A cause de la grève des funiculaires et des métrolleybus, il roulait dans les rues une quantité accrue de véhicules divers, cependant que, le long des trottoirs, des piétons ou des piétonnes fatigués ou impatients faisaient de l'auto-stop, fondant le principe de leur réussite sur la solidarité inusuelle que devaient provoquer chez les possédants les difficultés de la situation.
Trouscaillon se plaça lui aussi sur le bord de la chaussée et sortant un sifflet de sa poche, il en tira quelques sons déchirants.
Les voitures qui passaient poursuivirent leur chemin. Des cyclistes poussèrent des cris joyeux et s'en allèrent, insouciants, vers leur destin. Les deux roues motorisées accrurent la décibélité de leur vacarme et ne s'arrêtèrent point. D'ailleurs ce n'était pas à eux que Trouscaillon s'adressait.
Il y eut un blanc. Un encombrement radical devait sans doute geler quelque part toute circulation. Puis une conduite intérieure, isolée mais bien banale, fit son apparition. Trouscaillon roucoula. Cette fois, le véhicule freina.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda le chauffeur agressivement à Trouscaillon qui s'approchait. J'ai rien fait de mal. Je connais le code de la route, moi. Jamais de contredanses. Et j'ai mes papiers. Alors quoi? Vous feriez mieux d'aller faire marcher le métro que de venir emmerder les bons citoyens. Vous êtes pas content avec ça? Bin, qu'est-ce qu'il vous faut! Il s'en va.
– Bravo Trouscaillon, crie de loin Zazie en prenant un air très sérieux.
– Faut pas l'humilier comme ça, dit la veuve Mouaque, ça va lui enlever ses moyens.
– Je l'avais bien deviné que c'était un veau.
– Vous ne trouvez pas qu'il est beau garçon?
– Tout à l'heure, dit Zazie sévèrement, c'est mon oncle que vous trouviez à vott goût. Il vous les faut tous?
Une roulade de sons aigus attira de nouveau leur attention sur les exploits de Trouscaillon. Ils étaient minimes. L'encombrement avait dû se débouchonner quelque part, une dégoulinade de véhicules s'écoulait lentement devant le flicmane, mais son petit sifflet ne semblait impressionner qui que ce soit. Puis de nouveau, le flot se raréfia, une coagulation ayant dû de nouveau se produire au lieu X.
Une conduite intérieure bien banale fit son apparition. Trouscaillon roucoula. Le véhicule s'arrêta.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda le conducteur agressivement à Trouscaillon qui s'approchait. J'ai rien fait de mal. J'ai mon permis de conduire, moi. Jamais de contredanses. Et j'ai mes papiers. Alors quoi? Vous feriez mieux d'aller faire marcher le métro que de venir emmerder les bons citoyens.
Vous êtes pas content avec ça? Eh bien, allez vous faire voir par les Marocains.
– Oh! fit Trouscaillon choqué.
Mais le type est parti.
– Bravo Trouscaillon, crie Zazie au comble de l'enthousiasme dedans lequel elle nage avec ravissement.
– Il me plaît de plus en plus, dit la veuve Mouaque à mi-voix.
– Elle est complètement dingue, dit Zazie de même.
Trouscaillon, emmerdé, se mettait à douter de la vertu de l'uniforme et de son sifflet. Il était en train de secouer le dit objet pour l'assécher de toute la salive qu'il y avait déversée, lorsqu'une conduite intérieure bien banale vint d'elle-même se ranger devant lui. Une tête dépassa de la carrosserie et prononça les mots d'espoir suivants:
– Pardon, meussieu l'agent, vous ne pourriez pas m'indiquer le chemin le plus court pour me rendre à la Sainte-Chapelle, ce joyau de l'art gothique?
– Eh bien, répondit automatiquement Trouscaillon, voilà. Faut d'abord prendre à gauche, et puis ensuite à droite, et puis lorsque vous serez arrivé sur une place aux dimensions réduites, vous vous engagez dans la troisième rue à droite, ensuite dans la deuxième à gauche, encore un peu à droite, trois fois sur la gauche, et enfin droit devant vous pendant cinquante-cinq mètres. Naturellement, dans tout ça, y aura des sens interdits, ce qui vous simplifiera pas le boulot.
– Je vais jamais y arriver, dit le conducteur. Moi qui suis venu de Saint-Mohtron exeuprès pour ça.
– Faut pas vous décourager, dit Trouscaillon. Une supposition que je vous y conduise?
– Vous devez avoir autre chose à faire.
– Croyez pas ça. Je suis libre comme l’r. Seulement, si c'était un effet de votre bonté de véhiculer aussi ces deux personnes (geste).
– Moi je m'en fous. Pourvu que j'arrive avant l'heure où c'est que ça se ferme.
– Ma parole, dit la veuve de loin, on dirait qu'il a fini par réquisitionner un voiturin.
– Il va m'épater, dit Zazie objectivement.
Trouscaillon fit un petit temps de galop dans leur direction et leur dit sans élégance:
– Amenez-vous en vitesse! Le type nous embarque.
– Allons, dit la veuve Mouaque, sus aux guidenappeurs!
– Tiens, je les avais oubliés ceux-là, dit Trouscaillon.
– Faut peut-être mieux pas en parler à votre bonhomme, dit la veuve diplomatiquement.
– Alors comme ça, demanda Zazie, il nous emmène à la chapelle en question?
– Mais grouillez-vous donc!
Prenant Zazie chacun par un bras, Trouscaillon et la veuve Mouaque foncèrent vers la conduite intérieure bien banale dans laquelle ils la jetèrent.
– J'aime pas qu'on me traite comme ça, hurlait Zazie folle de rage.
– Vous, avez l'air de quidnappeurs, dit le Sanctimontronais plaisamment.
– C'est une simple apparence, dit Trouscaillon en s'asseyant à côté de lui. Vous pouvez y aller si vous voulez arriver avant la fermeture.
On démarre. Pour aider le mouvement, Trouscaillon se penchait au dehors et sifflait avec frénésie. Ça avait tout de même un certain effet. Le provincial était ravi.
– Maintenant, faut prendre à gauche, ordonna Trouscaillon.
Zazie boudait.
– Alors, lui dit la veuve Mouaque hypocritement, tu n'es pas contente de revoir ton tonton?
– Tonton mon cul, dit Zazie.
– Tiens, dit le conducteur, mais c'est la fille de Jeanne Lalochère. Je l'avais pas reconnue, déguisée en garçon.
– Vous la connaissez? demanda la veuve Mouaque avec indifférence.
– Je veux, dit le type.
Et il se retourna pour compléter l'identification, juste le temps de rentrer dans la voiture qui le précédait.
– Merde, dit Trouscaillon.
– C'est bien elle, dit le Sanctimontronais.
– Je vous connais pas, moi, dit Zazie.
– Alors quoi, on sait plus conduire, dit l'embouti descendu de son siège pour venir échanger quelques injures bourdonnantes avec son emboutisseur. Ah! ça m'étonne pas… un provincial… Au lieu de venir encombrer les rues de Paris, vous feriez mieux d'aller garder vozouazévovos.
– Mais meussieu, dit la veuve Mouaque, vous nous retardez avec vos propos morigénateurs! Nous sommes en mission commandée nous! Nous allons délivrer un guidenappé.
– Quoi, quoi? dit le Sanctimontronais, moi je marche plus. Je suis pas venu à Paris pour jouer au coboille.
– Et vous? dit l'autre conducteur en s'adressant à Trouscaillon, qu'est-ce que vous attendez pour dresser un constat?
– Vous en faites pas, lui répondit Trouscaillon, c'est constaté, c'est constaté. Pouvez me faire confiance.
Et il imitait le flic qui griffonne des trucs sur un vieil écorné carnet.
– Vzavez votre carte grise?
Trouscaillon fit semblant de l'examiner.
– Pas de passeport diplomatique?
– (négation écœurée).
– Ça ira comme ça, dit la trouscaille, vous pouvez vous tirer.
L'embouti, songeur, remonta dans sa voiture et reprit sa course. Mais le Sanctimontronais, lui, ne bougeait pas.
– Eh bien! dit la veuve Mouaque, qu'est-ce que vous attendez?
Derrière, des claquesons râlaient.
– Mais puisque je vous dis que je ne veux pas jouer au coboille. Une mauvaise balle est vite attrapée.
– Dans mon bled, dit Zazie, on est moins trouillard.
– Oh toi, dit le type, je te connais. Tu ferais se battre des montagnes.
– C'est vache, ça, dit Zazie. Pourquoi que vous essayez de me faire cette réputation dégueulasse?
Les claquesons hurlaient de plus en plus fort, un vrai orage.
– Mais démarrez donc! cria Trouscaillon.
– Je tiens à ma peau, dit le Sanctimontronais platement.
– Vous en faites pas, dit la veuve Mouaque toujours diplomate, y a pas de danger. Juste une blague.
Le type se retourna pour voir d'une façon un peu plus détaillée l'allure de cette rombière. Cet examen l'inclina vers la confiance.
– Vous me le promettez? qu'il demanda.
– Puisque je vous le dis.
– C'est pas une histoire politique avec toutes sortes de conséquences eminerdatoires?
– Mais non, c'est juste une blague, je vous assure.
– Alors allons-y, dit le type quand même pas absolument rassuré.
– Puisque vous dites que vous me connaissez, dit Zazie, ma moman, vous l'auriez pas vue par hasard? Elle est à Paris elle aussi.
Ils avaient tout juste parcouru une distance de quelques toises que quatre heures sonnèrent au clocher d'une église voisine, église de style néoclassique d'ailleurs.
– C'est foutu, dit le Sanctimontronais.
Il freina de nouveau, ce qui provoqua derrière lui une nouvelle explosion d'avertisseurs sonores.
– Plus la peine, qu'il ajouta. Ça va être fermé maintenant.
– Raison de plus pour vous presser, dit la veuve Mouaque raisonnable et stratégique. Notre guidenappe, on va plus pouvoir le retrouver.
– Je m'en fous, dit le type.
Mais ça claquesonnait tellement fort derrière lui qu'il ne put s'empêcher de se remettre en route, poussé en quelque sorte devant lui par les vibrations de l'air agité par l'irritation unanime des stoppés.
– Allez, dit Trouscaillon, faites pas la mauvaise tête. Maintenant on est presque arrivés. Vous pourrez dire comme ça aux gens de votre pays que si vous avez pas pu la voir, la Sainte-Chapelle, du moins vous en avez pas été loin. Tandis qu'en restant ici…
– C'est qu'il cause pas mal quand il veut, remarqua Zazie impartialement à propos du discours du flicmane.
– De plus en plus il me plaît, murmura la veuve Mouaque à voix tellement basse que personne ne l'entendit.
– Et ma moman? demanda de nouveau Zazie au type, puisque vous dites que vous me connaissez, vous l'auriez pas vue par hasard?
– Ça alors, dit le Sanctimontronais, je manque vraiment de pot. Avec toutes ces bagnoles, faut que vous ayez choisi justement la mienne.
– On l'a pas fait esprès, dit Trouscaillon. Moi, par egzemple, quand je suis dans une ville que je connais pas, ça m'arrive aussi de demander mon chemin.
– Oui mais, dit le Sanctimontronais, et la Sainte-Chapelle?
– Ça faut avouer, dit Trouscaillon qui, dans cette simple ellipse, utilisait hyperboliquement le cercle vicieux de la parabole.
– Bon, dit le Sanctimontronais, j'y vais.
– Sus aux guidenappeurs, cria la veuve Mouaque.
Et Trouscaillon, sortant sa tête hors carrosserie, sifflait pour écarter les importuns. On avançait médiocrement vite.
– Tout ça, dit Zazie, c'est misérable. Moi je n'aime que le métro.
– Je n'y ai jamais mis les pieds, dit la veuve.
– Vous êtes rien snob, dit Zazie.
– Du moment que j'en ai les moyens…
– N'empêche que tout à l'heure vous étiez pas prête à raquer un rond pour un taxi.
– Puisque c'était inutile. La preuve.
– Ça roule, dit Trouscaillon en se retournant vers les passagères pour quêter une approbation.
– Voui, dit la veuve Mouaque en extase.
– Faudrait pas charrier, dit Zazie. Quand on sera arrivés, le tonton se sera barré depuis belle lurette.
– Je fais de mon mieux, dit le Sanctimontronais qui, changeant de voie de garage, s'esclama: ah! si on avait le métro à Saint-Montron! n'est-ce pas petite?
– Ça alors, dit Zazie, c'est le genre de déconnances qui m'écœurent particulièrement. Comme si pouvait y avoir le métro dans nott bled.
– Ça viendra un jour, dit le type. Avec le progrès. Y aura le métro partout. Ça sera même ultrachouette. Le métro et l'hélicoptère, vlà l'avenir pour ce qui est des transports urbains. On prend le métro pour aller à Marseille et on revient par l'hélicoptère.
– Pourquoi pas le contraire? demanda la veuve Mouaque dont la passion naissante n'avait pas encore entièrement obnubilé le cartésianisme natif.
– Pourquoi pas le contraire? dit le type anaphoriquement. A cause de la vitesse du vent.
Il se tourne un peu vers l'arrière pour apprécier les effets de cette astuce majeure, ce qui l'entraîne à rentrer de l'avant dans un car stationné en deuxième position. On était arrivé. En effet Fédor Balanovitch fit son apparition et se mit à débiter le discours type:
– Alors quoi? On sait plus conduire! Ah! ça, m'étonne pas… un provincial… Au lieu de venir encombrer les rues de Paris, vous feriez mieux d'aller garder vozouazévovos.
– Tiens, s'écria Zazie, mais c'est Fédor Balanovitch. Vzavez pas vu mon tonton?
– Sus au tonton, dit la veuve Mouaque en s'estrayant de la carlingue.
– Ah mais c'est pas tout ça, dit Fédor Balanovitch. Faudrait voir à voir, regardez ça, vous m'avez abîmé mon instrument de travail.
– Vzétiez arrêté en deuxième position, dit le Sanctimontronais, ça se fait pas.
– Commencez pas à discuter, dit Trouscaillon en descendant à son tour. Jvais arranger ça.
– C'est pas de jeu, dit Fédor Balanovitch, vzétiez dans sa voilure. Vzallez être partial.
– Eh bien, démerdez-vous, dit Trouscaillon qui se tira anxieux de retrouver la veuve Mouaque, laquelle avait disparu dans le sillage de la mouflette.