XXV

Folcoche est comme moi. La réciproque serait plus conforme à la vérité biologique, mais, ainsi présentée, ma proposition a le mérite de ne pas souligner la dépendance de mes chromosomes envers cette personne. Folcoche, donc, est comme moi et, comme moi, elle n'aime pas attendre. Dans le cas présent, son impatience est au fond légitime. Elle n'a pas tort de se presser. Dans cette sacrée maison, on renverse plus souvent la vapeur que sur les locomotives. Par ailleurs, B VII doit revenir dans la semaine et il sied de lui éviter un voyage, qu'il faudrait rembourser. Enfin les classes vont rouvrir leurs portes le premier octobre, et nul proviseur n'est encore prévenu de l'honneur que nous allons lui faire.

Nous n'assisterons pas aux débats, certainement difficiles, entre nos parents. Quelles que fussent les réticences de M. Rezeau, la décision finale ne pouvait faire aucun doute. De fait, trois jours après l'incident du portefeuille, notre père, brusquement et, comme toujours, aussitôt après le bénédicité, lisse ses moustaches et déclare :

— Mes enfants, je suis obligé de vous mettre au collège. Votre mère et moi, nous pensons qu'un précepteur, si dévoué soit-il, ne peut plus vous suffire. Nul n'est omniscient, alors que les programmes sont de plus en plus chargés.

Ah ! voilà donc l'argument mis en avant par Folcoche. M. Rezeau, imperturbable, développe cette conviction toute neuve.

— Cette mesure, que j'aurais pu prendre l'année dernière, je l'ai différée pour des motifs financiers que vous connaissez bien. Il n'est que temps : Ferdinand va entrer en rhétorique, Jean et Pierre en seconde. Résignons-nous à de gros sacrifices. Les fermes seront mises à moitié. Votre mère m'autorise à prélever sur sa dot les sommes nécessaires au rachat du cheptel. Mais cela même ne serait pas suffisant. Afin d'augmenter nos revenus, j'interromps mes chers travaux scientifiques et je pose ma candidature à un poste de magistrat, soit à Angers, soit à Laval, soit à Segré, enfin à proximité de La Belle Angerie.

Nul autre commentaire. Papa déplie sa serviette, pliée en quatre au beau milieu de l'assiette, selon l'usage. (Les cornets font restaurant. Les ronds d'argent ou d'ivoire puent le nouveau riche. Les pochettes brodées aux initiales des convives sentent le petit bourgeois.) Cropette, qui ne se doutait de rien, cligne quatre ou cinq fois de la paupière gauche, essuie ses lunettes à monture de fil de fer, les remet et regarde Folcoche, pour confirmation. Mais celle-ci ne bronche pas et s'acharne sur une cuisse de lièvre. Il s'agit du dernier capucin tué par notre père, qui a dû le tirer de trop près : il est farci de petit plomb. Dans mon enthousiasme, que je ne puis extérioriser, j'avale quelques grains de sept en mangeant ma part (comme de juste, la plus mauvaise : le cou). Frédie fait craquer ses doigts, puis se mouche dans le sens favori de son nez, enfin pousse l'oubli des convenances jusqu'à saucer directement son assiette avec un mouillon. Notre mère saisit avidement cette occasion de ranimer l'agonie de son autorité.

— Chiffe ! Tu ne peux pas te servir de ta fourchette, comme tout le monde ?

Mais sa propre fourchette n'ose plus partir, les dents en avant, en direction de la main coupable. Le geste, qui s'esquissait, a été stoppé net par quatre paires d'yeux craintifs, expectatifs, attentifs, impératifs, selon l'orbite à laquelle ils appartiennent. Le manche armorié tourne dans la dextre, sceptre agressif menacé par une très prochaine abdication, tourne, hésite, retombe honteusement dans la sauce.


D'autres tracasseries, plus ou moins réussies, d'autres essais suivront. Mais comme tout cela est désormais provisoire ! Tu n'arrives ainsi, Folcoche ! qu'à nous prouver ton dépit, ta grincheuse impuissance ! Pourquoi réclamer de papa notre envoi dans des collèges différents ? M. Rezeau, qui espère un prix pour notre placement global chez les jésuites, à Sainte-Croix-du-Mans, ne peut retenir cette suggestion. Au surplus, je montre les dents, et mes dents effraient le pauvre homme au moins autant que les tiennes. Je ne tiens pas à faire les frais de cette suprême manœuvre de division. Cela pourrait me coûter cher aux vacances, si vacances il y a, toutefois. Si vacances il y a, dis-je, car j'ai tout lieu de croire que nous allons maintenant terminer notre éducation à bonne distance de La Belle Angerie et rester (comme tu le fus toi-même, Folcoche !) pensionnaire à perpétuité.

Pourquoi t'acharner également, Folcoche, contre notre misérable trousseau ? Fine tire l'aiguille du matin au soir pour nous fabriquer des caleçons dans les moins mauvais morceaux de tes plus mauvais draps. Nous n'aurons pas de chaussettes neuves et nous devrons exhiber des talons d'Arlequin devant les petits copains de Sainte-Croix, cette fine fleur de tourelles de l'Ouest. Enfin, nous n'aurons droit qu'aux galoches sonores et au béret basque. Heureusement, les jésuites ont un magnifique uniforme bleu marine à boutons de cuivre plats : nous le porterons simplement tous les jours. Et notre chef n'arborera que la fameuse casquette à ruban de velours, qui est l'emblème quasi international de la gent scolaire distinguée.


Mais non, vous ne serez pas de mon avis, ma mère. Rien n'est petit en ce monde, rien ne doit être négligé de ce qui peut achever votre œuvre. Les mesquineries, comme les microbes, peuvent avoir la mortelle virulence du nombre. En gros ou en détail, vous désirez, madame Rezeau, que je vous rembourse les sacrifices consentis sur vos deux fortunes : celle des titres, la plus mince, et celle de votre autorité, naguère considérable, mais qui menace de rejoindre l'autre dans la misère dorée.

Je n'ai pas l'intention de vous rembourser, ma mère, mais vous souriez… Vous me rattraperez toujours. Dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans. Vous êtes sûre de vous. Qui parle de défaite ? Un échec, c'est tout ce que vous avez subi. Allons d'échec en échec jusqu’à la victoire. Au surplus, cette victoire, la vôtre, je suis tenté de dire qu'elle n'est pas de ce temps et même qu'elle n'est pas de ce monde. Vous avez tiré une traite sur l'avenir, une traite à très longue échéance. Tel est le sens que je dois attribuer à vos propres paroles. Ne m'avez-vous pas dit, en fouillant ma malle pour vous assurer que je n'y avais dissimulé aucun larcin :

— Ne fais pas cette tête de conquérant, mon petit ami. Je te prédis, moi, ta mère, un avenir dont tu n'auras pas le droit d'être fier.

Tu as refermé le couvercle, bouclé ma malle à double tour sans t'apercevoir, Folcoche, qu'entre cuir et carton j'avais glissé quatre billets de cent francs, dont deux venaient d'être chipés dans ton sac. Tu ne m'as pas pris en flagrant délit, mais ce don de seconde vue que tu possèdes à certains moments, cette prescience, qui n'est donnée qu'aux anges et aux démons, te permet de bien augurer de mon avenir. Tu as forgé l'arme qui te criblera de coups, mais qui finira par se retourner contre moi-même. Toi qui as déjà tant souffert pour nous faire souffrir, tu te moques de ce que je te réserve, pourvu que mûrisse ce que je me réserve à moi-même. La mentalité que j'arbore, hissée haut par le drapeau noir, tu en as cousu tous les plis, tu les as teints et reteints dans le meilleur jus de pieuvre. J'entre à peine dans la vie et, grâce à toi, je ne crois plus à rien, ni à personne. Celui qui n'a pas cru en mon Père, celui-là n'entrera pas dans le royaume des cieux. Celui qui n'a pas cru en sa mère, celui-là n'entrera pas dans le royaume de la terre. Toute foi me semble une duperie, toute autorité un fléau, toute tendresse un calcul. Les plus sincères amitiés, les bonnes volontés, les tendresses à venir, je les soupçonnerai, je les découragerai, je les renierai. L'homme doit vivre seul. Aimer, c'est s'abdiquer. Haïr, c'est s'affirmer. Je suis, je vis, j'attaque, je détruis. Je pense, donc je contredis. Toute autre vie menace un peu la mienne, ne serait-ce qu'en respirant une part de mon oxygène. Je ne suis solidaire que de moi-même. Donner la vie n'a aucun sens si l'on ne donne pas aussi la mort : Dieu l'a parfaitement compris, qui a fait toute créature périssable. Ni au commencement ni à la fin de ma vie, je n'ai l'occasion de donner mon consentement. On me fait naître et mourir. A moi, seulement, ce qui se trouve entre les deux, ce qui s'appelle pompeusement le destin. Mais ce destin lui-même, des Folcoche le préfacent, l'engagent, l'escroquent : cette escroquerie s'appelle l'éducation. Je dois dire non à toute cette éducation, à tout ce qui m'a engagé sur une voie choisie par d'autres que moi et dont je ne puis que détester le sens, puisque je déteste les guides. Le bien, c'est moi. Le mal, c'est vous. Les principes sont des préjugés de grande taille, c'est tout. L'honorabilité n'est que la réussite sociale de l'hypocrisie. La spontanéité du cœur est un réflexe malheureux. La vertu, la seule vertu, la grande vertu, nous ne l'appellerons pas orgueil, nous ne l'appellerons pas la force. Il n'y a pas de mot qui la définisse exactement. Elle est ceci et cela, orgueil et force, avec quelque chose de solitaire qui la hisse en tour d'ivoire (taxaudier) et quelque chose de public qui la jette parmi la foule pour se faire les poings. Puissance de moi. La véritable puissance I de I, contre la puissance 2 (l'amour) et la puissance 3 (Dieu défini par les trois directions de l'espace ou par ses trois personnes). Puissance qui n'a pas besoin d'être plusieurs pour être quelque chose. Je répète : puissance de moi. Tel est l'archange qui terrasse le serpent.

Tous les serpents. Vous savez que je les connais bien, ces bêtes sinueuses, dont fourmille le Craonnais. Un serpent, m'a-t-on rabâché, siffla pour notre mère Ève. Une belle Folcoche, celle-là ! Une belle Folcoche qui a empoisonné pour toujours toute l'humanité. Mais la vraie Folcoche siffle mieux. Couleuvres d'eau, par erreur, vous donnerez encore dans mes nasses, jaunes et tordues comme de rires captifs. Aspics de la tentation, vous pouvez grouiller : je vous préfère. Et vous, les anguilles de l'Ommée, et vous, les vers de terre sortis rosâtres sous la pelle de Barbelivien, comme les idées, dans les marais, dans la glaise de l'intelligence. Mais entre tous les reptiles, à moi, la vipère, à moi ! Te souviens-tu, Folcoche, de celle à propos de qui tu disais, avec l'air de si fort la regretter : « Cet enfant a été l'objet d'une grande grâce ! »

Cette vipère, ma vipère, dûment étranglée, mais partout renaissante, je la brandis encore et je la brandirai toujours, quel que soit le nom qu'il te plaise de lui donner : haine, politique du pire, désespoir ou goût du malheur ! Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m'avance dans la vie avec ce trophée, effarouchant mon public, faisant le vide autour de moi. Merci, ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing.

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