IV

Maman, bien que ce mot fût par certains de nos proches tout voilé de réticences, maman, parce que nos petits cousins le disaient avec l'air de sucer un berlingot, maman, parce que le protonotaire et la tante Thérèse avaient presque la même manière de le prononcer en parlant de grand-mère, maman, malgré le « madame votre mère » terriblement lourd de Mlle Ernestine, maman, quoi ! ça nous chauffait les oreilles.

— Pourquoi qu'elle n'écrit jamais ?

— On dit : pourquoi n'écrit-elle jamais ? Vous êtes injuste, Frédie. Madame votre mère vous a écrit à Noël. Et puis, la Chine, c'est loin.

Elle n'avait pas écrit, madame notre mère. Ils, je veux dire M. et Mme Rezeau, ils avaient envoyé une carte classique, imprimée en anglais, qui disait :

We wish you a merry Christmas.

Deux signatures. La première en pattes de mouches : Rezeau. (Un chef de nom et d'armes ne met pas son prénom.) La seconde, en cunéiforme : Rezeau-Pluvignec. Toutes deux magistralement soulignées. L'adresse avait été tapée à la machine, sans doute par Li-pah-hong, le secrétaire, que nous imaginions avec une si belle tresse dans le dos et qui avait sept langues dans la bouche pour se taire.

La Chine, c'est loin. Je ne crois pas, même à cet âge, avoir admis que le cœur, cela peut être beaucoup plus loin que Changhaï. Maman ! Mme Ladourd, une voisine, qui avait six enfants et ne connaissait rien de la situation, nous débrida l'imagination :

— Une maman, c'est encore bien mieux qu'une grand-mère !

Je pense bien ! J'allais immédiatement en juger.

Rappelés par télégramme, M. et Mme Rezeau mirent huit mois à rentrer. Décimés par le mariage ou la vocation religieuse, les oncles ou tantes ne pouvaient remplacer la disparue. Le protonotaire venait de se faire nommer en Tunisie, dont le climat pourrait achever ses derniers bacilles de Koch. Mlle Lion ne désirait pas assumer de trop lourdes responsabilités. Enfin il y avait La Belle Angerie, fief d'aîné, à sauver du fisc, des hypothèques et des partages républicains.

Un beau soir, nous nous trouvâmes alignés sur le quai de la gare de Segré, très excités et difficilement contenus par la pontifiante tante Bartolomi et par notre gouvernante. Je me souviens parfaitement de leurs messes basses et de leurs soupirs inquiets.

Le tortillard, soufflant bas, avec cet air phoque qui n'appartient qu'aux locomotives de petite ligne, parut avec dix minutes d'un retard qui nous semblait insupportable, mais que bientôt nous pourrons souhaiter centenaire. Par un majestueux hasard, le wagon de nos parents stoppa exactement devant nous. Une paire de moustaches au ras de la vitre et un chapeau en forme de cloche à fromage, tel qu'on les portait en ce temps-là décidèrent Mademoiselle à passer une suprême inspection :

— Frédie, sortez les mains de vos poches. Brasse-Bouillon, tenez-vous droit.

Mais la vitre s'abaissait. De la cloche à fromage jaillit une voix :

— Venez prendre les bagages, Mademoiselle. Ernestine Lion rougit, protesta rapidement dans l'oreille de la comtesse Bartolomi :

— Mme Rezeau me prend pour la femme de chambre. Mais elle s'exécuta. Notre mère, satisfaite, découvrit deux dents d'or, ce que, dans notre candeur, nous prîmes immédiatement pour un sourire à notre adresse. Enthousiasmés, nous nous précipitâmes, dans ses jambes, à la portière.

— Allez-vous me laisser descendre, oui !

Nous écarter d'elle, à ce moment, nous eût semblé sacrilège. Mme Rezeau dut le comprendre et, pour couper court à toutes effusions, lança rapidement, à droite, puis à gauche, ses mains gantées. Nous nous retrouvâmes par terre, giflés avec une force et une précision qui dénotaient beaucoup d'entraînement.

— Oh ! fit tante Thérèse.

— Vous dites, ma chère amie ? s'enquit madame notre mère.

Nul ne broncha. Bien entendu, nous sanglotions.

— Voilà tout le plaisir que vous cause mon retour ! reprit Mme Rezeau. Eh bien, ça va être charmant. Je me demande quelle idée de nous a bien pu leur donner votre pauvre mère.

La fin de cette tirade s'adressait à un monsieur ennuyé que nous sûmes ainsi être notre père. Il portait un grand nez et des bottines à boutons. Engoncé dans une lourde pelisse à col de loutre, il traînait deux longues valises jaunes, criblées de flatteuses étiquettes internationales.

— Voyons, relevez-vous, fit-il d'une voix sourde et comme filtrée à travers ses moustaches. Vous n'avez pas seulement dit bonjour à Marcel.

Où était-il, le petit frère ? Tandis que les grandes personnes, sans plus s'occuper de nous, se congratulaient poliment — oh ! rien de trop —, nous partîmes à sa recherche et le découvrîmes derrière la malle d'un voyageur anonyme.

— C'est vous, mes frères ? s'enquit prudemment ce jeune homme, déjà peu loquace.

Frédie lui tendit une main qu'il ne prit pas. Louchant dans la direction de Mme Rezeau, Marcel venait de s'apercevoir qu'elle l'observait. Au même instant, elle annonça :

— Les enfants ! prenez chacun une valise.

Celle qui m'échut était beaucoup trop lourde pour mes huit ans. Un coup de talon dans le tibia me donna des forces.

— Tu vois bien que tu pouvais la porter, Brasse-Bouillon.

Ce surnom prenait dans sa bouche une valeur intolérable. Le cortège s'ébranla. Frédie, se touchant le nez du bout de l'index, fit à mon intention le signal de détresse. J'entendis distinctement Mlle Lion, qui certifiait à tante Thérèse :

— Ils n'ont pas fini de le faire, leur signal !

Ce qui prouvait au moins deux choses : primo, que la signification ultra-secrète de ce geste lui était depuis longtemps connue ; secundo, qu'elle connaissait une autre énigme, que nous allions avoir tout le loisir de déchiffrer au fond des prunelles aiguës de cette dame que nous n'avions déjà plus aucune envie d'appeler maman.

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