustaches, dépourvues d’yeux et d’expression…


Et maintenant que j’évoque l’homme aux yeux gris bleu et que j’entends sa voix extraordinaire là-bas, près du Jardin Été:


«Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait…»


Quand je songe à la populace des rues courant voir l’exécution et à la populace des salons, avide de détails piquants sur les dernières minutes du condamné… J’ai tellement peur!


Je n’en peux plus, je vais plonger sous le lit…


Deux heures derrière les sacs. Cela s’est bien passé. Ivan Potapytch et les fillettes sont absents. Je me suis remis sagement au lit avant leur retour. Dans la pénombre, derrière les sacs, je me sentais léger, comme si je filais vers une autre planète. Si seulement je disais ce que je vois et entends, les yeux fermés!


Non, je n’en dirai rien: cela nuirait au fonctionnement de l’État, car tout citoyen, au lieu de faire son devoir, s’exercerait à bondir dans l’espace.


Mais ce jour-là, chez ma tante, je tenais encore à l’opinion du monde: le torse bombé, l’air assez respectueux, je me rapprochai de la porte afin d’aborder le comte à la sortie et de l’interroger sur notre affaire. Chouvalov, qui devait lire sa lettre dans deux autres maisons, était très pressé. Déjà il baisait la main aux dames; sans me regarder, il lâcha en passant:


– La demande ne peut être agréée, il ne figure pas sur les listes.


Je regardai en silence son dos félin qui ondulait gracieusement dans les saluts, et je pensai: «Le chef de la gendarmerie a menti!»


Je m’en allai sans prendre congé. À qui aurais-je serré la main? À des galettes moustachues ou encadrées de cheveux en boucles? Je rentrais chez moi pour me brûler la cervelle. Cela me paraissait tout simple, indispensable. Une seule chose m’embarrassait: à qui confier le coq d’argile pour Véra? Qui donc avait un visage et non une galette? Existait-il quelqu’un qui fût digne du nom d’homme?


Véra m’apparut soudain, telle que je l’avais vue sur le perron du château de Lagoutine. Un éclair dans les yeux, le feu aux joues, elle disait de nouveau:


– Vous ne ferez pas cela, mon père!


Mikhaïl avait un visage, et l’autre aussi… l’homme aux yeux gris bleu. Livide, exposé au pilori, sur l’échafaud noir, c’était néanmoins un visage.


J’avais retenu celui de Dostoïevski, extraordinaire, unique. Si j’avais su où il habitait, je serais allé le trouver. Avant de quitter ce monde, je devais contempler un visage humain. Car chez moi, dans la glace, je ne voyais également qu’une galette. Mais j’ignorais l’adresse de l’écrivain.


Tout à coup, une autre adresse surgit devant moi, très nette, en noir sur blanc, comme l’annonce de l’exécution. «17e avenue, n°…» et je perçus la voix de Iakov Stépanytch, le jeune vieillard aux cheveux d’argent et au teint rose:


– Le moment venu, viens me trouver!


J’y allai sans hésitation.

Chapitre VII Une adresse

Oui, le chef de la gendarmerie avait menti… Mais j’ai toujours plus de peine à écrire. Les fêtes d’Octobre approchent, et mon corps devient de plus en plus léger. Je suis sûr maintenant de m’envoler au premier signe de Vroubel-le-Noir, même sans l’entraînement que m’a interdit Ivan Potapytch. Oui, c’est dans deux semaines que nous nous réunissons pour la «grande expérience».


Le camarade Pétia Rostov-Touloupov est revenu l’autre jour sans Goretski, prendre mes mémoires. Je lui ai dit de monter à l’échelle pour atteindre le manuscrit que j’avais mis là-haut, à l’abri des souris. Je remis à Pétia tout le texte, en lui faisant promettre qu’il repasserait encore à la veille du 25, sans faute, pour emporter le dernier chapitre…


Je ne peux plus écrire d’une façon cohérente, mes pensées vont par saccades, tel un troupeau de moutons qui se disperse dans les montagnes dès qu’il n’y a plus de berger. Oui, mes pensées n’ont plus de berger, elles s’engouffrent toutes à la fois dans ma tête. Or, mon papier tire à sa fin. Ivan Potapytch ne m’en donne plus. Depuis l’asile d’aliénés, il dit: «Gribouille sur les pages écrites, qu’est-ce que ça peut te faire!» Soit, je noterai seulement l’essentiel, sur moi et sur Mikhaïl.


Le chef de la gendarmerie a menti: le tsar avait vu le prisonnier.


Comment l’ai-je appris? Cela ressemble à un conte de fées, sans en être un. C’est Iakov Stépanytch qui me l’a raconté.



Ce fut lui qui m’ouvrit. La pièce était exiguë; je me souviens d’une carpette en chiffons multicolores, comme les Finnoises en font pour s’occuper l’hiver. Iakov Stépanytch me reconnut; loin de s’étonner, il semblait m’attendre:


– Asseyez-vous sur le canapé, le temps de congédier mes visiteurs; excusez-moi, il en vient toujours.


Il s’inclina, passa dans la pièce voisine, mais sans refermer la porte, aussi entendis-je la conversation. Une veilleuse clignotait dans le coin, devant une icône noircie. Je supposai que Iakov Stépanytch était vieux croyant.


– Le voilà qui s’est remis à boire, disait un vieillard avec des larmes dans la voix – sans doute s’agissait-il de son fils, – Je le tuerais, tellement il me dégoûte… J’aimerais mieux le tuer que ruminer ma colère.


– Confie le commerce à ta vieille et quitte la maison! Travaille, comme l’an passé. Porte des sacs, ça te calmera. C’est toi qui l’as engendré, et ce n’est pas en le supprimant que tu le corrigeras. Je pense souvent à lui. Quand il en aura assez, il reviendra me voir, il se rappellera mon adresse. Il est resté une année sans boire, maintenant il en restera deux. S’il flanche de nouveau, on le remettra sur la voie. Pas moyen de casser un faisceau de verges, mais chacune prise à part se brise facilement.


– Je te fais confiance, mon père, dit le vieillard exalté, en saluant bien bas Iakov Stépanytch. Je m’en vais travailler pour le salut de son âme, et je distribuerai tout mon salaire aux pauvres…


Le vieux sortit: grande taille, pardessus, barbiche blanche, l’air d’un modeste marchand. Il me salua et dit:


– Ne vous affligez pas, monsieur, vous aussi vous aurez un bon conseil de Iakov Stépanytch, notre père.


Iakov Stépanytch le reconduisit lui-même à la porte, poussa le verrou et revint en répétant d’un ton gai:


– Excusez-moi.


À présent il recevait une vieille.


– J’en pleure toutes les larmes de mon corps, je me traîne à ses pieds… elle ne m’écoute pas! gémissait-elle. Ça fait trois jours qu’elle reste assise sur le coffre, sans manger ni dormir; elle a des yeux fixes, larges comme des soucoupes, elle n’ouvre pas la bouche. Je parie qu’elle veut encore se pendre. J’ai laissé auprès d’elle son parrain et sa marraine, et je viens demander ton secours.


Elle tomba à genoux. Iakov Stépanytch cria d’une voix sévère en la relevant:


– Tu es indolente, ma bonne! Tu ne fais que pleurnicher, et tes larmes achèvent de la ramollir, comme une vapeur d’étuve. Celui qui n’a plus la force de vivre, il faut le ravigoter par la sévérité, par un courroux qui sente la dignité humaine et non par tes colères de bonne femme. Mais tu es sotte, la mère, il ne faut pas trop te demander! Amène-moi ta fille, de force s’il le faut, avec l’aide du parrain et de la marraine. Et si elle refuse, dis-lui que je viendrai, moi.


Ayant raccompagné la vieille pleine de gratitude, il poussa de nouveau le verrou et me dit, tel un médecin charitable:


– Par ici, je vous prie!


Mais je ne tenais plus à lui parler.


«Cet hypnotiseur de l’île Vassilievski doit me compter parmi sa clientèle. Où mettrai-je l’argent? Sur la table ou dans sa main?»


La seconde pièce, d’une propreté impeccable, était blanchie à la chaux, sans tapisserie. Un lit, deux chaises, le tout peint en blanc, mais aucune ressemblance avec une salle d’hôpital. Au-dessus de la table, une étagère chargée de livres. Je remarquai avec surprise la Vie de Jésus de Renan, en français.


Iakov Stépanytch s’en aperçut aussitôt.


– C’est Renan qui vous étonne? Un cadeau de Linou-tchenko. Il m’a traduit tout le livre, d’un bout à l’autre, et m’a laissé l’original en souvenir. Puisque vous allez demain à la closerie, saluez-le de ma part; c’est un homme vaillant.


Il me prit par la main et leva sur moi ses yeux limpides, un peu naïfs à première vue.


– Je n’ai pas l’intention d’aller à la closerie… Quelle idée! ripostai-je, luttant contre cette volonté qui s’imposait à moi.


– Mais si, vous irez… dit-il sérieusement, vous verrez bien que c’est nécessaire. J’ai pensé à vous toute la semaine. Mais je n’ai pas votre adresse, et puis il paraît que vous découchez depuis le jour de l’exécution.


– Vous êtes détective, ou quoi? éclatai-je.


– Oui, si l’on veut, repartit-il, le sourire aux lèvres. Pour aider les gens, on doit être renseigné. Mais venons-en à notre affaire. Elle est grave. J’ai pensé à vous jour et nuit, et voilà que la chance me favorise: vous vous êtes rappelé mon adresse…


– Seriez-vous sorcier? je tâchais de m’indigner du charlatanisme du vieillard, mais en mon for intérieur je croyais à toutes ses paroles.


– Il n’y a pas de sorcellerie, vous le savez aussi bien que moi, dit-il tranquillement. Mais il est des hommes doués d’une grande volonté. Les uns s’en servent pour le bien, les autres pour le mal. Dans les deux cas, à force d’exercer sa pensée, on parvient à des choses qui paraissent étonnantes mais ne sont au fond qu’une sorte de télégraphe. Aux Indes, tout fakir peut le faire… Chez nous aussi il y a des bonshommes comme ça. Moi, c’est mon grand-père qui me l’a appris. Mais il ne s’agit pas de moi. J’ai un secret à vous confier pour Linoutchenko. Impossible de le mettre par écrit… Bref, cet officier incarcéré au ravelin, celui dont avait parlé Piotr, votre ordonnance, je l’ai vu il y a quelques jours.


Iakov Stépanytch, la veilleuse et l’image sombre du Sauveur se voilèrent soudain de brume bleuâtre. Il y eut un remous, puis ce fut la nuit.


Exténué par l’insomnie et l’abus de l’alcool, je fus terrassé par le choc. Je repris connaissance sur le lit blanc de mon hôte, avec une compresse sur la tête. Cela sentait la sarriette et la menthe. Iakov Stépanytch s’affairait autour de moi avec une sollicitude de grand-maman.


– Pardonne-moi, mon petit, je t’ai assommé comme l’ours a fait de l’ermite! Vieux gaffeur, vieil imbécile que je suis! Mais toi, tu t’es rudement usé…


Revenu à moi, je me mis sur mon séant. Il me saisit les deux mains. Je ne me défendais plus, je me fiais à lui comme un enfant. Je savais maintenant qu’il ne dirait que la pure vérité.


– Ça va mieux? Prends cette potion et reste étendu, pendant que je raconterai. Retiens tout, mot à mot. Tu vas comprendre, tout à l’heure, que ce ne sont pas des choses à mettre par écrit.


Voilà ce que j’ai retenu.


Iakov Stépanytch, mandé par le comte Chouvalov la semaine passée, avait reçu, à une audience secrète, l’ordre de l’attendre vers une heure du matin devant la grille du Palais d’Hiver, près de la Néva. Ce n’était pas leur premier contact: quand le vieux était chauffeur du palais, sur la recommandation d’un compère, le comte l’avait apprécié; l’ayant vu à son domicile, il s’était assuré de sa discrétion et de sa vie retirée. Grâce à cette confiance qu’il inspirait au comte, Iakov Stépanytch, au dire de Linoutchenko, se rendait utile à beaucoup de gens.


Le vieillard fut au rendez-vous, bien avant l’heure. Soudain, il vit arriver le carrosse de Chouvalov. Le cocher le reconnut et, au signe convenu, le prit aussitôt sur son siège. La grille s’ouvrit silencieusement, la voiture s’arrêta en face du palais; il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte, des sentinelles montaient la garde dans la cour, deux gendarmes surgirent à la portière.


Le comte descendit, les gendarmes sortirent une forme humaine qu’on ne pouvait discerner dans l’obscurité: haute taille, des fers aux mains et aux pieds. L’homme refusait d’avancer. Les gendarmes l’empoignèrent aussitôt par les bras. Un troisième, venu à la rescousse, lui saisit les jambes. Dans un bruit de chaînes, ils le portèrent en un clin d’oeil jusqu’au tambour qui mène aux sous-sols; Iakov Stépanytch et le comte les suivirent. Les deux portes furent fermées à clef et verrouillées. On éclaira d’une grande lanterne l’escalier tournant qui donnait accès aux appartements privés de l’empereur Nicolas.


Dès que les gendarmes eurent fait franchir le seuil au prisonnier, le comte les mit en faction à la porte extérieure, revolver au poing. Ayant donné lui-même un tour de clef, il dit à Iakov Stépanytch de se tenir dans l’antichambre, près du buste en bronze du grand-duc Mikhaïl Pavlovitch, pour accourir au premier signal, si le détenu allait tomber en démence. – Iakov Stépanytch se rappelait bien qu’il avait dit: «Tomber en démence». – Puis Chouvalov tira son revolver de l’étui et, le tenant de la main gauche, ouvrit de la droite la porte de la chambre à coucher, en murmurant à quelqu’un qui était assis près de la fenêtre:


– Votre Majesté, nous voici!


Le comte prit par le coude le prisonnier qui, devenu subitement docile, traînait sur le tapis ses pieds chargés de fers, et l’entraîna à sa suite. Des bougies brûlaient sur le bureau, dans des candélabres de bronze. D’épais rideaux doubles pendaient aux fenêtres. Le tsar tournait le dos à celle qui regardait la Neva et l’Amirauté. Chouvalov plaça le prisonnier un peu à droite du tsar, que la lumière éclairait de face.


Malgré le meuble massif qui le séparait du prisonnier et les gardes du corps prêts à intervenir – Chouvalov, le revolver au poing, les deux gendarmes armés derrière la porte, Iakov Stépanytch muni d’une corde pour le cas où le prisonnier «tomberait en démence» – Alexandre II était pâle d’effroi. Cependant l’homme de grande taille, debout devant lui, n’aurait sûrement pas eu la force de l’attaquer, l’eût-il voulu. Ses bras pendaient, inertes. Les doigts grêles étaient pressés contre la capote de soldat, mise par-dessus la blouse de prisonnier, pour la sortie.


Il était d’une maigreur effrayante. Les pommettes saillaient sous la peau jaunâtre, morbide, où la barbe et les moustaches de jais paraissaient collées. Son visage exprimait une indicible souffrance. Une supplication se lisait dans les prunelles, larges et brillantes. Le front dégagé se plissait douloureusement, le cou était tendu, tout le corps atrocement crispé.


Il paraissait faire un pénible effort pour se rappeler quelque chose.


Le comte ne lui avait peut-être pas dit où on le menait, à moins que le prisonnier, prévenu de l’entrevue avec l’empereur, ne fût brisé par un excès d’émotion.


– Il n’a pas l’air de savoir où il est, dit le tsar à Chouvalov. Expliquez-le-lui.


Le comte s’approcha de l’homme enchaîné et lui parla en articulant avec soin, comme à un sourd ou à un étranger:


– Le tsar vous accorde une grâce inouïe en vous faisant venir au palais. J’espère que six ans de réclusion vous ont assagi, et que vous vous repentez des aberrations de votre jeunesse. En nommant ceux qui vous ont fourvoyé dans cette erreur funeste, vous adoucirez votre sort. Vous avez compris? C’est le tsar en personne qui est devant vous.


Le détenu se redressa, la tête haute, les yeux brûlant d’une flamme superbe…


Je me souviens qu’à ce moment Iakov Stépanytch me montra Jean-Baptiste sur la gravure d’Ivanov, pendue au mur. Mikhaïl, quand il était inspiré, lui ressemblait effectivement.


D’une voix rauque, saccadée, déshabituée à émettre des sons humains, il proféra:


– Imposteur!


Et levant son bras où la chaîne tintait, il cria encore plus fort, en faisant un pas vers le souverain:


– Imposteur! Il n’y a plus de tsar, j’ai payé de sa mort le bonheur du peuple! J’ai établi la constitution… Qu’on élargisse Tchernychevski! Ogarev et Herzen seront ministres. Qu’est-ce que tu attends, planté là comme une souche? lança-t-il à Chouvalov. Cours! Exécute mes ordres! Quant à cet imposteur…


Il se tourna vers le tsar qui avait blêmi. Subitement, il parut le reconnaître. Dans un accès de fureur qui le secoua tout entier, il leva les poings:


– Bourreau! Vive la Pologne! Vive la Russie libérée! Chouvalov lui ferma vivement la bouche et appela Iakov Stépanytch:


– Tiens-lui les mains!


Le vieillard accourut, mais il dut soutenir le corps affaissé du prisonnier, qui était à bout de forces.


– Votre Majesté, dit Chouvalov, vous voyez, il n’a plus sa raison. Ne vous plairait-il pas qu’on le transfère à la maison d’aliénés de Kazan? C’est assez loin d’ici et on peut l’y garder isolé.


Le tsar s’approcha en silence du martyr évanoui et le considéra longuement. Son visage livide frémissait de rage contenue. Puis il dit à Chouvalov avec un regard glacial:


– Qu’on le remette dans son cachot. Et il ajouta après une pause. Il faut faire un exemple.


Chouvalov introduisit les gendarmes. Ils emportèrent l’homme qui n’avait toujours pas repris connaissance. Iakov Stépanytch s’aperçut que ses mains, alourdies par les fers, pendaient comme celles d’un cadavre. Le nez aquilin, aminci, entre les joues creuses et la barbe hirsute pointait d’une manière effrayante.


Voilà ce que j’ai retenu mot à mot, pour la vie.

Chapitre VIII Le retour au pays

À part les cellules occupées, le cerveau humain comprend une multitude de cellules disponibles pour les sensations et les images nouvelles qui vont pénétrer dans le cerveau de l’individu; bref, c’est un magasin de cellules de réserve prêtes à recevoir les matériaux futurs…


«Et plus loin, d’après Meinert: la substance corticale du cerveau contient de 600 à 1 200 millions de cellules, cependant que le nombre de nos idées est nettement inférieur. En outre, l’homme dépense sa force dans la vie quotidienne, à acheminer les impulsions de la volonté par les voies conductrices. Oui, cela prend cinq fois plus de temps que la formation des idées.


«Alors, supposons qu’on arrête les impulsions de la volonté, pour concentrer toute la force sur un point. Qui sait quelles nouvelles idées, quelles découvertes naîtront des cellules inoccupées? Peut-être que l’homme découvrira à nouveau…»


J’ai trouvé cette citation sur un feuillet bleu, couvert d’une écriture menue et inséré dans un vieux numéro de l’illustré Niva, qu’Ivan Potapytch m’a prêté pour regarder les images. Il l’a échangé hier contre un paquet de tabac de l’époque du rationnement.


Ce bout de papier m’a sidéré. Sous les mots «découvrira à nouveau» il y a un dessin représentant la roue ailée de la Fortune.


Mais c’est justement là ce qui nous préoccupe, Vroubel-le-Noir et moi. La roue!


Tout est convenu entre nous. Le médecin chef a commis une bévue: il aurait dû nous séparer, au lieu de nous laisser chuchoter ensemble. Maintenant ça y est, ha-ha…


J’ai demandé des ciseaux à Ivan Potapytch, pour découper quelque chose dans du papier journal, mais il ne veut rien entendre. Il s’est retourné, la joue savonnée pour se raser, l’œil méfiant sous le sourcil en broussaille, et m’a répondu d’une voix qui ressemblait à celle de l’autre… du peintre noir:


– C’est ça, coupe-toi la gorge!


Parbleu! Et moi qui me torturais l’esprit…


La roue, il faut l’avaler la veille, pour qu’elle se plante la nuit dans le gosier, comme une hélice.


Et le jour, dès que la foule aura rempli les rues et que la musique retentira sous les fenêtres, il faudra introduire l’air pour actionner la roue. Mais voilà, j’avais oublié le procédé…


Fatigué de voir tourner la roue de la vie, je me suis emparé des clefs, j’ai lu le livre et compris les symboles. Et je suis autorisé à transmettre mon savoir. Pour cela, il faut un acte qui soit à la portée de chacun.


Les nerfs relient les centres du mouvement et de la sensibilité. Tandis que l’intermédiaire entre le centre caché du vol et le premier élan des bras faisant office d’ailes, il s’agit de le créer!


Mais nous avons réussi. Les autres apprendront bientôt la bonne nouvelle.


C’est clair: Ivan Potapytch ne me laissera pas sortir. Je n’ai plus la force de me sauver, mes jambes sont comme du plomb. J’en serai réduit à m’envoler tout seul. J’ai déjà informé Vroubel-le-Noir par un moineau qui était entré dans la chambre par le vasistas. Il est reparti dès que je lui ai dit l’adresse; c’est en vain qu’Ivan Potapytch a essayé de l’attraper avec un filet à papillons. Le moineau, en polonais, c’est Vroubel, ha-ha…


Les fillettes, cédant à mes prières et à mes larmes, m’ont découpé deux roues en papier. Si une seule ne suffit pas, j’avalerai la deuxième. Mais avant qu’Ivan Potapytch m’eût dit: «C’est ça, coupe-toi la gorge» je ne savais comment capter l’air des sphères. D’ailleurs, je le répète, cet ordre que m’a donné Ivan Potapytch, émanait d’un autre maître.


Plus qu’une chose à faire: chiper les ciseaux avant le 25 octobre!


J’étais très agité. J’avais peur de crier, mais chaque fois qu’Ivan Potapytch passait dans mon voisinage, j’allongeais le cou et sifflais comme un serpent. C’était la façon la plus délicate et la plus claire de lui signifier qu’en retardant une découverte mondiale, il s’assimilait à un reptile. Mais, dans son ignorance, il n’y comprenait rien, et les fillettes, innocentes, pouffaient de rire.


– Écris donc tes œuvres! cria Ivan Potapytch et, d’un geste accoutumé, il me fourra la plume dans la main.


À peine l’eus-je prise que j’aperçus Iakov Stépanytch sur le poêle. Il s’était fait minuscule comme un diablotin, pour pouvoir descendre du poêle par la ficelle du ventilateur. Mais en m’abordant, il avait recouvré sa taille normale, son veston de lustrine, ses cheveux d’argent et son teint frais. Il m’apposa ses deux mains sur la tête.


– Calme-toi et n’effraye pas le monde! Prends le coq d’argile et raconte à Véra Erastovna tout ce que tu as vu. Je pris le jouet, et il me transporta à la closerie de Linoutchenko, dans la chambre de Véra.


Qu’est-ce que je dis là… Je voyageai longuement en chemin de fer, puis je passai en troïka près des ruines carbonisées du domaine de Lagoutine… Mais qu’importent les moyens de transport, du moment que je parvins à destination?


La première neige éclairait la chambre à travers les doubles châssis aux carreaux nets. De jeunes arbustes frisés regardaient par les fenêtres. Ils ne voulaient pas se départir de leur feuillage vert, qui trouait hardiment le manteau de neige.


Véra reposait, adossée à une pile d’oreillers, sous une couverture espagnole de soie bariolée, dont je me souvenais depuis l’enfance. Quand elle était malade, je m’asseyais à son chevet pour jouer ensemble avec cette étoffe chatoyante. C’était tour à tour un parc, le fond de la mer, un cratère de la Lune…


Véra, qui fixait la fenêtre ne me vit pas entrer doucement avec Linoutchenko. J’eus de la peine à la reconnaître, tant elle avait maigri. Elle était d’une pâleur diaphane, ses tresses qui n’avaient plus leur éclat doré, retombaient, inertes, sur ses épaules.


– Véra! fit Linoutchenko. Voici Sérioja!


Elle tourna la tête. Ses yeux immenses, vides, me regardèrent avec un faible espoir. Elle avança un peu les mains dans ma direction. Je m’agenouillai, je pris ces doigts frêles et blancs et j’y collai mes lèvres. Comment avais-je pu l’oublier? J’aimais en elle la persistance de mon amour. Il me suffisait de la revoir pour l’aimer de nouveau.


– Vous l’avez vu? demanda-t-elle sans nommer personne.


– Il est venu la veille et m’a prié de vous dire qu’il ne pouvait plus attendre: il se sentait très mal. Il vous offre ce précieux souvenir de son enfance.


Je remis à Véra le coq d’argile. Mais dès qu’elle le prit et que ses larmes jaillirent, silencieuses, j’éprouvai une atroce douleur. Mû par des sentiments complexes où la méchanceté avait sa part, je lui dis sans ménager sa faiblesse:


– Vous savez, Iakov Stépanytch a vu Mikhaïl. Il a assisté à son entrevue avec le tsar; on avait amené le prisonnier au palais, les fers aux mains et aux pieds.


– Qu’est-ce que vous faites! s’écria Linoutchenko.


– Parlez, Sérioja, si vous ne me dites pas tout, je mourrai…


Elle s’était assise et serrait convulsivement le petit coq, tout comme je l’avais fait dans mon égarement, après l’attentat au Jardin d’Été. Je lui racontai l’histoire. Elle écoutait, immobile, le souffle en suspens, de sorte que je la crus morte. Je m’interrompis pour me jeter vers elle, mais elle m’écarta de la main et dit d’un accent ferme:


– J’écoute. Je comprends tout. N’oubliez pas un mot.


Quand j’eus terminé, elle se tourna vers Linoutchenko, demeura un bon moment silencieuse et prononça d’une voix suppliante:


– Mon ami, n’envoyez que moi sur la Volga! Je resterai à Kazan. On finira bien par l’y amener un jour.


Elle se renversa sur les oreillers et ferma les yeux. Je sortis derrière Linoutchenko.


– Pourquoi le lui avez-vous dit? commença-t-il, puis il se ravisa. Au fait, cela vaut mieux pour elle. Mais pas pour vous…


Il me scruta d’un regard dur.


– Je ne puis vous parler à l’heure actuelle. Venez me trouver ce soir, sans faute!


J’allai faire mes adieux au pays de mon enfance, que j’étais sûr de ne plus revoir. Cette vie-là était finie…


Car l’homme en a plusieurs. L’une achevée, il devient pareil à un cadavre, ou plutôt à la terre figée sous le linceul de neige, avec son herbe sèche et ses semences nouvelles, profondément endormies. Et de même que la terre dégèle, l’homme se relève du terrible chagrin qui l’a abattu. Il se remet à vivre, à remplir ses jours comme tout le monde. Seules les nuits ne sont plus ce qu’elles étaient: celui qui a connu les affres de la mort, a le cœur étreint d’une angoisse mortelle qui l’empêche de dormir.


Mais seulement la nuit.


Le lendemain matin je devais partir pour le Caucase. Je faisais le tour des maisons, prenant congé de mes frères de lait, de mes filleuls, de mes compères. On me servit tant de fois le coup de l’étrier, qu’avant de me rendre auprès de Linoutchenko, j’allai dissiper mon ivresse au bord du lac surnommé «l’Oeil de sorcière».


Voici le grand rocher où, il y a sept ans, nous étions assis tous les trois, pleins de tourments et d’espérances. À présent l’un était fou, perdu pour la vie, et Véra et moi étions brisés.


Mais le lac n’avait pas changé: uni comme un miroir dans la journée, il subissait la nuit un changement merveilleux. Le ciel aux yeux innombrables s’y reflétait, les étoiles d’en haut clignaient aux étoiles d’en bas et faisaient naître dans l’eau une vie mystérieuse, invisible au grand jour.


Un frisson courut sur l’onde, d’une étoile à l’autre. Au-dessous, j’entrevis une forme vaste et sombre, qui palpitait dans les profondeurs. Elle semblait tenter de vains efforts pour se dégager et remonter à la surface.


La lune se leva dans le ciel nocturne, des nuages défilèrent, troupe d’oiseaux blancs. Les étoiles cédèrent le pas à la lune qui, telle une beauté accomplie et nonchalante, nettoya le firmament et se contempla seule dans le miroir pur du lac.


Voici les sources qui bouillonnent au fond: l’être captif s’arrache par soubresauts à la vase, aux algues qui le paralysent; il frappe le miroir et brise le disque de la lune en millions d’étincelles. Le lac s’embrase, mais rien que pour un instant.


La lune a disparu, les feux sont morts. Les étoiles d’en haut sourient victorieuses à celles d’en bas, comme des augures qui gardent entre eux leur secret.


«Mais sitôt que tu feras sauter la ceinture de rochers, la terre sera légère et tu t’envoleras!» Qui a dit cela? Peu importe. Il l’a dit, et moi je le ferai.


Je m’envolerai. Je m’en-vo-le-rai.



Un demi-siècle s’est écoulé depuis notre entretien, mais je le hais toujours, ce Linoutchenko. Il m’a laissé en vie, après m’avoir dépouillé. On doit taire certaines choses, ou tuer immédiatement celui à qui on les a dites. Bien peu de gens, d’ailleurs, se doutent du pouvoir de la parole, bien peu savent l’utiliser comme arme. On se querelle, on s’aime, on se trompe l’un l’autre, on s’assassine parfois sans toucher le fond de l’être. On fait agir un remplaçant qui vous cache derrière son dos.


Linoutchenko atteignit mon véritable moi, que j’étais seul à connaître. Ce que cet homme trapu, désagréable, me révéla d’un ton modéré, moi seul avais le courage de me l’avouer, et pas toujours encore.


– Vous allez dans le Caucase, paraît-il? dit Linoutchenko en fermant la porte à clef, pour ne pas être dérangé. C’est pour longtemps, j’espère?


– Oui, je pars. Mais pourquoi vous plaît-il d’«espérer»?


– Parce qu’autrement je vous proposerais de ne plus nous fréquenter. Nous passons à un genre d’activité qui exclut les témoins indifférents. Il serait désormais inadmissible que vous ne soyez ni avec ni contre nous. Et puis, je voudrais vous dire… vous ne le savez pas, sans doute… j’y suis autorisé par une certaine affection pour vous, que j’ai connu enfant.


– Moi, je pensais que vous me méprisiez, répliquai-je sans le vouloir.


– Il n’y a pas de quoi, autant que je sache, dit-il sans sourire, ce qui me piqua au vif. Mais je tiens à vous avertir. Vous permettez?


– Je vous en prie, articulai-je, pris de haine pour ce visage dur, aux pommettes saillantes.


– Vous avez gardé l’irresponsabilité d’un adolescent. Or, vous devriez savoir déjà que la pensée, le sentiment et la volonté doivent concorder. Dans votre langage militaire, il est temps de vous passer en revue, de mobiliser vos forces, de vous assigner dans la vie telle ou telle position. Les gens désordonnés sont les pires traîtres.


Et me transperçant de ses petits yeux verts, il lança:


– Avouez que vous avez essayé de changer le destin de Mikhaïl? Je parie que vous avez parlé à Chouvalov.


– La tentative, même avortée, d’adoucir le sort d’un ami, est-ce donc une trahison?


Il me semblait que cet homme disait des choses blessantes, mais je n’en ressentais nulle colère. Il avait l’accent impossible d’un mécanicien soucieux d’assembler au plus vite les pièces d’une machine.


– Si, en plaidant la cause de Beidéman, vous avez eu la faiblesse d’obéir, comme vous venez de le faire en présence de Véra, au moindre sentiment autre que le désir de l’aider, comptez que vous l’avez trahi. Ne savez-vous pas qu’une goutte de sang canin inoculée à un chat est mortelle pour ce dernier? Quand on n’a pas une volonté monolithe, mieux vaut rester inactif. Vous qui êtes indécis, vous avez essayé d’agir, j’en suis certain. Inutile de m’opposer des faits. Au point de vue forme, vous avez peut-être raison. Mais vous êtes sorti de votre milieu sans entrer dans le nôtre. Or nous autres, nous sommes en alliage pur. Adieu.


Je me demandai de nouveau si je ne devais pas le provoquer en duel, mais je ne fis que m’incliner sèchement en disant:


– Adieu, si cela vous arrange. Je pars demain pour toujours. Mais je veux revoir Véra seul à seule.


– Bien, dit Linoutchenko. Vous ne pourrez pas nuire à sa santé plus que vous ne l’avez fait.


– Assez de remontrances! criai-je, impatienté. Je suis à votre disposition. Sans témoins, si vous voulez, par tirage au sort… Le duel à l’américaine.


Il me jeta un coup d’oeil à bout portant, comme pour me traiter d’imbécile, mais il ne dit rien, haussa les épaules, ouvrit la porte et s’en alla.


Je passai la nuit à compter combien de fois j’avais trahi Mikhaïl. Quatre! Oui, par l’intervention de ma volonté, j’avais modifié à quatre reprises le destin de cet homme. Et, comme ma volonté n’était pas en alliage pur…


D’abord j’empêchai l’union de Véra et de Mikhaïl en remettant la Cloche à Mosséitch. Puis je suggérai à Chouvalov une autre version de l’affaire, qui eut pour résultat le ravelin Alexéevski au lieu de la maison d’aliénés, d’où il aurait pu s’évader. Plus tard, sensuellement épris de Larissa et jaloux de mon ami désarmé, je le privai d’une puissante alliée. Enfin, sans plus songer à le délivrer et n’ayant d’autre but que d’apaiser ma propre douleur, je l’exposai, dément, au courroux implacable d’Alexandre II.


Que les jurés me réhabilitent. Moi, dans ma vieillesse, je ne sais que ce que je sais.


Non seulement ton acte – ta mauvaise pensée, ton mauvais sentiment peuvent être la goutte qui fera déborder le calice amer du destin d’autrui.

Chapitre IX L’araignée et le pic

Je surveille la fenêtre. Un peu plus, il arrivait un malheur tantôt. Ivan Potapytch s’est disputé avec les fillettes: il voulait condamner la fenêtre pour l’hiver, et les petites pleuraient, promettaient de le faire le 26, après la fête. Tout cela, pour que je livre mon dernier combat le 25. Il reste quelques jours à peine.


En outre, un présage est venu aujourd’hui me confirmer dans ma décision: derrière la vitre, entre les deux châssis de la fenêtre demeurée libre, j’ai vu…


Une araignée.


Je ne l’avais pas plus tôt remarquée, qu’Ivan Potapytch dit expressivement, en parlant de quelqu’un:


– C’est un ami dévoué.


Quel mot, quel mot! C’est là l’expression d’une solide amitié. Mais oui, un ami n’est cher que s’il est dévoué.


Moi, j’ai un ami dévoué et…


Une araignée…


C’est bizarre. On ne devait pas prendre Véra comme l’autre… l’homme aux yeux gris bleu. Pourquoi avait-elle donc, comme lui, un visage livide, quand je lui annonçai que je partais pour toujours?


Nous nous taisions. Je tenais ses doigts fins, puis je dis en montrant la couverture espagnole:


– Nous revoilà, Véra, ainsi qu’au temps de notre enfance, à nous promener sur la soie multicolore. Ceux qui le veulent, n’ont qu’à louer des appartements, acheter des meubles de salon et faire des enfants. Nous, nous avons commencé et nous finirons là, sur cette étoffe bariolée. Je ne sais ce que c’était pour vous; pour moi, j’ai eu beau connaître d’autres femmes, je n’ai jamais cessé de vous aimer. C’était un amour unique, indestructible comme celui du pauvre Werther. Adieu, ma bien-aimée, je pars dans le Caucase.


– Pour toujours, Sérioja?


Son accent stupéfait me fit comprendre qu’elle en était venue à me considérer comme son bien. Et puis, mon départ supprimait tout ce qui la rattachait à son passé personnel, ne lui laissant que le culte austère de la révolution, sous la férule de Linoutchenko.


Et voici qu’un simple sentiment de femme éclaira un instant ses yeux, mais rien qu’un instant… Je devinai qu’elle avait peur.


– Pour toujours, dis-je d’un ton ferme, et au souvenir blessant de la réprimande de Linoutchenko, j’ajoutai, rageur: J’en ai assez d’être un accessoire.


– Sérioja!


Cette tendresse inusitée venait trop tard. J’étais exténué, ravagé. Dans ce regard affectueux, dont je rêvais en vain depuis des années, je ne vis qu’un nouveau sujet d’irritation: ne pensait-elle pas s’unir à moi pour louer un appartement, acheter des meubles et faire des enfants? Des enfants, surtout. Car les femmes désespérées cherchent un refuge dans les enfants, comme le lièvre dans les fourrés.


– Pour toujours, Sérioja.


Et à cet instant que j’avais déchiffré, ou plutôt inventé dans ma basse rancune, un dernier malheur se produisit, terrible…


Je lâchai ses mains et me remis debout: je ne l’aimais plus.


Invraisemblable?


Non, ce sont des choses qui arrivent.


Je ne le comprends du reste qu’aujourd’hui; alors, je ne savais pas. Un affreux ennui s’était soudain abattu sur moi, et cependant je me sentais impondérable, comme vidé. Je n’avais plus qu’un désir: m’en aller.


Ce fut elle qui dit d’une voix suppliante:


– Si je vous écris que j’ai grand besoin de vous voir, vous viendrez, où que vous soyez? C’est promis? Au nom de notre enfance, de notre jeunesse…


Je me tenais à la fenêtre, silencieux. Devinant mon état, mais aussi incapable de le définir, elle se souleva et reprit:


– Alors, au nom de Mikhaïl?


Elle avait trouvé le mot juste. Je revins à son lit et proférai, la main tendue:


– Et à la mémoire de cet autre, qui nous a donné le coq d’argile. Je jure, sur mon honneur d’officier, que je viendrai, où que je sois. Vous ne m’appellerez pas sans raison, je le sais.


Nous ne nous embrassâmes point. Je lui baisai la main, comme à une morte, et sortis.


Pendant le voyage, je me conduisis en mufle. Je me soûlais, je jouais aux cartes et répétais à qui voulait m’entendre qu’une femme adorée me réclamait un meuble de salon cramoisi. Quant à me marier, plus souvent! Vroubel-le-Noir m’a dit que tout homme doit se révéler artiste, se parfaire et se révéler. Or, dans l’intervalle qui sépare l’homme de l’artiste inexprimé, on n’est jamais qu’une crapule.


J’étais dans l’intervalle, comme cette araignée entre les châssis de fenêtre. C’est qu’elle est leste à tisser sa toile! Travaille, admirable tisseuse! Elle est sur un bras… À qui est-il, ce bras placé si haut? La manche est relevée jusqu’au coude. Ah, c’est ma tante Kouchina qui refait un pansement à Mikhaïl. Sa mère, quand elle était enceinte, avait eu peur d’une araignée.


L’araignée a marqué la vie de Mikhaïl.


– De nos jours, les hommes ne sont guère polis dans le tramway! disait à Ivan Potapytch une petite vieille venue en visite. Ils restent assis, et moi je me tiens debout, mon panier au bras. Pensez donc: un homme jeune et fort qui ne bouge pas de sa place!


Le soleil darda ses rayons à travers la fenêtre. La toile d’araignée brilla, telle une aiguille d’or. Une aiguille pareille à celle de la forteresse. Un homme jeune et fort ne bouge pas de sa place depuis vingt et un ans. Il a une araignée au bras. C’est Mikhaïl, mon ami… trahi.


C’est pour me désolidariser d’eux que j’ai juré à Véra, sur mon honneur d’officier. Je suis officier, en effet. Chevalier de Saint-Georges, de Sainte-Anne, de Saint-Vladimir, du Lion et du Soleil de Perse, etc., etc… j’ai sur moi mon état de service. Il a réimprimé sur la face interne de mon os pariétal, pour demeurer caché au Gouvernement, ainsi que mon nom et mes exploits contre les montagnards insoumis.


La guerre qu’on leur faisait n’excluait pas l’amitié. L’iman aux poils roux était un ami fidèle, bien qu’il se révélât meurtrier. Il fut jugé pour avoir mis des braises rouges sur le sein de sa femme, jusqu’à ce qu’elle eût le cœur brûlé. Mais elle l’avait volé et s’était enfuie avec un autre. Alors il l’avait rattrapée et torturée.


Tandis que moi, Véra m’a volé impunément; ayant compris qu’elle me perdait pour toujours, elle a songé aux meubles. Et moi j’ai répondu: plus souvent!


Malgré tout, celui qui combattit les montagnards et se lia d’amitié avec des criminels, qui fut blessé et décoré, qui eut pour amantes des Tatares et des femmes d’officiers, ce n’était pas moi, c’était Dieu sait qui.


Moi, j’étais et je reste un artiste inexprimé; c’est pourquoi je collectionnais dans mon souvenir les levers et les couchers de soleil, le parfum des montagnes, l’éclat des poignards dans les beuveries dégénérées en rixes, et un tas d’autres bagatelles. Parmi les visages humains, j’en ai recueilli trois: Mikhaïl, l’homme qu’on avait pendu et Véra, morte pour mon cœur. Les autres n’étaient que des galettes. Galette moi-même, j’ai vécu avec mes semblables. Et quand nous en mangions, nous les arrosions de vin d’Aï.


Mais j’aimais porter mes décorations et tenais à mon honneur d’officier. Aussi, lorsque je reçus de Véra une dépêche où elle me convoquait d’urgence à Kazan, je m’y rendis.



Les fillettes me dérangent par leurs éclats de rire, je terminerai mon texte cette nuit: nous sommes déjà le 23.


Les petites se confectionnent de grandes poches, en prévision des friandises que vont leur donner les komsomols. Qu’elles resquillent, c’est de leur âge!

Chapitre X Mirguil

J’écris la nuit. J’ai avalé la roue. Elle se cale dans la pomme d’Adam. Cela me chatouille un peu, mais c’est supportable. Je ne peux plus parler, je mugis. La parole ne me servirait à rien, d’ailleurs. Demain, j’accomplirai un acte d’un autre genre… plus convaincant que la parole. Il y a quelque chose qui tourne dans mon cervelet, les forces s’y amassent. Ma besogne achevée, je jetterai la plume et resterai jusqu’au matin, les mains à la nuque, les coudes battant l’air. C’est Mikhaïl qui m’a appris ce procédé. Je le répète, Mikhaïl Beidéman et Serguéi Roussanine ne font qu’un. Cela s’est réalisé graduellement: mes talons dans les siens, nos crânes emboîtés, et nos deux noms – Mikhaïl et Serguéi – fondus en un seul: Mirguil. Le nom de l’artiste qui a fait sauter la ceinture de rochers. Mirguil prendra son vol!


C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman se tenait dans sa cellule quand Véra et moi entrâmes chez lui. Oui, c’était ainsi, je le jure. Et non pas aujourd’hui, après le déplacement du temps, mais aux jours humains véritables, mesurés par la sonnerie des horloges.


Oui, six heures sonnaient dans le couloir de l’asile d’aliénés lorsque l’infirmier Gorlenko, soudoyé par nous, conduisit Véra et moi-même vers le détenu mystérieux, désigné par une suite de numéros: 14, 46, 36, 40, 66, 35, etc…


On sait maintenant que c’était le chiffrage de son nom: Mikhaïl Beidéman.


Dans un effort suprême de mon cerveau, qui déjà se transforme en un mécanisme merveilleux pour l’envolée de «Mirguil», je vais tâcher de décrire ce qui s’est passé à Kazan.


En recevant la dépêche de Véra, j’avais cru qu’elle se mourait et voulait me dire adieu. Par de rares lettres de ma tante, je savais qu’elle vivait depuis longtemps à Kazan avec Marfa, l’ancienne serve; quant à Linoutchenko, il était déporté en Sibérie pour avoir participé à l’événement du 1er mars. Véra aussi avait fait de la prison, à cause de ses mauvaises fréquentations, comme l’écrivait naïvement ma tante. Elle y avait attrapé la phtisie. La dernière lettre de ma tante datait de 1886. Et c’est à la fin de novembre 1887 que je partis d’urgence pour Kazan.


Je n’avais pas revu Véra depuis vingt ans. Elle était donc comme moi, dans sa quarante-septième année. Je voyageais sans émoi, supputant froidement le motif de la convocation. Mais une fois arrivé dans la banlieue, lorsque le cocher m’indiqua de loin son domicile, je fis arrêter la voiture et longeai la rue à pied, dans un sens, puis dans l’autre, pour calmer une angoisse subite. J’avais beau me persuader que c’était une simple crise cardiaque due à la fatigue du voyage, je savais bien que c’était l’émotion.


– Elle a quarante-sept ans, me disais-je, et voici des années que je ne l’aime plus.


Enfin, j’entrai. Ce fut elle qui m’ouvrit.


Elle n’était pas vieille. Jamais elle n’avait eu le teint si coloré. Ses yeux brillaient, on ne voyait pas de cheveux blancs sous le fichu d’infirmière. Nous nous étreignîmes sans un mot, en sanglotant. Car, sans avoir vécu ensemble, nous étions unis pour la vie.


– Sérioja, vous êtes le seul survivant parmi ceux qui ont connu Mikhaïl. Marfa a été emportée par le typhus ce printemps. Si je l’avais eue, elle, je n’aurais point osé vous déranger. Mais il me faut un témoin.


Une terrible quinte de toux la secoua, l’agitation amena un épanchement de sang. Le docteur la mit au lit, et quand je me présentai comme son parent, il me confia que ses jours étaient comptés.


Brûlant de cette ardeur qui l’animait les jours où elle espérait secourir Mikhaïl, Véra se ressaisit dès le lendemain et m’exposa la situation.


Marfa qui était infirmière à la maison d’aliénés, avait su que depuis 1er juillet 1881 on gardait dans une pièce isolée un prisonnier mystérieux, amené de Pétersbourg sous l’escorte de deux gendarmes. De tout le personnel subalterne, un seul infirmier avait accès à cette pièce. Véra en conclut aussitôt que c’était Mikhaïl. L’infirmier ne se laissait pas acheter et refusait de lui ménager une entrevue avec l’homme.


– J’ai pourtant réussi à obtenir une faveur. Véra pâlit soudain. Dites, Sérioja, vous avez bonne mémoire? Je n’espère plus qu’en vous! Mikhaïl avait un signe au bras gauche…


– On aurait dit une araignée, interrompis-je pour la rassurer, et je lui rapportai l’épisode du bras échaudé, dans le salon de ma tante Kouchina. Véra le savait par son père.


– Maintenant, que j’ai un témoin, je peux mourir tranquille, déclara-t-elle. Sérioja, l’infirmier m’a appris que le fou avait au bras un signe en forme d’araignée… C’était juste avant la maladie qui emporta Marfa. L’infirmier va être muté dans une autre ville, et il consentirait, pour une grosse somme, à me laisser voir son malade. Je lui ai parlé de vous. Vos titres et grades lui en imposent. Allez le trouver demain et convenez du jour et de l’heure. Je n’en ai plus pour longtemps.


Tout s’arrangea. L’infirmier, bien payé, nous donna rendez-vous pour le 1er décembre, à six heures du soir. Selon lui, le prisonnier était très faible et allait bientôt mourir.


Le 1er décembre, nous nous introduisîmes deux heures à l’avance dans la chambre surchauffée de l’infirmier, aux rez-de-chaussée, près de la cellule du prisonnier. Nous ne devions pas nous montrer. À six heures et demie, quand tout le personnel eut traversé le corridor pour aller dîner, l’infirmier nous appela du geste, prit ses clefs et nous conduisit vers la cellule.


– Un moment, dit Véra quand il tourna la clef. Un moment.


Elle suffoquait. Moi-même, j’avais les jambes molles. Nous allions revoir Mikhaïl, après vingt-six ans de séparation!


– Il a les cheveux blancs? demandai-je.


Il fallait se renseigner, être prêt, comme aux funérailles d’un être aimé…


L’infirmier jugea ma question futile; au lieu de répondre il marmotta:


– Pas plus de dix minutes, n’est-ce pas?


Nous entrâmes.


Dans la vaste pièce aux murs décrépis, quelqu’un était assis sur une couchette d’hôpital. Je ne le connaissais pas… Aucune ressemblance avec Mikhaïl. Il avait des cheveux et une barbe de neige. À notre approche, il sursauta épouvanté et voulut se blottir sous le lit, mais ses jambes enflées aux genoux lui refusaient tout usage; alors, pour fuir ses persécuteurs imaginaires, il fit une lamentable tentative de s’envoler.


Dressé de toute sa hauteur, il porta les mains à la nuque, ce qui fit glisser les larges manches de sa chemise, découvrant les coudes pointus. Au bras droit, apparut le dessin net d’une araignée dont les pattes fines semblaient tracées à la plume. Mikhaïl agita les coudes, comme si c’étaient des ailes, espérant prendre son essor…


Il ne savait pas qu’il fallait des ciseaux pour laisser entrer l’air par une entaille dans la gorge… Mais cela se fera demain. Je dois maintenant me rappeler pourquoi Mikhaïl en était venu là.


Oui, vingt ans de cellule au ravelin. Après son transfert à l’asile d’aliénés de Kazan, six autres années de solitude. Vingt-six en tout. Je calculais en regardant cet inconnu qui ne rappelait en rien le beau jeune homme exalté. Seule, l’araignée noire était là, sur le bras replié qui palpitait comme une aile d’oiseau: une… deux…


– Mikhaïl, je suis Véra. Me voici… C’est moi, Véra! Elle avait l’accent de ceux qui font les miracles.


Agenouillée, elle lui étreignait les jambes. Elle ne se lassait pas d’en appeler à sa conscience obscurcie, tel le prophète dont la prière fit jaillir l’eau d’un rocher.


– Je suis Véra!


– Véra…


Il répéta ce nom d’une voix rauque, déshabituée de la parole, mais qui avait conservé son timbre particulier, assourdi et grave… Et il tendit les bras. À Véra? Non, pas à celle qui avait provoqué le miracle, mais à la vision de sa jeunesse: il la revoyait dans le passé.


Un vague sentiment éclaira son visage, et aussitôt il s’affala sur le lit.


Elle baisait ses longues mains, jaunes comme celles d’un mort. Il avait des yeux infiniment las, ternes, sans pensée.


– Dépêchez-vous, madame, vous allez me compromettre! Il est temps! intervint Gorlenko.


Ayant reconnu l’infirmier, Mikhaïl poussa un joyeux rugissement, ouvrit sa bouche édentée et fit entendre un bruit de mastication.


– Il demande à manger, expliqua Gorlenko.


Nous nous en allâmes. Aidé de l’infirmier, je ramenai Véra chez elle. Le lendemain, elle gisait sur une table, le corps recouvert d’un drap blanc, aussi lointaine que Mikhaïl.


Je ne la reconnus pas lorsque, après l’avoir lavée, des femmes me laissèrent entrer en annonçant: «Ça y est». Il me souvient que cette poupée de cire avait des monnaies de cuivre sur les yeux. Sous l’une d’elles, le blanc de l’œil luisait.


– Un œil ne s’est pas fermé; elle veut sûrement repérer son ennemi, dit une bonne femme.


Cet ennemi, c’est moi.


Je n’ai pas rempli son dernier vœu. Je n’ai révélé à personne le martyre de Mikhaïl, ni alors, ni en 1905, quand un historien voulait tirer les choses au clair.


Aux archives, on a tout appris sans mon concours.


Et moi, par crainte des ennuis, je vivotais dans mon domaine et m’adonnais à la boisson. C’est alors que le pic de Véra se logea dans ma tête et martela jour et nuit:


– Tout est mal… tout est mal.



La pression de toutes les atmosphères s’exerce sur mon cervelet. J’abandonne la plume, il faut soutenir ma tête, habituer mes bras à servir d’ailes: une, deux!


Demain, dès qu’il y aura la musique et qu’on chantera: «C’est la lutte finale»…


Pan! dans la gorge… et d’un.


Coup de tête dans la vitre… et de deux. Au diable l’araignée!


Mirguil plane au-dessus de la ville.

De l’artiste l’élan supprime les ans…


Chevalier de Saint-Vladimir, de Sainte-Anne, de Saint-Georges… en avant!



[1] Mesure de surface de la Russie ancienne, égale à 109,25 ares; il s’agit donc d’une cinquantaine d’hectares dans le cas présent. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Vêtement traditionnel russe, une robe droite flottante sans manches ou un tablier. (Note du correcteur – ELG.)

[3] Sic. Il manque probablement un mot… (Note du correcteur – ELG.)

[4] Conte ukrainien de Nicolas Gogol. (N. du Trad.)

[5] Bottes en feutres. (Notes du correcteur – ELG.)

[6] Organisation révolutionnaire russe qui, notamment, organisa l’attentat à la bombe qui coûta la vie au tsar Alexandre II en 1881. (Note du correcteur – ELG.)

[7] Espèce d'écharpe en filet de laine à larges mailles, formant capuchon pour la tête, avec des bouts pendants et munis de longues houppes. (Note du correcteur – ELG.)

[8] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

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