Seuls les partisans acharnés du sens littéral contesteraient le proverbe « À nouveau soleil, nouveau monde ». Certes, le noyau de la planète n’est pas modifié par le Nouveau Soleil et les contours des continents sont à peu de chose près les mêmes. Mais les tempêtes de vapeur de la première année du soleil dispersent les épaves desséchées de toute la vie superficielle antérieure. Forêts, jungles, prairies et marécages doivent repartir de zéro. Des constructions non enterrées des Araignées ne survivent peut-être que des immeubles en pierre dans certaines vallées abritées.
Portée par ses spores, la vie se répand rapidement, déchirée par les tempêtes pour recommencer sans cesse à germer. Les premières années, les animaux supérieurs vont peut-être se risquer à sortir le museau des profonds, tenter de s’assurer un avantage en prenant prématurément possession d’un territoire, mais c’est une activité périlleuse. La « naissance du nouveau monde » est si violente que la métaphore en est forcée.
… Et pourtant, après la troisième ou la quatrième année, les tempêtes s’interrompent occasionnellement. Avalanches et éruptions de vapeur deviennent rares, et les plantes peuvent survivre d’une année à l’autre. Dans la saison hivernale, lorsque les vents se sont adoucis et que les tourmentes s’espacent, il y a des moments où l’on peut contempler le paysage et voir dans cette phase du soleil l’exubérance même de la vie.
Intégralement reconstitué – une fois de plus –, l’Orgueil de l’Accord était un itinéraire encore plus grandiose qu’avant. Victory Smith poussa la voiture de sport jusqu’à soixante milles à l’heure sur la ligne droite, descendant juste en dessous de trente lorsqu’ils abordèrent une épingle à cheveux. Posté à l’arrière, Hrunkner Unnerby jouissait d’une vue imprenable, de quoi lui causer une crise cardiaque à chaque nouveau précipice. Il se cramponnait à son perchoir de tous ses pieds et mains. Sans cette étreinte terrorisée, il était persuadé que le dernier virage l’aurait éjecté du véhicule.
— Permettez-moi d’insister, mais ne préféreriez-vous pas que je conduise, madame ? suggéra-t-il.
Smith éclata de rire.
— Et que je m’installe là où vous êtes ? Pas question. Je sais à quel point c’est angoissant de voir le paysage depuis le perchoir arrière.
Sherkaner Underhill passa la tête par la portière latérale.
— Hum, je ne m’étais jamais rendu compte à quel point ce trajet était passionnant pour les passagers.
— D’accord, j’ai compris.
Smith ralentit, conduisit plus prudemment qu’aucun d’entre eux ne l’aurait fait en étant seul à bord. En fait, les conditions de circulation étaient excellentes. L’orage avait été repoussé sous la pression d’un vent chaud, la chaussée bétonnée était sèche, la visibilité parfaite. Dans une heure, ils seraient à nouveau dans la saucée. Leur route de montagne frôlait des nuages effilochés et véloces et une pluie brumeuse assombrissait les plaines au sud. La vue était aussi dégagée qu’elle pouvait jamais l’être sur l’Orgueil de l’Accord. La forêt n’avait que deux ans, des cônes à l’écorce dure jaillissaient des feuilles près de se détacher. La plupart des arbrisseaux avaient à peine une verge de haut, bien qu’à l’occasion un gros-bourgeon ou un molbuisson puissent atteindre six ou dix pieds. La verdure s’étendait sur des milles, interrompue çà et là par le brun des coulées d’avalanche ou les gerbes d’écume des chutes d’eau. Dans cette phase du soleil, la Forêt occidentale était le petit arpent du bon Dieu, et, depuis presque chaque point de l’Orgueil, le regard des voyageurs portait jusqu’à l’océan.
Hrunkner relâcha très légèrement son étreinte sur le perchoir. Derrière le véhicule, il voyait l’escorte de Smith apparaître au détour de la dernière épingle. Pendant presque tout le trajet, les gens de la sécurité n’avaient eu aucun mal à les suivre de près. Pour commencer, la tempête et la pluie avaient obligé Victory à rouler à des vitesses très modérées. À présent, ils peinaient à tenir l’allure et Hrunkner ne leur en voudrait pas s’ils s’échauffaient. Malheureusement, leur officier commandant était quasiment la seule personne à qui ils puissent se plaindre, et c’était Victory Smith. À en croire son uniforme, Smith était major de l’Intendance militaire de l’Accord. Cette affectation n’était pas tout à fait mensongère, car les Renseignements étaient considérés comme une branche de l’intendance chaque fois que cela simplifiait les choses. Toutefois, Smith n’était pas major. Unnerby avait quitté l’Armée depuis quatre ans, mais il y avait conservé ses vieux compagnons de beuverie… et il savait exactement comment l’Accord avait finalement gagné la Grande Guerre : il ne serait nullement surpris d’apprendre que Victory Smith était le nouveau chef des Renseignements.
Mais il y avait eu d’autres surprises – du moins, c’étaient des surprises jusqu’à ce qu’il en ait étudié à fond les tenants et aboutissants. Deux jours plus tôt, Smith l’avait appelé pour l’inviter à reprendre du service. Aujourd’hui, lorsqu’elle était venue le voir dans son atelier, il s’attendait un peu à une discrète protection rapprochée… mais la présence de Sherkaner Underhill était totalement inattendue. Il fut moins surpris par le plaisir qu’il éprouva en les revoyant tous les deux. Hrunkner Unnerby n’avait bénéficié d’aucune notoriété pour son rôle dans la conclusion abrupte de la Grande Guerre ; il faudrait au moins dix ans avant que soient ouvertes les archives de leur marche dans la Ténèbre. Mais sa part de butin pour cette mission représentait vingt fois ses économies de toute une vie. Enfin un prétexte pour quitter l’Armée, l’occasion de faire quelque chose de constructif avec sa formation d’ingénieur.
Dans les premières années d’un Nouveau Soleil, il y avait des travaux considérables à faire, sous des conditions qui pouvaient être aussi dangereuses que celles du combat. Dans certains cas, on se battait pour de bon. Même dans une civilisation moderne, cette phase du soleil abondait en criminels – voleurs, assassins et squatters. Hrunkner Unnerby s’en était très bien tiré ; la plus grosse surprise c’était donc peut-être la facilité avec laquelle Victory Smith l’avait persuadé d’accepter un engagement de trente jours.
— Juste le temps de prendre connaissance de nos projets et de décider si vous aimeriez reprendre du service pour une plus longue période.
D’où son voyage à la Commanderie des Terres. Jusque-là, c’étaient des vacances bienvenues, les retrouvailles avec de vieux amis (ce n’était pas tous les jours qu’un sergent avait une générale pour chauffeur). Sherkaner Underhill était plus que jamais génialement excentrique, bien que la maladie nerveuse qui l’avait frappé dans leur profond réquisitionné l’ait vieilli. Smith était plus ouverte et plus riante que jamais. À quinze milles de Princeton, après les alignements de maisonnettes provisoires et juste au début des contreforts de la Chaîne occidentale, ils lui confièrent leur secret.
— Vous êtes quoi ? avait dit Unnerby, qui faillit tomber de son perchoir.
Une pluie chaude crépitait tout autour d’eux ; peut-être avait-il mal entendu.
— Vous m’avez très bien compris, Hrunkner. La générale et moi sommes femme et mari.
Underhill souriait comme un idiot.
Victory Smith dressa une main effilée.
— Rectificatif : ne m’appelez pas « générale ».
D’ordinaire, Unnerby réussissait mieux à masquer sa stupéfaction ; même Underhill pouvait constater que cette révélation l’avait pris au dépourvu, et son sourire s’élargit.
— Vous aviez sûrement deviné qu’il y avait quelque chose entre nous avant la Grande Ténèbre.
— C’est-à-dire que…
Oui, sauf que ça ne pouvait mener à rien, vu que Sherkaner allait partir pour son incertaine expédition dans la Ténèbre. Hrunkner avait toujours eu pitié d’eux à cause de cela.
En fait, ils formaient une équipe formidable. Sherkaner Underhill avait plus d’idées lumineuses que n’importe quelle douzaine d’inventeurs auxquels le sergent ait jamais pu avoir affaire ; mais la plupart de ses idées étaient carrément irréalisables, du moins à l’aune de ce qu’un individu pouvait accomplir au cours de son existence. En revanche, Victory Smith avait l’œil pour les applications pratiques. Si elle n’avait pas été présente au bon moment en ce glorieux après-midi d’avant la Ténèbre, Unnerby n’aurait-il pas renvoyé le pauvre Underhill à Princeton et son plan délirant pour gagner la Grande Guerre n’aurait-il pas été perdu ? Si. Il n’était pas surpris, sauf par le choix du moment. Et si Victory Smith était à présent Directeur des Renseignements de l’Accord, le pays lui-même allait grandement en profiter. Une vilaine pensée filtra jusqu’à sa bouche puis sembla en sortir par sa propre volonté.
— Mais les enfants ? Pas maintenant, bien sûr.
— Mais si. La générale est enceinte. Je vais avoir deux bébés sur le dos dans moins de six mois.
Hrunkner s’aperçut que, dans son embarras, il s’était mis à sucer ses mains nourricières. Il gargouilla des banalités inintelligibles. Ils roulèrent sans rien dire une demi-minute sous la pluie brûlante qui sifflait sur les pare-brise. Comment pouvaient-ils faire cela à leurs propres enfants ?
Finalement, la générale demanda d’une voix tranquille :
— Cela vous pose-t-il un problème, Hrunkner ?
Unnerby en aurait presque avalé ses mains. Il connaissait Victory Smith depuis le jour où, fringante sous-lieutenant nouvellement promue, elle avait débarqué à la Commanderie des Terres avec un nom inconnu et une jeunesse impossible à dissimuler. Dans l’Armée, on voyait de tout, ou presque, et tout le monde avait vite compris que cette sous-lieutenant était réellement une exception : elle était née hors phase. Mais elle avait on ne sait comment reçu une assez bonne éducation pour entrer au prytanée des officiers. Le bruit courait que Victory Smith était le produit d’un riche pervers de la Côte Est, que sa famille avait désavoué – lui et sa fille qui n’aurait pas dû exister. Unnerby se rappela les insinuations désobligeantes et pires qui l’avaient poursuivie partout pendant les trois premiers mois. En fait, le premier signe indiquant qu’elle était promise à un grand avenir avait été la manière dont elle affrontait cet ostracisme, l’intelligence et le courage qu’elle opposait à l’ignominie de sa date de naissance.
Il retrouva finalement la parole.
— Hmmrph. Oui, madame. Je sais. Je ne voulais pas vous offenser. Mais j’ai été élevé dans certaines convictions.
Sur la manière dont devraient vivre les gens respectables. Les gens respectables concevaient leurs enfants dans les années du Déclin et donnaient naissance avec le Nouveau Soleil.
La générale ne répondit pas, mais Underhill donna à Unnerby une petite tape du dos de la main.
— Il n’y a pas de mal à cela, sergent. Vous auriez dû voir la réaction de mon cousin. Mais attendez un peu : les choses sont en train de changer. Quand nous aurons le temps, je vous expliquerai pourquoi les vieilles règles n’ont plus de sens.
Et voilà ce qu’il y avait de plus inquiétant chez Sherkaner Underhill : il pouvait probablement expliquer d’une manière satisfaisante le comportement de leur couple… et rester allègrement insensible à la colère qu’il susciterait chez autrui.
Mais le moment de gêne était passé. Si ces deux-là pouvaient s’accommoder de la nature puritaine de Hrunkner, il ferait de son mieux pour ignorer leurs… bizarreries. Dieu sait s’il avait dû tolérer pire que cela pendant la guerre. En outre, Victory Smith avait le chic pour créer ses propres normes de décence, lesquelles, une fois créées, étaient aussi bien enracinées que toutes celles qu’Unnerby avait pu connaître.
Quant à Underhill… son attention était déjà ailleurs. Son tremblement nerveux lui donnait l’air d’un vieillard, mais son esprit était plus vif – ou délirant – que jamais. Il voletait d’une idée à l’autre, sans jamais tout à fait se mettre au repos comme l’aurait fait celui d’une personne normale. La pluie avait cessé et le vent devint sec et brûlant. Lorsqu’ils abordèrent la montagne, Unnerby jeta un rapide coup d’œil à sa montre et décida de noter le taux d’absurdité que l’autre atteindrait dans les quelques minutes suivantes. (1) Avisant la première génération d’arbres à l’écorce ultrarésistante, Underhill se demanda à quoi leur race aurait pu ressembler si elle renaissait de ses spores après chaque Ténèbre au lieu d’en émerger totalement adulte et avec des enfants. (2) Une trouée dans les nuages apparut devant eux, heureusement décalée de plusieurs milles par rapport à leur chemin. Pendant quelques minutes, l’incandescente blancheur du rayonnement solaire réfléchi les frappa de plein fouet ; les nuages étaient si brillants qu’ils durent opacifier le côté exposé du véhicule. Quelque part plus haut sur la route, la lumière directe du soleil devait griller le flanc de la montagne. Et Sherkaner Underhill se demanda si on ne pourrait pas construire des « pièges à chaleur » au sommet des montagnes et utiliser les différences de température pour produire de l’électricité qui alimenterait les villes en contrebas. (3) Quelque chose de vert traversa la chaussée à la hâte et faillit passer sous les roues du véhicule. Sherkaner sauta sur l’occasion pour méditer sur l’évolution et l’automobile. (Et Victory ajouta que pareille évolution pouvait fonctionner dans les deux sens.) (4) Mais Underhill avait déjà en tête un moyen de transport bien plus sûr et rapide que les mobiles ou même les aéronefs !
— Dix minutes de Princeton à la Commanderie des Terres, vingt minutes pour traverser le continent. Voyez-vous, on creuse ces tunnels selon l’arc le plus rapide, on en expulse l’air et on laisse la pesanteur faire le travail.
Cinq secondes de pause, d’après la montre d’Unnerby. Puis :
— Aïe ! il y a un petit problème. La solution la plus rapide pour le trajet Princeton-Commanderie des Terres impliquerait un trou plutôt profond… de l’ordre de six cents milles. Je ne pourrais probablement même pas convaincre la générale de le financer.
— Sur ce point précis, tu as tout à fait raison !
Et de repartir dans une discussion prolongée sur la nature irréaliste des arcs de tunnel, les compromis inévitables et la comparaison avec les transports aériens. Il s’avéra que l’idée du tunnel souterrain était stupide après tout.
Au bout d’un moment, Unnerby ne put plus suivre. Pour commencer, Sherkaner s’intéressait beaucoup à l’entreprise de travaux publics d’Unnerby. Il savait écouter et ses questions donnaient à Unnerby des idées qu’autrement il n’aurait peut-être jamais eues. En fait, certaines pourraient même lui rapporter. Et lui rapporter gros. Hmmm.
Smith s’en aperçut.
— Holà ! il me faut un sergent pauvre et qui a besoin d’une généreuse prime d’engagement. Ne le détourne pas du droit chemin !
— Excuse-moi, chérie, dit Underhill sans avoir nullement l’air de s’excuser. Ça fait un sacré bail, Hrunkner. Dommage qu’on ne se soit pas tellement vus ces dernières années. Vous vous souvenez encore de ma… de ma grande, euh…
— Idée délirante du moment ?
— Exactement !
— Si je me souviens bien, juste avant que nous nous enterrions dans ce profond animal chez les Tiefs, vous avez plus ou moins annoncé que ce serait la dernière Ténèbre pendant laquelle la civilisation dormirait de bout en bout. Ensuite, à l’hôpital, vous en parliez encore. Vous devriez écrire de la science-fiction, Sherkaner.
Underhill dressa une main dans le vide comme pour prendre acte d’un compliment.
— En réalité, la chose est déjà dans la littérature. Mais vraiment, Hrunk, notre époque est la première où nous puissions la réaliser.
Hrunkner haussa les épaules. Il avait marché dans la Grande Ténèbre ; ça lui donnait encore la nausée.
— Je suis sûr qu’il y aura encore plein d’expéditions dans la Ténèbre, plus importantes et mieux équipées que la nôtre. L’idée est excitante, et je suis sûr que la gén… que le major Smith a elle aussi toutes sortes de projets en tête. Je pourrais même imaginer des batailles décisives en pleine Ténèbre.
— C’est une ère nouvelle, Hrunk. Regardez ce que la science est en train de faire tout autour de nous.
Débouchant de la dernière courbe de chaussée sèche, ils s’enfoncèrent dans un mur compact de pluie brûlante, l’orage qu’ils avaient repéré depuis les terres du nord. Smith ne fut pas prise au dépourvu. Lorsqu’ils furent enveloppés par les éléments, toutes les glaces étaient remontées presque complètement et le mobile ne faisait que du trente milles à l’heure. Il n’empêche que les conditions de circulation s’aggravèrent brusquement : les vitres s’embuaient presque trop vite pour les souffleries du véhicule, l’ondée était si drue que même avec les anti-pluie rouge sombre on distinguait à peine le bord de la chaussée. La pluie qui éclaboussait par les joints défectueux était chaude comme un crachefil de bébé. Derrière eux, deux paires de phares rouge foncé trouèrent l’obscurité : les gardes du corps de Smith se rapprochaient.
Unnerby dut faire un effort pour détacher son attention de l’orage au-dehors et se rappeler de quoi parlait Underhill.
— L’« Ère scientifique », je connais, Sherk. C’est même ça qui me sert de slogan dans ma profession. Au dernier Déclin, nous avions la radio, les aéronefs, le téléphone, l’enregistrement sonore. Ce progrès s’est poursuivi même pendant la reconstruction après le Nouveau Soleil. Votre mobile est une amélioration incroyable par rapport au Relmeitch que vous aviez avant la Ténèbre – et c’était déjà un véhicule de luxe pour l’époque.
Et Unnerby aurait bien voulu savoir comment au juste Sherkaner avait pu se le payer avec sa bourse d’étudiant de licence.
— Sans aucun doute, c’est l’époque la plus passionnante à laquelle je puisse jamais espérer vivre. Les aéronefs vont bientôt franchir le mur du son. La Couronne construit actuellement un réseau national d’autoroutes. Vous ne seriez pas derrière tout cela, par hasard, major ?
Victory sourit.
— Pas la peine. Il y a des tas de gens dans l’intendance qui s’y emploient. Et le réseau d’autoroutes pourrait se créer sans aucune aide gouvernementale. Mais c’est pour nous un moyen d’en conserver le contrôle.
— Soit. Il se passe de grandes choses. Dans trente ans – à la prochaine Ténèbre – je ne serais pas surpris qu’il y ait des transports aériens à l’échelle mondiale, des téléphones avec l’image, et peut-être même des stations relais lancées par des fusées qui tourneront autour de la planète comme la planète tourne autour du soleil. Si nous pouvons éviter une autre guerre, je vais vivre là le meilleur de ma vie. Mais l’idée que notre civilisation tout entière puisse se maintenir tout au long de la Ténèbre – pardonnez-moi, mon cher caporal, mais je ne crois pas que vous ayez fait tous les calculs nécessaires. Pour aboutir à pareil résultat, nous serions tout bonnement obligés de recréer le soleil. Avez-vous la moindre idée de la quantité d’énergie à mettre en œuvre ? Je me souviens de ce qu’il a fallu pour alimenter nos excavatrices pendant la Guerre après le début de la Ténèbre. Nous avons utilisé plus de carburant pour ces opérations que pendant tout le reste de la Guerre.
Ah ! Pour une fois, Sherkaner Underhill n’avait pas de réponse toute prête. Puis Unnerby se rendit compte que Sherk attendait que la générale parle. Au bout d’un moment, Victory Smith dressa une main.
— Jusqu’ici, tout est resté très convivial, sergent. Je sais, vous avez appris deux ou trois choses qui pourraient servir à nos ennemis… manifestement, vous avez deviné ma fonction actuelle.
— Oui. Mes félicitations, madame. Après Strut Greenval, vous êtes la personne la plus qualifiée à avoir jamais occupé ce poste.
— Bon… merci, Hrunkner. Mais je veux en venir à ceci : le bavardage à bâtons rompus de Sherkaner nous a amenés au cœur du sujet – la raison pour laquelle je vous ai demandé de prendre un engagement de trente jours. Ce que vous allez entendre maintenant est explicitement Secret Défense.
— Oui, madame.
Il n’avait pas prévu que l’ordre de mission vienne le cueillir au détour du chemin. Dehors, la tempête rugissait plus fort. Smith atteignait à peine vingt milles à l’heure en ligne droite. Si même les ciels couverts étaient dangereusement brillants dans les premières années d’un Nouveau Soleil, cette tempête était toutefois si dense que le ciel assombri n’était plus qu’un obscur crépuscule. Le vent harcelait le mobile, essayait de l’arracher à la chaussée. L’intérieur de l’habitacle était une étuve.
Smith fit signe à Sherkaner de continuer. Underhill se laissa aller sur son perchoir et éleva la voix pour se faire entendre par-dessus le vacarme grandissant de l’orage.
— Il se trouve que j’ai fait les « calculs nécessaires ». Après la Guerre, j’ai essayé de proposer mes idées à un certain nombre de collègues de Victory. Ce qui a bien failli contrarier son avancement. Ces faucheux savent calculer presque aussi bien que vous. Mais les choses ont changé.
— Nuance, dit Smith. Les choses peuvent changer.
Le vent les poussa vers un précipice qu’Unnerby pouvait à peine voir. Smith rétrograda et força le mobile à revenir au milieu de la route.
— Voyez-vous, poursuivit Underhill, qui ne se laissait pas distraire, il existe réellement des sources d’énergie qui pour raient entretenir la civilisation tout au long de la Ténèbre. Vous avez dit que nous serions obligés de créer notre propre soleil. C’est presque ça, bien que personne ne sache comment fonctionne le soleil. Mais il y a des preuves théoriques et pratiques de l’existence d’une énergie atomique.
Quelques minutes plus tôt, Unnerby aurait éclaté de rire. Même à présent, il ne pouvait dissimuler son mépris.
— La radioactivité ? Vous allez nous tenir au chaud avec des tonnes de radium raffiné ?
Peut-être le grand secret était-il que le haut commandement de la Couronne lisait Merveilles de la Science.
Pareille incrédulité glissa sur Underhill avec une extrême facilité.
— Il y a plusieurs possibilités. Si on les explore avec une certaine dose d’imagination, je ne doute pas que j’aurai les chiffres de mon côté quand viendra le prochain Déclin.
— Vous allez comprendre, sergent, dit la générale. J’ai effectivement des doutes. Mais il s’agit d’une possibilité que nous ne pouvons nous permettre de laisser échapper. Même si cela ne marche pas, l’échec pourrait être une arme mille fois plus meurtrière que tout ce qui a pu être employé pendant la Grande Guerre.
— Plus meurtrière que les gaz toxiques dans un profond ?
La tempête au-dehors sembla soudain moins sombre que le tableau évoqué par Victory Smith.
Il comprit qu’en cet instant toute son attention était concentrée sur lui.
— Oui, sergent, pire que cela. Nos plus grandes métropoles pourraient être anéanties en quelques heures.
Underhill faillit tomber de son perchoir.
— La fin du monde ! Le pire scénario possible ! Vous ne pensez qu’à ça, vous autres militaires ! Écoutez, Unnerby. Si nous travaillons à ce projet pendant les trente prochaines années, nous aurons vraisemblablement des sources d’énergie capables de maintenir des villes souterraines – pas des profonds, mais des cités éveillées – en activité d’un bout à l’autre de la Ténèbre. Nous pourrons empêcher la glace et la neige d’air de rendre les routes impraticables – et elles resteront dégagées même au milieu de la Ténèbre. La circulation en surface pourrait être bien plus facile qu’elle ne l’est pendant la majeure partie de la Clarté.
Il désigna d’un geste la pluie qui sifflait derrière les vitres de la voiture de sport.
— C’est ça, et je présume que la circulation aérienne sera pareillement simplifiée.
Avec toute l’atmosphère concentrée au sol sous forme de neige. Mais le sarcasme d’Unnerby perdait de sa force. Lui-même s’en rendait compte. Oui, avec une source d’énergie, peut-être que nous pourrions y arriver.
Le changement d’opinion d’Unnerby devait être perceptible : Underhill souriait.
— Vous voyez ! Dans cinquante ans, nous nous pencherons sur cette époque et nous demanderons pourquoi ce n’était pas évident. La Ténèbre est en réalité une phase plus bénigne que presque toutes les autres.
— Ouais.
Unnerby frissonna. Certains parleraient de sacrilège, mais…
— Oui, ça serait quelque chose de fantastique. Vous ne m’avez pas encore convaincu que c’est réalisable.
— À supposer que ça soit réalisable, ça sera très difficile, dit Smith. Il nous reste encore quelque trente ans avant la prochaine Ténèbre. Certains de nos physiciens estiment que l’énergie atomique peut être opérationnelle… théoriquement. Mais, Dieu tout-profond, jusqu’en 58//10, ils ignoraient jusqu’à l’existence des atomes ! J’ai réussi à convaincre le Haut Commandement ; vu l’investissement que cela implique, je vais sûrement perdre ma place si le projet tourne court. Mais, vous savez – pardonne-moi, Sherkaner –, j’espère plutôt que ça ne marche pas du tout.
Bizarre qu’elle soutienne l’opinion traditionnelle en la matière.
Sherkaner :
— Ce sera comme la découverte d’une nouvelle planète !
— Non ! Ce sera comme la recolonisation de la planète actuelle. Sherk, considérons le scénario du « meilleur des cas » qui, d’après toi, est toujours ignoré des gens à l’esprit militaire et borné. Supposons que les scientifiques maîtrisent la technologie. Supposons que dans dix ans, donc en 60//20 au plus tard, nous commencions à construire des centrales d’énergie atomique pour tes hypothétiques « villes-dans-la-Ténèbre ». Même si le reste du monde n’a pas découvert l’énergie atomique par ses propres moyens, on ne peut tenir secrets ce genre de travaux. Par conséquent, même s’il n’y a pas d’autre motif de conflit, il y aura une course aux armements. Et qui sera bien pire que tout ce que nous avons connu dans la Grande Guerre.
Unnerby :
— Hum… oui. Le premier à coloniser la Ténèbre serait le maître du monde.
— Oui, dit Smith. Je me demande si on peut s’attendre à ce que la Couronne respecte la souveraineté d’autrui dans une situation pareille. Mais je sais que le monde se retrouverait en esclavage ou serait anéanti si c’était en revanche un groupe comme la Parenté qui s’assurait la maîtrise de la Ténèbre.
C’était cette sorte de cauchemar autoentretenu qui avait poussé Unnerby à quitter l’Armée.
— J’espère que ça ne vous paraîtra pas déloyal, dit-il, mais avez-vous songé à étouffer cette idée ?
Il désigna Underhill d’un geste ironique.
— Vous pourriez réfléchir à d’autres choses, non ?
— Vous avez perdu la perspective militaire pour de bon, n’est-ce pas ? dit Smith. Oui, j’ai effectivement envisagé de supprimer cette recherche. Il se peut – mais il se peut seulement – que cela suffise si notre aimable Sherkaner ne pipe mot de ce projet. Si personne ne s’y met suffisamment tôt, je ne vois pas comment quiconque pourra conquérir la Ténèbre cette fois-ci. Et peut-être qu’il s’écoulera encore des générations avant que nous puissions mettre cette théorie en pratique – c’est l’avis de certains physiciens.
— Bon, je vais vous dire une chose, répliqua Underhill. Le projet passera assez vite au stade de l’ingénierie. Même si nous n’y touchons pas, l’énergie atomique sera un sujet de préoccupation majeur dans quinze ou vingt ans. Seulement, ce sera trop tard pour les centrales atomiques et les cités souterraines. Ce sera trop tard pour conquérir la Ténèbre. L’énergie atomique servira exclusivement aux armements. Vous parliez du radium, Hrunkner. Imaginez un peu ce que de grandes quantités de ce corps pourraient accomplir en tant que substance toxique à usage militaire. Et ce n’est que la chose la plus évidente. En fait, quoi que nous fassions, la civilisation sera en danger. Si au moins nous tentons de faire le maximum, il pourrait y avoir un bénéfice fantastique : une civilisation qui perdure tout au long de la Ténèbre.
Smith lui signifia d’un geste son approbation contrariée. Unnerby avait l’impression qu’il était témoin d’une discussion cent fois répétée. Victory Smith s’était laissé convaincre par le projet d’Underhill et avait convaincu à son tour le Haut Commandement. Les trente prochaines années allaient être encore plus passionnantes que Hrunkner Unnerby ne l’aurait cru.
Ils atteignirent le village de montagne très tard en fin de journée. La tempête ne leur avait pas permis de faire plus de vingt milles dans les trois dernières heures du trajet. Le mauvais temps cessa juste deux milles avant la petite bourgade.
Cinq ans après l’avènement du Nouveau Soleil, Nuits-sur-Profond était presque entièrement reconstruit. Les fondations en pierre avaient survécu à l’embrasement initial et aux inondations-éclair. Comme après chaque Ténèbre depuis bien des générations, les villageois s’étaient servis des pousses caparaçonnées de la toute première forêt pour bâtir le rez-de-chaussée des habitations, des commerces et des écoles primaires. Peut-être disposeraient-ils déjà en 60//10 d’un meilleur bois de charpente, de quoi ajouter un premier étage aux maisons et – qui sait ? – un deuxième à l’église. Pour l’instant, tout était vert et sortait à peine du sol ; les courts rondins coniques donnaient aux murs extérieurs un aspect écailleux.
Underhill insista pour qu’ils ne s’arrêtent pas au poste de kérosène sur la nationale.
— Je connais un meilleur endroit, dit-il en suggérant à Smith de reprendre la vieille route.
Ils avaient baissé les glaces. La pluie avait cessé. Un vent sec, presque frais, déferlait sur eux. Il y eut une trouée dans la grisaille et ils virent pendant quelques minutes le soleil éclairer les nuages. Mais ce n’était pas la fournaise ténébreuse du milieu de la journée. L’astre devait être près de se coucher. Les nuages bousculés resplendissaient de rouge et d’orange et d’écossais alpha ; derrière eux, le bleu et l’ultrableu du ciel dégagé. La clarté éclaboussait la rue, les maisons, et les collines au loin. Dieu le surréaliste.
Au bout du chemin gravillonné, il y avait effectivement une grange basse et une unique pompe à kérosène.
— C’est ça, le « meilleur endroit », Sherk ? ironisa Unnerby.
— Euh… le plus intéressant, en tout cas.
Underhill ouvrit la portière et sauta à bas de son perchoir.
— Voyons si ce faucheux se souvient de moi.
Il marcha de long en large près de la voiture, histoire de se dégourdir les jambages. Après ce long trajet en voiture, son tremblement était plus prononcé que d’habitude.
Smith et Unnerby descendirent, et, au bout d’un moment, le propriétaire, individu trapu portant sacoche à outils, sortit de la grange.
— Le plein, grand-père ? dit-il.
Underhill le gratifia l’un large sourire sans se soucier de corriger la surestimation de son âge.
— Absolument.
Il suivit l’autre jusqu’à la pompe. Le ciel était encore plus lumineux, ruisselant de bleu et de rouges de soleil couchant.
— Vous vous souvenez de moi, non ? Je passais par ici avec un gros Relmeitch rouge, juste avant la Ténèbre. Vous étiez forgeron, à l’époque.
L’autre s’arrêta, fixa longuement Underhill.
— Le Relmeitch, oui, je m’en souviens.
Ses deux enfants de cinq ans dansaient derrière lui en observant le curieux visiteur.
— C’est marrant comme les choses changent, pas vrai ?
Le pompiste ne savait pas au juste à quoi Underhill faisait allusion, mais, au bout de quelques instants, ils échangeaient des commérages comme de vieux potes. Oui, le pompiste aimait les automobiles, c’était manifestement l’avenir et adieu la forge. Sherkaner le complimenta pour un travail qu’il avait fait pour lui longtemps auparavant, et dit que c’était dommage qu’il y ait maintenant une station-service sur la route principale. Il était persuadé que ces gens-là n’étaient pas aussi compétents en matière de réparations ; l’ancien forgeron s’était-il intéressé à la manière dont se faisait maintenant la publicité routière à Princeton ? Les gardes du corps de Smith arrêtèrent leurs véhicules sur l’espace dégagé de l’autre côté de la chaussée et c’est à peine si le pompiste les remarqua. C’était drôle de voir à quel point Underhill pouvait s’entendre avec n’importe qui en mettant ses marottes au diapason de tout ce qu’il captait.
Entre-temps, Smith avait traversé la route et parlait au capitaine qui dirigeait son escorte de sécurité. Elle revint lorsque Sherk eut payé le kérosène.
— Merde. La Commanderie nous annonce une nouvelle tempête, encore pire que l’autre, pour minuit environ. C’est la première fois que je prends ma propre voiture, et c’est l’horreur intégrale.
Smith semblait irritée, ce qui signifiait d’ordinaire qu’elle était en colère contre elle-même. Ils remontèrent dans le mobile. Elle appuya deux fois sur le bouton d’allumage. Trois fois. Le moteur démarra.
— Nous allons bivouaquer sur place cette nuit.
Elle resta un instant immobile, presque indécise. Ou peut-être surveillait-elle le ciel au sud.
— Je sais où il y un terrain de la Couronne à l’ouest du village.
Smith s’aventura sur des routes gravillonnées, puis sur des pistes boueuses. Unnerby crut presque qu’elle s’était perdue, mais jamais elle n’hésitait ni ne faisait marche arrière. Les véhicules de l’escorte la suivaient, aussi discrets qu’une troupe d’osprechs à la parade. Le chemin boueux se terminait sur un promontoire qui dominait l’océan, entouré sur trois côtés de pentes abruptes. Un jour, la forêt retrouverait sa taille normale, mais, à présent, pas même les millions de pousses caparaçonnées ne pouvaient dissimuler la roche nue du précipice.
Smith s’arrêta tout au bout de la piste et se cala sur son perchoir.
— Désolée. Je… j’ai tourné là où je n’aurais pas dû.
Elle fit signe au premier des véhicules de l’escorte qui s’arrêtait derrière elle.
Unnerby contempla l’océan et le ciel au-dessus. Les fausses pistes réservaient parfois d’agréables surprises.
— Aucune importance. Dieu, quelle vue !
Les trouées dans les nuages étaient de profonds canyons. La lumière qui s’y déversait flamboyait dans le rouge et le proche infrarouge du rayonnement solaire réfléchi. Un million de rubis chatoyaient dans les gouttelettes d’eau sur le feuillage autour d’eux. Il sortit par l’arrière du mobile et se dirigea au milieu des jeunes pousses vers l’extrémité, toute proche, du promontoire. Le tapis forestier dense et détrempé rendait un bruit de succion sous ses pas. Au bout d’un moment, Sherkaner vint le rejoindre.
La brise qui montait de l’océan était humide et fraîche. Pas la peine d’être la Météo nationale pour deviner qu’une tempête se préparait. Unnerby promena son regard sur l’eau. Ils se trouvaient à moins de trois milles des brisants, soit à peu près à une distance raisonnable en cette phase du soleil. De là, on pouvait voir les turbulences et entendre s’entrechoquer les icebergs. Trois s’étaient échoués, majestueux, dans le ressac. Mais il y en avait des centaines d’autres, échelonnés jusqu’à l’horizon. C’était l’éternel combat du feu du Nouveau Soleil contre la glace de la terre bienveillante. Ni l’un ni l’autre ne triompherait, en fin de compte. Il s’écoulerait au moins vingt ans avant que la dernière plaque de glace remonte des hauts fonds et se dissolve. À ce moment-là, le soleil serait déjà sur le déclin. Même Sherkaner semblait subjugué par ce spectacle.
Victory Smith avait quitté le mobile, mais, au lieu de les suivre, elle avait contourné la face sud du promontoire. Pauvre générale. Elle n’arrive pas à décider si c’est un voyage officiel ou un voyage d’agrément. Unnerby était heureux de ne pas regagner la Commanderie d’une seule traite.
Ils rejoignirent Smith. Sur ce côté du promontoire, le sol descendait dans une petite vallée. Sur l’éminence de l’autre côté se dressait une bâtisse, peut-être une petite auberge. Smith se trouvait là où le soubassement rocheux du précipice était entaillé et où la pente n’était pas dangereusement abrupte. Jadis, la route avait peut-être continué dans la petite vallée pour remonter sur l’autre versant.
Sherkaner s’arrêta près de son épouse, lui passa ses bras gauches autour des épaules ; au bout d’un moment, elle posa deux bras sur les siens, sans prononcer un mot. Unnerby s’avança jusqu’au bord et se pencha au-dessus du vide. Il y avait des traces de route, des ornières jusqu’au bas de la pente. Mais les tempêtes et les inondations de la Clarté Première avaient taillé de nouvelles falaises. La vallée elle-même était charmante, intacte et dégagée.
— Hé, hé ! Inutile d’essayer de redescendre par ici, madame. La mer a carrément emporté la route.
Victory Smith resta un moment silencieuse.
— Oui. La mer l’a emportée. C’est peut-être mieux…
— Tu sais, dit Sherk, on pourrait peut-être traverser à pieds et remonter sur l’autre versant.
Il dressa vaguement une main en direction de l’auberge au sommet de la colline qui surplombait la vallée.
— On pourrait voir si dame Encl…
Victory le serra dans une étreinte sèche et spasmodique.
— Non. Il n’y aurait de la place que pour trois d’entre nous, de toute façon. Nous allons camper avec les gens de mon escorte.
Au bout d’un moment, Sherk se permit un petit rire.
— Pas de problème. Je suis curieux de voir à quoi ressemble un bivouac motorisé.
Emmenés par Smith, ils regagnèrent la piste. Lorsqu’ils arrivèrent devant les véhicules, Sherkaner était en pleine forme et envisageait un système de tentes ultralégères capables de survivre même aux tempêtes de la Clarté Première.
Debout à la fenêtre de sa chambre, Tomas Nau regardait au dehors. En réalité, ses appartements étaient à cinquante mètres de profondeur sur Diamant Un et le panorama qu’il voyait de sa fenêtre était relayé depuis la plus haute flèche de Hammerfest. Son domaine s’était agrandi depuis le Rallumage. Des dalles de diamant faisaient des murs parfaits, et les artisans spécialisés survivants passeraient leur vie à polir et à ciseler, à sculpter des frises aussi complexes que tout ce que Nau avait pu posséder sur sa planète d’origine.
Le terrain autour de Hammerfest avait été aplani et lissé, revêtu de dalles des divers métaux extraits du dépôt de minerais sur Diamant Deux. Nau essayait de maintenir l’agglomérat orienté de façon à ce que seule émerge au soleil la flèche porte-oriflamme de Hammerfest. Depuis environ un an, cette précaution n’était plus vraiment indispensable, mais rester dans l’ombre signifiait que la glace aqueuse pouvait servir d’isolant et, quelquefois, de liant. Arachnia flottait à mi-hauteur dans le ciel, brillant disque bleu et blanc de presque un demi-degré de diamètre apparent. Tout le parc du château baignait dans sa douce clarté. Quelle différence avec les premières Msec, avec l’enfer du Rallumage ! Nau avait œuvré cinq ans pour créer le paysage actuel, sa paix et sa beauté.
Cinq ans. Combien d’années encore allaient-ils rester bloqués ici ? Trente à cinquante d’après les prévisions les plus optimistes : le temps que les Araignées créent une écologie industrielle. Les choses avaient pris une tournure bizarre. Il s’agissait d’un authentique Exil, pas exactement celui qu’il avait envisagé en partant de Balacrea. La mission initiale avait été un risque calculé d’une autre nature : prendre deux cent siècles de recul par rapport à la politique de plus en plus meurtrière du régime local, l’occasion de faire fructifier ses ressources loin des profiteurs, et une chance supplémentaire, unique, d’apprendre – qui sait ? – les secrets d’une race spationavigante non humaine. Il n’avait pas prévu que les Qeng Ho seraient là avant lui.
Le savoir Qeng Ho était le fondement de la civilisation émergente de Balacrea. Tomas Nau avait beau avoir étudié les Qeng Ho toute sa vie, ce n’était qu’après les avoir rencontrés qu’il avait compris à quel point les Fourgueurs étaient différents des Émergents. Leur escadre s’était montrée indécise et naïve. Les infecter avec un sida mental à déclenchement retardé avait été une affaire triviale, mettre au point l’embuscade avait été presque aussi facile. Mais, une fois attaqués, les Fourgueurs s’étaient battus comme des démons, des démons intelligents avec des centaines de surprises qu’ils avaient dû préparer à l’avance. Leur vaisseau amiral avait été détruit dans les cent premières secondes de la bataille, et ça n’avait apparemment servi qu’à les rendre encore plus meurtriers. Lorsque le sida mental avait finalement eu raison des Fourgueurs, les deux camps étaient dévastés. Et après cette bataille, il y avait eu sa deuxième grande erreur d’appréciation concernant les Fourgueurs. Le sida mental pouvait tuer les Qeng Ho, mais beaucoup ne pouvaient être lessivés ni Focalisés. Les interrogatoires sur le terrain avaient très mal tourné, bien qu’à la fin il ait transformé cette débâcle en un moyen d’unifier les survivants.
Le haut manoir de Hammerfest, sa clinique de Focalisation, ses splendides aménagements – tout cela avait été prélevé sur les épaves des vaisseaux interstellaires. Çà et là au milieu des ruines, la haute technologie fonctionnait encore. Pour le reste, il fallait recourir aux matières premières de l’agglomérat… et, le moment venu, à la civilisation des Araignées.
Trente ou quarante ans. Ils pourraient tenir jusque-là. Il devrait y avoir assez de cercueils cryostatiques pour loger les survivants. L’essentiel était désormais d’étudier les Araignées, d’apprendre leurs langues, leur histoire et leur culture. Étalé sur plusieurs décennies, ce travail se divisait en une arborescence de Veilles, quelques Msec de service, un an ou deux sur la touche et en cryostase. Certains – les traducteurs et les scientifiques – passeraient beaucoup de temps en Veille. D’autres – les pilotes et les tacticiens – seraient pratiquement inactifs dans les premières années, puis vivraient à temps complet vers la fin de la mission. Nau avait expliqué tout cela dans des réunions avec ses gens et avec les Qeng Ho. Et ce qu’il avait promis était en gros exact. Les Qeng Ho avaient une grande expérience de ce type d’opérations ; avec un peu de chance, l’individu moyen bouclerait l’Exil en n’y passant que dix à douze ans de sa vie. En chemin, Nau pillerait la bibliothèque de l’escadre des Fourgueurs : il apprendrait tout ce que les Qeng Ho avaient jamais appris.
Nau appuya la main contre la fenêtre. Elle était aussi tiède que la moquette sur les murs. Par le Fléau, ce papier vidéo Qeng Ho était remarquable. Pas de distorsion, même si on regardait de biais. Il gloussa doucement. Tout bien considéré, gérer la partie Fourgueurs de l’Exil pourrait être la tâche la plus facile. Eux au moins avaient un minimum d’expérience du tableau de service proposé par Nau.
Quant à lui… Tomas Nau s’autorisa un instant d’apitoiement sur sa personne. Quelqu’un de fiable et de compétent doit rester en Veille jusqu’à la fin. Il n’y avait qu’une seule personne dans ce cas, et c’était Tomas Nau. Laissé à lui-même, Ritser Brughel épuiserait stupidement des ressources impossibles à renouveler – ou ferait de son mieux pour tuer Nau lui-même. Seule, Anne Reynolt serait fiable pendant des années, mais s’il se produisait un événement inattendu… Bon, les Qeng Ho semblaient totalement soumis, et, après les interrogatoires, Nau était presque sûr qu’il n’y avait plus de grands secrets. Mais si les Qeng Ho se remettaient à conspirer, Anne Reynolt serait perdue.
Tomas Nau risquait donc d’avoir cent ans avant d’assister à un triomphe. Un âge moyen sur Balacrea. Nau soupira. Ainsi soit-il. La médecine Qeng Ho ferait plus que compenser le temps perdu. Ensuite…
La pièce trembla avec un gémissement quasi inaudible. Là où la main de Nau touchait le mur, la vibration remontait dans ses os. C’était le troisième tremblement d’astéroïde dans les dernières quarante Ksec.
De l’autre côté de la chambre, la jeune Fourgueuse remua dans leur lit.
— Qu’est-ce qu… ?
Qiwi Lin Lisolet émergea de son sommeil. Son élan la souleva du lit. Elle avait travaillé trois jours d’affilée, essayant encore une fois de trouver une configuration stable pour l’agglomérat. Son regard oscillait. Elle ne savait probablement même pas ce qui l’avait réveillée. Ses yeux s’arrêtèrent sur Nau posté à la fenêtre et un sourire affectueux éclaira son visage.
— Oh ! Tomas. Encore en train de perdre du sommeil à te faire du souci pour nous ?
Elle tendit les bras, consolatrice. Nau sourit timidement et hocha la tête. Merde, ce qu’elle disait était plus ou moins vrai, mais vrai quand même. Il se laissa porter jusqu’au lit, s’arrêtant d’une main plaquée sur le mur derrière la tête de sa compagne. Elle l’enveloppa de ses bras et ils plongèrent au ralenti vers le lit. Il glissa ses mains autour de sa taille, sentit ses jambes musclées fléchir autour des siennes.
— Tu fais ce que tu peux, Tomas. N’essaie pas d’en faire plus. Tout va s’arranger.
Elle lui caressa légèrement les cheveux sur sa nuque et il la sentit trembler. C’était Qiwi Lisolet qui s’inquiétait, qui était prête à se tuer à la tâche si elle croyait que cela pourrait ajouter un pour cent à leur probabilité globale de survie. Ils dérivèrent en silence de longues secondes jusqu’à ce que la pesanteur les attire sur la mousse de dentelle qu’était leur lit.
Nau laissa ses mains vagabonder sur ses hanches ; il sentit l’inquiétude diminuer lentement en elle. Cette mission avait tourné mal à bien des égards, mais Qiwi Lin Lisolet pouvait être considérée comme une petite victoire. Précoce, naïve, obstinée, elle avait quatorze ans lorsque Nau avait repris l’escadre Qeng Ho. Elle était correctement infectée. Elle aurait pu être Focalisée : il avait un moment envisagé de faire d’elle son jouet corporel. Le Fléau soit loué, je ne l’ai pas fait.
Les deux premières années, la fille avait passé le plus clair de son temps dans cette chambre, à pleurer. L’« assassinat » de sa mère par Jimmy Diem avait fait d’elle la première des Qeng Ho à renier inconditionnellement son propre camp. Nau avait passé des Msec à la consoler. Au début, c’était un exercice relevant des arts de la persuasion, avec l’espoir que Qiwi puisse en plus améliorer la crédibilité de Nau chez les autres Fourgueurs. Mais, avec le temps, Nau finit par s’apercevoir que la fille était plus dangereuse et plus utile qu’il ne l’avait soupçonné. Qiwi avait passé le plus clair de son enfance en Veille pendant le voyage entre Triland et MarcheArrêt. Profitant de ce transit avec une intensité quasi Focalisée, elle avait appris la construction mécanique, la technologie des systèmes de survie et les pratiques commerciales. Bizarre : pourquoi accorder un traitement spécial à ce seul enfant ? Comme bien des factions Qeng Ho, la Famille Lisolet avait ses propres secrets, sa propre culture interne. Lors des interrogatoires, il avait extorqué l’explication probable à la mère de la fille. Les Lisolet se servaient du temps passé entre les étoiles pour former les petites filles choisies qui occuperaient plus tard des positions dominantes dans la Famille. Si tout s’était déroulé conformément aux projets de Kira Pen Lisolet, la petite aurait été prête à poursuivre sa formation ici même, dans le système MarcheArrêt, entièrement dominée par sa loyauté envers sa mère.
Vu la tournure qu’avaient prise les événements, tout cela faisait de Qiwi le véhicule idéal pour les projets de Tomas Nau. Jeune et talentueuse, elle avait désespérément besoin d’un être en qui investir sa loyauté. Il pouvait la maintenir en action Veille après Veille sans cryostase, tout comme il devait lui-même le faire. Ce serait pour les temps à venir une bonne compagne – et qui testerait ses plans en permanence. Intelligente, elle était encore à bien des égards d’une nature très indépendante. Même maintenant, alors que les preuves matérielles de ce qui était réellement arrivé à sa mère et aux autres avaient été opportunément détruites dans l’explosion, il pouvait encore y avoir des bavures. Se servir de Qiwi lui donnait des frissons, mettait constamment ses nerfs à l’épreuve. Mais, au moins, il avait désormais compris le danger et pris ses précautions.
— Tomas…
Elle se tourna pour le regarder en face.
— Tu crois que j’arriverai un jour à stabiliser ce tas de cailloux ?
De fait, cette préoccupation lui convenait très bien. Ritser Brughel – ou même un Tomas Nau plus jeune – n’aurait pas compris que la réaction correcte n’était ni la menace ni même la désapprobation.
— Oui, tu vas trouver la solution. Nous allons trouver la solution. Prends quelques jours de vacances, d’ac ? Le bonhomme Trinli est sorti de cryo pour cette Veille. Laissons-le équilibrer l’agglomérat pendant quelque temps.
Le rire de Qiwi la rendait encore plus jeune qu’elle ne le paraissait.
— Ah, oui ! Pham Trinli !
C’était le seul complice de Diem à qui elle témoignait plus de mépris que de haine.
— Tu te souviens de la dernière fois où il a fait l’équilibrage ? Il a une grande gueule, mais il était tellement timide, au début. L’agglomérat sortait déjà à trois mètres par seconde de l’orbite de L1, et il n’avait rien vu. Alors, il a surcorrigé et…
Elle se remit à rire. Cette jeune Fourgueuse éclatait de rire pour les prétextes les plus étranges. C’était l’une des énigmes que Nau n’avait pas encore élucidées.
Lisolet resta un instant silencieuse, puis, lorsqu’elle reprit la parole, le Subrécargue fut étonné.
— Ouais… peut-être que tu as raison ? Si c’est seulement quatre jours, je peux m’arranger pour que Trinli ne fasse pas trop de dégâts. Peut-être qu’on peut souder les blocs à l’eau après tout… En plus, papa est activé pendant cette Veille. J’aimerais bien passer un peu plus de temps avec lui.
Elle l’interrogea du regard, demandant implicitement à être dispensée de service.
Hum. Parfois, la manipulation ne réussissait pas comme il l’aurait espéré. Il aurait parié trois zombies qu’elle n’accepterait pas sa proposition. Je pourrais encore l’envoyer promener. Il pourrait lui dire oui avec suffisamment de mauvaise grâce pour qu’elle en ait honte. Non. Ça ne valait pas le coup, pas cette fois. Et si l’on n’interdit pas, il faut être totalement généreux en accordant sa permission. Il la pressa contre lui.
— Oui ! Même toi, tu dois apprendre à te détendre.
Elle soupira, sourit avec un soupçon d’espièglerie.
— Oh, oui, mais ça, je l’ai déjà appris.
Elle laissa descendre sa main, et ni l’un ni l’autre ne dirent mot pendant quelque temps. Qiwi Lisolet était encore une adolescente maladroite, mais elle était bonne élève. Et Tomas Nau avait des années devant lui pour faire son éducation. Kira Pen Lisolet avait disposé d’un temps bien plus limité, et puis c’était une adulte peu complaisante. Nau sourit en la revoyant. Eh oui. Chacune à leur manière, la mère comme la fille avaient bien servi ses desseins.
Ali Lin n’était pas né dans la Famille Lisolet. C’était une acquisition externe de Kira Pen Lisolet. Ali était unique – un génie en matière de gestion de parcs et d’écologie du vivant comme en trouve une fois sur un trillion. Et c’était le père de Qiwi. Kira et Qiwi l’aimaient beaucoup l’une et l’autre, même s’il ne pourrait jamais être ce qu’était Kira et ce que serait un jour Qiwi.
Ali Lin était important pour les Émergents, probablement aussi important que n’importe quel Focalisé. C’était l’un des rares à disposer d’un laboratoire en dehors des terriers de surface de Hammerfest. C’était l’un des rares à ne pas être surveillé en permanence par Anne Reynolt ou l’un des directeurs subalternes.
Qiwi et lui étaient maintenant assis à la cime des arbres du parc Qeng Ho et jouaient lentement et patiemment à un jeu impliquant les minuscules hôtes de ce lieu. Elle était là depuis dix Ksec, et son père depuis un peu plus longtemps. Il lui faisait relever des séquences d’ADN sur les nouvelles souches d’araignées recycleuses qu’il cultivait. Il semblait à présent lui faire confiance pour cette tâche, ne vérifiant les résultats que toutes les Ksec environ. Le reste du temps, il s’absorbait dans l’examen des feuilles et dans une sorte de rêverie contemplative sur la manière dont il pourrait mener à bien les projets que lui avait confiés Anne Reynolt.
Qiwi regarda sous ses pieds, vers le sol du parc. Les arbres étaient des amandors florifères, sélectivement cultivés pour la microgravité depuis des milliers d’années par des gens comme Ali Lin. Les feuilles descendaient en tortillons buissonnants qui rendaient leur observatoire presque invisible depuis le « bas » ombragé. Même en l’absence de pesanteur, le ciel bleu et la configuration des branches donnaient au parc une subtile orientation. Les plus gros animaux réels étaient les papillons et les abeilles. Qiwi entendait les abeilles, en apercevait à l’occasion qui volaient telles des balles perdues. Les papillons étaient partout. Les variétés microgravitiques s’orientaient sur le soleil simulé, si bien que leur vol fournissait au visiteur un indice psychologique de plus sur le haut et le bas. Le parc était pour le moment vide d’humains, officiellement fermé pour entretien. C’était un petit mensonge, mais Nau ne le lui avait pas reproché. En fait, le parc était carrément devenu trop populaire. Les Émergents l’aimaient au moins autant que les Qeng Mo. L’endroit attirait tellement de visiteurs que Qiwi y détectait les signes avant-coureurs d’une défaillance du système ; les petites araignées recycleuses n’arrivaient plus à tenir tout à fait la cadence.
Elle considéra le visage distrait de son père et sourit. C’était vraiment la pause entretien, pour ainsi dire.
— Voilà la dernière série d’allèles ; c’est ça que tu cherches, papa ?
— Hein ?
Il ne leva pas les yeux de sa besogne. Puis il sembla brusquement avoir entendu la question.
— Vraiment ? On va voir, Qiwi.
Elle lui passa la liste.
— Tu vois ? Là, et là. C’est le type de récurrence que nous cherchions. Les disques imaginaux vont évoluer exactement comme tu le souhaitais.
Son père voulait un métabolisme plus rapide sans dépassement des limites démographiques. Dans ce parc, insectes et arachnides n’avaient pas de prédateurs bactériens ; la lutte pour la vie se déroulait à l’intérieur de leur génome.
Ali lui prit la liste des mains. Il sourit doucement, presque comme s’il la regardait, presque comme s’il s’apercevait de sa présence.
— Ça va, tu t’en es bien tirée avec les coefficients.
Pareils compliments étaient à peu près tout ce qu’il restait à Qiwi Lin Lisolet pour essayer de retrouver le passé. Chez les Lisolet, les études se faisaient entre neuf et quatorze ans. Ç’avait été pour Qiwi une période de solitude, mais sa mère avait eu raison de la lui imposer. Qiwi avait fait un grand pas vers l’âge adulte, avait appris à être seule dans le grand vide noir. Elle avait appris le fonctionnement des systèmes de survie qui étaient la spécialité de son père, avait appris la mécanique céleste qui rendait possibles les constructions de sa mère et, par-dessus tout, elle avait appris à quel point elle adorait être avec les autres pendant leurs périodes d’éveil. Ses deux parents avaient passé plusieurs de ces années hors cryostase à partager les services d’entretien avec elle et les techs de Veille.
Maintenant, sa mère était morte et son père était Focalisé, son âme concentrée sur une seule chose : la gestion biologique des écosystèmes. Mais à l’intérieur de cette Focalisation, elle et lui pouvaient encore communiquer. Dans les années qui s’étaient écoulées depuis l’embuscade, ils avaient passé ensemble des Msec de Veille partagée. Qiwi avait continué d’apprendre de lui. Et parfois, lorsqu’ils étaient plongés dans la complexité de la stabilité intraspécifique – parfois, donc –, c’était comme avant, comme dans son enfance, quand son père s’absorbait tellement dans la contemplation des êtres vivants qu’il semblait en oublier que sa fille était une personne bien réelle, et qu’ils étaient tous les deux engloutis par des merveilles qui les dépassaient.
Qiwi examina les allèles – mais elle observait surtout son père. Elle savait qu’il avait presque achevé l’étude des araignées recycleuses, du moins la partie qui lui incombait. Une longue expérience lui disait qu’il y aurait ensuite quelques moments où Ali Lin serait abordable, lorsque sa Focalisation se mettrait en quête d’un nouveau projet sur lequel se fixer. Qiwi sourit toute seule. Et à moi le projet. Il avait pratiquement terminé ce que Reynolt et Tomas voulaient de lui ; il serait donc possible de le distraire si elle s’y prenait correctement.
Maintenant. Ali Lin soupira, contemplant d’un air satisfait les branches et les feuilles autour d’eux. Qiwi disposait peut-être de cinquante secondes. Se laissant glisser au bas de sa branche en se calant sur la pointe d’un pied, elle s’empara de la bulle bonsaï qu’elle avait introduite clandestinement puis retourna près de son père.
— Tu te souviens de ça, papa ? Des parcs vraiment, mais vraiment miniatures.
Son père ne fit pas la sourde oreille. Il se tourna vers elle aussi vite qu’une personne normale et ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il aperçut la sphère de plastique transparent.
— Oui ! Si on néglige l’éclairage, une écologie complètement fermée sur elle-même.
Qiwi laissa flotter la bulle vide jusque dans les mains de son père. Les bulles bonsaï étaient des objets courants dans l’enceinte d’un ramjet en transit. Elles existaient sous des formes plus ou moins sophistiquées, depuis la motte de mousse jusqu’à des ensembles aussi complexes que le parc du temp’. Et…
— C’est un peu plus limité que les problèmes sur lesquels nous travaillons. Je ne suis pas certaine que tes solutions marcheraient ici.
Dans le temps, Ali se laissait souvent porter par son orgueil, presque aussi souvent que par son amour. À présent, il fallait le saisir au bon moment. Il loucha vers la bulle, feignit d’en estimer les dimensions avec la main.
— Mais si ! Je peux y arriver. Mes nouvelles procédures sont très puissantes… Ça te plairait, un petit lac, avec peut-être des lipides en surface pour éviter la courbure ?
Qiwi hocha la tête.
— Et ces araignées recycleuses, je peux les faire plus petites et leur donner des ailes colorées.
— Oui.
Reynolt le laisserait poursuivre ses recherches sur les bestioles. Elles n’étaient pas seulement importantes pour le parc central. Il y avait eu tellement de destructions dans la bataille. Les travaux d’Ali permettraient d’installer des modules de survie minimaux dans toutes les structures encore debout. C’était un projet qui exigerait normalement une équipe de spécialistes Qeng Ho et des recherches poussées dans les bases de données de l’escadre – mais papa était un Focalisé doublé d’un génie. Il pouvait assurer la conception sans l’aide de quiconque, et en quelques Msec seulement.
Il avait seulement besoin d’une pichenette dans la bonne direction conceptuelle, chose que cette vieille bique d’Anne Reynolt pouvait rarement fournir. Donc…
Brusquement, Ali Lin sourit de toutes ses dents.
— Je parie que je peux faire mieux que les Hauts-Trésors de Namqem. Écoute, les toiles de filtrage vont faire toute la largeur. Les arbustes seront normalisés, un peu modifiés, peut-être, pour te permettre de relever tes allèles d’insectes.
— Oui, c’est ça.
Ils eurent une vraie conversation de plusieurs centaines de secondes avant que son père ne tombe dans la féroce concentration qui rendrait possibles ces « modifications simples ». Le plus dur, ce serait aux niveaux bactérien et mitochondrial, et ça, c’était totalement hors de la portée de Qiwi. Souriant à son père, elle faillit tendre la main pour lui toucher l’épaule. Maman serait fière d’eux. Il se pouvait même que les méthodes de papa soient inédites – elles ne figuraient certainement à aucun des endroits attendus dans les BDD historiques. Qiwi avait deviné qu’elles pourraient permettre la création de très beaux microparcs, mais elle n’en demandait pas tant.
Les bonsaïs du Haut-Trésor n’étaient pas plus grands que celui-ci – trente centimètres de diamètre. Certains vivaient depuis deux cents ans en tant qu’écosystèmes faune/flore complets incluant même une évolution simulée. La méthode était brevetée et même les Qeng Ho n’avaient pu l’acheter en totalité. Créer de pareils objets avec les seules ressources de la mission tiendrait du miracle. Si papa pouvait faire mieux que ça… Hmmm. La plupart des gens, même Tomas, semblaient croire que Qiwi avait été élevée pour être soldate, dans le sillage de la carrière militaire maternelle. Ils n’y comprenaient rien. Les Lisolet étaient des Qeng Ho. La guerre venait au second rang, et de loin. Certes, elle avait un peu appris les techniques du combat. Certes, maman voulait qu’elle passe une ou deux décennies à apprendre ce qu’il faut faire Quand On A Tout Essayé. Or tout tournait finalement autour du Commerce. Du Commerce et des bénéfices. Ils avaient donc été repris par les Émergents. Mais Tomas était un homme respectable – et il avait la tâche la plus dure qu’elle puisse imaginer. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour le soutenir, pour assurer la survie de ce qui restait de leurs deux expéditions. Tomas n’y pouvait rien si sa culture à lui était complètement tordue.
Finalement, que Tomas comprenne ou non, cela n’aurait aucune importance. Qiwi sourit en contemplant la sphère de plastique vide, s’imaginant à quoi elle pourrait ressembler une fois remplie des créations de son père. En des lieux civilisés, un bonsaï de premier choix pouvait se vendre pour le prix d’un vaisseau interstellaire. Ici ? Bon, Qiwi pourrait en fabriquer en douce. Après tout, c’était une frivolité, une chose que Tomas ne pourrait probablement pas justifier en son âme et conscience. Tomas avait interdit l’accumulation frauduleuse des biens et les échanges de faveurs. Oh oh ! Peut-être que je vais être obligée de travailler quelque temps dans son dos. Il était beaucoup plus facile d’obtenir sa permission après. Finalement, elle supposa que les Qeng Ho influenceraient bien plus les gens de Tomas que l’inverse.
Elle entamait tout juste une nouvelle séquence d’allèles lorsqu’un bruit de déchirure se fit entendre en contrebas. La source en était cachée par le feuillage inférieur. Qiwi mit une seconde à l’identifier. Le panneau d’accès sous le sol. Uniquement prévu pour les réparations. L’ouvrir endommagerait la couche de mousse. Zut.
Qiwi se hissa hors de leur petit nid et progressa doucement vers le bas en veillant à ne pas briser de branches, ni à projeter d’ombre sur la mousse du fond. Une entrée par effraction alors que le parc était officiellement fermé, c’était agaçant, pas plus – c’était le genre de truc qu’elle ferait si elle en avait envie. Seulement on n’était pas censé ouvrir ce panneau inférieur. Ça détruisait l’illusion spatiale du parc, et puis ça esquintait la pelouse. Quelle sorte de taré était capable de faire un truc pareil – surtout quand on pensait à quel point les Émergents prenaient au sérieux consignes et règlements officiels ?
Qiwi s’immobilisa juste au-dessus de la dernière voûte de feuillage avant le sol. Dans une seconde, l’intrus serait en vue, mais elle l’entendait déjà. C’était Ritser Brughel. Le Vice-Subrécargue arpentait la mousse en cognant avec force jurons sur quelque chose dans les buissons. Ce mec avait un vocab vraiment dégueulasse. Étudiante assidue de ce type de langage, Qiwi avait déjà eu l’occasion de l’écouter parler. Brughel était peut-être le big boss numéro deux de l’expédition, mais il était aussi la preuve par un que, chez les Émergents, il pouvait y avoir de la connerie même au sommet. Tomas s’était apparemment rendu compte que l’individu était mauvais acteur : il avait mis les appartements du Vice-Subrécargue loin de l’agglomérat, sur la Main invisible, cette vieille épave. Et le service de Veille de Brughel était le même que celui de la plupart des membres de l’équipage. Tandis que le pauvre Tomas vieillissait au fil des ans pour assurer la sécurité de la mission, Brughel ne sortait de cryo que dix Msec sur quarante. Qiwi ne le connaissait pas très bien, mais ce qu’elle savait sur son compte lui faisait horreur. Si on pouvait faire confiance à ce connard et le laisser payer de sa personne, Tomas ne serait pas en train de crever à petit feu pour nous tous. Elle l’écouta en silence un moment de plus. Du joli. Seulement il y avait une tonalité qu’en général elle ne percevait pas dans le langage ordurier, comme si ce type parlait littéralement.
Qiwi écarta les branches bruyamment et se stabilisa à cinquante centimètres du sol pour pouvoir regarder l’Émergent dans les yeux, ou presque.
— Le parc est fermé pour entretien, Subrécargue.
Brughel se permit un infime tressaillement de surprise. Il resta muet une seconde. Son épiderme rose pâle prit une nuance sombre du plus haut comique.
— Insolente petite… qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je fais l’entretien.
Bon, c’était au moins une approximation de la vérité. Maintenant, la contre-attaque.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ?
Le faciès de Brughel s’assombrit encore plus. Il se rehaussa, la tête dix centimètres au-dessus de celle de Qiwi. Lui non plus ne touchait plus le sol, à présent.
— La racaille n’a pas à me poser de questions.
Il portait sa ridicule matraque en acier. Une simple tige en métal uni où, çà et là, des taches noires marquaient des entailles. Se cramponnant d’une main, il brandit la baguette qui décrivit un arc étincelant avant de fendre l’arbrisseau à côté de la tête de Qiwi.
Qiwi commençait à se mettre en colère elle aussi. Elle saisit une des basses branches et se hissa une fois de plus à la hauteur de Brughel.
— Ça, c’est du vandalisme, pas une explication.
Elle savait que Tomas faisait surveiller le parc… et que le vandalisme était un crime pour les Émergents tout autant que pour les Qeng Ho.
Dans sa colère, le Subrécargue avait du mal à parler.
— Les… les vandales… c’est vous. Ce parc était très beau, incroyablement réussi pour une racaille de votre espèce. Mais maintenant, vous êtes en train de le saboter. Je suis passé ici hier. Vous l’avez contaminé avec toute cette vermine.
Il trancha l’air d’un nouveau coup de sa baguette métallique, délogeant un tamis de recyclage de détritus dissimulé dans les branches. Les créatures du tamis se dispersèrent dans toutes les directions, traînant leurs fils de soie derrière elles. Brughel enfonça sa matraque dans le tamis, libérant des cadavres de coléoptères, des feuilles mortes et divers détritus qui s’élevèrent en un nuage autour d’eux.
— Tu vois ? Vous empoisonnez quoi, encore ?
Il se pencha et la regarda d’en haut.
Qiwi resta un instant interdite. Elle ne comprenait pas. Comment pouvait-il parler sérieusement ? Comment pouvait-on être si ignorant ? Elle se rehaussa suffisamment pour regarder Brughel de haut et lui assena à bout portant :
— C’est un parc en impesanteur, nom de Dieu ! Comment vous croyez qu’on empêche les saloperies de flotter partout ? Les bestioles à détritus sont là depuis toujours… sauf que maintenant elles ont peut-être un peu trop de boulot.
Elle ne l’avait pas vraiment fait exprès, mais elle toisa alors le Subrécargue de la tête aux pieds comme si elle songeait il un détritus particulièrement encombrant.
Ils étaient à présent au-dessus des frondaisons inférieures. Du coin de l’œil, Qiwi apercevait son père. Le ciel était d’un bleu illimité que brisait parfois la pointe d’une branche. Elle sentait la chaleur du faux soleil sur sa nuque. S’ils continuaient de jouer à la grimpette, ils allaient se cogner la tête contre le plastique du dôme. Qiwi se mit à rire.
Brughel ne disait plus rien, il se contentait de la fixer en faisant claquer sa baguette en acier sur la paume de sa main. Des bruits couraient à propos des taches noires sur le métal ; on voyait bien dans quel sens Ritser Brughel voulait orienter ces rumeurs. Seulement, ce type n’avait pas un comportement de combattant. Et quand il brandissait sa matraque, c’était comme s’il n’avait jamais envisagé que certaines cibles puissent riposter. En cet instant, il n’était retenu que par un orteil botté coincé entre deux branches. Qiwi rassembla discrètement ses forces et lui lança son sourire le plus insolent.
Brughel mit une seconde à réagir. Il regarda à gauche et à droite de Qiwi puis, sans mot dire, il s’élança, perdit pied un instant, trouva une branche et plongea en direction du panneau de service.
Qiwi flottait en silence. Les impressions les plus étranges envahissaient tout son corps, descendaient dans ses bras. Elle n’arrivait pas encore à les identifier. Mais le parc… quel endroit merveilleux maintenant que Ritser était parti ! Elle entendait les menus bourdonnements habituels et les papillons, alors qu’un instant auparavant toute son attention s’était concentrée sur la colère du Subrécargue. À présent, elle reconnaissait le picotement dans ses bras et le battement accéléré de son cœur : la rage et la peur.
Qiwi Lin Lisolet avait agacé et irrité bien des gens. Ç’avait presque été son violon d’Ingres pendant les Préparatifs. Sa mère disait que c’était une colère inconsciente à la pensée d’être seule au milieu des étoiles. Peut-être. Mais elle y avait pris un certain plaisir, en plus. Cette fois, c’était différent.
Elle retourna vers le perchoir de son père au milieu des arbres. Oui, elle avait irrité des tas de gens au fil des années. À une époque plus innocente, Ezr Vinh frôlait l’apoplexie avec elle. Pauvre Ezr, je regrette… Mais aujourd’hui, elle avait vu la différence dans le regard de Ritser Brughel. L’homme avait voulu la tuer pour de bon, avait bien failli essayer. Et la seule chose qui l’en avait empêché, c’était probablement la crainte que Tomas apprenne la vérité. Mais si jamais Brughel pouvait la coincer toute seule loin des caméras de surveillance…
Les mains de Qiwi tremblaient encore lorsqu’elle rejoignit Ali Lin. Elle aurait tant voulu qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la calme. Ali Lin ne la regardait même pas. Son père était Focalisé depuis plusieurs années, mais Qiwi se rappelait très bien comment il était avant. Avant… papa se serait catapulté hors du feuillage dès qu’il aurait entendu le moindre bruit de dispute en bas. Il se serait interposé entre Qiwi et Brughel, que l’autre ait été armé ou non. Maintenant… Qiwi ne se rappelait plus grand-chose des derniers instants, à part la scène avec Ritser Brughel. Elle avait toutefois des visions fragmentaires : Ali était resté assis sans broncher au milieu de ses affichages et de ses analyses. Il avait entendu leur altercation, avait même jeté un coup d’œil de leur côté lorsque le ton avait monté. Il avait eu un regard impatient qui signifiait : « ne me dérange pas ».
Qiwi tendit une main encore tremblante et lui toucha l’épaule. Il tressaillit comme pour se débarrasser d’un insecte tenace. À certains égards, son père était encore en vie, mais, autrement, il semblait encore plus mort que sa mère. Tomas disait que la Focalisation était réversible. Mais Tomas avait besoin de papa et des autres Focalisés dans l’état où ils étaient maintenant. En plus, Tomas avait eu une éducation d’Émergent. Chez lui, on se servait de la Focalisation pour s’approprier les gens. Et on en était fier. Qiwi savait que beaucoup de survivants Qeng Ho tenaient toutes ces histoires de « réversibilité de la Focalisation » pour des mensonges. Jusqu’ici, il n’y avait pas eu un seul cas de réversion. Tomas ne mentirait pas sur un sujet aussi grave.
Et peut-être que si son père et elle s’en tiraient assez bien, elle pourrait le récupérer d’autant plus vite. Car ce n’était pas une mort qui durait éternellement. Elle se coula dans son siège à côté de lui et se mit à examiner une nouvelle séquence d’allèles. Les processeurs avaient commencé à lui donner des résultats pendant qu’elle était occupée à échanger des insultes avec Ritser Brughel.
Papa allait être content.
Nau rencontrait encore le Comité de gestion de l’escadre une fois toutes les Msec environ. Bien entendu, sa composition changeait substantiellement d’une Veille à l’autre. Ezr Vinh était présent aujourd’hui ; ce serait très intéressant de voir la réaction du gamin à la surprise qu’il avait préparée. Et Ritser Brughel assistait à la séance. Nau avait donc demandé à Qiwi de ne pas venir. Il sourit tout seul. Et zut, je n’aurais jamais imaginé à quel point elle pouvait humilier le personnage.
Nau avait combiné les réunions du Comité avec celles de l’état-major des Émergents et les avait baptisées « commissions de gestion des Veilles ». Le principe était toujours le même : quelles qu’aient pu être leurs anciennes différences, ils étaient à présent tous sur le même bateau et la survie exigeait la coopération de tous. Ces réunions étaient moins significatives que les tête-à-tête de Nau avec Anne Reynolt ou son travail avec Ritser et les gens de la sécurité, lesquels avaient souvent lieu entre les Veilles. Ce n’était toutefois pas un mensonge que de dire qu’il s’effectuait un travail important lors des réunions officielles une fois toutes les Msec. Nau désigna l’ordre du jour d’un revers de main.
— Le dernier point, donc : l’expédition d’Anne Reynolt sur le soleil. Anne ?
— Le rapport de l’astrophysicien, Subrécargue, corrigea-t-elle sans un sourire. Mais d’abord, j’ai une réclamation. Il nous faut au moins un non-Focalisé spécialiste de ce domaine. Vous savez à quel point il est difficile de juger des résultats techniques…
Nau soupira. Elle l’avait déjà harcelé sur ce point en privé.
— Anne, nous n’avons pas les ressources nécessaires. Nous n’avons que trois spécialistes survivants en astrophysique.
Et c’étaient tous des zombies.
— J’ai tout de même besoin d’un analyseur doté de bon sens.
Elle haussa les épaules.
— Très bien. Selon vos instructions, nous avons placé deux des astrophysiciens en Veille continue avant même le Rallumage. N’oubliez pas qu’ils ont eu cinq ans pour réfléchir à ce rapport.
Reynolt agita la main dans le vide, et ils purent se pencher sur une navette Qeng Ho modifiée. Des réservoirs de carburant auxiliaires étaient fixés sur toutes ses faces, l’avant était une forêt de capteurs. Une armature branlante maintenait une voile-bouclier argentée sur un côté de l’engin.
— C’est à bord de ce véhicule que le Dr Li et le Dr Wen ont tourné en orbite basse autour de MarcheArrêt juste avant le Rallumage.
Une deuxième fenêtre montrait la trajectoire de descente puis une orbite finale à peine cinq cents kilomètres au-dessus de la surface de l’étoile.
— En maintenant la voile correctement orientée, ils ont circulé sans risque à cette altitude pendant plus d’une journée.
C’était donc les zombies pilotes de Jau Xin qui étaient aux commandes. Nau désigna Xin du menton.
— Bon travail, gestionnaire du personnel de pilotage.
Xin sourit.
— Merci, monsieur. J’aurai quelque chose à raconter à mes enfants.
Reynolt ignora ce commentaire. Elle ouvrit des fenêtres multiples montrant des vues à basse altitude sous divers régimes spectraux.
— L’analyse nous a posé de gros problèmes depuis le tout début.
Ils entendaient à présent les voix enregistrées des deux zombies. Li était émergent de naissance, l’autre parlait un dialecte Qeng Ho. Ce devait être Wen.
— Nous savons depuis toujours que MarcheArrêt a la masse et la densité d’une étoile normale de type G. Nous pouvons maintenant établir des cartes à haute résolution des températures internes et des densi…
Le Dr Li intervint avec la précipitation typique du zombie :
— Mais il nous faut encore plus de microsats… Au diable l’économie des ressources. Il nous en faut au moins deux cents, jusqu’au moment du Rallumage.
Reynolt mit l’audio en pause.
— Nous leur avons fourni cent microsats.
De nouvelles fenêtres s’ouvrirent : Li et Wen de retour à Hammerfest après le Rallumage, et qui ne cessaient de se disputer. Les rapports de Reynolt étaient souvent ainsi – une avalanche d’images, de tableaux et mini-séquences audio.
Wen avait repris la parole. Il semblait fatigué.
— Même à l’Arrêt, les densités centrales étaient typiques d’une type G, et pourtant il n’y avait pas d’effondrement. La turbulence de surface n’a même pas dix mille kilomètres de profondeur. Comment est-ce possible ? Oui, comment ?
— Et après le Rallumage, la structure interne profonde a toujours le même aspect.
— Impossible d’en avoir la certitude ; on ne peut pas s’approcher.
— Non, maintenant elle a l’air parfaitement normale. On a des modèles…
Wen changea de ton à nouveau. Il parlait plus vite, avec de la frustration dans la voix, presque de la douleur.
— Avec toutes les données qu’on a accumulées, on a exactement les mêmes mystères qu’avant. Ça fait maintenant cinq ans que j’étudie la transmission des réactions, et je suis aussi ignorant que les astronomes de l’Aube de l’Humanité. Il doit forcément se passer quelque chose dans le noyau étendu, sinon l’étoile s’effondrerait.
L’autre zombie semblait irrité.
— Manifestement, même à l’Arrêt, l’étoile rayonne encore, seulement elle émet quelque chose qui se convertit en interaction faible.
— Oui, mais quoi ? Quoi ? Et s’il pouvait y avoir un truc pareil, pourquoi alors les couches supérieures ne s’effondrent pas, hein ?
— Parce que la conversion se fait à la base de la photosphère, et la photosphère, elle, s’est effondrée ! Ryop. Je me sers de ton propre logiciel de modélisation pour démontrer ça !
— Non. Absurde. Post hoc ergo propter hoc. On ne fait pas mieux que les anciens.
— Mais moi, j’ai des données !
— Ah bon ? Parce ce que tes adiabats sont…
Reynolt coupa l’audio.
— Ils ont continué ainsi pendant des jours. Et presque toujours dans leur jargon à eux, le genre de chose qu’inventent souvent les couples Focalisés bien soudés.
Nau se redressa sur son fauteuil.
— S’ils ne se comprennent qu’entre eux, nous n’avons pas accès à leur rapport. Vous les avez perdus ?
— Non. Du moins pas de la manière habituelle. À la fin, le Dr Wen était tellement frustré qu’il a commencé à envisager des externalités aléatoires. Chez un individu normal, cela peut conduire à la créativité, mais…
Ritser Brughel se mit à rire, sincèrement amusé.
— Alors, votre astronome de mes deux a perdu la boule, hein, Reynolt ?
Reynolt ne regarda même pas Brughel.
— Taisez-vous, dit-elle.
Nau remarqua l’étonnement du Fourgueur devant ce ton autoritaire. Ritser était le numéro deux de la hiérarchie, le sadique de service chez les tyrans – et voilà qu’il venait de se faire brutalement remettre à sa place. Je me demande quand les Fourgueurs vont finir par y voir clair. Un regard féroce assombrit fugitivement les traits de Brughel. Puis il afficha un large sourire narquois. Il se carra dans son fauteuil et jeta un regard ironique en direction de Nau. Imperturbable, Anne poursuivit :
— Wen a pris du recul par rapport au problème, l’a placé dans un contexte de plus en plus large. Au début, il y avait une certaine pertinence.
La voix de Wen reprit sur le même ton monotone et précipité qu’avant.
— L’orbite galactique de MarcheArrêt. Un indice.
Le tracé supposé de l’orbite galactique de MarcheArrêt – excluant d’éventuelles rencontres stellaires rapprochées – apparut brusquement sur une fenêtre. Anne était en train de piocher dans les carnets du zombie. La courbe remontait jusqu’à un demi-milliard d’années. C’était le tracé en forme de pétale typique d’une étoile à halo. Tous les deux cents millions d’années, MarcheArrêt pénétrait dans le cœur caché de la galaxie. De là, elle prenait la tangente et s’éloignait jusqu’à ce que les étoiles se raréfient et que commence l’obscurité inter-galactique. Tomas Nau n’était pas astronome, mais il savait que les étoiles à halo n’ont pas de systèmes planétaires utilisables et qu’elles sont par conséquent rarement visitées. Mais c’était sûrement le trait le moins étrange de MarcheArrêt.
Pour une raison ou une autre, le zombie Qeng Ho avait fait une fixation sur l’orbite galactique de l’étoile.
— Cet objet – ça ne peut pas être une étoile – a vu le Cœur de l’Univers. Encore, et encore, encore et encore…
Reynolt sauta ce qui devait être une longue boucle sans issue dans la pensée du malheureux Wen. La voix du zombie s’était momentanément calmée :
— Des indices. Il y a des tas d’indices, en vérité. Oublions la physique ; considérons la seule courbe de luminosité. Deux cent quinze ans sur deux cent cinquante, l’étoile émet moins d’énergie perceptible qu’une naine brune.
Les fenêtres accompagnant les pensées de Wen papillotaient d’une idée à l’autre – des images de naines brunes, les oscillations beaucoup plus rapides que les physiciens avaient extrapolées du passé lointain de MarcheArrêt.
— Il se passe des choses que nous ne pouvons voir. Le Rallumage… la courbe de luminosité évoque plus ou moins une nova périodique de type Q… et se stabilise au bout de quelques Msec en un spectre qui pourrait presque être une étoile explicable à cheval sur un noyau en fusion. Et puis le rayonnement retombe lentement jusqu’au niveau zéro… ou bien se change en autre chose que nous ne pouvons voir. C’est tout sauf une étoile ! C’est de la magie. Une machine magique qui est maintenant en panne. Je parie que dans le temps c’était un générateur d’ondes carrées rapide. C’est ça ! De la magie en direct du cœur de la galaxie, mais dans un tel état que nous ne pouvons pas la comprendre.
L’audio se termina abruptement et le kaléidoscope des écrans se figea en pleine frénésie.
— Le Dr Wen est emprisonné dans ce cycle d’idées depuis dix Msec, expliqua Reynolt.
Nau savait déjà sur quoi tout cela allait déboucher, mais il affecta quand même un air inquiet.
— Qu’est-ce qu’il nous reste ?
— Le Dr Li s’en tire bien. Avant que nous le séparions de Wen, il basculait doucement dans son propre cycle antagoniste. Mais maintenant… bon, il s’est fixé sur le logiciel Qeng Ho d’identification de systèmes. Il a un modèle démesurément complexe qui coïncide avec toutes les observations.
Encore des images – la théorie de Li postulant l’existence d’une nouvelle famille de particules subatomiques.
— Le Dr Li se répand dans le territoire cognitif précédemment monopolisé par Hunte Wen, mais il obtient des résultats très différents.
La voix de Li :
— Oui. Oui ! Mon modèle prédit que des étoiles comme celle-ci doivent être communes très près du trou noir de la galaxie. Très, très rarement, elles interagissent, dans une explosion puissamment couplée. Le résultat est éjecté du noyau.
Bien entendu, la trajectoire de Li était identique à celle de Wen après l’explosion supposée.
— Je peux appliquer tous les paramètres. Nous ne pouvons pas voir d’étoiles scintillantes dans la poussière du noyau ; elles sont peu lumineuses et leur fréquence est ultra-rapide. Mais, une fois par milliard d’années, nous avons cette destruction asymétrique, et une éjection.
Images de l’hypothétique explosion de l’hypothétique astre destructeur de MarcheArrêt. Images du système solaire de MarcheArrêt soufflé par l’explosion – à l’exception d’une minuscule ombre protégée de l’autre côté de l’étoile par rapport au destructeur.
Ezr Vinh se pencha en avant.
— Seigneur, il a pratiquement tout expliqué.
— Oui, dit Nau. Même l’aspect singleton du système planétaire.
Il se détourna de l’accumulation de fenêtres et regarda Anne.
— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?
Reynolt haussa les épaules.
— Qui sait ? Voilà pourquoi nous avons besoin d’un spécialiste non Focalisé, Subrécargue. Le Dr Li lance ses filets de plus en plus loin. Ce peut être un symptôme du piège classique de l’explication universelle. Et sa théorie des particules ratisse large ; c’est peut-être une tautologie de Shannon.
Elle observa une pause. Anne Reynolt était totalement incapable de se donner en spectacle. Nau avait programmé ses questions pour que la révélation fracassante arrive en dernier :
— Toutefois, cette théorie des particules relève de sa spécialité dominante. Et elle a des conséquences – une propulsion ramjet plus rapide, par exemple.
Personne ne souffla mot pendant plusieurs secondes. Les Qeng Ho avaient affiné leurs propulsions pendant des milliers d’années, avant même l’époque de Pham Nuwen. Ils avaient volé des intuitions à des centaines de civilisations. Au cours du dernier millénaire, ils n’avaient même pas obtenu une amélioration de un pour cent.
— Ça alors !
Tomas Nau savait combien il est agréable de parier gros… et de gagner. Même les Fourgueurs affichaient de grands sourires stupides. Il laissa la bonne impression faire le tour de la salle. C’était une très, très bonne nouvelle, même si on n’encaisserait les dividendes qu’à la fin de l’Exil.
— Voilà qui donne tout leur prix à nos astrophysiciens. Pouvez-vous faire quelque chose pour Wen ?
— Hunte Wen n’est pas récupérable, j’en ai peur.
Elle ouvrit une fenêtre d’imagerie médicale. Un médecin Qeng Ho n’y aurait vu qu’un simple diagnostic cérébral. Pour Anne Reynolt, c’était une carte stratégique.
— Regardez : la connectivité, ici et ici, est associée à son travail sur MarcheArrêt. Je l’ai démontré en en déphasant une section. Si nous essayons de le libérer de sa fixation, nous allons effacer son travail des cinq dernières années, tout comme des connexions qui recoupent une grande part de ses compétences générales. Rappelez-vous qu’avec une résolution guère meilleure que le millimètre, la chirurgie de Focalisation est essentiellement une affaire de tâtonnements.
— Alors, on va se retrouver avec un légume sur les bras.
— Non. Si nous revenons en arrière et annulons la Focalisation, il aura la personnalité et la plupart des souvenirs d’avant. Il ne sera plus tellement utile comme physicien, c’est tout.
— Hmmm, fit Nau en méditant cette information.
Ils ne pouvaient donc pas simplement déFocaliser le Fourgueur pour avoir l’expert extérieur dont Reynolt avait besoin. Quant à prendre le risque de déFocaliser le troisième larron… ne comptez pas sur moi ! Or il existait une solution élégante, qui utilisait quand même les trois hommes à bon escient.
— D’accord, Anne. Je vous propose ceci : mettez l’autre physicien en circuit, mais sur un cycle de service léger. Gardez le Dr Li au frigo pendant que le nouveau examine ses résultats. Ce ne sera pas aussi bien qu’une appréciation non Focalisée, mais si vous vous y prenez correctement, les résultats devraient être plus ou moins objectifs.
Nouveau haussement d’épaules. De la part de Reynolt, ce n’était pas de la fausse modestie : elle ne se rendait pas compte à quel point elle était compétente.
— Quant à Hunte Wen, continua Nau, il a fait de son mieux pour nous, et nous ne pouvons lui en demander plus.
C’était, littéralement, ce qu’avait dit Anne.
— Je veux que vous le déFocalisiez.
Ezr le regardait, bouche bée. Les autres Fourgueurs avaient l’air presque aussi stupéfaits. Il y avait là un petit risque : Hunte Wen ne serait pas la meilleure preuve de la réversibilité. D’un autre côté, c’était manifestement une victime. Montrons notre sollicitude.
— Nous avons utilisé le Dr Wen pendant plus de cinq ans d’affilée, et je vois qu’il n’est déjà plus très jeune. Prenez tous les consommables médicaux qu’il faudra pour lui donner la meilleure santé possible.
C’était le dernier point de l’ordre du jour, et la réunion ne se prolongea guère. Nau regarda les membres du Comité sortir en jacassant, enthousiasmés par la découverte de Li et la libération de Wen. Ezr Vinh partit le dernier, mais il ne parlait à personne. Le gamin avait un regard vitreux. Oui, M. Vinh. Soyez sage, et peut-être qu’un jour je libérerai la personne dont le sort vous préoccupe.
Tout devenait très calme pendant l’InterVeille. La plupart des Veilles étaient des multiples d’une Msec, avec des chevauchements afin que l’équipe de service puisse informer les Veilleurs suivants d’éventuels problèmes. L’Inter n’était pas un secret, mais, officiellement, Nau la traitait comme une défaillance du programme d’ordonnancement, un trou de quatre jours qui apparaissait de temps en temps entre les Veilles. Un peu comme le septième étage manquant, ou le jour mythique qui s’interposerait comme par magie entre JourUn et JourDeux.
— Dites, ça ne serait pas bien d’avoir des InterVeilles chez nous ? plaisanta Brughel en conduisant Nau et Kal Omo dans le dépôt de corps congelés. J’ai fait la sécu sur Frenk pendant cinq ans – ç’aurait certainement été plus facile si j’avais pu me mettre sur la touche de temps en temps et modifier le tableau au gré de mes besoins.
Sa voix résonnait dans la soute, les échos venaient de toutes les directions. Ils étaient en fait les seuls à être éveillés à bord du Suivire. Sur Hammerfest, il y avait Reynolt et un contingent de zombies éveillés. Un équipage minimal d’Émergents et de Fourgueurs – dont Qiwi Lisolet – s’occupait des réacteurs stabilisateurs sur l’agglomérat. Toutefois, les zombies mis à part, seules neuf personnes connaissaient les secrets les plus pointus. Et ici, entre les Veilles, elles pouvaient faire le nécessaire pour protéger la cargaison.
Les cloisons intérieures de la soute cryostatique du Suivire avaient été abattues et des douzaines de cercueils supplémentaires avaient été installés. L’effectif entier de la Veille A dormait ici, soit presque sept cents personnes. Les Veilles B et « Divers » se trouvaient sur le Brèche de Brisgo, la C et la D étaient à bord du Bien commun. Mais c’était la Veille A qui commençait après l’Inter.
Un témoin rouge s’alluma sur la paroi ; le système de données autonome de la soute était prêt à parler. Nau chaussa ses ATH, et, soudain, les cercueils furent étiquetés par nom et affiliation. Tout semblait réglo. Dieu merci. Nau se tourna vers son sergent d’intendance. Le nom, le grade et les paramètres vitaux de Kal Omo se matérialisèrent à côté de son visage ; le système de données prenait sa tâche très au sérieux.
— L’équipe médicale d’Anne sera là dans quelques milliers de secondes, Kal. Ne laissez entrer personne avant que Ritser et moi en ayons fini.
— Oui, monsieur.
Un mince sourire apparut sur le visage du sergent lorsqu’il se tourna et franchit la porte sur sa lancée. Kal Omo avait déjà l’expérience de ce genre de procédure : il avait contribué à la préparation de la sinistre plaisanterie à bord du Trésor lointain. Il savait à quoi s’attendre.
Nau était maintenant seul avec Ritser Brughel.
— Vous avez encore trouvé des brebis galeuses, Ritser ?
Ritser souriait ; il avait une surprise quelconque en réserve.
Ils flottèrent le long des rangées de cercueils ; l’éclairage intérieur brillait sous leurs pieds. Les cercueils avaient beau avoir été malmenés, ils fonctionnaient encore correctement – les cercueils Qeng Ho, du moins. Les Fourgueurs étaient malins : ils diffusaient leur technologie d’un bout à l’autre de l’Espace Humain – seulement, leur propre matériel était meilleur que la camelote gratuite qu’ils vantaient sur les ondes interstellaires. Mais nous avons maintenant la bibliothèque de l’escadre… et des gens capables de la déchiffrer.
— J’ai fait trimer mes mouchards, Subrécargue. Il n’y a pratiquement rien à signaler dans la Veille A, sauf que…
Il coupa son élan en s’accrochant d’une main au casier. Les minces grilles plièrent d’un bout à l’autre de l’étagère ; c’était vraiment une installation improvisée.
— Sauf que je me demande pourquoi vous vous encombrez de débris subversifs comme celui-ci.
Il tapota l’un des cercueils avec sa baguette de Subrécargue.
Les cercueils des Fourgueurs avaient de larges fenêtres incurvées et un éclairage interne. Même en l’absence d’étiquette, Nau aurait reconnu Pham Trinli. Inanimé, son visage avait, pour une raison ou une autre, l’air plus jeune.
Ritser avait dû prendre le silence de Nau pour de l’indécision.
— Il était au courant du complot de Diem.
Nau haussa les épaules.
— Évidemment. Vinh aussi. Et quelques autres. Nous les avons tous identifiés.
— Mais…
— Rappelez-vous, Ritser, nous nous sommes mis d’accord. Nous ne pouvons plus nous permettre de travailler la matière grise au hasard.
Sa plus grosse erreur dans toute cette aventure s’était produite dans le domaine des interrogatoires après l’embuscade. Nau s’était conformé aux stratégies de gestion de catastrophe datant des Années Fléaux, ces stratégies dures dont les citoyens ordinaires n’avaient pas connaissance. Toutefois, les Premiers Subrécargues étaient alors dans une situation très différente ; ils avaient des ressources humaines à profusion. Dans le cas présent… bon, pour les Qeng Ho qu’on pouvait Focaliser, l’interrogatoire ne posait pas de problèmes. Mais les autres étaient étonnamment résistants. Le pire, c’était qu’ils ne réagissaient pas aux menaces d’une manière rationnelle. Ritser avait eu un petit coup de folie, et Nau avait bien failli l’imiter. Ils avaient tué le dernier des Fourgueurs de haut rang avant de comprendre véritablement la psychologie de l’autre camp. En somme, ç’avait été une vraie débâcle, mais aussi une expérience instructive. Tomas avait appris comment traiter les survivants.
Ritser sourit.
— D’accord. Il peut au moins servir de bouffon. Faut voir comme il nous lèche les bottes à vous comme à moi ! Et pompeux avec ça !
Il agita la main en direction des casiers à cercueils.
— C’est bon. On les réveille comme prévu. On a déjà eu trop d’« accidents » à expliquer comme ça.
Il se retourna vers Nau. Il arborait encore un sourire, mais l’éclairage en contre-plongée en faisait la grimace qu’il était réellement.
— Le vrai problème, ce n’est pas la Veille A. Subrécargue, j’ai découvert de la subversion manifeste ailleurs.
Nau le considéra avec un air modérément surpris. Il s’y attendait un peu.
— Qiwi Lisolet ?
— Oui ! Attendez. Je sais que vous avez vu comme elle m’a tenu tête l’autre jour. Cette suce-morve mériterait la mort rien que pour ça… mais ce n’est pas de cela que je me plains à vous. J’ai des preuves solides qui montrent qu’elle viole Votre Loi. Et elle a des complices.
Là, Nau fut quand même légèrement surpris.
— De quoi s’agit-il ?
— Vous savez que je l’ai surprise dans le parc des Fourgueurs avec son père. Elle avait fermé le parc pour se faire plaisir. C’est ça qui m’a mis en colère. Mais ensuite… je lui ai mis mes mouchards sur le dos. Une surveillance non systématique ne l’aurait peut-être pas remarqué avant plusieurs Veilles, mais cette petite garce est en train de piller les ressources de la base. Elle a volé des produits dans la distillerie des volatiles. Elle a détourné du temps de travail à l’usine. Elle s’est servie de la Focalisation de son père pour l’aider dans ses expériences personnelles.
Pestilence ! Qiwi ne lui en avait pas raconté autant.
— Et alors… qu’est-ce qu’elle fait avec ces ressources ?
— Ces ressources et d’autres, Subrécargue. Elle a toutes sortes de projets. Et elle n’est pas seule… Elle a l’intention d’échanger ces marchandises volées contre son propre avancement.
Un instant, Nau ne sut plus quoi dire. Bien sûr, pratiquer le troc avec les ressources de la communauté était un crime. Presque jusqu’au bout des Années Fléaux, on avait exécuté plus de gens pour troc et accumulation frauduleuse de ressources qu’il n’en était mort des suites du Fléau lui-même. Mais à l’époque moderne… bon, on ne pouvait totalement éliminer le troc. Sur Balacrea, il servait périodiquement de prétexte à de massives exterminations – mais restait un prétexte. Nau choisit ses mots pour mentir.
— Ritser. J’étais au courant de toutes ces activités. Elles contreviennent certes à la lettre de Ma Loi. Mais réfléchissez. Nous sommes à vingt années-lumière de chez nous. Nous avons affaire à des Qeng Ho. Une race d’authentiques trafiquants. Je sais que c’est difficile à accepter, mais toute leur existence se résume à escroquer la communauté. Nous ne pouvons espérer supprimer ce trait en un instant…
— Non !
Brughel s’élança depuis l’étagère à laquelle il se retenait et saisit la grille juste à côté de Tomas.
— C’est tous de la racaille, mais c’est seulement Lisolet et une poignée de conspirateurs agressifs – et je peux vous dire exactement de qui il s’agit – qui violent Votre Loi !
Nau n’avait pas de peine à s’imaginer comment tout cela s’était produit. Qiwi Lin Lisolet n’avait jamais obéi aux règles, même chez les Qeng Ho. Sa cinglée de mère avait eu beau la programmer pour avoir la mainmise sur elle, la petite échappait à tout contrôle direct. Plus que toute autre chose, elle adorait jouer. Une fois, Qiwi lui avait dit : « Il est toujours plus facile de se faire pardonner après que d’avoir la permission avant. » Cette simple affirmation révélait l’abîme entre la vision du monde de Qiwi et celle des Premiers Subrécargues.
Il lui fallut un effort de volonté pour ne pas battre en retraite devant Brughel. Qu’est-ce qui lui prend ? Il regarda l’autre droit dans les yeux, ignorant la matraque dans la main tremblante de Ritser.
— Je suis sûr que vous pourriez les identifier. C’est votre travail, Vice-Subrécargue. Et ma part de travail, c’est d’interpréter Ma Loi. Vous savez que Qiwi ne s’est jamais débarrassée du sida mental ; si nécessaire, elle peut facilement être… bridée. Je veux que vous continuiez à m’informer de ces infractions possibles, mais, pour l’instant, je choisis de fermer les yeux.
— Vous choisissez de fermer les yeux ? Vous choisissez ? Moi, je…
Brughel resta muet une seconde. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était plus contrôlée, sa rage plus mesurée.
— Oui, nous sommes à vingt années-lumière de chez nous. Nous sommes à vingt années-lumière de votre famille. Et votre oncle ne règne plus.
La nouvelle de l’assassinat d’Alan Nau était parvenue alors que leur expédition était encore à trois ans de voyage du système MarcheArrêt.
— Chez nous, peut-être que vous pourriez violer n’importe quelle règle, et protéger des criminelles simplement parce qu’elles seraient bonnes à baiser.
Il fit doucement claquer sa baguette contre la paume de sa main.
— Mais ici, et en ce moment, vous êtes très isolé.
Une violence fatale entre Subrécargues était au-delà de toute loi. C’était un principe qui remontait aux Années Fléaux – mais c’était aussi une vérité naturelle fondamentale. Si Brughel lui fendait le crâne à cet instant, c’est Kal Omo qui succéderait au Vice-Subrécargue. Mais Nau dit tranquillement :
— Vous êtes encore plus seul, mon ami. Combien de Focalisés sont configurés sur vous ?
— J’ai… j’ai les pilotes de Xin, j’ai les mouchards. Je pourrais demander à Reynolt d’en transférer d’autres, si nécessaire.
Ritser chancelait au bord d’un précipice dont Tomas n’avait pas soupçonné l’existence, mais, au moins, il se calmait.
— Je crois que vous connaissez mieux Anne que cela, Ritser.
Et, brusquement, la flamme assassine s’éteignit chez Brughel.
— Ouais, vous avez raison. Vous avez raison.
Il sembla s’effondrer.
— Monsieur…, c’est simplement que cette mission n’a pas du tout tourné comme je me l’imaginais. On avait les ressources pour vivre comme les Hauts Subrécargues, ici. On avait la perspective de découvrir une planète pleine de trésors. Maintenant, la plupart de nos zombies sont morts. On n’a pas le matériel nécessaire pour rentrer chez nous sans problème. On est coincés ici pour des dizaines d’années…
Ritser semblait au bord des larmes. La transition entre la menace et la faiblesse était fascinante. Tomas parla doucement, d’une voix rassurante.
— Je comprends, Ritser. Nous nous trouvons dans la situation la plus extrême que personne ait jamais connue depuis les Fléaux. Si c’est douloureux pour un homme de votre trempe, j’ai très peur pour le tout-venant de l’expédition.
Ce n’était que trop vrai, bien que la plupart des membres de l’équipage aient des personnalités bien moins remarquables que Ritser Brughel. Comme Ritser, ils étaient bloqués dans un cul-de-sac long de plusieurs décennies dans lequel ni famille ni enfants n’étaient envisageables. C’était une situation dangereuse, que Nau ne devrait pas négliger. Mais la plupart des gens ordinaires n’auraient pas de mal à maintenir des relations ou à en trouver d’autres : il y avait presque deux mille non-Focalisés ici. Les pulsions de Ritser seraient plus dures à satisfaire. Ritser usait les gens jusqu’à la corde, et il ne lui en restait plus beaucoup maintenant.
— Il y a encore la perspective du trésor – c’était peut-être tout ce que nous avions espéré. Mater les Qeng Ho a failli nous coûter la vie, mais nous sommes en train d’apprendre leurs secrets. Et vous étiez présent à la dernière commission de gestion des Veilles : nous avons découvert une physique que même les Qeng Ho ignoraient. Le meilleur reste encore à venir, Ritser. Les Araignées sont encore primitives, mais la vie n’aurait guère pu naître ici : ce système solaire est carrément trop extrême. Nous ne sommes pas la première espèce à venir fureter dans les parages. Imaginez un peu, Ritser : une civilisation spationavigante non humaine. Ses secrets sont là-bas chez les Araignées, quelque part dans les ruines de leur passé.
Il guida son Vice-Subrécargue jusqu’au bout des alignements de cercueils et ils repartirent en sens inverse dans la deuxième allée. L’affichage tête haute était au vert partout, même si, comme d’habitude, les cercueils émergents montraient une usure élevée. Il soupira. Dans quelques années, ils n’auraient peut-être plus assez de cercueils utilisables pour maintenir un tableau de Veille confortable. Par ses propres moyens, une escadre interstellaire ne pouvait en construire une autre, ni même s’approvisionner indéfiniment en fournitures de haute technologie. C’était un vieux, un très vieux problème : pour fabriquer les produits technologiques les plus avancés, vous avez besoin de toute une civilisation – une civilisation avec ses réseaux de compétence et des couches d’industrie capitaliste. Il n’existait pas de raccourcis : l’Humanité avait souvent imaginé un assembleur universel – sans jamais le créer.
Ritser semblait à présent calmé, sa colère désespérée remplacée par la réflexion.
— C’est ça. On sacrifie pas mal de choses, mais, à la fin, on rentre avec le gros lot. Je peux tenir le coup aussi bien que les autres. Mais, tout de même… pourquoi faudrait-il que ça prenne si longtemps ? On devrait débarquer sur quelque royaume araignée et, hop, nous emparer…
— Elles viennent tout juste de réinventer l’électronique, Ritser. Il nous faut plus de…
Le Vice-Subrécargue secoua la tête impatiemment.
— Oui, oui. Évidemment. On a besoin d’une base industrielle solide. Je connais le problème mieux que vous, probablement : j’ai été Subrécargue aux Chantiers spatiaux L-Orbital. Il faudrait rien de moins qu’une reconstruction majeure pour sauver notre peau. Mais je ne vois toujours pas pourquoi on resterait planqués ici en L1. Si on occupait une nation araignée quelconque – ou si on faisait seulement semblant de s’allier avec, peut-être – ça pourrait nous faire gagner du temps.
— C’est exact, mais le vrai problème, c’est d’arriver à tout contrôler. Vous savez que j’ai participé à la conquête de Gaspr. Au début de la post-conquête, en fait : si j’avais été avec la première escadre, je serais riche à millions, maintenant.
Nau laissa l’envie transparaître dans sa voix ; c’était une vision que Brughel comprendrait. Avec Gaspr, ils avaient vraiment décroché le gros lot.
— Seigneur, ce que cette première escadre a réussi à faire ! C’était juste deux vaisseaux, Ritser ! Imaginez un peu. Ils n’avaient que cinq cents zombies – moins que nous actuellement. Mais ils ont attendu dans l’ombre, et lorsque Gaspr est parvenue à nouveau à l’Ère de l’information, ils ont contrôlé tous les systèmes de données de la planète. Ils n’ont eu qu’à se baisser pour ramasser le butin !
Nau secoua la tête comme pour refouler cette vision.
— Oui. Nous pourrions essayer d’attaquer les Araignées dès maintenant. Ça pourrait nous faire gagner du temps. Mais ce serait du bluff de notre part, et à forte dose, devant des extraterrestres que nous ne comprenons pas. Si nous nous trompions dans nos calculs, si nous étions piégés dans une guérilla, nous pourrions très vite nous en mordre les doigts… Nous « gagnerions » probablement, mais trente ans d’attente pourraient en devenir cinq cents. Il y a un précédent pour cette sorte d’échec, Ritser, bien qu’il ne soit pas tiré de nos Années Fléaux. Connaissez-vous l’histoire de Canberra ?
Brughel haussa les épaules. Canberra était peut-être la plus puissante civilisation de l’Espace Humain, mais elle était trop loin pour l’intéresser. Comme bien des Émergents, Brughel ne se sentait guère concerné par l’univers extérieur.
— Il y a trois mille ans, Canberra était un monde médiéval. La colonie originelle était retombée dans la sauvagerie à coups de bombes atomiques, comme sur Gaspr – à cette différence près que les Canberriens n’avaient même pas commencé à remonter la pente. Une petite escadre Qeng Ho passa par là ; à la suite de quelque stupide malentendu, les Qeng Ho crurent que les Canberriens avaient encore une civilisation rentable. Ce fut la première grosse erreur des Fourgueurs. La deuxième, ce fut de rester sur place ; ils essayèrent de commercer avec les Canberriens dans l’état où ils étaient. Les Qeng Ho avaient toute la puissance, ils pouvaient obliger les sociétés primitives de Canberra à faire ce qu’ils voulaient.
Brughel grogna.
— Je vois comment ça va tourner. Mais les indigènes ont l’air beaucoup plus arriérés que ce qu’on a en face de nous.
— Oui, mais c’étaient des humains. Et les Qeng Ho disposaient de bien meilleures ressources. Quoi qu’il en soit, ils ont fait alliance avec les Canberriens. Ils ont poussé la technologie locale aussi loin qu’ils l’ont pu. Ils ont entrepris de conquérir la planète. Et, de fait, ils y sont parvenus. Mais ils se sont usés à chaque étape. L’équipage d’origine a terminé ses jours dans des châteaux en pierre. Ils n’avaient même plus de cryostase. La civilisation hybride de Fourgueurs et d’indigènes a fini par devenir très avancée et très puissante – mais c’était trop tard pour les originaux.
Le Subrécargue et son adjoint étaient presque revenus à l’entrée principale. Brughel flottait devant ; il tourna lentement, si bien qu’il toucha le mur comme un plancher, les pieds les premiers. Il leva résolument les yeux vers Nau qui s’approchait.
Nau reprit contact, laissant le crampofeutre de ses bottes empêcher son rebond.
— Réfléchissez à ce que j’ai dit, Ritser. Notre Exil ici est réellement nécessaire, et la récompense sera aussi grosse que tout ce que vous avez jamais pu imaginer. En attendant, travaillons sur ce qui vous cause du souci. Un Subrécargue ne devrait pas être obligé de souffrir.
L’homme adressa à son aîné un regard de surprise et de gratitude.
— Merci, monsieur. Un peu d’aide de temps en temps, c’est tout ce qu’il me faut.
Ils s’entretinrent encore quelques instants afin de mettre au point les indispensables compromis.
En revenant du Suivire, Tomas eut le temps de réfléchir. Vu depuis sa navette, l’agglomérat était une masse scintillante noyée dans un ciel tavelé par les formes irrégulières des temp’s, des entrepôts et des vaisseaux spatiaux en orbite autour des astéroïdes. Ici, pendant l’InterVeille, il ne voyait aucune trace de mouvement humain. Même les équipes de Qiwi étaient invisibles, probablement sur la face non éclairée de l’agglomérat. Loin au-delà des montagnes de diamant, Arachnia flottait dans son glorieux isolement. Aujourd’hui, il y avait des portions de ciel dégagé au-dessus de son vaste océan. La zone de convergence tropicale tranchait clairement sur le bleu. Le monde des Araignées ressemblait de plus en plus à l’archétype de la Terre Mère : la planète qu’on ne rencontrait qu’une fois sur mille et où les Humains pouvaient débarquer et prospérer. Elle continuerait de ressembler au paradis pendant une trentaine d’années encore – jusqu’à ce que son soleil s’éteigne à nouveau. Et elle sera déjà en notre possession.
Il venait de rendre cet ultime succès un petit peu plus vraisemblable. Il avait résolu une énigme et désamorcé un risque inutile. La bouche de Tomas se tordit dans un sourire malheureux. Ritser se trompait totalement s’il croyait que c’était facile d’être le premier neveu d’Alan Nau. Alan Nau avait certes jeté son dévolu sur Tomas. Il était clair dès le début que Tomas allait continuer la domination des Nau sur l’Émergence. C’était une partie du problème, car Tomas devenait alors une grande menace pour le vieux Nau. La succession – même au sein des familles des Subrécargues – se faisait le plus souvent par assassinat. Alan Nau avait toutefois été habile. Il voulait bien que son neveu continue la lignée – mais seulement après que lui Alan aurait vécu et régné aussi longtemps que la vie naturelle le lui permettrait. Confier à Tomas Nau le commandement de l’expédition vers l’étoile MarcheArrêt relevait d’une finesse diplomatique qui ménageait à la fois le monarque en titre et son héritier présomptif. Tomas Nau serait éloigné de la scène du monde pendant plus de deux siècles. Lorsqu’il reviendrait, ce pourrait très bien être avec les ressources nécessaires pour continuer la domination de la famille Nau.
Tomas s’était souvent demandé si Ritser Brughel n’était pas une forme subtile de sabotage. Au départ de Balacrea, l’homme avait semblé un bon choix comme Vice-Subrécargue. Il était jeune et s’était distingué dans le nettoyage des Chantiers spatiaux L-Orbita. Il était d’une lignée frenkienne ; ses parents étaient deux des premiers partisans de l’invasion d’Alan Nau. Dans la mesure du possible, l’Émergence essayait de transformer chaque nouvelle conquête au moyen des épreuves même dont Balacrea avait souffert durant les Années Fléaux : les exterminations massives à l’arme atomique, le sida mental, l’établissement de la classe des Subrécargues. Le jeune Ritser s’était adapté à toutes les exigences de l’ordre nouveau.
Mais depuis qu’ils avaient commencé cet Exil, c’était une répugnante bavure : négligent, paresseux, à la limite de l’insolence. Une partie de cette attitude relevait de son rôle convenu de dur, mais Ritser ne jouait pas la comédie. Il était devenu renfermé et peu coopératif. La conclusion était évidente : les ennemis de la famille Nau étaient des gens rusés, qui tiraient leurs plans longtemps à l’avance. Peut-être avaient-ils réussi à infiltrer un imposteur qui aurait échappé aux sbires de l’oncle Alan.
Aujourd’hui, le mystère et les soupçons étaient entrés en collision. Et je ne décèle aucun sabotage, même pas d’incompétence. Son Vice-Subrécargue éprouvait simplement certaines frustrations et n’avait été que trop fier d’en parler. De retour dans la civilisation, il lui aurait été facile de satisfaire ses exigences ; même s’il était peu connu, c’était là un élément normal des prérogatives de tout Subrécargue. Ici, échoué au fin fond de l’espace… Ritser souffrait pour de bon.
La navette survola comme un spectre les hautes flèches de Hammerfest et se posa dans les ombres en contrebas.
Satisfaire Brughel ne serait pas facile ; le jeune homme devrait véritablement faire preuve de modération. Tomas était déjà en train de revoir les affectations des équipages et des zombies. Oui, je peux faire en sorte que ça marche. Et cela en vaudrait la peine. Ritser Brughel était le seul autre Subrécargue à vingt années-lumière à la ronde. La classe des Subrécargues était souvent le théâtre d’inimitiés mortelles, mais il y avait entre eux comme une solidarité. Chacun d’eux connaissait les stratégies dures, les méthodes secrètes. Chacun d’eux comprenait les vraies vertus de l’Émergence. Ritser était jeune, encore en train de se former. Si une relation appropriée pouvait se créer, d’autres problèmes seraient plus faciles à résoudre.
Et leur triomphe final serait peut-être encore plus grand que ce qu’il avait fait miroiter à Ritser. Il pourrait être encore plus grand que l’oncle Alan ne l’avait imaginé. C’était une vision qui aurait pu échapper à Tomas lui-même, n’eût été sa rencontre directe avec les Fourgueurs.
L’oncle Alan respectait les menaces lointaines ; il avait conservé les traditions balacriennes en matière de sécurité d’émission. Mais même l’oncle Alan n’avait jamais semblé se rendre compte qu’ils jouaient aux tyrans sur une mare aux canards ridiculement petite : Balacrea, Frenk, Gaspr. Nau venait de raconter à Ritser Brughel la fondation de Canberra. Il y avait de meilleurs exemples, mais Tomas Nau avait un faible pour Canberra. Tandis que ses camarades étudiaient à fond l’histoire de l’Émergence et ajoutaient des nuances triviales aux stratégies, Tomas Nau étudiait les histoires de l’Espace Humain. Même une catastrophe comme le Fléau était un événement commun quand on prenait le recul nécessaire. Les conquérants des autres histoires auraient fait rentrer ceux de Balacrea sous terre. Tomas Nau était donc familier avec mille stratèges lointains, d’Alexandre de Macédoine à Tarf Lu… et à Pham Nuwen. De tous, Pham Nuwen était pour Nau le modèle central, le plus grand des Qeng Ho.
En un sens, Nuwen avait créé le Qeng Ho moderne. Les émissions des Fourgueurs donnaient quelques détails sur la vie de Nuwen, mais en lui conservant une image flatteuse. Il y avait d’autres versions, des chuchotements contradictoires entre les étoiles. Tous les aspects de sa vie méritaient d’être étudiés. Pham Nuwen était né sur Canberra juste avant le débarquement des Qeng Ho. L’enfant Nuwen était entré dans le Qeng Ho de l’extérieur… et l’avait transformé. En l’espace de quelques siècles, il avait donné aux Fourgueurs un empire, le plus grand empire connu. Il avait été l’Alexandre de tout l’Espace Humain. Et, comme celui d’Alexandre, son empire n’avait pas duré.
L’homme était un génie de la conquête et de l’organisation. Il lui manquait tout simplement les outils nécessaires.
Nau regarda une dernière fois la beauté bleu ciel d’Arachnia avant qu’elle passe derrière les tours de Hammerfest. À présent, il avait un rêve. Jusqu’ici, c’était un rêve qu’il n’avouait qu’à lui-même. Dans quelques années, il allait conquérir une race non humaine, une race qui avait autrefois navigué entre les étoiles. Dans quelques années, il allait accéder aux secrets les plus profonds de l’automatisation Qeng Ho. Avec tout cela, il se pourrait qu’il devienne l’égal de Pham Nuwen. Avec tout cela, il se pourrait qu’il édifie un empire interstellaire. Mais le rêve de Tomas Nau allait plus loin encore, car il possédait déjà un instrument à bâtir les empires qui avait manqué à Pham Nuwen, à Tarf Lu et à tous les autres. La Focalisation.
La réalisation de ce rêve lui prendrait encore la moitié de son existence, une fois traversés l’Exil et des dangers mortels qu’il ne pouvait encore imaginer. Il se demandait parfois s’il n’était pas fou de croire pouvoir y parvenir. Ah, mais ce rêve brillait d’un éclat si vif dans son esprit !
Avec la Focalisation, Tomas Nau pourrait conserver ce qu’il pourrait saisir. L’Émergence de Tomas Nau deviendrait un empire unique s’étendant sur tout l’Espace Humain. Et un empire durable.
L’assommoir de Benny Wen n’avait bien sûr aucune existence officielle. Benny s’était approprié un alvéole de service inoccupé entre les ballons intérieurs. Travaillant pendant leur temps libre, son père et lui l’avaient progressivement peuplé avec du mobilier, un billard spécial microgravité, du papier vidéo mural. On discernait encore les canalisations sur les murs, mais elles aussi étaient masquées par de l’adhésif coloré.
Quand son équipe était de Veille, Pham Trinli passait le plus clair de son temps libre à traîner en ce lieu. Et il avait du temps libre à revendre depuis qu’il avait raté la stabilisation en L1 et que Qiwi Lisolet avait pris sa suite.
L’arôme de l’orge et du houblon le saisit dès qu’il eut passé la porte. Une grappe de gouttelettes de bière lui frôla l’oreille, puis s’échappa en zigzag par l’orifice de nettoyage à côté de la porte.
— Hé, Pham, où c’est que t’étais ? Pose-toi où tu peux.
Ses compagnons habituels étaient presque tous assis sur le côté plafond de la salle de jeux. Pham les salua de la main et traversa la pièce en vol plané pour prendre un siège sur le mur extérieur. Il ne pouvait pas regarder les autres en face, mais il n’y avait pas tellement de place ici.
Trud Silipan fit signe au tenancier qui flottait au bar de l’autre côté de la pièce.
— Alors, ça vient, cette bière et ces macmuches, mon pote Benny ? Et puis, tant que tu y es, ajoute une maxi-dose pour notre génial stratège !
Rire général. La réaction de Pham fut plutôt une sorte de grognement indigné. Il s’était massivement investi dans son personnage de fanfaron. Vous vouliez entendre le récit de quelque haut fait ? Vous n’aviez qu’à écouter Pham Trinli pendant plus de cent secondes. Bien sûr, si vous aviez vous-même la moindre expérience du monde réel, vous verriez que ces histoires étaient pour la plupart de pures fictions – et, lorsqu’elles étaient vraies, que les épisodes héroïques revenaient à un autre que Pham. Il regarda autour de lui. Comme d’habitude, plus de la moitié des clients étaient des Émergents de la classe des Suiveurs, mais la plupart des groupes contenaient un ou deux Qeng Ho. Plus de six ans s’étaient déjà écoulés depuis le Rallumage, depuis « le Massacre Diem ». Pour beaucoup, c’était presque deux ans de leur vie. Les Qeng Ho survivants avaient appris leur leçon et s’étaient adaptés. Ils n’étaient pas vraiment assimilés, mais, comme Pham Trinli, ils étaient devenus partie intégrante de l’Exil.
Hunte Wen décolla du comptoir. Il remorquait un filet plein de bulbes à liquides et d’amuse-gueules ; c’était à peu près tout ce que Benny et lui se risquaient à introduire dans le bar. Les conversations retombèrent un instant pendant que Wen ventilait la marchandise et recevait en échange des certifs – des promesses de service écrites.
Pham s’empara d’un bulbe de moussante. Le plastique du récipient était tout neuf. Benny était plus ou moins en cheville avec les équipes chargées des opérations de surface sur le tas de cailloux. Les mignonnes plantes à volatiles lampaient de la neige d’air, de l’eau aqueuse et de la poudre de diamant… et il en sortait des matières premières, dont les plastiques pour les bulbes à liquides, le mobilier du bar, le billard en microgravité. Même l’attraction principale de l’établissement était un produit de l’agglomérat – touché par la magie bactério du temp’.
Le bulbe était décoré d’un dessin en couleur représentant l’agglomérat en train de se dissoudre en bulles moussantes sous le titre BRASSERIES GLACE & DIAMANT. L’image complexe provenait manifestement d’un original tracé à la main. Pham contempla un instant ce chef-d’œuvre. Il ravala les questions qui le démangeaient. De toute façon, d’autres les poseraient… à leur manière.
Il y eut une cascade de rires lorsque Trud et ses amis remarquèrent les gravures.
— Hé, Hunte, c’est toi qui as fait ça ?
Le vénérable Wen sourit timidement et opina du chef.
— Dis donc ! c’est plutôt mignon. Pas comme ce qu’un artiste Focalisé pourrait faire, évidemment.
— Je croyais que t’étais un genre de physicien avant qu’ils t’aient libéré ?
— Astrophysicien. Je… je ne me souviens plus tellement de tout ça. J’essaie des trucs nouveaux.
Les Émergents bavardèrent avec Wen plusieurs minutes. La plupart étaient amicaux et – à l’exception de Trud Silipan – semblaient lui témoigner une sincère compassion. Pham avait de vagues souvenirs de Hunte Wen avant l’embuscade, des impressions d’un universitaire sympathique et qui parlait franc. Or sa bonté naturelle avait survécu. Le type souriait pas mal, mais un peu trop comme pour s’excuser. Sa personnalité était comme un vase en céramique brisé dont les morceaux avaient été minutieusement recollés : fonctionnelle, mais fragile.
Wen ramassa les derniers certifs de paiement et s’élança vers l’autre bout du bar. S’arrêtant à mi-chemin du comptoir, il s’approcha du mural pour contempler l’agglomérat et le soleil. Il semblait avoir oublié tous les autres ; il était, une fois de plus, captivé par les mystères de l’étoile MarcheArrêt. Trud Silipan gloussa et se pencha vers Trinli par-dessus la table.
— Complètement dans les vapes, pas vrai ? Normalement, les ex-zombies s’en tirent mieux que ça.
Benny Wen quitta le comptoir et entraîna son père loin des regards. Benny avait été l’un des cracheurs de feu. C’était probablement le plus voyant des complices survivants de Diem.
La conversation roula à nouveau sur les problèmes importants du jour. Jau Xin voulait trouver quelqu’un dans la Veille A qui soit disposé à échanger sa place avec un type de la B dont la compagne se trouvait malencontreusement affectée à l’autre Veille. Ce type d’échange devait être approuvé par les Subrécargues, mais si toutes les parties étaient d’accord… Quelqu’un d’autre fit remarquer qu’une femme Qeng Ho de l’intendance négociait ce genre de transaction en échange d’autres faveurs.
— Ces salauds de Fourgueurs font tout payer, marmonna Silipan.
Et Trinli les régala de l’histoire – vraie, en fait, mais truffée de suffisamment d’absurdités pour qu’ils la croient inventée – d’une mission en Longue Veille dont il aurait assuré le commandement.
— Nous avons tenu cinquante ans avec seulement quatre groupes de Veille. À la fin, j’ai été obligé d’enfreindre les règles, d’autoriser des enfants En Mission. Mais à ce moment-là, nous avions déjà un avantage commercial…
Pham allait arriver à la chute de l’histoire lorsque Trud Silipan lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Chut ! Doux seigneur Qeng Ho, votre bête noire est arrivée.
Ce qui déclencha des rires gras à la ronde. Pham regarda Silipan d’un air féroce puis se retourna.
Aérienne, Qiwi Lin Lisolet venait de franchir la porte de la buvette. Elle pirouetta en plein vol puis atterrit près de Benny Wen. Le niveau sonore général chuta d’un cran et sa voix porta jusqu’au groupe de Trinli, là-haut au plafond.
— Benny ! Tu as encore de ces formulaires d’échange ? Gonle peut garantir…
Ses paroles devinrent inaudibles lorsqu’ils gagnèrent l’autre bout du comptoir au milieu du brouhaha revenu. Manifestement, Qiwi était en plein marchandage et cherchait à forcer Benny à accepter quelque nouvelle affaire.
— C’est vrai que c’est encore elle qui fait la stabilisation du tas de cailloux ? Je croyais que c’était ton boulot, Pham.
Jau Xin fit la grimace.
— Arrête un peu, Trud.
Pham leva la main en vieillard irrité qui essaie de prendre un air important.
— Je vous l’ai déjà dit. J’ai eu de l’avancement. Lisolet s’occupe des détails sur le terrain, et moi je supervise toute l’opération pour le compte du Subrécargue Nau.
Il se tourna vers Qiwi, essaya d’injecter dans son regard la dose exacte de truculence. Je me demande ce qu’elle peut bien manigancer. La môme n’arrêtait pas de l’étonner.
Du coin de l’œil, Pham vit Silipan hausser les épaules en guise d’excuse devant Jau Xin. Tout le monde s’imaginait que Pham était un imposteur, n’empêche qu’on l’aimait bien. Ses histoires étaient peut-être pleines d’exagérations, mais elles faisaient passer un bon moment. Le problème, avec Trud Silipan, c’est qu’il ne savait pas quand s’arrêter de provoquer. Il essayait probablement de réfléchir à un moyen quelconque de rentrer dans les bonnes grâces de Pham.
— Oui, dit Silipan, il n’y en pas beaucoup chez nous qui rendent compte directement au Subrécargue. Et je vais vous en apprendre une bonne sur Qiwi Lin Lisolet.
Il regarda autour de lui pour voir qui d’autre était présent dans le bar.
— Vous savez que c’est moi qui m’occupe des zombies pour le compte de Reynolt – en fait, on fournit l’assistance aux mouchards de Ritser Brughel. J’ai causé aux petits gars de là-bas. Notre miss Lisolet est sur leur liste rouge. Elle trempe dans plus d’arnaques que vous ne pouvez vous imaginer.
Il indiqua le mobilier d’un geste.
— Ce plastique, d’où vous croyez que ça vient ? Maintenant qu’elle a récupéré l’ancien boulot de Pham, elle est tout le temps sur le tas de cailloux. Elle détourne la production pour des gens comme Benny.
L’un des autres agita un bulbe de Glace & Diamants en direction de Silipan.
— Tu profites des retombées et t’as pas l’air de t’en plaindre, Trud.
— Ce n’est pas la question, tu le sais bien. Ce sont des ressources communautaires que Benny Wen et elle sont en train de gaspiller.
Graves hochements de tête autour de la table.
— Ça peut avoir des effets positifs dans des cas isolés, mais ça revient quand même à voler les biens de la communauté.
Son regard se durcit.
— À l’époque du Fléau, il n’y avait pas beaucoup de péchés plus graves.
— Oui, mais les Subrécargues sont au courant. Et ça n’est pas très méchant.
Silipan hocha la tête.
— C’est vrai. Ils le tolèrent pour l’instant.
Son sourire se fit rusé.
— Tant qu’elle couche avec le Subrécargue Nau, peut-être.
Encore une rumeur qui courait.
— Écoute. Pham. Tu es un Qeng Ho. Mais tu es avant tout un soldat. C’est une profession honorable, et ça te donne une certaine dignité, quelle que soit ton origine. Tu vois, il y a une hiérarchie morale dans cette société.
Silipan lui récitait manifestement des idées reçues.
— Au sommet, il y a les Subrécargues, des hommes d’État, pour ainsi dire. En dessous, il y a les chefs militaires, et au-dessous des chefs, il y a les stratèges de l’état-major, les techniciens et les soldats. En dessous de ça… il y a diverses classes de vermine : des membres déchus des catégories utiles, des gens qui ont une chance de réinsertion dans le système. Et, au-dessous d’eux, il y a les ouvriers d’usine et les fermiers. Enfin, tout en bas – combinant les pires aspects de la racaille –, il y a les fourgueurs.
Silipan sourit à Pham. Il avait manifestement l’impression de le flatter en le rangeant dans une classe naturellement noble.
— Trop lâches pour voler par la force, les Négociants mangent le mort comme le vif.
Même le personnage affecté par Trinli devait avoir le souffle coupé devant pareille analyse. Pham monta sur ses grands chevaux :
— Sache que le Qeng Ho existe sous sa forme présente depuis des milliers d’années, Silipan. Ce n’est guère une preuve d’échec.
Silipan sourit, plein d’une cordiale sollicitude.
— Je sais que la vérité est difficile à accepter, Trinli. Tu es un brave homme, et il est normal que tu sois loyal. Mais je crois que tu commences à comprendre. Les fourgueurs seront toujours avec nous, qu’ils vendent de la bouffe à la sauvette dans une petite rue ou se tapissent au milieu des étoiles. Ceux qui voyagent dans l’espace prétendent former une civilisation, mais ils ne sont que la racaille qui traîne en marge des vraies civilisations.
Pham grogna.
— Je ne crois pas avoir jamais été flatté et insulté autant.
Tous éclatèrent de rire, et Trud Silipan sembla croire que son sermon avait d’une manière ou d’une autre remonté le moral à Trinli. Pham termina son petit récit sans autre interruption. La conversation passa ensuite aux hypothèses émises sur les créatures qui peuplaient Arachnia. D’ordinaire, Pham Trinli absorbait ces histoires avec un enthousiasme soigneusement dissimulé. Aujourd’hui, son manque d’attention n’était pas de la comédie. Son regard dérapa à nouveau en direction de la table qui servait de comptoir. Benny et Qiwi, à moitié cachés, parlaient affaires. Mélangées à toutes ses insanités d’Émergent, Trud Silipan disait quand même quelques vérités. En deux ans, un mouvement de résistance s’était développé. Ce n’était pas la violente subversion du complot de Jimmy Diem. Dans l’esprit des participants Qeng Ho, ce n’était pas un complot du tout, mais un simple moyen de continuer leur petit commerce. Benny, son père et des douzaines d’autres tournaient voire violaient les prescriptions des Subrécargues. Jusque-là, Nau n’avait pas riposté ; jusque-là, la résistance Qeng Ho avait amélioré la situation de presque tout le monde. Pham avait déjà vu cette sorte de phénomène se produire une ou deux fois – lorsque les Qeng Ho ne pouvaient commercer comme des êtres humains libres, ne pouvaient s’enfuir et ne pouvaient combattre.
La petite Qiwi Lin Lisolet était au centre de tout cela. Le regard de Pham s’attarda sur elle, dévoré de curiosité. Un moment, il en oublia même de prendre un air féroce. Qiwi avait perdu tant de choses. À l’aune de certains principes d’honneur, elle s’était vendue. Et pourtant, elle était là, active Veille sur Veille, bien placée pour négocier des affaires tous azimuts. Pham réprima le sourire affectueux qu’il sentait se former sur ses lèvres et fronça les sourcils. Si jamais Trud Silipan ou Jau Xin connaissaient ses sentiments réels vis-à-vis de Qiwi Lisolet, ils le prendraient pour un cinglé absolu. Si jamais quelqu’un d’aussi intelligent que Tomas Nau appréhendait la vérité, il risquerait d’en tirer les inévitables conclusions… et ce serait la fin de Pham Trinli.
Lorsque Pham regarda Qiwi Lin Lisolet, c’est – plus que jamais – lui-même qu’il vit. Certes, Qiwi était de sexe féminin, et le sexisme était l’une des rares bizarreries de Trinli qui ne soient pas une façade. Mais les ressemblances entre eux allaient plus loin que le genre. Qiwi avait, quoi, huit ans lorsqu’elle s’était embarquée dans cette expédition. Elle avait vécu la moitié de son enfance dans le noir entre les étoiles, seule avec les équipes de Veille technique de l’escadre. À présent plongée dans une culture totalement différente, elle survivait quand même, affrontait chaque nouveau défi. Et triomphait.
Pham rentra en lui-même. Il n’écoutait plus ses compagnons de beuverie. Il ne surveillait même plus Qiwi Lin Lisolet. Il se remémorait une époque vieille de plus de trois mille ans et qui recouvrait trois siècles de sa propre vie.
Canberra. Pham avait treize ans ; c’était le plus jeune fils de Tran Nuwen, Seigneur et Roi de toute la contrée de Terrenord. Pham avait grandi au milieu des épées, des poisons et des intrigues, avait vécu dans des châteaux en pierre au bord d’une mer froide, très froide. Nul doute qu’il aurait fini assassiné – ou monarque absolu – si la vie avait continué sur le mode médiéval. Mais lorsqu’il eut treize ans, tout changea. Un monde qui n’avait que des légendes d’aéronefs et de radio fut confronté à des marchands interstellaires, les Qeng Ho. Pham se rappelait encore le Grand Marécage au sud du château, calciné par leurs chaloupes. En un an, la politique féodale de Canberra fut bouleversée de fond en comble.
Les Qeng Ho avaient investi trois vaisseaux dans l’expédition sur Canberra. Ils s’étaient sérieusement trompés dans leurs calculs, croyant que les autochtones seraient à un niveau technologique bien plus élevé au moment de leur débarquement. Mais même le royaume de Tran Nuwen ne pouvait les réapprovisionner. Deux des vaisseaux restèrent sur place. Le jeune Pham partit en otage avec le troisième – marché insensé que son père croyait imposer à son avantage aux gens descendus des étoiles.
Le dernier jour de Pham sur Canberra fut froid et brumeux. Le trajet depuis les murailles du château jusqu’au marécage lui prit presque toute la matinée. C’était la première fois qu’on lui permettait de voir de près les grands vaisseaux des visiteurs, et le petit Pham Nuwen bondissait de joie. Jamais plus dans sa vie il ne se tromperait autant sur les apparences : les vaisseaux interstellaires dont les imposantes silhouettes sortaient de la brume étaient de simples chaloupes de débarquement. Le commandant, l’homme de haute stature qui accueillit le père de Pham, était en réalité officier en second. À trois pas respectueux derrière lui s’avançait une jeune femme dont le visage tourmenté cachait à peine l’embarras – une concubine, une servante ? Le vrai commandant, en fait.
Le Roi – le père de Pham – donna de la main un signal. Le précepteur du jeune garçon et ses austères serviteurs lui firent traverser la boue, le guidant vers les gens des étoiles. Les mains posées sur ses épaules le tenaient fermement, mais Pham ne s’en rendait pas compte. Il leva la tête, émerveillé, dévorant des yeux les « vaisseaux interstellaires », essayant de suivre les courbes profilées d’un étincelant et hypothétique métal. Il avait vu pareille perfection dans un tableau ou dans un bijou – mais cet objet était le rêve incarné.
Ils auraient pu le faire monter à bord de la chaloupe avant qu’il puisse pleinement comprendre qu’il avait été trahi, n’eût été Cindi. Cindi Ducanh, deuxième fille du cousin de Tran. Sa famille était assez importante pour vivre à la cour, mais pas assez pour compter. À quinze ans, Cindi était la créature la plus étrange et la plus sauvage que Pham ait jamais connue, si étrange qu’il n’avait même pas de mot pour désigner ce qu’elle était – bien qu’« amie » ait pu suffire.
Brusquement, elle s’interposa entre leur groupe et ceux des étoiles.
— Non ! Ce n’est pas juste. Ça ne sert à rien. Arrêtez…
Elle leva les mains, comme pour les empêcher d’agir. Pham entendait hurler une femme quelque part à côté d’eux. La mère de Cindi invectivait sa fille.
Geste ô combien stupide, ô combien désespéré : ceux qui accompagnaient Pham ne ralentirent même pas. Son précepteur brandit son bâton à ras de terre et en cingla les mollets de Cindi. Elle tomba.
Pham se retourna, tenta de s’approcher d’elle, mais de rudes mains le soulevèrent, lui immobilisant bras et jambes. Dans son ultime et fugitive vision de Cindi, elle se relevait à grand-peine de la boue, sans cesser de regarder dans sa direction, oubliant les hommes armés de haches qui se précipitaient sur elle. Pham Nuwen ne sut jamais ce qu’il en avait coûté à la seule personne qui se soit dressée pour le protéger. Des siècles plus lard, il était retourné sur Canberra, assez riche pour acheter la planète, même dans son nouvel état civilisé. Il avait fouillé les vieilles bibliothèques, les archives numériques fragmentées des Qeng Ho sédentarisés. Il n’avait rien trouvé sur les conséquences du geste de Cindi, rien de certain dans la généalogie de sa famille en aval de sa naissance. Cindi, ce qu’elle avait fait et ce que cela lui avait coûté – c’était tout simplement insignifiant sous le regard du temps.
Pham fut soulevé et emporté à bonne allure. Il aperçut brièvement ses frères et sœurs, jeunes gens et jeunes femmes aux visages froids et durs. Aujourd’hui, on faisait disparaître une toute petite menace. Les serviteurs s’arrêtèrent un court instant devant le Roi, père de Pham. Le vieil homme le considéra rapidement du haut de ses quarante ans. Tran avait toujours été une lointaine force de la nature, un être capricieux abrité derrière des rangées de précepteurs, d’héritiers contestataires et de courtisans. Ses lèvres étaient serrées. Un instant, une vague lueur de compassion s’était peut-être allumée au fond de son regard dur. Il toucha la joue de Pham.
— Sois fort, mon garçon. Tu portes mon nom.
Tran se retourna, baragouina quelques mots de sabir avec l’homme des étoiles. Et voilà Pham aux mains des étrangers.
Comme Qiwi Lin Lisolet, Pham Nuwen avait été projeté dans le grand vide noir. Et, comme Qiwi, Pham n’y était pas à sa place.
Il se rappelait ces premières années plus clairement que toute autre époque de sa vie. Nul doute que l’équipage avait l’intention de le mettre vite fait au frigo et de le balancer à la prochaine escale. Qu’est-ce qu’on peut faire d’un gosse qui croit qu’il n’y a qu’un seul monde et qu’il est plat, qui a passe toute sa vie à apprendre à cogner avec une épée ?
Pham Nuwen avait son propre programme. Les cercueils cryostatiques lui faisaient une peur d’enfer. À peine le Reprise avait-il quitté l’orbite de Canberra que le jeune Pham disparut de la cabine qui lui avait été attribuée. Il avait toujours été petit pour son âge, et il comprenait déjà le principe de la télésurveillance. Pendant plus de quatre jours, il joua à cache-cache avec l’équipage du Reprise. À la fin, évidemment, Pham perdit – et un Qeng Ho très en colère le traîna devant l’autorité suprême à bord.
Il savait à présent que c’était elle la « servante » qu’il avait aperçue dans le marécage. Et même quand on le savait, on avait du mal à y croire. Une faible femme qui commandait, seule, un vaisseau interstellaire et un équipage de mille individus (bien que, très vite, presque tous se soient retrouvés hors Veille, en sommeil cryostatique). Hmm. Peut-être avait-elle été la concubine de l’armateur, et qu’elle l’avait empoisonné pour commander à sa place. Scénario crédible, mais qui faisait d’elle une personne extrêmement dangereuse. En fait, Sura, alors commandant en second, avait pris la tête des dissidents qui avaient voté contre la prolongation du séjour sur Canberra. Ceux qui restaient sur place les appelaient « les lâches prudents ». Et voilà qu’ils rentraient au bercail, et au-devant d’une banqueroute certaine.
Pham se rappela l’expression qu’elle avait lorsqu’ils finirent par le capturer et l’amenèrent sur la passerelle. Elle avait toisé d’un regard méchant ce petit prince, un gamin portant encore le velours de la noblesse canberrienne.
— Vous avez retardé le début des Veilles, jeune homme.
La langue était à peine intelligible pour Pham. L’enfant refoula son affolement et sa solitude et la fixa d’un œil sévère.
— Madame. Je suis votre otage, pas votre esclave, pas votre victime.
— Zut, qu’est-ce qu’il a dit ?
Sura Vinh interrogea ses lieutenants du regard, puis dit :
— Écoute, mon petit. Le voyage dure soixante ans. Nous sommes obligés de te mettre de côté.
Ce dernier commentaire traversa la barrière linguistique, mais il ressemblait trop à ce que disait le chef des palefreniers lorsqu’il allait décapiter un cheval.
— Non ! Vous ne me mettrez pas dans un cercueil !
Et Sura Vinh comprit cela elle aussi.
L’un des autres dit brusquement quelques mots au commandant Vinh. Quelque chose comme : « On n’a pas à lui demander son avis, madame. » Probablement.
Pham se raidit en prévision d’un nouveau et futile affrontement. Mais Sura le considéra une seconde puis demanda à tout le monde de quitter son bureau. Ils s’entretinrent en sabir quelques Ksec. Pham connaissait les intrigues et les stratégies de la cour, et rien de cela ne semblait s’appliquer ici. Avant qu’ils aient terminé, le petit garçon pleurait, inconsolable, et Sura lui avait passé un bras autour des épaules.
— Ça va durer des années, dit-elle. Tu comprends cela ?
— Ou… oui.
— Tu seras un vieillard quand tu arriveras si nous ne te mettons pas en sommeil cryostatique.
Ce dernier mot était encore mal choisi.
— Non, non, non ! Plutôt mourir.
Pham Nuwen était réfractaire à toute logique.
Sura demeura un moment sans rien dire. Des années plus tard, elle raconta à Pham sa version de leur rencontre :
— Ouais, j’aurais pu te faire balancer au congélateur. Ç’aurait été prudent et éthiquement correct – et ça m’aurait évité une infinité de problèmes. Je ne comprendrai jamais pourquoi le comité d’escadre de Deng m’a forcée à t’accepter ; ils étaient mesquins et chiants, mais ça, c’était trop.
« Donc, tu étais là, un petit gosse vendu par son propre père. Je me suis juré de ne pas te traiter comme l’avaient fait ton père et le comité. En plus, si tu passais tout le voyage au frigo, tu serais encore un zéro lorsque nous arriverions à Namqem, complètement paumé dans une civilisation techno. Alors, pourquoi ne pas t’épargner la cryo et essayer de t’apprendre les bases ? J’ai pensé que tu te rendrais compte de l’écoulement du temps sur un vaisseau interstellaire en transit. Au bout de quelques années, les cercueils cryostatiques ne te feraient peut-être plus tellement peur.
Ça n’avait pas été chose facile. Le dispositif de sécurité du vaisseau dut être reprogrammé pour tenir compte de la présence d’un humain irresponsable. On ne pouvait permettre d’InterVeilles sans équipage. La programmation fut cependant effectuée, et plusieurs des Veilleurs de service se portèrent volontaires pour prolonger le temps qu’ils passaient hors cryostase.
Le Reprise atteignit l’allure de croisière ramjet – trois dixièmes de la vitesse de la lumière –, et fendit l’infinité de l’espace.
Et Pham Nuwen avait tout le temps de l’univers. Plusieurs membres de l’équipage – Sura, pour les premières Veilles – firent de leur mieux pour l’instruire. Au début, il ne voulait rien entendre… mais le temps s’étirait démesurément. Il apprit à parler la langue de Sura. Il apprit les grandes lignes du Qeng Ho.
— Nous commerçons entre les étoiles, dit Sura.
Ils étaient seuls, assis sur la passerelle du ramjet. Les fenêtres montraient une carte symbolique des cinq systèmes stellaires régulièrement visités par les Qeng Ho.
— Le Qeng Ho est un empire, dit le jeune garçon.
Il contemplait les étoiles en essayant d’imaginer comment ces territoires pourraient se comparer au royaume de son père.
— Non, pas un empire, dit Sura en riant. Nul gouvernement ne peut se maintenir à des années-lumière de distance. La plupart ne durent pas plus de quelques siècles. La politique peut subir des éclipses, mais le commerce dure éternellement.
Le petit Pham Nuwen fronça les sourcils. Même à présent, ce que disait Sura était parfois absurde.
— Non, ça doit forcément être un empire.
Sura ne discuta pas. Quelques jours plus tard, elle sortit de Veille, morte, dans un de ces étranges cercueils glacés. Pham faillit la supplier de ne pas se tuer. Ensuite, des Msec durant, il s’affligea de blessures qu’il n’avait encore jamais imaginées. Maintenant, il y avait d’autres inconnus, et d’interminables jours de silence. Il finit par apprendre à lire le NeSe.
Deux ans plus tard, Sura retourna d’entre les morts. À partir de ce moment, le jeune garçon accepta tout ce qu’on voulait lui enseigner, même s’il refusait encore de sortir de Veille. Il savait qu’il y avait ici un pouvoir au-delà de toute suzeraineté canberrienne, et il comprenait maintenant qu’il pourrait peut-être le maîtriser. En deux ans, il apprit ce qu’un enfant du monde civilisé apprendrait peut-être en cinq. Il avait des compétences en maths : il pourrait se servir des interfaces programme Qeng Ho de premier et de second niveau.
Sura semblait n’avoir presque pas changé après son séjour en cryostase, sauf que, sans pouvoir dire pourquoi, il la trouva plus jeune. Un jour, il la surprit en train de le dévorer des yeux.
— Alors, où est le problème ? demanda Pham.
— Je n’ai jamais vu un gosse dans un long voyage, dit-elle avec un grand sourire. Tu as quel âge, maintenant ? Quinze ans canberriens ? Bret me dit que tu as beaucoup appris.
— Oui. Je vais devenir Qeng Ho.
— Hmm.
Elle sourit, mais ce n’était pas le sourire condescendant et compatissant dont Pham se souvenait. Elle était vraiment satisfaite, et elle ne contestait pas ses prétentions.
— Tu as terriblement de choses à apprendre.
— J’ai terriblement de temps pour le faire.
Cette fois, Sura resta de Veille quatre ans d’affilée. Bret Trinli, prolongeant sa propre Veille, demeura avec eux la première de ces années. Tous les trois explorèrent le Reprise jusqu’au dernier mètre cube accessible : l’infirmerie et les cercueils, la passerelle de commandement, les réservoirs à carburant. Le Reprise avait brûlé près de deux millions de tonnes d’hydrogène pour atteindre l’allure de croisière ramjet. À présent, c’était en fait une vaste coque pratiquement vide.
— Et sans un soutien massif une fois à destination, ce vaisseau ne volera plus jamais.
— Vous pourriez vous ravitailler, même s’il n’y avait que des géantes gazeuses au lieu de destination. Même moi, je pourrais écrire les programmes ad hoc.
— Ouais, et c’est ce que nous avons fait sur Canberra. Mais sans révision, nous ne pouvons pas aller loin, et nous ne pourrons strictement rien faire une fois que nous y serons.
Sura jura tout bas.
— Pauvres cons ! Pourquoi être restés là-bas ?
Elle semblait déchirée entre son mépris envers les commandants qui étaient demeurés sur place pour conquérir Canberra et la culpabilité qu’elle éprouvait à l’idée de les avoir abandonnés.
Bret Trinli rompit le silence.
— Ne vous inquiétez pas pour eux. Ils prennent un gros risque, mais s’ils gagnent, ils auront les Clients sur lesquels nous comptions tous.
— Je sais… et nous, nous sommes certains d’arriver à Namqem les mains vides. Je parie que nous allons perdre le Reprise.
Elle s’ébroua comme pour se débarrasser des soucis qui semblaient la ronger continuellement.
— Mais, bon… en attendant, nous allons former un nouveau membre d’équipage.
Elle fixa Pham d’un regard faussement cruel.
— De quelle spécialité avons-nous le plus besoin, Bret ?
Trinli roula les yeux.
— Vous voulez dire, celle qui peut nous rapporter le plus gros ? Programmeur-archéologue, manifestement.
Mais voilà : un sauvageon comme Pham Nuwen pourrait-il jamais le devenir ? À présent, le gamin maîtrisait presque toutes les interfaces normalisées. Il se voyait déjà programmeur, et même commandant potentiel. Avec les interfaces normalisées, on pouvait piloter le Reprise, effectuer une insertion sur orbite planétaire, contrôler les cercueils de cryostase…
— Et si quelque chose – n’importe quoi – tourne mal, tu es mort, mort, mort.
Sura coupa court à l’orgueilleuse litanie de Pham.
— Mon petit, il faut que tu apprennes quelque chose. C’est une chose que les enfants de la civilisation ont souvent du mal à comprendre eux aussi. Nous avons des ordinateurs et des programmes depuis le commencement de la civilisation, avant même les voyages spatiaux. Mais ils ne peuvent pas tout faire ; ils ne peuvent s’extraire par la réflexion d’un blocage inattendu ou faire quoi que ce soit de véritablement créatif.
— Mais… je sais que ce n’est pas vrai. Je joue à des jeux avec les machines. Si je mets le niveau de difficulté assez haut, je ne gagne jamais.
— Ce ne sont que des ordinateurs qui effectuent des opérations simples, mais très vite. Il n’y a qu’un seul angle majeur sous lequel les ordinateurs font preuve d’une manière de sagesse. Ils contiennent des milliers d’années de programmes, et peuvent en exécuter la plupart. En un sens, ils se souviennent de toutes les astuces que l’Humanité a jamais inventées.
Bret Trinli renifla.
— Et de toutes les absurdités, aussi.
Sura haussa les épaules.
— Évidemment. Dis-moi, quel est l’effectif de notre équipage – quand nous sommes en orbite dans un système et que tout le monde est debout ?
— Mille vingt-trois, dit Pham, qui avait depuis longtemps appris toutes les caractéristiques physiques du Reprise et de cette expédition.
— D’accord. Maintenant, supposons que tu sois à des années-lumière de toute civilisation…
Trinli :
— Pas la peine de le supposer, c’est la pure vérité.
— Et qu’il y ait un problème. Il faut peut-être dix mille spécialités humaines pour construire un vaisseau interstellaire, et ce en plus d’une gigantesque base de capital industriel. Un équipage de vaisseau ne peut avoir toutes les connaissances nécessaires pour analyser le spectre d’une étoile, fabriquer un vaccin contre quelque modification sauvage du bactério et comprendre toutes les maladies débilitantes que nous risquons de rencontrer…
— Oui ! s’écria Pham. C’est pour ça que nous avons les programmes et les ordinateurs.
— C’est pour cela que nous ne pouvons survivre sans eux. Au fil des millénaires, les mémoires machiniques ont été remplies de programmes utiles. Mais, comme le disait Bret, beaucoup de ces programmes sont des mensonges, ils sont tous pleins de bogues et seuls les meilleurs sont précisément appropriés à nos besoins.
Elle s’arrêta pour adresser à Pham un regard lourd de sens.
— Un être humain intelligent et parfaitement formé est nécessaire pour examiner ce qui est disponible, choisir et modifier les programmes appropriés, et ensuite en interpréter correctement les résultats.
Pham resta un moment silencieux ; il songea à toutes les occasions où les machines n’avaient pas fait ce qu’il voulait réellement. Ce n’était pas toujours la faute de Pham. Les programmes qui essayaient de traduire le canberrien en NeSe étaient de la merde.
— Donc… vous voulez que j’apprenne à faire de meilleurs programmes.
Le commandant sourit et Bret put à peine réprimer un petit gloussement.
— Nous serons satisfaits si tu deviens un bon programmeur, et que tu apprennes ensuite à te servir des logiciels qui existent déjà.
Pham Nuwen passa des années à apprendre la programmation/exploration. La programmation remontait à l’origine des temps. C’était un peu comme la décharge derrière le château de son père. Là où le ruisseau l’avait creusée, on voyait, dix mètres plus bas, les carcasses froissées de machines – de machines volantes, disaient les paysans, qui dataient de la grande époque de l’ère coloniale à l’origine de Canberra. Mais la décharge du château était un havre de pureté et de fraîcheur comparée à ce qui moisissait dans le réseau local du Reprise. Il y avait des programmes écrits cinq mille ans plus tôt, avant même que l’Humanité quitte la Terre. Le miracle – l’horreur, disait Sura –, c’était que, contrairement aux inutiles épaves de l’histoire canberrienne, lesdits programmes fonctionnaient encore ! Et, via un million de millions de tortueux fils conducteurs hérités du passé, beaucoup des programmes les plus vieux tournaient encore dans les entrailles du système Qeng Ho. Prenez la méthode de comptage du temps adoptée par les Négociants. Les corrections de trame étaient incroyablement complexes… et, tout au fond, se nichait un petit programme qui actionnait un compteur. Seconde par seconde, les Qeng Ho comptaient depuis l’instant où un humain avait pour la première fois posé le pied sur la lune de la Vieille Terre. Mais, si on y regardait d’encore plus près… l’instant initial se situait en réalité quelque cent millions de secondes plus tard – à la seconde zéro de l’un des premiers systèmes d’exploitation informatiques de l’Humanité. Derrière toutes les interfaces de haut niveau se cachaient de nombreuses strates d’assistance logistique. Certains de ces logiciels avaient été conçus pour des situations énormément différentes. De temps à autre, les incohérences causaient des accidents tragiques. Nonobstant l’aspect romantique du vol dans l’espace, les accidents les plus courants étaient simplement causés par des programmes primitifs mis à rude épreuve et qui prenaient leur revanche.
— On devrait tout récrire, conclut Pham.
— On l’a fait, dit Sura sans lever les yeux.
Elle se préparait à sortir de Veille et avait passé les quatre derniers jours à essayer de résoudre un problème dans l’automatisation de la cryostase.
— On a essayé, rectifia Bret, qui rentrait des congélateurs. Mais même les niveaux supérieurs du code système de l’escadre ont un volume gigantesque. Toi et mille de tes copains seriez obligés de travailler pendant un bon siècle pour les reconstituer.
Trinli lui sourit d’un air malveillant.
— Et attends un peu… même si tu y arrivais, quand tu aurais fini, tu aurais toi aussi ton ensemble d’incohérences. Et tu ne serais pas compatible avec toutes les applications qui seraient nécessaires à ce moment-là.
Sura abandonna un instant sa chasse aux bogues.
— Il y a un mot pour résumer tout ça : « environnement mature de programmation ». En gros, lorsque les performances du matériel ont été poussées jusqu’à leur ultime limite, on atteint un point où il y a bien plus de codes significatifs qu’on ne peut en rationaliser. Le mieux qu’on puisse faire, c’est appréhender la stratification globale et savoir comment débusquer l’outil incongru qui peut se révéler utile… par exemple dans la situation que j’ai sur les bras.
Elle désigna le schéma de hiérarchisation sur lequel elle travaillait.
— Nous sommes presque à court de liquide de refroidissement pour les cercueils. Comme un million d’autres choses, il n’y en avait pas à vendre sur cette bonne vieille Canberra. Bon, la solution évidente, c’est de transférer les cercueils vers la coque arrière, et les refroidir directement par rayonnement. Nous n’avons pas l’équipement approprié pour le faire… alors, j’ai fait un peu d’archéologie de mon côté. Il semble qu’il y a cinq cents ans un problème similaire soit survenu sur Torma après une guerre intrasystémique. Ils ont bricolé un logiciel de régulation thermique qui est précisément ce dont nous avons besoin.
— Presque. Avec quelques légères retouches.
Bret avait retrouvé son grand sourire.
— Oui, et que j’ai presque terminées, dit-elle.
Elle jeta un coup d’œil à Pham, vit l’expression sur son visage.
— Ah ah ! Je croyais que tu aimais mieux mourir que te servir d’un cercueil.
Pham sourit timidement en se remémorant le petit garçon qu’il était six ans plus tôt.
— Non, je m’en servirai. Un jour.
Cinq années de la vie de Pham s’écouleraient avant ce jour. Des années chargées. Bret et Sura étaient l’un et l’autre hors Veille, et Pham ne se sentit jamais proche de leurs remplaçants. Ces quatre-là jouaient d’instruments de musique – manuellement, comme les troubadours à la cour ! Ils le faisaient pendant des Ksec sans discontinuer ; à croire qu’ils tiraient une bizarre sorte d’exaltation mentale/sociale du fait de jouer ensemble. Pham était vaguement affecté par la musique, mais ces gens travaillaient très dur pour des résultats tellement médiocres… Pham n’avait pas la patience pour ne serait-ce que débuter dans cette voie. Il prit peu à peu ses distances. Être seul, il savait très bien le faire. Il y avait tellement de choses à apprendre.
Plus il étudiait, mieux il comprenait ce que Sura avait voulu dire par « environnements matures de programmation ». Comparé aux autres membres de l’équipage qu’il connaissait, Pham était devenu un excellent programmeur. « Un flamboyant génie », voilà comme il s’était entendu décrire par Sura une fois où elle n’avait pas remarqué sa présence. Il pouvait coder n’importe quoi – mais la vie est courte et la plupart des systèmes significatifs sont atrocement vastes. Pham apprit donc à bricoler avec les léviathans du passé. Il pouvait interfacer du code armement datant d’Eldritch Faerie avec des séquences d’ordonnancement corrigées d’avant la conquête de l’espace. Tout aussi important, il savait où et comment chercher pour trouver des applications éventuellement compatibles cachées dans le réseau du vaisseau.
Et il apprit une chose que Sura ne lui avait jamais explicitement dite à propos de l’environnement mature de programmation. Lorsque des systèmes dépendaient de systèmes sous-jacents, et que ceux-ci dépendaient de systèmes encore plus anciens… il devenait impossible de savoir ce que tous les systèmes pouvaient faire. Profondément enfoui dans l’automatisation de l’escadre, il pouvait – il devait – y avoir un dédale de passages secrets. La plupart des auteurs étaient morts depuis des milliers d’années, leurs accès confidentiels étaient probablement à jamais perdus. D’autres entrées dérobées avaient été ouvertes par des sociétés ou des gouvernements qui espéraient survivre au passage du temps. Sura et Bret – et peut-être quelques autres – connaissaient certains traits des systèmes du Reprise qui leur donnaient des pouvoirs particuliers.
Le prince médiéval qui sommeillait en Pham Nuwen était transporté par cette révélation. Si seulement on pouvait être à l’étage zéro de quelque système universellement apprécié… Si la nouvelle strate était utilisée partout, alors le possesseur de ces passages secrets jouirait éternellement de pouvoirs absolus dans tout l’univers des applications.
Onze ans s’étaient écoulés depuis que certain garçon de treize ans apeuré avait quitté Canberra contre son gré.
Sura venait de sortir de cryostase. C’était un retour que Pham ne cessait d’attendre avec un désir croissant… depuis le jour où elle était partie. Il avait tant de choses à lui dire, tant de choses à lui demander et à lui montrer. Cependant, le moment venu, il ne put se résoudre à l’accueillir sur le seuil même de la soute cryostatique.
Elle le trouva dans un compartiment de service à l’arrière du vaisseau, niche exiguë avec un hublot ouvert sur les étoiles. Un endroit que Pham s’était approprié plusieurs années plus tôt.
On frappa sur le mince panneau en plastique. Il le fit coulisser.
— Salut, Pham.
Sura lui souriait bizarrement. Toute sa personne était bizarre. Elle avait l’air si jeune. En fait, elle n’avait pas vieilli, tout simplement. Pham Nuwen, lui, avait vécu vingt-quatre ans. Il lui fit signe d’entrer dans le minuscule réduit. Elle flotta près de lui et se retourna. Le sérieux de son regard démentait son sourire.
— Tu as grandi, mon ami.
Pham commença à secouer la tête.
— Oui. Mais je… tu es encore devant moi.
— Peut-être. Par certains côtés. Mais tu es deux fois le programmeur que je ne serai jamais. J’ai vu les solutions que tu as trouvées pour Ceng cette dernière Veille.
Ils s’assirent, et elle l’interrogea sur les problèmes de Ceng et sur ses solutions. Tous les discours faciles et toutes les bravades qu’il avait passé l’année précédente à préparer s’envolèrent de son esprit et sa conversation se réduisit à une maladroite succession de pauses et de reprises. Sura ne sembla pas s’en apercevoir. Zut. Comment un Qeng Ho s’y prend-il pour posséder une femme ? Sur Canberra, il avait grandi dans la croyance à l’esprit chevaleresque et au sacrifice de soi… et avait peu à peu appris que la vraie méthode était très différente : un gentilhomme s’emparait carrément de l’objet qu’il désirait, à condition qu’il n’appartienne pas déjà à un gentilhomme plus puissant. L’expérience personnelle de Pham était limitée et sûrement atypique : c’était la malheureuse Cindi qui s’était emparée de lui. Au début de la dernière Veille, il avait essayé la vraie méthode canberrienne sur un membre féminin de l’équipage. Xina Rao lui avait fracturé le poignet et avait porté plainte. Sura en entendrait parler tôt ou tard.
Cette pensée volatilisa la prise ténue que Pham conservait encore sur la conversation. Il fixa Sura dans un silence gêné, puis annonça tout à trac la nouvelle qu’il gardait secrète en prévision d’un moment particulier.
— Je… je vais me mettre hors Veille, Sura. Je vais finalement essayer la cryo.
Elle hocha la tête avec le plus grand sérieux, comme si elle ne s’en était jamais doutée.
— Ce qui m’a convaincu pour de bon, tu sais ce que c’est, Sura ? Le grain de poussière qui m’a brisé ? C’était il y a trois ans. Tu étais hors Veille…
Et j’ai pris la mesure de tout le temps qui restait avant que je te revoie.
— J’essayais de faire fonctionner ce truc de mécanique céleste deuxième niveau. Il faut vraiment s’y connaître un peu en maths pour avancer là-dedans. Un moment, j’étais bloqué. Sur un coup de tête, je suis monté m’installer ici, et j’ai tout juste commencé à contempler le ciel. Je l’ai déjà fait. Chaque année, mon soleil natal est moins lumineux ; ça fait peur.
— Je comprends, dit Sura, mais je ne savais pas qu’on pouvait voir directement dehors à l’arrière, même d’ici.
Elle se coula vers le hublot de quarante centimètres et éteignit les lumières.
— Oui, on peut, dit Pham, au moins quand les yeux s’habituent au noir.
La pièce était à présent plongée dans une obscurité totale. Le hublot était une véritable ouverture, pas un dispositif décoratif quelconque. Il s’approcha tout près d’elle, par-derrière.
— Tu vois les quatre étoiles brillantes, là ? C’est le Piquier. Le soleil de Canberra allonge sa hampe d’un tong.
Suis-je bête ! Elle ne connaît pas le ciel de Canberra. Il continua de déblatérer dans cette veine, dans un effort ridicule pour cacher ce qu’il ressentait.
— Mais ce n’est même pas ça qui m’a frappé. Mon soleil est une étoile comme les autres. Rien d’extraordinaire. Seulement, les constellations – le Piquier, l’Oie sauvage et la Charrue –, je les reconnais encore, mais elles ont changé de forme. Je sais, j’aurais dû m’y attendre. J’ai bossé sur les bases mathématiques de trucs beaucoup plus coriaces. Mais… ça m’a frappé. En onze ans, nous avons tellement avancé que le ciel a changé de fond en comble. Ça m’a donné la mesure de tout le chemin que nous avons fait, et de tout le chemin qui nous reste à faire…
Il gesticulait dans le noir, et la paume de sa main vint claquer légèrement sur l’arrondi lisse du postérieur féminin. La voix de Pham s’étrangla dans un bref couinement et, l’espace d’un instant quantifiable, sa main s’immobilisa sur le pantalon, ses doigts effleurant la chair nue juste au-dessus de la hanche. Pour une raison ou une autre, il n’avait pas encore remarqué que le chemisier n’était même pas rentré sous la ceinture. Sa main se promena sur la taille, remonta sur la courbe lisse du ventre, continua jusqu’à ce qu’elle touche le dessous des seins. Ce geste était une prise de possession, modifiée et hésitante, peut-être, mais une prise de possession quand même.
La réaction de Sura fut presque aussi rapide que celle de Xina Rao. Elle pivota sous lui et son sein se centra dans la paume de son autre main. Avant que Pham puisse s’esquiver, le bras de Sura était sur sa nuque et lui abaissait la tête… pour un long baiser sans douceur. Il ressentit des chocs multiples là où ses lèvres touchaient celles de sa conquête, là où sa main reposait, là où la jambe de Sura se glissa entre les siennes.
Maintenant, elle lui retirait sa chemise, forçant leurs corps à un long et unique contact. Rejetant la tête en arrière, elle se détacha de ses lèvres et rit doucement.
— Seigneur ! J’ai toujours voulu te mettre la main dessus depuis que tu as eu quinze ans.
Mais pourquoi ne pas l’avoir fait ? J’étais en ton pouvoir. Ce fut la dernière pensée cohérente qu’il eut pendant quelque temps. Dans l’obscurité se matérialisaient des questions plus passionnantes. Comment trouver un point d’appui, comment joindre les bornes lisses de la douceur et de la dureté ? Ils rebondissaient d’une paroi à l’autre, et Pham n’aurait jamais trouvé son chemin sans l’assistance de sa partenaire.
Après, elle ralluma les lumières et lui montra comment le faire dans son hamac. Encore une fois, les lumières à nouveau éteintes. Au bout d’un long moment, ils flottèrent, épuisés, dans le noir. Tout n’était que paix et joie, et ses bras étaient pleins d’elle. La clarté stellaire était une infime lumière qui, au bout de suffisamment de temps, était presque brillante. Assez pour luire dans les yeux de Sura, pour montrer la blancheur de ses dents. Elle souriait.
— Pour les étoiles, tu as raison, dit-elle. C’est un peu humiliant de constater le déplacement des étoiles, de savoir qu’on est si peu de chose.
Pham la serra tendrement contre lui, mais il était pour l’instant si satisfait qu’il était vraiment incapable de réfléchir à ce qu’elle venait de dire.
— Oui, ça fait peur. Mais, dans le même temps, je vois plus large et je me rends compte qu’avec des vaisseaux interstellaires et la cryostase nous sommes à l’extérieur et au-delà d’elles. Nous pouvons faire de l’univers ce que nous voulons.
La blancheur du sourire s’élargit.
— Ah, Pham, peut-être que tu n’as pas changé. Je me souviens des premiers jours du petit Pham, quand tu pouvais à peine cracher la moindre phrase intelligible. Tu soutenais que le Qeng Ho était un empire, et moi, je n’arrêtais pas de te dire que nous étions de simples négociants et ne pourrions jamais être rien de plus.
— Je m’en souviens, mais je ne comprends toujours pas. Le Qeng Ho existe depuis combien de temps ?
— Ce nom qui veut dire « flotte de commerce » ? Deux mille ans, peut-être.
— Plus longtemps que la plupart des empires, alors.
— Sûrement, et d’abord parce que nous ne sommes pas un empire. C’est notre fonction qui nous donne une apparence d’éternité. Les Qeng Ho d’il y a deux mille ans parlaient une langue différente et n’ont pas de culture commune avec ceux d’aujourd’hui. Je suis sûre qu’il y a eu des évolutions comparables ici et là dans tout l’Espace Humain. C’est un processus, et non un gouvernement.
— Une bande de mecs qui font par hasard les mêmes trucs, rien de plus. C’est ça ?
— T’as pigé.
Pham ne dit rien pendant un moment. Elle ne comprenait pas ce silence.
— D’accord, c’est comme ça maintenant. Mais tu ne vois pas le pouvoir que ça donne de maintenir une technologie de pointe sur des centaines d’années-lumière et sur des milliers d’années ?
— Non. C’est comme si on disait que le ressac de l’océan pouvait dominer une planète : il est partout, il est puissant, et il semble coordonné.
— On pourrait avoir un réseau, comme le réseau d’escadre que vous aviez sur Canberra.
— Et la vitesse de la lumière, Pham ? Rien ne peut aller plus vite. Je n’ai aucune idée de ce que font les négociants à l’autre bout de l’Espace Humain – et cette information serait, au mieux, vieille de plusieurs siècles. Tu ne connais rien de plus volumineux que la gestion de réseaux à l’échelle du Reprise ; tu as étudié comment on gère un petit réseau d’escadre. Je doute que tu puisses imaginer le type de réseau nécessaire pour entretenir une civilisation planétaire. Tu verras sur Namqem. Chaque fois que nous faisons escale sur un monde de cette envergure, nous perdons quelques membres d’équipage. La vie avec un réseau planétaire, où on peut interagir avec des millions de gens avec des décalages de l’ordre de la milliseconde – c’est une chose dont tu n’as encore aucune idée. Je parie que lorsque nous serons sur Namqem tu partiras, toi aussi.
— Jamais je ne…
Mais Sura ondulait dans son étreinte, ses seins glissaient sur son torse, sa main descendait sur son ventre. La dénégation de Pham se perdit dans la réponse électrique de son corps.
Après quoi. Pham emménagea dans les appartements de croisière de Sura. Ils passaient tellement de temps ensemble que les autres Veilleurs de service lui reprochaient pour le taquiner d’avoir « kidnappé le commandant ». En fait, le temps qu’il partageait avec Sura Vinh était pour Pham une joie infinie, et qui ne se limitait pas à la satisfaction de son désir. Ils parlaient et parlaient, discutaient et discutaient… et déterminaient le cours du reste de leur vie.
Parfois il pensait à Cindi. Sura et elle l’avaient toutes les deux choisi et l’avaient élevé à un niveau de conscience supérieur. L’une comme l’autre lui avaient appris des choses, avaient discuté avec lui, l’avaient tourmenté. Mais elles étaient aussi différentes que l’été et l’hiver, aussi différentes qu’une mare et l’océan. Cindi s’était dressée pour le défendre en risquant sa vie, s’était dressée seule contre les gens du Roi. Dans ses rêves les plus fous, Pham ne pouvait imaginer que Sura hasarde sa vie dans des circonstances aussi défavorables. Non, Sura était infiniment réfléchie et prudente. C’était elle qui avait analysé les risques d’une sédentarisation sur Canberra, avait conclu à l’improbabilité d’un succès – et en avait convaincu suffisamment d’autres pour arracher un vaisseau au comité d’escadre et s’échapper de l’espace canberrien. Sura Vinh prévoyait à longue échéance, détectait des problèmes que nul autre ne pouvait apercevoir. Elle évitait les risques – ou les attaquait de front avec une force écrasante. Dans le panthéon moral confus de Pham, elle représentait bien moins que Cindi… et beaucoup plus.
Sura n’accepta jamais son idée d’un royaume stellaire Qeng Ho. Mais elle ne se contenta pas de le contredire : elle le bombarda de livres, de notions d’économie et d’histoire qui avaient échappé aux dix ans de son programme de lecture. Une personne raisonnable aurait accepté ses arguments ; il y avait bien trop de notions de « bon sens » sur lesquelles Pham Nuwen s’était déjà trompé. Mais Pham ne voulait toujours pas en démordre. Peut-être était-ce Sura qui portait des œillères ?
— Nous pourrions construire un réseau interstellaire. Il serait… lent, c’est tout.
Sura éclata de rire.
— Lent. Tu peux le dire ! Un protocole de transmission en triplex prendrait mille ans.
— Bon… manifestement, les protocoles seraient différents. Et les procédures aussi. Mais ça pourrait transformer la fonction commerçante aléatoire en quelque chose de plus… euh… rentable.
Il avait failli dire puissant, mais il savait qu’elle lui aurait encore reproché sa tournure d’esprit « médiévale ».
— Nous pourrions gérer une base de données Clients flottante.
Sura secoua la tête.
— Oui, mais en retard de décennies, voire de millénaires.
— Nous pourrions maintenir les normes linguistiques humaines. Nos normes de programmation réseau pourraient survivre à n’importe quel gouvernement Client. Notre culture commerciale pourrait durer à jamais.
— Mais le Qeng Ho n’est qu’un poisson dans une mer aléatoire de négociants… Oh !
Pham voyait que son message passait enfin.
— La « culture » de nos émissions radio donnerait aux participants un avantage commercial. Il y aurait donc un effet de renforcement.
— Oui, c’est ça ! Et nous pourrions crypter sélectivement les émissions pour nous protéger contre les proches concurrents.
Pham sourit d’un air rusé. Suivait un argument dont le petit Pham, et probablement le père de Pham, Roi de tout le Pays du Nord, n’auraient jamais pu avoir l’idée.
— En fait, nous pourrions même avoir quelques émissions en clair. Le matériel de normalisation linguistique, par exemple, et le secteur vulgarisation de nos bibliothèques techniques. J’ai étudié les histoires des Clients. En remontant au long des siècles jusqu’à la Vieille Terre, la seule constante c’est le brassage, l’essor de la civilisation, la chute et, bien souvent, l’extinction locale de l’Humanité. Avec le temps, les émissions Qeng Ho pourraient amortir ces oscillations.
Sura hochait la tête avec, dans les yeux, d’infinies perspectives.
— Oui. Si nous faisions les choses correctement, nous finirions par avoir des cultures Clients qui parleraient notre langue, seraient moulées sur nos besoins commerciaux et utiliseraient notre environnement de programmation…
Son regard se recentra brusquement sur le visage de Pham.
— Tu rêves toujours d’un empire, pas vrai ?
Il se contenta de sourire.
Sura avait un million d’objections, mais elle avait saisi l’idée essentielle, l’avait passée au filtre de son expérience, et maintenant toute son imagination fonctionnait de concert avec celle de Pham. Au fil des jours, ses objections ressemblèrent de plus en plus à des suggestions, et leurs discussions prirent peu à peu la tournure de fascinantes intrigues.
— Tu es cinglé, Pham… mais ça n’a pas d’importance. Peut-être qu’il faut être un médiéval cinglé pour être ambitieux à ce point. C’est comme… c’est comme si nous étions en train de créer une civilisation à partir du matériau brut. Nous pouvons établir nos propres mythes, nos propres conventions. Nous allons démarrer au stade zéro de tout.
— Et nous enterrerons tous les concurrents éventuels.
— Seigneur, dit doucement Sura.
(Ce n’est qu’un peu plus tard qu’ils inventeraient le « Dieu du Négoce » et le panthéon de divinités subalternes.)
— Et, tu sais, Namqem est le lieu idéal pour commencer. Ils ont beau être aussi avancés qu’une civilisation pourra jamais l’être, ils deviennent un peu cyniques et décadents. Leurs techs de propagande sont au moins aussi compétents que tous ceux qui ont pu s’illustrer dans les histoires humaines. Ce que tu suggères est bizarre, mais c’est trivial comparé à des campagnes de pub sur un réseau planétaire. Si mes cousins sont encore dans l’espace de Namqem, je suis sûre qu’ils financeraient l’opération.
Elle rit joyeusement, presque puérilement, et Pham se rendit compte à quel point la crainte de la faillite et de la disgrâce l’avait humiliée.
— Merde, on va faire des bénefs !
Le reste de leur Veille fut une débauche continuelle d’élucubrations, d’inventions et de plaisirs charnels. Pham trouva une combinaison de radio interstellaire à faisceau directionnel et diffusée, des procédures qui pouvaient conserver escadres et familles en synchro d’un siècle à l’autre. Sura accepta la conception de la plupart des protocoles, les yeux brillants d’émerveillement et de plaisir manifeste. Quant à l’ingénierie humaine – le projet de Pham impliquant des seigneurs et des escadres héréditaires –, Sura s’en moqua ouvertement, et Pham ne discuta pas son jugement. Après tout, dans la manipulation des gens, il n’était guère plus qu’un médiéval de treize ans.
En fait, Sura Vinh était plus impressionnée que condescendante. Pham se rappela leur dernière conversation avant qu’il entre pour la première fois dans un cercueil de cryostase. Sura venait d’étalonner les réfrigérateurs à rayonnement, de contrôler les drogues hypothermiques.
— Nous allons sortir presque en même temps, Pham – moi cent Ksec avant toi. Tu seras là pour m’aider.
Elle sourit et il sentit son regard le sonder doucement.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle.
Pham fit une remarque désinvolte quelconque, mais elle n’en perçut pas moins son malaise. Elle parla d’autre chose tandis qu’il se glissait dans le cercueil, évoquant dans un monologue simultané leurs projets et leurs rêves, ce qu’ils entreprendraient lorsqu’ils atteindraient finalement Namqem. Et puis ce fut l’heure, et elle hésita. Elle se pencha et l’embrassa légèrement sur les lèvres. Son sourire se fit légèrement taquin, mais elle se moquait d’elle-même autant que de lui.
— Dors bien, mon Prince charmant.
Elle n’était plus là, et les drogues commençaient à produire leur effet. Ses derniers instants de lucidité furent une étrange remontée dans son passé. Pendant l’enfance de Pham sur Canberra, son père avait été une figure lointaine. Ses propres frères avaient représenté des menaces mortelles pour son existence. Cindi… il avait perdu Cindi avant de vraiment commencer à comprendre. Quant à Sura Vinh… il avait pour elle les sentiments qu’a un enfant presque adulte pour une mère aimante, les sentiments qu’un homme a pour une femme, les sentiments qu’un être humain a pour un ami cher.
En un sens fondamental, Sura Vinh avait été tout cela. Pendant la majeure partie de sa longue vie, Sura Vinh avait semblé être son amie. Et quand bien même elle avait fini par le trahir, Sura Vinh était, au début, une femme bonne et sincère.
Quelqu’un le secouait doucement, agitait la main devant son visage.
— Hé, Trinli ! Pham ! T’es encore avec nous ?
C’était Jau Xin, et il avait l’air inquiet pour de bon.
— Umph, oui, oui. Ça va.
— T’en es sûr ?
Xin l’observa quelques secondes puis regagna son siège.
— J’avais un oncle qui est tombé dans les vapes avec le regard vitreux exactement comme toi. C’était une attaque, et il…
— Ouais, mais moi, ça va. Je ne me suis jamais mieux porté.
Pham reprit sa voix de fanfaron.
— Je réfléchissais, c’est tout.
Cet alibi déclencha un rire de diversion autour de la table.
— Tu réfléchissais. Une mauvaise habitude, Pham, mon pote !
Au bout de quelques instants, on ne s’inquiétait plus tellement pour lui. À présent, Pham écoutait attentivement, assenant de temps à autre son opinion d’une voix forte.
La rêverie envahissante était effectivement un trait de sa personnalité – au moins depuis qu’il avait quitté Canberra. Il se plongeait complètement dans des souvenirs ou des projets, et s’y perdait comme d’autres se perdent dans les immersions vidéo. Il avait foutu en l’air au moins une affaire à cause de ça. Du coin de l’œil, il pouvait constater que Qiwi était partie. Oui, l’enfance de cette fille ressemblait beaucoup à la sienne, et peut-être que cela expliquait maintenant son imagination et son énergie. En fait, il s’était souvent demandé si les délirantes méthodes d’éducation des Strentmanniens étaient fondées sur des récits de la vie de Pham à bord du Reprise. Au moins, quand il était arrivé à Namqem, la situation s’était améliorée. La pauvre Qiwi n’avait trouvé ici que la mort et la tromperie. Mais elle tenait bon…
— On commence à avoir de bonnes traductions.
Trud Silipan était reparti sur les Araignées.
— C’est moi qui m’occupe des zombies traducteurs de Reynolt.
Trud était plutôt dans la surveillance que dans la gestion du personnel, mais nul ne le releva.
— Moi, je vous dis qu’incessamment sous peu on va avoir des infos sur ce qu’était la civilisation des Araignées à l’origine.
— Je n’en sais trop rien, Trud. Tout le monde dit que ça doit être une colonie déchue. Mais si les Araignées sont quelque part ailleurs dans l’espace, comment se fait-il qu’on n’entende pas leur radio ?
— Écoutez, dit Pham. On a déjà parlé de ça. Arachnia est forcément une planète colonisée. Ce système est carrément trop inhospitalier pour que la vie s’y développe naturellement.
— Peut-être que ces créatures n’ont pas de Qeng Ho, dit quelqu’un d’autre, déclenchant des rires étouffés autour de la table.
— Non, il y aurait encore plein de bruits radio. On les entendrait.
— Peut-être que les autres sont vraiment très loin, comme les Marmonneurs de Persée ou…
— Ou peut-être qu’ils sont tellement avancés qu’ils ne se servent plus de la radio. Si on a remarqué ceux d’à côté, c’est uniquement parce qu’ils sont en train de repartir de zéro.
C’était une vieille, une très vieille querelle, élément d’un mystère qui remontait jusqu’à l’Ère des Rêves Déçus. Plus que toute autre chose, c’était cela qui avait attiré les expéditions humaines sur Arachnia. C’était certainement ce qui y avait attiré Pham.
Et, de fait, Pham avait trouvé du Nouveau, quelque chose de si puissant que l’origine des Araignées était maintenant pour lui un problème secondaire. Pham avait découvert la Focalisation. Avec la Focalisation, les Émergents pouvaient transformer leurs plus brillants spécialistes en machines pensantes toutes dévouées. Un nul comme Trud Silipan pouvait obtenir des traductions efficaces rien qu’en pressant une touche. Un monstre comme Tomas Nau pouvait conserver indéfiniment des yeux vigilants. La Focalisation donnait aux Émergents un pouvoir que nul n’avait encore jamais eu, une subtilité qui surpassait toute machine et une patience qui surpassait tout être humain. C’était l’un des Rêves Déçus – mais eux l’avaient réalisé.
À voir pontifier Silipan, Pham comprit que la phase suivante de son plan était finalement arrivée. Les Émergents des classes inférieures avaient accepté Pham Trinli. Nau le tolérait, lui passait même ses caprices, croyant qu’il pourrait inconsciemment lui servir de fenêtre sur l’esprit militaire des Qeng Ho. Le moment était venu d’en apprendre bien plus sur la Focalisation. Apprendre de Silipan, de Reynolt… apprendre un jour ou l’autre la partie technique de la chose.
Pham avait tenté d’édifier une vraie civilisation se déployant sur tout l’Espace Humain. Pendant quelques brefs siècles, il avait semblé pouvoir y parvenir. Finalement, il avait été trahi. Mais Pham avait depuis longtemps compris que cette trahison n’avait été qu’un échec apparent. Ce que Sura et les autres lui avaient fait à la Brèche de Brisgo était inévitable. Un empire interstellaire embrasse tellement d’espace, tellement de temps. Le bien-fondé et la justesse de pareil projet ne suffisent pas. Vous avez besoin d’un avantage décisif.
Pham Nuwen leva son bulbe de Glace & Diamants et porta discrètement un toast aux leçons du passé et aux promesses de l’avenir. Cette fois, il ferait les choses comme il faut.
Les deux ans vécus par Ezr Vinh après l’embuscade s’étalèrent sur près de huit années de temps objectif. En bon commandant Qeng Ho – ou presque –, Tomas Nau ventilait les durées de service au gré des situations locales. Qiwi et son équipe étaient hors cryostase plus souvent que tout le monde, mais même eux ralentissaient leur rythme.
Anne Reynolt ne laissa pas chômer son astrophysicien non plus. MarcheArrêt continuait de se stabiliser conformément à la courbe de luminosité observée aux siècles précédents ; pour un observateur profane, elle avait l’air d’une étoile normale, consommatrice d’hydrogène, d’un vrai soleil avec ses taches. Quant aux autres universitaires, Reynolt les maintenait, au début, dans un cycle de service moins chargé, en attendant la reprise des activités chez les Araignées.
Des émissions radio militaires en provenance d’Arachnia furent captées moins d’un jour après le Rallumage, alors même que les tempêtes de vapeur en brassaient la surface. Apparemment, la phase Arrêt de l’étoile avait interrompu une quelconque guerre locale. En l’espace d’un an ou deux, des sites d’émission fleurirent par douzaines sur deux continents. Tous les deux siècles, ces créatures étaient obligées de reconstruire leurs structures superficielles, pratiquement à partir des fondations, mais elles semblaient y être très bien préparées. Lorsque des trouées s’ouvraient dans le manteau de nuages, les spationautes apercevaient de nouvelles routes, de nouvelles agglomérations.
La quatrième année, on comptait déjà deux mille points d’émission, des stations fixes du type classique. Trixia Bonsol et les autres linguistes avaient à présent un cycle de service plus chargé. Pour la première fois, ils avaient des données audio à étudier en continu.
Lorsque leurs Veilles coïncidaient – ce qui arrivait désormais souvent –, Ezr rendait visite à Trixia Bonsol tous les jours. Au début, Trixia était plus distante que jamais. Elle semblait ne pas l’entendre ; le langage araignée saturait son bureau. Ces piaulements aigus changeaient de jour en jour pendant que Trixia et les autres linguistes Focalisés déterminaient dans quelle zone du spectre acoustique se cachait la partie signifiante du langage araignée et en élaboraient des représentations, auditives aussi bien que visuelles, appropriées à son étude. Trixia finit par obtenir une représentation utilisable de ces données.
C’est alors que les traductions commencèrent pour de bon. Les traducteurs Focalisés de Reynolt se jetaient sur tout ce qu’ils trouvaient et produisaient quotidiennement des milliers de mots de texte semi-intelligible. Trixia était la meilleure. C’était évident dès le début. C’était son travail sur les manuels de physique qui avait constitué la percée originelle, et c’était elle qui avait fait fusionner ce langage écrit avec le langage parlé dans les deux tiers des émissions radio. Même comparée aux linguistes Qeng Ho, Trixia Bonsol était l’excellence même. Comme elle serait fière si seulement elle le savait !
— Elle est indispensable.
Reynolt prononça ce jugement avec son atonalité caractéristique, dépourvue de louange comme de sadisme – un simple constat. Trixia Bonsol n’aurait pas droit à une libération anticipée comme Hunte Wen.
Vinh essaya de lire tout ce que produisaient les traducteurs. Au début, c’était de la linguistique de terrain brute classique, avec une douzaine de sens, une douzaine d’analyses syntaxiques possibles par phrase. Au bout de quelques Msec, les traductions étaient presque lisibles. Il y avait des êtres vivants en bas sur Arachnia, et c’est ainsi qu’ils s’exprimaient.
Certains des linguistes Focalisés ne dépassèrent jamais le stade des traductions annotées. Prisonniers des niveaux inférieurs de signification, ils refusaient d’essayer de saisir la façon de penser des non-humains. Peut-être n’était-il pas utile d’aller plus loin. Pour commencer, ils découvrirent que les Araignées ignoraient absolument l’existence de toute civilisation antérieure.
— Nous ne relevons aucune allusion à un âge d’or technologique.
Sceptique, Nau se tourna vers Reynolt.
— En soi, c’est déjà suspect. Même sur la Vieille Terre, il y avait au moins des mythes d’un passé perdu.
Et s’il y avait effectivement un monde originel, c’était bien la Vieille Terre.
Reynolt haussa les épaules.
— Je vous dis que toute allusion à des civilisations techniques passées est en dessous du niveau résiduel plausible. Par exemple, pour autant que nous puissions nous en rendre compte, l’archéologie est considérée comme une recherche universitaire insignifiante, purement académique.
Rien à voir avec la frénésie de re-création du monde de la colonie déchue typique.
— Que le Fléau les emporte ! dit Ritser Brughel. Si ces mecs n’ont rien d’autre à déterrer, ça va pas nous rapporter un max.
Dommage que tu n’y aies pas réfléchi avant de venir, songea Ezr.
Nau avait l’air amèrement surpris, mais il n’était pas d’accord avec Brughel.
— Nous avons toujours les résultats du Dr Li.
Il jeta un rapide coup d’œil au Qeng Ho assis à l’autre bout de la table, et Ezr était sûr qu’une autre idée avait traversé l’esprit de l’Émergent : Nous avons encore une bibliothèque d’escadre Qeng Ho, et des Fourgueurs pour l’explorer à notre place.
À présent, Trixia se laissait toucher par Ezr, parfois pour la peigner, parfois juste pour lui tapoter l’épaule. Peut-être avait-elle passé tellement de temps dans son laboratoire qu’elle le considérait comme un meuble, aussi peu dangereux que n’importe quelle autre machine à commande vocale. Trixia travaillait maintenant avec un affichage tête haute, ce qui donnait parfois l’illusion rassurante qu’elle le regardait pour de bon. Elle répondait même à ses questions, pourvu qu’elles restent dans le cadre de sa Focalisation et qu’elles n’interrompent pas ses conversations avec son matériel et les autres traducteurs.
La plupart du temps, Trixia restait assise dans la demi-obscurité à écouter et à réciter simultanément ses traductions. Plusieurs de ses collègues, qui travaillaient sous ce mode, étaient à peine plus que des automates. Vinh se plaisait à penser que Trixia était différente : comme les autres, elle analysait et réanalysait, mais pas pour insérer une douzaine d’interprétations supplémentaires au-dessous de chaque structure syntaxique. Les traductions de Trixia semblaient atteindre au sens tel qu’il était dans l’esprit des locuteurs, dans un esprit pour lequel le monde araignée était un lieu normal et familier. Les traductions de Trixia Bonsol étaient… de l’art.
L’art, ce n’était pas ce que recherchait Reynolt. D’abord, elle n’avait eu à se plaindre que de broutilles. Les traducteurs avaient choisi une orthographe alternative pour leur production ; ils représentaient les glyphes x* et q* par des digraphes. Ce qui donnait à leurs traductions un aspect très suranné. Heureusement, Trixia n’avait pas été la première à utiliser ce bizarre procédé. Malheureusement, elle était par trop à l’origine de cette contestable nouveauté.
Un jour horrible, Reynolt menaça d’interdire à Vinh d’entrer dans le laboratoire de Trixia – et donc dans sa vie.
— Je ne sais pas ce que vous lui faites, Vinh, mais elle déraille. Elle me donne des traductions figuratives. Regardez-moi ces noms : « Sherkaner Underhill », « Jaybert Landers ». Elle évacue des complications sur lesquelles tous les traducteurs sont unanimes. En d’autres endroits, elle fabrique des syllabes absurdes.
— Elle fait exactement ce qu’elle devrait faire, Reynolt. Vous travaillez depuis trop longtemps avec des automates.
Il y avait une chose qu’on ne pouvait reprocher à Reynolt : bien qu’elle soit grossière, même pour une Émergente, elle ne semblait jamais vindicative. On pouvait même discuter avec elle. Mais si elle lui interdisait de voir Trixia…
Reynolt le regarda fixement un instant puis dit :
— Vous n’êtes pas linguiste.
— Je suis Qeng Ho. Pour progresser, nous avons été obligés de comprendre le cœur de milliers de cultures humaines, et de deux non humaines. Vous autres avez tournicoté dans ce petit bout de l’Espace Humain, avec des langues fondées sur nos émissions radio. Certaines langues sont incommensurablement différentes de ce que nous connaissons.
— Oui. C’est bien pour cela que les grotesques simplifications de Trixia sont inacceptables.
— Mais non ! Vous avez besoin de gens qui comprennent véritablement la façon de penser de ceux d’en face, qui peuvent nous montrer ce qui est important dans les différences relevées chez les non-humains. Donc, vous trouvez ridicules les noms d’Araignées traduits par Trixia. Mais ce groupe de l’« Accord » est une culture jeune. Leurs noms ont encore une manière de sens dans la langue quotidienne.
— Pas tous, et pas les prénoms. En fait, la langue araignée mélange prénoms et patronymes, par un processus d’interphonation.
— Je vous le redis, la démarche de Trixia est correcte. Je parierais que les prénoms proviennent de langues plus anciennes et apparentées. Vous remarquerez qu’ils sont presque interprétables, parfois.
— Oui, et c’est l’aspect le plus critiquable. Parfois, ça ressemble à des bribes de ladille ou d’amiNeSe. Ces unités ladilles – « heures », « pouces », « minutes » – rendent la lecture pénible, mais ça s’arrête là.
Ezr avait lui aussi des problèmes avec ces délirantes unités ladilles, mais il n’était pas disposé à l’avouer devant Reynolt.
— Je suis sûr que Trixia aperçoit des éléments qui s’apparentent à sa traduction principale de la même manière que l’amiNeSe et le ladille s’apparentent au NeSe que vous et moi parlons.
Reynolt resta silencieuse un long moment, les yeux dans le vague. Parfois, cela signifiait que la discussion était terminée et qu’elle n’avait pas pris la peine de le renvoyer. D’autres fois, cela signifiait qu’elle faisait un gros effort pour comprendre.
— Alors, vous dites qu’elle obtient une traduction de plus haut niveau, en nous fournissant des intuitions qui exploitent notre propre conscience de soi.
Du Reynolt pur : une analyse à la fois gauche et précise.
— Oui ! C’est ça. Vous voulez encore les traductions avec toutes les indications, les exceptions et les mises en garde, puisque notre compréhension n’a pas fini d’évoluer. Mais la quintessence d’une bonne attitude commerciale, c’est de pressentir les besoins et les attentes des gens d’en face.
Reynolt avait accepté cette explication. En tout cas, Nau aimait les simplifications, et même la désuète extravagance ladille. Au fil du temps, les autres traducteurs adoptèrent un nombre croissant des conventions fixées par Trixia. Ezr doutait que les Émergents non Focalisés soient réellement compétents pour juger des traductions. Et, malgré toute l’assurance qu’il mettait dans son discours, Ezr se posait de plus en plus de questions : la métatraduction des Araignées élaborée par Trixia évoquait trop l’histoire datant de l’Aube de l’Humanité qu’il lui avait servie juste avant l’embuscade. Nau, Brughel et Reynolt n’y comprendraient peut-être rien, mais c’était la spécialité d’Ezr et il voyait trop de coïncidences suspectes.
Trixia négligeait de bout en bout la nature physique des Araignées. Peut-être était-ce aussi bien, vu le dégoût qu’elles inspiraient à certains humains. Mais ces créatures, radicalement non humaines dans leur apparence physique, étaient plus étrangères par la forme et le cycle vital que toute forme de vie intelligente jamais rencontrée par l’Humanité. Certains de leurs membres fonctionnaient comme des mâchoires humaines, et elles n’avaient rien qui ressemble exactement à des mains ou des doigts ; à la place, elles se servaient de leur grand nombre de pattes pour manipuler les objets. Ces différences étaient pratiquement invisibles dans les traductions de Trixia. Il y avait de temps à autre une allusion à une « main dressée » ou « braquée » (peut-être à la forme en talon-aiguille que pouvait prendre une patte antérieure repliée) ou à des pattes médianes ou antérieures – mais c’était tout. À l’école, Ezr avait vu des traductions aussi discrètes, mais elles étaient l’œuvre d’experts possédant des décennies d’expérience sur le terrain de la culture Client.
Les émissions radio pour enfants – du moins, c’est ce à quoi Trixia crut avoir affaire – avaient été inventées sur la planète des Araignées. Elle traduisit le titre par « La Science racontée aux enfants », et c’était à ce stade leur meilleure source de révélations sur les Araignées. L’émission était une combinaison idéale de langage scientifique – sur lequel les humains avaient bien progressé – et de langage familier de la culture quotidienne. Personne ne savait si elle avait vraiment une fonction éducative ou si c’était un simple divertissement. Il n’était pas impossible qu’il s’agisse de cours de rattrapage destinés à de futurs soldats. Quoi qu’il en soit, le titre choisi par Trixia s’imposa et donna à tout ce qui allait suivre les couleurs de l’innocence et du charme juvénile. L’Arachnia vue par Trixia évoquait un monde de conte de fées datant de l’Aube de l’Humanité. Parfois, lorsque Ezr avait passé une longue journée avec elle, lorsqu’elle ne lui avait pas dit un seul mot, lorsque sa Focalisation était si étroite qu’elle niait toute humanité… il se demandait si ces traductions pouvaient être – qui sait ? – la Trixia d’avant, prisonnière de la forme d’esclavage la plus efficace de tous les temps, et qui se raccrochait encore à un espoir. La planète des Araignées était le seul lieu que sa Focalisation l’autorisait à contempler. Peut-être déformait-elle ce qu’elle entendait, créant ainsi un rêve de bonheur de la seule manière qui lui reste.
Le soleil était dans sa phase moyenne et Princeton avait recouvré une grande part de sa beauté. Dans les années à venir, plus fraîches, on allait construire beaucoup plus ; il y aurait notamment les théâtres à ciel ouvert, le Palais du Déclin, les arboretums de l’Université. Mais déjà en 60//19, le plan des rues hérité des générations précédentes était totalement reconstitué, le quartier des affaires du centre-ville était achevé et l’Université fonctionnait toute l’année.
À d’autres égards, l’année 60//19 était différente de 59//19, et très différente de la dixième année de toutes les générations précédentes. Le monde était entré dans l’Ère scientifique. Un aérodrome recouvrait les plaines inondables en bordure du fleuve qui avaient, en d’autres temps, été des rizières. Des mâts radio poussaient sur les plus hautes des collines qui entouraient la ville ; la nuit, leurs balises ultrarouges se voyaient à des milles à la ronde.
En 60//19, la plupart des métropoles de l’Accord étaient déjà pareillement transformées, de même que les grandes villes de Tiefstadt et de la Parenté et, dans une moindre mesure, les cités des nations plus pauvres. Or, même à l’aune des normes de cette ère nouvelle, Princeton était un lieu très particulier. Il s’y passait des choses qui, indétectables dans le paysage visible, étaient cependant les germes d’une révolution plus considérable.
Hrunkner Unnerby arriva en aéronef à Princeton par un matin de printemps pluvieux. Un taxi de l’aéroport l’amena du bord du fleuve jusqu’au centre-ville. Unnerby avait grandi à Princeton et son entreprise de travaux publics y avait eu son siège. Il arriva avant l’heure d’ouverture de la plupart des commerces ; des balayeurs de rue détalaient çà et là autour de son taxi. Une petite pluie froide donnait des reflets multicolores aux magasins et aux arbres. Hrunkner aimait bien le vieux centre-ville, où de nombreuses fondations en pierre avaient survécu plus de deux ou trois générations. Même les étages supérieurs neufs en béton et en brique s’inspiraient de modèles d’avant la génération actuelle.
Le taxi quitta le centre-ville et grimpa au milieu d’une zone d’habitations neuves. C’était là une ancienne propriété royale que le gouvernement avait vendue pour financer la Grande Guerre – le conflit que la nouvelle génération appelait simplement la Guerre avec les Tiefs. Certaines parties de ce quartier étaient devenues aussitôt des zones de taudis ; d’autres – bénéficiant de points de vue plus élevés – étaient d’élégants lotissements. Négociant péniblement les épingles à cheveux, le taxi se rapprochait peu à peu du point culminant de ce quartier neuf. Le sommet était caché par des fougères ruisselantes, mais Hrunkner aperçut fugitivement des dépendances. Des portails s’ouvraient sans bruit et sans gardiens visibles. Hum. Voilà qui annonçait un sacré palais.
Sherkaner Underhill se tenait près du parking circulaire au bout de l’allée, tout à fait déplacé à côté de la grandiose entrée. La pluie n’était plus qu’une agréable brume, mais Underhill ouvrit un parapluie en sortant pour accueillir Unnerby.
— Bienvenue, sergent ! Bienvenue ! Ça fait des années que je vous bassine pour que veniez voir ma petite maison sur la colline, et vous voilà enfin !
Hrunkner haussa les épaules.
— J’ai tellement de choses à vous faire voir… à commencer par deux articles importants bien que de faible volume.
Il bascula le parapluie. Au bout d’un moment, deux têtes minuscules risquèrent un œil au milieu de sa fourrure dorsale. Deux bébés, fermement accrochés à leur père. Ils ne pouvaient être plus vieux que des enfants normaux en début de Clarté – juste assez pour être mignons.
— La petite fille s’appelle Rhapsa, et le garçon s’appelle Hrunkner.
Unnerby s’avança en essayant de prendre un air décontracté. Ils l’ont probablement appelé Hrunkner par amitié pour moi. Dieu des profondeurs de la Terre !
— Enchanté de faire votre connaissance.
Même dans ses meilleurs moments, Hrunkner ne savait pas comment se comporter avec des enfants – former de nouvelles recrues avait été pour lui la seule expérience qui s’était de près ou de loin rapprochée de l’éducation d’une progéniture. Il espéra que cette réalité excuserait sa gêne.
Intimidés, les petits enfants semblèrent percevoir son aversion et disparurent dans la fourrure paternelle.
— Ne faites pas attention, dit Sherkaner avec sa désinvolture habituelle. Ils ressortiront pour jouer une fois que nous serons à l’intérieur.
Sherkaner le conduisit dans sa demeure, lui répétant tout le long du chemin qu’il avait tant et tant à lui montrer et combien il était heureux que Hrunkner soit finalement venu lui rendre visite. Les années avaient changé Underhill, physiquement, du moins. Finie l’affligeante maigreur : il était déjà passé par plusieurs mues. La fourrure sur son dos était profonde et hospitalière, trait inhabituel pour quelqu’un dans cette phase du soleil. Le tremblement de sa tête et de son thorax s’était légèrement accentué par rapport à ce dont Unnerby se souvenait.
Ils traversèrent un hall d’entrée digne d’un palace et descendirent un large escalier en spirale qui révélait les nombreuses ailes de la « petite maison sur la colline ». Il y avait beaucoup de gens en ce lieu – des domestiques, peut-être, bien qu’ils ne portent pas la livrée qu’exigeaient d’ordinaire les super-riches. Unnerby interrompit le bavardage incessant de son guide.
— Tout ça, c’est une façade, n’est-ce pas, Underhill ? Le Roi n’a jamais vendu cette colline, il l’a simplement réaffectée.
Aux Renseignements de l’Accord.
— Mais non. Je possède vraiment le terrain ; je l’ai moi-même acheté. Mais, euh… je fais pas mal d’expertise-conseil, et Victory – je veux dire le service des Renseignements – a estimé que, pour des raisons de sécurité, la meilleure solution était d’implanter les laboratoires ici même. J’ai deux ou trois choses à vous montrer.
— Ouais. C’est bien pour ça que je suis venu, Sherk. Je ne crois pas que vous travailliez dans la bonne direction. Vous avez poussé la Couronne à se lancer à fond dans… je présume qu’ici nous pouvons parler sans risquer d’être…
— Mais oui, cela va de soi.
D’habitude, Unnerby n’aurait pas accepté une affirmation aussi vague, mais il commençait à comprendre à quel point l’immeuble était sûr. Bien des agencements étaient dus à l’imagination de Sherkaner, la spirale logarithmique des salles principales, par exemple, mais on y voyait aussi la patte de Victory : les gardes aux aguets partout – il ne s’en rendait compte que maintenant –, la propreté agressive des moquettes et des murs. L’endroit était probablement aussi sûr que les laboratoires d’Unnerby à l’intérieur de la Commanderie des Terres.
— D’accord. Donc, vous avez poussé la Couronne à se lancer à fond dans l’énergie atomique. Je gère actuellement plus d’hommes et de matériel qu’un milliardaire, y compris plusieurs personnes presque aussi intelligentes que vous.
En fait, bien que Hrunkner Unnerby soit toujours sergent, sa fonction était aussi éloignée de ce grade qu’elle pouvait l’être. Son existence dépassait maintenant ses rêves les plus fous d’entrepreneur de travaux publics.
— Bien, bien. Victory a énormément confiance en vous, vous le savez.
Il conduisit son hôte dans une vaste pièce, bizarrement agencée. Des bibliothèques et un bureau croulaient sous les rapports, les livres empilés au hasard et les feuilles de papier vierge. Mais les bibliothèques étaient fixées sur une cage à grimper et des livres pour enfants étaient mélangés aux manuels scientifiques. Les deux bébés d’Underhill sautèrent à bas de son dos et se précipitèrent sur la cage il grimper. À présent, ils les regardaient depuis le plafond. Sherkaner écarta livres et revues pour libérer un perchoir moins élevé et invita d’un geste Unnerby à y prendre place. Dieu merci, il n’essaya pas de détourner la conversation.
— Oui, mais vous n’avez pas vu mes rapports.
— Mais si. Victory me les envoie, seulement, je n’ai pas encore eu le temps de les lire.
— Ah, peut-être que vous devriez le faire !
On lui transmet des rapports ultrasecrets et il n’a pas le temps de les lire… lui qui est à l’origine de tout ça !
— Écoutez, Sherkaner, je vous dis que ça ne marche pas. En théorie, l’énergie atomique peut faire tout ce dont nous avons besoin. En pratique… bon, nous avons fabriqué quelques poisons réellement meurtriers. Il existe des substances comparables au radium, mais bien plus faciles à produire en grande quantité. Nous avons également obtenu un isotope de l’uranium extrêmement difficile à isoler, mais je crois que si nous y parvenons, nous pourrons fabriquer une bombe d’une puissance infernale ; nous pouvons vous fournir l’énergie nécessaire pour maintenir une grande ville au chaud pendant toute la Ténèbre, mais concentrée en moins d’une seconde !
— Excellent ! Ça commence bien.
— Cet excellent début risque de s’arrêter là. J’ai déjà trois labos accaparés par les maniaques de la bombe. L’ennui, c’est que nous sommes en temps de paix ; s’il y a des fuites, cette technologie va filtrer jusqu’aux compagnies minières, puis vers les États étrangers. Pouvez-vous vous imaginer ce qui se passera une fois que la Parenté, ces braves Tiefs et Dieu sait qui encore se mettront à fabriquer des trucs pareils ?
Ce discours sembla pénétrer l’armure d’inattention d’Underhill.
— Oui, ce sera très fâcheux. Je n’ai pas lu vos rapports, mais Victory est souvent ici. La technologie est source de merveilles et d’effroyables dangers. On ne peut avoir les unes sans les autres. Mais je suis convaincu que nous ne survivrons pas à moins de jouer avec ces choses-là. Vous ne voyez qu’une partie de toute l’affaire. Écoutez, je sais que Victory peut vous obtenir plus d’argent. Les Renseignements de l’Accord ont un bon indice de solvabilité. Ils peuvent jongler avec le taux d’intérêt pendant dix ans sans être obligés de faire des bénéfices. Nous pourrons vous obtenir des labos supplémentaires, tout ce que vous voudrez…
— Sherkaner, connaissez-vous l’expression « forcer sur la courbe d’apprentissage » ?
— Eh bien… euh…
Manifestement, il la connaissait.
— Actuellement, si j’avais tout l’argent du monde, je pourrais peut-être vous donner une centrale de chauffage urbain. Elle subirait des avaries catastrophiques tous les quatre ou cinq ans, et même quand elle fonctionnerait « correctement », son fluide de transfert – de la vapeur surchauffée, par exemple – serait tellement radioactif que les habitants de la ville seraient tous morts avant que la Ténèbre ait duré ne serait-ce que dix ans. Au-delà d’un certain point, mettre en œuvre plus de ressources et de techniciens pour résoudre un problème ne sert plus à rien.
Sherkaner ne répondit pas immédiatement. Unnerby avait l’impression que son attention se concentrait en haut de la cage à grimper où évoluaient ses deux bébés. Cette pièce combinait bizarrement la richesse, le chaos intellectuel de l’Underhill de jadis et la récente paternité de l’Underhill actuel. Aux endroits où le sol n’était pas surchargé de livres et de jouets, on distinguait un tapis de haute laine. La décoration murale était l’un de ces motifs à illusion d’optique qui coûtaient une fortune. Les hautes vitres en quartz des fenêtres montaient jusqu’au plafond. Elles étaient entrouvertes et l’odeur des fougères dans la fraîcheur matinale pénétrait par des grilles en fer forgé. Il y avait des lampes électriques près des bureaux d’Underhill et près des piliers des bibliothèques, mais elles étaient toutes éteintes.
La lumière se réduisait au vert et au proche infrarouge filtrant à travers les fougères. C’était plus que suffisant pour lire les titres des livres les plus proches. Il y avait des ouvrages de psychologie, de mathématiques, d’électronique, quelques manuels d’astronomie – et une masse de contes pour enfants. Les livres s’entassaient en piles de faible hauteur, comblant presque entièrement l’espace entre les jouets et le matériel. Il n’était pas toujours facile de distinguer les jouets d’Underhill de ceux de ses enfants. Certains objets ressemblaient à des souvenirs de voyage, témoignant peut-être des nombreuses affectations de Victory : un lisse-jambage tiefien, des fleurs desséchées rappelant les guirlandes tressées par les îliens. Et ça, là-bas, dans le coin… ça ressemblait à une fusée d’artillerie de type 7, nom de Dieu ! Le panneau de chargement avait été retiré et une maison de poupée avait été installée à la place des puissants explosifs habituels.
Finalement, Underhill dit :
— Vous avez raison, l’argent par lui-même ne fait pas le progrès. Il faut du temps pour fabriquer les machines qui fabriquent les machines, et ainsi de suite. Mais il nous reste encore vingt-cinq ans environ, et la générale me dit que vous êtes un génie de l’organisation dans la maîtrise d’un projet aussi vaste.
À ces mots, Hrunkner sentit remonter une vieille fierté, plus vitale pour lui que toutes les médailles qu’il avait accumulées pendant la Grande Guerre. Il n’empêche que sans Smith et Underhill il ne se serait jamais découvert de pareils talents. Il répondit d’un ton bourru, attentif à ne pas révéler à quel point ces éloges comptaient pour lui.
— Merci beaucoup. Mais je vous répète que cela non plus ne suffit pas. Si vous voulez aboutir à un résultat en moins de vingt ans, j’ai besoin d’autre chose.
— Oui, et de quoi ?
— De vous, parbleu ! De votre intuition ! Depuis l’année zéro de ce projet, vous restez planqué ici à Princeton, à faire Dieu sait quoi.
— Oh !… Écoutez, Hrunkner, je suis désolé. Cette histoire d’énergie atomique ne m’intéresse plus tellement.
Depuis le temps qu’il connaissait Underhill, Unnerby n’aurait pas dû être surpris par ce commentaire. Il lui donna néanmoins envie de se mordre les mains. Voilà un individu qui abandonnait des territoires vierges avant même que d’autres en soupçonnent seulement l’existence. S’il était simplement détraqué, il n’y aurait pas de problème. Il y avait des moments où Unnerby l’aurait allègrement massacré.
— Oui, continua Underhill, vous avez besoin de gens intelligents. Je travaille là-dessus, savez-vous. J’ai deux ou trois choses à vous montrer. Mais quand même, dit-il, versant sans s’en rendre compte de l’huile sur le feu, mon intuition est que l’énergie atomique se révélera un défi relativement facile à relever, comparé aux autres.
— Lesquels, par exemple ?
— L’éducation des enfants, par exemple, dit Sherkaner en riant.
Il montra la vieille pendule à balancier fixée au mur latéral.
— Je croyais que les autres petits faucheux seraient déjà là ; peut-être que je devrais d’abord vous faire visiter l’institut.
Descendant de son perchoir, il se mit à faire ces grands signes ridicules affectés par les parents à l’usage des petits enfants.
— Descends, descends. Rhapsa, ne touche pas à la pendule !
Trop tard : le bébé, s’élançant du haut de la cage à grimper, atterrit en vol plané sur le balancier et se laissa glisser jusqu’au sol.
— J’ai tellement de bazar ici, j’ai peur que quelque chose tombe sur les petits et les écrase.
Les deux enfants traversèrent la pièce à toutes pattes et bondirent pour reprendre leurs places respectives dans la fourrure paternelle. Ils étaient à peine plus gros que des fées des bois.
Underhill avait réussi à faire reconnaître son institut comme une annexe de Kingschool. La résidence sur la colline contenait un certain nombre de salles de cours, dont chacune occupait un arc du périmètre extérieur. Et ce n’était pas les subventions de la Couronne qui payaient la plupart des frais – du moins, c’est ce que disait Underhill. Une bonne partie des recherches, menées sous contrat privé, étaient financées par des entreprises qui avaient été fortement impressionnées par Underhill.
— J’avais les moyens d’attirer certains des meilleurs éléments de Kingschool, mais nous avons conclu un accord. Leurs spécialistes continuent d’enseigner et de faire des recherches à Princeton même, mais ils nous doivent un contingent d’heures, et un pourcentage de nos frais est pris en charge par Kingschool. Et ici, il n’y a que les résultats qui comptent.
— Il n’y a pas de cours ?
Lorsque Sherkaner haussa les épaules, les deux enfants se trémoussèrent sur son dos en poussant de petits miaulements d’excitation qui signifiaient probablement : « Recommence, papa ! »
— Si, nous avons des cours… en quelque sorte. L’essentiel est que les gens se parlent, communiquent d’une discipline à l’autre, et dans un grand nombre de domaines. Dans un environnement aussi peu structuré, les étudiants prennent des risques. J’en ai quelques-uns qui se sentent bien ici, mais qui ne sont pas assez intelligents pour que cela ait un effet bénéfique sur eux.
Dans la plupart des salles de cours, il y avait deux ou trois personnes aux tableaux, et une foule qui les regardait depuis des perchoirs surbaissés. Il était difficile de dire qui était le professeur et qui était l’élève. Dans certains cas, Hrunkner n’arrivait même pas à deviner sur quelle spécialité portait la discussion. Ils s’attardèrent un moment près d’une des portes. Un jeune faucheux de la génération actuelle faisait cours à un groupe de vieux faucheux. Les griffures au tableau évoquaient une combinaison de mécanique céleste et d’électromagnétisme. Sherkaner s’arrêta, salua et sourit à la ronde.
— Vous vous rappelez l’aurore que nous avions vue pendant la Ténèbre ? J’ai un type ici qui croit qu’elle était peut-être causée par des objets dans l’espace, des objets exceptionnellement sombres.
— Ils n’étaient pas sombres quand nous les avons vus.
— Oui ! Peut-être qu’ils ont en fait quelque chose à voir avec la naissance du Nouveau Soleil. J’ai des doutes. Jaybert n’est pas encore très calé en mécanique céleste. Mais il connaît bien l’EM. Il travaille sur un dispositif de sans-fil capable d’émettre à des longueurs d’onde de quelques pouces.
— Hein ? Ça ressemble plutôt à du super ultrarouge qu’à de la radio.
— C’est un phénomène qui restera à jamais invisible, mais qui va être très efficace. Jaybert veut s’en servir dans la détection d’échos pour trouver ses rochers spatiaux.
Ils continuèrent d’avancer dans le couloir. Il remarqua qu’Underhill s’était subitement tu, sans aucun doute pour lui donner le temps de réfléchir à cette idée. Hrunkner Unnerby avait l’esprit très pratique ; il soupçonnait que c’était cela qui le rendait indispensable à certains des projets les plus délirants du général Smith. Mais môme lui pouvait être vite excité par une idée assez spectaculaire. Il n’avait pas la moindre connaissance précise du comportement d’ondes aussi courtes, sinon qu’elles devraient être très directionnelles. L’énergie nécessaire à la détection des échos varierait en fonction de la puissance quatrième des distances : ces ondes trouveraient des applications terrestres efficaces avant qu’on dispose d’assez de puissance pour repérer des rochers dans le vide intersidéral. Hmmm. L’aspect militaire pourrait être plus important que tout ce que ce Jaybert pouvait envisager.
— Quelqu’un a-t-il déjà construit cet émetteur à haute fréquence ?
Son intérêt devait être manifeste ; le sourire d’Underhill ne cessait de s’élargir.
— Oui, et ça, c’est le vrai coup de génie de Jaybert – un truc qu’il appelle oscillateur à cavité. J’ai une petite « antenne » sur le toit ; ça ressemble plus à un miroir de télescope qu’à un mât radio. Victory a installé une série de relais tout au long de la Chaîne occidentale, jusqu’à la Commanderie des Terres. Je peux lui parler avec une fiabilité comparable à celle du câble téléphonique. Je m’en sers pour tester les projets d’encodage proposés par un groupe d’étudiants. Nous finirons par avoir la sans-fil à fort volume de trafic la plus sûre que vous puissiez imaginer.
Même si le système d’échosondage spatial de Jaybert ne marche jamais. Sherkaner Underhill délirait toujours autant ; Unnerby commençait à comprendre où il voulait en venir et pourquoi il refusait de tout abandonner pour travailler sur l’énergie atomique.
— Vous croyez vraiment que cette école va produire les génies dont nous avons besoin à la Commanderie ?
— Elle les trouvera, de toute façon… et je crois que nous tirons le meilleur parti de ce que nous trouvons. Je ne me suis jamais tant amusé de ma vie. Mais il faut être souple, Hrunk. L’essence de la vraie créativité est une certaine espièglerie, l’art de voleter d’une idée à l’autre sans se laisser embourber par des exigences rigides. Bien entendu, on ne trouve pas toujours ce qu’on croyait chercher. J’estime qu’après l’avènement de l’Ère scientifique actuelle, l’invention sera la mère de la nécessité et non l’inverse.
Facile à dire pour Sherkaner Underhill. Il ne lui incombait pas de transformer la science en réalité pratique.
Underhill s’était arrêté près d’une salle de cours déserte ; il jeta un coup d’œil aux tableaux. Encore du charabia.
— Vous vous souvenez des dispositifs à cames et engrenages que la Commanderie utilisait pendant la Guerre pour élaborer les tables de correction balistiques ? Nous sommes en train de construire des dispositifs similaires avec des tubes à vide et des noyaux magnétiques. Ils sont un million de fois plus rapides que les systèmes à cames, et nous pouvons entrer les chiffres sous formes de chaînes de symboles au lieu de déplacer des curseurs. Vos physiciens vont adorer.
Il gloussa.
— Voyez-vous, Hrunk, si on oublie que ces inventions sont préalablement brevetées par nos commanditaires, Victory et vous aurez plus qu’assez pour faire votre bonheur…
Ils continuèrent de gravir l’interminable escalier en spirale qui déboucha finalement sur un atrium près du sommet du monticule. Ce n’était pas la plus haute des collines qui entouraient Princeton, mais on y jouissait déjà d’une vue spectaculaire, même sous une petite pluie froide. Unnerby voyait un trimoteur atterrir sur la piste de l’aéroport. De l’autre côté de la vallée, des lotissements résidentiels fin de phase arboraient les couleurs du granit mouillé et de l’asphalte fraîchement déposée. Unnerby connaissait l’entreprise chargée des travaux. Ces gens croyaient aux rumeurs selon lesquelles on disposerait d’assez d’énergie pour vivre jusqu’à une phase avancée de la prochaine Ténèbre. À quoi ressemblerait Princeton si cette prédiction se réalisait ? À une cité sous les étoiles et le vide poussé, encore en activité malgré tout, et dont les profonds resteraient inoccupés. Les plus gros risques se présenteraient à la fin des Années de Déclin, lorsque les gens devraient se décider soit à faire des stocks en prévision d’une Ténèbre conventionnelle, soit à miser sur ce que les ingénieurs de Hrunkner Unnerby croyaient pouvoir accomplir. Ce n’était pas la perspective de l’échec qui l’empêchait de dormir, mais celle d’un succès partiel.
— Papa, papa !
Deux enfants de cinq ans apparurent brusquement derrière eux. Ils furent suivis de deux autres petits faucheux, mais ceux-ci avaient l’air assez développés pour pouvoir être nés en phase. Depuis plus de dix ans, Hrunkner Unnerby faisait de son mieux pour ignorer les perversions de sa supérieure : le général Victory Smith était le meilleur chef des Renseignements qu’il puisse imaginer – probablement meilleur que Strut Greenval. Ses habitudes personnelles ne devaient pas entrer en ligne de compte. Unnerby n’avait certainement jamais été gêné par le fait qu’elle-même soit née hors phase ; c’était une chose dont on ne pouvait être tenu responsable. Mais qu’elle se mette à fonder une famille dès le début d’un Nouveau Soleil, qu’elle inflige à ses propres enfants la tare dont elle avait été victime… Et ils ne sont même pas tous du même âge. Les deux bébés avaient sauté à bas du dos paternel. Ils détalèrent dans l’herbe et escaladèrent les jambages de leurs deux aînés. C’était presque comme si Smith et Underhill avaient délibérément exposé des charognes aux yeux de la société. Cette visite, si longtemps repoussée, se révélait aussi éprouvante qu’il l’avait craint.
Les deux aînés soulevèrent les bébés et firent un instant semblant de les porter comme de vrais pères. Ils n’avaient évidemment pas de fourrure dorsale et les bébés, glissant sur leurs carapaces, retombèrent. Ils s’agrippèrent aux vestes de leurs frères et repartirent à l’escalade avec force rires pépiants.
Underhill les présenta tous au sergent. Le quatuor traversa l’herbe trempée pour se réfugier sous un auvent. Ils se trouvaient dans la plus vaste aire de jeux qu’Unnerby ait jamais vue en dehors d’une cour d’école, mais elle était aussi très étrange. Les classes d’une école normale correspondaient à des années d’âge précises. Le matériel disponible dans le jardin récréatif des Underhill couvrait un certain nombre d’années. Il y avait des filets à grimper verticaux comme seuls en utilisent des enfants de deux ans. Il y avait des bacs à sable, plusieurs maisons de poupée géantes et des tables basses avec des livres d’images et des jeux.
— Papa, c’est à cause de Junior qu’on ne vous a pas rencontrés en bas, M. Unnerby et toi.
Le garçon de douze ans dressa une main en direction d’un des enfants de cinq ans.
— Elle voulait vous amener ici, pour qu’on puisse montrer tous nos jouets à M. Unnerby.
Victory Junior ?
Les enfants de cinq ans ne réussissent pas très bien à dissimuler leurs sentiments. Victory Junior avait encore ses yeux de bébé. Les yeux de bébé peuvent certes pivoter de quelques degrés, mais elle n’en avait que deux : elle était obligée de se tourner vers ce qu’elle voulait regarder. Ç’aurait été pratiquement impossible avec un adulte, mais on voyait facilement où Junior portait son attention. Ses deux gros yeux regardèrent d’abord Underhill et Unnerby, puis visèrent son frère aîné.
— Cafteur ! lui siffla-t-elle. Tu voulais les amener ici toi aussi.
Elle agita ses mains nourricières dans sa direction puis vint se blottir contre Underhill.
— Je te demande pardon, papa. Je voulais montrer ma maison de poupée, et Brent et Gokna n’avaient pas terminé leurs leçons.
Underhill leva les avant-bras pour l’étreindre.
— De toute façon, nous allions monter ici, lui dit-il, puis, s’adressant à Unnerby : Je crois que la générale a fait de vous un portrait plutôt flatteur, Hrunkner.
— Ouais, vous êtes un ingénieur ! s’exclama l’un des enfants de cinq ans.
Gokna ?
Nonobstant les vœux de Junior, Brent et Djirlib furent les premiers à montrer leurs talents. Leur statut éducatif réel était difficile à estimer. Ils avaient l’un comme l’autre une manière de programme d’étude, mais, à part cela, ils étaient libres de s’intéresser à tout ce qu’ils voulaient. Djirlib – le garçon qui avait mouchardé Junior – était un collectionneur. Jamais Unnerby n’avait vu un enfant aussi passionné par les fossiles. Djirlib détenait des livres, empruntés à la bibliothèque de Kingschool, qui auraient mis en difficulté des étudiants adultes. Il possédait une collection de foraminifères rapportés de la Commanderie des Terres, quand il y accompagnait ses parents. Et, tout comme son père – ou presque –, il débordait de théories délirantes.
— Nous ne sommes pas les premiers, vous savez. Cent millions d’années avant nous, juste au-dessous des strates diamantifères, il y avait les Difformes de Khelm. La plupart des scientifiques en font des animaux stupides, mais c’est faux. Ils avaient une civilisation magique, et je vais essayer de trouver comment elle fonctionnait.
Ces élucubrations n’étaient en fait pas nouvelles, mais Unnerby était un peu surpris de voir que Sherkaner laissait ses enfants étudier la pseudo-paléontologie de Khelm.
Brent, l’autre garçon de douze ans, ressemblait plus au stéréotype de l’enfant né hors phase : replié sur lui-même, un peu morose, arriéré, peut-être. Il ne savait apparemment pas quoi faire de ses mains et de ses pieds, et, bien qu’il ait abondance d’yeux, il préférait la vision antérieure, à croire qu’il était encore beaucoup plus jeune. Brent ne semblait pas s’intéresser à quoi que ce soit en particulier, hormis à ce qu’il appelait « les tests de papa ». Il avait des pleins sacs de tiges et de noyaux connecteurs en métal brillant. Trois ou quatre des tables étaient couvertes de structures complexes à base de tiges et de noyaux. En variant astucieusement le nombre de tiges par noyau, quelqu’un avait construit pour l’enfant diverses surfaces courbes.
— J’ai pas mal réfléchi aux tests de papa. J’arrête pas d’améliorer mon score.
Il s’attaqua à un volumineux tore et se mit à en disloquer l’armature minutieusement assemblée.
— Des tests ? dit Unnerby en foudroyant Sherkaner du regard. Qu’est-ce que vous faites avec ces enfants ?
Underhill ne sembla pas détecter la colère dans sa voix.
— Les enfants ne sont-ils pas des créatures étonnantes… je veux dire, quand ils ne vous font pas chier. En regardant un bébé grandir, vous pouvez voir les mécanismes de la pensée se mettre en place, étape par étape.
Il se passa doucement la main sur le dos et caressa les deux bébés, qui étaient revenus se mettre à l’abri.
— À certains égards, ces deux-là sont moins intelligents qu’un tarant de jungle. Certaines configurations de pensée sont carrément absentes chez les bébés. Lorsque je joue avec eux, je sens presque ces barrières. Mais, à mesure que passent les années, les esprits croissent ; des méthodes s’ajoutent.
Tout en parlant, Underhill marchait le long des tables de jeu. L’un des enfants de cinq ans – Gokna – dansait à un demi-pas devant lui en singeant ses gestes, jusqu’à son tremblement. Il s’arrêta devant une table couverte de gracieuses bouteilles en verre soufflé, d’une douzaine de formes et de teintes différentes. Plusieurs étaient pleines de jus de fruits et de glace, comme pour quelque bizarre goûter sur l’herbe.
— Mais même les enfants de cinq ans ont des œillères mentales. Ils ont de bonnes compétences langagières, mais il leur manque encore des concepts de base…
— Et c’est pas uniquement le fait qu’on comprenne pas la sexualité ! s’écria Gokna.
Pour une fois, Underhill se montra un peu gêné.
— Elle a entendu ce discours trop de fois, j’en ai peur. Et maintenant, ses frères lui ont déjà appris quoi répondre lorsque nous jouons sur questionnaire.
Gokna le tira par le jambage.
— Assieds-toi et joue avec nous. Je veux montrer à M. Unnerby ce que nous savons faire.
— D’accord. Nous pouvons essayer… où est ta sœur ?
Sa voix fut brusquement sèche et sonore.
— Viki ! Descends de là-haut ! C’est dangereux pour toi.
Victory Junior était montée sur le filet à grimper des bébés et courait de-ci, de-là, juste au-dessus de l’auvent.
— Oh, mais c’est pas dangereux, papa, puisque tu es là !
— Mais si ! Descends immédiatement.
Le retour de Junior s’accompagna de vigoureux ronchonnements, mais, quelques minutes plus tard, elle se distingua d’une autre manière.
Un par un, les enfants lui exposèrent toutes leurs activités. Les deux aînés participaient à une émission éducative de la radio nationale, qui expliquait la science aux jeunes. Apparemment, Sherkaner en était le producteur, pour des raisons qui restèrent obscures.
Hrunkner toléra le tout : il souriait, il riait, il faisait semblant. Et chaque enfant était une petite merveille. Brent excepté, chacun était plus intelligent et plus ouvert que presque tous les enfants dont Unnerby se souvenait. Ce qui rendait leur sort encore plus triste quand on songeait à ce que la vie serait pour eux le jour où ils seraient obligés d’affronter le monde extérieur.
La maison de poupée de Victory Junior était une construction démesurée qui débordait un peu sur les fougères. Lorsque vint son tour, elle accrocha deux mains sous l’un des avant-bras de Hrunkner et le traîna presque de force jusqu’à la façade à ciel ouvert de la maison.
— Regardez, dit-elle en lui montrant un trou dans le sous-sol qui ressemblait étrangement à l’entrée d’une termitière. Ma maison a même son propre profond. Et puis une cuisine, et une salle à manger, et sept chambres à coucher…
Hrunkner ne put se soustraire à la visite guidée de chaque pièce ni à l’explication de tous leurs aménagements. Junior ouvrit un panneau dans une chambre et révéla une intense agitation à l’intérieur du mur.
— Et j’ai même des locataires miniatures dans ma maison. Regardez les octopèdes.
L’échelle de la demeure était en fait idéale pour les petites créatures, du moins dans cette phase du soleil. Leurs pattes médianes finiraient par se transformer en ailes colorées. Elles deviendraient des fées des bois et seraient totalement déplacées ici. Mais, pour l’instant, elles ressemblaient vraiment à des habitants miniatures qui circulaient précipitamment d’une pièce à l’autre.
— Elles m’aiment beaucoup. Elles peuvent retourner dans les arbres quand elles veulent, mais je mets des petits morceaux de nourriture dans les chambres et elles viennent faire un tour tous les jours.
Junior tira sur de minuscules poignées en laiton et une section du plancher sortit en coulissant comme un tiroir. Elle contenait un labyrinthe complexe fabriqué avec de minces cloisons en bois.
— Je fais même des expériences avec elles, comme papa quand il joue avec nous, sauf que c’est beaucoup plus simple.
Ses yeux de bébé étaient tous les deux braqués vers le bas, si bien qu’elle ne pouvait voir la réaction d’Unnerby.
— Je mets des gouttes de miel près de cette issue, là, et puis je les fais rentrer de l’autre côté. Ensuite, je chronomètre combien de temps il leur faut pour… Oh, mais tu t’es perdue, hein, ma mignonne ? Ça fait deux heures que tu es bloquée ici. Je suis désolée.
Elle allongea sans grâce une main nourricière jusque dans la boîte et déposa doucement l’octopède sur une corniche près des fougères.
— Hé hé ! fit-elle avec un rire de gorge très sherkanien, y en a qui sont beaucoup plus bêtes que d’autres – ou alors, c’est une question de chance. Maintenant, qu’est-ce que je vais lui donner comme temps de parcours, puisqu’elle n’est même pas entrée dans le labyrinthe ?
— Je… je ne sais pas.
Elle se retourna pour le regarder en face et leva ses beaux yeux vers lui.
— Maman dit que mon petit frère s’appelle Hrunkner à cause de vous. C’est vrai ?
— Oui. Je crois bien.
— Maman dit que vous êtes le meilleur ingénieur du monde. Elle dit que vous pouvez tout réaliser, même les idées dingues de mon papa. Maman veut que vous nous aimiez.
Le regard d’un enfant était unique. Il était tellement directif. La cible n’avait pas la moindre possibilité de l’ignorer. Toute la gêne et la douleur suscitées par la visite semblèrent ce concentrer en cet instant.
— Je vous aime, dit Hrunkner.
Victory Junior le considéra un instant encore, puis son regard se détourna.
— D’accord.
Ils déjeunèrent avec les petits faucheux dans l’atrium, abrités sous l’auvent. La couverture nuageuse se délitait et il commençait à faire chaud, du moins pour une journée de printemps à Princeton dans la dix-neuvième année. Même sous l’auvent, la chaleur était assez forte pour vous faire transpirer par toutes les jointures. Les enfants ne semblaient pas en être affectés. Ils étaient encore captivés par l’inconnu qui avait donné son nom à leur petit frère. À part Viki, ils étaient plus bruyants que jamais, et Unnerby s’efforça de réagir de son mieux.
Ils achevaient leur repas lorsqu’arrivèrent les précepteurs des enfants. Ils avaient l’air d’étudiants de l’institut. Les enfants ne seraient jamais obligés de fréquenter une véritable école. Cela leur faciliterait-il la vie, en fin de compte ?
Ils voulaient qu’Unnerby assiste à leurs leçons, mais Sherkaner ne voulut pas en entendre parler.
— Concentrez-vous sur vos études, dit-il.
La partie la plus difficile de la visite était donc terminée – du moins Unnerby l’espérait-il. À part les deux bébés, Underhill et Unnerby étaient seuls dans le bureau de Sherkaner, dans la fraîcheur au rez-de-chaussée de l’institut. Ils s’entretinrent un moment des besoins spécifiques d’Unnerby. Même si Sherkaner n’était pas disposé à l’aider directement, il avait vraiment de brillants sujets sur sa colline.
— J’aimerais que vous parliez avec certains de mes théoriciens. Et je veux que vous voyiez mes experts en machines à calcul. Il me semble que certains de vos problèmes militaires pourraient être réglés si seulement vous disposiez de méthodes rapides pour résoudre les équations différentielles.
Underhill s’étira sur le perchoir derrière son bureau. Son aspect devint brusquement énigmatique.
— Hrunk… en plus de nous revoir, nous avons accompli aujourd’hui plus que n’en auraient fait une douzaine de coups de téléphone. Je savais que vous alliez adorer l’Institut. Ce qui ne veut pas dire que vous y seriez à votre place ! Nous avons pas mal de techniciens, mais nos théoriciens croient qu’ils peuvent leur donner des ordres. Vous êtes d’une autre trempe. Vous êtes du genre à donner des ordres aux penseurs et à utiliser les idées qu’ils peuvent avoir pour atteindre vos objectifs d’ingénieur.
Hrunkner s’obligea à sourire.
— Je croyais que l’invention allait être la mère de la nécessité.
— Hmmf. En général, oui. C’est pour cela que nous avons besoin de personnalités comme la vôtre, qui peuvent forcer les éléments du puzzle à se rassembler. Vous verrez ce que j’entends par là cet après-midi. Il s’agit de gens dont vous aimeriez énormément profiter des compétences, et vice versa… je regrette seulement que vous ne soyez pas venu bien plus tôt.
Unnerby s’apprêta à bredouiller des excuses faiblardes puis se ravisa. Il ne pouvait plus faire semblant de tout approuver. En outre, il lui était beaucoup plus facile d’affronter Sherkaner que la générale.
— Vous savez pourquoi je ne suis pas venu plus tôt, Sherk. À vrai dire, je ne serais pas ici maintenant si le général Smith ne m’en avait pas donné l’ordre explicite. Je la suivrai jusqu’en enfer, et vous le savez. Mais elle veut plus que cela. Elle veut que j’accepte vos perversions. Je… Vous deux avez de si beaux enfants, Sherk. Comment pouvez-vous leur faire une chose pareille ?
Il s’attendait à ce que l’autre esquive la question en riant, voire réagisse avec l’hostilité glaciale que manifestait Smith à la moindre évocation de cette sorte de critique. Au lieu de quoi Underhill resta un moment sans rien dire sur son perchoir, à jouer avec un antique puzzle pour enfants. Les petites pièces en bois cliquetaient dans le silence du bureau.
— Vous reconnaissez que les enfants sont heureux et en bonne santé ?
— Oui, bien que Brent semble… lent.
— Vous ne croyez pas que je les considère comme des animaux d’expérience ?
Unnerby songea à Victory Junior et au labyrinthe intégré à sa maison de poupée. Lui, quand il avait son âge, il faisait griller des octopèdes avec une loupe.
— Euh… vous aimez vos enfants comme tout bon père de famille. Et c’est pour cela que j’ai d’autant plus de mal à m’imaginer comment vous avez pu les mettre au monde hors phase. Il n’y en a eu qu’un seul de mentalement handicapé, et alors ? Je remarque qu’ils n’ont pas mentionné de compagnons de jeu contemporains. On ne peut pas en trouver qui ne soient pas monstrueux, c’est ça ?
À l’aspect de Sherkaner, il pouvait voir que sa question avait fait mouche.
— Sherk, vos pauvres enfants vont passer toute leur vie dans une société qui les considère comme un crime contre nature.
— Nous travaillons là-dessus, Hrunkner. Djirlib vous a parlé de « La Science racontée aux enfants », n’est-ce pas ?
— Je me suis demandé de quoi il s’agissait. Donc, Brent et lui participent réellement à une émission de radio ? Ces deux-là pourraient presque passer pour des enfants en phase, mais, un jour ou l’autre, quelqu’un va deviner la vérité et…
— Bien sûr. Quoi qu’il arrive, Victory Junior brûle de participer à l’émission. Finalement, je veux que les auditeurs comprennent. L’émission va couvrir toutes sortes de sujets scientifiques, mais il y aura un fil conducteur permanent : la biologie, l’évolution et la manière dont la Ténèbre nous a obligés à vivre notre vie selon certaines modalités. Avec l’essor de la technologie, toutes les raisons sociales qui pourraient justifier une période de procréation imposée deviennent caduques.
— Vous ne convaincrez jamais l’Église des Ténèbres.
— Aucune importance. J’espère convaincre les millions de gens à l’esprit ouvert comme Hrunkner Unnerby.
Unnerby ne savait quoi dire. L’argumentation de son interlocuteur était tellement spécieuse ! Underhill ne comprenait-il donc pas ? Toutes les sociétés respectables étaient d’accord sur des notions fondamentales, des principes qui assuraient le bien-être et la survie de leurs membres. Les choses étaient peut-être en train d’évoluer, mais il était absurde et égoïste de jeter les règles par-dessus bord. Même si les gens survivaient pendant la Ténèbre, ils auraient encore besoin de cycles vitaux corrects… Le silence se prolongea. On n’entendait que le cliquetis des pièces du puzzle sous les doigts de Sherkaner.
— La générale vous aime beaucoup, Hrunk, dit-il finalement. Non seulement vous avez été son plus cher compagnon d’armes, mais vous avez été correct avec elle lorsque sa carrière de lieutenant fraîchement promu avait tout l’air d’aller au panier.
— C’est elle la meilleure. Elle n’est pas responsable de sa date de naissance.
— D’accord. Mais c’est aussi pour cela qu’elle vous rend la vie dure depuis quelque temps. Elle a cru que vous, le premier, accepteriez ce qu’elle et moi sommes en train de faire.
— Je sais, Sherk, mais je ne le peux pas. Vous m’avez vu, aujourd’hui. J’ai fait de mon mieux, mais vos enfants n’ont pas été dupes. Pas Junior, en tout cas.
— Hé hé. C’est exact. Elle ne s’appelle pas Victory pour rien ; elle est aussi intelligente que sa mère. Mais – comme vous le dites – elle va devoir affronter des épreuves bien pires… Écoutez, Hrunk, je vais causer un peu avec la générale. Elle devrait accepter ce qu’on lui accorde, apprendre à être un tant soit peu tolérante – même si c’est pour tolérer votre intolérance.
— Je… ce serait une bonne chose, Sherk. Merci.
— En attendant, nous allons avoir besoin de vous ici plus souvent. Mais vous pouvez venir quand ça vous arrange. Les enfants aimeraient bien vous revoir, mais à la distance qui vous plaira.
— D’accord. Je les aime bien, en effet. Seulement, je crains de ne pas être ce qu’ils attendent de moi.
— Ah ! Alors, la recherche de la distance exacte sera l’occasion pour eux de faire quelques petites expériences.
Underhill sourit.
— Ils peuvent être très souples s’ils vous voient sous cet angle.
Pendant les Préparatifs, Pham Trinli avait été pour Ezr Vinh un lointain sujet de curiosité. Le peu qu’il avait vu du bonhomme lui avait laissé une impression de morosité, de paresse et de probable incompétence. Trinli était « le parent de quelqu’un » ; la seule chose qui puisse expliquer sa présence au sein de l’équipage. Ce ne fut qu’après l’embuscade qu’Ezr remarqua son comportement de rustre fort en gueule. S’il était parfois amusant, il était le plus souvent odieux. La Veille de Trinli chevauchait celle d’Ezr pour soixante pour cent de sa durée. Lorsqu’il se rendit à Hammerfest, Pham Trinli échangeait des histoires cochonnes avec les techs de Reynolt. Lorsqu’il s’aventura dans l’estaminet de Benny, Trinli y était avec une bande d’Émergents, plus bruyant et plus pompeux que jamais. Ça faisait des années – depuis la mort de Jimmy Diem, à vrai dire – que personne ne songeait plus à lui coller l’étiquette de traître. Les Qeng Ho et les Émergents étaient obligés de s’entendre, et il y avait pas mal de Négociants parmi les gens que fréquentait Trinli.
Le dégoût que le personnage lui inspirait s’était changé en quelque chose de plus sinistre. L’occasion fut l’une de ces séances – une fois toutes les Msec – de la commission de gestion des Veilles, présidée, comme toujours, par Tomas Nau. Il ne s’agissait pas d’une vaine propagande pour le « Comité de gestion de l’escadre » bidon dirigé par Ezr. Les compétences des deux camps étaient nécessaires s’ils voulaient survivre là où ils étaient actuellement échoués. Et, sans jamais donner l’impression de perdre de son autorité, Nau acceptait effectivement bon nombre des suggestions émises lors de ces réunions. Ritser Brughel était hors Veille, et la séance se déroulerait donc sans résonances pathologiques. À l’exception de Pham Trinli, les responsables étaient des pros qui savaient vraiment faire tourner le système.
Les premières Ksec, tout baignait. Les programmeurs de Kal Omo avaient expurgé une série d’afficheurs tête haute à l’usage des Qeng Ho. La nouvelle interface était limitée, mais c’était mieux que rien. Anne Reynolt avait une nouvelle liste de Focalisés. Les détails du tableau de service étaient encore secrets ; il semblait toutefois que Trixia ait des chances d’avoir plus de temps libre. Gonle Fong proposa quelques modifications des Veilles. Ezr savait que c’étaient des rémunérations déguisées pour divers trafics qu’elle faisait en douce, mais Nau les accepta sans discuter. L’économie parallèle qu’elle organisait avec Benny était sûrement connue de Tomas Nau… mais les années avaient passé et il avait constamment fermé les yeux. Et il en avait constamment profité. Ezr Vinh n’aurait jamais cru que le libre-échange puisse ajouter beaucoup d’efficacité à une société aussi restreinte et fermée que ce petit camp en L1, mais il avait manifestement amélioré les conditions de vie. La plupart des gens avaient la compagne ou le compagnon de Veille de leur choix. Beaucoup avaient dans leur cabine les petites bulles bonsaï de Qiwi Lin Lisolet. La répartition du matériel était aussi coulante qu’elle pouvait l’être. Peut-être que ça prouvait simplement à quel point le système initial de répartition des Émergents était tordu. Ezr s’accrochait encore à la conviction secrète que Tomas Nau était l’être le plus malfaisant qu’il ait jamais connu, un boucher capable de tuer pour camoufler un simple mensonge. Mais il était si habile – si conciliateur en apparence. Tomas Nau était assez intelligent pour laisser fonctionner ce commerce clandestin qui l’aidait à progresser.
— Très bien, dit-il en balayant d’un sourire toute la table de conférence. Dernier point de l’ordre du jour. Comme d’habitude, le point le plus délicat et le plus intéressant. Qiwi ?
Qiwi Lisolet se leva d’un mouvement fluide et bloqua son ascension, une main sur le plafond bas. Il y avait un minimum de pesanteur sur Hammerfest, mais à peine assez pour maintenir les bulbes à liquides sur la table.
— Intéressant, je crois bien, dit-elle avec une grimace. Mais c’est aussi un problème très irritant.
Qiwi ouvrit un vide-poche et en tira un paquet d’afficheurs tête haute, tous étiquetés « Usage Fourgueurs Autorisé ».
— On va essayer les joujoux de Kal Omo.
Elle les fit passer aux divers gestionnaires de Veille. Ezr en prit un et lui rendit son sourire timide. Qiwi avait encore la taille d’une enfant, mais elle était aussi compacte et presque aussi grande que le Strentmannien adulte moyen. Ce n’était plus une petite fille, ni même l’orpheline désemparée du Rallumage. Qiwi avait vécu Veille sur Veille toutes les années de l’après-Rallumage ; elle avait vieilli d’une année complète à chaque fois. Depuis que le rayonnement de MarcheArrêt était retombé à un niveau tolérable, elle avait passé un peu de temps hors Veille, mais Ezr discernait de minuscules rides aux coins de ses yeux. Quel âge a-t-elle maintenant ? Elle est plus vieille que moi. L’espièglerie de jadis réapparaissait quelquefois encore, mais Qiwi ne taquinait plus Ezr. Et il savait que ce qu’on racontait sur elle et Tomas Nau était vrai. Pauvre Qiwi, maudite Qiwi.
Mais Qiwi Lin Lisolet avait pris une importance qu’Ezr n’aurait jamais soupçonnée. À présent, Qiwi équilibrait les montagnes.
Elle attendit que tous aient chaussé leurs ATH.
— Vous savez que c’est moi qui gère notre orbite-halo autour de L1.
L’agglomérat se matérialisa soudain au-dessus du milieu de la table. Un Hammerfest minuscule émergeait du tas de cailloux du côté d’Ezr ; une navette s’amarrait à la haute tour. L’image, piquée, se détachait avec précision sur la paroi et sur les gens derrière elle. Mais lorsqu’il tourna brusquement la tête, allant de l’image à Qiwi et vice versa, l’agglomérat accusa un léger flou. L’automatisme de placement ne pouvait pas tout à fait suivre les mouvements, l’illusion visuelle était imparfaite. Pas de doute, les programmeurs de Kal Omo avaient été forcés de remplacer certaines des optimisations. Ce qui restait était tout de même proche de la qualité Qeng Ho, les images étaient séparément coordonnées dans le champ de chaque ATH.
Des douzaines de minuscules points lumineux rouges apparurent sur toute la surface de l’agglomérat.
— Ça, c’est les emplacements des stabilisateurs.
Puis des points jaunes, encore plus nombreux.
— Et ça, c’est le réseau de capteurs.
Elle rit, d’un rire aussi léger et aussi espiègle que dans son souvenir.
— Ça ressemble parfaitement à une grille de solution d’éléments finis, pas vrai ? En fait, c’est exactement ça, sauf que les points du réseau sont de vraies machines qui collectent des données. Cela dit, mon équipe et moi-même avons deux problèmes. Faciles à résoudre quand on les prend séparément. Nous avons d’abord besoin de maintenir l’amas en orbite autour de L1.
L’agglomérat rapetissa jusqu’à devenir un symbole stylisé, traçant une figure de Lissajous perpétuellement changeante autour du pictogramme L1. D’un côté flottait Arachnia ; très loin, mais sur la même ligne, se trouvait l’étoile MarcheArrêt.
— Nous avons équilibré le système de façon à ce que, vus de la planète des Araignées, nous soyons toujours près du limbe du soleil. Il leur faudra de nombreuses années pour acquérir la technologie capable de nous délecter là où nous sommes… Mais l’autre objectif de la stabilisation, c’est de maintenir intégralement dans l’ombre Hammerfest et ce qui reste des blocs de glace océanique et de neige d’air.
Retour à la vue initiale de l’agglomérat, où les volatiles étaient à présent marqués en vert et en bleu. Chaque année, ces précieuses ressources s’amenuisaient, consommées par les humains et l’évaporation dans l’espace.
— Malheureusement, ces deux objectifs sont quelque peu incompatibles. L’agglomérat est lâche. Notre stabilisation de L1 cause parfois des couples de torsion, et les rochers glissent.
— Les tremblements d’astéroïde, dit Jau Xin.
— C’est ça. En bas à Hammerfest, on les sent tout le temps. Sans surveillance permanente, le problème serait pire.
La surface de la table de conférence devint un modèle de la jonction entre Diamant Un et Diamant Deux. Qiwi effleura les blocs et une bande superficielle de quarante centimètres vira au rose.
— Voilà un glissement qui a failli nous échapper. Mais nous n’avons pas les ressources humaines qui permettraient…
Pham Trinli avait écouté tout cet exposé sans broncher, les yeux plissés dans une manière de concentration irascible. En tant que choix initial de Nau comme responsable de l’équilibrage, Trinli avait un long passé d’humiliation en la matière. Finalement, il explosa :
— Foutaises ! Je croyais que vous alliez prélever un peu d’eau, la faire fondre pour fabriquer une colle que vous pourriez injecter entre les Diamants.
— On l’a fait. Ça aide un peu, mais…
— Mais vous n’arrivez toujours pas à stabiliser le système, c’est ça ?
Trinli se tourna vers Nau et décolla presque de son siège.
— Subrécargue, je vous ai déjà dit que je suis le plus qualifié ici pour cette tâche. La petite Lisolet sait faire tourner un programme de dynamique, et elle travaille aussi dur que n’importe qui – mais elle n’a aucune expérience solide.
Expérience solide ? Il lui faut combien d’années de travail sur le terrain, mon brave ?
Mais Nau se contenta de sourire à Trinli. Si absurdes que soient les prétentions de cet idiot, Nau l’invitait toujours à revenir. Longtemps Ezr avait cru à un certain humour sadique de la part du Subrécargue.
— Eh bien, peut-être devrais-je vous confier cette tâche, soldat. Mais réfléchissez : même à présent, cela impliquerait au moins un tiers de votre temps en Veille.
Le ton de Nau était courtois, mais Trinli détecta la pointe d’audace qui s’y cachait. Ezr voyait déjà la colère monter chez le vieillard.
— Un tiers ? protesta Trinli. Je pourrais y arriver en un cinquième de Veille, même si les autres membres de l’équipe étaient des novices. Les stabilisateurs ont beau être bien placés, la réussite dépend de la qualité du réseau de guidage. Mlle Lisolet ne comprend pas toutes les caractéristiques des dispositifs localisateurs qu’elle utilise.
— Expliquez-vous, dit Anne Reynolt. Un localiseur est un localiseur. Nous avons utilisé à la fois les nôtres et les vôtres pour ce projet.
Les localiseurs étaient un outil de base de toute civilisation technique. Ces minuscules dispositifs, communiquant entre eux par impulsions codées, se servaient d’algorithmes de temps de transit et de répartition pour localiser avec précision chaque composant d’un système. Plusieurs milliers d’entre eux composaient la matrice de positionnement de l’agglomérat. Ensemble, ils formaient une sorte de réseau à faible complexité qui fournissait des informations sur l’orientation, l’emplacement et la vitesse relative des stabilisateurs et de la masse de débris.
— Erreur, dit Trinli avec un sourire condescendant. Les nôtres marchent assez bien avec les vôtres, mais au prix d’une dégradation de leurs performances naturelles. Voilà à quoi ressemblent nos appareils.
Le vieil homme pianota sur sa tablette.
— Mademoiselle Lisolet, ces interfaces sont inutilisables.
— Permettez-moi, intervint Nau, puis il dit à la cantonade : « Voici les deux types de localiseurs dont nous nous servons. »
Le paysage s’effaça, et deux dispositifs électroniques certifiés vide spatial apparurent sur la table. Ezr avait beau assister souvent à cette sorte de démonstration, il avait du mal à s’y habituer. Dans une présentation bien rodée, avec une séquence d’exposition prédéterminée, il était facile d’utiliser la reconnaissance vocale pour guider les opérations. Ce que Nau venait de faire était, subtilement, au-delà des possibilités de toute interface Qeng Ho. Quelque part sous les combles de Hammerfest, un ou plusieurs de ses zombies esclaves écoutaient jusqu’au moindre mot tout ce qui se disait ici, fournissaient un contexte aux paroles de Nau et les configuraient via l’automatisation de l’escadre ou par l’entremise d’autres zombies spécialistes. Et voilà le résultat : des images ultra-rapides, à croire que le propre esprit de Nau contenait intégralement la base de données de l’escadre.
Bien entendu, cette magie échappait totalement à Pham Trinli.
— Exact, dit-il en se penchant pour examiner le matériel de plus près. Seulement, il y a ici plus que les localiseurs proprement dits.
— Je ne comprends pas, dit Qiwi. Nous avons besoin d’une source d’énergie, de sondes pour les capteurs.
Trinli lui grimaça un sourire dégoulinant de triomphe.
— C’est ce que tu crois – et c’était peut-être vrai au début lorsque notre amie MarcheArrêt jouait les lance-flammes. Mais maintenant…
Il tendit la main et son doigt disparut dans la paroi latérale du plus petit des boîtiers.
— Pouvez-vous nous montrer le noyau du localiseur, Subrécargue ?
Nau hocha la tête.
— Voilà.
Et l’image de l’instrument Qeng Ho fut déshabillée couche par couche. Finalement, il ne resta plus qu’une minuscule tache noircie, d’à peine un millimètre de diamètre.
Assis juste à côté de Nau, Ezr crut surprendre un instant de tension chez le Subrécargue. L’autre se montra soudain fortement intéressé. Ce moment passa sans qu’Ezr puisse ne serait-ce que s’assurer de sa réalité.
— Par exemple ! Comme c’est petit ! Voyons ça de plus près.
L’image du grain de poussière grossit jusqu’à atteindre un mètre de diamètre et presque quarante centimètres d’épaisseur. L’automatisme des ATH y peignit les reflets et les ombres appropriés.
— Merci, dit Trinli.
Il se leva pour que tous puissent le voir par-dessus le dispositif lenticulaire.
— Ceci est le cœur du localiseur Qeng Ho, normalement enchâssé dans des barrières protectrices, etc. Mais, voyez-vous, dans un environnement propice – même dehors, à l’ombre –, il est tout à fait autonome.
— Source d’énergie ? s’enquit Reynolt.
Trinli agita la main comme pour repousser cette idée.
— Il suffit de les impulser par micro-ondes, une douzaine de fois par seconde. Je ne connais pas les détails, mais je les ai vus fonctionner en bien plus grand nombre dans certaines installations. Je suis sûr qu’on pourrait ainsi mieux maîtriser l’opération. En ce qui concerne la collecte des informations, ces miniatures possèdent déjà des capteurs simples – température, intensité lumineuse, niveau sonore.
— Mais comment Qiwi et les autres pouvaient-ils l’ignorer ? demanda Jau Xin.
Ezr voyait très bien comment tout cela allait se terminer, mais il n’y pouvait absolument rien.
Trinli haussa les épaules d’un air magnanime. Il n’avait pas encore remarqué jusqu’où son ego l’avait mené.
— Je vous l’ai toujours dit : Qiwi Lin Lisolet est jeune et sans expérience. Les localiseurs à maillage grossier suffisent pour la plupart des tâches. En outre, les caractéristiques de pointe sont très appréciées dans les applications militaires, et je parie que les manuels qu’elle étudie sont délibérément vagues sur ce chapitre. Moi, en revanche, j’ai travaillé à la fois comme ingénieur et comme soldat. Bien que cet usage ne soit normalement pas autorisé, les localiseurs forment d’excellentes installations de surveillance.
— Assurément, dit Nau, songeur. Les localiseurs et les capteurs associés sont la base d’une sécurité bien comprise.
Et ces grains de poussière possédaient déjà des capteurs et l’autonomie. Ce n’étaient pas des composants incorporés à un système ; ils pouvaient être le système lui-même.
— Qu’est-ce que vous en pensez, Qiwi ? Est-ce qu’une flopée de ces gadgets vous simplifieraient la tâche ?
— Peut-être. Tout ça, c’est nouveau pour moi ; je n’aurais jamais pensé qu’un bouquin technique puisse me mentir.
Elle réfléchit un instant.
— Mais oui, si nous avions plus de localiseurs et la puissance de traitement correspondante, alors nous poumons probablement économiser sur la surveillance humaine.
— Très bien. Je veux que vous obteniez les détails auprès du soldat Trinli, et que vous installiez un réseau amélioré.
— Je serai heureux de me charger de cette tâche, Subrécargue, dit Trinli.
Mais Nau n’était pas sot. Il secoua la tête.
— Non, vous êtes bien plus précieux dans votre rôle de contrôleur des opérations. En fait, je veux qu’Anne et vous discutiez là-dessus. Lorsqu’il sera de Veille, Ritser sera lui aussi intéressé. Il devrait y avoir un certain nombre d’applications de sécurité civile pour ces gadgets.
Pham Trinli venait donc de remettre aux Émergents des menottes et des chaînes plus perfectionnées. L’espace d’un instant, une sorte de prise de conscience attristée de cette trahison clignota dans les yeux du vieillard.
Ezr s’efforça de ne parler à personne le reste de la journée. Il n’aurait jamais imaginé pouvoir détester autant un ridicule clown comme Pham Trinli. Le vieillard n’était pas un monstrueux assassin, et sa nature sournoise sautait aux yeux à chaque nouvelle bourde. Mais sa bêtise avait trahi un secret que l’ennemi n’avait jamais deviné, un secret qu’Ezr lui-même n’avait jamais connu, un secret que d’autres avaient dû préférer emporter dans la tombe plutôt que le livrer à Tomas Nau et à Ritser Brughel.
Avant, Ezr croyait que Nau gardait Trinli auprès de lui comme bouffon. À présent, il en savait plus. Et jamais – à part lors de cette lointaine nuit dans le parc du temp’ – il n’avait eu autant envie de tuer quelqu’un de sang-froid. Si par hasard Pham Trinli avait l’occasion d’avoir quelque funeste accident…
Ezr resta dans sa cabine après la cantine. Il devait éviter tout comportement suspect. Les maniaques de la musique en direct envahissaient la gargote de Benny tous les soirs à cette heure, et le bœuf entre instrumentistes était une coutume Qeng Ho qu’Ezr n’avait jamais appréciée, même comme auditeur. En plus, il y avait encore pas mal de travail en retard, et certaines tâches n’exigeaient même pas qu’il communique avec autrui. Il chaussa le nouvel ATH et examina la bibliothèque d’escadre.
En un sens, la survie de la Bibliothèque avait été le plus grand échec du commandant Park. Chaque escadre disposait de mesures de sécurité élaborées pour détruire des sections critiques de leur bibliothèque locale en cas de capture imminente. Ces systèmes avaient forcément des lacunes. Les bibliothèques menaient une existence éclatée, réparties qu’elles étaient entre les diverses unités de leur escadre. Des fragments étaient cachés dans un millier de points nodaux correspondant à l’usage du moment. Des puces individuelles – ces maudits localiseurs – contenaient de copieux manuels d’entretien et modes d’emploi. Or les principales bases de données auraient dû être effacées en très peu de temps. Ce qui en subsistait aurait un minimum d’utilité, mais les intuitions capitales, les térabytes de données expérimentales brutes auraient disparu – à moins d’être épargnées sous forme d’instantiations, matériel uniquement compréhensibles au moyen d’un pénible processus d’ingénierie inverse. Pour une raison ou une autre, cette destruction n’avait pas eu lieu, alors même qu’il était manifeste que l’embuscade des Émergents allait neutraliser tous les vaisseaux de l’escadre de Park. Ou alors il se pouvait que Park ait agi et qu’il y ait eu des points nodaux ou des sauvegardes hors réseau qui – contrairement à la règle – contenaient des copies intégrales de la bibliothèque.
Tomas Nau savait reconnaître un trésor au premier coup d’œil. Les esclaves d’Anne Reynolt s’affairaient à le disséquer avec l’inhumaine précision des Focalisés. Tôt ou tard, ils connaîtraient tous les secrets des Négociants. Mais cela prendrait des années : les zombies ne savaient pas par où commencer. Nau recourait donc à divers collaborateurs non Focalisés qui se baladaient dans la bibliothèque et lui donnaient une vue d’ensemble. Ezr y avait déjà passé des Msec. C’était un boulot hasardeux, car il était obligé de produire un minimum de bons résultats… tout en essayant d’éloigner subtilement les recherches des données qui risqueraient d’être immédiatement exploitables. Il savait qu’il risquait de faire une bavure et que Nau finirait par se rendre compte de son manque de coopération. Le monstre était subtil : Ezr s’était demandé plus d’une fois qui manipulait qui.
Mais aujourd’hui… Pham Trinli avait carrément craché le morceau.
Ezr se força à se calmer. Regarde la biblio. Rédige un rapport à la con. Ce serait compté comme temps de service et il ne serait pas obligé de flipper devant tout le monde. Il joua avec la commande manuelle livrée avec le nouvel ATH « expurgé ». Elle reconnut quand même les combinaisons de touches les plus simples : l’ATH remplaça sans transition apparente sa vision naturelle de la cabine par une vue de la couche d’entrée de la bibliothèque. Lorsqu’il tourna la tête, l’automatisme suivit le mouvement et les images défilèrent presque sans solution de continuité, comme si les documents étaient des objets réels flottant dans la cabine. Mais… il tripota la commande. Zut. Toute personnalisation était quasiment impossible. Ils avaient dépouillé l’interface ou l’avaient reconfigurée sous une norme émergente quelconque. Ce n’était pas mieux qu’un vulgaire papier vidéo !
Il tendit la main pour arracher l’objet, l’écraser dans sa main. Du calme. Il était encore trop irrité par le dérapage bordélique de Trinli. En plus, ce truc était une amélioration par rapport aux affichages muraux. Il sourit un instant en se rappelant le langage ordurier de Gonle Fong quand elle avait piqué sa crise avec les claviers.
Alors, qu’allait-il regarder aujourd’hui ? Quelque chose qui semblerait naturel à Nau, mais ne pourrait pas donner aux Émergents plus d’informations qu’ils n’en possédaient déjà. Tiens, les super-localiseurs de Trinli. Ils devaient être à l’écart, planqués dans une section sécurisée. Il suivit deux fils conducteurs qui y menaient explicitement. Pareil accès à la bibliothèque était interdit à un simple apprenti. Nau avait obtenu – par des moyens qu’Ezr pouvait imaginer et qui lui donnaient encore des cauchemars – des mots de passe et des paramètres de sécurité du plus haut niveau. Ezr voyait à présent la bibliothèque comme le commandant Park lui-même aurait pu la voir.
Manque de pot. Les flèches montraient clairement les localiseurs. Leur miniaturisation n’était pas vraiment un secret, mais même le carnet de suivi incidents ne mentionnait pas de capteurs incorporés. Les manuels techniques sur puce étaient tout aussi discrets sur la présence de caractéristiques insolites. Hum. Trinli ne prétendait-il pas qu’il existait des passages secrets – indétectables même avec la vision de la bibliothèque qu’en aurait le commandant ?
La colère qui lui chahutait les tripes était momentanément oubliée. Soudain soulagé, Ezr contempla les territoires de données qui s’alignaient autour de lui. Tomas Nau ne verrait là rien de bizarre. À part Ezr Vinh, il n’y avait peut-être pas un seul Négociant survivant qui puisse comprendre à quel point les élucubrations de Trinli étaient absurdes.
Mais Ezr Vinh avait grandi au sein d’une famille négociante de premier plan. Enfant, à la table du dîner, il avait écouté des discussions sur la stratégie d’escadre telle qu’elle se pratiquait réellement. L’accès prioritaire du commandant à la bibliothèque de sa propre escadre ne prévoyait pas normalement d’autres fonctions cachées. Des choses pouvaient se perdre, comme toujours ; les applications héritées étaient souvent si anciennes que les moteurs de recherche n’arrivaient pas à les retrouver. Mais, à moins d’un sabotage, ou d’une personnalisation due à un commandant excentrique, il ne devait pas y avoir de secrets isolés. Au bout du compte, pareilles mesures étaient simplement trop douloureuses pour les techniciens chargés de la maintenance du système.
Ezr en aurait ri, sauf qu’il soupçonnait que cet ATH expurgé répercutait tous les bruits qu’il émettait aux zombies de Ritser Brughel. Or il venait d’avoir sa première pensée heureuse de la journée. Trinli nous faisait marcher ! Le vieux fourbe bluffait à propos de tout et de rien, mais, d’ordinaire, il prenait ses précautions avec Tomas Nau. Quand il lui faudrait fournir les détails à Reynolt, Trinli chercherait à piller les docs sur puce… et reviendrait bredouille. Ezr ne pouvait pas tellement le plaindre ; pour une fois, ce vieux salaud aurait ce qu’il méritait.
Qiwi Lin Lisolet passait pas mal de temps à l’extérieur. Peut-être que ça allait changer avec les gadgets localisateurs promis par le vieux Trinli. Qiwi flotta en rase-mottes au-dessus de la suture Diamant Un/Diamant Deux. Elle était à présent en plein soleil ; les volatiles des années précédentes avaient été soit transférés, soit dissipés par ébullition. Là où elle était intacte, la surface du diamant était grise, terne et lisse, presque opalescente. Le rayonnement solaire finissait par la brûler, créant une pellicule de graphite d’environ un millimètre d’épaisseur – une sorte de micro-régolithe qui masquait le scintillement sous-jacent. Tous les dix mètres le long du bord, un éclat irisé signalait l’emplacement d’un capteur. Les stabilisateurs étaient implantés de chaque côté. Même à courte distance, leur activité était à peine visible, mais Qiwi connaissait bien son matériel : les réacteurs électriques crachaient des décharges de l’ordre de la milliseconde, guidés par des programmes aux écoutes des capteurs. Même cela n’était pas assez raffiné. Qiwi avait beau consacrer plus des deux tiers de son temps de service à voleter autour de l’agglomérat et à régler les stabilisateurs, les séismes demeuraient d’une amplitude dangereuse. Avec un réseau de capteurs au maillage plus fin et les programmes que Trinli se vantait de posséder, il serait facile de concevoir des cycles de décharge plus performants. Il y aurait alors des millions de secousses, mais si infimes que personne ne les remarquerait. Et elle ne serait plus obligée d’être là si souvent. Qiwi se demanda ce que ce serait d’être dans un cycle de Veille à service allégé comme la plupart des gens. Ça économiserait des ressources médicales, mais ça laisserait le pauvre Tomas encore plus seul.
Elle évacua ce souci de son esprit. Il y a des trucs qu’on peut guérir, et d’autres non ; si ça marche, dis-toi que tu as de la chance avec Trinli et ses localiseurs. Elle décolla de la fissure et chercha à contacter les autres membres de l’équipe d’entretien.
— Rien que les problèmes habituels, dit la voix de Floria Peres dans son oreille.
Floria se laissait porter au-dessus des « pentes supérieures » de Diamant Trois. Au-dessus de l’altitude zéro actuelle de l’agglomérat, donc. Ils y perdaient quelques stabilos par an.
— Trois fixations à resserrer… on les a rattrapées à temps.
— Très bien. Je vais mettre Arn et Dima dessus. Je crois qu’on termine en avance.
Elle sourit intérieurement. Autant de gagné pour des projets plus intéressants. Elle décrocha de la fréquence publique de son équipe.
— Dis, Floria. C’est bien toi qui t’occupes de la distillerie pendant cette Veille, hein ?
— Exact, dit l’autre en étouffant un rire. J’essaie d’avoir ce boulot à chaque fois ; bosser pour toi est l’une des inévitables corvées qui vont avec.
— Bon, j’ai deux ou trois trucs pour toi. Peut-être qu’on peut s’arranger.
— Peut-être bien.
Floria était dans un cycle de service à dix pour cent seulement ; n’empêche qu’elles se jouaient cette petite comédie à chaque fois. En plus, elle était Qeng Ho.
— Tu me rejoins à la distillerie dans deux mille secondes. On pourra prendre le thé.
La distillerie des volatiles était posée au bout de la piste qu’elle grignotait lentement sur la face obscure de l’agglomérat. Ses tours et ses cornues couvertes de givre luisaient à la lumière d’Arachnia ; ailleurs, un terne rougeoiement thermique signalait les locaux où se pratiquaient le fractionnement et la recombinaison. Il en sortait les matières premières destinées à l’usine et les boues organiques pour les bactérios. Le cœur de la distillerie L1 provenait de l’escadre Qeng Ho. Les Émergents avaient apporté du matériel similaire, mais l’avaient perdu lors des combats. Heureusement que c’est le nôtre qui a survécu ! Les réparations et les agrandissements avaient forcé les Émergents à cannibaliser tous les vaisseaux. Si le cœur de la distillerie avait été d’origine émergente, ils auraient eu bien de la veine s’ils avaient quelque chose en état de marche maintenant.
Qiwi amarra sa navette à quelques mètres de la distillerie. Elle déchargea sa cargaison sous emballage isotherme et se hissa vers l’entrée en suivant le câble de guidage. Autour d’elle gisaient en congères géantes les vestiges du stock de volatiles : neige d’air et glace océanique prélevées à la surface d’Arachnia. Elles venaient de loin et avaient coûté cher. La plus grande part de la masse d’origine, surtout la neige d’air, s’était dissipée lors du Rallumage et à l’occasion d’imprévisibles sursauts ultérieurs. Le reste avait été poussé dans les coins d’ombre les plus sûrs, avait été fondu dans une vaine tentative pour coller les éléments de l’agglomérat, avait servi à respirer, manger et vivre. Tomas projetait de creuser des portions de Diamant Un pour en faire une réserve absolument sûre. Peut-être que ce ne serait pas nécessaire. À mesure que le soleil perdrait lentement de son éclat, il devrait être plus facile de sauvegarder ce qui restait. Entre-temps, la distillerie progressait lentement – moins de dix mètres par an – dans les congères de glace et de neige d’air. Elle laissait derrière elle un reflet d’étoiles sur le diamant brut et une piste de points d’ancrage.
Le box de commande de Floria se trouvait au pied des tours situées tout à l’arrière de la distillerie. Élément du module Qeng Ho d’origine, ce n’était d’abord rien de plus qu’un clapier pressurisé pour manger et dormir. Au fil des années de l’Exil, ses occupants successifs l’avaient aménagé. En le découvrant au niveau du sol… Qiwi s’accorda un instant de réflexion. Elle passait la majeure partie de son existence dans des pièces et des tunnels exigus, ou dans le vide. Les dernières modifications apportées par Floria avaient fait du box un lieu intermédiaire. Qiwi imaginait sans peine les commentaires d’Ezr : oui, ça ressemblait vraiment à une petite cabane de conte de fées habitée par un fermier au pied des collines enneigées d’une contrée ancestrale, tout près d’une forêt scintillante.
Qiwi termina son escalade, évitant balanciers et câbles d’ancrage – la lisière de la forêt magique – et frappa à la porte de la cabane.
Elle prenait toujours son pied à faire du commerce. Combien de fois n’avait-elle pas essayé d’expliquer ça à Tomas ? Il avait bon cœur, le pauvre, mais il venait d’une culture qui n’y comprenait carrément rien.
Qiwi apportait une partie de ce qu’elle devait à Floria en échange de sa plus récente production. L’emballage isotherme contenait un bonsaï de vingt centimètres qui avait coûté des Msec de travail à son père : des microfougères naines s’épanouissant en frondaisons multiples. Floria approcha la bulle bonsaï du plafonnier et scruta la verdure.
— Les moucherons !
Des moucherons submillimétriques.
— Avec des ailes colorées !
Qiwi avait observé la réaction de son amie avec une neutralité soigneusement affectée. Ne pouvant plus se retenir, elle éclata de rire.
— Je me demandais si tu t’en apercevrais.
Le bonsaï avait beau être plus petit que les créations habituelles de son père, c’était peut-être le plus beau qu’il ait jamais produit jusque-là, plus beau que tout ce que Qiwi avait pu examiner dans la bibliothèque. Elle plongea la main dans l’enveloppe isotherme et en retira le reliquat du paiement.
— Et ça, c’est un cadeau personnel de Gonle. Un socle à pince pour le bonsaï.
— Mais c’est… du bois !
Floria était enchantée par le bonsaï. Mais sa réaction devant la plaque de bois était plutôt de l’étonnement. Elle tendit la main pour promener ses doigts sur la surface vernie.
— On peut en fabriquer à la tonne, maintenant ; c’est une sorte de pourriture à l’envers. Bien sûr, puisque Gonle le cultive en cuve, il a l’air un peu bizarre.
Des stries et des volutes marquaient les endroits où les ondes bio s’étaient prises dans le grain du bois.
— Il nous faudrait plus d’espace et de temps pour obtenir de vrais anneaux de croissance.
Peut-être que non : son père pensait pouvoir manipuler les ondes bio pour leur faire créer de faux anneaux.
— Pas d’importance, dit Floria d’une voix distante. Gonle a gagné son pari… ou alors, c’est ton père qui l’a gagné pour elle. Imagine un peu. Du vrai bois en quantité industrielle, et pas des brindilles dans une bulle bonsaï ou des broussailles dans le parc du temp’.
Elle se tourna vers le visage souriant de Qiwi.
— Et je crois qu’elle s’imagine que c’est plus que ce qu’elle me doit sur les contrats précédents.
— Euh… on espérait que ça allait t’amadouer.
Elles s’assirent, et Floria apporta le thé. Il provenait des cuves bio de Gonle Fong et, avant cela, des monticules de volatiles et de diamant qui entouraient la distillerie. Les deux amies examinèrent la liste établie par Benny et Gonle. Cette liste n’était pas seulement un relevé de leurs commandes, mais aussi le résultat des négociations qui se déroulaient jour après jour dans la gargote de Benny. Il y avait là des articles qui étaient essentiellement destinés à des Émergents. Seigneur, il y avait là des articles que Tomas aurait pu simplement exiger et que Ritser Brughel aurait sûrement réquisitionnés.
Les objections de Floria étaient un catalogue de problèmes techniques, de fournitures dont elle aurait besoin avant de pouvoir entreprendre le travail demandé dans la distillerie. Elle tirait le maximum de ces marchés, mais ce qu’on exigeait d’elle était techniquement difficile. Un jour, pendant les Préparatifs, quand Qiwi ne pouvait pas avoir plus de sept ans, son père l’avait emmenée visiter une distillerie à Triland.
— C’est ça qui nourrit les bactérios, Qiwi, tout comme les bactérios nourrissent les parcs. Chaque couche est plus étonnante que celle du dessous, mais construire ne serait-ce que la plus humble des distilleries est une sorte d’art.
Ali adorait par-dessus tout cet aspect noble de son travail, tout en respectant celui des autres. Floria Peres était une chimiste de talent, et la pâte neutre qu’elle fabriquait était une merveilleuse création.
Quatre mille secondes plus tard, elles s’étaient mises d’accord sur un assortiment complexe d’avantages en nature et de faveurs pour les autres membres de la Veille de Floria. Elles restèrent un moment à siroter un nouveau lot de thé tout en débattant nonchalamment de ce qu’elles pourraient bien faire de nouveau lorsque les objectifs du moment auraient été atteints. Qiwi mentionna les localiseurs vantés par Trinli.
— Ça, c’est une bonne nouvelle, si le vieux ne raconte pas de bobards. Peut-être que tu ne seras plus forcée d’endurer un cycle de service aussi chargé.
Floria se tourna vers Qiwi avec une étrange tristesse dans le regard.
— Tu étais une petite fille, et maintenant, tu es plus vieille que moi. Tu ne devrais pas être obligée de mourir à petit feu, mon enfant, rien que pour aligner un tas de cailloux.
— C’est… ce n’est pas si grave que ça. Il faut que ça soit fait, même si l’infrastructure médicale laisse à désirer.
En plus, Tomas est de Veille en permanence et il a besoin de mon aide.
— Et il y a des avantages à être là-haut la plupart du temps. Je sais où on peut faire des affaires, où il y a du matériel à récupérer. Avec ça, je suis une meilleure Négociante.
— Hmmm.
Floria détourna les yeux puis la regarda brusquement bien en face.
— Ce n’est pas du commerce ! C’est un jeu stupide !
Elle se radoucit.
— Désolée, Qiwi. Tu ne peux pas vraiment savoir… mais le commerce, je sais ce que c’est. J’ai été sur Kielle. J’ai été sur Canberra. Tout ça, dit-elle avec un geste ample de la main comme pour désigner l’intégralité de L1, c’est bidon. Tu sais pourquoi je demande toujours à bosser ici à la distillerie ? J’ai transformé ce box de commande en une sorte de petit chez moi, où je peux faire semblant d’être seule et loin d’ici. Je ne suis pas obligée de vivre dans le temp’ avec des Émergents qui se prennent pour des êtres humains respectables.
— Mais il y en beaucoup qui le sont, Floria !
Peres secoua la tête et haussa le ton.
— Peut-être. Et peut-être que c’est ça qui est le plus terrible, là-dedans. Des Émergents comme Rita Liao et Jau Xin. Des gens comme tout le monde, c’est ça ? Et, tous les jours, ils se servent d’autres êtres humains, qui sont pour eux moins que des animaux, qui sont comme… comme des pièces mécaniques. Pis encore, c’est leur métier. Liao est « gestionnaire du personnel de programmation », et Xin « gestionnaire du personnel de pilotage », pas vrai ? Il n’y a rien de plus ignoble dans l’univers, ils marchent à fond avec, ensuite ils viennent s’asseoir avec nous dans le troquet de Benny, et nous les acceptons !
Sa voix s’enfla à la limite du hurlement, puis elle se tut brusquement. Elle ferma les yeux de toutes ses forces et des larmes descendirent doucement dans l’air.
Qiwi tendit la main pour toucher celle de Floria, sans savoir si l’autre n’allait pas carrément la frapper. Elle observait cette sorte de douleur chez pas mal de gens. Elle pouvait en atteindre certains. D’autres, comme Ezr Vinh, la gardaient si secrète que Qiwi ne pouvait que soupçonner une rage tumultueuse et cachée.
Muette, Floria était recroquevillée sur elle-même. Mais, au bout d’un moment, elle serra la main de Qiwi dans les siennes et baissa la tête en pleurant. Ses paroles étouffées étaient presque inintelligibles.
— … T’en veux pas. Pas du tout. Je suis au courant, pour ton père.
Elle s’étrangla dans des sanglots silencieux puis, au bout d’un moment, elle se remit à parler plus distinctement.
— Je sais que tu aimes ce Tomas Nau. Ça te regarde. Il ne pourrait pas s’en tirer sans toi, et on serait probablement déjà tous morts, en plus.
Qiwi passa un bras autour des épaules de la femme.
— Mais je ne l’aime pas.
La spontanéité de sa propre franchise la surprit. Et Floria leva les yeux, surprise elle aussi.
— Je veux dire, je le respecte. Il m’a sauvée quand la situation était au plus mal, après que Jimmy a tué ma mère. Mais…
C’était bizarre de parler ainsi à Floria, d’exprimer tout haut ce que jusque-là elle n’avait dit qu’en son for intérieur. Tomas avait besoin d’elle. C’était un homme bon élevé dans un système affreux et malfaisant. La preuve de sa bonté était qu’il était allé jusqu’au bout, qu’il avait compris le mal et avait œuvré pour y mettre fin. Qiwi doutait qu’elle ait pu en faire autant ; elle se serait plutôt comportée comme Rita et Jau, aurait tout accepté sans mot dire, reconnaissante d’avoir échappé aux filets de la Focalisation. Tomas Nau voulait vraiment changer le système. Quant à l’aimer… Malgré tout son humour, sa tendresse, sa sagesse, il y avait chez Tomas… une certaine distance. Elle espérait qu’il ne se rendrait jamais compte de ses sentiments à son endroit. Et j’espère que cette subversive de Floria a neutralisé les capteurs-espions de Ritser.
Qiwi repoussa ces pensées. Un instant, Floria et elle se regardèrent en chiens de faïence, surprises de voir leurs cœurs mutuellement mis à nu. Hmm. Elle donna à Floria une petite tape sur l’épaule.
— Je te connais depuis plus d’un an de Veille commune, et c’est la première fois que je soupçonne un truc comme ça chez toi…
Floria libéra la main de Qiwi et essuya les larmes qui embuaient encore ses yeux. Elle maîtrisait sa voix presque complètement.
— Ouais. Avant, j’arrivais toujours à garder ça pour moi. Je me disais : « Efface-toi et joue les gentilles petites Fourgueuses soumises. » On est naturellement doués pour ça, pas vrai ? Peut-être parce qu’on a l’habitude des perspectives à long terme. Sauf que maintenant… Tu sais que j’avais une sœur dans l’escadre ?
— Non.
Désolée, Floria. Il y avait tellement de Qeng Ho dans l’escadre avant la bataille, et la petite Qiwi en connaissait si peu.
— Luan était imprévisible, pas trop intelligente, mais sociable avec tout le monde – le genre d’élément qu’un bon commandant d’escadre ajoute pour compléter le mélange.
Un sourire arriva presque jusqu’à ses lèvres, vite noyé par l’amertume du souvenir.
— J’ai un doctorat en ingénierie chimique, mais c’est Luan qu’ils ont Focalisée, et ils m’ont laissée libre. Ç’aurait dû être moi, mais ils ont pris Luan à ma place.
Son visage se tordait dans une culpabilité sans doute injustifiée. Peut-être que Floria, comme beaucoup de Qeng Ho, était immunisée contre une infection permanente par le sida mental. Ou peut-être que non. Tomas avait besoin d’au moins autant de non-Focalisés que de Focalisés, sinon le système s’effondrerait. Qiwi ouvrit la bouche pour expliquer cela en détail, mais Floria ne l’écoutait pas.
— J’ai accepté ça. Et je n’ai pas perdu Luan de vue. Ils l’ont Focalisée en art. Veille après Veille, elle et son équipe sculptaient les fameuses frises de Hammerfest. Tu as probablement dû la voir cent fois.
Oui, ça, c’est sûrement vrai. Les équipes de sculpteurs étaient au bas de l’échelle des Focalisés. Aucun rapport avec les nobles créations d’Ali Lin ou des traducteurs. Les canons de l’« art légendaire » émergent ne laissaient aucune place à la créativité. Centimètre par centimètre, les ouvriers s’enfonçaient dans les galeries de diamant et détachaient des parois de minuscules fragments conformément au plan général. L’objectif initial de Ritser était que ces travaux éliminent toutes les « ressources humaines inutiles » en les forçant à travailler sans soins médicaux jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Mais ils ne travaillent plus en continu, Floria.
Ç’avait été l’une des premières victoires de Qiwi sur Ritser Brughel. La taille du diamant fut rendue moins pénible, et des ressources médicales furent mises à la disposition de tous ceux qui demeuraient éveillés. Les sculpteurs survivraient jusqu’au bout de l’Exil, jusqu’aux libérations que Tomas leur avait promises.
— Exact, acquiesça Floria, et quand bien même nos Veilles ne coïncidaient presque jamais, j’ai continué à voir Luan. Je traînais dans les galeries en faisant semblant de circuler chaque fois que je rencontrais des gens. Je lui ai même parlé de cette saloperie d’art qu’elle aimait tant ; c’était la seule chose dont elle puisse parler. « La Victoire sur l’Orc Frenkien ».
Elle cracha ce titre plutôt qu’elle ne l’énonça. Sa colère retomba et elle sembla se flétrir.
— De toute façon, je pouvais encore la voir, et peut-être qu’un jour, si j’étais une bonne petite Fourgueuse, qu’ils la libéreraient. Mais maintenant…
Elle se tourna vers Qiwi et sa voix se brisa encore une fois.
— Maintenant, elle n’est plus là, elle n’est même plus au tableau de service. Ils prétendent que son cercueil est tombé en panne. Ils prétendent qu’elle est morte en cryo. Ils mentent, ces sournois, ces salauds…
Les cercueils cryogéniques Qeng Ho étaient si fiables que la fréquence des dysfonctionnements était une sorte de conjecture statistique, du moins en usage normal et pour des durées inférieures à 4 Gsec. L’équivalent émergent était plus capricieux, et, depuis les combats, on ne pouvait plus avoir une confiance absolue dans le matériel, d’où qu’il provienne. La mort de Luan était, très vraisemblablement, un horrible accident, un écho de plus de la folie qui avait failli tous les tuer. Et comment convaincre cette pauvre Floria de tout cela ?
— Je crois qu’on ne peut pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on nous raconte, Floria. Le système émergent est foncièrement pervers. Mais… j’ai été longtemps en Veille à cent pour cent. Même maintenant, je suis encore à cinquante pour cent. J’ai assisté à pratiquement tout. Et tu sais, dans tout ce temps, je n’ai jamais pris Tomas en flagrant délit de mensonge.
— D’accord, dit Floria à contrecœur.
— Et pourquoi aurait-on voulu tuer Luan ?
— Je n’ai pas dit qu’on l’avait tuée. Et peut-être que ton Tomas chéri n’est pas au courant. Tu sais, je n’étais pas la seule à rôder autour des ciseleurs de diamant. À deux reprises, j’ai vu Ritser Brughel. La première fois, il avait mis toutes les femmes ensemble, et il était juste derrière elles, à les surveiller. L’autre fois… l’autre fois, c’était juste lui et Luan.
— Oh, dit Qiwi d’une voix presque inaudible.
— Je n’ai pas de preuves. Ce que j’ai vu, ce n’était rien de plus qu’un geste, une attitude, une expression sur un visage d’homme. Alors je n’ai rien dit, et maintenant Luan est morte.
La paranoïa de Floria sembla soudain tout à fait plausible. Ritser Brughel était effectivement un monstre, un monstre à peine bridé par le système des Subrécargues. Qiwi n’avait jamais oublié leur affrontement, ni le slap-slap-slap de la baguette d’acier dans ses mains tandis qu’il se déchaînait contre elle. À l’époque, Qiwi s’était sentie pleine d’une triomphante colère après l’avoir remis à sa place. Depuis, elle avait compris à quel point elle aurait dû avoir peur. Sans Tomas, elle serait certainement morte… ou pis encore. Ritser savait le sort qui l’attendait s’il se faisait prendre.
Maquiller un crime voire pratiquer une exécution non autorisée n’était guère facile. Les Subrécargues avaient des exigences très particulières en matière d’archivage. À moins d’une habileté exceptionnelle de la part de Ritser, il subsisterait des indices.
— Écoute, Floria, j’ai les moyens de me renseigner là-dessus. Tu pourrais bien avoir deviné juste pour Luan, mais, d’une manière ou d’une autre, nous finirons par découvrir la vérité. Et si tu as deviné juste… bon, Tomas ne peut en aucun cas tolérer pareils excès. Il a besoin de la coopération de tous les Qeng Ho, sinon, aucun d’entre nous ne s’en sortira.
Floria la considéra d’un air grave, tendit les bras et l’enlaça dans une étreinte féroce. Qiwi la sentait frissonner de tout son corps, mais elle ne pleurait pas. Au bout d’un long moment, Floria dit :
— Merci. Merci. Ces dernières Msec, j’avais tellement peur… j’avais tellement honte.
— Honte de quoi ?
— J’aime Luan, mais la Focalisation avait fait d’elle une étrangère. J’aurais dû crier au meurtre quand j’ai appris qu’elle avait disparu. Merde, j’aurais dû me plaindre quand j’ai vu Brughel avec elle. Mais j’avais peur pour ma peau. Maintenant…
Floria desserra son étreinte et considéra Qiwi avec un fragile sourire.
— Maintenant, peut-être que j’ai mis quelqu’un d’autre en danger. Mais toi, au moins, tu as une chance… et, tu sais, il est possible qu’elle soit encore en vie, Qiwi, même maintenant. Si nous pouvons la retrouver suffisamment tôt.
Qiwi leva la main.
— Peut-être. Voyons ce que je peux trouver.
— Oui.
Elles terminèrent leur thé, discutèrent de tout ce dont Floria se souvenait au sujet de sa sœur et de ce qu’elle avait vu. À présent, elle s’efforçait de rester calme, mais le soulagement et la nervosité la faisaient parler un peu trop vite, avec des gestes un peu trop amples.
Qiwi l’aida à placer la bulle bonsaï et son socle en bois sous l’éclairage principal de la pièce.
— Je peux t’avoir du bois en pagaille. Gonle tient vraiment – mais vraiment – à ce que tu programmes des méthacrylates. Peut-être que tu auras envie d’avoir des boiseries partout chez toi, comme les commandants de l’ancien temps dans leur cabine.
Floria parcourut des yeux son domaine exigu et se laissa convaincre.
— Oui, pourquoi pas ? Tu lui en parles, et peut-être qu’on pourra s’arranger.
Qiwi se tenait déjà devant la porte interne du sas et baissait la cagoule de sa combinaison. Un instant, la peur réapparut sur le visage de Floria.
— Sois prudente, Qiwi.
— Je le serai.
Qiwi remonta dans sa navette et continua son inspection de l’agglomérat étape par étape, signalant problèmes et changements au réseau zombie. Entre-temps, son esprit fonçait dans des coursives peu rassurantes. Heureusement que sa tournée lui donnait le temps de réfléchir. Si Floria avait raison, alors, ça pourrait devenir très dangereux pour Qiwi, même avec Tomas de son côté. Ritser était impliqué dans trop de choses, voilà tout. S’il sabotait la cryo ou falsifiait les certificats de décès, alors des pans entiers du réseau de Tomas étaient minés.
Ritser se doute-t-il que je suis au courant ? Qiwi franchit en douceur le canyon qui séparait Diamant Trois de Diamant Quatre. La clarté bleue d’Arachnia brillait juste derrière elle, illuminant les grottes qui formaient la grossière interface entre les blocs. La colle aqueuse était en légère sublimation. Le phénomène était trop limité pour être enregistré par le réseau des capteurs, mais lorsqu’elle flotta juste au-dessus, le nez à quelques centimètres de la surface, Qiwi s’en aperçut. Tandis qu’elle signalait ce problème, une autre partie de son esprit se tournait vers une question plus inquiétante : Floria était assez intelligente pour avoir fait la chasse aux micros dans sa petite cabane, même à l’extérieur. Et Qiwi était très prudente avec sa combinaison. Tomas lui avait donné la permission d’en désactiver tous les mouchards, officiels et secrets. Sur le réseau, c’était une autre histoire. Si Ritser agissait comme Floria le croyait, il était très vraisemblable qu’il surveillait même les communications internes de la station. Il serait difficile de découvrir quoi que ce soit sans qu’il le sache.
Alors, sois prudente, très prudente. Elle avait besoin de prétextes pour tout ce qu’elle allait faire, à présent. Ali ! Les études sur le personnel dont on les avait chargés, elle et Ezr. En revenant de son inspection de l’agglomérat, ce serait normal qu’elle planche là-dessus. Elle envoya un message en basse priorité à Ezr pour lui demander une visioconférence, puis elle téléchargea un gros morceau de la base de données Veilles et Personnel. La fiche de Luan devrait s’y trouver, mais elle était stockée dans un cache local et les processeurs de Qiwi étaient couverts par le propre système de sécurité de Tomas.
Elle sortit la bio de Luan Peres. Déclarée morte en sommeil cryostatique. Effectivement. Qiwi fit défiler le dossier en accéléré, lisant des bribes au passage. Il y avait là pas mal de jargon, des hypothèses sur l’origine de la panne. Qiwi avait des années d’expérience du matériel cryo, ne serait-ce qu’en tant que technicienne applications frontales. Elle pouvait plus ou moins suivre la discussion, même si elle avait tout de l’exagération truculente d’un zombie délirant – le genre de résultat qu’on risquait d’obtenir si on demandait à une personne Focalisée d’inventer une panne vraisemblable.
La navette quitta l’ombre de l’agglomérat et la lumière solaire délava les bleus placides de la clarté arachnienne. La face exposée de l’agglomérat était de la roche nue, du graphite plaqué sur du diamant. Qiwi assombrit l’image et se pencha à nouveau sur le rapport Luan Peres. Il était presque parfait. Elle aurait pu se laisser abuser si elle n’avait pas eu de soupçons ou si elle n’avait pas été au courant de toutes les exigences de la médecine légale émergente. Où étaient les troisième et quatrième vérifications croisées de l’autopsie ? Reynolt tenait toujours à ce que ses esclaves le fassent ; quand il s’agissait du décès d’un zombie, cette marâtre perdait le peu de flexibilité qu’elle avait.
Le rapport était bidon. Tomas le comprendrait dès qu’elle le lui ferait remarquer.
Un carillon résonna dans son oreille.
— Ezr, salut.
Zut. Le message qu’elle lui avait envoyé n’était qu’une couverture, un prétexte pour télécharger un max de données et regarder la fiche de Luan. Mais il était là. Un instant, il sembla être assis à côté d’elle dans la navette. Puis l’image papillota lorsque les ATH de Qiwi, comprenant qu’ils ne pourraient pas maintenir l’illusion, décidèrent d’immobiliser Ezr dans un pseudo-affichage, avec, derrière lui, les murs bleu-vert des combles de Hammerfest. Il était venu voir Trixia, évidemment.
La qualité d’image était plus que suffisante pour montrer son expression impatiente.
— J’ai décidé de t’appeler directement. Tu sais que suis hors Veille dans soixante Ksec.
— Oui, désolée de t’avoir dérangé. Je me suis penchée sur les statistiques du personnel. Pour ce rapport au Comité de planification qu’on a tous les deux sur les bras. Alors voilà, j’ai une question à te poser.
Son esprit fonçait pour distancer ses paroles, cherchant désespérément un sujet quelconque qui puisse justifier cette communication. C’était bizarre de voir comme la moindre tentative de tromperie semblait toujours vous compliquer la vie. Elle meubla avec quelques phrases hésitantes puis finit par trouver une question vraiment stupide sur la coopération interspécialités.
Ezr la regardait maintenant d’un air un peu bizarre. Il haussa les épaules.
— Tu te préoccupes de la fin de l’Exil, Qiwi. Qui sait de quoi nous aurons besoin quand les Araignées seront prêtes au contact ? Je croyais qu’à ce moment-là nous allions sortir de cryo toutes les spécialités et puis foncer plein pot.
— Bien sûr, c’est ce qui est prévu, mais il y a des détails…
Qiwi louvoya pour retrouver sa crédibilité. L’essentiel était de mettre un terme à cette conversation.
— Alors, je vais encore y réfléchir. Si on se rencontrait pour de bon une fois que tu seras sorti de cryo ?
Ezr fit la grimace.
— Ça va durer un petit moment. J’en prends pour cinquante Msec.
Pas loin de deux ans, donc.
— Quoi ?
C’était au moins quatre fois plus long que ses périodes hors Veille habituelles.
— Tu sais, il faut mettre les nouveaux au courant, et cetera…
Dans sa Veille, certaines branches de l’organigramme n’avaient accompli que de brèves périodes de service. Tomas et le Comité de gestion – Qiwi et Ezr compris ! – avaient estimé que tout le monde devait avoir de l’expérience sur le terrain et être exposé aux cours de formation habituels.
— Tu commences un peu tôt.
Et cinquante Msec, c’était plus que ce à quoi elle s’attendait.
— Eh oui. Il faut bien commencer quelque part.
Il se décala du PDV vidéo. Pour regarder Trixia ? Quand il se retourna, il y avait moins d’impatience, mais un peu plus d’urgence dans sa voix.
— Écoute, Qiwi. Je vais être au frigo pendant cinquante mégas, et même après ça, je vais être sur un cycle de service léger pendant quelque temps.
Il leva la main comme pour repousser des objections.
— Je ne me plains pas ! J’ai participé aux décisions moi-même… Mais Trixia sera de Veille pendant tout ce temps. Jamais elle n’a été aussi longtemps toute seule. Il n’y aura personne pour la défendre.
Qiwi aurait voulu tendre la main et le réconforter.
— Personne ne lui fera de mal, Ezr.
— Ouais, je sais. Elle est trop précieuse pour qu’on lui fasse du mal. Exactement comme ton père.
Il y eut comme une lueur dans son regard, mais ce n’était pas la colère habituelle. Le pauvre Ezr était en train de la supplier.
— Ils vont la conserver physiquement en état de marche, et dans un état de propreté approximatif. Seulement, je ne veux pas qu’elle soit encore plus accaparée qu’elle l’est déjà. Surveille-la, Qiwi. Tu as un pouvoir réel, du moins sur le menu fretin comme Trud Silipan.
C’était la première fois qu’Ezr lui demandait vraiment de l’aide.
— Je la surveillerai, Ezr, dit doucement Qiwi. Je te le promets.
Quand elle eut raccroché, Qiwi resta plusieurs secondes immobile. Comment cette communication – une arnaque improvisée – pouvait-elle produire un tel impact sur elle ? N’empêche qu’Ezr lui avait toujours fait de l’effet. Quand elle avait treize ans, Ezr Vinh était apparemment l’homme le plus merveilleux de l’univers, et la seule façon pour elle d’attirer son attention, c’était de le provoquer. Pareilles fixations adolescentes devaient bien disparaître un jour ou l’autre, non ? Elle se demandait parfois si l’attentat de Jimmy Diem n’avait pas, d’une manière ou d’une autre, arrêté son développement mental, n’avait pas figé ses affections au stade où elles étaient dans les derniers jours d’innocence avant le massacre… Quoi qu’il en soit, ça lui faisait plaisir de savoir qu’elle pouvait faire quelque chose pour Ezr.
Peut-être que la paranoïa était contagieuse. Que Luan Peres était morte. Et voilà Ezr parti pour encore plus longtemps qu’ils ne l’avaient prévu. Je demande qui au juste a exigé cette reconfiguration de la Veille. Qiwi se replongea dans ses données. La modification venait officiellement du Comité de gestion des Veilles… mais elle était en fait signée par Ritser Brughel. Ce qui se produisait assez souvent : tout changement de cette sorte devait être contresigné par l’un ou l’autre Subrécargue.
Portée par son élan, la navette de Qiwi continua sa tranquille ascension. À cette distance, l’agglomérat était une masse anguleuse, avec Diamant Deux en plein soleil : son éclat éblouissant ne laissait voir que les plus brillantes étoiles. Ç’aurait pu être un spectacle naturel, n’était la forme régulière du temp’ Qeng Ho qui brillait sur le côté. En survision, Qiwi pouvait discerner les dizaines d’entrepôts du système L1. En bas dans l’ombre de l’agglomérat, il y avait Hammerfest, la distillerie et l’arsenal en L1-A. Le temp’, les entrepôts, les épaves et les semi-épaves des vaisseaux interstellaires qui les avaient tous amenés ici tournaient sur leurs orbites respectives – configuration utilisée par Qiwi comme complément « doux » des stabilisateurs électriques. C’était un système dynamique bien entretenu, même s’il avait tout du chaos comparé au mouillage en formation serrée du début de l’Exil.
Qiwi examina la configuration d’un œil exercé tandis que son esprit naviguait sur le terrain beaucoup plus traître des intrigues politiques. Le domaine réservé de Ritser Brughel, le vieux QHS Main invisible, était à la périphérie de l’agglomérat, à moins de deux mille mètres de la navette de Qiwi ; elle allait passer à moins de quinze cents mètres de sa gorge. Hmm. Et si Ritser avait enlevé Luan Peres ? Ce serait son coup le plus audacieux contre l’autorité de Tomas. Et peut-être que ce n’était pas tout. Si Ritser pouvait agir ainsi sans être inquiété, il risquerait d’y avoir d’autres morts. Ezr.
Qiwi inspira profondément. Prenons un seul problème à la fois. Supposons donc que Floria ait raison et que Luan vive encore, soumise aux caprices de Ritser dans son espace privé ? Tomas ne pouvait pas agir instantanément contre un autre Subrécargue. Si elle se plaignait et qu’il y ait le moindre retard. Luan pourrait mourir pour de bon – et toutes les preuves risqueraient de disparaître.
Qiwi pivota sur son siège pour voir la Main à l’œil nu. Le vaisseau était maintenant à moins de dix-sept cents mètres. Il pourrait s’écouler des jours avant qu’elle puisse manipuler une configuration aussi délicate. La forme trapue de la Main était si proche que Qiwi pouvait distinguer les soudures des réparations de fortune, et les cloques là où les tirs de rayons X avaient atteint la collerette de projection du ramjet. Qiwi connaissait l’architecture de la Main invisible aussi bien que tout le monde en L1 ; elle avait vécu sur ce vaisseau toutes les années qu’avait duré le voyage, s’en était servie de maquette grandeur nature pour tous les sujets touchant la spationavigation abordés dans sa scolarité. Elle en connaissait tous les angles morts… Plus important encore, elle bénéficiait du niveau d’accès Subrécargue – un des nombreux exemples de la confiance que lui témoignait Tomas. Jusque-là, elle ne s’en était jamais servie d’une façon si… euh… provocante, mais…
Les doigts de Qiwi bougeaient avant même qu’elle ait fini d’élaborer son plan. Elle composa le code de sa liaison personnelle avec Tomas et parla rapidement, lui exposant les grandes lignes de ce qu’elle avait appris et de ce qu’elle soupçonnait, et ce qu’elle projetait de faire. Elle expulsa plus qu’elle n’expédia le message – priorité maximale, question de vie ou de mort. Maintenant, Tomas serait informé quoi qu’il arrive, et elle aurait de quoi menacer Ritser s’il la surprenait.
À seize cents mètres de la Main invisible, Qiwi baissa la cagoule de sa combinaison et recycla l’atmosphère de la navette. Son intuition et ses ATH étaient d’accord sur les paramètres du saut qu’elle allait exécuter, la trajectoire qui la propulserait dans la gorge de la Main invisible et jusque dans l’angle mort du vaisseau. Elle ouvrit le panneau de la navette, attendit que son instinct d’acrobate lui donne le feu vert… et bondit dans le vide.
Qiwi traversa sur la pointe des pieds la soute déserte de la Main. Aidée à la fois par le passe électronique de Tomas et sa propre connaissance de l’architecture du vaisseau, elle avait atteint le niveau des compartiments habités sans déclencher la moindre alarme audible. Tous les deux ou trois mètres, Qiwi collait l’oreille à la paroi et écoutait. Elle était si proche du secteur en Veille qu’elle entendait des gens. Des bruits très ordinaires, pas de mouvements brusques, pas de conversations précipitées… Hmm. Ça, on aurait dit quelqu’un qui pleurait.
Qiwi avança plus vite, animée par une sorte de colère enivrante, comme lors de son lointain affrontement avec Ritser Brughel – sauf qu’à présent elle était plus raisonnable, et qu’elle avait par conséquent plus peur. Durant leurs Veilles communes après cette rencontre dans le parc, elle avait souvent senti le regard de Ritser sur elle. Elle s’attendait toujours à une nouvelle confrontation. Tout autant qu’un hommage à la mémoire de sa mère, sa passion fanatique de la gymnastique – tous les arts martiaux – était conçue comme une assurance contre Ritser et sa baguette d’acier. Ça va m’être drôlement utile s’il me flingue au pistolaser. Mais cet idiot de Ritser ne la tuerait jamais comme ça ; il voudrait savourer son forfait. Aujourd’hui, si les choses en arrivaient là, elle aurait le temps de le menacer avec le message qu’elle avait laissé à Tomas. Elle refoula sa peur et s’approcha de l’endroit où elle entendait pleurer.
Qiwi survola un panneau d’accès. Soudain, ses épaules et ses bras se raidirent. De bizarres pensées décousues passèrent fugitivement dans son esprit. Je me souviendrai. Je me souviendrai. Délires et foutaises.
Au-delà de cette limite, seul son passe de Subrécargue garantirait son invisibilité. Très vraisemblablement, cela ne suffirait pas. Mais je n’ai besoin que de quelques secondes. Qiwi vérifia une dernière fois sa liaison enregistrement/données… ouvrit le panneau, et se glissa dans une coursive réservée à l’équipage.
Seigneur ! Qiwi resta un instant pétrifiée. Elle n’en croyait pas ses yeux. La coursive avait les dimensions dont elle se souvenait. Dix mètres plus loin, elle s’incurvait sur la droite, vers les appartements du commandant. Mais Ritser avait collé du papier vidéo sur les quatre parois, et les images étaient des sortes de tourbillons roses. L’air puait le musc animal. C’était un tout autre univers que la Main invisible qu’elle avait connue. S’armant d’un courage féroce, elle avança doucement dans le couloir. Elle entendait maintenant de la musique devant elle, du moins le boum-boum-boum des percussions. Quelqu’un chantait… ou plutôt jappait et hurlait en mesure.
Comme si elles décidaient à sa place, ses épaules se contractèrent, brûlant de se catapulter de la paroi et de foncer dans la direction opposée. Ai-je encore besoin d’autres preuves ? Oui. Un simple coup d’œil au système de données en désarmant localement les automatismes. Ça serait plus parlant que n’importe quelle série de racontars hystériques sur les goûts de Ritser en matière de vidéo et de musique.
Porte par porte, elle progressa dans la coursive. Initialement prévues pour les officiers d’état-major, les cabines avaient été occupées par l’équipage de Veille durant le trajet entre Triland et MarcheArrêt. Elle avait vécu trois ans dans la deuxième à partir du fond… et elle ne tenait pas du tout à savoir à quoi elle ressemblait maintenant. La salle des opérations du commandant était juste au tournant. Elle agita son passe devant la serrure et la porte coulissa. À l’intérieur… rien à voir avec une salle des opérations. Plutôt un croisement entre un gymnase et une chambre à coucher. Là aussi, les parois étaient couvertes de papier vidéo. Qiwi escalada une sorte de bizarre casier cintré et s’immobilisa par terre, invisible depuis l’entrée. Elle toucha ses ATH, demanda une connexion manuelle au réseau du vaisseau. Il y eut une pause, le temps pour le système de vérifier sa situation et son autorisation d’accès, puis elle eut sous les yeux des noms, des dates et des photos. Oui ! Ce cher Ritser exploitait son installation cryostatique personnelle à bord de la Main invisible. Luan Peres était sur la liste… et elle y était portée comme vivante, et en Veille !
Ça suffit comme ça ; il est temps de quitter cette maison de dingues. Mais Qiwi hésita un moment de plus. Il y avait là tellement de noms, de noms et de visages familiers disparus depuis si longtemps. De petits pictogrammes tête de mort accompagnaient chaque photo. Elle était encore enfant la dernière fois qu’elle avait vu ces gens, mais ils n’étaient pas comme ça… au gré des images, les visages étaient butés, assoupis, atrocement contusionnés ou brûlés. Les vivants, les morts, les torturés, les résistants farouches. Ça date d’avant Jimmy Diem. Elle savait qu’il y avait eu des interrogatoires, un intervalle de nombreuses Ksec entre la bataille et la reprise des Veilles, mais… Qiwi sentit une vague d’horreur paralysante monter du creux de son estomac. Elle fit défiler les noms. Kira Pen Lisolet. Maman. Un visage tuméfié, des yeux vides qui la regardaient fixement. Qu’est-ce que Ritser t’a fait ? Comment Tomas pouvait-il ne pas le savoir ? Elle ne suivait pas vraiment consciemment les liens de données associés à cette photo, mais soudain ses ATH lancèrent une immersion vidéo. La pièce était la même, sauf qu’elle était remplie des images et des sons d’un lointain passé. Des halètements et des gémissements semblaient provenir de l’autre côté du casier. Qiwi se déplaça latéralement et l’image l’accompagna avec une quasi-perfection. Contournant le rayonnage, elle se trouva face à face avec… Tomas Nau. Un Tomas Nau plus jeune. Partiellement dissimulé par le bord du casier, il semblait donner des coups de reins. Son visage exprimait le plaisir extatique que Qiwi avait tant de fois vu dans son regard, le regard qu’il avait lorsqu’ils pouvaient être enfin seuls et qu’il pouvait jouir en elle. Mais ce Tomas de jadis brandissait un minuscule scalpel éclaboussé de rouge. Il s’inclina en avant, hors champ, et se pencha sur quelqu’un d’invisible dont les gémissements se changèrent en un hurlement aigu. Qiwi se hissa par-dessus le casier et, plongeant dans le vrai passé, vit la femme que Nau était en train de taillader.
— Maman !
Le passé ne tint aucun compte de son cri ; Nau continua d’œuvrer. Pliée en deux, Qiwi vomit sur le casier et au-delà. Elle ne pouvait plus voir l’image, mais elle entendait toujours les sons correspondants comme si elle se trouvait juste à côté. Tandis que son estomac se vidait, elle arracha les ATH de son visage et les jeta violemment loin d’elle. Elle s’étrangla et s’étouffa ; l’horreur imbécile avait pris possession de ses réflexes.
La lumière changea lorsque la porte s’ouvrit. Des voix résonnèrent. Des voix du présent.
— Ouais, elle est là-dedans, Marli.
— Pouah ! C’est dégueulasse !
Qiwi entendait les deux hommes explorer méthodiquement la pièce, se rapprocher de sa cachette. Sans réfléchir, elle battit en retraite, flotta jusque sous la machine à cauchemars et s’arc-bouta contre le plancher.
Un visage survola sa position.
— J’la t…
Qiwi jaillit comme une fusée, le tranchant de sa main manqua de peu la carotide de l’autre et s’écrasa dans la cloison derrière lui. Une douleur cuisante remonta dans son bras.
Elle sentit les piqûres de fléchettes paralysantes. Elle se retourna, tenta de bondir sur son agresseur, mais ses jambes étaient déjà sans vie. Les deux autres attendirent prudemment une seconde. Puis le tireur, Marli, grimaça un sourire et empoigna son corps agité de lents soubresauts. Elle ne pouvait plus bouger. Elle pouvait à peine respirer. Mais elle n’était pas totalement engourdie. Elle sentit Marli l’attirer vers lui et passer la main sur ses seins.
— Elle est neutralisée. T’inquiète pas, Tung, dit Marli en riant. Ou peut-être que tu devrais t’inquiéter. Regarde le trou qu’elle a fait dans le mur. Quatre centimètres de plus, et t’avais la trachée à l’air !
— Pouah ! dit Tung d’une voix morose.
— Vous la tenez ? Bien.
C’était la voix de Tomas, du côté de la porte. Marli retira brusquement la main de ses seins. Il lui fit contourner le casier pour l’exposer en pleine lumière.
Qiwi ne pouvait pas regarder ailleurs. Elle voyait tout ce qu’elle avait devant les yeux. Tomas, plus calme que jamais. Plus calme que jamais. Il lui jeta un coup d’œil au passage, hocha la tête à l’adresse de Marli. Qiwi essaya de crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tomas va me tuer, comme tous les autres… Mais s’il ne me tue pas ? S’il ne me tue pas, alors rien dans l’univers de Dieu ne pourra le sauver.
Tomas se retourna. Un Ritser Brughel échevelé et à demi nu se tenait derrière lui.
— Ritser, c’est inexcusable. Tout l’intérêt de lui donner des codes d’accès, c’est de rendre la capture prévisible et sans problème. Vous saviez qu’elle venait, et vous êtes resté complètement à découvert.
— Le Fléau m’emporte ! pleurnicha Brughel. Elle a jamais pigé aussi vite après sa dernière remise à zéro. Et j’ai eu moins de trois cents secondes entre le moment où vous m’avez prévenu et son arrivée ici. C’est encore jamais arrivé.
Tomas foudroya son Vice-Subrécargue du regard.
— Primo, vous avez joué de malchance… c’est une éventualité dont vous devriez tenir compte. Secundo…
Il se retourna vers Qiwi. Son expression féroce se changea en un air pensif.
— Cette fois-ci, c’est quelque chose d’inattendu qui lui a donné l’impulsion. Dites à Kal de vérifier avec qui elle a parlé récemment.
Il fit signe à Marli et à Tung.
— Emballez-la dans un caisson et emmenez-la à Hammerfest. Dites à Anne que je veux le traitement habituel.
— Quelle date-limite pour les souvenirs, monsieur ?
— Je verrai ça avec Anne moi-même. Nous avons quelques archives à examiner.
Qiwi entrevit la coursive, des mains qui la traînaient. Combien de fois j’ai déjà subi ça ? Elle avait beau essayer, elle n’arrivait pas à bouger le moindre muscle. Intérieurement, elle hurlait. Cette fois-ci, je me souviendrai. Je me souviendrai, je le jure !
Pham suivit Trud Silipan dans la tour centrale de Hammerfest, en direction des Combles. C’était en un sens un moment qu’il attendait depuis longtemps, une faveur décrochée après des Msec de baratin désinvolte : un prétexte pour voir la Focalisation de l’intérieur, pour en apprécier plus que les résultats. Nul doute qu’il aurait pu y parvenir plus tôt – en fait, Silipan lui avait plusieurs fois proposé une visite guidée des lieux. Au fil des Veilles, ils avaient fini par se connaître, et Pham avait émis assez d’affirmations stupides sur la Focalisation, avait parié avec Silipan et Xin assez de certifs sur ses opinions pour qu’une visite plausible soit inévitable. Mais rien ne pressait, et Pham n’avait jamais tout à fait eu le prétexte qu’il voulait. Ne te fais pas d’illusions. Balancer les localiseurs à Tomas Nau t’a fait courir un bien plus grand risque que toutes tes initiatives précédentes.
— Maintenant, tu vas enfin voir ce qu’il y a derrière le décor, Pham, mon vieux pote. Après ça, j’espère que tu mettras en veilleuse certaines de tes délirantes théories.
Silipan souriait sans retenue ; manifestement, lui aussi attendait ce moment avec impatience.
Ils continuèrent de monter, dédaignant de nombreux tunnels aux multiples embranchements. L’endroit était un vrai labyrinthe souterrain.
Pham se hissa au niveau de Silipan.
— Qu’est-ce qu’il y a de si intéressant ? Vous autres Émergents savez transformer les gens en dispositifs automatiques. Et alors ? Même un zombie ne peut pas multiplier des nombres plus vite qu’une ou deux fois par seconde. Des machines font ça des trillions de fois plus vite. Donc, avec les zombies, vous avez le plaisir de commander aux gens – et pour quel résultat ? L’automatisation la plus lente et la plus merdique qu’on ait connue depuis que l’Humanité a appris à écrire.
— Ouais, ouais. Tu répètes ça depuis des années. N’empêche que tu te trompes encore.
Il tendit le pied et attrapa un arrêtoir du talon de sa chaussure.
— Tu parles pas trop fort à l’intérieur de la salle de groupe, vu ?
Ils étaient en face d’une vraie porte, pas une des petites écoutilles surbaissées des niveaux inférieurs. Silipan l’ouvrit d’un signe de la main et ils entrèrent. La première impression de Pham fut une odeur de transpiration et de corps humains entassés.
— Ils mûrissent pas mal, hein ? Mais ils se portent bien quand même. J’y veille.
Silipan parlait avec la fierté du technicien.
À perte de vue, des blocs de sièges microgravitiques formaient un treillis tridimensionnel impossible sous une pesanteur normale. Presque tous les sièges étaient occupés. Il y avait là des hommes et des femmes de tous âges, en tenue grise, utilisant pour la plupart ce qui ressemblait à des afficheurs tête haute Qeng Ho de première qualité. Il ne s’attendait pas à ce spectacle.
— Je croyais que vous les mainteniez isolés.
Dans de petites cellules telles qu’Ezr Vinh les avait décrites lors de ses nombreuses et larmoyantes prestations dans l’assommoir de Benny Wen.
— Certains, oui. Ça dépend de l’application.
Il désigna d’un geste les surveillants, deux hommes habillés en infirmiers d’hôpital.
— Ça revient beaucoup moins cher. Deux mecs peuvent s’occuper du pipi-caca et des bagarres habituelles.
— Des bagarres ?
— Des « désaccords professionnels », gloussa Silipan. Pas de quoi flipper, en fait. C’est dangereux uniquement si ça déstabilise le sida mental.
Ils flottèrent en diagonale entre les rangées. Certains des ATH clignotaient en transparence, et il pouvait voir bouger les yeux des zombies. Mais aucun ne sembla remarquer Pham et Trud ; leur vision était ailleurs.
Un marmonnement grave venait de tous les côtés à la fois : les voix combinées de tous les zombies de la salle. Beaucoup parlaient, tous par brèves rafales de mots – en NeSe, mais ces paroles n’avaient pas de sens pour autant. L’effet global était presque une psalmodie hypnotique.
Les zombies pianotaient infatigablement sur des claviers à séquences multitouches. Silipan montra leurs mains avec une fierté particulière.
— Regarde, il n’y a pas un sur cinq qui ait le moindre problème articulaire ; nous ne pouvons pas nous permettre de perdre des gens. Nous en avons si peu, et Reynolt ne peut pas contrôler à cent pour cent le sida mental. Mais il y a bien un an que nous avons eu un simple accident médical mortel – et qui était presque inévitable. Le zombie a eu on ne sait comment une perforation du côlon juste après un bilan de santé positif. Il était unique dans sa spécialité. Ses performances chutaient, mais nous n’avons soupçonné un problème que le jour où l’odeur est devenue complètement insupportable.
L’esclave était donc mort de l’intérieur, trop dévoué pour crier sa souffrance, trop négligé pour que quiconque s’en aperçoive. Trud Silipan n’avait pour les esclaves qu’une sollicitude approximative.
Arrivés en haut, ils se retournèrent pour considérer le réseau d’humains murmurants.
— Bon, tu as raison sur un point, monsieur le soldat Trinli. Si ces gens faisaient de l’arithmétique ou du tri de chaînes alphanumériques, toute cette entreprise serait une farce. Le moindre processeur monté sur bague peut faire ce genre de truc un milliard de fois plus vite que n’importe quel humain. Tu entends causer les zombies, non ?
— Ouais, mais c’est du charabia.
— C’est du jargon interne ; ils s’y mettent très vite lorsqu’on les fait bosser en équipe. Seulement, ils n’accomplissent pas des fonctions machiniques de base. Ils utilisent nos ressources informatiques. Tu vois, pour nous autres Émergents, les zombies sont la couche système immédiatement supérieure après le logiciel. Ils peuvent mettre en œuvre l’intelligence humaine, mais avec la persistance et la patience d’une machine. Et c’est aussi pourquoi des spécialistes non Focalisés – notamment des techs comme moi – sont importants. La Focalisation est inutile s’il n’y a pas des gens normaux pour la canaliser et pour trouver l’équilibre idéal entre matériel, logiciel et Focalisation. Quand on la fait correctement, la combinaison est infiniment supérieure à tout ce vous autres Qeng Ho avez jamais pu obtenir.
Pham l’avait compris depuis longtemps, mais la contradiction suscitait régulièrement des explications plus approfondies de la part d’Émergents comme Trud Silipan.
— Alors, qu’est-ce que ce groupe est en train de faire au juste ?
— Voyons voir.
D’un geste, il indiqua à Pham de chausser ses ATH.
— Ah, tu vois ? Nous les avons divisés en trois groupes. Le tiers supérieur, c’est le traitement par alternance de couches, des zombies qu’on peut facilement réaffecter. Ils sont super pour des tâches de routine, comme les requêtes directes. Le tiers médian, c’est la programmation. Ça devrait t’intéresser, en tant que programmeur d’armes.
Il afficha quelques tables de dépendance. Une jungle d’absurdités, d’immenses blocs sans cohérence évolutive.
— C’est une réécriture de ton propre code d’acquisition des cibles.
— Foutaises ! Je ne pourrais jamais faire tenir debout un machin pareil.
— Toi, non. Mais un gestionnaire du personnel de programmation – Rita Liao, par exemple – peut y arriver, tant qu’elle dispose d’une équipe de zombies programmeurs. Elle leur fait redisposer et optimiser le code. Ils ont accompli ce que pourraient accomplir des humains ordinaires s’ils pouvaient se concentrer pour une durée infinie. Avec un bon logiciel de développement, ces zombies ont produit un code pratiquement deux fois plus court que ton original… et cinq fois plus rapide sur le même matériel. Ils ont aussi éliminé des centaines de bogues.
Pham ne dit rien pendant un moment. Il sautait d’un écran à l’autre dans le dédale des tables de dépendance. Il avait travaillé des années sur les codes de guidage des armes. Bien sûr qu’il y avait des bogues, comme dans tout système d’une certaine ampleur. Le code des systèmes d’armement avait pourtant fait l’objet de milliers d’années de travail, d’efforts constants pour améliorer sa performance et éliminer ses défauts… Pham effaça ses ATH et considéra les rangées d’esclaves. Quel terrible prix à payer… pour des résultats aussi prodigieux.
Silipan étouffa un rire.
— Ne me la fais pas, Trinli. Je vois bien que tu es impressionné.
— Ouais. Si ça marche, alors je le suis. Et ils font quoi, ceux du troisième groupe ?
Mais Silipan reprenait déjà le chemin de l’entrée.
— Oh, eux, dit-il en agitant négligemment la main en direction des zombies sur sa droite. Le projet actuel de Reynolt. Nous passons au crible le corpus de votre code système d’escadre, pour trouver des passages secrets, ce genre de truc.
C’était la quête sans espoir qui préoccupait les gestionnaires système les plus paranos, mais, après ce qu’il venait de voir… Pham ne se sentit tout à coup plus tellement en sécurité. Combien de temps me reste-t-il avant qu’ils repèrent certaines de mes anciennes retouches ?
Quittant la salle de groupe, ils redescendirent par la tour centrale.
— Tu vois, Pham, vous autres – tous les Qeng Ho – avez grandi avec des œillères. Vous savez que certaines choses sont impossibles, point final. Je vois bien les clichés dans votre littérature : « La qualité des résultats est fonction de la qualité des données à l’entrée » ; « Le problème, avec l’automatisation, c’est qu’elle fait exactement ce qu’on lui demande » ; « L’automatisation ne peut jamais être véritablement créative ». L’humanité a accepté ces assertions pendant des milliers d’années. Mais nous autres Émergents les avons réfutées ! Avec l’aide des zombies, je peux obtenir des performances correctes à partir de données d’entrée ambiguës. Je peux obtenir une traduction efficace d’une langue naturelle. Je peux obtenir un jugement de qualité humaine dans le cadre de l’automatisation !
Ils se laissèrent porter vers le bas à plusieurs mètres par seconde ; la circulation montante était à présent réduite. La lumière au pied de la tour brillait d’un éclat plus vif.
— Ouais, et la créativité alors ?
Un sujet sur lequel Trud adorait pontifier.
— On a même ça aussi, Pham. Bon, pas toutes les formes de créativité. Comme je l’ai déjà dit, on a réellement besoin de gestionnaires comme Rita et moi-même, et des Subrécargues au-dessus de nous. Mais tu as entendu parler des gens véritablement créatifs, ces artistes qui finissent dans les pages de vos livres d’histoire ? Le plus souvent, c’est des pauvres hères qui passent à côté de la vie. Qui sont complètement obsédés par une seule chose : apprendre le maximum sur un seul sujet. Un individu sain d’esprit ne pourrait pas risquer de perdre famille et amis pour la seule raison qu’il doit se concentrer très fort. Bien sûr, la contrepartie, c’est que ce zigue peut découvrir des trucs ou faire des trucs qui sont totalement inattendus. Tu vois, c’est en ce sens qu’il y toujours eu un peu de Focalisation dans la race humaine. Nous autres Émergents avons simplement institutionnalisé ce sacrifice afin que la collectivité tout entière puisse en bénéficier de manière concentrée et organisée.
Silipan tendit les bras, frôlant les parois de chaque côté pour ralentir sa descente. Il se laissa un moment distancer avant que Pham commence à freiner lui aussi.
— C’est dans combien de temps, ton rendez-vous avec Anne Reynolt ? demanda Silipan.
— Un peu plus d’une Ksec.
— D’ac. Alors, je vais être bref. Pas question de faire attendre la patronne, dit-il en riant.
Silipan semblait avoir très peu de considération pour Anne Reynolt. Si elle était incompétente, des tas de choses seraient plus simples pour Pham Trinli…
Ils franchirent une porte étanche et pénétrèrent dans ce qui aurait pu être une infirmerie. Il y avait là quelques cercueils cryostatiques, sans doute des caissons de transfert médicaux. Visible derrière ce matériel, une autre porte arborait un sceau personnel de Subrécargue. Trud jeta un coup d’œil inquiet – un seul – dans cette direction.
— Bon. C’est là que ça se passe, Pham. La vraie magie de la Focalisation.
Il tira Pham par la main pour l’obliger à traverser la pièce, loin de la porte à moitié dissimulée. Penché sur la forme flasque d’un zombie, un technicien engageait délicatement la tête du « patient » dans l’un des grands toroïdes qui dominaient le local. Ce pouvait être des imageurs de diagnostic, bien qu’ils aient l’air encore plus ringards que le tout-venant du matériel émergent.
— Tu connais déjà les principes de base, pas vrai, Pham ?
— Bien sûr.
On les lui avait soigneusement expliqués dans la première Veille qui avait suivi le suicide meurtrier de Jimmy Diem.
— Vous avez ce virus spécial, le sida mental ; vous nous avez tous infectés.
— Oui, c’est ça. Mais il s’agissait d’une opération militaire. Dans la plupart des cas, le virus n’a pas traversé la barrière hémato-encéphalique. Mais quand il y arrive… T’as entendu parler des cellules gliales ? T’en as bien plus que de neurones dans ton cerveau, en fait. Quoi qu’il en soit, le virus se sert des cellules gliales comme d’une sorte de bouillon de culture et les infecte presque toutes. Après quatre jours, plus ou moins…
— On a un zombie ?
— Non. On a la matière première d’un zombie ; beaucoup de gens de chez vous ont terminé dans cet état – non Focalisés, parfaitement sains mais avec une infection installée en permanence. Chez ces individus, chaque neurone du cerveau jouxte des cellules infectieuses. Et chaque cellule touchée a tout un menu de neuroactifs qu’elle peut sécréter. Par exemple, ce type, là…
Il se tourna vers le tech, toujours en train de s’affairer autour du zombie comateux.
— Bil, il est là pour quoi, celui-ci ?
Bil Phuong haussa les épaules.
— Il s’est bagarré. Al a été obligé de l’endormir. Aucun risque de sida mental galopant, mais Reynolt veut qu’on lui rééduque les cinq-de-base sur la séquence qui commence…
Ils échangèrent du jargon. Pham coula un regard soigneusement désintéressé en direction du zombie. Egil Manrhi. Pendant les Préparatifs, Egil était le soldat le plus porté sur la métathèse. Mais maintenant… il était probablement meilleur analyste qu’il ne l’avait jamais été.
Trud hochait la tête.
— Phuong, je ne vois pas à quoi ça va nous avancer de tripoter les cinq-de-base. Mais c’est elle qui commande, pas vrai ? dit-il avec un sourire grinçant. Dis, tu me laisses faire celui-ci, d’ac ? Je veux montrer ça à Pham.
— Mais tu le prends sous ta signature, au cas où.
Phuong s’écarta pour les laisser passer. Il avait l’air de s’ennuyer légèrement. Silipan atterrit en douceur près du toroïde peint en gris. Pham remarqua que le gadget avait des câbles d’alimentation séparés, d’un centimètre de diamètre chacun.
— C’est un imageur, ou quoi, ce machin, Trud ? On dirait du matériel au rebut.
— Hé-hé… pas exactement. Aide-moi à mettre la tête de ce type dans le berceau. Ne le laisse pas toucher les parois…
Une tonalité d’alarme résonna.
— Et, pour l’amour du ciel, donne à Bil l’anneau que tu portes. Si tu te trouves au mauvais endroit, les aimants de ce bébé peuvent t’arracher le doigt.
Même en microgravité, il n’était pas facile de manœuvrer le comateux Egil Manrhi. L’espace était restreint, et la pesanteur de l’agglomérat était juste assez forte pour appuyer la tête du patient sur la partie inférieure de l’embrasure.
Trud se recula et sourit en admirant son travail.
— Tout est prêt. Maintenant, tu vas voir de quoi il en retourne, Pham, mon pote.
Il énonça des ordres et une sorte d’image médicale flotta dans l’air entre eux, sans doute une vue de l’intérieur de la tête d’Egil. Pham y reconnaissait des traits d’anatomie grossiers, mais l’ensemble n’avait qu’un lointain rapport avec tout ce qu’il avait pu étudier.
— Tu as raison pour l’imagerie, Pham. C’est de la RMN standard, aussi vieille que le temps. Mais elle est suffisante. Tu vois, c’est ici qu’est générée l’harmonie des cinq paramètres de base.
Un pointeur se déplaça le long d’une courbe complexe près de la surface du cerveau.
— Et maintenant, voilà l’astuce, ce qui fait du sida mental plus qu’une curiosité neuropathologique.
Une galaxie de minuscules points luminescents apparut dans l’image tridimensionnelle. Toutes les couleurs étaient représentées, avec une prépondérance du rose. Il y avait des grappes et des brins de points, dont beaucoup clignotaient au même rythme.
— Ce que tu vois, ce sont des cellules gliales infectées, du moins les groupes pertinents.
— Et les couleurs ?
— Elles indiquent la sécrétion actuelle par type de drogue… Ce que je veux faire maintenant…
Trud énonça de nouveaux ordres, et Pham eut son premier aperçu du mode d’emploi du toroïde.
— C’est changer la production et la fréquence de décharge le long de ce tracé.
Son petit pointeur en forme de flèche suivit l’un des filaments lumineux.
— Voilà précisément en quoi notre matériel est plus qu’un imageur. Tu vois, le virus du sida mental exprime certaines protéines para- et dimagnétiques, lesquelles réagissent différemment aux champs magnétiques pour déclencher la production de neuroactifs spécifiques. Donc, tandis que vous autres Qeng Ho et tout le reste de l’humanité vous servez de la RMN uniquement comme d’un outil d’observation, nous autres Émergents pouvons nous en servir activement, pour faire des changements.
Il pianota sur son clavier ; Pham entendit un grincement lorsque les câbles supraconducteurs s’écartèrent l’un de l’autre. Egil eut un ou deux soubresauts. Trud tendit la main pour l’immobiliser.
— Zut. Pas possible d’avoir une résolution au millimètre s’il continue de s’agiter.
— Je ne vois pas de changements dans l’image du cerveau.
— Tu n’en verras pas tant que je n’aurai pas commuté en mode actif. On ne peut pas tomographier et modifier en même temps.
Il s’arrêta pour suivre les instructions pas à pas du manuel.
— C’est presque terminé… Et voilà ! D’accord, voyons ces changements.
Il y avait une nouvelle image. À présent, le filament de points luminescents était en majeure partie bleu, et clignotait frénétiquement.
— Ça va mettre quelques secondes à se stabiliser.
Tout en parlant, il continuait de surveiller le modèle.
— Tu vois, Pham. C’est là que je suis vraiment performant. Je ne sais pas à quoi tu pourrais me comparer, dans ta culture. Je suis un peu comme un programmeur, mais je ne fais pas du code. Je suis un peu comme un neurologue, sauf que moi, j’ai des résultats. Je crois que je suis plutôt une sorte de technicien. Je fais tourner le matériel pour tous les gros bonnets qui s’en attribuent le mérite.
Il fronça les sourcils.
— Hein… ? Zut alors.
Il regarda de l’autre côté de la salle, là où l’autre Émergent était en train de travailler.
— Bil, le ratio leptine-dopa de ce mec ne remonte pas.
— Tu as coupé le champ magnétique ?
— Évidemment. Les cinq-de-base devraient déjà être rectifiés.
Bil ne se déplaça pas, mais, apparemment, il observait le modèle du cerveau du patient.
La ligne de points bleus scintillants était toujours une zone confuse de changements aléatoires. Trud poursuivit :
— C’est un simple phénomène isolé, mais je ne sais pas d’où ça vient. Tu peux t’en occuper ?
Il leva le pouce dans la direction de Pham, lui signifiant qu’il avait autre chose à faire, et de plus important.
Bil avait des doutes.
— T’as vraiment signé ?
— Mais si. Tu t’en occupes, c’est tout, d’ac ?
— Bon, ça ira.
— Merci.
Silipan fit signe à Pham de s’éloigner du matériel RMN ; l’image du cerveau disparut.
— Cette Reynolt, elle nous demande des trucs impossibles, pas dans les règles de l’art. Et quand on fait ça comme il faut, on a toutes les chances d’avoir des tas d’ennuis.
Pham ressortit avec lui et ils descendirent dans un tunnel latéral qui traversait le cristal de Diamant Un. Les parois étaient une mosaïque ciselée, travail artistique de précision s’apparentant par le style à la décoration qui avait intrigué Pham il y avait bien longtemps, lors du « banquet d’accueil ». Tous les zombies n’étaient pas des spécialistes en technologie de pointe : ils croisèrent une douzaine d’esclaves artistes agglutinés sur la circonférence du tunnel, courbés sur des loupes et des outils en forme d’aiguille. Pham était déjà passé par là, plusieurs Veilles auparavant. La frise n’était alors qu’une vague ébauche, un paysage de montagne où une sorte de troupe armée s’avançait vers quelque nébuleux objectif. Même cela n’était qu’une conjecture, fondée sur le titre : « La Victoire sur l’Orc Frenkien ». À présent, les personnages étaient pratiquement achevés – héroïques guerriers étincelants de lumière irisée. Leur objectif était une sorte de monstre. La créature n’était pas si inattendue que ça : une horreur lovecraftienne typique qui déchirait les humains de ses longues griffes et en dévorait les morceaux. Les Émergents faisaient grand cas de leur conquête de Frenk. Sans trop savoir pourquoi, Pham doutait que les mutants qu’ils avaient affrontés aient été aussi spectaculaires. Il ralentit, et Silipan prit sa curiosité pour de l’admiration.
— Les ciseleurs progressent de cinquante centimètres seulement par Msec. Mais l’œuvre nous apporte un peu de la chaleur de notre passé.
Chaleur ?
— Reynolt veut mettre de l’art partout ?
Pham avait posé la question au hasard.
— Reynolt s’en fiche complètement. C’est le Subrécargue Brughel qui a ordonné ça, sur ma recommandation.
— Mais je croyais que les Subrécargues étaient souverains dans leurs domaines respectifs.
Pham n’avait pas beaucoup vu Reynolt pendant les Veilles précédentes, mais il l’avait vue humilier Ritser Brughel au cours de réunions avec Tomas Nau.
Trud continua sur plusieurs mètres sans parler. Son visage se tordait en un sourire stupide, expression qu’il avait parfois lors de leurs conversations chez Benny. Cette fois, cependant, ce sourire se transforma en éclat de rire.
— Subrécargue ? Anne Reynolt ? Pham, c’était déjà quelque chose de te voir rechigner, tout à l’heure, mais ça, c’est le bouquet !
Il se laissa porter quelques secondes encore, sans cesser de glousser. Puis il remarqua le regard féroce de Pham.
— Désolé, Pham. Vous autres Fourgueurs êtes intelligents à bien des égards, mais vous êtes des enfants quand il s’agit des bases de la culture… je t’ai obtenu l’autorisation de visiter la clinique de Focalisation ; je crois que tu aurais intérêt à savoir deux ou trois autres trucs. Non, Anne Reynolt n’est pas une Subrécargue, même si elle en a très vraisemblablement été une, dans le passé, et très puissante, en plus. Reynolt est une zombie parmi d’autres.
L’expression féroce affectée par Pham se changea en une authentique stupéfaction.
— Mais… elle a de très hautes responsabilités. Elle te donne des ordres.
Silipan haussa les épaules. Son sourire était devenu amer.
— Ouais. Elle me donne des ordres. C’est rare, mais ça peut arriver. Je préférerais presque travailler pour le Subrécargue Brughel et Kal Omo, sauf que leur manière est un peu… brutale.
Il baissa le ton dans un tremblement anxieux.
Pham saisit l’occasion au vol.
— Je crois comprendre, mentit-il. Lorsqu’un spécialiste est Focalisé, il se concentre exclusivement sur sa spécialité. Par exemple, un artiste devient un de vos sculpteurs de mosaïques, un physicien devient comme Hunte Wen, et un gestionnaire devient, je ne sais pas, moi, un gestionnaire d’enfer.
Trud secoua la tête.
— Ça ne marche pas comme ça. Tu vois, les spécialités techniques se Focalisent bien. Nous avons un taux de succès de soixante-dix pour cent, même avec vous autres Qeng Ho. Mais les spécialistes en relations humaines – soutien psychologique, politique, gestion du personnel – ceux-là ne survivent pas du tout à la Focalisation. Tu as déjà vu assez de zombies, maintenant. Ils ont une chose en commun : un affect en trait-plat. Ils ne peuvent pas plus imaginer ce qui se passe dans la tête d’un individu normal que ne le pourrait une pierre. Nous avons de la chance d’avoir autant de bons traducteurs ; l’expérience n’a encore jamais été tentée à cette échelle.
« Non, Anne Reynolt est quelque chose de très, très rare. Le bruit court qu’elle était Maître Subrécargue dans la clique Xevalle. La plupart de ces gens-là se sont fait tuer ou sont passés au lavage de cerveau, mais Reynolt avait vraiment fait chier la clique Nauly, à ce qu’il paraît. Ils l’ont Focalisée, histoire de rire ; peut-être qu’ils croyaient l’utiliser comme consolatrice corporelle. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. À mon avis, elle était déjà presque monomane. Il n’y avait qu’une chance sur un milliard que ça marche, mais les aptitudes gestionnaires de Reynolt ont survécu – et même certaines de ses aptitudes en relations humaines.
En haut devant lui, Pham apercevait la fin du tunnel. La lumière éclairait un panneau sans ornements. Trud s’arrêta et se retourna pour regarder Pham en face.
— C’est un phénomène, mais c’est aussi la plus précieuse possession du Subrécargue Nau. En principe, elle double sa portée…
Il grimaça.
— Ce n’est pas plus facile pour autant d’être aux ordres de Reynolt, moi je peux te le dire. Personnellement, je crois que le Subrécargue la surestime. C’est une exception miraculeuse, et alors ? C’est comme un chien qui écrit de la poésie – personne ne remarque que ça n’a ni queue ni tête.
— On dirait que ça t’est égal qu’elle sache ce que tu penses d’elle.
Trud avait retrouvé son sourire.
— Bien sûr. C’est l’unique avantage de ma situation. Il est pratiquement impossible de lui en conter sur des sujets directement associés à mon travail… mais, sortie de là, elle est comme tous les autres zombies. Par exemple, un truc marrant : je lui ai fait croire que… Et zut. Ça n’a aucun intérêt. Tu lui dis que c’est le Subrécargue Nau qui t’a envoyé et ça ira.
Il lui adressa un clin d’œil et, tournant le dos au bureau de Reynolt, il commença à remonter le couloir.
— Observe-la de près. Tu comprendras ce que je veux dire.
Pham aurait peut-être remis à plus tard toute sa magouille avec les localiseurs s’il avait su la vérité sur Anne Reynolt. Mais il était à présent assis dans son bureau, et il n’avait pas tellement de choix devant lui. En un sens, il ne lui déplaisait pas d’improviser. Depuis que Jimmy était mort, il s’était montré excessivement raisonnable, excessivement prudent dans toutes ses entreprises.
Au début, la femme ne prit même pas acte de sa présence. Pham s’assit sans y avoir été invité sur la chaise en face du bureau et examina les lieux. Aucun rapport avec le bureau de Nau. Les murs en diamant brut étaient nus. Pas de tableaux, pas même ces abominations qui passaient pour de l’art chez les Émergents. Le bureau de Reynolt était un amalgame de caisses vides et de matériel de connexion.
Et Reynolt elle-même ? Pham la dévisagea plus attentivement qu’il n’aurait osé le faire en d’autres circonstances. Il s’était trouvé en sa présence peut-être vingt Ksec au total, à l’occasion de réunions où Reynolt siégeait généralement à l’autre bout de la table. Elle s’habillait toujours sans élégance, exception faite de ce collier en argent rentré dans son corsage. Avec ses cheveux roux et son teint pâle, cette créature aurait pu être la sœur de Ritser Brughel. Ce type physique, rare dans cette extrémité de l’Espace Humain, provenait la plupart du temps de mutations locales. Anne aurait pu avoir trente ans – ou deux cents, avec un soutien médical réellement efficace. À sa manière exotique et délirante, elle était adorable. Physiquement adorable. Vous avez donc été Subrécargue.
Reynolt leva les yeux en un éclair et le cloua sur place.
— Allons-y. Vous êtes ici pour me fournir les informations détaillées sur ces localiseurs.
Pham acquiesça. Bizarre. Après ce contact oculaire initial, elle évita son regard. Elle observait ses lèvres, son cou, mais presque jamais ses yeux. Pas de sympathie, pas de communication – mais Pham avait l’impression inquiétante qu’elle voyait à travers tous ses masques.
— Bien. Quel est leur sensorium standard ?
Il bredouilla des réponses, prétendant ignorer les détails.
Reynolt ne sembla pas lui en tenir rigueur. Ses questions étaient posées d’un ton uniformément calme, légèrement méprisant.
— Ce n’est pas suffisant comme base de travail. J’ai besoin des manuels.
— Bien entendu. Je suis là pour ça. Les manuels complets se trouvent sur les puces des localiseurs, encryptés au-dessous de ce que les techs ordinaires ont le droit de voir.
À nouveau, ce long regard dispersé.
— Nous avons cherché. Nous ne les voyons pas.
C’était la partie dangereuse. Au mieux, Nau et Brughel examineraient de très près son personnage de bouffon. Au pire… s’ils se rendaient compte qu’il livrait des secrets qu’ignoraient même des soldats du plus haut rang, il allait avoir de sérieux ennuis. Pham indiqua un afficheur tête haute sur le bureau de Reynolt.
— Vous permettez ?
Reynolt ne releva pas son insolence. Elle chaussa néanmoins les ATH et accepta l’imagerie consensuelle.
— Je me souviens du code d’accès, poursuivit Pham. Seulement, il est long.
Et la version complète était inscrite dans son propre corps – mais cela, il ne le dit pas. Il essaya plusieurs codes incorrects, feignant l’irritation et la nervosité à chaque insuccès. Un humain normal, même Tomas Nau, aurait manifesté son impatience, ou aurait ri.
Reynolt ne dit rien, vissée sur son fauteuil. Mais soudain :
— Ma patience est à bout. Ne jouez pas les incompétents.
Elle savait. Depuis le départ de Triland, personne n’avait jamais vu aussi clair dans son jeu. Il avait espéré disposer de plus de temps ; une fois qu’ils commenceraient à se servir des localiseurs, il pourrait se réécrire une nouvelle couverture. Zut. Puis il se rappela ce qu’avait dit Silipan. Anne Reynolt savait quelque chose. Très vraisemblablement, elle avait conclu que Pham Trinli était un informateur récalcitrant, rien de plus.
— Désolé, marmonna-t-il.
Et il composa la séquence correcte.
Il y eut un simple accusé de réception de la part de la bibliothèque d’escadre, sous-section des documents sur microprocesseur. Les glyphes argentés flottaient dans l’air entre eux deux. Les données d’inventaire secrètes, les caractéristiques des composants.
— Ça ira, dit Reynolt.
Elle manipula sa commande et la pièce sembla disparaître. Ils traversèrent les données d’inventaire, puis se retrouvèrent au milieu des caractéristiques des localiseurs.
— Comme vous l’avez dit, température, niveau sonore, intensité lumineuse… capteurs multispectre. Mais ceci est plus élaboré que ce que vous nous avez décrit à la réunion.
— J’ai dit que ça fonctionnait bien. Ici, ce ne sont que les détails.
Reynolt passa en revue les caractéristiques. Elle parlait rapidement, avec presque de l’excitation dans sa voix. Tout cela dépassait de très loin les productions émergentes équivalentes.
— Un localiseur nu, avec un sensorium performant et un fonctionnement autonome.
Et elle ne voyait que ce que Pham voulait lui laisser voir.
— On est quand même obligé de l’alimenter par impulsions.
— C’est aussi bien comme cela. Nous pouvons ainsi en restreindre l’usage jusqu’à ce que nous l’ayons intégralement compris.
Elle éteignit l’image d’une pichenette, et ils étaient à nouveau assis dans son bureau, sous l’éclairage froid renvoyé par les murs étincelants. Pham commençait à transpirer.
Elle ne le regardait même plus.
— L’inventaire a indiqué plusieurs millions de localiseurs en plus de ceux incorporés au matériel de l’escadre.
— Exact. Inactifs, ils tiennent dans quelques décimètres cubes.
— C’était stupide de ne pas vous en être servi pour votre propre sécurité, observa-t-elle calmement.
Pham la foudroya du regard.
— Nous autres soldats savions ce qu’ils pouvaient faire. Dans une situation militaire…
Mais ces détails échappaient à la Focalisation d’Anne Reynolt. D’un geste, elle le fit taire.
— On dirait que nous en avons plus qu’assez pour nos propres exigences.
La belle janissaire regarda Pham en face. Un instant, ses yeux se vrillèrent directement dans les siens.
— Vous avez rendu possible une ère nouvelle en matière de contrôle, soldat.
Pham plongea dans le bleu limpide de ces yeux et hocha la tête en espérant qu’Anne Reynolt ne saisissait pas toute la portée de ces paroles. Pham se rendit compte alors à quel point cette femme était vitale pour la réussite de ses objectifs. Anne Reynolt gérait presque tous les zombies. Anne Reynolt était le bras droit de Tomas Nau pour le contrôle des opérations. Anne Reynolt comprenait les particularités des Émergents que devait comprendre un révolutionnaire aguerri. Et Anne Reynolt était une zombie. Peut-être devinerait-elle les intentions de Pham Trinli… ou peut-être serait-elle la clef qui lui permettrait d’anéantir Nau et Brughel.
Il ne régnait jamais un calme absolu dans un habitat improvisé. Le temp’ des Négociants n’avait que cent mètres de diamètre ; les membres d’équipage, bondissant d’un endroit à l’autre, y créaient des tensions qui ne pouvaient être complètement résorbées. Et la tension thermique produisait de temps en temps un sonore craquement. Mais on était en plein dans la période de sommeil de la majeure partie de l’équipage ; la petite cabine de Pham Nuwen n’avait jamais été aussi tranquille. Il flottait dans l’espace assombri, feignant de sommeiller. Son existence secrète allait devenir très chargée. Les Émergents ne le savaient pas, mais ils venaient de tomber dans un piège plus sournois que tous ceux dont un commandant d’escadre Qeng Ho ait pu avoir connaissance. C’était l’un des deux ou trois coups fourrés mis au point depuis longtemps par Pham Nuwen. Sura et quelques autres étaient au courant, mais, même après la Brèche de Brisgo, l’information n’avait pas filtré jusqu’au service général des Armements Qeng Ho. Pham s’était toujours demandé pourquoi ; Sura savait être subtile, à l’occasion.
Combien de temps faudrait-il à Reynolt et à Brughel pour remettre à niveau leur personnel afin qu’il puisse utiliser des localiseurs ? Il y avait plus qu’assez de ces gadgets pour assurer la stabilisation de L1 et quadriller tous les locaux habités en prime. À la troisième cantine, des gens des télécoms avaient parlé d’injections dans le tronc de câblage principal du temp’. Dix fois par seconde, une impulsion à micro-ondes se diffusait dans le temp’ – la puissance radio adéquate pour bien nourrir les localiseurs. Juste avant le début de la période de sommeil, Pham avait vu les premiers grains de poussière arriver tranquillement par la grille d’aération. En ce moment même, Brughel et Reynolt étaient probablement en train d’étalonner le système. Brughel et Nau devaient se féliciter de la qualité du son et de la vidéo. La chance aidant, ils finiraient par éliminer progressivement leurs propres localiseurs ringards ; sinon, dans quelques Msec, Pham serait en mesure de manipuler les messages qu’émettaient ces derniers.
Quelque chose d’à peine plus lourd qu’un grain de poussière se posa sur sa joue. Il feignit de s’essuyer le visage et en profita pour installer l’objet juste à côté de sa paupière. Quelques instants plus tard, il en enfonça un autre dans son canal auditif droit. C’était drôle, après tous les efforts que les Émergents avaient investis dans la neutralisation des dispositifs E/S présumés hostiles.
Les localiseurs fonctionnaient comme Pham l’avait promis à Tomas Nau. À l’instar de dispositifs similaires tout au long de l’histoire humaine, ils se localisaient mutuellement dans l’espace géométrique – simple exercice se résumant à un calcul des temps de transfert. Les versions Qeng Ho étaient plus petites que la plupart des autres, pouvaient être alimentées par radio sur de courtes distances, et possédaient un ensemble simple de capteurs. Ils faisaient de remarquables dispositifs d’espionnage – exactement ce dont le Subrécargue Nau avait besoin. Les localiseurs étaient par nature une sorte de réseau informatique – un type de processeur fragmenté, en fait. Chaque minuscule grain de poussière détenait une petite quantité de puissance de calcul, et ils communiquaient tous entre eux. Quelques centaines de milliers d’entre eux saupoudrés dans le temp’ des Négociants avaient plus de puissance de calcul que tout le matériel installé à bord par Nau et Brughel. Bien sûr, tous les localiseurs – même les modèles ringards des Émergents – disposaient d’un tel potentiel de calcul. Le vrai secret de la version Qeng Ho était qu’aucune interface supplémentaire n’était nécessaire, que ce soit en entrée ou en sortie. Quiconque connaissait ce secret pouvait accéder directement aux localiseurs Qeng Ho, leur faire percevoir sa position corporelle, interpréter les codages corrects et répondre avec des effecteurs incorporés. Peu importait que les Émergents aient retiré du temp’ toutes les interfaces frontales. À présent, une interface Qeng Ho les entourait de tous côtés – pour qui était dans le secret.
Cet accès exigeait des connaissances spéciales et une certaine dose de concentration. Il ne pouvait se produire inopinément ou sous la contrainte. Pham se détendit dans son hamac, d’abord pour feindre de finir par s’endormir, ensuite pour se mettre dans l’ambiance de la tâche qui l’attendait. Il avait besoin d’une configuration particulière de rythmes cardiaques, d’une cadence respiratoire particulière. Est-ce que je m’en souviens, au moins, après tout ce temps ? Ce brutal moment de panique le prit de court. Une poussière près de l’œil, une autre dans l’oreille ; cela devrait suffire pour fournir un alignement aux autres localiseurs qui flottaient forcément dans la cabine. Cela devrait suffire.
Mais il ne trouvait toujours pas l’état d’esprit approprié. Il n’arrêtait pas de songer à Anne Reynolt et à ce que Silipan lui avait montré. Les Focalisés allaient percer ses intentions à jour ; c’était juste une question de temps. La Focalisation était un miracle. Pham Nuwen aurait pu faire du Qeng Ho un véritable empire – malgré la traîtrise de Sura –, si seulement il avait disposé d’outils Focalisés. Certes, il fallait en payer le prix. Pham se rappela les rangées de zombies dans les Combles de Hammerfest. Il voyait une bonne douzaine de moyens d’adoucir le système, mais, en définitive, pour se servir d’outils Focalisés, il faudrait consentir à un minimum de sacrifices.
Le succès final, un véritable empire Qeng Ho, en valait-il le prix ?
Oui, deux fois oui !
À cette allure, jamais il n’atteindrait l’état préalable à l’accès. Il revint en arrière, recommença à partir de zéro tout le cycle de relaxation. Il laissa son imagination glisser dans ses souvenirs. Comment c’était, au début ? Sura Vinh avait livré le Reprise et un Pham Nuwen encore très naïf aux lunes mégapoles de Namqem…
Il était resté quinze ans sur Namqem. Ce furent les plus heureuses années de la vie de Pham Nuwen. Les cousins de Sura résidaient eux aussi dans le système de Namqem, et ils s’enthousiasmèrent pour les projets proposés par Sura et son jeune barbare : une méthode de synchronisation interstellaire, l’échange de procédés techniques dans les domaines où leurs propres activités d’achat et de vente ne seraient pas affectées, la perspective d’une culture commerciale interstellaire cohésive. (Pham apprit à ne pas préciser ses projets au-delà de cette limite.) Les cousins de Sura revenaient de plusieurs expéditions extrêmement lucratives, mais ils se rendaient compte des limites du commerce en solo. Laissés à eux-mêmes, ils amasseraient des fortunes, pourraient même les conserver un certain temps… mais, en fin de compte, ils se perdraient dans les brumes du temps et les ténèbres interstellaires. Bien des objectifs de Pham trouvaient chez eux un écho favorable.
À certains égards, son séjour sur Namqem avec Sura ressemblait à leurs débuts à bord du Reprise. Il dura un temps infini, leurs élucubrations et leur partenariat s’enrichirent encore plus. Et il y eut des merveilles que son cerveau inflexible avec tous ses projets grandioses n’avait jamais envisagées : des enfants. Il n’avait jamais imaginé à quel point une famille pouvait être différente de celle de sa naissance. Ratko, Butra et Qo furent leurs premiers-nés. Il vivait avec eux, les instruisait, leur parlait en code clin d’œil, jouait à attrape avec eux, leur montrait les merveilles du parc mondial de Namqem. Pham les aimait beaucoup plus que sa propre personne, et presque autant que Sura. Il faillit abandonner le Grand Programme pour rester avec eux. Mais il y aurait d’autres occasions, et Sura lui pardonna. Lorsqu’il revint, trente ans plus tard, Sura l’attendait avec des nouvelles d’autres parties du Plan, déjà bien avancées. Mais leurs trois premiers enfants étaient eux-mêmes déjà en transit et jouaient leur propre rôle dans la fondation du nouveau Qeng Ho.
Pham finit par avoir une flotte de trois vaisseaux interstellaires. Il y eut des échecs et des catastrophes. Des trahisons. Zamle Eng le laissa pour mort dans le nuage cométaire de Kielle. Il resta vingt ans privé de vaisseaux sur Kielle et, parti de rien, devint trillionnaire uniquement pour assurer sa fuite.
Sura l’accompagna dans plusieurs missions, et ils élevèrent de nouvelles familles sur une douzaine de planètes. Un siècle s’écoula. Puis trois. Les protocoles de mission qu’ils avaient conçus à bord du vieux Reprise se révélèrent bien utiles, et, au fil des années, il y eut des réunions avec les enfants et les enfants des enfants. Certains étaient plus sympathiques que Ratko, Butra ou Qo, mais il ne les aima jamais tout à fait autant. Pham voyait émerger la nouvelle structure. À présent, c’était seulement du commerce, parfois enrichi de liens familiaux. Ç’allait être bien plus que cela.
Le plus dur fut de s’apercevoir qu’ils avaient besoin de quelqu’un au centre du système, du moins dans les premiers siècles. De plus en plus, Sura restait en arrière pour coordonner ce qu’entreprenaient Pham et les autres.
Et pourtant, ils avaient encore des enfants. Sura avait de nouveaux fils et de nouvelles filles pendant que Pham était à des années-lumière de distance. Il plaisantait avec elle à propos de ce miracle, bien qu’en vérité il soit chagriné à la pensée qu’elle ait d’autres amants. Sura avait souri doucement et secoué la tête.
— Non, Pham, tout enfant que je dis mien est aussi de toi.
Son sourire se fit espiègle.
— Au fil des années, tu m’as rempli d’assez de ta substance pour engendrer toute une armée. Je ne peux pas me servir de ce cadeau en une seule fois, mais je m’en servirai quand même.
— Pas de clones, dit Pham, plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.
— Seigneur, non.
Elle détourna les yeux.
— Je… un seul exemplaire de toi me suffit.
Peut-être était-elle aussi superstitieuse que lui. Ou peut-être que non.
— Non, je me sers de toi dans des zygotes naturels. Je ne suis pas toujours l’autre donneur, ni l’unique autre donneur. Les toubibs de Namqem sont très compétents dans ce domaine.
Elle se retourna et vit l’expression sur son visage.
— Pham, je te jure que tous tes enfants sans exception ont une famille. Tous sont aimés… Nous avons besoin d’eux, Pham. Nous avons besoin de familles et de Grandes Familles. Le Plan l’exige.
Elle lui enfonça l’index dans les côtes pour essayer de le dérider.
— Hé, Pham, n’est-ce pas là le rêve humide de tous les conquérants barbares ? Bon, je peux te dire que tu les as tous dépassés, question productivité.
Oui. Des milliers d’enfants issus de douzaines de partenaires, élevés sans investissement personnel de la part du père. Son propre père avait en vain tenté quelque chose de beaucoup plus modeste avec sa campagne de régicide et de concubinage dans les États littoraux de Terrenord. Pham réussissait pleinement sans meurtres ni violences. Et pourtant… depuis combien de temps Sura agissait-elle ainsi ? Combien d’enfants avait elle eus, et de combien de « donneurs » différents ? Il se l’imaginait maintenant en train de projeter des lignées, d’injecter les talents appropriés dans la fondation de chaque nouvelle Famille, de les disperser aux quatre coins du nouveau Qeng Ho. Il éprouva le plus insolite des dédoublements en tournant et retournant la chose dans son esprit. Comme le disait Sura, c’était le rêve humide d’un barbare… mais c’était aussi un peu comme si on se faisait violer.
— Je te l’aurais bien dit dès le début, Pham. Mais j’ai eu peur que tu t’y opposes. Et c’est tellement important.
Finalement, Pham ne s’y opposa pas. Nul doute que cela ferait avancer leur Plan. Mais ça lui faisait mal de penser à tous les enfants qu’il ne connaîtrait pas.
Transitant à 0,3 c, Pham Nuwen voyageait loin. Il y avait partout des Négociants, bien qu’au-delà de trente années-lumière ils se fassent rarement appeler « Qeng Ho ». Aucune importance. Ils pouvaient comprendre le Plan. Ceux qu’ils rencontraient diffusaient les idées encore plus loin. Où qu’ils aillent – et même plus loin, puisque certains étaient convaincus rien que par les messages radio que Pham envoyait d’un bout à l’autre du vide obscur – l’esprit du Qeng Ho se répandait.
Pham retourna sur Namqem à maintes reprises, infléchissant le Grand Programme presque jusqu’à son point de rupture. Sura vieillissait. Elle avait maintenant deux ou trois cents ans. Son corps était à la limite de ce que la science médicale pouvait rendre jeune et souple. Même certains de leurs enfants étaient vieux, à force d’avoir trop longtemps vécu dans les escales entre deux transits. Et, parfois, dans les yeux de Sura, Pham entrevoyait une expérience inconnaissable.
À chaque fois qu’il retournait sur Namqem, il lui posait la question. Finalement, une nuit d’amour comme ils n’en avaient jamais eue, ou presque, il faillit hurler.
— Ce n’était pas prévu pour être comme ça, Sura ! Le Plan était pour nous deux. Pars avec moi. Au moins, pars en transit. Et nous pourrons nous rencontrer encore et encore, tant que nous vivrons.
Sura se détacha de lui et lui passa la main sous sa nuque. Son sourire était triste et forcé.
— Je sais. Nous avons cru pouvoir jouer les oiseaux migrateurs tous les deux. C’est bizarre que ce soit la plus grosse erreur que nous ayons commise dans tout notre projet initial. Mais sois honnête. Tu sais que l’un de nous doit rester dans un lieu central quelconque, doit s’occuper du Plan pendant une longue Veille presque ininterrompue.
Il y avait un trillion de menus détails à régler dans la conquête de l’univers, et on ne pouvait pas s’en occuper quand on était en sommeil cryostatique.
— Oui, les premiers siècles. Mais pas… pas toute ta vie !
Sura secoua la tête et lui caressa doucement la nuque.
— J’ai peur que nous ne nous soyons trompés.
Elle vit l’angoisse sur son visage et elle l’attira sur elle.
— Mon pauvre prince barbare.
Il sentait presque son sourire tendrement moqueur dans ses paroles.
— Tu es mon unique trésor. Et tu sais pourquoi ? Tu es un flamboyant génie. Tu es inspiré. Mais ce n’est pas seulement pour cela que je t’aime depuis toujours. Dans ta tête, tu es plein de contradictions. Le petit Pham a grandi dans une banlieue délabrée de l’Enfer. Tu as assisté à des trahisons et tu as été trahi toi-même. Tu comprends le mal et la violence aussi bien que le criminel le plus sanguinaire. Et pourtant, le petit Pham a cru aussi à tous les mythes de la chevalerie, de l’honneur et de la quête. Quelque part dans ta tête, les deux tendances coexistent, et tu as passé ta vie à essayer d’obliger l’univers à refléter tes contradictions. Tu vas t’approcher très près de cet objectif, assez près pour moi ou pour toute personne raisonnable – mais peut-être pas assez près pour te satisfaire. Voilà. Il faut que je reste, si notre Plan doit réussir. Et tu dois partir, pour la même raison. Malheureusement, je ne t’apprends rien, Pham, n’est-ce pas ?
Pham regarda par les vraies fenêtres qui entouraient les appartements de Sura, au dernier étage d’une haute flèche de bureaux qui surgissait de la plus grosse des lunes mégapoles de Namqem. Sur Tarelsk, le prix du mètre carré de bureaux s’envolait frénétiquement, tendance parfaitement absurde si l’on considérait la puissance de la communication par réseau. La dernière fois que la tour avait été cotée sur le marché public, on aurait pu acheter un vaisseau interstellaire avec le loyer annuel de ce dernier étage résidentiel. Depuis soixante-dix ans, la flèche et d’immenses portions de la zone de bureaux environnante appartenaient aux Familles Qeng Ho – essentiellement celle de Pham et les descendants de Sura. C’était la part la plus réduite de leurs possessions, une concession à la mode.
On était en début de soirée. Le croissant de Namqem flottait bas dans le ciel ; sur Tarelsk, les lumières du quartier des affaires rivalisaient avec la clarté de la planète-mère. Les chantiers spatiaux Vinh & Mamso apparaîtraient à l’horizon dans une Ksec environ. Vinh & Mamso étaient probablement les plus vastes chantiers spatiaux de tout l’Espace Humain. Pourtant, même cette entreprise n’était qu’une infime partie de la fortune de leurs Familles. Et, au-delà – diluée encore plus loin, jusqu’aux limites de l’Espace Humain, mais encore en pleine croissance –, s’étendait la fortune coopérative du Qeng Ho. Sura et lui avaient fondé la plus vaste culture marchande de tous les temps. C’est ainsi que Sura voyait la chose. C’était tout ce qu’elle voyait. Peu lui importait qu’elle ne soit plus là pour vivre au temps de leur succès final… parce qu’elle savait qu’il ne viendrait jamais.
Pham calma donc les larmes qui attendaient derrière son regard. Il enlaça doucement Sura et l’embrassa dans le cou.
— Oui, je sais, dit-il finalement.
Pham retarda son départ de Namqem deux ans encore, puis cinq. Il resta si longtemps que le Grand Programme lui-même fut interrompu. Des rendez-vous ne pourraient avoir lieu. Encore un retard, et c’était le Plan qui risquait d’échouer. Et lorsqu’enfin il quitta Sura, quelque chose mourut en lui. Leur association survécut, et même leur amour, d’une manière plus ou moins abstraite. Mais un abîme temporel s’était ouvert entre eux et il savait qu’ils ne pourraient jamais plus le franchir.
Lorsqu’il eut vécu cent ans, Pham Nuwen avait connu plus de trente systèmes solaires, plus d’une centaine de cultures. Certains Négociants en avaient connu plus que lui, mais ils n’étaient pas nombreux. Certes, Sura, blottie dans son activité gestionnaire sur Namqem, ne vit jamais ce que Pham avait vu. Sura n’avait que des livres et des histoires, et des nouvelles venues de très loin.
Chez les civilisations sédentaires, même spationavigantes, rien ne durait éternellement. Le fait que la race humaine ait survécu assez longtemps pour fuir la Terre tenait du miracle. Une race intelligente disposait de tellement de moyens pour assurer sa propre extinction. Culs-de-sac ou processus incontrôlables, pandémies, catastrophes atmosphériques, collisions célestes – c’étaient les dangers les plus simples. L’humanité avait déjà vécu assez longtemps pour comprendre certaines des menaces. Or, une civilisation technologique avait beau s’entourer de précautions, elle portait en elle les germes de sa propre destruction. Tôt ou tard, elle s’ossifiait et sa vie politique la conduisait à sa chute. Pham Nuwen était né sur Canberra au cœur d’un âge des ténèbres. Il savait maintenant que le désastre avait été bénin, comparé à d’autres – après tout, la race humaine avait survécu sur Canberra même après avoir perdu sa technologie de pointe. Il y avait des mondes que Pham avait visités à de nombreuses reprises pendant les premiers cent ans de sa vie. Il s’écoulait parfois des siècles entre deux de ses passages. Il vit l’utopie qu’avait été Neumars sombrer dans la surpopulation et la dictature et les métropoles océanes devenir des taudis pour leurs milliards d’habitants. Soixante-dix ans plus tard, il retrouva une planète peuplée d’un million d’habitants, un monde de petits villages, de sauvages au visage peinturluré, brandissant des hachettes et psalmodiant des mélopées à fendre le cœur. Ce voyage aurait été une perte sèche, n’étaient les Chants de Vilnios. Mais Neumars avait eu de la chance, comparée aux planètes mortes. La Vieille Terre avait été recolonisée à partir de zéro quatre fois depuis le début de la diaspora.
Il fallait trouver moyen de faire mieux, et chaque nouveau monde que Pham découvrait le renforçait dans sa conviction qu’il connaissait ce moyen. L’empire. Un gouvernement si vaste que la défaillance de tout un système solaire serait une catastrophe gérable. La culture commerçante du Qeng Ho était le point de départ. Elle deviendrait l’empire commercial des Qeng Ho… et, un jour ou l’autre, un authentique empire doté d’un gouvernement. Car les Qeng Ho jouissaient d’une position unique. À son apogée, une civilisation Cliente possédait une science extraordinaire – et apportait parfois des améliorations marginales à ce qui existait de mieux auparavant. Le plus souvent, ces améliorations s’éteignaient avec la mort de la civilisation. Les Qeng Ho, en revanche, perduraient sans solution de continuité et rassemblaient patiemment tout ce qu’ils trouvaient de mieux au gré de leurs voyages. Pour Sura, c’était là l’atout commercial majeur des Qeng Ho.
Pour Pham Nuwen, c’était plus que cela. Pourquoi devrions-nous remettre en circulation tout ce que nous apprenons ? Une partie, d’accord. C’est essentiellement ainsi que nous gagnons notre vie. Mais sélectionnons donc les réussites éclatantes du progrès humain – et gardons-les pour le bien de tous.
Ainsi étaient nés les localiseurs « Qeng Ho ». Pham avait débarqué sur Trygve Ytre, le monde le plus éloigné de Namqem qu’il ait jamais visité. Les autochtones avaient même des ancêtres génétiques différents de ceux des habitants des parties familières de l’Espace Humain.
Le soleil de Trygve était l’une de ces petites étoiles ternes de type M, la vermine de la galaxie colonisée. Pour une étoile comparable au soleil de la Vieille Terre, il y avait des douzaines de types M, la plupart dotées de planètes. Il était périlleux de s’y installer : l’écosphère stellaire était si ténue qu’une civilisation sans technologie ne pouvait y exister. Dans les premiers millénaires de la conquête humaine de l’espace, cette vérité avait été ignorée, et un certain nombre de ces planètes avaient été colonisées. Optimistes endurcis, ces Humains croyaient que leur technologie durerait éternellement ! Et puis, à la première Chute, des millions de gens restaient échoués sur un monde de glace – ou un monde de feu, si la planète se trouvait sur le côté interne de l’écosphère solaire.
Trygve Ytre était une variante légèrement moins dangereuse dans une configuration assez répandue : l’étoile était accompagnée d’une planète géante, Trygve, circulant sur une orbite un peu à l’extérieur de l’écosphère de l’astre principal. Cette planète n’avait que deux satellites, dont l’un avait la taille de la Terre. Tous les deux étaient habités lorsque Pham fit escale. Mais le plus gros, Ytre, était une perle. Le réchauffement des marées et la chaleur directe de Trygve complétaient le chiche rayonnement de l’étoile. Ytre avait des continents, de l’air, et des océans liquides. Les humains de Trygve Ytre avaient survécu à au moins un effondrement de leur civilisation.
Ils disposaient à présent d’une technologie aussi avancée que tout ce que l’Humanité avait jamais atteint. Pham et sa modeste escadre de vaisseaux interstellaires furent bien accueillis et trouvèrent des chantiers spatiaux convenables dans la ceinture d’astéroïdes, à un milliard de kilomètres du soleil. Laissant les équipages à bord des vaisseaux, Pham préféra utiliser les moyens de transport locaux pour aller à l’intérieur du système, vers Trygve et Ytre. Ce n’était pas Namqem, mais ces gens-là avaient vu d’autres Négociants. Ils avaient vu aussi les ramjets de Pham et sa liste préliminaire de propositions commerciales… et la plupart des articles proposés par Pham n’arrivaient pas à la hauteur de la magie indigène d’Ytre.
Nuwen resta sur Ytre un certain temps – plusieurs semaines pour employer l’unité locale –, les quelque six cents Ksec qu’il fallait au géant Ytre pour boucler son orbite autour de Trygve. Trygve elle-même mettait légèrement plus de six Msec à effectuer un tour complet autour de son soleil. Aussi le calendrier ytrien comprenait-il dix semaines.
Alors que la planète vacillait entre le feu et la glace, Ytre était en grande partie habitable.
— La stabilité climatique est meilleure que sur la Vieille Terre elle-même, se vantaient les autochtones. Ytre est au fond du puits gravitationnel de Trygve, sans corps perturbateurs significatifs. Le réchauffement dû aux marées est demeuré clément à l’échelle des temps géologiques.
Même les dangers n’étaient pas de grosses surprises. Le diamètre apparent du soleil M3 était juste supérieur à un degré. Un imprudent pouvait regarder directement le disque rougeâtre, voir les tourbillons gazeux, des taches solaires vastes et sombres. Quelques secondes d’observation dans ces conditions pouvaient causer de graves brûlures rétiniennes, puisque évidemment l’étoile rayonnait bien plus dans le proche infrarouge qu’en lumière visible. Pham veillait à porter les protections oculaires recommandées, même si elles ressemblaient à du plastique transparent.
Ses hôtes – un groupe d’entreprises locales – l’hébergèrent à leurs frais. Il passa la partie officielle de son séjour à essayer d’apprendre un peu plus de leur langue… et à tenter de trouver dans les marchandises apportées par ses vaisseaux quelque chose qui puisse avoir la moindre valeur pour ses clients. Ils essayaient eux aussi tout aussi énergiquement. C’était une sorte d’espionnage industriel inversé. L’électronique locale était légèrement supérieure à tout que ce que Pham avait déjà vu, bien que les Qeng Ho puissent suggérer certaines améliorations de programmes. L’automatisation médicale était sensiblement en retard ; c’était par là qu’il pourrait s’introduire et commencer à marchander.
Pham et son équipe établirent un catalogue de tout ce qu’ils pourraient tirer de cette rencontre. Au moins de quoi payer le voyage. Or Pham entendit des rumeurs. Ses hôtes représentaient un certain nombre de « cartels ». Ils se dissimulaient mutuellement des informations. La rumeur concernait un nouveau type de localiseur, plus petit que tout ce qui se faisait ailleurs, et qui n’avait besoin d’aucune source d’énergie incorporée. Tout perfectionnement des localiseurs était rentable ; ces gadgets étaient la colle positionnelle qui rendait si puissants les systèmes intégrés. Or le bruit courait que ces « super-localiseurs » contenaient des capteurs et des effecteurs. Si c’était là plus qu’une rumeur, il y aurait des conséquences politiques et militaires sur Ytre lui-même – des conséquences déstabilisatrices.
Pham Nuwen savait maintenant comment collecter des informations dans une société technologique, même sans parler couramment la langue, même en étant constamment surveillé. Au bout de quatre semaines, il savait quel cartel risquait de posséder l’hypothétique invention. Il connaissait le nom du magnat : Gunnar Larson. Le cartel Larson n’avait pas mentionné l’invention dans ses tractations commerciales. Elle n’était pas sur la table des négociations – et Pham ne voulait pas y faire la moindre allusion en présence de tiers. Il se ménagea un entretien en tête à tête avec Larson. Le genre de chose qu’auraient comprise même les oncles et tantes de Pham sur leur Canberra moyenâgeux, même si le subterfuge technique derrière cette rencontre leur serait demeuré inintelligible.
Six semaines après son débarquement sur Ytre, Pham Nuwen marchait seul dans la rue à ciel ouvert la plus chic de Dirby. Des nuages dispersés, roses et gris dans le lumineux crépuscule, rappelaient une pluie récente. L’astre du jour venait de se coucher en plein cœur de Trygve. Près du limbe de la planète géante, une arche or et rouge gardait le souvenir de l’entrée du soleil en éclipse. L’énorme disque occupait dix degrés dans le ciel. Des éclairs bleus crépitaient silencieusement dans ses latitudes polaires.
L’air était frais et humide, la brise naturellement parfumée. Pham maintint son allure, tirant sur la laisse chaque fois que ses molosses voulaient examiner quelque chose en dehors de la promenade. Sa couverture exigeait qu’il prenne son temps, qu’il savoure le panorama, qu’il salue courtoisement de la main les gens habillés comme lui quand il en croisait. Après tout, qu’est-ce qu’un riche retraité ferait en plein air, à part admirer les lumières et exhiber ses molosses ? C’était du moins ce que son contact avait prétendu.
— La Huskestrade n’est pas vraiment surveillée de près. Mais si vous n’avez pas un prétexte valable pour y circuler, la police peut vous interpeller. Emmenez quelques molosses en laisse, des bêtes de concours. C’est une raison légitime de vous trouver sur la promenade.
Pham prit note des palais visibles çà et là dans les brèches du feuillage le long de la promenade. Dirby semblait être un endroit tranquille. Il y avait certes une surveillance policière… mais si assez de gens voulaient tout démolir, ce serait l’affaire d’une seule nuit d’incendies et d’émeutes. Les cartels s’adonnaient à un jeu commercial sans pitié tandis que leur civilisation vivait tranquillement son âge d’or… Peut-être que « cartels » n’était même pas le terme exact. Gunnar Larson et certains des autres magnats affectaient des airs d’anciens sages. D’accord, Larson était un patron, mais le mot qui désignait son rang signifiait plus que cela. Pham connaissait le terme de « roi philosophe ». Mais Larson était un homme d’affaires. Peut-être que son titre voulait dire « magnat philosophe ». Hmm.
Pham arriva devant la résidence Larson. Il obliqua dans une voie privée presque aussi large que la promenade. L’éclat de son afficheur tête haute s’atténua ; quelques pas plus loin, il n’avait plus que la vue naturelle. Pham en fut agacé sans être surpris. Il continua d’avancer comme s’il était le maître des lieux et laissa même les molosses déféquer derrière un massif de fleurs de deux mètres de haut. Puisse le magnat philosophe comprendre le profond respect que j’ai pour le mystère.
— Veuillez me suivre, monsieur, dit une voix calme derrière lui.
Réprimant un sursaut, Pham se retourna vers son interlocuteur et acquiesça tranquillement d’un signe de tête. Dans la lumière rougeâtre du crépuscule, il ne voyait pas d’armes. Haut dans le ciel et à deux millions de kilomètres, un chapelet d’éclairs bleus scintillait sur le disque de Trygve. Pham regarda attentivement son guide et trois autres individus qui venaient de sortir de l’ombre. Ils avaient beau porter des robes de cadres supérieurs, ils ne pouvaient dissimuler leur raideur toute militaire, ni les ATH qui leur barraient les yeux.
Il les laissa prendre les molosses. Sans regret. Les quatre créatures étaient encombrantes et ne cachaient pas leur méchanceté de carnivores. Même s’il était possible de les rendre aimables par hypersélection génétique, il faudrait plus d’une promenade au crépuscule pour faire de Pham un ami des molosses.
Pham et les gardes restants parcoururent plus de cent mètres à pied. Il entrevit des branches délicatement incurvées, une mousse qui poussait précisément aux jointures des racines. Plus haut ils se situaient sur l’échelle sociale, plus ces gens-là recherchaient la nature rustique – et plus les détails devaient être parfaits. Nul doute que cette « allée forestière » était soigneusement entretenue depuis un siècle afin de saisir la nature dans son authenticité sans entraves. L’allée déboucha sur un jardin à flanc de colline, perché au-dessus d’un ruisseau et d’une mare. L’arche rougeâtre de Trygve donnait assez de lumière pour que Pham puisse distinguer les tables, et la petite forme humaine qui se leva pour l’accueillir.
— Magnat Larson.
Pham s’inclina à moitié comme il l’avait vu faire entre personnages du même rang, et il devina plus ou moins que son hôte souriait.
— Commandant d’escadre Nuwen… Asseyez-vous, je vous en prie.
Dans certaines cultures, une négociation commerciale ne pouvait commencer avant des échanges de banalités mortellement ennuyeux pour tous les participants. Pham ne s’attendait pas à cela ici. Il devait être de retour à son hôtel dans vingt Ksec, et il vaudrait mieux pour les deux interlocuteurs que les magnats des autres cartels ne sachent pas où était allé Pham. Or, Gunnar Larson ne semblait nullement pressé. La lueur occasionnelle des éclairs de Trygve révélait un Ytrien typique, mais très vieux, aux cheveux filasse clairsemés, à la peau rose pâle ridée. Ils passèrent plus de deux Ksec dans le scintillant crépuscule. Le vieillard commença par bavarder, évoquant la réputation de Pham et le passé de Trygve Ytre. Zut, peut-être qu’il se venge parce que j’ai laissé les chiens faire dans ses fleurs. Ou peut-être était-ce là une impénétrable coutume ytrienne. En revanche, il parlait un amiNeSe excellent et Pham n’était pas maladroit dans cette langue non plus.
La résidence Larson était étrangement silencieuse. Dirby contenait près d’un million d’habitants, et, bien qu’aucun des immeubles ne soit d’une hauteur monstrueuse, l’urbanisation commençait à mille mètres du quartier chic de Huskestrade. Or, Pham n’entendait tout au plus que les stupides bavardages de Larson et les remous de la petite chute d’eau juste au pied de la colline. Ses yeux étaient à présent bien habitués. Il voyait l’arche lumineuse de Trygve se refléter dans la mare. Il voyait des rides à la surface lorsqu’en émergeait une volumineuse créature couverte d’écailles. Je commence vraiment à aimer le cycle lumineux sur Ytre. Trois semaines plus tôt, Pham n’aurait jamais cru pouvoir en arriver à ce stade. Les nuits et les jours étaient trop longs pour que l’alternance soit supportable, mais les éclipses de midi donnaient un certain répit. Et, au bout d’un moment, on finissait par oublier que presque toutes les couleurs étaient des nuances de rouge. Il émanait de ce monde une rassurante impression de sécurité : ces gens maintenaient une paix prospère depuis presque mille ans. Il y avait donc peut-être une certaine sagesse à l’œuvre ici…
Abruptement, sans modifier la cadence de ses banalités, Larson lui dit :
— Alors, vous comptez apprendre le secret des localiseurs Larson ?
Pham savait que son expression de surprise se limitait à son regard.
— Je voudrais d’abord savoir si pareils objets existent. Les rumeurs sont très spectaculaires… et très vagues.
Un sourire éclaira les dents du vieillard.
— Mais si, ils existent.
D’un geste vague il désigna l’espace environnant.
— Avec eux, j’ai des yeux partout. Ils changent cette obscurité en lumière du jour.
— Je vois.
Le vieil homme ne portait pas d’ATH. Pouvait-il déchiffrer l’expression sardonique sur le visage de Pham ?
Larson rit doucement.
— Mais si.
Il toucha un point de sa tempe situé juste derrière l’orbite oculaire.
— Il y en a un de posé ici. Les autres s’alignent sur lui et stimulent précisément mon nerf optique. Cela exige beaucoup d’entraînement de part et d’autre. Mais si vous disposez d’assez de localiseurs Larson, ils peuvent traiter n’importe quel volume de données. Ils peuvent synthétiser des images quelle que soit la direction choisie.
Il agita la main dans un geste obscur.
— Vos expressions faciales sont claires comme le jour, Pham Nuwen. Et, grâce aux localiseurs dont j’ai saupoudré vos mains et votre cou, je peux même voir à l’intérieur. Je peux entendre battre votre cœur, vos poumons respirer. Avec un peu de concentration – il inclina la tête –, je peux mesurer le flux sanguin dans les différentes régions de votre cerveau… Vous êtes sincèrement surpris, jeune homme.
Les lèvres de Pham se pincèrent. Il était en colère contre lui-même. L’autre avait passé plus d’une Ksec à l’étalonner. S’il s’était trouvé dans un bureau, loin de ce jardin et de cette tranquille obscurité, il aurait été beaucoup plus sur ses gardes. Il haussa les épaules.
— Vos localiseurs sont, de loin, l’aspect le plus important de la civilisation ytrienne à son stade actuel. Je suis très intéressé par l’achat de quelques échantillons… et encore plus intéressé par la base de programmation et les caractéristiques usine.
— Dans quel but ?
— Il devrait être évident, et cela n’a pas d’importance. L’important, c’est ce que je peux vous donner en échange. Votre science médicale est plus médiocre que celle de Namqem ou de Kielle.
Larson sembla acquiescer.
— Elle est dans un pire état qu’avant la Chute. Nous n’avons jamais retrouvé les anciens secrets.
— Vous m’avez appelé « jeune homme », mais, vous-même, quel âge avez-vous, monsieur ? Quatre-vingt-dix ans ? Cent ans ?
Pham et son équipe avaient soigneusement étudié le réseau ytrien pour évaluer la science médicale des autochtones.
— Quatre-vingt-onze de vos années de trente Msec, dit Larson.
— Eh bien, monsieur, j’ai vécu cent vingt-sept ans. Sommeil cryostatique non compris, bien entendu.
Et j’ai l’air d’un jeune homme.
Larson resta un long moment sans rien dire. Pham était persuadé qu’il avait marqué un point. Peut-être que ces « magnats philosophes » n’étaient pas aussi impénétrables que ça.
— Oui, j’aimerais retrouver ma jeunesse. Et des millions de gens dépenseraient des millions pour la même chose. Que peut nous donner votre médecine ?
— Un siècle ou deux, avec l’apparence physique que vous voyez sur ma personne. Deux ou trois siècles de plus, avec un vieillissement visible.
— Ah ! C’est même un peu mieux que ce à quoi nous étions arrivés avant la Chute. Mais les très vieux seront aussi laids et souffriront autant que les personnes âgées normales. Il y a des limites intrinsèques à ce qu’on peut faire avec le corps humain.
Pham observa un silence poli, mais, intérieurement, il souriait. La médecine était l’hameçon, en effet. Pham aurait ses localiseurs en échange d’une science médicale décente. Le bénéfice serait énorme pour les deux parties. Le magnat Larson vivrait quelques siècles de plus. S’il avait de la chance, le cycle actuel de sa civilisation lui survivrait. Mais dans un millier d’années, quand Larson ne serait que poussière, quand sa civilisation se serait effondrée, inévitablement, comme toutes celles basées sur une planète – d’ici mille ans, donc, Pham et les Qeng Ho continueraient de naviguer au milieu des étoiles. Et ils auraient encore les localiseurs Larson.
Le magnat émettait un bizarre chuintement amorti. Au bout d’un moment, Pham se rendit compte qu’il s’agissait d’une quinte de rire étouffé.
— Ah ! Pardonnez-moi. Vous avez peut-être cent vingt-sept ans, mais, en esprit, vous êtes toujours un jeune homme. Vous vous cachez derrière un visage sombre et sans expression. Ne vous formalisez pas ; vous n’avez pas été initié aux déguisements adéquats. Avec mes localiseurs, je vois votre pouls et la circulation du sang dans votre cerveau… Vous croyez qu’un jour vous danserez sur ma tombe, c’est ça ?
— Je…
Merde. Un expert, utilisant les meilleures sondes invasives, ne pourrait en apprendre autant sur l’état d’esprit d’un sujet. Larson avait de l’intuition, voilà tout – ou alors, ces localiseurs étaient encore bien plus précieux que Pham ne l’avait cru. Sa prudence respectueuse se teinta de colère. L’autre se moquait de lui. Alors, autant être franc :
— Si vous acceptez ce marché, comme je l’espère, vous vivrez autant d’années que moi. Mais je suis Qeng Ho. Je dors des décennies entières d’une étoile à l’autre. Pour nous, les civilisations Clientes comme la vôtre sont éphémères.
Pigé ? Voilà qui devrait vous causer un peu d’hypertension.
— Commandant, vous me rappelez un peu Fred, là-bas dans la mare. Encore une fois, je ne veux pas vous offenser. Fred est un luksterfiske.
Il devait parler de la créature que Pham avait vue en train de plonger près de la chute d’eau.
— Fred s’intéresse à des tas de choses. Depuis que vous êtes arrivé, il ne tient plus en place ; il essaie de voir qui vous êtes. En ce moment, il est perché sur le bord de la mare ; le voyez-vous ? Deux tentacules cuirassés sont en train de chatouiller l’herbe à environ trois mètres de vos pieds.
Pham eut un choc. Il avait cru que c’étaient des lianes. Il suivit des yeux les membres minces jusqu’à l’eau… oui, il y avait quatre yeux sur pédoncule, quatre yeux qui ne cillaient pas. Ils brillaient d’un éclat jaune dans la lumière faiblissante de l’arche de Trygve.
— Fred a déjà vécu longtemps. Des archéologues ont retrouvé son dossier de création génétique – une petite expérience sur la faune indigène juste avant la Chute. À peu près aussi intelligent qu’un molosse, c’était l’animal de compagnie de quelque riche personnage. Il a survécu à la Chute. Il était devenu une sorte de légende dans les parages. Vous avez raison, commandant ; si on vit assez longtemps, on voit beaucoup de choses. Au Moyen Âge, Dirby a d’abord été une ruine, puis le commencement d’un grand royaume : ses maîtres ont exploité à leur profit les secrets de l’époque précédente. Un moment, ce flanc de colline a abrité le Sénat de ces monarques. Pendant la Renaissance, c’était une zone de taudis et le lac au pied de la colline un égout à ciel ouvert. Même le nom actuel « Huskestrade » – le dernier chic en matière d’adresse à Dirby – signifiait jadis quelque chose comme « rue Vide-Ordures ».
« Mais Fred a survécu à tout cela. Hôte légendaire des égouts, son existence a été niée par les gens raisonnables jusqu’à il y a trois cents ans. À présent, il vit on ne peut plus honorablement – dans l’eau la plus pure qui soit.
Il y avait de la tendresse dans la voix du vieil homme.
— Fred a donc vécu longtemps, et il a vu beaucoup de choses. Il est toujours intellectuellement actif, autant que peut l’être un luksterfiske. À preuve la manière dont ses yeux brillants nous regardent. Mais Fred en sait beaucoup moins sur le monde et sur ses propres antécédents que je n’en sais par les livres d’histoire.
— L’analogie ne tient pas. Fred est un animal stupide.
— Exact. Vous êtes un humain intelligent et vous naviguez au milieu des étoiles. Vous vivez quelques centaines d’années, mais ces années s’étalent sur une durée aussi longue que la vie de Fred. Que voyez vous de plus, en réalité ? Les civilisations naissent et s’effondrent, mais, à présent, toutes les civilisations technologiques connaissent les plus grands secrets. Elles savent quels mécanismes sociaux fonctionnent en temps normal et lesquels sont voués à un échec rapide. Elles connaissent les moyens de retarder le désastre et d’éviter les catastrophes les plus stupides. Elles savent que, même ainsi, toute civilisation doit s’effondrer, inévitablement. Le matériel électronique que vous voulez de moi n’existe peut-être nulle part ailleurs dans l’Espace Humain… mais je suis sûr qu’un matériel aussi efficace a déjà été inventé par des humains, et qu’il le sera de nouveau. Idem pour la technologie médicale dont vous présumez avec raison qu’elle nous est nécessaire. Globalement, l’humanité est en état stable, même si notre domaine est en lente expansion. Oui, à côté de vous, je suis un insecte dans la forêt, qui ne vit qu’un jour. Mais je vois autant de choses que vous ; je vis autant que vous. Je peux étudier mes livres d’histoire et les reportages radio qui flottent entre les étoiles. Je peux voir dans toute leur variété le triomphe et la barbarie qui sont l’apanage de vous autres Qeng Ho.
— Nous recueillons ce qu’il y a de mieux et lui conférons l’éternité.
— Je me le demande. Une autre flotte de commerce a fait escale à Trygve Ytre quand j’étais jeune homme. Ces gens étaient tout à fait différents de vous. Par la langue, par la culture. Le commerce interstellaire est un créneau, pas une culture.
Sura le soutenait aussi. Ici, en ce vénérable jardin, ces tranquilles paroles semblaient peser plus que dans la bouche de Sura Vinh. La voix de Gunnar Larson était presque hypnotique.
— Ces négociants de jadis n’avaient pas vos grands airs, commandant. Ils espéraient faire fortune pour finalement aller ailleurs et fonder une civilisation planétaire.
— Ce ne serait plus des Négociants.
— C’est vrai ; peut-être seraient-ils quelque chose de plus. Vous avez connu de nombreux systèmes planétaires. D’après votre manifeste, vous avez passé un certain nombre d’années à Namqem, assez pour apprécier une civilisation planétaire. Nous avons des centaines de millions de gens qui vivent à quelques secondes-lumière les uns des autres. Le réseau local qui couvre Trygve Ytre donne à presque chaque citoyen une vue de l’Espace Humain que vous pouvez seulement avoir lorsque vous rentrez au port… Plus que toute autre chose, votre vie de marchands naviguant entre les étoiles est une vraie Ruritanie.
Pham ne reconnut pas l’allusion[1], mais il comprit où l’autre voulait en venir.
— Magnai Larson, je m’étonne que vous vouliez vivre longtemps. Vous avez tout prévu d’avance, dans un univers sans progrès où tout meurt et où rien de positif ne s’accumule.
Le sarcasme de Pham recouvrait une authentique perplexité. Gunnar Larson avait ouvert des fenêtres, et la vue était lugubre.
Un soupir, à peine audible.
— Vous ne lisez pas beaucoup, n’est-ce pas, mon petit ?
Bizarre. Pham n’avait plus l’impression que l’autre le sondait.
Il y avait dans sa question comme un amusement attristé.
— Je lis assez.
Sura elle-même se plaignait que Pham passe trop de temps dans les manuels. Mais Pham, qui n’était pas un lecteur précoce, avait consacré toute sa vie à essayer de rattraper son retard. L’équilibre de sa culture générale s’en ressentait quelque peu, et alors ?
— Vous me demandez quel est l’intérêt réel de tout cela. Chacun de nous doit choisir sa propre voie en la matière, commandant. Chaque voie comporte ses propres avantages, ses propres dangers. Mais, dans votre propre intérêt d’humain… vous devriez méditer ceci : chaque civilisation a sa durée. Chaque science a ses limites. Et chacun de nous doit mourir, en ayant vécu moins d’un demi-millénaire. Si vous comprenez vraiment ces limites… alors vous êtes prêt à devenir adulte, à savoir ce qui compte.
Il resta un moment silencieux.
— Oui… écoutez la paix, tout simplement. Remerciez le ciel de pouvoir le faire. Trop de temps se passe en précipitation frénétique. Écoutez la brise chanter dans les lestras. Regardez Fred qui essaie de nous comprendre. Écoutez le rire de vos enfants et de vos petits-enfants. Jouissez du temps dont vous disposez – peu importe la manière dont il vous est accordé, peu importe pour quelle durée.
Larson se renversa dans son fauteuil. Il semblait scruter l’obscurité sans étoiles qu’était le disque de Trygve. L’arche lumineuse, vestige de l’éclipse solaire, était uniformément terne sur tout le pourtour du disque. Les éclairs avaient disparu depuis longtemps ; Pham supputa que cela tenait à l’angle d’observation, et à l’orientation des cumulonimbus sur Trygve.
— Un exemple, commandant. Restez assis, sentez et voyez : parfois, au milieu de l’éclipse, il y a une beauté particulière. Observez le centre du disque de Trygve.
Les secondes s’écoulèrent. Pham regarda vers le haut. Les latitudes inférieures de Trygve étaient d’ordinaire tellement sombres… mais maintenant, il y avait une infime coloration rouge, d’abord si sombre que Pham crut à un artefact de son imagination. La lueur s’aviva lentement – un rouge très, très foncé, comme l’acier d’une épée encore trop froid pour le marteau du forgeron. Des bandes sombres la traversaient.
— Cette lumière provient des profondeurs de Trygve elle-même. Vous savez que nous bénéficions d’un peu de chaleur directe émise par la planète. Parfois, lorsque les canyons nuageux sont orientés comme il faut et que les tempêtes des couches supérieures se sont dissipées, la vue porte jusqu’à la surface même de la planète… et nous pouvons observer son rougeoiement à l’œil nu.
La lumière était légèrement plus intense. Pham regarda dans le jardin. Tout apparaissait en nuances de rouge, mais il distinguait à présent plus de détails qu’à la lueur des éclairs. Les grand arbres échoués au bord de la mare s’intégraient à la chute d’eau et guidaient le ruisseau vers d’autres remous, d’autres bassins. Des nuages de créatures volantes passèrent entre les branches et chantèrent pendant quelques instants. Fred s’était hissé hors de l’eau pour de bon. Campé sur ses pattes à multiples nageoires, il agitait ses courts tentacules vers le haut, vers la clarté céleste.
Ils regardèrent le spectacle en silence. Pham avait observé Trygve avec des lunettes multibande en venant des astéroïdes. Il ne voyait à présent rien de nouveau. Tout cela était le fruit du hasard, un miracle de géométrie et de synchronisation. Et pourtant… il voyait à quel point des Clients, attachés qu’ils étaient à une planète unique dont la course échappait à tout contrôle humain, pouvaient être impressionnés lorsque leur univers choisissait de leur révéler quelque chose. C’était ridicule, mais il sentait lui-même un peu de cette terreur respectueuse.
Puis le cœur de Trygve redevint obscur et les créatures des arbres cessèrent de chanter. Le spectacle n’avait pas duré une centaine de secondes.
Ce fut Larson qui rompit le silence.
— Je suis sûr que nous pouvons faire des affaires ensemble, mon jeune-vieil ami. Nous avons effectivement besoin de votre technologie médicale, à un point que je ne devrais pas vous révéler. Mais, tout de même, je vous serais reconnaissant de bien vouloir répondre à ma question initiale : qu’allez-vous faire des localiseurs Larson ? Lorsque personne ne se doute de rien, ce sont des dispositifs d’espionnage miraculeux. Lorsqu’on en fait un usage abusif, ils conduisent à une répression universelle et à une fin rapide de la civilisation. À qui allez-vous les vendre ?
Sans trop savoir pourquoi, Pham lui répondit franchement. Tandis que le limbe oriental de Trygve s’éclaircissait, Pham lui expliqua sa vision d’un empire, d’un empire de toute l’Humanité. C’était un projet dont il n’avait jamais parlé à un simple Client. C’était un projet dont il n’informait que certains Qeng Ho, ceux qui semblaient les plus intelligents et les plus flexibles. La plupart ne pouvaient toutefois accepter le plan dans sa totalité. À l’instar de Sura, ils rejetaient l’objectif réel de Pham tout en souhaitant fortement recueillir les bénéfices d’une culture Qeng Ho authentique…
— Par conséquent, nous allons peut-être garder les localiseurs pour nous-mêmes. Ce sera autant de bénéfices en moins, mais nous avons besoin d’un atout par rapport aux civilisations Clientes. Une langue commune, des plans de transit synchronisés, nos bases de données publiques – tout cela donnera à notre Qeng Ho une culture cohésive. Mais des procédés comme ces localiseurs nous permettront de passer à la phase suivante. Finalement, nous ne serons plus les occupants aléatoires du « créneau commercial » ; nous serons la culture survivante de l’Humanité.
Larson observa un long moment de silence.
— Vous avez un rêve merveilleux, mon petit, dit-il, sans aucune trace d’amusement équivoque dans la voix. Une Ligue de l’Humanité, qui brise la roue du temps. Pardonnez-moi, mais je doute que nous atteignions jamais le sommet de votre rêve. Mais ses contreforts, ses premières pentes… sont des merveilles, et sont peut-être accessibles.
Client ou pas, Larson était une personne extraordinaire. Mais, pour une raison ou une autre, il avait les mêmes œillères que Sura Vinh. Pham se laissa choir sur le banc en bois mou. Au bout d’un moment, Larson reprit la parole.
— Vous êtes déçu. Vous aviez assez de respect à mon égard pour pouvoir espérer plus de moi. Vous voyez juste dans de nombreux domaines, commandant. Vous voyez avec une clarté extraordinaire pour quelqu’un qui vient de… Ruritanie.
Il y avait comme un léger sourire dans sa voix.
— Vous savez, la lignée de ma famille remonte à deux mille ans. Pour un Négociant, c’est un battement de paupière… mais uniquement parce que les Négociants passent le plus clair de leur temps en sommeil. Et, au-delà de l’expérience que nous avons directement accumulée, moi-même et ceux qui m’ont précédé avons la connaissance livresque d’autres lieux et époques, de cent planètes, de mille civilisations différentes. Il y a dans vos idées des choses qui pourraient marcher. Il y a dans vos idées des choses qui sont plus plausiblement optimistes que tout ce qu’on a pu voir depuis l’Ère des Rêves Déçus. Je crois avoir des intuitions qui pourraient vous être utiles…
Ils s’entretinrent pendant le reste de l’éclipse, tandis que le limbe oriental de Trygve s’éclaircissait et que le disque solaire se matérialisait depuis les profondeurs de la planète et montait vers l’espace libre. Le ciel s’éclaira de bleu. Et ils continuaient de parler. C’était maintenant Larson qui avait le plus à dire. Il essayait d’être clair, et Pham enregistrait ce que disait le vieil homme. Mais l’amiNeSe n’était peut-être pas une langue commune aussi parfaite qu’il ne le croyait : il y avait beaucoup de choses que Pham ne comprenait carrément pas.
Chemin faisant, ils conclurent un marché pour l’intégralité de la cargaison médicale de Pham, et pour les localiseurs Larson. Il y avait d’autres articles – un échantillon génétique des créatures chantantes de l’éclipse, par exemple – mais, dans l’ensemble, la négociation fut très facile. Il y avait tellement de bénéfices à recueillir de part et d’autre… et Pham était impressionné par tout le reste de ce que Gunnar Larson avait à lui dire, des conseils peut-être sans valeur mais qui puaient la sagesse à plein nez.
Le voyage de Pham Nuwen à Trygve Ytre fut l’un des plus rentables de sa carrière de Négociant, mais c’était cette conversation en rouge sombre majeur avec le mystique Ytrien qui se grava le plus profondément dans sa mémoire. Ensuite, il était certain que Larson avait utilisé des drogues psychoactives avec lui ; autrement, il n’aurait jamais pu être aussi influençable. Mais… peut-être que cela n’avait pas d’importance. Gunnar Larson avait de bonnes idées – du moins celles que Pham pouvait comprendre. Ce jardin et l’impression de paix qui s’en dégageait – c’était des images puissantes, impressionnantes. En revenant de Trygve Ytre, Pham comprit la paix qui émanait d’un jardin vivant, et il comprit le pouvoir de la simple apparence de la sagesse. Les deux intuitions pouvaient se combiner. La biologie avait toujours été un secteur critique, commercialement parlant… mais elle allait désormais prendre de l’importance. Une éthique du vivant serait au cœur du nouveau Qeng Ho. Tout véhicule qui pourrait entretenir un parc en aurait un. Les Qeng Ho prendraient le meilleur du vivant aussi fanatiquement qu’ils prenaient le meilleur de la technologie. Cette partie des conseils du vieillard était très claire. Les Qeng Ho auraient la réputation de comprendre les êtres vivants, d’être éternellement attachés à la nature.
Ainsi naquirent les traditions des parcs et des bonsaïs. Les parcs représentaient des frais importants, mais, dans les millénaires qui suivirent Trygve Ytre, ils étaient devenus la plus enracinée et la plus aimée de toutes les traditions Qeng Ho.
Et Trygve Ytre et Gunnar Larson ? Larson était mort depuis des millénaires, évidemment. La civilisation d’Ytre lui survécut à peine. Il y avait eu une ère de répression policière universelle, et une sorte de terreur à la demande. Très vraisemblablement, les localiseurs de Larson avaient précipité cette chute. Toute sa sagesse, toute son impénétrabilité n’avaient pas tellement aidé ses concitoyens.
Pham remua dans son hamac. Penser à Ytre et à Larson le mettait toujours mal à l’aise. C’était du temps perdu… sauf ce soir. Ce soir, il fallait qu’il se replonge dans l’état d’esprit où il était après cette rencontre historique. Il lui fallait un souvenir kinesthésique du maniement des localiseurs. Il devait déjà y en avoir des douzaines dans cette cabine. Quelle configuration de mouvements et d’état corporel leur donnerait l’impulsion qui les ferait réagir à ses ordres ? Pham cacha ses mains dans la toile du hamac. À l’intérieur, ses doigts jouaient sur un clavier fantôme. C’était sûrement trop grossier. Tant qu’il n’aurait pas le contact, une séquence de frappes devrait rester sans effet. Pham soupira, modifia encore une fois sa respiration et son rythme cardiaque… et retrouva l’émerveillement de ses premières séances d’entraînement avec les localiseurs Larson.
Une lueur bleu pâle, plus bleue que le bleu, clignota une fois à la périphérie de son champ de vision. Pham ouvrit les yeux d’une fraction de millimètre. La pièce était plongée dans l’obscurité de minuit. La lumière du panneau de veille était trop faible pour révéler des couleurs. Rien ne bougeait hormis son hamac, qui oscillait lentement sous la brise du climatiseur. La lueur bleue était venue d’ailleurs. De l’intérieur de son nerf optique. Pham ferma les yeux, réitéra l’exercice respiratoire. La lueur bleue clignotante réapparut. C’était la résultante d’un faisceau synthétisé émis par une batterie de localiseurs qui se guidaient sur les deux exemplaires placés près de sa tempe et dans son oreille. Plutôt rudimentaire comme mode de communication, pas plus impressionnant que les phosphènes aléatoires que les gens ignorent la plupart du temps. Le système était programmé pour ne se révéler qu’avec la plus grande prudence. Cette fois, Pham garda les yeux fermés et ne modifia ni son volume respiratoire, ni le ralenti de son pouls. Il replia deux doigts vers la paume de sa main. Une seconde s’écoula. La lueur clignota à nouveau : elle répondait. Pham toussa, attendit, bougea son bras droit juste ce qu’il fallait. La lueur bleue clignota : Un, Deux, Trois… c’était un train d’impulsions, qui comptait en binaire pour lui. Il y répondit, utilisant les codes qu’il avait élaborés depuis longtemps.
Il avait dépassé le stade du module stimulation/réaction. Il était à l’intérieur. Les lueurs qui clignotaient derrière ses yeux étaient presque des stimuli aléatoires. Il faudrait des Ksec de pratique pour amener le réseau de localiseurs à la précision que pouvait avoir pareil affichage. Le nerf optique était carrément trop volumineux, trop complexe pour une vidéo instantanément claire. Aucune importance. Le réseau lui parlait à présent de façon fiable. Les vieilles personnalisations sortaient de leur cachette. Les localiseurs avaient déterminé ses paramètres physiques ; il pouvait dès lors leur parler comme il le voulait. Il lui restait presque trois Msec de Veille. Ce devrait être suffisant pour faire le strict nécessaire, pour investir le réseau de l’escadre et se fabriquer une nouvelle couverture. Quoi, par exemple ? Quelque chose de honteux, oui. Une raison quelconque qu’aurait « Pham Trinli » de jouer les bouffons depuis tant d’années. Une histoire que Nau et Brughel pourraient comprendre et dont ils croiraient pouvoir se servir pour avoir barre sur lui. Mais quoi ?
Pham sentit un sourire se former doucement sur son visage. Zamle Eng, que ton âme de marchand d’esclaves pourrisse en Enfer. Tu m’as causé tant de chagrin. Peut-être que tu peux me faire un peu de bien à titre posthume.
« La Science racontée aux enfants. » Quel nom innocent ! Ezr rentra de son sommeil cryo prolongé pour découvrir que c’était devenu pour lui un vrai cauchemar. Qiwi m’avait promis ; comment a-t-elle pu laisser cela se produire ? Mais les directs ressemblaient de plus à plus à des exhibitions dignes d’un cirque.
Et celle d’aujourd’hui risquait d’être encore pire. Avec un peu de chance, ce serait peut-être aussi la dernière.
Ezr entra chez Benny environ mille secondes avant le début de l’émission. Jusqu’au dernier moment, il avait eu l’intention de la regarder depuis sa cabine, mais son masochisme l’avait encore une fois emporté. Il prit place au milieu de la foule et écouta les bavardages en silence.
L’assommoir de Benny était devenu l’institution centrale de leur existence en L1. Il fonctionnait maintenant depuis seize ans. Benny lui-même jouissait d’un cycle de service de vingt-cinq pour cent ; son père et lui se partageaient la gestion de l’établissement avec Gonle Fong et d’autres. Le vieux papier vidéo mural cloquait par endroits et l’illusion d’une vue tridimensionnelle avait quelques lacunes. Ici, tout était d’origine illicite, soit récupéré sur d’autres sites du nuage L1, soit fabriqué à partir de diamants, de glace aqueuse et de neige d’air. Ali Lin avait même trouvé une matrice fongique qui permettait la culture d’un bois incroyable, parfait jusqu’au grain et une approximation des anneaux de croissance. À un moment quelconque pendant la longue absence d’Ezr, le bar et les murs avaient été lambrissés de bois sombre verni. C’était un endroit confortable, très proche de ce que pourraient réaliser des Qeng Ho, s’ils étaient libres…
Sur les tables étaient gravés les noms de gens que vous n’aviez peut-être pas vus depuis des années, des gens dont le service de Veille ne chevauchait pas le vôtre. Le tableau au-dessus du comptoir était une copie, mise à jour en permanence, du Tableau de Veille du Subrécargue Nau. Comme en toutes choses, ou presque, les Émergents utilisaient la notation Qeng Ho standard. Un simple coup d’œil au Tableau vous apprenait dans combien de Msec – en temps objectif ou personnel – vous auriez des chances de rencontrer une personne particulière.
Pendant le séjour hors Veille d’Ezr, Benny avait complété le Tableau. Il montrait maintenant la date araignée actuelle, selon la notation de Trixia : 60//21. La vingt et unième année de la « génération » araignée actuelle – le soixantième cycle solaire depuis la fondation d’une quelconque dynastie. Un vieux proverbe Qeng Ho disait : « On sait qu’on est resté trop longtemps lorsqu’on commence à se servir du calendrier local. » Vingt et un ans depuis le Rallumage, depuis que Jimmy et les autres étaient morts. Après la génération et l’année, il y avait le numéro du jour puis les « heures » et « minutes » ladilles, un système à base soixante que les traducteurs n’avaient jamais daigné rationaliser. À présent, quiconque venait au bar pouvait lire ces indications aussi facilement qu’il pouvait lire un chrono Qeng Ho. On savait à la seconde près quand commencerait l’émission de Trixia.
L’émission de Trixia. Ezr serra les dents. Une exhibition d’esclaves, et le pire dans tout ça, c’était que ça ne gênait personne. Petit à petit, nous sommes en train de devenir des Émergents.
Jau Xin, Rita Liao et une demi-douzaine d’autres couples – dont deux couples Qeng Ho – étaient agglutinés autour de leurs tables habituelles. Les papotages allaient bon train : aujourd’hui, tout pouvait arriver. Assis à la périphérie du groupe, Ezr était à la fois fasciné et dégoûté. À présent, il avait même des amis chez les Émergents. Jau Xin, par exemple. Xin et Liao conservaient une bonne part de l’aveuglement moral émergent, mais ils avaient aussi des problèmes touchants – des problèmes humains. Et, parfois, quand personne d’autre ne risquait de s’en apercevoir, Ezr voyait quelque chose dans les yeux de Xin. Jau Xin était intelligent, avec la tournure d’esprit d’un universitaire. S’il n’avait pas eu la chance de passer au travers de la loterie émergente, ses études à l’université auraient abouti à la Focalisation. La plupart des Émergents pouvaient assumer cette sorte de contradiction ; parfois, Jau n’y arrivait pas.
— J’ai tellement peur que ce soit la dernière émission, dit Rita Liao, l’air sincèrement catastrophée.
— Ne prends pas le deuil pour ça, Rita. On ne sait même pas si le problème est sérieux ou non.
— Mais si, c’est sérieux.
Gonle Fong descendit en planant, la tête la première. Elle distribua à la ronde des bulbes de Glace & Diamant.
— Je crois que les zombies…
Elle jeta un coup d’œil à Ezr, comme pour s’excuser.
— Je crois que les traducteurs ont fini par se paumer. Les pubs pour cette émission sont complètement décalées.
— Mais non, pas du tout. Elles sont vraiment très claires.
Un des Émergents expliqua passablement bien ce qu’était au juste la « perversion du hors-phase ». Ce n’était pas un problème de traducteurs, le problème était que l’humanité avait du mal à accepter l’insolite.
« La Science racontée aux enfants » était l’une des premières émissions radio qu’avaient traduites Trixia et les autres. La seule reconfiguration de l’audio sur les formes écrites antérieurement traduites était déjà un triomphe. Les premières émissions – quinze années objectives plus tôt – étaient des traductions imprimées. On en discutait dans la gargote de Benny, mais avec le même intérêt académique que les toutes dernières théories zombies sur l’étoile MarcheArrêt. Au fil des années, l’émission avait fini par trouver sa popularité. Très bien. Mais, à un moment ou un autre, dans les cinquante dernières Msec, Qiwi Lin avait conclu un marché avec Trud Silipan. Tous les neuf ou dix jours, Trixia et les autres traducteurs étaient exhibés dans un spectacle en direct. Depuis le début de cette Veille, Ezr n’avait pas encore échangé plus de dix mots avec Qiwi. Elle avait promis de s’occuper de Trixia. Que dire à quelqu’un qui ne tient pas une promesse pareille ? Même maintenant, il ne croyait pas que Qiwi ait trahi. Mais elle couchait avec Tomas Nau. Peut-être qu’elle utilisait cette « position » pour protéger les intérêts Qeng Ho. Peut-être. En fin de compte, tout cela semblait profiter à Tomas Nau.
Ezr avait déjà assisté à quatre « représentations ». Plus que tout traducteur humain normal, bien plus que tout système machinique, chaque zombie mettait émotion et langage corporel au service de son interprétation.
« Rappaport Digby » était le nom que les zombies avaient trouvé pour le présentateur de l’émission. (Où vont-ils chercher des noms aussi tordus ? On se le demandait encore. Ezr savait que ces noms étaient, pour la plupart, des trouvailles de Trixia. C’était l’un des rares sujets dont Trixia et lui pouvaient véritablement parler – lui, grâce à sa connaissance du Premier Classicisme. Elle lui demandait parfois de nouveaux mots. C’était d’ailleurs Ezr qui avait suggéré le patronyme « Digby », bien des années auparavant. Ce nom cadrait avec un détail relevé par Trixia dans les antécédents de cet Araignée particulier.) Ezr connaissait le traducteur qui jouait Rappaport Digby. En dehors de l’émission, Zinmin Broute était un zombie typique, irritable, obsédé et non communicatif. Mais, lorsqu’il apparaissait dans le rôle de l’Araignée Rappaport Digby, il était gentil et volubile, et avait toute la patience nécessaire avec les enfants… On aurait dit un mort-vivant brièvement animé par l’âme de quelqu’un d’autre.
Chaque nouvelle Veille voyait les enfants araignées un peu différemment. Après tout, la plupart des Veilles étaient sur un cycle à vingt-cinq pour cent seulement ; les enfants araignées vivaient quatre ans pour chaque année que vivaient la majorité des spationautes. Rita et certains autres se mirent à visualiser des enfants humains pour les apparier aux voix. Les images étaient dispersées sur le papier vidéo du bar. Des images d’enfants humains fictifs, avec des prénoms choisis par Trixia. « Djirlib » était petit, avec des cheveux bruns ébouriffés et un sourire malicieux. « Brent » était plus grand et avait l’air moins insolent que son frère. Benny avait raconté à Ezr qu’un jour Ritser Brughel avait remplacé ces visages souriants par des portraits d’Araignées authentiques : basses sur pattes, squelettiques, cuirassées – images des statues qu’Ezr avait découvertes sur Arachnia, complétées par des photos à basse résolution prises par les espiosats.
Le vandalisme de Brughel n’avait pas eu d’effet ; il ne comprenait rien à la popularité de « La Science racontée aux enfants ». Manifestement, Tomas Nau, lui, la comprenait, et était parfaitement satisfait de voir que les clients de l’assommoir de Benny pouvaient ainsi sublimer le plus grand problème de personnel qui menaçait son modeste royaume. Plus encore que les membres de l’expédition Qeng Ho, les Émergents s’étaient attendus à vivre dans le luxe. Ils s’attendaient ce qu’il y ait des ressources en expansion croissante, à ce que les mariages prévus sur leur planète d’origine puissent produire des enfants et des familles, ici dans le système de MarcheArrêt…
Maintenant, tout cela avait été remis à plus tard. Notre propre tabou du hors-phase. Il ne restait à des couples comme Xin et Liao que leurs rêves d’avenir – et les mots d’enfant et les pensées d’enfant qu’ils trouvaient dans la traduction de « La Science racontée aux enfants ».
Avant même les spectacles en direct, les humains remarquèrent que tous les enfants avaient le même âge. Ils grandissaient au fil des années araignées, mais lorsque de nouveaux enfants participaient à l’émission, ils étaient du même âge que ceux qu’ils remplaçaient. Les premières traductions étaient des cours de magnétisme et d’électricité statique sans le moindre contexte mathématique. Plus tard, les cours introduisirent les méthodes analytiques et quantitatives.
Environ deux ans plus tôt, il y avait eu un changement subtil, relevé dans les rapports des zombies – et, instantanément, instinctivement, remarqué par Jau Lin et Rita Liao : « Djirlib » et « Brent » étaient apparus dans l’émission. Ils avaient été présentés comme tous les autres enfants, mais les traductions de Trixia les rendaient plus jeunes que les autres. L’animateur Digby ne mentionnait jamais cette différence, et les sciences et mathématiques abordées dans l’émission devenaient de plus en plus sophistiquées.
« Victory Junior » et « Gokna », les dernières recrues, étaient nouvelles dans cette Veille. Ezr avait vu Trixia les jouer. Sa voix avait sautillé avec une impatience enfantine ; parfois elle avait même éclaté de rire. Les images de Rita montraient ces deux Araignées sous la forme d’enfants de sept ans hilares. C’était trop simple. Pourquoi l’âge moyen des enfants dans l’émission devrait-il baisser ? Benny prétendait que l’explication était évidente. « La Science racontée aux enfants » devait avoir changé de producteur. Le scénario des leçons était maintenant attribué à l’omniprésent Sherkaner Underhill. Et Underhill était apparemment le père de tous ces nouveaux enfants.
À l’époque où Ezr était rentré de cryo, le spectacle faisait déjà salle comble chez Benny. Ezr assista à quatre représentations – autant de supplices pour lui. Et puis… relâche. Cela faisait maintenant vingt jours que « La Science racontée aux enfants » n’était plus diffusée. Au lieu de quoi, on entendit un communiqué rébarbatif :
— À la suite de nombreuses accusations de la part d’auditeurs, les propriétaires de cette station de radiodiffusion ont déterminé que la famille de Sherkaner Underhill s’adonne à la perversion du hors-phase. Dans l’attente d’une solution, la diffusion de « La Science racontée aux enfants » est suspendue jusqu’à nouvel ordre.
Broute avait lu le communiqué d’une voix tout à fait différente de celle de Rappaport Digby. Cette nouvelle voix était froide et distante, et pleine d’indignation.
Pour une fois, l’étrangeté d’Arachnia s’imposa même à ceux qui prenaient un peu trop facilement leurs désirs pour des réalités. La tradition araignée n’autorisait donc de nouveaux enfants qu’au début d’un Nouveau Soleil. Strictement séparées, les générations se succédaient comme des classes d’âge uniformes. Les humains ne pouvaient qu’échafauder des hypothèses sur l’utilité de ce système, mais, apparemment, « La Science racontée aux enfants » avait servi de couverture à une violation majeure du tabou. L’émission ne passa pas à la date prévue une fois, puis deux. À l’assommoir de Benny, c’était le vide et la consternation ; Rita parla de décrocher des murs les ridicules images d’enfants. Et Ezr se mit à espérer que c’était peut-être la fin du cirque.
Mais c’était trop espérer. Quatre jours plus tôt, la tristesse s’était brutalement dissipée, même si le mystère demeurait. D’un bout à l’autre de l’« Accord Goknien », les radios annoncèrent qu’une porte-parole de l’Église des Ténèbres allait rencontrer Sherkaner Underhill pour débattre de la « bienséance » de son émission de radio. Trud Silipan avait promis que les zombies seraient prêts à traduire ce nouveau format.
L’horloge de Benny égrenait le compte à rebours de cette édition spéciale de « La Science racontée aux enfants ».
À sa place habituelle de l’autre côté de la salle, Trud Silipan semblait ignorer le suspense. Pham Trinli et lui s’entretenaient à voix basse. Deux hommes, inséparables compagnons de beuverie, toujours en train de monter des coups sublimes qui apparemment ne menaient nulle part. C’est drôle, au début, je prenais Trinli pour un bouffon prétentieux. Le « localiseur magique » de Pham n’était pas du bluff ; Ezr avait remarqué les grains de poussière. Nau et Brughel avaient commencé à mettre les gadgets en service. D’une manière ou d’une autre, Pham Trinli détenait des informations secrètes sur les localiseurs qui étaient absentes des sections les plus intimes de la bibliothèque. Ezr était peut-être le seul à s’en rendre compte, mais Pham Trinli n’était pas si bouffon que ça. De plus en plus, Ezr le soupçonnait d’être tout le contraire. Il y avait des secrets dissimulés dans tous les coins de la bibliothèque – forcément, dans une base de données aussi ancienne et aussi vaste. Mais pour qu’un secret aussi important soit connu de cet homme… il fallait que ce Pham Trinli soit drôlement vieux.
— Hé, Trud ! cria Rita en montrant l’horloge. Où sont tes zombies ?
Le papier vidéo mural donnait toujours sur les forêts de quelque réserve naturelle balacrienne.
Trud Silipan se leva de sa table et atterrit en douceur devant la foule.
— Vous tracassez pas, les mecs. On vient de me prévenir. Radio Princeton a envoyé le générique d’intro de « La Science racontée aux enfants ». Le directeur Reynolt va sortir les zombies dans un instant. Ils sont encore en train de se synchroniser sur la bande son.
L’irritation de Liao disparut immédiatement.
— Super ! Bravo, Trud.
Silipan s’inclina, acceptant des éloges pour une contribution nulle de sa part.
— Donc, dans quelques instants, nous devrions savoir quelles choses bizarres cet Underhill a faites avec ses enfants…
Il inclina la tête pour écouter la liaison de données personnelle.
— Ils sont là… les voici !
Le paysage et ses arbres bleu-vert ruisselants de pluie disparurent. Le côté bar de la salle sembla brusquement se prolonger dans une des salles de réunion sur Hammerfest. Anne Reynolt bascula dans le champ par la droite, sa silhouette déformée par la perspective : cette portion du papier vidéo n’arrivait carrément plus à passer les images tridimensionnelles. Derrière Reynolt entrèrent deux techniciens et cinq zombies… des Focalisés. Et Trixia parmi eux.
C’était à ce stade qu’Ezr voulait se mettre à hurler, ou se réfugier dans un coin sombre en prétendant que le monde n’existait pas. Normalement, les Émergents planquaient leurs zombies dans les profondeurs de leurs systèmes, comme s’ils avaient encore un minimum de honte résiduelle. Normalement, les Émergents aimaient recevoir des résultats sur des écrans d’ordinateur ou des afficheurs tête haute – rien que des graphiques et des données hygiéniquement filtrées. Benny lui avait dit qu’au début l’exhibition de phénomènes de Qiwi se résumait aux voix des zombies retransmises dans son bar. Ensuite, Trud avait parlé à tout le monde de la gestuelle des traducteurs, et l’émission était devenue un spectacle. Les zombies ne pouvaient sûrement pas deviner le langage corporel à partir d’un texte audio des Araignées. Ça ne tracassait apparemment personne ; cette pantomime était peut-être complètement absurde, mais c’était ce que voulaient les vampires qui l’entouraient.
Trixia était vêtue d’un treillis trop grand. Ses cheveux flottaient, partiellement emmêlés. Ezr les avait peignés moins de quarante Ksec plus tôt. S’arrachant à ses gardiens d’un coup d’épaule, elle saisit le bord d’une table. Elle regardait de tous les côtés et marmonnait toute seule. Elle s’essuya le visage sur la manche de sa vareuse et se hissa dans une chaise de contention. Les autres la suivirent, l’air aussi distrait qu’elle. La plupart portaient des ATH. Ezr savait ce qu’ils voyaient et entendaient – une transduction niveau intermédiaire de la langue araignée. C’était là tout le monde de Trixia.
— Nous sommes synchro, directeur, dit l’un des techs à Reynolt.
Le directeur des Ressources humaines flotta d’un esclave trépignant à l’autre, rectifiant leur position pour des raisons que Ezr ne put deviner. Au bout de tant d’années, Ezr savait que cette femme avait un talent particulier. Une garce au regard de pierre, certes, mais qui n’avait pas son pareil pour tirer des résultats des zombies.
— C’est bon. Démarrez-les.
Elle s’éclipsa vers le haut. Zinmin Broute s’était relevé, le dos plaqué à son siège ; il parlait déjà de sa voix pesante d’animateur.
— Rappaport Digby… vous présente… « La Science racontée aux enfants »…
Papa les emmena tous à la radio ce jour-là. Djirlib et Brent étaient sur l’impériale du véhicule et jouaient les adultes sérieux – ils avaient l’air suffisamment proches de la phase pour ne pas attirer l’attention sur eux. Rhapsa et Petit-Hrunk étaient encore assez minuscules pour se percher dans la fourrure paternelle ; il s’écoulerait peut-être encore un an avant qu’ils refusent d’être considérés comme « les bébés de la famille ».
Gokna et Victory Junior étaient assises à l’arrière, chacune sur son perchoir. Victory regardait défiler les rues de Princeton derrière la vitre fumée. Elle avait un peu l’impression d’être une princesse. Elle inclina discrètement la tête en direction de sa sœur ; peut-être que Gokna était sa suivante.
Gokna renifla impérieusement. Les deux sœurs se ressemblaient tellement qu’elle pensait à coup sûr la même chose – avec elle-même dans le rôle de la Grande Souveraine.
— Papa, si c’est toi qui es dans l’émission aujourd’hui, pourquoi tu nous emmènes ?
— Oh, dit papa en riant, on ne sait jamais. L’Église des Ténèbres croit qu’elle a l’exclusivité du Bien. Mais je me demande même si sa représentante a déjà vu des enfants hors phase. Derrière toute l’indignation de rigueur, elle est peut-être sympathique. Il se pourrait qu’elle ne puisse pas, en leur présence, cracher le feu sur des petits enfants simplement parce qu’ils n’ont pas l’âge idéal.
C’était possible. Victory songea à l’oncle Hrunk, qui détestait leur concept familial… et en même temps les adorait.
La voiture remonta les rues encombrées jusqu’à l’avenue centrale qui menait jusqu’aux collines des émetteurs. Radio Princeton était la plus ancienne station de la ville – papa disait qu’elle avait commencé à émettre avant la dernière Ténèbre, quand c’était une station de radio militaire. Dans la présente génération, ses propriétaires l’avaient reconstruite sur les fondations d’origine. Ils auraient pu avoir leurs studios en ville, mais ils tenaient beaucoup à leur vénérable tradition. Monter à la station en automobile par une route qui serpentait autour d’une colline – la plus haute qui soit, encore plus haute que celle sur laquelle ils habitaient – était donc une aventure palpitante. Dehors, le sol était encore couvert de givre matinal. Victory se hissa sur le perchoir de Gokna, et toutes deux se penchèrent pour mieux voir. On était en plein hiver, et juste avant les Années Moyennes du Soleil, mais c’était seulement la deuxième fois qu’elles voyaient du givre. Gokna dressa une main vers l’est.
— Regarde, on est déjà assez haut. Tu vois les Rocheuses ?
— Et il y a de la neige dessus !
Elles le crièrent d’une seule voix. Mais les lointains reflets avaient vraiment la couleur du givre matinal. Il faudrait peut-être encore deux ans avant que la primeneige arrive dans la région de Princeton, même en plein hiver. Quel effet ça ferait de marcher dans la neige ? De tomber dans une congère ? Les deux sœurs réfléchirent un instant à ces questions, oubliant les autres événements de la journée – en particulier le débat radiodiffusé qui préoccupait tout le monde, jusqu’à la générale, depuis dix jours.
D’abord, tous les jeunes faucheux, surtout Djirlib, avaient redouté cette confrontation.
— C’est la fin de l’émission, avait dit leur frère aîné. Maintenant, les auditeurs savent la vérité sur nous.
La générale était venue exprès de la Commanderie des Terres pour leur dire qu’il n’y avait là pas de quoi s’inquiéter, et que papa réglerait leur compte aux mécontents. Mais elle ne dit pas qu’ils pourraient reprendre leur émission. Le général Victory Smith avait l’habitude de donner des instructions aux troupes et à son personnel. Elle n’était pas vraiment douée pour rassurer des enfants. Secrètement, Gokna et Victory pensaient que toute cette agitation autour de l’émission de radio rendait maman plus nerveuse que toutes les aventures guerrières qui se cachaient au fond de son passé.
Seul Papa échappait à la consternation.
— C’est ce que j’attendais depuis toujours, annonça-t-il à maman lorsqu’elle arriva de la Commanderie. Il est plus que temps de nous montrer sous notre vrai jour. Ce débat va mettre des tas de choses en pleine lumière.
Maman ne disait pas autre chose, mais c’était plus gai quand c’était papa qui le disait. Ces dix derniers jours, il avait joué avec eux encore plus que d’habitude.
— Vous êtes mes experts pour ce débat, alors je peux passer tout mon temps avec vous sans cesser de jouer les travailleurs dévoués.
Et d’osciller sur place d’un air lugubre, feignant de s’atteler à une tâche invisible. Les bébés avaient adoré ça, et même Djirlib et Brent semblaient accepter l’optimisme de leur père. La générale était partie pour le sud la veille au soir ; comme d’habitude elle avait bien d’autres soucis que des problèmes familiaux.
Le sommet de la Colline Radio se trouvait au-dessus de la limite des arbres. Des ajoncs rabougris recouvraient le sol à côté du parking circulaire. Les enfants descendirent, et s’émerveillèrent du froid encore perceptible dans l’air. La petite Victory sentit comme une bizarre brûlure sur toute la longueur de ses voies respiratoires, comme si… comme si du givre était en train de s’y former. Était-ce possible ?
— Dépêchez-vous, les enfants. Gokna, ne reste pas là à gober les mouches.
Papa et ses grands fils les poussèrent sur le large escalier qui menait à la station. La pierre rugueuse, criblée de piqûres par le feu, n’avait pas été polie, à croire que les propriétaires voulaient se présenter comme les héritiers d’une tradition antédiluvienne.
À l’intérieur, les murs étaient décorés de photogrammes – des portraits des propriétaires et des inventeurs de la radio (les mêmes personnes, en l’occurrence). Tous les enfants, Rhapsa et Hrunk exceptés, étaient déjà venus. Djirlib et Brent participaient à « La Science racontée aux enfants » depuis deux ans ; ils avaient pris la suite des enfants en phase lorsque papa avait racheté les droits d’exploitation de l’émission. Sur les ondes, les deux garçons faisaient plus que leur âge, et Djirlib était aussi intelligent que la plupart des adultes. Apparemment, personne n’avait soupçonné leur âge véritable. Papa en avait été un peu irrité.
— Je veux que les gens le devinent tout seuls… mais ils sont trop bêtes pour imaginer la vérité !
Finalement, Gokna et Victory Junior avaient été rajoutées à la distribution. C’était marrant de faire comme si on avait des années de plus pour jouer ces scénarios débiles qu’ils avaient dans l’émission. Et M. Digby était très gentil, même si ce n’était pas un vrai savant.
Il n’empêche que Gokna et Victory Junior avaient encore des voix très jeunes. Finalement, quelqu’un, surmontant sa foi en la respectabilité des émissions radiophoniques, avait compris qu’une grave perversion était étalée à la face du grand public. Mais Radio Princeton était une station privée et, plus important encore, elle avait acheté sa tranche du spectre électromagnétique et disposait de canaux antiparasites sur les bandes voisines. Les propriétaires étaient des faucheux de la Génération 58 qui comptaient encore leur argent. À moins que l’Église des Ténèbres n’arrive à mobiliser les auditeurs sur un boycottage efficace, Radio Princeton continuerait de programmer « La Science racontée aux enfants ». D’où ce débat.
— Ah, docteur Underhill, quel plaisir de vous voir !
Mme Subtrime sortit majestueusement de son minuscule bureau. La directrice de la station, toute en jambages et mains dressées, avait le corps à peine plus gros que la tête. Gokna et Viki s’amusaient follement à l’imiter.
— Vous n’allez pas croire l’intérêt que ce débat a suscité. Nous le retransmettons sur la Côte Est, et il passera en différé sur les ondes courtes. Je vous le dis sans exagération aucune : nous avons des auditeurs absolument partout !
Je vous le dis sans exagération aucune… Cachée dans l’angle mort, Gokna agitait ses pièces buccales en mesure avec les paroles. Viki conservait un aspect correct et feignait de ne rien remarquer.
Papa hocha la tête à l’adresse de la directrice.
— Je suis heureux d’avoir autant de popularité, madame.
— Oh, oui alors ! Nos annonceurs se battent pour placer leurs pubs dans ce créneau. Ils s’entretuent, carrément.
Elle sourit aux enfants.
— J’ai fait en sorte que vous puissiez regarder depuis la cabine de l’ingénieur du son.
Ils se laissèrent obligeamment conduire, même s’ils connaissaient déjà l’endroit, tout en l’écoutant s’épancher à loisir. Aucun d’eux ne savait vraiment ce que Mme Subtrime pensait d’eux. Djirlib soutenait qu’elle n’était pas si bête que ça, et que derrière ce flot de paroles se cachait un cerveau froid de comptable.
— Elle sait sûrement au centime près combien elle peut ramasser pour les vieux proprios en insultant les auditeurs.
Peut-être, mais Viki l’aimait bien quand même, jusqu’à lui pardonner sa voix aiguë et son incorrigible bavardage. Trop de gens étaient tellement coincés dans leurs convictions que rien ne pouvait les faire changer d’avis.
— C’est Didi qui est de service à cette heure. Vous la connaissez.
Mme Subtrime s’arrêta devant la porte de la cabine technique. Elle sembla pour la première fois remarquer les bébés qui risquaient un œil sous la fourrure de Sherkaner Underhill.
— Mon Dieu, vous en avez de tous les âges, pas vrai ? Je… ils ne risquent rien avec vos enfants ? Je ne vois pas qui d’autre pourrait s’occuper d’eux.
— Aucun problème, madame. J’ai l’intention de présenter Rhapsa et Petit-Hrunk à la porte-parole de l’Église.
Mme Subtrime en fut pétrifiée. Ses mains et jambages tressautants restèrent immobiles une bonne seconde. C’était la première fois que Viki la voyait vraiment, mais vraiment déconcertée. Puis tout son corps se détendit lentement dans un large sourire.
— Docteur Underhill ! On ne vous a jamais dit que vous êtes un génie ?
Papa lui rendit son sourire.
— Jamais pour d’aussi bonnes raisons… Djirlib, veille à ce que tout le monde reste dans la cabine avec Didi. Si je veux vous faire sortir, je vous préviendrai.
Les jeunes faucheux grimpèrent dans la régie. Didire Ultmot était avachie sur son perchoir habituel surplombant le pupitre de commande. Une épaisse paroi en verre séparait la pièce du studio lui-même. Le matériau était insonorisant et c’était drôlement dur de voir à travers, en plus. Les enfants s’avancèrent tout près de la paroi. Il y avait déjà quelqu’un de perché sur la scène.
— C’est la porte-parole de l’Église, là-bas, leur annonça Didire en agitant une main. Elle s’est pointée une heure à l’avance.
Didi était légèrement impatiente, comme d’habitude. C’était une très jolie créature de vingt et un ans. Elle n’était pas aussi intelligente que certains des étudiants de papa, mais elle était brillante. Elle était technicienne en chef à Radio Princeton. À quatorze ans, elle assurait déjà la régie grande écoute et était aussi calée que Djirlib en électrotechnique. En fait, elle voulait devenir électrotechnicienne. Elle l’avait laissé entendre la première fois que Djirlib et Brent l’avaient rencontrée, quand ils avaient débuté dans l’émission. Viki se rappelait le comportement bizarre de Djirlib lorsqu’il leur avait relaté cette rencontre ; il semblait presque terrifié par cette créature. Elle avait alors dix-neuf ans, et Djirlib en avait douze… mais il était grand pour son âge. Il fallut à Didi deux émissions pour qu’elle s’aperçoive que Djirlib était hors phase. Elle avait perçu cette surprise comme une insulte personnelle et délibérée. Le pauvre Djirlib se traîna pendant quelques jours comme s’il avait les jambages brisés. Il s’en remit – après tout, il aurait à affronter des réactions de rejet bien pires.
Didire s’en remit elle aussi, plus ou moins. Tant que Djirlib gardait ses distances, elle restait polie. Et, parfois, lorsqu’elle s’oubliait, Didi était plus drôle que tous les adultes de la génération actuelle que Viki connaissait. Lorsqu’elles n’étaient pas sur scène, elle laissait Viki et Gokna se percher à côté d’elle et la regarder manipuler les douzaines de commandes. Didi était très fière de son pupitre de régie. En fait – sauf que le coffret était en ébénisterie et non en tôle d’acier – il avait l’air presque aussi scientifique que certains instruments de l’institut sur la colline.
— Alors, à quoi elle ressemble, cette créature d’église ? demanda Gokna.
Viki et elle avaient collé leurs yeux principaux tout contre la vitre. Le verre était si épais que des tas de couleurs ne passaient pas. En ultrarouge, l’inconnue perchée sur le podium ne donnait pas tellement de signes de vie.
Didi haussa les épaules.
— « L’Honorée Pedure », qu’elle s’appelle. Elle a un drôle d’accent. Je crois que c’est une Tiefienne. Et ce châle religieux qu’elle porte ? C’est pas uniquement la faute à cette vitre pourrie : il est vraiment sombre sur tout le spectre sauf dans le proche ultrarouge.
Hmm. Chic et cher. Maman avait un uniforme de cérémonie dans ce style, mais la plupart des gens ne la voyaient jamais habillée comme ça.
Un sourire salace lézarda l’aspect de Didi.
— Je parie qu’elle va dégueuler quand elle verra les bébés dans la fourrure de votre père.
Était-ce trop espérer ? Mais lorsque Sherkaner Underhill entra quelques instants plus tard, l’Honorée Pedure se raidit sous sa cagoule informe. Une seconde plus lard, Rappaport Digby monta en trottinant sur le podium et s’empara d’un écouteur. Digby animait « La Science racontée aux enfants » depuis le début, bien avant l’arrivée de Djirlib et de Brent. Brent soutenait que ce vieux débris était en réalité l’un des propriétaires de la station. Impossible, pensait Viki, rien qu’à voir la manière dont Didi le traitait.
— Tout le monde est prêt ? demanda la voix amplifiée de Didi.
Papa et l’Honorée Pedure se redressèrent en l’entendant chacun sur leur haut-parleur de contrôle respectif.
— On passe à l’antenne dans quinze secondes. Vous serez prêt, monsieur Digby, ou alors faut-y que je vous envoie un blanc ?
Le mufle de Digby était plongé dans une liasse de notes manuscrites.
— Riez tant que vous voulez, mademoiselle Ultmot, mais une seconde d’antenne, c’est de l’argent. D’une manière ou d’une autre, je vais…
— Trois, deux, un…
Didi coupa son haut-parleur et braqua sur Digby une longue main dressée.
Le birbe démarra au top comme s’il était en état d’alerte. Son intro avait sa dignité onctueuse habituelle – la signature vocale qui annonçait l’émission depuis plus de quinze ans :
— Rappaport Digby… vous présente… « La Science racontée aux enfants »…
Lorsque Zinmin Broute traduisit, ses mouvements n’étaient plus spasmodiques ni rigides. Il regardait droit devant lui, souriait ou fronçait les sourcils sous le coup d’émotions qui semblaient très réelles. Et peut-être qu’elles l’étaient… pour quelque arthropode à carapace en bas sur la planète. Occasionnellement, il y avait une hésitation, une bavure dans les conversions intermédiaires. Plus rarement encore, Broute se détournait, peut-être lorsqu’un signal important apparaissait à la périphérie de ses ATH. Mais, à moins de savoir où chercher l’imperfection, on avait l’impression qu’il s’exprimait avec autant d’aisance qu’un présentateur humain lisant des notes rédigées dans sa langue natale.
Broute-Digby commença par une petite rétrospective – flatteuse pour sa personne – de l’émission, puis décrivit l’ombre qui planait au-dessus d’elle depuis quelques jours. « Hors phase », « perversion de naissance » – Broute débita ces termes comme s’il les connaissait depuis toujours.
— Cet après-midi, nous sommes à nouveau à l’antenne, comme promis. Les accusations prononcées ces derniers jours sont graves. Mesdames et messieurs, ces accusations sont vraies.
Trois mesures de silence pour faire monter la tension, puis :
— Alors, mes chers auditeurs, vous vous demandez peut-être ce qui nous a donné le courage – ou l’impudence – de revenir. Pour connaître la réponse à cette question, je vous demande d’écouter l’édition de cet après-midi de « La Science racontée aux enfants ». L’avenir de cette émission dépendra en grande partie de vos réactions à ce que vous allez entendre aujourd’hui…
Silipan renifla.
— Quel faux-jeton ! Il ne pense qu’au fric.
Xin et les autres lui firent signe de se taire. Trud décolla pour venir prendre place à côté d’Ezr. Ce n’était pas la première fois ; il semblait croire que si Ezr s’asseyait à l’écart, c’était pour entendre les analyses de Silipan.
Au-delà du papier vidéo mural, Broute présentait les deux invités. Silipan bloqua un ordi sur son genou et l’ouvrit d’un coup sec. Du matériel émergent, pas très fonctionnel, mais pourvu d’un accès zombie, ce qui le rendait plus efficace que tout ce que l’Humanité avait créé avant lui. Trud pressa la touche Explication et une voix minuscule lui donna des infos d’arrière-plan :
— Officiellement, l’Honorée Pedure représente l’Église traditionnelle. En fait…
La voix qui sortait de l’ordi observa une pause, le temps que ses composants fouillent quelques bases de données.
— Pedure est étrangère à l’Accord Goknien. C’est probablement un agent du gouvernement de la Parenté.
Xin se retourna vers eux, négligeant momentanément Broute-Digby.
— Pouah, ces gens prennent leur intégrisme très au sérieux. Underhill le sait-il ?
— C’est possible, répondit la voix dans l’ordi de Trud. « Sherkaner Underhill » est fortement corrélé avec les communications des services de sécurité de l’Accord… Jusqu’ici, nous n’avons pas relevé de messages militaires évoquant le présent débat, mais la civilisation araignée n’est pas encore très bien automatisée. Il pourrait y avoir des éléments qui nous échappent.
Trud s’adressa à l’ordi :
— J’ai une recherche en tâche de fond à priorité minimale pour vous. Qu’est-ce que la Parenté pourrait bien attendre de ce débat ?
Il leva les yeux vers Jau et haussa les épaules.
— Je ne sais pas si on va avoir une réponse. Il y a pas mal d’encombrement.
Broute avait presque terminé les présentations. L’Honorée Pedure allait être jouée par une certaine Xopi Reung. Xopi était une Émergente, petite et maigre. Ezr connaissait son nom uniquement parce qu’il l’avait vu sur les tableaux de service et parce qu’Anne Reynolt l’avait mentionné. Je me demande si quelqu’un d’autre ici sait comment cette femme s’appelle. Certainement pas Jau et Rita. Mais Trud devait la connaître, tout comme un éleveur de bétail des temps primitifs connaîtrait son cheptel. Xopi Reung était jeune ; on l’avait sortie du frigo pour remplacer ce que Silipan appelait « un cas de sénilité fatale ». Reung était en Veille depuis près de quarante Msec. Elle était responsable de la majeure partie des progrès réalisés dans l’apprentissage des autres langues araignées, et du « tiefien » en particulier. De plus, elle était déjà la deuxième meilleure traductrice de la langue courante de l’Accord. Il se pourrait très bien qu’un jour elle soit meilleure que Trixia. Dans un monde normal, Xopi Reung serait une universitaire de premier plan, célèbre d’un bout à l’autre de son système solaire. Or Xopi Reung avait été choisie par la Loterie des Subrécargues. Tandis que Xin, Liao et Silipan menaient des vies totalement conscientes, Xopi Reung, élément de l’automatisation intra-muros, restait invisible sauf en de rares occasions particulières.
Xopi Reung se mit à parler :
— Je vous remercie, monsieur Digby. La Radio de Princeton s’assure une fierté en nous donnant ce temps de parler.
Pendant que Broute la présentait, Reung avait fébrilement agité la tête de tous côtés, comme un oiseau. Peut-être ses ATH étaient-ils déréglés, ou peut-être préférait-elle disperser des repères importants sur toute l’étendue de son champ visuel. Mais lorsqu’elle se mit à parler, une sorte de lueur féroce brilla dans ses yeux.
— La traduction n’est pas très bonne, se plaignit quelqu’un.
— N’oublie pas que c’est une nouvelle, dit Trud.
— Ou alors, peut-être que cette Pedure parle vraiment mal. Tu as dit que c’est une étrangère.
Reung-Pedure se pencha par-dessus la table. D’une petite voix mielleuse, elle dit :
— Il y a vingt jours, nous avons tous découvert une corruption suppurante dans ce que des millions de gens ont pendant des années laissé entrer chez eux, dans les oreilles de leurs maris et de leurs enfants.
Et ainsi de suite pendant quelques instants : des phrases maladroites où perçait la haute opinion que Pedure avait d’elle-même. Puis :
— Il est donc approprié que la radio de Princeton nous donne maintenant l’occasion de purifier l’air de la communauté.
Un silence.
— Je… je…
Comme si elle n’arrivait pas à trouver les termes corrects. Un instant, elle redevint la zombie fébrile à la tête penchée. Puis, brusquement, elle frappa la table du plat de la main. Elle se tassa sur son siège et se tut.
— Je vous l’avais dit, elle n’est pas très bonne traductrice, celle-là.
S’appuyant des mains et des antérieurs sur le mur, Viki et Gokna pouvaient maintenir leurs yeux principaux contre le verre. Cette position était peu confortable, et les deux sœurs dérapaient d’un bout à l’autre de la base de la vitre.
— Je vous remercie, monsieur Digby. La Radio de Princeton s’assure une fierté…
Bla-bla-bla.
— C’est drôle, comme elle cause, dit Gokna.
— Je vous l’ai déjà dit. C’est une étrangère.
Didire parlait distraitement. Occupée à peaufiner un réglage complexe, elle ne semblait pas prêter tellement attention à ce qui se disait dans le studio. Brent regardait le spectacle avec une fascination inébranlable, tandis que Djirlib hésitait entre se poster contre la vitre et se tenir aussi près que possible de Didi. Il avait beau être guéri de lui donner des conseils techniques, il aimait encore rester près d’elle. Parfois, il posait une question convenablement naïve. Lorsque Didi n’était pas occupée, cela suffisait habituellement pour l’inciter à parler avec lui.
— Non, dit Gokna en adressant un sourire à Viki. Je voulais dire que l’« Honorée Pedure » est drôle comme une mauvaise blague.
— Hmm.
Viki n’était pas convaincue. Certes, la tenue de Pedure était bizarre. Viki n’avait jamais vu de châle ecclésiastique, à part dans les livres. C’était une sorte de manteau informe qui retombait de tous les côtés, ne laissant de visible que la tête et la bouche de l’Honorée Pedure. Mais Viki pressentait une force authentique sous ce camouflage. Elle savait ce que la plupart des gens pensaient d’enfants comme elle. Pedure n’était rien qu’une militante à plein temps de cette idéologie, pas vrai ? Mais il y avait dans son discours une certaine dose de menace…
— Tu crois qu’elle pense vraiment ce qu’elle dit ?
— Bien sûr qu’elle y croit. C’est ça qui la rend si drôle. Vise un peu le sourire de papa.
Sherkaner Underhill était perché de l’autre côté du podium et caressait tranquillement ses bébés. Il n’avait pas encore dit un mot ; un mince sourire agitait spasmodiquement son aspect. Nichées dans sa fourrure, deux paires d’yeux de bébés regardaient craintivement la scène. Rhapsa et Hrunk ne pouvaient pas comprendre tout ce qui se passait, mais ils avaient manifestement peur.
Gokna s’en aperçut.
— Pauvres petits. Il n’y a qu’eux qu’elle puisse terroriser. Regardez-moi ! Je vais faire un Dix à l’Honorée Pedure.
Tournant le dos à la vitre, elle se précipita sur le mur latéral puis escalada le rayonnage à bandes magnétiques. À sept ans, les filles étaient bien trop grandes pour jouer les acrobates. Patatras ! Le rayonnage n’était pas fixé au mur. Il oscilla, les bandes et tout le bazar s’écrasèrent au bout de chaque étagère, mais Gokna atteignit le haut du meuble avant que quiconque, à part Viki, se rende compte de ce qui se passait. De là, elle bondit et s’accrocha à la moulure supérieure de la vitre du studio. Le reste de son corps retomba contre le verre avec un splatch ! bien franc. Un instant, elle s’étala sur la paroi en un Dix parfait. De l’autre côté de la vitre, Pedure en resta stupéfiée, paralysée par le choc. Les deux filles hurlèrent de rire. Ce n’était pas souvent qu’on pouvait faire un Dix aussi parfait – étaler ses dessous à la face de la victime.
Ça suffit !
La voix de Didi était un sifflement atone. Ses mains voletaient sur les commandes.
— C’est la dernière fois que je laisse entrer dans ma régie des petites merdeuses de votre espèce ! Djirlib, amène-toi ici ! Tu fais taire tes frangines ou tu les embarques, mais je veux plus de ces conneries ici !
— D’accord, d’accord ! Je suis désolé !
Djirlib n’avait pas l’air tellement désolé. Il se précipita et décrocha Gokna de la paroi de verre. Une seconde plus tard, Brent le suivit et s’empara de Victory.
Djirlib était plutôt contrarié qu’en colère.
— Il faut que vous restiez tranquilles, dit-il à l’oreille de Gokna. Pour une fois, il faut être sérieux.
Il vint à l’idée de Viki qu’il était peut-être contrarié uniquement parce que Didi était furieuse contre lui. Mais ça n’avait vraiment plus d’importance. Gokna n’avait plus du tout envie de rire. Elle posa une main nourricière sur la bouche de son frère et dit doucement :
— Oui. Je serai sage jusqu’à la fin de l’émission. C’est promis.
Derrière eux, Viki voyait Didi en train de parler – sans doute avec Digby avec son téléphone dans l’oreille. Viki ne pouvait rien entendre, mais le type hochait la tête pour dire qu’il était d’accord. Il avait gentiment persuadé Pedure de regagner son perchoir et il enchaînait sur sa présentation de papa. Tout ce qui s’était passé derrière la vitre n’avait eu pratiquement aucun effet sur les auditeurs. Un de ces jours, Gokna et elle allaient s’attirer des ennuis sérieux, mais tout portait à croire que cette aventure les attendait encore quelque part dans l’avenir.
Xopi se rassit au milieu de la confusion générale. D’habitude, les zombies essayaient d’assurer l’émission plus ou moins en temps réel. Silipan soutenait que ce n’était pas uniquement pour se conformer à ses exigences : les zombies traducteurs aimaient vraiment se synchroniser sur le texte audio. En un certain sens, ils aimaient vraiment jouer la comédie. Aujourd’hui, ils n’y réussissaient pas tellement, voilà tout.
Finalement, Broute se ressaisit et présenta Sherkaner Underhill avec un minimum de dérapages.
Sherkaner Underhill. C’était Trixia Bonsol qui le traduisait. Qui d’autre, d’ailleurs ? Trixia avait été la première à déchiffrer la langue orale des Araignées. Jau avait raconté à Ezr qu’aux premiers temps du spectacle en direct elle jouait tous les rôles : les enfants, les adultes, les auditeurs au téléphone. Quand d’autres zombies surent parler couramment la langue et qu’il y eut un consensus en matière de style, c’était toujours Trixia qui se chargeait des rôles difficiles.
Sherkaner Underhill : c’était peut-être la première Araignée pour laquelle ils aient jamais eu un nom. « Underhill » apparaissait dans un nombre incroyable d’émissions radio de toutes sortes. Au début, il semblait qu’il avait inventé les deux tiers de la révolution industrielle. Cette illusion s’était dissipée : « Underhill » était un patronyme courant, et chaque fois que « Sherkaner Underhill » était mentionné en référence, c’était toujours un de ses étudiants qui avait fait le travail. Ce type devait donc être un bureaucrate, le fondateur de l’institut de Princeton, d’où provenaient apparemment la majorité de ses étudiants. Mais depuis que les Araignées avaient inventé les relais à microondes, les espiosats avaient capté un flot grandissant de secrets d’État facilement décryptés. L’identifiant « Sherkaner Underhill » apparaissait dans près de vingt pour cent de tous les messages à haute sécurité qui s’échangeaient dans l’Accord Goknien. On avait manifestement affaire à une sorte de dénomination institutionnelle. Manifestement… jusqu’à ce qu’on apprenne que « Sherkaner Underhill » avait des enfants, et qu’ils participaient à cette émission de radio. « La Science racontée aux enfants » avait une signification politique réelle, même si la nature n’en était pas encore tout à fait établie. Sans aucun doute, Tomas Nau devait regarder l’émission depuis Hammerfest. Je me demande si Qiwi est avec lui.
Trixia commença à parler :
— Merci, monsieur Digby. Je suis très heureux d’être ici cet après-midi. Il est grand temps qu’on discute au grand jour de ces problèmes. En fait, j’espère que les jeunes – à la fois en phase et hors phase – nous écoutent. Je sais que mes enfants nous écoutent.
Trixia adressa à Xopi un regard détendu et plein d’assurance. Elle avait cependant un léger tremblement dans la voix. Ezr étudia son visage. Quel âge avait Trixia à présent ? Les tableaux de Veille des zombies étaient confidentiels – probablement parce que beaucoup étaient exploités à cent pour cent de leur temps réel. Il fallait sans doute une vie entière pour apprendre tout ce que Trixia avait appris. Chaque fois qu’Ezr était en Veille, Trixia l’était aussi, du moins après les premières années de l’Exil. Elle faisait dix ans de plus que la Trixia d’avant la Focalisation. Et lorsqu’elle jouait Underhill, elle semblait encore plus âgée.
Trixia parlait toujours.
— Mais je veux rectifier une allégation émise par Dame Pedure. Il n’y a pas eu de complot confidentiel pour garder secret l’âge de ces enfants. Mes deux aînés – qui ont maintenant quatorze ans – sont dans l’émission depuis un certain temps. Il est tout à fait naturel qu’ils y participent, et, d’après les lettres qu’ils reçoivent, je sais qu’ils sont tous les deux très appréciés des enfants de la génération actuelle comme de leurs parents.
Xopi regarda Trixia à l’autre bout de la table.
— C’est évidemment parce qu’ils ont tu leur âge véritable. À la radio, on ne peut distinguer une différence aussi mince. À la radio, certaines… obscénités… passent inaperçues.
— Bien sûr, dit Trixia en riant. Mais je veux que nos auditeurs réfléchissent à ceci. La plupart aiment bien Djirlib, Brent, Gokna et Viki. Le fait de connaître mes enfants « en aveugle » sur les ondes a montré à nos auditeurs une vérité qui, autrement, aurait pu leur échapper : les hors-phase sont aussi respectables que les autres. Je le redis : je n’ai rien caché. Finalement… eh bien, finalement la vérité était si évidente que nul ne pouvait feindre de l’ignorer.
— Si flagrante, vous voulez dire. Votre deuxième paire de hors-phase est à peine âgée de sept ans. Pareille obscénité même la radio ne peut déguiser. Et quand nous nous sommes rencontrés ici sur le plateau, je constate que vous aviez deux nouveau-nés en train de téter dans votre fourrure. Dites-moi, monsieur, y a-t-il une limite à la méchanceté dont vous êtes capable ?
— Dame Pedure, quelle méchanceté, quel mal ? Nos auditeurs écoutent mes enfants depuis plus de deux ans. Ils savent que Djirlib, Brent, Viki et Gokna sont des êtres réels et sympathiques. Vous voyez Petit-Hrunk et Rhapsa qui vous observent, perchés sur mon épaule…
Trixia s’arrêta comme pour donner à l’autre le temps de regarder.
— Je sais que cela vous peine de voir des bébés si loin des Années du Déclin. Mais dans un an ou deux, ils seront assez grands pour parler, et j’ai la ferme intention d’avoir tous mes enfants, tous âges confondus, dans « La Science racontée aux enfants ». D’émission en émission, notre public constatera que ces petits faucheux sont aussi dignes que ceux nés à la fin des Années de Déclin.
— Absurdité ! Votre projet ne triomphe que si vous trompez les gens respectables par petites étapes, et les amenez à accepter ce renoncement à la moralité et au reste, jusqu’à…
— Jusqu’à quoi ? demanda Trixia avec un sourire aimable.
— Jusqu’à… jusqu’à…
Ezr vit Xopi ouvrir de grands yeux derrière ses ATH semi-transparents.
— Jusqu’à ce que les gens respectables apposent leurs lèvres sur ces asticots malvenus que vous portez sur le dos !
Elle s’était levée de sa chaise et agitait tous ses bras en direction de Trixia.
Trixia souriait toujours.
— En un mot, ma chère Pedure, « oui ». Vous-même envisagez une acceptation des hors-phase. Mais les enfants nés ainsi ne sont pas des asticots. Ils n’ont pas besoin d’une Première Ténèbre pour avoir une âme. Ce sont des créatures qui peuvent devenir des êtres adorables par leurs propres moyens. Au fil des années, « La Science racontée aux enfants » finira par convaincre tout le monde de cette évidence – même vous, peut-être.
Xopi se rassit. Elle avait apparemment essuyé un échec et cherchait à attaquer sur un autre front.
— Je constate qu’appeler la décence est sans effet sur vous, monsieur Underhill. Et il y a peut-être parmi les auditeurs des gens faibles qui se poussent à la perversion par votre démarche progressive. Tout le monde a des inclinations immorales, en quoi nous sommes d’accord. Mais nous en avons aussi de très morales, innées. La tradition nous guide entre les deux… mais je vois que la tradition ne pèse lourd pour tels comme vous. Vous êtes un savant, n’est-il pas ?
— Hum, oui.
— Et l’un des quatre Marcheurs des Ténèbres ?
— Euh… oui.
— Votre public ne se rend peut-être compte qu’est tapie une personne aussi distinguée derrière « La Science racontée aux enfants ». Vous êtes l’un des quatre qui ont réellement vu la Pleine Ténèbre… Rien n’a plus de mystère pour vous.
Trixia commença à répondre, mais Xopi-Pedure couvrit carrément sa voix.
— J’oserais dire que ceci explique en grande partie votre défaut. Vous êtes aveugle aux efforts des générations précédentes, au lent apprentissage de ce qui est mortel et de ce qui est sans danger dans les affaires de notre race. Il y a des raisons pour une loi morale, monsieur ! Sans loi morale, les laborieux prévoyants seront dépossédés par les indolents à la fin des Années de Déclin. Sans loi morale, des innocents dans leurs profonds seront massacrés par les premiers-à-s’éveiller. Nous voulons tous beaucoup de choses, mais certaines sont foncièrement destructrices de tous les désirs.
— Sur ce point précis, vous avez raison, Dame Pedure. Où voulez-vous en venir ?
— À ceci : il y a des raisons pour des règles, en particulièrement pour les règles contre l’hors-phasité. En tant que Marcheur des Ténèbres, vous faites cas trivial des choses, mais même vous devez reconnaître que la Ténèbre est le grand purificateur. J’ai écouté vos enfants. Aujourd’hui avant l’émission, je les observés dans la cabine de la régie. Il y a un scandale à l’intérieur de votre secret, mais non surprenant. Au moins un de vos enfants – celui nommé Brent ? – est un crétin, n’est-il pas ?
Xopi cessa de parler, mais Trixia ne réagit pas. Son regard était fixe : elle ne se démenait pas pour rattraper les données des couches intermédiaires. Et soudain, Ezr éprouva le plus insolite des changements de perspective, comme lorsqu’on bascule vers un « bas » imaginaire, mais énormément plus intense. Il n’était pas causé par les paroles des traducteurs ni même par l’émotion qu’elles véhiculaient. Mais par le… silence. Pour la première fois, Ezr connut une Araignée comme une personne, une personne qu’on pouvait blesser.
Le silence se prolongea quelques secondes de plus.
— Ah, dit Silipan. Voilà qui confirme assez bien pas mal d’hypothèses. Les Araignées se reproduisent en masse, et ensuite dame Nature extermine les moins résistantes pendant la Ténèbre. Pratique, non ?
Liao grimaça.
— Ouais, y me semble.
Sa main se posa sur l’épaule de son mari.
Zinmin Broute rompit brusquement le silence.
— Monsieur Underhill, allez-vous répondre à la question de l’Honorée Pedure ?
— Oui.
Le tremblement dans la voix de Trixia était plus prononcé qu’avant.
— Brent n’est pas un crétin. Il ne verbalise pas et il n’apprend pas comme les autres enfants.
Trixia parla avec plus d’enthousiasme et esquissa un sourire.
— L’intelligence est une chose si remarquable. Chez Brent, je vois…
— Chez Brent, moi je vois le raté de naissance classique de l’enfant hors phase. Mes amis, je sais que la force de l’Église souffre à présent dans cette génération. Il y a tellement de changements, et les mœurs anciennes sont perçues tellement tyranniques. À des époques antérieures, un enfant tel que Brent ne pouvait se produire que dans des localités de fond des bois, où la barbarie et la perversion ont toujours été. À des époques antérieures, tel était facile à expliquer : « Les parents ont fui la Ténèbre, comme même pas des animaux ne feraient. Ils ont mis au monde le pauvre Brent pour vivre quelques années de vie infirme, et ils devraient à juste titre être détestés pour leur cruauté. » Mais, à notre époque, c’est un intellectuel tel qu’Underhill – elle désigna Trixia du menton – qui fait ce péché. Il vous fait rire envers la tradition, et je le dois combattre avec ses propres raisons. Considérez cet enfant, monsieur Underhill. Combien d’autres en avez-vous engendré comme lui ?
Trixia :
— Tous mes petits faucheux…
— Ah, oui. Nul doute qu’il y a eu d’autres ratés. Vous en avez six dont nous avons connaissance. Combien d’autres y a-t-il ? Tuez-vous les ratés incontestables ? Si le monde suit vos perversions, la civilisation mourra avant même l’arrivée de la prochaine Ténèbre, étouffée dans des hordes de faucheux mal conçus et infirmes.
Pedure poursuivit quelque temps dans la même veine. En fait, ses critiques étaient très concrètes : malformations congénitales, surpopulation, meurtres forcés, émeutes dans les profonds au début de la Ténèbre – telles seraient les conséquences d’un engouement pour les naissances hors phase. Xopi continua de débiter ces prédictions jusqu’à ce qu’elle soit visiblement à bout de souffle.
Broute se tourna vers Trixia-Underhill :
— Et votre réponse ?
Trixia :
— Ah, comme c’est agréable de pouvoir s’exprimer !
Elle avait retrouvé son sourire, et parlait d’un ton presque aussi enjoué qu’au début de l’émission. Underhill avait certes été désarçonné par l’attaque contre son fils, mais le long discours de Pedure lui avait peut-être donné le temps de se ressaisir.
— D’abord, tous mes enfants sont vivants. Il n’y en a que six. Ce qui ne devrait pas vous surprendre. Il n’est pas facile de concevoir des enfants hors phase. Je suis sûr que tout le monde le sait. Il est également très difficile de nourrir les pustules incubatrices assez longtemps pour qu’il leur pousse des yeux. Effectivement, la Nature aime mieux que les petits faucheux soient créés juste avant la Ténèbre.
Xopi se pencha en avant et haussa le ton.
— Notez bien cela, mes amis ! Underhill vient d’avouer qu’il commet un crime contre nature !
— Pas du tout. L’évolution nous a amenés à survivre et à prospérer au sein de la Nature. Mais les temps changent…
— Les temps changent, vraiment ? dit Xopi, sarcastique. La science a fait de vous un Marcheur des Ténèbres, et maintenant vous êtes plus grand que la Nature ?
— Oh ! dit Trixia en riant, je fais encore fermement partie de la Nature. Mais même avant la technologie… saviez-vous qu’il y a dix millions d’années la durée du cycle solaire était de moins d’une année ?
— Pure fiction. Comment les créatures pouvaient-elles vivre…
— Comment, en effet ?
Trixia souriait plus franchement et parlait d’une voix triomphale.
— Mais le témoignage des archives fossiles est très clair. Il y a dix millions d’années, le cycle était beaucoup plus court et la variation de luminosité bien moins intense. Il n’y avait pas besoin de profonds ni d’hibernation. À mesure que le cycle de la clarté et de la ténèbre est devenu plus long et plus contrasté, toutes les créatures survivantes se sont adaptées. J’imagine que ça a été un processus impitoyable. De nombreux changements importants ont été nécessaires… Et maintenant…
Xopi trancha le vide de la main. Improvisait-elle ses gestes ou lui étaient-ils d’une manière ou d’une autre suggérés par l’émission des Araignées ?
— Si ce n’est pas de la fiction, ce n’est toujours pas prouvé. Monsieur, je ne veux pas débattre de l’évolution avec vous. Il y a des gens respectables qui y croient, mais c’est une hypothèse… et non le fondement de décisions impliquant la vie et la mort.
— Ah ! Un point pour papa !
De leurs perchoirs au-dessus de Brent et de Djirlib, les deux sœurs commentaient tranquillement le débat. Quand elles étaient dans l’angle mort de Didire, elles exhibaient aussi leurs pièces buccales à l’attention de l’Honorée Pedure. Après ce premier Dix, il n’y avait pas eu de réaction manifeste, mais ça faisait du bien de montrer à la vieille faucheuse ce qu’on pensait d’elle.
— T’inquiète pas, Brent. Papa va lui clouer le bec, à cette Pedure.
Brent était resté jusque-là encore plus silencieux que d’habitude.
— Ça devait arriver, je le savais. C’était déjà assez dur comme ça. Maintenant, papa doit aussi s’expliquer à cause de moi.
En fait, papa avait presque calé lorsque Pedure avait traité Brent de crétin. Viki ne l’avait jamais vu l’air aussi paumé que ça. Mais il était en train de regagner le terrain perdu. Viki avait cru que Pedure était une ignorante, mais elle semblait connaître certains des arguments que papa lui jetait à la figure. Aucune importance. L’Honorée Pedure n’était pas si savante que ça ; en plus, papa avait raison.
Et il reprenait vraiment du poil de la bête :
— N’est-ce pas bizarre que la tradition ne témoigne pas plus d’intérêt au passé le plus reculé, Dame Pedure ? Mais qu’importe. Les progrès que la science accomplit dans la génération actuelle seront si importants que je ferais mieux de m’en servir pour illustrer mon propos. La nature a imposé certaines stratégies – et le cycle des générations est l’une d’elles, j’en conviens. Sans cette stratégie forcée, nous n’existerions vraisemblablement pas. Mais songez au gaspillage, madame. Tous nos enfants sont au même stade de leur vie chaque année. Une fois ce stade passé, les outils de leur éducation doivent rester inutilisés jusqu’à la prochaine génération. Il n’y a plus besoin de pareil gaspillage. Grâce à la science…
L’Honorée Pedure émit un rire chuintant plein de sarcasme et de surprise.
— Alors, vous avouez ! Vous complotez que le hors-phase soit un mode de vie et non votre péché isolé.
— Évidemment !
Papa était remonté à bloc.
— Je veux que les gens sachent que nous vivons dans une ère qui n’est pas comme les autres. Je veux que les gens soient libres d’avoir des enfants en toute saison du soleil.
— Oui. Vous avez l’intention de nous submerger. Dites-moi, Underhill, avez-vous déjà des écoles clandestines pour les hors-phase ? Y a-t-il des centaines ou des milliers d’enfants comme les six vôtres, qui n’attendent que notre acceptation ?
— Euh… non. Jusqu’ici, nous n’avons pas trouvé de camarades de jeux pour nos enfants.
Au fil des années, tous les enfants avaient voulu en avoir. Maman en avait cherché, mais toujours sans succès. Gokna et Viki en avaient conclu que les autres hors-phase devaient être extrêmement bien cachés… ou extrêmement rares. Parfois, Viki se demandait s’ils n’étaient pas vraiment condamnés à la solitude, tellement c’était difficile d’en trouver d’autres comme eux.
L’Honorée Pedure se rengorgea sur son perchoir et sourit d’une manière presque amicale.
— Voilà qui me rassure, monsieur Underhill. Même à notre époque, la plupart des gens sont respectables, et vos perversions sont rares. Néanmoins, « La Science racontée aux enfants » continue d’avoir du succès, alors même que les en-phase ont maintenant plus de vingt ans. Votre émission est un appât qui n’existait pas auparavant. Et notre échange de vues est donc terriblement important.
— Oui, effectivement. C’est aussi mon avis.
L’Honorée Pedure pencha la tête sur le côté. Manque de pot. Elle s’était rendu compte que papa était sérieux. Si elle arrivait à lancer papa dans ses élucubrations… ça pourrait très mal tourner. Pedure énonça sa question suivante sur le ton anodin de la curiosité innocente.
— Il me semble, monsieur Underhill, que vous comprenez la loi morale. La considérez-vous – peut-être – un peu comme la loi de la création artistique… une loi faite pour être violée par les plus grands penseurs, comme vous-même ?
— Les plus grands penseurs, pouah.
Mais la question avait manifestement aiguillonné l’imagination de papa et l’entraînait loin de la rhétorique persuasive.
— Vous savez, Pedure, je n’ai encore jamais vu les règles morales sous cet angle. Quelle idée intéressante ! Vous suggérez qu’elles peuvent être ignorées par ceux qui ont quelque talent inné… pour quoi ? Un talent pour la bonté ? Sûrement pas… bien que j’avoue être analphabète lorsqu’il s’agit d’un débat moral. J’aime jouer et j’aime penser. La Marche dans les Ténèbres a été une grande rigolade, tout autant qu’elle a été vitale pour l’effort de guerre. La science va créer de prodigieux changements dans le proche avenir de notre race. Ces choses m’amusent énormément, et je veux que le grand public – y compris les gens qui sont effectivement experts en pensée morale – comprenne les conséquences de ces changements.
— En effet, dit l’Honorée Pedure.
Le sarcasme n’était détectable que par une auditrice aussi soupçonneuse que Victory Junior.
— Et votre intention est en quelque sorte que la science remplace la Ténèbre comme grande purificatrice et comme grand mystère ?
Papa agita ses mains nourricières comme pour repousser cette suggestion. Apparemment, il avait oublié qu’il était à la radio.
— La science rendra la Ténèbre du Soleil aussi inoffensive et connaissable que la nuit qui tombe à la fin de chaque jour.
Dans la régie, Didi poussa un petit jappement de surprise. C’était la première fois que Viki entendait l’ingénieur du son réagir aux émissions qu’elle mettait en ondes. En bas, sur le plateau, Rappaport Digby était rivé à son perchoir, le dos aussi droit que si on lui avait enfoncé une lance dans le postérieur. Papa ne semblait pas s’en rendre compte, et la réponse de l’Honorée Pedure fut aussi anodine que s’ils étaient en train de débattre de la possibilité d’une averse :
— Nous vivrons et travaillerons pendant la Ténèbre comme si ce n’était qu’une très longue nuit ?
— Oui ! Pourquoi croyez-vous qu’on parle tant de l’énergie nucléaire ?
— Alors, nous serons tous Marcheurs des Ténèbres, et il n’y aura pas de Ténèbre, pas de Profond où puisse reposer l’esprit de notre race. La science prendra tout.
— Balivernes ! Sur cette petite planète, il n’y aura plus de véritable obscurité. Mais il y aura toujours la Ténèbre. Sortez ce soir, Dame Pedure. Regardez le ciel. Nous sommes entourés par la Ténèbre et le serons toujours. Et de même que notre Ténèbre finit avec le temps par devenir un Nouveau Soleil, de même la Grande Ténèbre se termine sur les rivages d’un million de millions d’étoiles. Réfléchissez ! Si le cycle de notre soleil durait jadis moins d’un an, alors il se peut qu’encore avant notre soleil ait plus ou moins brillé sans interruption. Certains de mes étudiants sont persuadés que la plupart des étoiles sont exactement comme notre soleil – sauf qu’elles sont bien plus jeunes –, et que beaucoup sont dotées de planètes comme la nôtre. Vous voulez un profond qui résiste au temps, un profond sur lequel notre race peut compter ? Pedure, il y a un profond dans le ciel, et il s’étend à l’infini.
Et voilà papa parti sur son truc de voyages dans l’espace. Même les étudiants de licence avaient l’œil vitreux lorsque papa démarrait là-dessus ; seul un noyau dur de cinglés se spécialisaient en astronomie. Ça bousculait tellement les idées reçues. Pour la plupart des gens, l’idée que des lumières aussi constantes que les étoiles puissent être comme le soleil exigeait un acte de foi plus considérable que ce que demandaient la plupart des religions.
Bouche bée, Digby et l’Honorée Pedure regardèrent papa élaborer sa théorie avec une complexité croissante. Digby, qui avait toujours aimé la partie scientifique de l’émission, était complètement hypnotisé. Pedure, en revanche… s’était vite remise de son choc. Ou bien elle avait déjà entendu ce discours, ou bien il la détournait de la voie qu’elle s’était tracée.
L’horloge au mur de la régie égrenait le compte à rebours vers la débauche de messages publicitaires qui concluait toujours l’émission. Il semblait que papa allait avoir le dernier mot… sauf que Viki était persuadée que l’Honorée Pedure surveillait cette horloge plus intensément que toute autre chose dans le studio, à l’affût d’un instant stratégique bien précis.
C’est alors que l’ecclésiastique s’empara de son micro et parla assez fort pour interrompre le cours des pensées de Sherkaner.
— Très intéressant, mais coloniser l’espace entre les étoiles est sûrement au-delà de la vie de la génération actuelle.
Papa agita une main dédaigneusement.
— Oui, peut-être, mais…
— Alors, poursuivit l’Honorée Pedure d’une voix docte et intéressée, le grand changement de notre époque est tout simplement la conquête de la prochaine Ténèbre, celle qui termine le présent cycle solaire ?
— Exact. Nous… tous ceux qui écoutent cette émission radiophonique… n’auront pas besoin de profonds. C’est ce que promet l’énergie nucléaire. Toutes les grandes villes auront assez de courant pour se chauffer pendant plus de deux siècles, c’est-à-dire toute la durée de la prochaine Ténèbre. Donc…
— Je vois, et de très importants travaux de construction seront nécessaires pour isoler les villes ?
— Oui, et les exploitations agricoles. Et il nous faudra fournir…
— Et ceci est donc la raison pour laquelle vous voulez une génération supplémentaire d’adultes. C’est pour cela que vous faites la promotion des naissances hors phase.
— Non, pas directement. C’est simplement un élément de la nouvelle situ…
— Donc l’Accord Goknien entrera dans la prochaine Ténèbre avec, en fait, des millions de Marcheurs des Ténèbres. Qu’en sera-t-il du reste du monde ?
Papa sembla comprendre qu’il allait avoir des ennuis.
— Hum… mais il se peut que d’autres pays technologiquement avancés fassent de même. Les pays pauvres auront leurs profonds traditionnels, et leur éveil se produira plus tard.
La voix de Pedure était maintenant tranchante comme de l’acier – le piège s’était finalement refermé :
— « Leur éveil se produira plus tard. » Pendant la Grande Guerre, quatre Marcheurs des Ténèbres ont vaincu la plus puissante nation du monde. Dans la prochaine Ténèbre, vous serez Marcheurs des Ténèbres par millions. Cela ne semble guère différent de la préparation des plus grands massacres de profonds de toute l’Histoire.
— Non, ce n’est pas cela du tout. Si nous avions…
— Désolé, madame et monsieur, votre temps de parole est épuisé.
— Mais…
Digby passa outre aux objections de papa.
— J’aimerais vous remercier tous les deux d’avoir été avec nous aujourd’hui, et…
Bla-bla-bla.
Sur le plateau, Pedure se leva dès que Digby eut fini son baratin. Les micros étaient maintenant coupés et Viki n’entendait plus rien. L’ecclésiastique échangeait manifestement des banalités avec le présentateur. De l’autre côté du podium, papa avait l’air drôlement interloqué. Lorsque l’Honorée Pedure passa près de lui, superbe, papa se leva et la suivit en coulisse. Il avait beau lui parler avec animation, elle ne lui accorda qu’un petit sourire hautain.
Derrière Viki, Didi Ultmot actionnait des manettes pour envoyer sur les ondes la partie la plus importante de l’émission, la publicité. Finalement, elle se détourna du pupitre de commande. Elle avait l’air un peu hébétée.
— Vous savez… votre père… il a des idées vraiment… bizarres.
Il y eut un enchaînement d’accords – de la musique, sans doute – puis le message : « Des mains affûtées sont des mains heureuses. Gommez l’excès à la bande rugueuse… »
Les pubs araignées étaient parfois le meilleur moment des émissions de Radio Princeton. Rejuvénation après mue, vernis oculaire, jambières – beaucoup de dénominations étaient plus ou moins compréhensibles, même si les argumentaires ne l’étaient pas. D’autres produits n’étaient que des mots absurdes, surtout lorsque l’article était jusque-là inconnu et que les traducteurs étaient de deuxième choix.
Aujourd’hui, c’étaient les deuxième choix. Reung, Broute et Trixia se démenaient sur leurs sièges, privés de signal. Leurs gardiens étaient déjà en train de les évacuer de la scène. Aujourd’hui, les clients de Benny avaient plutôt ignoré la pub.
— C’est plus marrant quand c’est les mômes qui font l’émission, mais…
— T’as pigé cette histoire de voyage dans l’espace ? Je me demande si ça cadre bien avec le Projet. Suppose que…
L’attention d’Ezr était ailleurs. Son regard restait fixé sur le mur vidéo, et tout le bavardage ambiant n’était qu’un bourdonnement lointain. Trixia avait l’air plus mal en point que d’habitude. Ses yeux papillotaient – de désespoir, semblait-il. Ezr le pensait souvent, et Anne Reynolt avait soutenu une douzaine de fois que ce comportement n’était que l’impatience de se remettre au travail.
— Ezr ?
Une main frôla doucement sa manche. C’était Qiwi. Elle s’était glissée dans le bar pendant l’émission. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait regarder discrètement le spectacle. Voilà qu’elle avait le culot de jouer les amies.
— Ezr, je…
— Laisse tomber, fit Ezr en lui tournant le dos.
C’est ainsi qu’il regardait directement Trixia lorsque l’incident se produisit : les gardiens avaient sorti Broute de la salle ; ils emmenaient maintenant Xopi Reung, et, lorsqu’ils passèrent devant Trixia, celle-ci bondit de son siège et donna à la petite nouvelle un féroce coup de poing en plein visage. Xopi se tordit dans un sursaut de recul et échappa à son gardien. Elle regarda, hébétée, le sang qui coulait abondamment de son nez, puis s’essuya le visage de la main. L’autre tech ceintura une Trixia hurlante avant qu’elle puisse faire plus de dégâts. Les cris de Trixia passèrent on ne sait comment sur la fréquence audio générale :
— Pedure méchante ! Crève ! Crève !
— Mon Dieu !
Assis juste à côté d’Ezr, Trud Silipan se catapulta de sa chaise et se fraya un chemin vers la sortie de l’assommoir de Benny.
— Reynolt va piquer sa crise, il faut que je rentre à Hammerfest.
— Je t’accompagne.
Ezr frôla Qiwi et plongea vers la porte. Il y eut un moment de silence stupéfait dans le bar, puis tout le monde se mit à parler en même temps…
Mais Ezr, sur les talons de Silipan, était déjà presque hors de portée de voix. Ils s’élancèrent dans la coursive centrale et se dirigèrent vers les tubes des navettes.
Devant les sas, Silipan pianota un code quelconque sur le programmateur puis se retourna.
— Qu’est-ce que vous voulez tous les deux ?
Ezr regarda par-dessus son épaule et vit que Pham Trinli les avait suivis depuis le bar.
— Il faut que j’y aille, Trud, dit Ezr. Il faut que je voie Trixia.
Trinli était inquiet lui aussi.
— Est-ce que ce truc va foutre en l’air notre affaire à nous, Silipan ? Faudrait être sûr que…
— Oh, merde. T’as raison, va falloir se demander comment ça peut affecter la situation. D’ac. Amène-toi.
Il jeta un coup d’œil à Ezr.
— Pas toi. Je ne vois pas comment tu peux nous aider.
— Puisque je te dis que je viens, Trud.
Ezr se retrouva à moins de dix centimètres de l’autre, les poings levés.
— D’accord, d’accord ! Mais tu restes sur la touche.
Un instant plus tard, le clignotant du sas passa au vert, ils montèrent et la navette s’éjecta du temp’ en accélérant. L’agglomérat était une masse confuse en plein soleil qui jouxtait le disque bleu d’Arachnia.
— Par le Fléau, il a fallu que ça arrive quand on était du mauvais côté. Taxi !
— Monsieur ?
— Hammerfest, et dans les meilleurs temps.
Normalement, on était obligé de ménager la quincaille de la navette. Mais apparemment, l’automatisme avait reconnu la voix et le ton de Silipan.
— Oui, m’sieur.
La navette accéléra à presque un dixième de g. Silipan et les autres empoignèrent les sangles de maintien et s’attachèrent. Devant eux, l’agglomérat ne cessait de grossir.
— Je suis vraiment dans la merde, les mecs. Reynolt va dire que j’avais quitté mon poste.
— Et c’était pas vrai ?
Trinli s’était assis à côté de Silipan.
— Bien sûr que si, mais ça ne devrait pas avoir d’importance. Et merde, un seul gardien aurait dû suffire pour toute cette équipe de traducteurs à la mords-moi-le-nœud. Seulement maintenant, c’est moi qui vais faire les frais de tout ça.
— Mais Trixia va s’en tirer ?
— Pourquoi Bonsol a pété les plombs comme ça ? demanda Trinli.
— J’en sais foutre rien. Tu sais que des fois ils se cherchent des crosses et qu’ils se bagarrent, surtout ceux qui sont dans la même spécialité. Mais ce truc est venu de nulle part.
Silipan cessa brusquement de parler. Il regarda un long moment dans ses ATH, puis dit :
— Ça va s’arranger. Ça va s’arranger. Je parie qu’il y avait encore une liaison audio avec le sol. Vous savez, un micro qui est reste ouvert, une bavure au niveau de la régie de l’émission. Peut-être qu’Underhill a essayé de cogner l’autre Araignée. Ce qui pourrait faire du geste de Bonsol une « traduction valide »… Ça alors !
Le type était vraiment paniqué et cherchait à se raccrocher à n’importe quelle explication. Trinli semblait trop obtus pour s’en apercevoir. Il grimaça un sourire et lui donna une petite tape sur l’épaule.
— T’inquiète pas. Tu sais que Qiwi Lin Lisolet est dans le coup sur cette affaire. Ça signifie que le Subrécargue Nau veut qu’on utilise les zombies plus largement. On va dire que tu étais à bord du temp’ pour m’aider à régler les détails.
La navette opéra un tête-à-queue et atterrit en rétrofreinage. L’agglomérat et Arachnia culbutèrent d’un bout à l’autre du ciel.
Ils n’accompagnèrent pas l’Honorée Pedure quand elle sortit de la station de radio. Papa était un peu triste, mais il sourit et même rit lorsque les petits faucheux lui dirent combien ils avaient aimé sa prestation. Il ne gronda même pas Gokna pour avoir fait un Dix. Brent s’arrangea pour s’asseoir à l’avant avec papa quand ils retournèrent à la maison sur la Colline.
Gokna et Victory ne parlèrent pas beaucoup dans la voiture. Elles savaient l’une et l’autre que tout le monde faisait marcher tout le monde.
Lorsqu’ils arrivèrent à la maison, il y avait encore deux heures avant le dîner. Le personnel de la cuisine prétendait que le général Smith était rentré de la Commanderie des Terres et qu’elle serait à dîner. Gokna et Viki s’interrogèrent du regard. Je me demande ce que maman va dire à papa. Les détails les plus croustillants ne seraient pas pour le dîner. Hmm. Alors comment passer le reste de l’après-midi ? Les deux sœurs se séparèrent et partirent en reconnaissance, chacune de leur côté, dans les salles en spirale de la Colline. Il y avait des pièces – des tas de pièces – qui étaient toujours verrouillées. Parmi celles-là, il y en avait dont elles n’avaient même jamais pu dérober la clef. C’est ici que la générale avait son propre bureau, même si les documents les plus importants se trouvaient à la Commanderie des Terres.
Viki jeta un coup d’œil dans le repaire que papa s’était aménagé au rez-de-chaussée, et dans la cafétéria au niveau tech, mais sans insister. Elle avait parié avec Gokna que papa ne se cacherait pas, mais elle se rendait maintenant compte que « ne se cacherait pas » n’excluait pas « serait difficile à trouver ». En parcourant les laboratoires, elle découvrit les signes caractéristiques du passage de son père : des étudiants de licence à divers stades de perplexité et d’illumination soudaine. (Les étudiants appelaient ça le « flash Underhill » : si vous vous en sortiez perplexe, il y avait de grandes chances que papa ait dit quelque chose d’intéressant. Si vous étiez instantanément éclairé, cela signifiait probablement que papa vous avait fait marcher – et lui avec – en acceptant une intuition facile mais erronée.)
Le nouveau laboratoire des signaux et transmissions se trouvait tout en haut de la maison, sous un toit bourré d’antennes expérimentales. Viki surprit Jaybert Landers en train de descendre l’escalier qui y menait. Le faucheux n’exhibait aucun des symptômes du flash Underhill. Dommage.
— Salut, Jaybert. Tu as vu mon…
— Ouais, ils sont tous les deux en haut dans le labo.
Et de dresser une main par-dessus son épaule.
Tiens ! Mais Viki ne monta pas immédiatement. Si la générale était déjà là, peut-être vaudrait-il mieux se renseigner un peu avant.
— Alors, qu’est-ce qui se passe, Jaybert ?
Jaybert crut évidemment que la question concernait ses recherches personnelles.
— Un truc sacrément tordu. J’ai mis ma nouvelle antenne sur le faisceau de la Commanderie ce matin même. Au début, l’alignement était parfait, et puis j’ai commencé à avoir ces séquences de quinze secondes où on a l’impression qu’il y deux stations en alignement visuel. Je voulais demander à ton père…
Viki redescendit quelques marches avec lui, commentant de monosyllabes flatteurs son exposé incompréhensible sur les étages d’amplification et les défauts d’alignement transitoires. Nul doute que Jaybert avait été très heureux de capter l’attention de papa, et nul doute que papa avait été enchanté de trouver un prétexte pour se planquer dans le labo des transmissions. Et c’est alors que maman s’est pointée…
Viki laissa Jaybert dans son bureau et remonta l’escalier ; cette fois, elle contourna le laboratoire pour entrer par l’accès fournisseurs. Il y avait un rai de lumière au bout du couloir. Ah ! La porte était entrouverte. Viki entendait la voix de la générale. Elle traversa le couloir en tapinois et arriva devant la porte.
— Je n’y comprends rien, Sherkaner. Tu es un individu brillant. Comment peux-tu te conduire comme un parfait imbécile ?
Victory Junior hésita, faillit repartir dans le couloir assombri. Jamais elle n’avait entendu maman parler avec autant de colère dans la voix. Ça faisait mal. D’un autre côté, Gokna donnerait n’importe quoi pour entendre le compte rendu de Viki. Sans bruit, elle avança, tourna la tête pour regarder par l’étroite embrasure. Le laboratoire était plus ou moins comme elle se le rappelait, plein d’oscilloscopes et d’enregistreurs à grande vitesse. Certains des appareils de Jaybert avaient le capot ouvert, mais maman avait dû arriver avant que Sherkaner et lui aient pu se lancer dans le moindre démontage électronique sérieux. Maman était debout devant papa, empêchant ses meilleurs yeux de voir Viki. Et je parie que je suis près du centre de l’angle mort de maman.
— J’étais vraiment aussi mauvais que ça ? disait papa.
— Oui !
Sherkaner Underhill sembla se flétrir sous le regard foudroyant de la générale.
— Je ne sais pas. L’autre m’a pris au dépourvu. Avec sa remarque sur ce pauvre Brent. Je savais que j’y aurais droit. On en avait parlé tous les deux. J’en avais même parlé avec Brent. N’empêche que ça m’a coupé mes moyens. Je me suis laissé troubler.
Maman agita une main comme pour éloigner la remarque de Pedure.
— Le problème n’était pas là, Sherk. Tu as réagi correctement. Ta douleur de père attentionné a bien passé. Et pourtant, quelques minutes plus tard, l’autre t’a embobiné dans ce…
— Sauf pour l’astronomie, je n’ai évoqué que des sujets que nous avions prévus pour l’émission l’an prochain.
— Oui, mais tu les as dévoilés tous à la fois !
— Je sais… Pedure s’est mise à parler comme une personne brillante et curieuse. Comme Hrunk ou les gens ici sur la Colline. Elle a posé deux ou trois questions intéressantes, et je me suis laissé entraîner. Et tu sais quoi ? Même maintenant… cette Pedure est intelligente et flexible. Avec du temps, je crois que j’aurais réussi à la faire changer d’avis.
Le rire sec de la générale était chargé de tristesse.
— Dieu tout-profond, tu es le dernier des imbéciles, Sherk ! Je…
Maman tendit une main pour toucher papa.
— Excuse-moi. C’est drôle, quand j’engueule mon personnel, je suis moins dure qu’avec toi.
Papa lui susurra des gentillesses, comme lorsqu’il s’adressait à Rhapsa ou à Petit-Hrunk.
— Et tu sais pourquoi, chérie. Tu m’aimes autant que toi-même. Et je sais à quel point tu es dure avec toi-même.
— À l’intérieur. En silence seulement, et à l’intérieur.
Ils ne dirent plus rien pendant un moment, et Victory Junior songea qu’elle aurait préféré perdre son pari avec Gokna. Mais lorsque maman reprit la parole, sa voix était plus normale.
— Nous avons déconné tous les deux, dans cette affaire.
Elle composa le code de sa mallette et en tira quelques documents.
— Au cours de l’année prochaine, « La Science racontée aux enfants » devait présenter l’intérêt et la possibilité d’une vie dans la Ténèbre, en parallèle avec les premiers contrats pour les grands travaux. Nous savions qu’un jour ou l’autre il y aurait des conséquences militaires, mais nous n’en attendions pas à ce stade.
— Des conséquences militaires, maintenant ?
— Des manœuvres dangereuses, en tout cas. Tu sais que cette Pedure vient de Tiefstadt.
— Bien sûr. Impossible de se tromper sur son accent.
— Sa couverture est efficace, en partie parce qu’elle correspond en gros à la réalité. L’Honorée Pedure est le numéro trois de l’Église des Ténèbres. Mais elle est aussi agent de renseignements niveau intermédiaire pour le compte d’Action de Dieu.
— La Parenté.
— Exactement. Nous sommes en relations amicales avec les Tiefs depuis la guerre, mais la Parenté est en train de changer tout cela. Elle a déjà pris le contrôle effectif de plusieurs petits États. C’est une secte officielle de l’Église, seulement…
Tout au fond du couloir, derrière la petite Victory, quelqu’un alluma la lumière dans une salle. Maman leva une main et ne bougea plus. Aïe. Peut-être avait-elle remarqué une silhouette floue, une carapace aux cannelures familières. Sans se retourner, Smith déplia un long bras en direction de l’indiscrète.
— Junior ! Ferme la porte et redescends dans ta chambre.
— Oui, maman, dit Victory d’une petite voix soumise.
Tandis qu’elle refermait la porte de service coulissante, elle entendit un dernier commentaire :
— Zut alors ! Je dépense cinquante millions par an pour la sécurité des transmissions, et ma propre fille intercepte mes conversations…
La clinique au sous-sol d’Hammerfest était pour l’heure bondée. Lors des visites précédentes de Pham, il y avait eu Trud, parfois un autre technicien, et un ou deux « patients ». Aujourd’hui… l’explosion d’une grenade aurait peut-être causé plus de tumulte chez les Focalisés, mais guère plus. Les deux appareils de RMN étaient occupés. L’un des gardiens préparait Xopi Reung pour la RMN ; la jeune femme gémissait et se débattait. Là-bas, dans un coin, Dietr Li – le physicien ? – immobilisé par des sangles, marmonnait tout seul.
Un pied passé dans un hauban de plafond, Reynolt flottait la tête en bas de manière à surveiller de près la RMN sans gêner les mouvements des techs. Elle ne se retourna pas lorsqu’ils entrèrent.
— Parfait. Induction terminée. Ne lui détachez pas les bras.
Le tech sortit son patient de la machine et le tira jusqu’au milieu de la pièce. C’était Trixia Bonsol ; elle regarda autour d’elle, manifestement sans reconnaître personne, puis son visage se décomposa dans un accès de sanglots désespérés.
— Vous l’avez déFocalisée ! cria Vinh en bousculant Trud et Trinli.
Pham s’ancra au sol et l’intercepta ; Vinh repartit en arrière et rebondit légèrement contre le mur.
Reynolt regarda dans la direction de Vinh.
— Taisez-vous ou sortez, dit-elle.
D’une main hargneuse, elle fit signe à Bil Phuong.
— Insérez le Dr Reung. Je veux…
Le reste était du jargon. Un bureaucrate ordinaire les aurait sûrement mis à la porte. Anne Reynolt se fichait pas mal de leur présence ici, tant qu’ils ne la gênaient pas dans son travail.
Silipan vint rejoindre Pham et Vinh, l’air lugubre. Il n’en menait pas large.
— Ouais, c’est ça, Vinh, tu la boucles.
Il jeta un coup d’œil à l’affichage de la RMN.
— Bonsol est encore Focalisée. On a seulement déprogrammé sa faculté linguistique. Ça la rendra plus facile à… traiter.
Il jeta à Bonsol un regard légèrement inquiet. La femme s’était recroquevillée sur elle-même autant que le permettaient ses sangles. Elle continuait de pleurer, désespérée et inconsolable.
Vinh se débattit brièvement sans que Pham lâche prise, puis il ne bougea plus, agité cependant par un tremblement que Pham était le seul à percevoir. Il donna une seconde l’impression qu’il allait hurler. Puis il se contorsionna pour ne plus voir Bonsol et ferma les yeux énergiquement.
La voix de Tomas Nau résonna dans la pièce :
— Anne ? J’ai perdu trois conducteurs d’analyse depuis le début de cette panne. Savez-vous si…
Elle lui répondit presque sur le ton qu’elle avait employé avec Vinh.
— Une Ksec, s’il vous plaît. J’ai au moins huit cas de sida mental galopant sur les bras.
— Seigneur ! Tenez-moi au courant, Anne.
Reynolt parlait déjà à quelqu’un d’autre.
— Hom ! Où en est le Dr Li ?
— Il est rationnel, madame : je l’ai écouté parler. Il s’est passé quelque chose pendant l’émission à la radio, et…
Reynolt fendit l’air et plongea vers Dietr Li, évitant on ne sait comment les techs, les zombies et le matériel.
— Bizarre. Il n’aurait pas dû y avoir de liaison en direct entre le labo de physique et cette émission.
Le tech tapota une carte attachée à la vareuse de Li.
— D’après son enregistrement, il a entendu la traduction.
Pham vit Silipan, contracté, ravaler sa salive. Était-ce là une de ses bavures ? Merde. Si ce type tombait en disgrâce, Pham allait perdre sa source de tuyaux sur la Focalisation.
Mais Reynolt n’avait pas encore repéré son technicien absentéiste. Elle se pencha sur Dietr Li, l’écouta marmonner un instant.
— Vous avez raison. Il est bloqué sur ce que l’Araignée a dit à propos de MarcheArrêt. Je doute qu’il souffre d’une authentique forme galopante. Continuez de le surveiller ; prévenez-moi s’il commence à basculer.
Des haut-parleurs muraux montèrent d’autres voix, apparemment Focalisées :
— … Laboratoire des Combles inchoatif à vingt pour cent… cause probable : réactions interspécialités au flux audio ID2738 « Science racontée aux enfants »… Instabilités non amorties…
— Je vous reçois, les Combles. Préparez-vous à un arrêt complet instantané.
Reynolt s’approcha de Trixia Bonsol. Elle observa attentivement la femme en pleurs avec un mélange irréel d’intense intérêt et de détachement total. Brusquement, elle se retourna et son regard harponna Silipan.
— Vous ! Amenez-vous ici !
Trud traversa la salle d’un bond et se retrouva aux côtés de sa patronne.
— Oui, madame ! À vos ordres, madame !
Pour une fois, il n’y avait pas d’impudence cachée. La vengeance était peut-être chez Reynolt une option impensable, mais Nau et Brughel n’hésiteraient pas à exécuter ses jugements.
— J’étais en train de contrôler l’efficacité des traductions, madame, de voir comment Bonsol serait comprise par des non-spécialistes.
Les clients de l’assommoir de Benny, en l’occurrence.
Reynolt resta sourde à ces excuses.
— Amenez-moi une équipe hors ligne. Je veux qu’on vérifie l’enregistrement du Dr Bonsol.
Elle se pencha encore plus près de Trixia et l’examina. La traductrice avait cessé de pleurer. Son corps était recroquevillé dans une tétanie spasmodique.
— Je doute que nous puissions sauver celle-là.
Ezr se débattit, toujours ceinturé par Pham, et donna un instant l’impression de vouloir se remettre à crier. Puis il lança à Pham un regard bizarre et resta muet. Pham desserra son étreinte et lui tapa doucement sur l’épaule.
Ils continuèrent de regarder sans rien dire. Des « patients » entraient et sortaient. Plusieurs furent déprogrammés. Xopi Reung sortit de la RMN à peu près dans le même état que Trixia Bonsol. Au cours des dernières Veilles, Pham avait eu amplement l’occasion de voir Silipan en action et de l’interroger sur les procédures. Il avait même pu voir le début d’un manuel de Focalisation. C’était la première fois qu’il voyait de près comment travaillaient Reynolt et les autres techniciens.
Mais quelque chose de mortellement dangereux venait de survenir. Un sida mental galopant. En se colletant avec le problème, Reynolt avait pour la première fois montré un semblant d’émotion. Certaines parties du mystère furent immédiatement élucidées. La requête de Trud tout au début de l’émission avait déclenché une recherche croisée dans de nombreuses spécialités. Voilà pourquoi tant de zombies avaient écouté le débat. Leur analyse s’était déroulée très normalement pendant plusieurs centaines de secondes, puis, lorsque les résultats s’étaient affichés, il y avait eu une brusque et massive augmentation des communications entre traducteurs. C’était normalement une procédure consultative visant à peaufiner les paroles qu’ils prononçaient à haute voix. Cette fois, ce fut une désastreuse orgie d’absurdités. D’abord, Trixia et la plupart des autres traducteurs se mirent à délirer : leur chimie cérébrale indiquait une excursion incontrôlée du sida mental. Des dégâts réels avaient été causés avant même que Trixia attaque Xopi Reung, mais cette agression avait marqué le début de l’épidémie galopante. Tout ce qui était communiqué sur le réseau zombie provoqua une cascade de flambées similaires. Avant que la catastrophe soit appréciée à sa pleine mesure, vingt pour cent environ de tous les zombies avaient été affectés : le virus à l’intérieur de leur cerveau se multipliait de manière effrénée, les inondant de psychoactifs et de substances chimiques franchement toxiques.
Les zombies du secteur navigation avaient été épargnés. Les mouchards de Brughel avaient été modérément touchés. Pham observait tous les gestes de Reynolt, tentant d’enregistrer tous les détails, tous les indices. Si je pouvais m’arranger pour qu’un truc pareil arrive au réseau de soutien de L1, si on pouvait neutraliser les gens de Brughel…
Anne Reynolt semblait être partout à la fois. Tous les techniciens lui obéissaient. Ce fut elle qui sauva la plupart des zombies de Ritser ; ce fut elle qui réussit le redémarrage partiel des Combles. Et Pham dut avouer que sans Anne Reynolt, il n’y aurait peut-être pas eu une seule guérison. Chez les Émergents, dans leur système solaire d’origine, les plantages de zombies n’étaient peut-être que de malencontreuses péripéties passagères. Il y avait des universités pour fabriquer des remplaçants, des centaines de cliniques pour Focaliser des spécialistes nouvellement créés. Ici, à vingt années-lumière de la civilisation émergente, des pannes mineures pouvaient dégénérer… et, sans un gestionnaire de personnel aux compétences surnaturelles comme Anne Reynolt, toute l’entreprise de Tomas Nau risquait de s’effondrer.
Xopi Reung passa en trait plat peu après sa sortie de la RMN. Reynolt abandonna le redémarrage des Combles et tenta frénétiquement de ranimer la traductrice. Mais là, ce fut un échec. Cent secondes plus tard, l’infection galopante avait empoisonné le tronc cérébral de Reung… et le reste n’avait plus d’importance. Reynolt regarda d’un air sombre le corps inanimé une seconde de plus, puis elle fit signe aux techs de l’emporter.
Pham regarda Trixia Bonsol quitter la clinique sur un chariot, précédée par Reynolt elle-même. Elle était encore en vie.
Trud Silipan se dirigeait vers la porte pour les suivre lorsqu’il sembla soudain se rappeler les deux visiteurs. Il se retourna et leur fit signe de l’accompagner.
— Allez, Trinli. Le spectacle est terminé.
Silipan avait l’air sinistre, le visage blafard. La cause exacte de l’épidémie galopante était encore inconnue ; c’était quelque obscure interaction entre les zombies. Le recours de Trud au réseau zombie – sa demande de renseignements au début du débat – aurait dû être une utilisation inoffensive des ressources. Mais Trud était dans le collimateur d’une malchance plutôt tenace. Même si son intervention n’avait pas déclenché la catastrophe, elle y était liée. Dans un environnement Qeng Ho, la requête de Silipan n’aurait été qu’un indice parmi d’autres. Malheureusement, les Émergents avaient tendance à confondre succession et causalité quand il s’agissait de définir le péché.
— Ça va aller, Trud ?
Silipan haussa les épaules comme s’il tremblait de peur et poussa ses compagnons vers la sortie.
— Rentrez au temp’… pas question que Vinh cavale après cette zombie.
Puis il se retourna pour suivre Reynolt.
Pham et Vinh remontèrent des profondeurs de Hammerfest, seuls – malgré la présence certaine des mouchards de Brughel. Le jeune Vinh ne disait rien. Il y avait des années qu’il n’avait pas reçu pareille gifle en pleine figure – depuis la mort de Jimmy Diem, peut-être. Ezr Vinh avait beau être un descendant éloigné de n générations, son visage était par trop familier. C’était tout le portrait de Ratko Vinh jeune : il y avait pas mal de Sura dans ses traits. C’était une pensée peu agréable. Peut-être que mon inconscient essaie de me dire quelque chose… Oui. Pas seulement à la clinique, mais pendant toute cette Veille. Souvent, le gosse le regardait… et il y avait plus de calcul que de mépris dans ce regard. Pham réfléchit et essaya de se rappeler comment au juste s’était comporté son personnage, ce Trinli. C’était certainement risqué de s’intéresser à ce point à la Focalisation. Mais il avait les magouilles de Trud comme couverture. Non, même lorsqu’ils étaient dans la clinique et que l’esprit de Pham s’était totalement concentré sur Reynolt et le mystère Trixia Bonsol – même là, il était sûr d’avoir parfaitement joué le vieux charlatan légèrement paumé, inquiet à la pensée que le désastre puisse bousiller les affaires qu’il avait montées avec Silipan. Et pourtant, d’une manière ou d’une autre, ce Vinh avait vu clair dans son jeu. Comment ? Et quelle conduite tenir à présent ?
Quittant le couloir vertical principal, ils commencèrent à descendre le plan incliné qui menait aux sas des navettes. Les frises murales Focalisées étaient omniprésentes, sur les murs, les plafonds, les sols. Par endroits, les murs de diamant avaient été considérablement amincis. Une douce clarté bleue – la lumière de la pleine Arachnia – traversait le cristal, plus ou moins brillante selon la profondeur de la taille. Comme Arachnia présentait toujours son disque complet à L1 et que l’agglomérat était maintenu dans une position relative constante par rapport au soleil, cette clarté était permanente depuis des années. À une époque, Pham Nuwen serait peut-être tombé amoureux de cette décoration, mais il savait à présent comment elle était faite. Veille après Veille, Trud Silipan et lui descendaient ce couloir et voyaient les sculpteurs au travail. Pour obtenir ce résultat, Nau et Brughel, ces deux ordures, avaient exploité les zombies non diplômés jusqu’à la limite de leur durée de vie. Pham avait cru comprendre qu’au moins deux d’entre eux étaient morts de vieillesse. Les survivants avaient disparu eux aussi, peut-être employés à terminer les sculptures de couloirs moins prestigieux. Quand je serai aux commandes, ça va changer. La Focalisation était un système vraiment ignoble. On ne devrait jamais y recourir, sauf en cas de nécessité absolue.
Ils passèrent devant un couloir latéral revêtu de bois cultivé en cuve. Les volutes du grain s’enchaînaient sans heurt en suivant la courbe qui s’infléchissait vers le bas, vers les appartements de Tomas Nau.
Et Qiwi Lin Lisolet était là. Peut-être les avait-elle entendus arriver. Plus vraisemblablement, elle les avait vus quitter la clinique. Quoi qu’il en soit, elle attendait depuis longtemps, assez pour se tenir debout, les pieds au sol, comme sous une pesanteur planétaire normale.
— Ezr, s’il te plaît. Est-ce qu’on peut se parler, rien qu’un instant ? Je n’ai jamais voulu que ces émissions fassent du mal à…
Se propulsant sans bruit, Vinh flottait devant Pham. Quand il aperçut Qiwi, il releva brusquement la tête. Un instant, il sembla vouloir croiser la jeune fille sans s’arrêter. C’est alors qu’elle parla. S’arc-boutant contre le mur, Vinh plongea droit sur elle. Le geste était aussi ouvertement hostile qu’un poing lancé en pleine figure.
— Ça va pas ! tonna Pham.
Et il se força à rester en arrière dans une apparente impuissance. Il avait déjà intercepté le gaillard une fois aujourd’hui, et, cette fois-ci, la scène serait tout à fait claire pour les mouchards. En outre, Pham avait observé Qiwi quand elle travaillait à l’extérieur. Elle était en meilleure forme que tout le monde en L1, et c’était une acrobate-née. Peut-être que ça ferait un peu de bien à Vinh d’apprendre qu’il ne pouvait pas passer sa colère sur elle.
Mais Qiwi ne se défendit pas, ne tressaillit même pas. Vinh pivota et lui donna du plat de la main une gifle magistrale qui les envoya tourbillonner chacun de leur côté.
— Ouais, on va parler ! croassa-t-il.
Il la rattrapa d’un bond et la gifla à nouveau. Et, une fois de plus, Qiwi ne se défendit pas, ne leva même pas les mains pour se protéger le visage.
Et Pham Nuwen démarra avant même de réfléchir. Une petite voix au fond de son esprit lui reprochait ironiquement de risquer des années de mascarade rien que pour protéger un innocent. Mais la même voix l’encourageait aussi.
Le plongeon de Pham se transforma en une rotation apparemment incontrôlée qui, accidentellement, enfonça son épaule dans le ventre de Vinh et écrasa le jeune homme contre le mur. Hors de vue des caméras, Pham bourra son adversaire de coups de coude. Un instant après l’impact, la nuque de Vinh heurta le mur rudement. Si cela s’était produit dans les couloirs de diamant ciselé, il aurait pu être grièvement blessé. Toujours est-il que lorsque Vinh se détacha du mur, ses bras battaient mollement ses flancs. Des gouttelettes de sang montaient en bouquet de sa nuque.
— Si veux la bagarre, minable, t’attaque pas à plus petit que toi ! T’es qu’un lâche et une ordure, Vinh. Tous les mêmes, ces Négociants des Grandes Familles.
La colère de Pham était bien réelle, mais il était aussi en colère contre lui-même, pour avoir risqué de se démasquer.
La conscience revint peu à peu dans les yeux de Vinh. Il regarda Qiwi, à quatre mètres de lui dans le couloir. La fille le regarda à son tour ; son expression était un bizarre mélange de choc et de détermination. Puis Vinh regarda Pham, et le vieil homme en frissonna. Les caméras de Brughel n’avaient peut-être pas enregistré tous les détails de la bagarre, mais la gosse savait à quel point Pham avait calculé son attaque. Un instant ils se dévisagèrent, puis Vinh s’arracha à la poigne de Pham et détala dans le couloir en pente qui menait aux sas des navettes. C’était la retraite honteuse d’un homme battu et humilié. Mais Pham avait enregistré ce regard : il allait falloir s’occuper d’Ezr Vinh.
Qiwi s’élança derrière Vinh, mais se força à s’arrêter avant d’avoir parcouru dix mètres. Elle flottait à l’intersection en T des couloirs et regardait fixement dans la direction que Vinh avait prise.
Pham s’approcha. Il savait qu’il ne pouvait pas rester là. Nul doute que plusieurs caméras le surveillaient à présent, et il n’était pas assez doué pour continuer à jouer la comédie avec Qiwi. Alors quoi dire qui lui permette de partir sans prendre de risques ?
— Ne t’inquiète pas, ma petite. Inutile de courir après Vinh. Il n’en vaut pas la peine. Il ne t’embêtera plus ; je te le garantis.
Au bout d’un moment, la fille se tourna pour le regarder en face. Seigneur, ce qu’elle ressemblait à sa mère ! Nau l’avait exploitée presque sans interruption d’une Veille à l’autre. Elle avait les larmes aux yeux. Il ne voyait ni coupures, ni sang, mais des ecchymoses commençaient à apparaître sur la peau sombre de Qiwi.
— Je n’avais vraiment pas l’intention de le blesser. Mon Dieu, je ne sais pas ce que je vais faire si Trixia… m-meurt.
Qiwi ramena en arrière ses cheveux noirs et courts. Adulte ou pas, elle avait l’air aussi paumée que les premiers jours après l’« atrocité » de Diem. Elle était tellement seule qu’elle allait se confier à une vieille baudruche comme Pham Trinli.
— Quand… quand j’étais petite, j’admirais Ezr Vinh plus que quiconque dans l’univers, mes parents exceptés.
Elle regarda Pham avec un sourire tremblant et meurtri.
— Je voulais tellement qu’il pense du bien de moi. C’est alors que les Émergents nous ont attaqués, et que Jimmy Diem a tué ma mère et tous les autres… Nous sommes tous sur le même bateau – une très petite chaloupe de sauvetage. Impossible de continuer à s’entretuer.
Elle secoua la tête d’un mouvement brusque et bref.
— Tu savais que Tomas ne va plus en cryostase depuis le carnage de Diem ? Il a vécu chaque seconde de toutes ces années. Tomas est tellement sérieux, tellement dur à la tâche. Il croit en la Focalisation, mais il est ouvert à de nouvelles méthodes.
Elle lui disait ce qu’elle aurait voulu dire à Ezr.
— L’assommoir de Benny n’existerait pas sans Tomas. Il n’y aurait pas de commerce, pas de bonsaïs. Peu à peu, nous arrivons à faire comprendre aux Émergents notre mode de vie. Un jour, Tomas pourra libérer mon père, Trixia, et tous les autres Focalisés. Un jour…
Pham voulait tendre le bras pour la toucher et la réconforter. Les assassins mis à part, Pham Nuwen était peut-être la seule personne en vie qui sache ce qui était réellement arrivé à Jimmy Diem, et qui sache ce que Nau et Brughel faisaient avec Qiwi Lin Lisolet. Il devrait l’envoyer promener d’une voix bourrue et partir, mais, sans savoir pourquoi, il n’y arrivait pas. Au lieu de quoi il flotta sur place, gêné et confus. Oui. Un jour. Un jour, mon enfant, tu seras vengée.
Les appartements de Ritser Brughel et son poste de commandement étaient situés à bord de la Main invisible. Il se demandait souvent comment les Fourgueurs avaient trouvé un nom aussi parfait, qui exprimait en deux mots l’essence de la Sécurité. En tout cas, la Main était le moins endommagé de tous les vaisseaux, Qeng Ho ou émergents. Les cabines du personnel spationavigant étaient en bon état. Le propulseur principal pouvait probablement soutenir une poussée de 1 g pendant plusieurs jours. Depuis que Ritser s’était approprié la Main, les télécoms et les contremesures électroniques avaient été rénovées aux normes Focalisées. Ici, à bord de la Main invisible, il était un peu comme un dieu.
Malheureusement, l’isolement physique n’offrait aucune protection contre une épidémie galopante de sida mental. La réaction d’emballement était déclenchée par un déséquilibre émotionnel dans l’esprit Focalisé. Ce qui signifiait qu’elle pouvait se propager sur les réseaux de communications, bien que, normalement, cela ne se produisît qu’entre zombies en étroite coopération. Dans le monde civilisé, le risque d’épidémie était un souci permanent mais de faible gravité – une raison comme une autre d’avoir des sujets de rechange en réserve. Ici, dans ce trou paumé, c’était une menace mortelle. Ritser avait eu connaissance de l’épidémie presque aussi vite que Reynolt. Il ne pouvait toutefois se permettre de désactiver ses propres zombies. Comme d’habitude, Reynolt lui avait fourni un service de deuxième classe, mais il avait fait avec. Ils répartirent les mouchards en petits groupes qu’ils exploitèrent séparément. L’information ainsi recueillie était fragmentée ; les enregistrements allaient exiger beaucoup d’analyses ultérieures. Mais l’essentiel avait été capté… et, finalement, on rattraperait le manque de détails.
Ritser perdit trois mouchards dans les vingt premières Ksec. Il ordonna à Omo de leur rincer les méninges et de continuer de faire tourner les autres. Il descendit à Hammerfest, où il s’entretint longuement avec Tomas Nau. Reynolt allait, semble-t-il, perdre au moins six personnes, dont un gros morceau de son département traductions. Le Premier Subrécargue fut convenablement impressionné par le faible nombre des victimes chez Ritser.
— Gardez vos gens en ligne, Ritser. Anne pense que les traducteurs ont pris parti dans ce foutu débat chez les Araignées, et que l’épidémie était un désaccord normal entre zombies qui a dégénéré. C’est possible, mais ledit débat était très loin du centre de la Focalisation des traducteurs. Une fois que la situation se sera stabilisée, je veux que vous passiez vos enregistrements au peigne fin à la seconde près, et que vous y recherchiez des événements suspects.
Soixante Ksec plus tard, Brughel et Nau s’accordaient pour dire que la crise était terminée, du moins pour les zombies de la Sécurité. Le sergent d’intendance Omo remit les mouchards en consultation avec les gens de Reynolt, mais via une liaison tamponnée. Il démarra une recherche détaillée du passé immédiat. La débâcle avait en effet – pour un temps très court, certes – pulvérisé l’organisation de Ritser. Pendant environ mille secondes, la sécurité d’émission avait été totalement perdue. Une enquête plus poussée révéla que rien n’avait été émis en direction de quelque système extérieur que ce soit ; les secrets à long terme étaient intacts. Localement, les traducteurs avaient crié quelque chose qui avait échappé aux contrôleurs, mais les Araignées ne s’en étaient pas aperçues, ce qui n’avait rien de surprenant, puisque ces émissions chaotiques, à supposer qu’elles puissent les capter, auraient passé pour du bruit de fond transitoire.
Au bout du compte, Ritser fut forcé de conclure que l’épidémie relevait d’une malchance perverse. Mais au milieu d’un fatras de détails triviaux se cachaient quelques menues informations du plus haut intérêt :
Normalement, Ritser restait sur la passerelle de la Main invisible, d’où il pouvait jouir d’une vue privilégiée sur l’agglomérat de débris L1 et Arachnia très loin derrière. Mais comme Ciret et Marli étaient descendus en renfort sur Hammerfest, il ne restait plus que Tan et Kal Omo pour gérer près de cent mouchards de la Sécurité. Aujourd’hui, Ritser pataugeait donc dans les entrailles du système avec Omo et Tan.
— Vinh a allumé trois clignotants pendant cette Veille, Subrécargue. Deux fois pendant l’épidémie, en fait.
Tout en flottant vers Omo, Ritser jeta un coup d’œil aux zombies en Veille. Environ un tiers dormaient sur leur selle. Les autres, plongés dans des flux de données, épluchaient les enregistrements, corrélaient leurs résultats avec ceux des Focalisés de Reynolt sur Hammerfest.
— Bon, qu’est-ce que vous avez sur lui ?
— Voici une analyse vidéo du laboratoire de Reynolt et d’un couloir à proximité de la résidence du Subrécargue Nau.
Les séquences s’enchaînèrent dans un clignotement rapide, repérées en surbrillance là où les mouchards avaient détecté un langage corporel offensant.
— Rien de manifeste ?
Le visage en lame de couteau d’Omo s’étoffa en un sourire dépourvu d’humour.
— Pas mal de choses qui seraient répréhensibles chez nous, mais pas sous le RPI actuel.
— Sûrement.
Le Règlement de police intérieur du Subrécargue Nau aurait justifié sa destitution immédiate n’importe où dans l’Émergence. Depuis plus de vingt ans, le Premier Subrécargue avait laissé les Fourgueurs se vautrer dans leurs excès, et pervertir des Suiveurs respectueux des lois, par-dessus le marché. Au début, ça rendait fou Ritser. Maintenant… maintenant, il pouvait comprendre. Tomas avait raison sur bien des points. Ils n’avaient plus la marge nécessaire pour s’autoriser la moindre destruction. Et laisser parler les gens produisait une masse d’informations – des secrets qu’ils pourraient exploiter quand ils auraient resserré la vis.
— Alors, qu’est-ce qui est nouveau, cette fois-ci ?
— Les Analystes Sept et Neuf corrèlent tous les deux sur les deux derniers événements.
Sept et Neuf étaient les zombies au bout de la première rangée. Enfants, ils avaient peut-être eu des prénoms, mais c’était il y a longtemps et avant qu’ils entrent à l’École de police. Des noms frivoles et des titres de « docteur » pouvaient peut-être convenir dans le civil, mais pas dans un atelier de police sérieux.
— Vinh est absorbé par quelque chose qui dépasse son anxiété normale. Regardez ce mouvement de tête.
Ritser n’y voyait rien de révélateur, mais son boulot était de commander, pas de comprendre des détails de police scientifique. Omo poursuivit :
— Il surveille Trinli avec une grande défiance. Ça se reproduit dans le couloir près des sas des navettes.
Brughel parcourut rapidement l’index vidéo de la visite de Vinh sur Hammerfest.
— D’accord. Il s’est battu avec Trinli. Il a harcelé Silipan. Seigneur…
Brughel ne put s’empêcher de rire.
— Il a agressé la putain personnelle de Tomas Nau. Mais vous dites qu’il a allumé les clignotants pour le contact oculaire et le langage corporel ?
Omo haussa les épaules.
— Le comportement manifeste correspond aux problèmes connus de cet individu, monsieur. Et il ne relève pas du RPI.
Qiwi Lisolet s’est donc fait corriger juste devant la porte de Tomas. Comme c’est drôle ! Ritser se surprit à sourire. Ça faisait des années que Tomas faisait marcher cette petite garce. Ses remises à zéro périodiques avaient fini par devenir des moments d’exception dans la vie de Ritser, surtout depuis qu’il avait vu la réaction de Qiwi à certaine vidéo. N’empêche qu’il ne pouvait nier son envie. Lui, Ritser Brughel, n’aurait pu jouer cette comédie longtemps, même avec des remises à zéro. Les femmes de Ritser ne duraient pas. Deux ou trois fois par an, il était obligé de s’adresser à Tomas et de le cajoler pour lui soutirer de nouveaux joujoux. Ritser avait usé les plus jolies créatures jetables. Parfois, il avait un peu de chance, comme avec Floria Peres. Elle aurait certainement fini par remarquer les RAZ de Qiwi ; ingénieur chimiste ou pas, il avait fallu la mettre hors service. Mais cette bonne fortune avait des limites… et la perspective d’un Exil prolongé de nombreuses années encore se déroulait devant lui. Pensée sombre et familière, qu’il repoussa résolument.
— D’accord. Donc, si j’ai bien compris, Sept et Neuf estiment que Vinh cache quelque chose qui n’était pas dans sa conscience auparavant… du moins pas à ce niveau d’intensité.
Dans le monde civilisé, il n’y aurait pas eu de problèmes. On aurait embarqué le suspect et on l’aurait travaillé au canif pour avoir des réponses. Ici… bon, ils avaient eu une fois l’occasion de trancher dans le vif du sujet ; les résultats avaient été très décevants. Trop de Qeng Ho avaient des blocages efficaces, et bien peu pouvaient être efficacement infectés par le sida mental.
Ritser repassa en boucle les incidents signalés.
— Hmmm. Vous croyez qu’il a deviné que Trinli est en réalité Zamle Eng ?
Ces Fourgueurs étaient vraiment tordus ; ils toléraient pratiquement toutes les formes de corruption, mais haïssaient férocement un des leurs sous prétexte qu’il fourguait la chair fraîche. Ritser fit une moue dégoûtée. Pouah. On est tombés bien bas. Le chantage était une arme appropriée entre Subrécargues, mais la simple terreur devrait suffire pour des gens comme Pham Trinli. Il examina encore les preuves rassemblées par Omo. Elles étaient vraiment fragiles.
— Des fois, je me demande si on n’a pas réglé le seuil de déclenchement trop bas chez nos mouchards.
C’était une idée qu’Omo avait déjà suggérée. Le sergent était toutefois trop intelligent pour s’en vanter.
— C’est possible, monsieur. D’un autre côté, si les gestionnaires n’avaient plus d’incertitudes à résoudre, on n’aurait pas besoin de personnel humain.
La vision d’un Subrécargue unique régnant sur un univers de Focalisés relevait de la littérature fantastique.
— Savez-vous ce que je souhaite, Subrécargue Brughel ?
— Quoi ?
— Je souhaite que nous puissions installer ces localiseurs Qeng Ho autonomes sur Hammerfest. Il y a comme une perversion dans le fait que la sécurité soit moins bonne chez nous que dans le temp’ Qeng Ho. Si ces incidents s’étaient produits à bord du temp’, nous aurions eu la pression sanguine de Vinh, son pouls… merde, si les localiseurs sont sur le cuir chevelu du sujet, nous avons son EEG. Avec les processeurs de signaux des Fourgueurs plus nos zombies, nous pourrions pratiquement lire dans son esprit.
— Ouais, je sais.
Les localiseurs Qeng Ho étaient presque un progrès magique par rapport aux normes précédentes en matière de surveillance policière. Il y avait des centaines de milliers de ces dispositifs de taille millimétrique dans tout le temp’ des Fourgueurs – et probablement des centaines dans les zones à découvert de Hammerfest depuis que Nau avait libéralisé la circulation des personnes. Il n’y avait qu’à reprogrammer la domotique de Hammerfest pour les impulsions à micro-ondes, et la portée des localiseurs en serait automatiquement étendue. On pourrait mettre au rancart dérivations vidéo et autres gadgets encombrants.
— Je vais en reparler avec le Subrécargue Nau.
Les programmeurs d’Anne étudiaient les localiseurs Qeng Ho depuis plus de deux ans pour y chercher – en vain – des pièges cachés.
En attendant…
— Bon, maintenant, Ezr est rentré à bord du temp’, avec toute la couverture de localiseurs qu’on peut souhaiter.
Il sourit à Omo.
— Détachez deux zombies de plus pour s’occuper de lui. On verra ce que peut nous montrer une analyse plus poussée.
L’état d’urgence prit fin sans qu’Ezr craque à nouveau. Des rapports normaux arrivèrent de Hammerfest. L’épidémie galopante de sida mental avait été jugulée. Xopi Reung et huit autres personnes Focalisées étaient mortes. Trois autres étaient « sérieusement endommagées ». Mais Trixia était marquée « remise en service, non endommagée ».
À l’assommoir de Benny, les hypothèses allaient bon train. Rita était sûre que l’épidémie était de nature quasi aléatoire.
— Nous en avions des comme ça tous les deux ou trois ans dans ma boutique sur Balacrea ; une fois seulement, nous en avons trouvé la cause. C’est le prix à payer pour le couplage des zombies.
Mais Jau Xin et elle craignaient que l’épidémie élimine même les traductions en différé de « La Science racontée aux enfants ». Gonle Fong dit que ça n’avait pas d’importance, que Sherkaner Underhill avait perdu la partie dans son étrange face-à-face avec Pedure et qu’il n’y aurait donc plus d’émissions à traduire. Trud Silipan était absent de la discussion : il était encore à Hammerfest, peut-être en train de travailler – pour changer. Pham Trinli compensa cette absence en répétant complaisamment la théorie de Silipan selon laquelle Trixia aurait « traduit » une bagarre réelle… et c’était ça qui avait déclenché l’épidémie. Hébété, Vinh écouta toutes ces conversations sans rien dire.
Il prenait son service dans quarante Ksec ; il regagna sa cabine de bonne heure. Il lui faudrait un certain temps pour retrouver l’énergie d’affronter à nouveau l’assommoir de Benny. Il s’était passé tellement de choses, toutes honteuses, blessantes ou dangereusement énigmatiques. Flottant dans la semi-obscurité, il tournait comme sur une broche dans la rôtisserie de l’Enfer. Il pensait un moment à un problème sans pouvoir le résoudre… puis s’échappait vers un sujet tout aussi horrible, et s’échappait encore… pour finalement revenir à l’horreur initiale.
Qiwi. Il avait honte. Il l’avait frappée deux fois. Et durement. Si Pham Trinli ne s’était pas interposé, est-ce que j’aurais continué à la battre ? Devant lui s’ouvrait un abîme d’horreur qu’il n’avait jamais soupçonné. Certes, il avait toujours eu peur de faire une gaffe un jour ou l’autre, ou même de se conduire en lâche, mais… aujourd’hui, il avait découvert en lui quelque chose de… foncièrement indécent. Qiwi avait contribué à mettre au point l’exhibition de Trixia. Sûrement. Mais elle n’était pas la seule impliquée. Certes, « sous » Tomas Nau, Qiwi profitait de la situation… mais, Seigneur, ce n’était qu’une enfant quand tout avait commencé. Alors pourquoi m’en prendre à elle ? Parce que dans le temps elle avait semblé s’intéresser à son sort ? Parce qu’elle ne se défendrait pas ? Voilà ce que lui serinait avec insistance la voix implacable au tréfonds de son esprit. Tout bien considéré, peut-être qu’Ezr Vinh n’était pas seulement incompétent ou faible, peut-être qu’il était simplement une ordure. Son esprit ne cessa de danser autour de cette conclusion, s’en rapprochant de plus en plus jusqu’à ce qu’Ezr prenne la tangente et s’échappe encore…
Pham Trinli. Le mystère à élucider. Trinli était passé à l’action à deux reprises aujourd’hui, empêchant à chaque fois Ezr de se montrer encore plus stupide, ou encore plus méchant. Il y avait une croûte de sang séché sur sa nuque, là où le placage « maladroit » de Trinli l’avait écrasé contre le mur. Ezr avait observé Trinli dans le gymnase du temp’. Si le vieil homme prenait la remise en forme au sérieux, il n’était pas pour autant en très bonne condition physique. Ses réflexes n’avaient rien de spectaculaire. Mais, d’une manière ou d’une autre, il savait bouger, il savait comment déclencher des accidents. Ezr fouilla dans ses souvenirs et retrouva des occasions où Pham s’était trouvé là où il fallait… Le parc du temp’ juste après le massacre. Que lui avait dit le vieillard, au juste ? Ça n’avait rien révélé aux caméras, ça n’avait même pas chatouillé l’attention d’Ezr lui-même – mais quelque chose, dans ces propos, avait éveillé la certitude que Jimmy Diem avait été assassiné, que Jimmy était innocent des crimes que Nau lui attribuait. Tout ce que faisait Pham était voyant et relevait d’une prétentieuse incompétence. Et pourtant… Ezr pensa et repensa à tous les détails, aux choses que lui voyait peut-être et qui échapperaient à d’autres. Peut-être voyait-il des mirages dans son désarroi. Lorsque les problèmes sont sans espoir de solution, la folie arrive sur la pointe des pieds. Et hier, quelque chose s’était brisé en lui…
Trixia. La douleur, la colère et la peur. Hier, Trixia était passée très près de la mort ; il avait vu son corps aussi torturé et déformé que celui de Xopi Reung. Ou pis encore, peut-être… Il se rappela son regard lorsqu’on l’avait sortie du programmateur RMN. Trud avait dit que sa faculté linguistique avait été temporairement neutralisée. Peut-être était-ce là la cause de son désespoir, d’avoir perdu la seule chose qui ait du sens pour elle. Et peut-être que Trud mentait, tout comme Reynolt, Nau et Brughel mentaient sans doute dans des tas de domaines. Peut-être que Trixia avait été effectivement déFocalisée un court instant, qu’elle s’était regardée, avait constaté à quel point elle avait vieilli et s’était rendu compte qu’ils lui avaient volé sa vie. Et je ne saurai peut-être jamais la vérité. Je vais continuer de l’observer année après année, impuissant, furieux… et muet. Il fallait quelqu’un sur qui cogner, quelqu’un à punir.
Et l’infernal tournebroche le ramena à Qiwi.
Deux Ksec s’écoulèrent, puis quatre. Assez de temps pour se pencher et repencher sur des problèmes au-delà de toute solution. Il avait déjà vécu cela en deux ou trois horribles occasions. Parfois, il passait toute la nuit sur le tournebroche. Parfois, il était tellement fatigué qu’il s’endormait – ce qui mettait fin au supplice. Ce soir, après avoir pensé une énième fois à Pham Trinli, Ezr se révolta. Il était fou, et alors ? S’il n’avait plus que des illusions de salut, pourquoi ne pas se jeter dessus ? Vinh se leva et chaussa ses ATH. Il passa de pénibles secondes à négocier les procédures d’accès de la bibliothèque. Il n’était pas encore habitué à la minable interface E/S émergente, et il y manquait toujours une personnalisation décente. Puis le texte du dernier rapport qu’il rédigeait pour Nau illumina les fenêtres autour de lui.
Que savait-il donc sur Pham Trinli ? En particulier, que savait-il qui ait échappé à l’attention de Nau et de Brughel ? L’individu était étonnamment agile dans le corps-à-corps – ou, plus précisément, le tabassage. Il dissimulait cette compétence aux Émergents ; il se jouait d’eux… Et, après ce qui s’était passé aujourd’hui, il devait savoir que Vinh le savait.
Peut-être que Trinli était tout bonnement un criminel vieillissant qui faisait de son mieux pour se fondre dans la masse et survivre. Mais les localiseurs, alors ? Trinli en avait révélé le secret à Tomas Nau, et ce secret avait multiplié par cent le pouvoir de Nau. Les particules automatisées étaient partout. Ce minuscule reflet, là, sur la jointure de son doigt, c’était peut-être de la sueur, mais c’était peut-être aussi un localiseur. Ces points brillants, ces têtes d’épingle pouvaient signaler la position de ses bras, de certains de ses doigts, l’angle d’inclinaison de sa tête. Les mouchards de Nau sauraient tout.
Ces possibilités n’apparaissaient carrément pas dans la bibliothèque de l’escadre, même avec des mots de passe du plus haut niveau. Pham Trinli connaissait donc des secrets qui remontaient très loin dans le passé Qeng Ho. Et, très vraisemblablement, ce qu’il avait révélé à Tomas Nau n’était qu’une couverture… mais dans quel but ?
Ezr se tritura quelques instants les méninges sans aboutir à rien. Réfléchissons à l’individu lui-même. Pham Trinli. C’était un vieux bandit. Il connaissait des secrets importants au-dessus du niveau des secrets militaires Qeng Ho. Très vraisemblablement, il avait participé à la fondation du Qeng Ho moderne, lorsque Pham Nuwen, Sura Vinh et le Conseil de la Brèche avaient accompli leur travail. Trinli était donc considérablement vieux, en années objectives. Ce n’était ni impossible ni excessivement rare. Des missions commerciales prolongées pouvaient occuper un Négociant pendant mille ans de temps objectif. Les parents d’Ezr avaient un ou deux amis qui avaient vraiment foulé le sol de la Vieille Terre. Il était toutefois hautement invraisemblable que l’un d’entre eux ait pu avoir accès aux couches fondatrices de l’automatisation Qeng Ho.
Non, si Trinli était ce que suggérait le raisonnement insensé d’Ezr, alors il serait sans doute une figure historique. Mais laquelle ?
Vinh se mit à pianoter sur le clavier. Sa tâche du moment était une bonne couverture pour les questions qu’il voulait poser. Nau avait une curiosité inépuisable pour tout ce qui était Qeng Ho. Vinh était censé lui écrire des résumés et proposer des lignes de recherche pour les zombies. Ezr avait depuis longtemps compris que Nau, derrière son apparence affable et diplomate, était encore plus fou que Brughel. Nau étudiait afin de pouvoir régner un jour.
Attention ! Les secteurs qu’il avait absolument besoin de visiter devraient être parfaitement désignés par les exigences du rapport qu’il écrivait. Par-dessus le marché, il fallait qu’il égrène une série non convergente de références complètement inutiles. Les mouchards pourraient toujours essayer d’y lire ses intentions !
Il lui fallait une liste : les Qeng Ho de sexe masculin, en vie au début du Qeng Mo moderne, dont le décès n’était pas avéré à l’époque où l’expédition du commandant Park avait quitté Triland. La liste se réduisit substantiellement lorsqu’il élimina aussi ceux réputés se trouver loin de ce coin de l’Espace Humain. Elle se réduisit encore lorsqu’il exigea qu’ils aient été présents à la Brèche de Brisgo. La convergence de cinq opérateurs booléens, l’effet d’un ordre vocal ou d’une colonne de chiffres… mais Ezr ne pouvait se permettre pareille simplicité. Chaque opérateur booléen appartenait à d’autres recherches, justifiées par les besoins réels de son rapport. Les résultats étaient dispersés sur des pages et des pages d’analyse – un nom ici, un nom là. La sphère armillaire qui flottait près du plafond indiquait qu’il restait moins de quinze Ksec avant que les parois de sa cabine simulent l’aube… mais il avait sa liste. Avait-elle la moindre signification ? Une poignée de noms, dont certains pâles et improbables. Les booléens eux-mêmes étaient très flous. Le réseau interstellaire Qeng Ho était une entité énorme, en un sens la plus vaste structure des histoires de l’Humanité. Mais toutes les données étaient périmées de plusieurs années voire de plusieurs siècles. Et même les Qeng Ho se mentaient parfois, surtout là où les distances étaient très courtes et où la confusion pouvait donner un avantage commercial. Une poignée de noms. Combien ? Qui ? La consultation même de la liste prenait un temps extrême, sinon les espions se douteraient de quelque chose. Il reconnut certains noms : Tran Vinh.21, c’était le petit-fils de Sura Vinh et le fondateur côté masculin de la branche de la Famille Vinh à laquelle appartenait Vinh ; Qing Xen.03, Soldat-Chef de Sura à la Brèche de Brisgo. Xen ne pouvait pas être Trinli. Il ne faisait guère plus de cent vingt centimètres de stature et presque autant de largeur. D’autres noms étaient ceux de gens qui n’avaient jamais été célèbres. Jung, Trap, Park… Park ?
Vinh ne put s’empêcher d’être surpris. Si les zombies de Brughel repassaient l’enregistrement, ils s’en apercevraient sûrement. Ces sacrés localiseurs pouvaient probablement détecter le pouls, voire la pression sanguine. S’ils peuvent voir la surprise, alors mettons-en leur plein la vue.
— Dieu du Négoce, chuchota Vinh en affichant l’image et les documents bio sur toutes ses fenêtres.
L’homme ressemblait vraiment à S.J. Park, leur commandant d’escadre pour la mission autour de l’étoile MarcheArrêt. Vinh se rappela l’homme qu’il avait connu étant lui-même enfant ; ce Park-là n’avait pas semblé très vieux… En fait, certaines données bio étaient vagues. Et l’empreinte ADN ne correspondait pas au Park des derniers jours. Hmm. Ça pourrait peut-être suffire pour détourner l’attention de Nau et de Reynolt ; ils n’avaient pas l’expérience de première main qu’avait Vinh des affaires intimes de la Famille. Mais ce S.J. Park de la Brèche de Brisgo – il y avait deux mille ans – était commandant de vaisseau. Il s’était retrouvé avec Ratko Vinh. Il y avait eu un bizarre scandale impliquant un contrat de mariage non respecté. Ensuite, plus rien.
Vinh suivit deux pistes faciles sur Park, puis abandonna, comme on le fait quand on vient d’apprendre quelque chose de surprenant mais qui n’est pas de nature à bouleverser l’univers. Quant aux autres noms de la liste… il lui fallut encore une Ksec pour les éplucher, et aucun ne lui était familier. Son esprit ne cessait de revenir à S.J. Park, et il faillit s’affoler. Jusqu’à quel point l’ennemi peut-il lire mes intentions ? Il regarda quelques photos de Trixia, s’abandonna à la douleur familière, comme il le faisait souvent juste avant de s’endormir. Derrière ses larmes, son esprit tournait à plein régime. Si ses pressentiments s’avéraient, ce Park était très, très vieux. Pas étonnant que ses parents l’aient traité avec plus d’égards qu’un jeune commandant contractuel. Seigneur, il aurait pu être de la dernière expédition de Pham Nuwen. Après la Brèche de Brisgo, lorsque Nuwen était au summum de sa richesse, il avait cinglé avec une escadre grandiose vers l’autre côté de l’Espace Humain. Le geste était typique de Nuwen. Cet autre côté était au moins à quatre cents années-lumière. Les caractéristiques commerciales de son environnement étaient déjà de l’histoire ancienne. L’itinéraire proposé par Nuwen lui ferait traverser certaines des régions les plus vieilles de l’Espace Humain. Des siècles après son départ, le Réseau Qeng Ho continua de relater la progression du Prince de Canberra, de ses escadres qui s’agrandissaient, et, parfois, se réduisaient. Puis les récits se fragilisèrent, manquant souvent d’authentification valide. Nuwen n’avait probablement accompli qu’une partie du trajet prévu. Enfant, Ezr et ses camarades avaient souvent joué au Prince Perdu. L’histoire aurait pu se terminer de bien des manières impliquant aventures, tragédies… peut-être, mais, très vraisemblablement, la vieillesse et un enchaînement d’échecs commerciaux, de faillites et de vaisseaux hypothéqués sur des douzaines d’années-lumière. L’escadre n’était donc jamais rentrée au port.
Mais certains éléments auraient pu revenir. Quelques personnes refusant à un moment quelconque d’assumer un voyage qui les emmènerait à jamais loin de leur propre époque. Qui savait quels individus au juste étaient rentrés ? Très vraisemblablement, un homme comme S.J. Park. Très vraisemblablement, S.J. Park connaissait l’identité exacte de Pham Trinli – et s’était efforcé de la protéger. Quel personnage de l’époque de la Brèche pouvait-être si important, si bien connu ? S.J. Park avait fait acte de loyauté envers quelqu’un de cette époque. Mais qui ?
Et puis Ezr se rappela avoir entendu dire que c’était le commandant Park lui-même qui avait choisi le nom de son vaisseau amiral. Le Pham Nuwen.
Pham Trinli. Pham Nuwen. Le Prince perdu de Canberra.
Et je suis finalement devenu complètement dingue. Des vérifs dans la bibliothèque allaient démolir sa conclusion en moins de deux. Oui, mais ça ne prouverait rien ; si ses intuitions étaient justes, la bibliothèque elle-même serait subtilement mensongère. Oui, c’est ça. C’était précisément le genre d’hallucination désespérée dont il devait se méfier. Si on amplifie suffisamment ses désirs, la certitude peut finir par émerger du bruit de fond. Mais, au moins, ça m’a sorti de la rôtisserie infernale !
Il était terriblement tard. Il contempla les photos de Trixia un moment encore, perdu dans de tristes souvenirs. Il se calma. Il y aurait d’autres fausses alertes, mais il avait des années devant lui, toute une vie de patientes recherches. Il trouverait bien une fissure dans les murs du donjon, et, lorsque la chose se produirait, il n’aurait pas à se demander si son imagination lui jouait un tour.
Le sommeil vint, et, avec lui, des rêves chargés de toute la détresse habituelle et la honte récente, auxquelles se mêlait à présent sa toute dernière élucubration. Finalement, il y eut comme une sorte de paix. Il flottait dans l’obscurité de sa cabine, inconscient.
Puis il y eut un autre rêve, si réel qu’il y crut jusqu’au bout. De petites lumières brillaient dans son champ visuel, mais uniquement quand il gardait les yeux fermés. S’il se réveillait et se redressait, la pièce était plus obscure que jamais. Allongé, les yeux endormis, les étincelles réapparaissaient.
Les lumières lui parlaient une sorte de langage clin d’œil. Il y avait souvent joué lorsqu’il était très jeune, en plein air, voletant de rocher en rocher. Ce soir-là, un motif unique se répétait à l’infini, et, dans cet état de rêve, le sens se formait presque sans effort :
— HCHE LA TTE SI TU ME CMPRNDS… HCHE…
Vinh laissa échapper un gémissement de surprise muette… et le motif changea :
— CHUT CHUT CHUT CHUT CHUT…
Et ainsi de suite pendant un long moment. Puis il changea à nouveau :
— HCHE LA TTE SI TU ME CMPRNDS…
C’était facile, en plus. Vinh bougea la tête d’une fraction de centimètre.
— OK. FAIS SMBLANT DE DORMIR. ERME TA MAIN. CLIQUE SR LA PAUME.
Après tout ce temps, la conspiration devenait ultra-facile. On n’avait qu’à prétendre que la paume de la main était un clavier, et on tapait ses messages aux autres conspirateurs. Bien sûr ! Ses mains étaient sous les couvertures, alors personne ne pourrait les voir ! Astucieux, non ? Il aurait bien ri tout haut, mais ce n’était pas le moment. L’identité de celui qui était venu les sauver était par trop évidente. Il ferma la main droite et composa :
— BJR SAGE PRINCE. PRQUOI AVOIR MIS TT CE TEMPS ?
Les petits éclairs se firent attendre. L’esprit d’Ezr glissa lentement vers le sommeil.
Puis :
— TU SVAIS AVNT CTTE NUIT ? BIGRE !
Nouvelle pause prolongée.
— TTES MES EXCUSES. JE TE CROYAIS +SOUMIS.
Vinh s’accorda un satisfecit. Peut-être qu’un jour Qiwi lui pardonnerait, que Trixia reviendrait à la vie, et…
— OK, pianota-t-il. ON EST CMBIEN ?
— SECRET. MOI SEUL SAIS. CHACUN IGNORE LEXISTENCE EVNTUELLE DES AUTRES.
Une pause.
— SF TOI DEPUIS CTTE NUIT.
Ha ha ! Un complot presque parfait. Les conspirateurs pouvaient coopérer, mais aucun, hormis le Prince, ne pouvait trahir les autres. Tout allait être bien plus facile.
— BON. SUIS TRÈS FTIGUÉ. JE VX DORMIR. ON PT PARLER +TARD.
Silence. Sa requête était-elle si bizarre ? La nuit est faite pour dormir.
— OK. À+TARD.
Tandis que le sommeil reprenait enfin le dessus, Vinh s’enfonça dans son hamac et sourit intérieurement. Il n’était pas seul. Et ce secret avait toujours été à portée de sa main. Étonnant, n’est-ce pas ?
Le lendemain matin, Vinh s’éveilla reposé et étrangement heureux. Hmm. Qu’avait-il fait pour mériter ça ?
Il flotta dans le sacdouche et envoya la mousse. La journée d’hier avait été si noire, si honteuse. L’amère réalité reprit ses droits, mais avec une lenteur insolite. Oui… il y avait eu un rêve. En soi, ce n’était pas inhabituel, mais la plupart de ses rêves lui faisaient trop mal, et il les oubliait. Vinh commuta le sacdouche en séchoir et resta un moment suspendu dans les tourbillons d’air chaud. C’était quoi, celui-ci ?
Oui ! C’était encore un de ces rêves d’évasion miracle mais, pour une fois, ça ne s’était pas trop mal terminé. Nau et Brughel n’avaient pas jailli de leur cachette au dernier moment.
Alors, quelle avait été l’arme secrète, cette fois-ci ? Oh ! l’absurde logique habituelle du rêve, une sorte de magie qui avait transformé ses mains en un lien télécom avec le chef des conspirateurs. Pham Trinli ? Ezr gloussa rien que d’y penser. Certains rêves sont plus absurdes que d’autres ; n’empêche qu’il se sentait réconforté par celui-ci. Bizarre.
Il s’habilla d’un trait puis s’enfonça dans les coursives du temp’ avec la démarche spéciale microgravité : on pousse, on tire, on rebondit dans les virages, on oscille pour éviter les gens qui circulent trop lentement ou dans le sens opposé. Pham Nuwen. Pham Trinli. Il devait y avoir un milliard de gens avec ce nom-là, et cent vaisseaux baptisés Pham Nuwen. Ses recherches de la veille dans la bibliothèque lui revinrent peu à peu en mémoire, avec les idées loufoques qu’il avait eues juste avant de s’endormir.
Mais la vérité sur le commandant Park n’était pas un rêve. Lorsqu’il arriva dans la salle de jour, il marchait déjà plus lentement.
Ezr plongea la tête la première dans la salle, salua Hunte Wen qui flottait à côté de la porte. L’ambiance était relativement décontractée. Ezr ne tarda pas à découvrir que Reynolt avait remis en ligne ses Focalisés survivants ; il n’y avait pas eu de nouvelles flambées. Au plafond, de l’autre côté de la salle, Pham Trinli expliquait doctement comment l’épidémie était survenue et pourquoi tout danger était écarté. C’était le Pham Trinli à qui il avait affaire plusieurs Ksec par période diurne chaque fois que leurs Veilles se chevauchaient, et ce, depuis l’embuscade. Le rêve et la visite de la bibliothèque qui l’avait précédé furent réduits à leurs justes et totalement absurdes proportions.
Trinli avait dû l’entendre parler à Hunte. La vieille canaille se retourna et regarda un instant Vinh à l’autre bout de la salle. Il ne dit rien, ne hocha pas la tête. Même si un espion émergent voyait la scène par ses yeux, cela n’aurait pas vraisemblablement pas d’importance. Mais pour Ezr Vinh, cet instant sembla durer éternellement. En cet instant, le bouffon qu’avait été Pham Trinli n’était plus. Il n’y avait plus de fanfaronnades derrière ce regard, rien qu’une autorité tranquille et solitaire et la confirmation de leur étrange conversation de la nuit précédente. Ce n’était pas un rêve, en quelque sorte. Il n’y avait pas eu de magie. Et ce vieillard était véritablement le Prince perdu de Canberra.
— Mais c’est la primeneige. Tu ne veux pas la voir ?
Victory affecta un ton geignard qui ne marchait pratiquement jamais, sauf avec ce frère aîné particulier.
— Tu as déjà joué dans la neige.
Oui, bien sûr, quand papa les emmenait en excursion dans l’extrême-nord.
— Mais Brent ! C’est la primeneige à Princeton. La radio dit qu’il y en a partout dans les Rocheuses.
Brent était absorbé par ses structures à base de tiges et de connecteurs, rutilantes surfaces sans fin qui devenaient de plus en plus compliquées. Tout seul, il n’aurait jamais eu l’idée de s’échapper en douce de la maison. Ignorant sa sœur, il continua de travailler à ses constructions pendant plusieurs secondes. En fait, c’était ainsi que Brent traitait l’inattendu. Il était assez habile de ses mains, mais les idées lui venaient lentement. En outre, il était très timide – revêche, disaient les grandes personnes. Sa tête ne bougeait pas, mais Viki voyait qu’il regardait de son côté. Ses mains oscillaient sans relâche d’un bout à l’autre de la maquette, alternativement édifiant et démolissant. Finalement, il dit :
— On n’est pas censés aller dehors à moins de le dire à papa.
— Peuh ! Tu sais bien qu’il fait la grasse matinée. C’est le matin le plus froid depuis le début, mais on va tout rater si on n’y va pas maintenant. Dis, je vais lui laisser un mot.
Sa sœur Gokna aurait discuté le coup jusqu’au bout et fini par surpasser Viki elle-même dans d’habiles rationalisations. Son frère Djirlib se serait mis en colère devant sa manipulation. Mais Brent ne protesta pas et retourna pour quelques minutes encore à son méticuleux travail de maquettiste ; une partie de lui-même surveillait sa sœur, une autre examinait la configuration de tiges et de noyaux qui émergeait sous ses mains, une troisième regardait l’éclat du givre sur les crêtes proches à l’horizon derrière Princeton. De tous ses frères et sœurs, c’était le seul qui ne veuille vraiment pas sortir. D’un autre côté, c’était le seul qu’elle ait pu trouver ce matin, et il avait l’air encore plus adulte que Djirlib.
Au bout de quelques instants, il dit :
— Bon, d’accord, si ça peut te faire plaisir.
Victory sourit intérieurement. Comme si elle avait jamais douté du résultat… Circonvenir le capitaine Downing serait plus difficile – mais guère plus.
À cette heure très matinale, le soleil n’avait pas encore atteint les rues en contrebas de la Colline. Victory respirait avec plaisir, savourant à chaque fois le petit picotement qu’elle ressentait dans les flancs en goûtant l’air glacial. Les fleurs chaudes et les fées des bois étaient encore enroulées dans les branches ; il se pourrait qu’elles ne sortent pas aujourd’hui. Mais il y avait d’autres choses à découvrir, qu’elle n’avait jusque-là vues que dans les livres. Dans le givre des creux les plus profonds, des vers de cristal se montraient timidement. Ces courageux et minuscules pionniers ne survivraient pas longtemps : Viki se rappela l’émission de radio qu’elle leur avait consacrée l’année précédente. Ces petites créatures continueraient de mourir, sauf là où le froid était assez stable pour durer toute la journée. Et, même dans ce cas, il faudrait que la température baisse beaucoup plus avant qu’apparaisse la variété enracinée.
Sautillant à bonne allure dans le froid matinal, Viki suivait sans peine les enjambées plus lentes et plus longues de son grand frère. De si bonne heure, il n’y avait presque personne dehors. N’était le bruit de lointains chantiers, elle pouvait presque croire qu’ils étaient tout seuls, que la ville était abandonnée. Imaginez ce que ça serait dans les années à venir, lorsque le froid s’installerait et qu’ils ne pourraient sortir que comme papa l’avait fait pendant la guerre avec les Tiefs ! Tout le trajet, jusqu’en bas de la colline, Viki ne cessa d’étoffer cette idée, prêtant une tournure fantastique aux moindres aspects de ce matin glacial. Brent écoutait, proposant à l’occasion une suggestion qui aurait surpris la plupart des amis adultes de papa. Brent n’était pas bête, et il avait de l’imagination.
Les Rocheuses étaient à trente milles, au-delà du haut manoir du Roi, au-delà du côté opposé de Princeton. Impossible de s’y rendre à pied. Mais, aujourd’hui, beaucoup de gens voulaient aller dans les proches montagnes. La primeneige était dans chaque pays l’occasion d’une assez grande fête, bien qu’évidemment elle se produise à des époques variées et imprévisibles. Viki savait que si on avait annoncé la primeneige, papa se serait levé tôt et que maman serait peut-être venue en aéronef de la Commanderie des Terres. Cette sortie aurait été une grande réunion familiale, mais sans la moindre dose d’aventure.
L’aventure commença, en quelque sorte, au pied de la colline. À seize ans, Brent était grand pour son âge. Il pouvait passer pour en phase. Il était sorti seul déjà assez souvent. Il dit qu’il savait où s’arrêtaient les bus express. Aujourd’hui, il n’y avait pas de bus, et presque pas de circulation. Tous les gens étaient-ils déjà partis dans les montagnes ?
Brent fonça d’un arrêt de bus à l’autre dans une agitation grandissante. Viki le suivait en silence, sans proférer de suggestions, pour une fois ; Brent se faisait remettre à sa place si souvent qu’il affirmait rarement savoir quoi que ce soit. C’était pénible quand il finissait par s’exprimer – même devant une de ses petites sœurs – et qu’il se trompait. Après le troisième faux départ, Brent s’accroupit au ras du sol. Viki crut un instant qu’il allait peut-être carrément attendre qu’un bus se présente – éventualité que Viki trouvait tout à fait désagréable. Depuis plus d’une heure qu’ils étaient dehors, ils n’avaient même pas vu une navette locale. Il faudrait peut-être qu’elle s’attaque au problème de ses petites mains pointues… Mais, au bout d’une minute, Brent se releva et commença à traverser la rue.
— Je parie que les gens du Grand Trou travaillent quand même aujourd’hui. C’est rien qu’à un mille d’ici. Il y a toujours des bus qui partent de là-bas.
Ali ! C’était justement ce que Viki était sur le point de suggérer. La patience soit louée !
La rue était encore dans l’ombre matinale. On était au cœur de la saison d’hiver à Princeton. Çà et là, le givre des recoins les plus sombres était si épais qu’il aurait pu être de la neige. Mais la section qu’ils traversaient n’était pas entretenue. Il n’y poussait qu’herbes folles et plantes grimpantes sauvages. Les jours de chaleur moite entre deux tempêtes, l’endroit aurait grouillé de moucherons et d’insectes suceurs.
De chaque côté de la rue s’élevaient des entrepôts à plusieurs étages. Les lieux n’étaient pas aussi calmes ni aussi déserts qu’ailleurs. Le sol vibrait et bourdonnait du fracas d’excavatrices invisibles. Des camions entraient et sortaient du périmètre. Toutes les trois ou quatre cents verges, des barricades délimitaient une parcelle de terrain interdite d’accès, sauf aux équipes d’ouvriers. Viki tira Brent par les bras, le pressant de ramper sous les barricades.
— Hé ! c’est papa qui est derrière tout ça. On mérite bien de jeter un coup d’œil.
Brent n’accepterait jamais pareille rationalisation, mais sa petite sœur avait déjà passé outre aux panneaux « Chantier interdit au public ». Il fallait qu’il l’accompagne, ne serait-ce que pour la protéger.
Ils longèrent en rampant des faisceaux d’armatures en acier empilés très haut et d’imposants coffrages de maçonnerie. Il émanait de ce lieu une sorte de puissance non humaine. Dans la maison sur la Colline, tout était si sécurisant, si ordonné. Ici… bon, Viki voyait d’innombrables occasions de se faire mal si on était imprudent : se lacérer un pied, se couper un œil. Et puis si vous faisiez basculer une de ces dalles verticales, elle vous écraserait comme une punaise. Toutes les possibilités étaient très claires dans son esprit… et excitantes aussi. Ils cheminèrent prudemment jusqu’au rebord d’un caisson, évitant les yeux des ouvriers et les diverses occasions intéressantes d’accidents mortels.
Le garde-fou se réduisait à deux cordelianes. Si tu veux pas y passer, t’as pas intérêt à tomber ! Viki et son frère s’accroupirent au ras du sol et risquèrent la tête par-dessus l’abîme. Un instant, il y faisait trop sombre pour qu’on y voie quelque chose. Un air torride en remontait avec des effluves d’huile chaude et de métal brûlant. À la fois une caresse et une gifle en pleine tête. Et les bruits ! Les cris des ouvriers, le grincement du métal contre le métal, les moteurs, et un bizarre sifflement. Viki pencha la tête, laissant tous ses yeux s’adapter à la pénombre. Il y avait de la lumière, mais rien qui ressemble au jour ni à la nuit. Elle avait vu de petites lampes à arc électrique dans les laboratoires de papa. Celles-ci étaient énormes, leurs pinceaux lumineux rayonnaient essentiellement dans l’ultra et l’extrême-ultra – des nuances qu’on ne voit jamais briller hormis sur le disque du soleil. Les couleurs éclaboussaient les ouvriers encagoulés, projetaient des éclairs mouchetés sur toute la longueur du forage… Il y avait d’autres lumières, moins spectaculaires, plus stables, des lampes électriques qui creusaient çà et là des poches de clarté domestiquée. Il restait encore douze ans avant la Ténèbre, et on construisait déjà toute une ville dans ces profondeurs. Viki voyait des avenues de pierre, d’énormes tunnels qui partaient des parois du puits. Et, dans ces tunnels, elle discernait des trous obscurs… des couloirs inclinés qui descendaient vers des forages secondaires ? Immeubles, maisons et jardins viendraient plus tard, mais le plus gros des excavations était terminé. Regardant vers le bas, Viki ressentit une attraction toute nouvelle, l’attraction naturelle et protectrice d’un profond. Or ce que ces ouvriers creusaient était mille fois plus grandiose qu’un vulgaire profond. Si on voulait passer la Ténèbre à dormir congelé, on n’avait besoin que de l’espace suffisant pour un bassin d’hibernation et une cache à provisions. Il y en avait déjà dans le profond de la ville creusé sous le centre historique – et ce, depuis presque vingt générations. Cette nouvelle construction était faite pour y habiter, en étant éveillé. Dans certains endroits, où l’étanchéité atmosphérique et thermique pouvait être assurée, elle était édifiée au niveau du sol. Dans d’autres zones, elle était enterrée à des centaines de pieds sous terre dans une insolite inversion de tous les immeubles qui composaient la silhouette de Princeton.
Perdue dans ce rêve, Viki ne pouvait détacher ses yeux des travaux. Elle n’en avait eu jusque-là qu’une connaissance indirecte. La petite Victory en avait entendu parler dans les livres, par ses parents, et à la radio. Elle savait que c’était surtout pour cela que tant de gens détestaient sa famille. Ça, et le fait qu’ils soient hors phase étaient les raisons pour lesquelles les enfants ne devaient pas sortir seuls. Papa pouvait bien discourir de l’évolution en action et expliquer à quel point il était important qu’on laisse les petits enfants prendre des risques, et que, dans le cas contraire, le génie ne pourrait pas se développer chez les survivants. L’ennui, c’est qu’il n’y croyait pas. Chaque fois que Viki se lançait dans une entreprise un peu risquée, papa redoublait de prévenances et le projet se transformait en couverture de sécurité capitonnée.
Viki s’aperçut qu’elle gloussait au fond de sa poitrine.
— Quoi ? demanda Brent.
— Rien. Je me disais seulement qu’aujourd’hui on allait voir à quoi ça ressemblait pour de bon, avec ou sans papa.
L’aspect de Brent traduisit l’embarras. De tous les frères et sœurs Underhill, c’était celui qui prenait les règles le plus à la lettre et qui était le plus gêné de les enfreindre.
— Je crois qu’on devrait partir maintenant. Il y a des ouvriers à la surface, et qui se rapprochent. En plus, elle va durer longtemps, la neige ?
Grrr. Viki capitula et suivit son frère dans le labyrinthe des objets prodigieusement massifs qui remplissaient le chantier. Sur le moment, même la perspective de congères de neige n’était pas une attraction irrésistible.
Ils eurent leur première vraie surprise de la journée lorsqu’ils atteignirent finalement un arrêt d’express en service : un peu à l’écart de la foule, Djirlib et Gokna attendaient. Pas étonnant qu’elle n’ait pas pu les trouver ce matin. Ils s’étaient éclipsés sans elle ! Viki traversa tranquillement la place pour les rejoindre en tentant de ne pas paraître le moins du monde troublée. Gokna afficha son habituel sourire prétentieux. Djirlib eut l’élégance de se montrer gêné. Comme Brent, il était l’aîné, et il aurait dû être assez intelligent pour empêcher cette sortie. Ils s’éloignèrent de quelques verges tous les quatre pour échapper aux regards insistants et tinrent conciliabule.
Miss J’en-Sais-Plus :
— Vous en avez mis, du temps ! Vous avez eu du mal à échapper aux Cerbères de Downing ?
Viki :
— Je ne croyais pas que vous auriez eu le culot d’essayer. On a déjà fait des tas de trucs ce matin.
Miss J’en-Sais-Plus :
— Quoi, par exemple ?
Viki :
— Par exemple, on a visité le Nouveau Souterrain.
Miss J’en-Sais-Plus :
— Eh bien…
Djirlib :
— Taisez-vous toutes les deux. Vous ne devriez être dehors ni l’une ni l’autre.
— Mais on est des célébrités de la radio, Djirlib, minauda Gokna. Les gens nous adorent.
Djirlib se rapprocha un peu plus et baissa la voix :
— Arrête. Pour trois auditeurs sur dix qui aiment « La Science racontée aux enfants », il y en a trois que ça inquiète – et il y a quatre tradoques qui peuvent pas vous blairer.
Viki n’avait jamais rien fait de plus marrant que cette émission enfantine à la radio, seulement, depuis l’Honorée Pedure, ce n’était plus pareil. À présent que leur âge était public, c’était comme s’ils étaient obligés de prouver quelque chose. Ils avaient même trouvé d’autres hors-phase – mais, jusque-là, aucun n’avait eu les qualités requises pour l’émission. Viki et Gokna n’avaient pas sympathisé avec les autres jeunes faucheux, même avec les deux qui étaient de leur âge. C’étaient des enfants étranges, peu sociables – presque le stéréotype des hors-phase. Papa disait que c’était la faute à leur éducation, aux années passées à se cacher. C’était le truc qui leur faisait le plus peur, une chose dont elle ne parlait qu’avec Gokna, et encore à voix basse au milieu de la nuit. Et si l’Église avait raison ? Peut-être que Gokna et elle s’imaginaient seulement avoir une âme.
Ils restèrent tous les quatre immobiles un instant à méditer les paroles de Djirlib. Puis Brent demanda :
— Alors, pourquoi tu es ici, Djirlib ?
Venue de quelqu’un d’autre, cette question aurait été une provocation, mais l’affrontement verbal sortait du registre de Brent. C’était de sa part pure curiosité, une demande sincère d’éclaircissements.
Et qui toucha plus profond qu’une simple raillerie.
— Euh… oui. Je vais en ville. Le Musée royal a une exposition sur les Difformes de Khelm… Moi, je ne suis pas un problème. J’ai l’air assez grand pour être en phase.
C’était exact. Si Djirlib n’avait pas la carrure de Brent, il avait déjà un début de fourrure paternelle qui pointait par les fentes de sa veste.
Mais Viki n’allait pas le lâcher si facilement que ça. Elle dressa une main en direction de Gokna :
— Et c’est quoi, ça, alors ? Ton tarant apprivoisé ?
La petite Miss J’en-Sais-Plus afficha un sourire enjôleur. Tout l’aspect de Djirlib exprimait la colère.
— Vous savez quoi ? Vous êtes des zones sinistrées ambulantes, vous deux.
Comment Gokna s’y était-elle prise au juste pour persuader Djirlib de l’emmener avec lui ? La question suscita chez Viki un authentique intérêt professionnel. Gokna et elle étaient de loin les meilleures manipulatrices de toute la famille. C’était pour cela qu’elles s’entendaient aussi mal.
— Nous avons au moins une raison culturelle valable pour notre sortie, dit Gokna. C’est quoi, votre prétexte ?
Viki agita ses mains nourricières à la face de sa sœur.
— On va voir la neige. C’est une expérience instructive.
— Tu parles ! Vous voulez simplement vous rouler dedans !
— Taisez-vous.
Djirlib leva la tête, considéra les divers spectateurs qui attendaient l’express.
— On devrait tous rentrer à la maison.
Gokna passa en mode persuasion.
— Mais, Djirlib, ça serait pire. Et puis, à pieds, c’est loin. On prend le bus pour le Musée… regarde, il arrive justement.
Le moment était on ne peut mieux choisi. Un express venait de s’engager dans la voie montante. Ses feux infrarouges signalaient son appartenance à la navette du centre-ville.
— Quand on sortira de là-bas, les maniaques de la neige seront rentrés chez eux et le service express fonctionnera jusqu’à chez nous.
— Hé, je ne suis pas descendue ici pour voir un truc bidon de magie d’outre-espace ! Je veux voir la neige.
Gokna haussa les épaules.
— Dommage, Viki. Tu peux toujours te mettre la tête dans un frigo quand on sera rentrés.
— Je…
Viki voyait que Djirlib était à bout de patience et elle n’avait pas vraiment d’argument à lui opposer. Sur un mot de lui, Brent la ramènerait à la maison, qu’elle le veuille ou non.
— Euh… c’est vraiment une belle journée pour aller au musée.
Djirlib lui fit un sourire pincé.
— Ouais, et quand on va arriver là-bas, on va probablement y trouver Rhapsa et Petit-Hrunk, qui ont réussi à baratiner les gens de la sécu pour se faire amener directement en bagnole.
Viki et Gokna ne purent s’empêcher de rire. Les deux cadets n’étaient plus des bébés, mais ils étaient pratiquement toute la journée dans les jambages de papa. Les imaginer en train de circonvenir les services de sécurité de maman, c’était un peu trop.
Ils manœuvrèrent tous les quatre pour se retrouver à la lisière de la foule et furent les derniers à monter dans l’express… Eh oui. À quatre, c’était moins dangereux qu’à deux, et le Musée royal se trouvait dans un quartier où ils ne risquaient rien. Même si papa était mis au courant, leur absence d’improvisation et leur prudence manifestes les excuseraient. La neige, Viki aurait toute sa vie pour en voir.
Les express publics n’avaient aucun rapport avec les mobiles et aéronefs auxquels Viki était habituée. Ici, on voyageait serrés les uns contre les autres. Des réseaux de sangles en corde – un peu comme des filets à grimper pour bébés – pendaient tous les cinq pieds sur toute la longueur du bus. Les voyageurs étendaient ignominieusement bras et jambages dans les interstices et se suspendaient verticalement aux filets. On pouvait ainsi mettre plus de gens dans le bus, mais c’était plutôt débile. Seul le conducteur disposait d’un vrai perchoir.
Le bus n’aurait pas été bondé – sauf que les autres voyageurs se serraient pour éviter les enfants. Ils peuvent bien tous crever. Je m’en fiche. Cessant d’observer les autres occupants, elle examina les rues transversales qui défilaient sous ses yeux.
Avec tous ces grands travaux souterrains, l’entretien des chaussées avait été négligé en certains endroits. À chaque bosse, chaque nid-de-poule, les filets oscillaient, ce qui était plutôt marrant. Puis les choses se calmèrent. Ils abordaient le secteur le plus chic du nouveau centre-ville. Elle reconnut certains des emblèmes sur les tours : des sociétés comme Under Power et Regency Radionics. Sans leur père, certaines des plus grandes entreprises de l’Accord n’existeraient pas. Elle était fière de voir tous les gens qui entraient dans ces immeubles et en sortaient. Papa était important pour beaucoup de gens, et dans le bon sens.
Brent se pencha hors du filet et approcha la tête de la sienne.
— Tu sais, je crois que nous sommes suivis.
Djirlib entendit ces tranquilles paroles lui aussi et tira sur les cordes.
— Hein ? Où ça ?
— Ces deux Roadmaster, là. Ils étaient garés près de l’arrêt du bus.
L’espace d’une seconde, Viki sentit un petit frisson de peur – puis rien que du soulagement.
— Je parie qu’on n’a trompé personne, ce matin. Papa nous a laissés partir, et les gens du capitaine Downing nous accompagnent, comme ils le font toujours avec plaisir.
— Ces mobiles ne ressemblent pas à ceux qu’ils ont d’habitude, remarqua Brent.
Le Musée royal se trouvait à l’arrêt Centre-Ville du bus express. Viki, sa sœur et ses frères furent déposés sur les marches même de l’institution.
Viki et Gokna restèrent muettes un moment, tous les yeux vers le haut, à contempler l’arche de pierre incurvée. Ils avaient fait une émission sur cet endroit sans y être jamais allés. Haut de trois étages seulement, le Musée royal était écrasé par les buildings des temps modernes. Or ce modeste édifice représentait un peu plus que tous les gratte-ciel réunis. Les fortifications exceptées, le musée était la plus ancienne structure superficielle intacte de Princeton. C’était en fait le principal musée de la Famille royale depuis les cinq derniers cycles solaires. Il avait été partiellement reconstruit, et agrandi ici et là, mais l’une des traditions du lieu était qu’il demeure fidèle à la vision du roi Longsbras. L’extérieur s’incurvait en une arche comparable au profil inversé d’une aile d’aéronef. L’arche battue par le vent était l’invention des architectes d’il y avait deux générations. Les vénérables édifices de la Commanderie des Terres n’étaient rien en comparaison : ils jouissaient de la protection des hauts versants de la vallée. Viki essaya un instant d’imaginer le spectacle les premiers jours après le réveil explosif du soleil : l’édifice recroquevillé sous des vents transsoniques, un soleil d’enfer rayonnant dans toutes les couleurs du spectre de l’ultrableu à l’infrarouge le plus extrême. Alors, pourquoi le roi Longsbras avait-il construit à même la surface ? Pour défier la Ténèbre et le Soleil, bien sûr. Pour s’élever au-dessus des terriers du bas peuple et régner.
— Hé, vous deux ! Vous dormez, ou quoi ?
La voix de Djirlib était tranchante. Brent et lui les regardaient depuis l’entrée. Les filles grimpèrent les marches à toute allure et, pour une fois, ne trouvèrent pas de réplique intelligente.
Djirlib repartit, marmonnant des propos peu amènes sur les imbéciles toujours dans les nuages. Brent resta derrière les trois autres, mais sans se laisser distancer.
Ils entrèrent dans l’ombre du hall d’entrée, et les bruits de la ville s’atténuèrent derrière eux. Deux soldats de l’Armée royale montaient silencieusement la garde dans des niches creusées de chaque côté de l’entrée. Le vrai gardien – le préposé aux billets – se tenait un peu plus loin. Sur les murs vénérables derrière la caisse, des panneaux annonçaient les expositions en cours. Djirlib ne rouspétait plus. Il se trémoussa autour d’une « conception d’artiste » en dix couleurs d’un Difforme de Khelm. Viki comprenait maintenant comment toutes ces bêtises s’étaient retrouvées au Musée royal. Il n’y avait pas que les Difformes. Le thème de la saison était « La pseudo-science dans tous ses états ». Les affiches vantaient des installations sur l’envoûtement des profondeurs, l’autocombustion, la vidéomancie, et… les Difformes de Khelm. Mais Djirlib semblait ne pas remarquer en quelle douteuse compagnie se trouvait son dada. Il lui suffisait qu’il soit enfin reconnu par un musée.
Les expositions temporaires étaient regroupées dans l’aile neuve. Ici, les plafonds étaient hauts et des tubes à miroirs déversaient des cônes de lumière solaire brumeuse sur les sols en marbre. Ils étaient presque seuls tous les quatre, et l’endroit avait une étrange qualité acoustique : les sons y étaient amplifiés plutôt que renvoyés en écho. Lorsqu’ils ne parlaient pas, même les menus claquements de leurs pieds semblaient bruyants. C’était plus efficace que tous les panneaux « Silence SVP ». Viki était impressionnée par cet incroyable étalage de charlatanerie. Papa trouvait ce genre de choses amusantes – « c’est comme la religion, mais en moins dangereux ». Malheureusement, Djirlib n’avait d’yeux que pour sa propre charlatanerie. Peu importait que Gokna s’absorbe dans l’installation sur l’autocombustion au point de se mettre à ourdir des intrigues. Peu importait que Viki veuille voir les tubes à image luminescents dans la salle de vidéomancie. Djirlib allait droit à l’exposition sur les Difformes ; Brent et lui s’assurèrent que leurs sœurs restent avec eux.
Et pourquoi pas ? À vrai dire, Viki avait toujours été intriguée par les Difformes. Djirlib en était toqué depuis toujours, autant qu’elle puisse s’en souvenir ; ici, finalement, ils allaient en voir pour de vrai.
L’entrée de la salle était une installation de foraminifères qui montait jusqu’au plafond. Combien de tonnes de boue combustible avait-il fallu filtrer pour trouver d’aussi parfaits spécimens ? Les différents types étaient soigneusement étiquetés conformément aux meilleures théories scientifiques, mais les minuscules squelettes de cristal avaient été ingénieusement disposés dans leurs casiers sous les lentilles grossissantes : dans la lumière solaire injectée, les forams scintillaient en constellations cristallines comme des tiares, des bracelets et des dosserets semés de gemmes. La collection de Djirlib en devenait insignifiante. Sur une table centrale, une batterie de microscopes permettait au visiteur intéressé d’observer les spécimens d’encore plus près. Viki s’approcha des oculaires. Elle avait déjà vu pareilles curiosités assez souvent, mais ces forams étaient intacts et d’une époustouflante variété. Si la plupart étaient strictement hexasymétriques, beaucoup exhibaient les petites tiges et les crampons que ces créatures avaient, de leur vivant, dû utiliser pour se déplacer dans leur environnement microscopique. Il n’y avait plus un seul de ces êtres au squelette de diamant encore en vie sur la planète, et ce, depuis plus de cinquante millions d’années. Dans certaines roches sédimentaires, la couche de forains diamant avait des centaines de pieds d’épaisseur ; à l’est, ce combustible était moins cher que le charbon. La plus grosse de ces créatures avait à peine la taille d’une puce, mais il fut un temps où elles étaient l’animal le plus répandu dans le monde. Ensuite, il y avait quelque cinquante millions d’années… pfft ! Il ne restait plus que leurs squelettes. L’oncle Hrunkner disait que c’était là un destin à méditer lorsque les idées de papa dépassaient les bornes.
— Grouillez-vous !
Djirlib était capable de passer des heures en tête à tête avec sa propre collection de forams. Mais aujourd’hui, il accorda à peine trente secondes au clinquant couronné de la Salle du Roi lui-même : les panneaux sur les portes du fond annonçaient les Difformes de Khelm. Sur la pointe des jambages, ils se glissèrent tous les quatre dans l’entrée assombrie, sans oser échanger guère plus que de rares chuchotements. Dans la salle proprement dite, un unique cône de lumière solaire injectée tombait sur les tables centrales. Les murs étaient noyés dans l’ombre, éclairés çà et là par des lampes aux couleurs extrêmes.
Ils entrèrent sans bruit. Gokna poussa un léger piaulement de surprise. Il y avait des silhouettes dans la pénombre. Plus grandes qu’un adulte ordinaire – mais en hauteur. Elles vacillaient sur trois jambages filiformes, leurs antérieurs et leurs bras s’élevaient presque comme les branches d’un Préhenseur. Toutes les particularités que Chundra Khelm avait jamais attribuées à ses Difformes étaient représentées – et l’obscurité recelait la promesse de détails supplémentaires à qui voudrait bien s’approcher.
Viki déchiffra les mots luminescents sous les silhouettes et sourit intérieurement.
— C’est super, non ? dit-elle à sa sœur.
— Ouais… jamais j’aurais imaginé que…
Puis elle lut la légende à son tour.
— Oh, encore des faux, des copies merdiques.
— Il ne s’agit pas de faux, rectifia Djirlib. C’est une reconstitution avouée.
Mais Viki perçut la déception dans sa voix. Ils traversèrent lentement la salle assombrie en essayant de déchiffrer des lueurs ambiguës. Et, pendant quelques minutes, ces formes demeurèrent un mystère frustrant qui flottait juste hors de leur portée. Il y avait là les cinquante types raciaux décrits par Khelm. Mais c’étaient de grossiers mannequins empruntés vraisemblablement à un magasin d’accessoires de carnaval. Djirlib semblait se ratatiner à mesure qu’il découvrait un nouveau sujet et qu’il lisait la légende au-dessous. Les descriptions étaient grandiloquentes : « Les races anciennes qui ont précédé la nôtre… » « Les créatures qui hantaient nos ancêtres des premiers temps… » « Les profonds les plus obscurs conservent peut-être encore leur semence, et elles attendent de reprendre possession de leur monde. » Cette dernière légende commentait une reconstitution évoquant une sorte de tarant monstrueux, prêt à trancher la tête du visiteur entre ses mâchoires. Rien que des bêtises, en somme. Même le petit frère ou la petite sœur de Viki s’en seraient aperçus. Chundra Khelm lui-même avouait que son « site perdu » était enfoui sous des strates de forams. À supposer que ses créatures aient existé sous une forme quelconque, elles étaient éteintes depuis au moins cinquante millions d’années – des millions d’années avant la naissance du tout premier précurseur de la race dominante actuelle.
— Je crois qu’ils se moquent de lui, Djirl, dit Viki.
Pour une fois, elle ne le taquinait pas. Elle n’aimait pas que des étrangers se moquent de sa famille, même indirectement.
Djirlib acquiesça d’un haussement d’épaules.
— Ouais, t’as raison. Plus on avance, plus c’est drôle. Ha ha !
Il s’arrêta près de la dernière pièce.
— Le comble, c’est qu’ils le reconnaissent ! Ça, c’est la dernière légende : « Si vous êtes arrivé jusqu’ici, vous comprenez la vanité des prétentions de Chundra Khelm. Mais que sont les Difformes, alors ? Un trucage élaboré à partir d’un site archéologique opportunément disparu ? Ou une création naturelle unique des roches métamorphiques ? À vous de juger… »
La voix lui manqua : son attention avait été attirée par l’amas de rochers brillamment illuminé au centre de la salle, dissimulé par une cloison à la vue des arrivants.
Djirlib se propulsa d’un bond élastique jusqu’à l’installation. Saisi d’un tremblement quasi hystérique, il commença à examiner les rochers. Chaque pièce était exposée individuellement. Tous les rochers étaient clairement visibles dans toutes les couleurs du spectre solaire. On aurait dit du marbre brut, et rien de plus. Impressionné, Djirlib poussa un soupir.
— Ce sont d’authentiques Difformes, les meilleurs qu’on ait trouvés après ceux de Chundra Khelm.
Polis, certains des rochers auraient eu une certaine beauté. Leur surface présentait des tourbillons dont la couleur était plus celle du carbone élémentaire que celle du marbre. Pour qui laissait courir son imagination, ils évoquaient un peu des formes régulières qui auraient été étirées et tordues. Ils ne ressemblaient toujours pas à des créatures qui auraient pu être un jour vivantes. De l’autre côté de l’amas, un rocher avait été soigneusement découpé en tranches horizontales d’un dixième de pouce, si minces que le soleil brillait à travers. Ces cent lamelles empilées étaient maintenues, sans se toucher, par un cadre en acier. Si on s’approchait vraiment près et qu’on hochait la tête dans un plan vertical, on avait une sorte de vue à trois dimensions du contour dessiné à l’intérieur de la roche. Un tourbillon scintillant de poudre de diamant suggérait des forams, mais écrasés. Tout autour du diamant s’étendait comme une trame de fissures remplies d’ombre. C’était beau. Djirlib restait planté là, la tête collée au cadre d’acier, oscillant d’avant en arrière pour voir la lumière à travers l’ensemble des lamelles.
— C’était un être vivant. Je le sais, je le sais. Un million de fois plus gros qu’un foram, mais fondé sur les mêmes principes. Si seulement nous pouvions voir à quoi il ressemblait avant qu’il soit réduit en poussière !
C’était la vieille rengaine des khelmiens, mais l’objet était décidément bien réel. Même Gokna semblait fascinée ; Viki allait devoir attendre un petit moment avant de pouvoir s’approcher. Elle se promena lentement autour de l’installation centrale, regarda dans les microscopes, lut le reste des explications. Nonobstant la frime et les statues grotesques, c’était censé être le meilleur exemple de Difformes qui se puisse trouver. En un certain sens, il y avait là de quoi décourager le pauvre Djirlib autant que le reste. Même si ces objets avaient été des êtres vivants, il n’y avait à coup sûr aucune preuve de leur intelligence. Si les Difformes étaient ce que Djirlib voulait vraiment qu’ils soient, leurs créations auraient dû être impressionnantes. Où étaient donc leurs machines, leurs métropoles ?
Pfff. Viki s’éloigna sans bruit de Gokna et de Djirlib. Elle était parfaitement visible derrière eux, mais ils étaient tellement captivés par le Difforme translucide qu’ils ne la remarquèrent ni l’un ni l’autre. Peut-être pourrait-elle entrer en douce dans la salle suivante, la vidéomancie. C’est alors qu’elle aperçut Brent. Lui n’était pas distrait par l’installation. Son frère s’était accroupi derrière une table dans l’un des coins les plus sombres de la salle… et juste à côté de la sortie vers laquelle elle se dirigeait. Elle ne l’aurait peut-être pas remarqué si ses surfaces oculaires n’avaient pas étincelé sous la lumière des lampes aux couleurs extrêmes. De là où il était posté, Brent pouvait surveiller les deux entrées à la fois sans que rien ne lui échappe de ce qui se passait aux tables centrales.
Viki agita les mains en un sourire moqueur et se rapprocha tranquillement de la sortie. Brent ne bougea pas ni ne la rappela. Peut-être avait-il envie de s’embusquer quelque part, à moins qu’il rêve simplement à ses jeux de construction. Tant qu’elle demeurerait dans son champ de vision, peut-être ne la moucharderait-il pas. Elle passa sous la haute arche de la sortie et pénétra dans la salle de la vidéomancie.
L’exposition débutait par des peintures et des mosaïques vieilles de plusieurs générations. L’idée de base de la vidéomancie remontait très loin avant les temps modernes, à la superstition selon laquelle on aurait pouvoir sur ses ennemis si seulement on pouvait se les représenter parfaitement. Cette idée avait inspiré nombre d’œuvres d’art, suscité l’invention de nouveaux colorants et de nouvelles formules de mélanges. Même à présent, les meilleurs tableaux n’étaient que l’ombre de ce que l’œil pouvait voir. La vidéomancie moderne prétendait que la science pouvait produire une image parfaite et que les vieux rêves pourraient se réaliser. Papa trouvait tout ça hilarant.
Viki avança entre de hautes rangées de tubes vidéo luminescents. Une centaine des paysages fixes, flous et brouillés… mais les tubes les plus perfectionnés montraient des couleurs qu’on ne voyait jamais sauf dans le spectre des lampes extrêmes et celui du soleil. Chaque année, les tubes s’amélioraient. Il était même question de radiovision. Cette idée fascinait la petite Victory – au diable le contrôle des esprits, cette arnaque !
Quelque part derrière la sortie, à l’autre bout de la salle, elle entendit des voix – un jacassement espiègle comme celui de Rhapsa et de Petit-Hrunk. Stupéfaite, Viki s’immobilisa. Quelques secondes s’écoulèrent… et deux bébés franchirent en bondissant l’entrée opposée. Viki se rappela la prédiction sarcastique de Djirlib : Rhapsa et Hrunk seraient au musée eux aussi. L’espace d’un instant, elle crut qu’il avait eu raison. Mais non. Les bébés étaient suivis d’un couple d’inconnus, et ils étaient plus jeunes que son petit frère et sa petite sœur.
Viki poussa un piaulement d’excitation et traversa la salle au pas de course pour voir les enfants. Les adultes – leurs parents ? – restèrent un instant cloués sur place, puis empoignèrent leur progéniture et battirent en retraite.
— Attendez, attendez, s’il vous plaît ! Je veux seulement vous parler !
Viki se força à marcher à une allure normale et leva les mains en un sourire amical. Derrière elle, Viki voyait que Gokna et Djirlib avaient quitté l’exposition des Difformes et la regardaient avec des expressions de surprise non mitigée.
Les parents s’arrêtèrent et revinrent lentement sur leurs pas. Gokna et Viki étaient manifestement hors phase l’une comme l’autre. Ce qui sembla encourager les parents plus que toute autre chose.
Ils s’entretinrent pendant quelques minutes, échangèrent des politesses. Trenchet Suabisme était urbaniste chez New World Construction et son mari géomètre-expert dans la même société.
— Ça nous a semblé être un jour idéal pour aller au Musée, avec tous les gens en congé, là-haut sur les montagnes, en train de jouer dans la neige. Vous aviez fait le même calcul ?
— Oh oui ! dit Gokna.
Et c’était certainement exact pour elle et Djirlib.
— Mais nous sommes très heureux de faire votre connaissance… et celle de vos enfants. Ils s’appellent comment ?
C’était si étrange de rencontrer des inconnus qui semblaient plus familiers que quiconque hormis les membres de la famille. Trenchet et Alendon avaient apparemment la même impression. Leurs enfants s’agitaient bruyamment dans leurs bras, refusant de se réfugier sur le dos d’Alendon. Au bout de quelques minutes, leurs parents les déposèrent sur le sol. En deux grands bonds, les bébés se retrouvèrent dans les bras de Gokna et de Viki. Ils leur couraient partout dessus en échangeant des propos incompréhensibles, et leurs yeux myopes de bébés se tournaient çà et là avec une curiosité intense. Celle qui grimpait sur Viki – Alequere – ne pouvait pas avoir plus de deux ans. Pour une raison ou une autre, ni Rhapsa ni Petit-Hrunk n’avaient jamais semblé aussi mignons. Bien sûr, quand ces deux-là avaient deux ans, Viki n’en avait que sept et essayait d’accaparer le maximum d’attention. Ces enfants n’avaient rien des hors-phase asociaux qu’ils avaient rencontrés jusque-là.
Le plus embarrassant fut la réaction des adultes lorsqu’ils apprirent qui étaient précisément Viki et ses frères et sœurs. Trenchet Suabisme en resta une seconde muette de saisissement.
— Je… je crois que nous aurions dû deviner. Qui d’autre pourriez-vous être ?… Vous savez, quand j’étais adolescente, je vous écoutais. Vous donniez l’impression d’être terriblement jeunes, vous étiez les seuls HP que j’aie jamais entendus à la radio. J’adorais votre émission.
— Ouais, confirma Alendon.
Il sourit lorsque Alequere s’insinua dans la poche latérale de la veste de Viki.
— La révélation de votre existence nous a permis, à moi et à Trenchet, de réfléchir à l’éventualité d’avoir des enfants nous aussi. Ça n’a pas été facile : nous avons perdu nos premières pustules incubatrices. Mais une fois qu’ils ont des yeux, ils sont on ne peut plus mignons.
La petite fille piaulait de plaisir en se démenant à l’intérieur de la veste de Viki. Finalement, sa tête émergea en agitant ses mains nourricières. Viki se redressa pour chatouiller ces mains minuscules. Elle était fière de savoir que quelqu’un avait compris le message de papa, mais…
— C’est triste que vous soyez encore obligés d’éviter la foule. Je voudrais bien qu’il y ait plus de gens comme vous et vos enfants.
Nullement attristée – au contraire –, Trenchet étouffa un petit rire.
— Les temps changent. De plus en plus, les gens s’attendent à rester éveillés pendant toute la Ténèbre ; ils commencent à voir que certaines règles devront changer. Nous allons avoir besoin d’enfants adultes pour nous aider à terminer les travaux. Nous connaissons d’autres couples chez New World qui essaient d’avoir des enfants hors phase.
Elle tapota les épaules de son mari.
— Nous ne serons plus éternellement seuls.
Leur enthousiasme se transmit à Viki. Alequere et l’autre petit faucheux – Birbop ? – étaient aussi gentils que Rhapsa et Petit-Hrunk, mais ils étaient différents, aussi. Il se pourrait finalement qu’ils connaissent beaucoup d’autres enfants comme eux. Pour Viki, c’était comme si on ouvrait une fenêtre et qu’on voyait toutes les couleurs du spectre solaire.
Ils traversèrent lentement la salle de vidéomancie. Gokna et Trenchet discutaient de diverses possibilités d’action. Gokna était toute prête à transformer la maison sur la Colline en un lieu de rencontres pour familles hors phase. Sans trop savoir exactement pourquoi, Viki soupçonna que ça ne marcherait pas ni avec papa ni avec la générale, pour des raisons différentes, toutefois. Mais, en principe… on pouvait se débrouiller pour faire quelque chose ; c’était une stratégie raisonnable. Viki suivit les autres, sans trop prêter attention à leurs propos. Elle s’amusait prodigieusement à faire sauter dans ses mains la petite Alequere. Jouer avec les bébés, c’était sans doute beaucoup plus marrant que de voir la neige.
Puis, derrière tout ce bavardage, elle entendit le crépitement lointain de nombreux pieds sur le marbre. Quatre personnes ? Cinq ? Elles devaient arriver par la même entrée que Viki venait d’emprunter quelques minutes avant. Ces gens-là allaient avoir une surprise intéressante : le spectacle de six hors-phase échelonnés depuis les bébés jusqu’aux quasi-adultes.
Quatre des nouveaux venus étaient des adultes de la génération actuelle, aussi corpulents que les gens de la sécurité de maman. Ils ne s’arrêtèrent pas ni même ne manifestèrent de surprise en voyant tous les enfants. Ils portaient les mêmes vestes anonymes de grande diffusion que Viki avait l’habitude de voir sur la Colline. Leur chef était une faucheuse de la dernière génération avec l’air autoritaire d’une sous-off montée en grade. Viki aurait dû se sentir soulagée ; ce devait être les gens que Brent avait vus en train de les suivre. Mais elle ne les reconnut pas…
La chef les rassembla dans son champ de vision puis fit signe à Trenchet Suabisme comme à une vieille connaissance.
— Nous pouvons prendre le relais. Le général Smith veut que tous les enfants rentrent à l’intérieur du périmètre de sécurité.
— Qu… quoi ? Je ne comprends pas.
Troublée, Suabisme levait les mains.
Les cinq inconnus s’avancèrent sans hésiter. Leur chef hochait la tête aimablement, mais ses explications ne tenaient pas debout.
— Deux gardes, c’est carrément pas assez pour tous les enfants. Quand vous êtes partis, on nous a informés qu’il risquait d’y avoir des problèmes.
Deux des types de la sécurité s’interposèrent en souplesse entre les enfants et le couple Suabisme. Viki se sentit poussée sans ménagement vers Djirlib et Gokna. Les gens de maman ne s’étaient jamais comportés comme ça.
— Désolée, mais c’est un cas de force majeure…
Plusieurs choses survinrent en même temps, dans une totale et absurde confusion. Trenchet et Alendon criaient tous les deux, dans un mélange d’affolement et de colère. Les deux plus grands inconnus les éloignaient des enfants. L’un deux mettait la main à sa sacoche.
— Hé ! On en a raté un !
Brent.
Très haut, quelque chose se déplaçait. L’installation de vidéomancie se composait d’étagères géantes de tubes vidéo. Avec une grâce inexorable, la plus proche bascula ; ses images papillotèrent et s’éteignirent dans des gerbes d’étincelles et le bruit du métal froissé. Viki aperçut fugitivement Brent qui s’élançait du sommet en avant-coureur de la destruction.
Le dallage lui éclata à la figure lorsque l’échafaudage percuta le sol. Partout des tubes vidéo implosaient – bang ! – dans un bourdonnement de haute tension incontrôlée. Le présentoir s’était écrasé entre Viki et les Suabisme… et en plein sur deux des inconnus. Elle vit du sang coloré suinter sur le marbre. Deux mains inertes dépassaient du casier ; un fusil à canon court était tombé sur le sol juste hors de leur portée.
Puis le temps redémarra. Viki fut rudement empoignée par le milieu du corps et éloignée des décombres. De l’autre côté de son ravisseur, elle entendait crier Gokna et Djirlib. Puis il y eut un craquement amorti. Gokna hurla, et Djirlib se tut.
— Chef, qu’est-ce qu’on fait de…
— Laissez tomber ! On les a récupérés tous les six. On dégage ! Et que ça saute !
Tandis qu’on l’emmenait, Viki jeta un ultime coup d’œil derrière elle. Mais les inconnus abandonnaient leurs deux camarades, et elle ne pouvait voir, au-delà de l’étagère effondrée, si les Suabisme étaient encore là.
Ce fut un après-midi que Hrunkner Unnerby n’oublierait jamais. Depuis toutes les années qu’il connaissait Victory Smith, c’était la première fois qu’il la voyait à la limite de la perte de sang-froid. Juste après midi, un appel frénétique était parvenu via la liaison à micro-ondes : Sherkaner Underhill passait outre à toutes les priorités militaires avec la nouvelle de l’enlèvement collectif. Le général Smith raccrocha au nez de Sherkaner et mit son état-major en état d’alerte. Hrunkner Unnerby, lui qui avait été bombardé directeur de projet, redevenait une sorte de… de sergent. Il fit aligner le trimoteur de Smith sur la piste de décollage. Unnerby et le personnel subalterne vérifièrent la sécurité générale. Pas question de laisser sa générale prendre des risques. Des situations critiques comme celle-ci étaient exactement le genre d’incidents que les ennemis se plaisaient à créer – et c’est quand on croit que rien d’autre n’a d’importance qu’ils frappent leurs vraies cibles.
Le trimoteur mit moins de deux heures pour aller de la Commanderie des Terres à Princeton. Mais l’aéronef n’était pas un poste de commandement volant ; pareil luxe était au-delà des budgets actuels. La générale fut donc obligée de se contenter d’une liaison radio à faible débit pendant deux heures où elle était privée à la fois du centre de commandement et de contrôle et de son quasi-équivalent à Princeton. Deux heures à écouter des rapports fragmentaires et à essayer de coordonner une réaction. Deux heures de chagrin, de colère et d’incertitude. Deux heures à ronger son frein. C’était déjà le milieu de l’après-midi lorsqu’ils atterrirent, et il fallut encore une demi-heure pour gagner la Colline.
À peine leur voiture s’était-elle arrêtée que Sherkaner ouvrait les portières et les pressait de descendre. Prenant Unnerby par le bras, il s’adressa à la générale derrière lui :
— Merci d’avoir amené Hrunkner. J’ai besoin de vous tous les deux.
Il leur fit traverser le hall d’entrée et les attira dans son repaire au rez-de-chaussée.
Au fil des années, Unnerby avait observé Sherkaner dans diverses situations délicates : s’introduire dans la Commanderie des Terres à la force de son éloquence en pleine guerre avec les Tiefs, guider une expédition dans l’air raréfié de la Pleine Ténèbre, défendre son point de vue dans un débat radiodiffusé. Sherk ne gagnait pas à tous les coups, mais il avait toujours de l’imagination et des surprises à revendre. Avec lui, tout était une grandiose expérience et une merveilleuse aventure. Même lorsqu’il échouait, il voyait comment cet échec ouvrirait la voie à des expériences plus intéressantes. Mais aujourd’hui… aujourd’hui, Sherkaner était désespéré. Quand il tendit les bras vers Smith, le tremblement de sa tête et de ses membres supérieurs était plus prononcé que jamais.
— Il doit forcément y avoir un moyen de les retrouver. J’ai des ordinateurs, et la liaison micro-ondes avec la Commanderie.
Toutes les ressources qui l’avaient si bien servi par le passé.
— Je peux les ramener sains et saufs. Je sais que je le peux.
Smith resta un moment immobile, puis elle s’approcha de Sherk, passa un bras autour de ses épaules et caressa sa fourrure. Elle parla d’une voix douce et sérieuse, presque comme un soldat qui redonne du courage à un camarade dont les amis ne reviendront plus.
— Non, chéri. Tu ne peux pas tout.
Dehors, le ciel se couvrait. Un vent ténu sifflait par les fenêtres entrebâillées et les fougères frottaient contre les vitres en quartz. Nuages et arbustes ne laissaient filtrer qu’un demi-jour vert et sinistre.
La générale avait rapproché sa tête de celle de Sherkaner, et ils se regardaient fixement. Unnerby pouvait presque sentir le courant de peur et de honte qui passait entre eux. Puis, brusquement, Sherkaner s’effondra vers elle et l’enveloppa de ses bras. Le léger sifflement des pleurs de Sherkaner vint s’ajouter à celui du vent. On n’entendait rien d’autre dans la pièce. Au bout d’un moment, Smith leva une de ses mains postérieures pour signifier discrètement à Hrunkner de partir. Unnerby hocha la tête. L’épaisse moquette était jonchée de jouets – ceux de Sherkaner et ceux des enfants – mais il regarda où il mettait les pieds et réussit à partir sans bruit.
Le crépuscule tourna rapidement à la nuit, autant à cause de la tempête imminente qu’à la suite du coucher du soleil. Unnerby ne pouvait guère juger du temps qu’il faisait, car le poste de commandement de la maison n’avait que de minuscules fenêtres en surplomb. Smith y monta presque une demi-heure après Unnerby. Elle salua ses subordonnés qui s’étaient mis au garde-à-vous, puis se glissa sur son perchoir à côté de Hrunkner. Il agita les mains d’un air interrogateur. Elle haussa les épaules.
— Sherk s’en tirera, sergent. Il est là-haut avec ses étudiants de licence, il fait ce qu’il peut. Bon. Où en sommes-nous ?
Unnerby poussa vers elle une pile de dépositions qui encombraient la table.
— Le capitaine Downing et son équipe sont encore ici, si vous voulez leur parler vous-même, mais nous pensons tous qu’ils n’ont rien à se reprocher.
Nous tous, c’est-à-dire tout le personnel venu de la Commanderie.
— Les enfants étaient trop intelligents, c’est tout.
Les enfants avaient ridiculisé un dispositif de sécurité efficace. Bien sûr, ils connaissaient depuis longtemps ce dispositif et les habitudes des gens de la Sécurité, ils étaient amis avec les membres de l’équipe. Et, jusqu’à ce jour, la menace extérieure n’avait fait l’objet que d’exposés théoriques et de rumeurs occasionnelles. Tout cela avait joué en faveur des petits faucheux lorsqu’ils avaient décidé de faire une balade… Mais ce groupe de protection rapprochée avait été créé par les collaborateurs du général Victory Smith. Des gens intelligents et loyaux, qui souffraient autant que Sherkaner Underhill.
Smith repoussa les rapports vers Unnerby.
— D’accord. Remettez Daram et son équipe en circuit. Occupez-les. Quoi de neuf du côté des recherches ?
Elle fit signe à ses subordonnés de s’approcher et se mit elle-même sérieusement au travail.
Le PC de la Colline disposait de bonnes cartes et d’une table ad hoc pour les étaler. Avec la liaison à micro-ondes, il pourrait remplacer le centre des opérations de la Commanderie des Terres. Malheureusement, il ne bénéficiait d’aucun privilège particulier pour les communications dans Princeton. Plusieurs heures seraient nécessaires pour résoudre ce problème. Un flot constant de coursiers entraient et sortaient de la pièce. Beaucoup débarquaient tout droit de la Commanderie et n’étaient pas impliqués dans la catastrophe du jour. C’était une bonne chose : leur présence compensait la lassitude et le désespoir qui se lisaient sur l’aspect de certains autres. Il y avait des pistes. Il y avait des données nouvelles… à la fois rassurantes et inquiétantes.
Le chef des opérations anti-Parenté arriva une heure plus tard. Rachner Thract débutait tout juste à ce poste ; c’était un jeune faucheux et un ex-citoyen de Tiefstadt, combinaison insolite pour de pareilles fonctions. Il semblait avoir l’intelligence requise, mais donnait l’impression d’être plus intellectuel que férocement efficace. Ce n’était peut-être pas si mal que ça : Dieu sait si on avait besoin de gens qui comprennent la Parenté. Comment les valeurs intégristes pouvaient-elles tourner aussi mal ? Pendant la Grande Guerre, les gens de la Parenté, dissidents mineurs au sein de l’empire de Tiefstadt, avaient soutenu l’Accord en secret. Mais Victory Smith pensait qu’ils seraient la prochaine grande menace – à moins qu’elle n’obéisse simplement à sa méfiance générale envers les tradoques.
Thract étala sa cape imperméable sur le porte-manteau et ouvrit la sacoche qu’il transportait. Il posa les documents devant sa supérieure.
— Ceux de la Parenté sont mouillés jusqu’aux épaules dans ce coup, général.
— Je ne suis pas surprise, ça vous étonne ? dit Smith.
Unnerby savait à quel point elle devait être fatiguée, mais elle semblait en pleine forme – presque la Victory Smith habituelle. Presque. Elle était aussi calme, aussi courtoise que dans n’importe quelle réunion avec ses collaborateurs. Ses questions étaient adroites, comme toujours. Mais Unnerby détecta une différence, une légère distraction qui ne semblait pas résulter de l’anxiété ; c’était plutôt comme si l’esprit de la générale était quelque part ailleurs, en train de tirer des plans.
— Néanmoins, l’implication de la Parenté avait une faible probabilité ce matin. Qu’est-ce qui a changé, Rachner ?
— Deux interrogatoires et deux autopsies. Les faucheux qui ont été tués avaient subi un important entraînement physique, et pas dans une salle de musculation, apparemment ; on a trouvé des perforations anciennes dans leur chitine, et même une blessure par balle recousue.
Victory haussa les épaules.
— Il était clair depuis le début que c’était du travail de pros. Nous savons qu’il y a des menaces sur le sol national, des groupes tradoques marginaux. Il se pourrait qu’ils louent les services de prestataires compétents.
— Ça se pourrait, mais c’était des gens de la Parenté, pas des tradoques de chez nous.
— Vous avez des preuves tangibles ? demanda Unnerby, soulagé et un peu gêné de l’être.
— Euh.
Thract sembla étudier l’interlocuteur autant que la question. Le faucheux n’arrivait pas tout à fait à déterminer où Unnerby – un civil qu’on appelait « sergent » – pouvait se situer dans la hiérarchie. Faudra t’y habituer, mon petit.
— La Parenté insiste beaucoup sur ses racines religieuses ; jusqu’ici, toutefois, son ingérence dans nos affaires intérieures était marquée par la prudence. Elle ne dépassait pratiquement pas le financement discret de groupes tradoques locaux. Mais… aujourd’hui, ils se sont plantés. Ces gens-là étaient des pros de la Parenté. Ils ont très soigneusement veillé à brouiller leurs traces, mais c’était sans compter avec notre police scientifique. D’ailleurs, c’est un test inventé par un des étudiants de votre mari. Regardez : la répartition des types de pollen dans les voies respiratoires des deux cadavres indique une origine étrangère ; je peux même vous dire de quelle base de la Parenté ils sont partis. Ces deux-là n’avaient pas séjourné plus de quinze jours sur le territoire national.
Smith hocha la tête.
— S’ils étaient là depuis plus longtemps, le pollen aurait disparu ?
— Exact. Il aurait été capturé par leur système immunitaire et éliminé, disent les gens du labo. Voyez-vous, ceux de l’autre bord ont eu beaucoup plus de malchance que nous, aujourd’hui. Ils ont laissé derrière eux deux témoins vivants…
Thract hésita, se rappelant manifestement que ce n’était pas une réunion de travail ordinaire et que, pour Smith, une opération réussie d’après les critères habituels pouvait être un échec catastrophique.
La générale n’avait apparemment rien remarqué.
— Oui, le couple. Les gens qui avaient emmené leurs enfants au musée.
— Oui, madame. Et c’est un peu à cause d’eux que l’ennemi a perdu le contrôle des événements. Les gens du colonel Underville les ont interrogés tout l’après-midi.
Underville dirigeait les opérations intérieures.
— Ils veulent désespérément nous aider. Vous avez déjà entendu ce qu’elle a déjà tiré d’eux : un de vos enfants a provoqué la chute d’une pièce exposée et a tué deux des ravisseurs.
— Et tous les enfants ont été pris vivants.
— Exact. Mais Underville a appris encore autre chose. Nous sommes presque sûrs, maintenant, que… que les ravisseurs avaient l’intention d’enlever tous vos enfants. Quand ils ont vu ceux des Suabisme, ils ont cru que c’étaient les vôtres. Il n’y a pas tant de hors-phase que ça dans le monde, même maintenant. Ils ont tout naturellement supposé que les Suabisme étaient leurs gardes du corps, des gens à nous.
Dieu de la terre froide. Unnerby regarda par les étroites fenêtres. Il y avait un peu plus de lumière qu’avant, mais c’étaient les ultracouleurs actiniques des lampes de sécurité. Le vent, qui ne cessait de prendre de la force, projetait des gouttelettes étincelantes sur les fenêtres et pliait les tiges des fougères. Il allait y avoir un orage cette nuit, avec tonnerre et éclairs.
Ceux de la Parenté avaient donc raté leur coup parce qu’ils avaient une trop haute opinion des services de sécurité de l’Accord. Ils avaient tout naturellement présumé qu’il y aurait quelqu’un avec les enfants.
— Nous avons tiré pas mal d’informations de ces deux civils, général : l’histoire que ces types ont racontée pour se présenter, deux ou trois expressions quand l’affaire a mal tourné… Les ravisseurs avaient l’intention de supprimer tous les témoins. Les Suabisme ont eu une chance extraordinaire, même s’ils voient les choses autrement. Les deux que votre fils a tués étaient en train de séparer les Suabisme des enfants. L’un d’eux avait dégainé un fusil automatique, et tous les crans de sécurité étaient retirés. Le colonel Underville suppose que la mission originelle était de s’emparer de tous vos enfants et de ne pas laisser de témoins. En fait, des victimes civiles et du sang partout, ça cadrait bien avec leur scénario, puisqu’on accuserait les factions tradoques de chez nous.
— Dans ce cas-là, pourquoi ne pas laisser un ou deux enfants morts sur le carreau, en plus ? Ça leur aurait facilité la fuite.
La question de Victory était posée d’une voix calme, mais avec un certain détachement.
— Nous ne le savons pas, madame. Mais le colonel Underville pense qu’ils sont encore dans le royaume, peut-être même à Princeton.
— Oh ?
Le scepticisme le disputait à l’espoir.
— Je sais que Belga a réagi terriblement vite, et que ceux d’en face avaient leurs problèmes eux aussi. Bien. Ceci va être votre première grande opération sur le territoire national, Rachner, mais je veux qu’elle soit menée en étroite collaboration avec la Sécurité intérieure. Et vous allez être obligé de mettre dans le coup la Sûreté urbaine et la Brigade commerciale.
L’anonymat proverbial des Renseignements de l’Accord allait être sérieusement malmené dans les jours à venir.
— Essayez d’être gentil avec les gens de l’Urbaine et de la Commerciale. Nous ne sommes pas en état de guerre. Ils peuvent causer à la Couronne une montagne d’ennuis.
— Oui, madame. Le colonel Underville et moi-même avons mis en place des patrouilles communes avec la Sûreté urbaine. Quand les téléphones seront installés, nous aurons une sorte de poste de commandement partagé ici sur la Colline.
— Très bien… Je crois que vous êtes tout le temps en avance sur moi, Rachner.
Thract se permit un petit sourire en se redressant sur ses pieds.
— Nous allons vous ramener vos enfants, chef.
Smith allait répondre lorsqu’elle remarqua deux têtes minuscules qui pointaient au bas du chambranle.
— Je n’en doute pas, Rachner. Je vous remercie.
Thract s’éloigna de la table et un bref silence tomba sur la pièce. Les deux plus jeunes enfants d’Underhill – peut-être les deux seuls encore en vie – entrèrent timidement, suivis par le chef du groupe affecté à leur protection rapprochée, et trois soldats. Le capitaine Downing portait un parapluie replié, mais il était clair que Rhapsa et Petit-Hrunk n’en avaient pas profité. Leurs vestes étaient trempées et des gouttes de pluie s’accrochaient à leur chitine noire et luisante.
Victory ne sourit pas aux enfants. Son regard enregistra leurs vêtements mouillés et le parapluie.
— Vous traîniez dans la rue ?
Rhapsa lui répondit ; jamais Hrunkner n’avait entendu la petite diablesse parler si humblement.
— Non, maman. Nous étions avec papa, mais maintenant il est occupé. Nous sommes restés avec le capitaine Downing, entre lui et les autres…
Elle se tut, inclina la tête timidement vers son gardien.
Le jeune capitaine se mit au garde-à-vous, mais il avait l’air catastrophé du soldat qui vient de connaître le combat et la défaite.
— Désolé, madame. J’ai pris sur moi de ne pas utiliser le parapluie. Je voulais pouvoir voir dans toutes les directions.
— Vous avez tout à fait raison, Daram. Et… vous avez eu raison de les amener ici.
Elle s’accorda une seconde de silence pour contempler ses enfants. Rhapsa et Petit-Hrunk, immobiles, la regardaient à leur tour. Puis, comme si une sorte d’interrupteur central venait de basculer, ils se précipitèrent vers elle, leurs voix enflées dans un gémissement inarticulé. L’espace d’un instant, ils ne furent que bras et jambages, escaladant Smith et l’étreignant comme un père. À présent qu’avaient cédé les digues de leur réserve, ils pleuraient bruyamment et posaient des questions impérieuses : avait-on des nouvelles de Gokna, Viki, Djirlib et Brent ? Qu’est-ce qui allait se passer, maintenant ? Et ils ne voulaient pas rester seuls.
Au bout de quelques instants, le calme revint. Smith pencha la tête vers les enfants et Unnerby se demanda à quoi elle pensait. Elle avait encore deux enfants. Par malchance ou incompétence, c’était deux autres petits enfants qui avaient été kidnappés à leur place. Elle dressa une main en direction d’Unnerby.
— Hrunkner. J’ai une requête. Trouvez les Suabisme. Demandez-leur… offrez-leur mon hospitalité. S’ils voulaient bien attendre la fin de cette histoire ici sur la Colline… j’en serais très honorée.
Ils étaient très haut, dans une sorte de conduit d’aération vertical.
— Non, ce n’est pas une gaine d’aération ! dit Gokna. Les vraies ont tout plein de tuyaux supplémentaires et de câbles électriques.
On n’entendait pas le ronronnement de pales de ventilateur, juste le sifflement continu du vent en haut. Viki se concentra sur la vue juste au-dessus de sa tête. Elle apercevait une fenêtre grillagée au sommet, à une cinquantaine de pieds, peut-être. La lumière du jour, entrant par l’ouverture, éclaboussait çà et là les parois métalliques du cylindre. Ici, au fond, ils étaient dans la pénombre, mais il faisait plus qu’assez clair pour voir les paillasses, le W.-C. chimique, le sol de métal. Leur prison se réchauffa progressivement au fil des heures. Gokna avait raison. Ils avaient fait assez d’explorations à la maison pour savoir à quoi ressemblait une vraie colonne sèche. Mais c’était quoi, alors ?
— Regardez tous ces morceaux rapportés.
Elle montra les rondelles soudées sans soin çà et là sur les parois.
— Peut-être que cet endroit était abandonné… non, peut-être qu’il est encore en construction.
— Ouais, dit Djirlib. Ces travaux, c’est tout frais. Ils ont juste soudé en vitesse des plaques pour couvrir les trous d’accès, ça leur a peut-être pris une heure.
Gokna acquiesça sans même essayer d’avoir le dernier mot. Tant de choses avaient changé depuis ce matin. Djirlib n’était plus l’arbitre distant et irascible de leurs querelles. Il était plus sous pression que jamais, et elle savait à quel point il devait regretter amèrement de les avoir emmenés dans ce piège, alors que, comme Brent, il était l’aîné. Mais sa douleur n’était pas directement visible ; Djirlib était plus patient que jamais.
Et lorsqu’il parla, ses sœurs l’écoutèrent. Même en négligeant le fait qu’il était presque adulte, il était de loin le plus intelligent de tous.
— En fait, je crois savoir exactement où nous sommes.
Il fut interrompu par les bébés qui remuaient, perchés sur son dos. La fourrure de Djirlib n’était pas encore assez profonde pour être confortable, et il commençait déjà à puer. Alequere et Birbop tantôt réclamaient leurs parents à cor et à cri, tantôt se muraient dans un silence angoissant en pinçant rudement le dos du malheureux Djirlib. Ils semblaient vouloir repasser en mode audio. Viki tendit le bras et persuada Alequere de se laisser dorloter.
— Et c’est où ? demanda Gokna, mais sans la moindre trace de contestation dans la voix.
— Tu vois les toiles des octopèdes ? dit Djirlib en montrant le haut du conduit.
Fraîchement tissées, c’étaient de minuscules bouts de soie qui flottaient dans la brise à côté de la grille.
— Chaque variété a son propre motif. Celles-là, tout en haut, sont particulières à la région de Princeton, mais elles nichent dans les endroits les plus élevés. Le sommet de notre Colline est tout juste assez haut pour elles. Donc… j’imagine que nous sommes encore en ville, et que nous sommes tellement haut que nous devons être visibles à des milles à la ronde. Nous sommes soit dans le quartier des collines, soit dans ce nouveau gratte-ciel au Centre-Ville.
Alequere se remit à pleurer. Viki la berça doucement. C’était le genre de méthode qui réussissait toujours à calmer Petit-Hrunk, mais… Ah, un miracle ! Alequere cessa de gémir. Peut-être était-elle tellement épuisée qu’elle n’arrivait plus à parler normalement. Mais non : quelques secondes plus tard, la petite fille lui adressa un pâle petit sourire et se contorsionna pour pouvoir tout observer. Brave petite faucheuse ! Viki la berça encore quelques secondes puis dit :
— D’accord. Peut-être qu’ils nous ont fait tourner en rond dans leur camion… Le Centre-Ville, que tu dis ? On a entendu deux ou trois aéronefs, mais où sont les bruits de la rue ?
— Tout autour.
C’était presque les premières paroles que Brent prononçait depuis l’enlèvement. Brent était lent et lourd. N’empêche qu’il avait été le seul à deviner ce qui se passait ce matin. C’était lui qui s’était détaché des autres et s’était tapi dans le noir. Brent était de taille adulte : quand il était tombé sur l’ennemi en chevauchant ce mortel présentoir, il aurait pu s’estropier. Lorsque les autres l’avaient traîné dehors par l’entrée de service du Musée, Brent était inerte et muet. Il n’avait rien dit pendant tout le trajet, s’était contenté de répondre d’un signe de la main lorsque Djirlib et Gokna lui avait demandé s’il n’avait rien de cassé.
En fait, il semblait qu’il se soit fracturé un antérieur et blessé au moins un autre, mais il ne voulut pas leur laisser voir les dégâts. Viki le comprenait. Brent aurait tout autant honte que Djirlib – et se sentirait encore plus inutile. Il s’était recroquevillé, morose, puis – après leur première heure de captivité – il avait commencé à faire les cent pas en claudiquant. Il tapotait les parois, trépignait sur le sol métallique, et, souvent, se laissait choir à plat ventre, comme s’il faisait le mort – ou qu’il était complètement désespéré. C’est dans cette posture qu’il se trouvait maintenant.
— Vous ne les entendez pas ? insista-t-il. Écoutez avec le ventre.
Il y avait des années que Viki n’avait pas joué à ça. Mais elle et les autres imitèrent Brent et s’aplatirent sur le sol sans s’appuyer sur aucun membre. Ce n’était pas très confortable, et on ne pouvait pas s’accrocher à quoi que ce soit. Alequere quitta d’un bond les bras de Viki. Birbop rejoignit sa sœur. Ils allèrent d’un enfant à l’autre et les chatouillèrent. Au bout d’un moment, ils se mirent tous les deux à glousser.
— Chut ! dit tout bas Viki.
Et ils gloussèrent de plus belle. Combien de fois Viki avait-elle prié pour que ces deux-là retrouvent le moral ? Et maintenant, elle voulait précisément qu’ils se taisent un peu. Elle les évacua de son esprit et se concentra. Hum. Ce n’était pas exactement du son, pas pour les oreilles de la tête, en tout cas. Mais elle le percevait partout sur son ventre. Il y avait un bourdonnement continu en arrière-plan… et d’autres vibrations, plus irrégulières. Ah ! C’était le fantôme de la vie trépidante qu’on percevait au bout de ses pieds quand on se promenait dans le Centre-Ville ! Et puis : le grincement à nul autre pareil de freins de camion brusquement sollicités.
Djirlib riait sous cape.
— Avec ça, la cause est entendue ! Ils se croyaient malins avec ce container hermétique. Mais maintenant, nous savons.
Viki quitta sa position inconfortable et consulta Gokna du regard. Djirlib était plus intelligent, mais, en matière de sournoiserie, il n’était jamais arrivé à la cheville de ses sœurs. Gokna répondit aimablement, d’abord pour être polie, ensuite parce que le ton approprié aurait fait fuir les bébés.
— Djirl, je ne crois pas qu’ils essayaient de nous cacher des trucs.
Djirlib releva la tête en arrière – c’était presque le geste qui signifiait chez lui « ton frangin en sait plus » – puis il comprit le message.
— Gokna, ils auraient pu nous amener ici en cinq minutes. Au lieu de quoi, on a passé plus d’une heure à rouler. Qu’est-ce que…
— Je crois, dit Viki, qu’ils ont peut-être essayé d’échapper aux services de sécurité de maman. Ces faucheux avaient plusieurs véhicules à leur disposition ; ils nous ont transférés deux fois, si tu te rappelles bien. Peut-être qu’en réalité ils essayaient de sortir de la ville, et qu’ils ont compris qu’ils n’y arriveraient pas.
Viki désigna d’un geste leur prison.
— S’ils ne sont pas trop bêtes, ils savent qu’on en a vu un peu trop.
Elle essaya de conserver un ton décontracté. Birbop et Alequere s’étaient propulsés jusqu’à Brent, toujours aplati, et lui faisaient les poches.
— On pourrait les identifier, Djirlib. On a aussi vu le chauffeur, et la femme à côté de la rampe de chargement du musée.
Et elle lui parla du fusil automatique qu’elle avait vu par terre au musée. Une expression d’horreur agita brièvement les traits de Djirlib.
— Tu ne crois pas que c’est des tradoques, qui cherchent seulement à embarrasser papa et la générale ?
Gokna et Viki lui firent signe que non. Puis Gokna dit :
— Je crois que ce sont quand même des soldats, Djirl, même avec ce qu’ils disent.
En fait, il y avait eu deux mensonges l’un sur l’autre. Lorsque les inconnus étaient apparus dans la salle de vidéomancie, ils avaient prétendu faire partie des services de sécurité de maman. Mais quand ils avaient jeté les enfants dans cette prison, ils parlaient comme des tradoques : les enfants étaient un exemple abominable pour les gens respectables, il ne fallait pas leur faire de mal, mais leurs parents seraient démasqués et dénoncés comme pervers, etc. C’est ce qu’ils disaient, mais Gokna comme Viki avaient remarqué leur manque d’enthousiasme. À la radio, la plupart des traditionalistes bouillaient de rage ; ceux que Viki et Gokna avaient rencontrés en personne se ratatinaient à la seule vue d’enfants hors phase. Ces ravisseurs gardaient leur sang-froid ; derrière toute cette rhétorique, il était clair que les enfants n’étaient que du fret en transit. Viki n’avait remarqué que deux émotions sincères sous leur professionnalisme. Leur chef prenait très mal la mort des deux sbires que Brent avait écrabouillés… et, assez souvent, il y avait un soupçon de regret quant au sort des enfants eux-mêmes.
Viki vit Djirlib tressaillir lorsqu’il comprit ce que tout cela impliquait, mais il garda le silence. Deux hurlements de rire interrompirent sa lugubre introspection. Alequere et Birbop ne prêtaient aucunement attention à Gokna, Viki ou Djirlib. Ils avaient découvert la ficelle à bobiner que Brent dissimulait dans sa veste. Alequere sauta en arrière, tirant la cordeliane en un arc vertical. Birbop la saisit au vol et tourna prestement autour de Brent comme pour lui ligoter les jambages.
— Dis donc, Brent, je croyais que tu étais trop vieux pour ce genre de truc, plaisanta Gokna avec une gaieté forcée.
Brent réagit lentement, toujours sur la défensive.
— Je m’ennuie quand je suis loin de mes maquettes. On peut jouer à la cordeliane partout.
Brent était une sorte d’expert en figures de cordeliane. Quand il était plus jeune, il se mettait souvent sur le dos et utilisait tous ses bras et jambages – même ses mains nourricières – pour tisser des figures sans cesse plus élaborées. Tout à fait le genre de passe-temps stupide et compliqué qui faisait les délices de Brent.
Alequere avait repris la cordeliane. Birbop s’empara de l’extrémité libre et grimpa à toute allure une quinzaine de pieds à la verticale, tirant partie de toutes les prises disponibles, comme seuls les très jeunes peuvent le faire. Il agita la cordeliane à l’adresse de sa sœur, la mettant au défi de le ramener au sol. Lorsqu’elle s’y essaya, il se dégagea d’un coup sec et monta encore de cinq pieds. Il bougeait exactement comme Rhapsa, en un peu plus agile, peut-être.
— Pas si haut, Birbop, tu vas tomber !
Viki, elle, parlait exactement comme papa.
Au-dessus du bébé, les parois s’étiraient infiniment vers le haut. Au sommet, à cinquante pieds au-dessus des enfants, se trouvait la petite fenêtre. Derrière elle, Viki vit Gokna sursauter.
— Tu penses ce que je pense ? demanda Viki.
— P… probablement.
Quand elle était petite, Rhapsa aurait grimpé jusqu’en haut. Leurs ravisseurs n’étaient pas aussi intelligents qu’ils le croyaient. Quiconque avait déjà gardé des bébés aurait été plus averti. Mais les deux ravisseurs mâles étaient des jeunes de la génération actuelle.
— Mais s’il tombe…
S’il tombait, il n’y aurait pas de toile de réception comme sous un filet à grimper, pas même de tapis amortisseur. Un faucheux de deux ans pouvait peser entre quinze et vingt livres. Les bébés adoraient grimper ; c’était comme s’ils pressentaient qu’ils en seraient réduits à monter les escaliers où à faire les sauts les plus triviaux une fois qu’ils seraient gros et lourds. Les bébés pouvaient tomber de bien plus haut que les adultes sans se blesser grièvement, mais ils se tueraient quand même en tombant d’une grande hauteur. Des enfants de deux ans n’en étaient pas conscients. Une simple suggestion enverrait Birbop au sommet, jusqu’à la fenêtre. Il avait de bonnes chances d’y parvenir…
Normalement, Viki et Gokna se lanceraient dans n’importe quel projet délirant, mais il s’agissait là de risquer la vie d’autrui… Elles s’interrogèrent un moment du regard.
— Je… je ne sais pas, Viki.
Et s’ils ne faisaient rien ? Les bébés seraient vraisemblablement massacrés avec les autres. Quel que soit leur choix, les conséquences pouvaient être effroyables. Soudain, Viki eut la frousse comme ça ne lui était encore jamais arrivé. S’éloignant de la paroi, elle vint se placer au-dessous du souriant Birbop. Ses bras se levèrent pour persuader le bébé de redescendre. Elle les rabaissa de force, obligea sa voix à adopter un ton taquin et espiègle.
— Hé, Birbop ! Tu crois que tu peux tirer la ficelle jusqu’à cette petite fenêtre ?
Birbop inclina la tête, braqua ses yeux de bébé vers le haut.
— Bien sûr.
Et le voilà parti, bondissant de soudure en soupape, de plus en plus haut. Tu me rends un fier service, mon petit, même si tu ne le sais pas.
Au sol, Alequere piaulait furieusement, scandalisée de voir Birbop accaparer toute l’attention. Elle tira violemment sur la cordeliane, et son frère resta accroché par trois bras à un mince rebord vingt mètres plus haut. Gokna souleva Alequere, lui enleva la ficelle des mains et la remit à Djirlib.
Viki essaya de se débarrasser de sa peur ; elle regarda le bébé grimper de plus en plus haut. Et si on peut arriver jusqu’à la fenêtre, qu’est-ce qu’on fait ? Lancer des messages ? Mais ils n’avaient pas de quoi écrire, et ils ne savaient pas exactement où ils étaient ni où le vent pourrait emporter une feuille de papier… Et soudain, elle vit comment ils pourraient peut-être faire d’une pierre deux coups.
— Brent, ta veste !
Elle agita les mains pour signifier à Gokna d’aider Brent à l’enlever.
— Oui !
Gokna tirait sur les manches et le pantalon avant même que Viki ait fini de parler – ou presque.
Brent les regarda fixement une seconde, surpris, puis il comprit où elles voulaient en venir et coopéra. Sa veste était presque aussi grande que celle de Djirlib, mais sans les fentes dans le dos. Ils la tendirent entre eux trois en essayant de suivre les mouvements latéraux de Birbop le grimpeur. S’il tombait, peut-être que… C’était le genre de truc qui marchait toujours dans les romans d’aventure. Mais quand on se retrouvait pour de vrai dans ce genre de situation, l’heureux dénouement semblait plus ou moins absurde.
Alequere continuait de pousser des cris perçants et de se débattre pour échapper à Djirlib. Birbop se moquait d’elle. Il riait, très heureux de jouer les vedettes en accomplissant un exploit qui lui attirerait normalement une bonne fessée. À quarante pieds du sol, il ralentissait. Les prises pour les pieds et les mains se raréfiaient ; il avait dépassé le niveau des principaux dispositifs d’aération. Par deux fois, il faillit laisser choir la cordeliane en la passant d’une main à l’autre. Il prit son élan sur un surplomb incroyablement étroit et, par un bond de côté, franchit les trois derniers pieds. Une de ses mains accrocha la grille de la fenêtre. Un instant plus tard, sa silhouette se détachait à contre-jour.
Avec seulement deux yeux, ceux de devant, les bébés étaient quasiment obligés de se tourner pour voir derrière eux. Pour la première fois, Birbop regarda vers le bas. Son rire triomphant s’étouffa lorsqu’il vit à quelle hauteur il était parvenu, si haut que même son instinct de bébé lui disait qu’il courait des risques. Ce n’était pas pour rien que les parents ne vous laissaient pas grimper aussi haut que vous vouliez. Les bras et jambages de Birbop s’accrochèrent par réflexe aux barreaux de la grille.
Et ils n’arrivèrent pas à le persuader que personne ne monterait pour l’aider et qu’il pouvait redescendre par ses propres moyens. Viki n’avait jamais imaginé que ce pourrait être un problème. Chaque fois que Rhapsa ou Petit-Hrunk s’étaient échappés vers des hauteurs interdites, ni l’un ni l’autre n’avait jamais eu de difficultés à redescendre.
Juste au moment où Birbop semblait rester paralysé pour de bon, sa sœur cessa de pleurer et se mit à rire de lui. Après quoi, il ne fut pas difficile de le convaincre de passer la cordeliane entre les barreaux et de s’en servir pour assurer sa descente.
La plupart des bébés trouvaient tout seuls l’idée de se laisser descendre au bout d’une cordeliane ; peut-être était-ce là le souvenir de quelque instinct animal. Birbop démarra avec cinq membres enserrant le brin descendant et trois comme freins sur le brin montant. Mais après qu’il fut descendu de quelques pieds et qu’il était clair que la cordeliane glissait sans effort, il ne se retint plus que par trois bras, puis par deux. Ricochant à coups de pieds sur les parois, il chutait en voltige tel un tarant bondissant. En dessous de lui, Viki et les autres se trémoussaient dans un vain effort pour maintenir leur filet improvisé sous lui… et puis il atterrit.
Ils avaient maintenant une boucle de cordeliane qui allait du sol à la fenêtre grillagée. Elle brillait et tressautait en libérant la tension accumulée.
Gokna et Viki discutèrent pour savoir qui des deux assurerait la phase suivante. C’est Viki qui l’emporta : avec moins de quatre-vingts livres, c’était la plus légère de la famille. Elle tira sur la cordeliane et se balança tandis que Brent et Gokna arrachaient la doublure en soie de la veste. Elle était mouchetée de rouge et d’ultrableu. Mieux encore, elle était constituée de couches repliées ; en la découpant suivant la couture, ils obtinrent une bannière légère comme de la fumée mais de quinze pieds de long. Quelqu’un finirait sûrement par la remarquer.
Gokna replia la doublure en carré et la remit à Viki.
— Cette ficelle, tu crois vraiment qu’elle va tenir ?
— Absolument.
Peut-être. Elle était lisse et élastique, comme toute bonne cordeliane. Que se passerait-il lorsqu’elle serait tendue au maximum ?
— Je crois qu’elle tiendra, dit Brent. J’aime bien accrocher des trucs dans mes constructions. La ficelle, je l’ai prise dans le labo de mécanique.
Voilà qui la rassurait plus que toute autosuggestion.
Viki retira sa propre veste, empoigna le drapeau improvisé dans ses mains nourricières et entama son ascension. Les autres rapetissaient dans sa vision arrière, petite constellation anxieuse autour du « filet de sécurité ». Pour ce que ça pourrait servir si quelqu’un d’aussi lourd qu’elle dégringolait… Elle se balançait de droite à gauche et progressait par rebonds successifs. En réalité, c’était facile. Même un adulte complètement développé n’aurait aucun mal à monter à la verticale entre deux cordes de maintien… tant qu’elles tenaient. Tout en surveillant la cordeliane, Viki gardait un œil sur la porte en bas. Bizarrement, elle ne s’était jusqu’à présent pas préoccupée d’éventuelles interruptions. Mais le succès était si proche. Ce serait tout ou rien si l’un des nervis choisissait ce moment pour voir ce qu’ils faisaient. Encore quelques pieds…
Elle glissa ses antérieures entre les barreaux de la fenêtre et se hissa tout près de l’air libre. Elle ne pouvait se percher nulle part, et les barreaux étaient trop serrés pour que même un bébé puisse passer au travers… mais, oh ! quelle vue ! Ils étaient au sommet d’un des nouveaux immeubles géants, à au moins trente étages du sol. Le ciel était devenu une mer de nuages chaotique et un vent féroce soufflait devant la fenêtre. Même si la vue vers le bas était partiellement occultée par les étages inférieurs, Princeton s’étendait devant Viki comme une maquette de toute beauté. Son regard plongeait directement dans une rue, elle voyait des bus, des mobiles, des gens. Et s’ils regardaient dans sa direction… Viki déroula la doublure de la veste et la passa à travers la grille. Le vent faillit la lui arracher des mains. Elle l’agrippa plus fermement, déchirant le tissu de ses mains pointues. Il était tellement mince ! Doucement, soigneusement, elle replia les extrémités et les attacha en quatre endroits différents. Maintenant, le vent déployait le carré coloré sur le côté du gratte-ciel. Le tissu claquait, tantôt s’élevant pour masquer la fenêtre, tantôt retombant sur la maçonnerie, en dessous de son champ de vision.
Un dernier regard sur la liberté : là où la terre rencontrait la couverture nuageuse, les collines de la ville disparaissaient dans les ténèbres. Mais Viki y voyait assez clair pour s’orienter. Il y avait une éminence, pas tout à fait aussi haute que les autres, où rues et maisons se disposaient en spirale. La Colline ! Son regard portait jusqu’à chez elle !
Viki redescendit d’un trait dans une allégresse incomparable. Ils allaient gagner ! Elle aida les autres à rembobiner la cordeliane scintillante, qui réintégra sa cachette dans la veste de Brent. Tandis que la pénombre s’épaississait, ils se demandèrent quand leurs geôliers allaient reparaître et discutèrent de ce qu’il faudrait faire alors. L’après-midi s’assombrit considérablement et il commença à pleuvoir. N’empêche que le tissu qui claquait dans le vent les consolait un peu.
À un moment ou un autre après minuit, l’orage arracha la bannière et la jeta aux ténèbres.
Le Droit de pétition au Subrécargue était une tradition commode. Elle était même enracinée dans la réalité historique, bien que Tomas Nau soit persuadé qu’au milieu des Années Fléaux, des siècles auparavant, les seules requêtes auxquelles on ait donné satisfaction étaient affaire de propagande. Aux temps modernes, la manipulation des pétitions était le moyen qu’Alan Nau préférait pour maintenir sa popularité et miner les factions rivales.
Tactique habile, pour peu qu’on évite d’avoir des assassins comme pétitionnaires, erreur fatale à l’oncle Alan. Dans les vingt-quatre ans qui avaient suivi l’arrivée dans le système MarcheArrêt, Tomas Nau avait écarté une douzaine de pétitions. Celle d’aujourd’hui était la première à soutenir que « le temps relève de l’essence ».
Nau considéra les cinq pétitionnaires qui attendaient de l’autre côté de la table. Pardon, les représentants des Pétitionnaires. Ils prétendaient avoir cent partisans, mobilisables sous préavis de huit Ksec seulement. Nau sourit et leur fit signe de s’asseoir.
— Gestionnaire du personnel de pilotage Xin. Vous êtes, je crois, le plus ancien ici. Veuillez expliquer votre pétition.
— Oui, Subrécargue.
Xin coula un regard vers sa petite amie, Rita Liao. C’était l’un et l’autre des Émergents de la planète mère, issus de familles qui donnaient des Focalisés et des Suiveurs depuis plus de trois cents ans. Tels étaient les piliers de la culture Émergente, et il aurait dû être facile de les administrer. Hélas, rien n’était facile dans ce trou perdu à vingt années-lumière de toute civilisation. Xin resta muet une seconde de plus. Il se retourna nerveusement vers Kal Omo. Omo lui répondit par un regard glacial et Nau regretta soudain de ne pas avoir pris le temps de se laisser informer par le sergent d’intendance. Comme Brughel était actuellement hors Veille, il n’aurait personne sur qui rejeter la responsabilité s’il se voyait obligé de rejeter la pétition.
— Comme vous le savez, Subrécargue, beaucoup d’entre nous travaillent sur l’analyse des données au sol. Un nombre encore plus grand s’intéressent en général aux Araignées que nous surveillons…
Nau lui accorda un sourire bienveillant :
— Je sais. Vous traînez chez Benny et vous écoutez les traductions.
— Oui, monsieur. Hum. Nous aimons beaucoup « La Science racontée aux enfants » et certaines traductions de récits. Ils nous aident à affiner nos analyses. Et…
Ses yeux se perdirent dans le vague.
— Je ne sais pas. Ces Araignées ont tout un monde, là-bas, même si elles ne sont pas humaines. Comparées à nous, elles semblent parfois plus…
Nau était sûr qu’il allait dire « réelles ».
— Je veux dire… nous avons fini par aimer certains des enfants araignées.
Comme prévu. Les traductions en direct étaient maintenant massivement tamponnées. On n’avait jamais découvert ce qui avait au juste déclenché l’épidémie de sida mental galopant, ni même si elle avait un rapport avec le spectacle. Anne estimait que le risque actuel n’était pas plus élevé que celui des autres opérations menées par les Émergents. Nau toucha doucement la main de Qiwi assise à sa droite. Elle lui sourit. Les enfants araignées étaient importants. Il n’aurait peut-être jamais compris s’il n’y avait pas eu Qiwi Lisolet. Qiwi lui avait été tellement utile. En l’observant, en lui parlant, en la trompant, on n’en finissait pas d’apprendre des choses. De vrais enfants représenteraient une charge excessive pour les ressources de L1 ; il fallait bien leur trouver un substitut. Qiwi, ses projets et ses rêves l’avaient mis sur la voie.
— Nous aimons tous les petits faucheux, gestionnaire Xin. Votre pétition a-t-elle un rapport avec le kidnapping ?
— Oui, monsieur. Il s’est écoulé soixante-dix Ksec depuis l’enlèvement. Les Araignées de l’Accord utilisent ce qu’elles ont de mieux en télécoms et en systèmes d’espionnage plus intensément que jamais. Ça ne leur sert strictement à rien, mais nos zombies, eux, en tirent le maximum. Les liaisons à microondes de l’Accord sont pleines de messages interceptés en provenance de la Parenté. L’encryptage de la Parenté est essentiellement algorithmique ; ils ne connaissent pas les codes non réutilisables. L’Accord ne peut pas déchiffrer leurs messages, mais les algorithmes sont faciles pour nous. Depuis quarante Ksec, nous… j’utilise nos traducteurs et nos analystes. Je crois savoir où les enfants sont détenus. Cinq analystes affirment avec une quasi-certitude que…
— Cinq analystes, trois traducteurs et une partie du système de surveillance embarqué de la Main invisible.
Puissante et implacable, la voix de Reynolt couvrait celle de Xin.
— En outre, le gestionnaire Xin a mobilisé presque un tiers du soutien informatique.
Omo renchérit, manifestement sur la même longueur d’onde – c’était peut-être la première fois que Nau constatait un tel unisson entre Reynolt et la Sécurité.
— De plus, cela ne pourrait pas se produire si le gestionnaire des pilotes et certains autres gestionnaires privilégiés n’utilisaient pas les codes ressources de secours.
Le regard du sergent Omo balaya les pétitionnaires. Ils se ratatinèrent – les Émergents plus craintivement que les Qeng Ho. Abus des ressources communautaires. L’ultime péché. Nau sourit intérieurement. Brughel aurait été encore plus menaçant, mais Omo suffirait.
Nau leva la main et le silence descendit dans la salle.
— Je comprends, sergent d’intendance. Je veux un rapport de vous et du directeur Reynolt sur les dommages durables qui pourraient résulter de cette…
En fait, il n’utiliserait pas le mot « activité ». Il réfléchit encore un instant, travaillant son expression comme pour cacher le dilemme du juste qui tente de réconcilier les désirs des individus avec les besoins à long terme de la communauté. Il sentit Qiwi lui presser la main.
— Gestionnaire des pilotes, vous comprenez que nous ne pouvons révéler notre présence, n’est-ce pas ?
— Oui, Subrécargue, dit humblement Xin.
— Vous, le tout premier, devriez savoir à quel point nos effectifs sont insuffisants ici. Après les combats, nous manquions de Focalisés et de personnel en général. Après l’épidémie d’il y a quelques Veilles, la situation a empiré chez les Focalisés. Nous n’avons pas de gros matériel, peu d’armes, et même à peine de quoi nous déplacer à l’intérieur du système. Nous pourrions peut-être intimider une faction araignée ou nous allier avec une autre, mais les risques seraient énormes. La politique la plus sûre est celle que nous suivons depuis le Massacre Diem : attendre dans l’ombre. Le passage de cette planète à l’Ère de l’information n’est plus qu’une question d’années. Nous finirons par établir l’automatisation humaine dans les réseaux des Araignées. Nous finirons par avoir une civilisation capable de remettre nos vaisseaux en état, et que nous pourrons gérer sans risques. En attendant… en attendant, nous n’osons pas agir directement de quelque manière que ce soit.
Nau évalua du regard chacun des pétitionnaires : Xin, Liao, Fong. Trinli était assis un peu à l’écart, comme pour montrer qu’il avait essayé de persuader les autres de renoncer à leur démarche. Ezr Vinh était hors Veille, sinon il serait sûrement présent. C’étaient tous des fauteurs de troubles, selon les critères de Brughel. Au fil des Veilles, le microcosme L1 s’éloignait de plus en plus des normes d’une communauté émergente. C’était lié d’une part à leur situation désespérée et, d’autre part, à l’assimilation des Qeng Ho. Même dans la défaite, les attitudes des Fourgueurs étaient corrosives. Oui, à l’aune des normes civilisées, ces gens étaient des fauteurs de troubles – mais c’était aussi les gens qui, avec Qiwi, rendaient la mission possible.
Personne ne dit mot pendant un moment. Des larmes sourdaient silencieusement des yeux de Rita Liao. La microgravité de Hammerfest n’arrivait pas à les faire ruisseler sur ses joues. Jau Xin baissa la tête en signe de soumission.
— Je comprends, Subrécargue. Nous retirons la pétition.
Nau hocha la tête courtoisement. Il n’y aurait pas de punition, et ils auraient compris une leçon importante.
C’est alors que Qiwi lui tapota la main. Elle arborait un grand sourire !
— Pourquoi ne pas effectuer là un test de ce que nous ferons plus tard ? C’est vrai, nous ne pouvons pas révéler notre existence, mais regarde ce que Jau a accompli. Pour la première fois, nous exploitons véritablement le système de renseignements des Araignées. Leur automatisation mettra peut-être encore vingt ans pour arriver à l’Âge de l’information, mais elles poussent l’informatique encore plus loin qu’à l’Aube des temps sur la Vieille Terre. Les traducteurs d’Anne finiront par injecter des informations dans leur système, alors, pourquoi ne pas commencer maintenant ? On devrait chaque année intervenir un peu plus, expérimenter un peu plus.
L’espoir brilla dans les yeux de Xin, mais ses paroles demeurèrent en retrait.
— Sont-elles vraiment aussi avancées que cela ? Ces créatures ont lancé leur premier satellite l’an dernier seulement. Elles n’ont pas de réseaux invasifs de localiseurs – ni de réseaux de localiseurs tout court. À part cette pitoyable liaison entre Princeton et la Commanderie des Terres, elles n’ont même pas de réseau télématique. Comment pouvons-nous injecter de l’information dans leur système ?
Oui, comment ?
Mais Qiwi souriait toujours. Ça lui donnait l’air presque aussi jeune que les cinq premières années où il l’avait eue en sa possession.
— Vous disiez que l’Accord a intercepté des télécoms de la Parenté associées à l’enlèvement ?
— Absolument. C’est ainsi que nous savons ce qui se passe. Mais les Renseignements de l’Accord ne peuvent pas casser la crypto de la Parenté.
— Ils essaient de déchiffrer les messages interceptés ?
— Oui. Plusieurs de leurs plus puissants ordinateurs – gros comme des maisons – se démènent à chaque bout de la liaison micro-ondes entre Princeton et la Commanderie. Il leur faudrait des millions d’années pour trouver la clef de décryptage… Oh !
Xin ouvrit de grands yeux.
— Nous pouvons le faire sans qu’ils s’en doutent ?
Nau avait compris presque en même temps, il demanda à la cantonade :
— Infos : comment génèrent-ils des clefs tests ?
Au bout d’une seconde, une voix répondit :
— Démarche pseudo-aléatoire modifiée par ce que leurs mathématiciens savent des algorithmes de la Parenté.
Qiwi lisait quelque chose dans ses ATH.
— Il semblerait que l’Accord expérimente actuellement le traitement partagé des données sur sa liaison. C’est ridicule, puisqu’ils ont moins de dix ordinateurs sur l’ensemble de leur réseau. Mais nous avons une douzaine d’espiosats qui traversent le faisceau de leur liaison micro-ondes. Il serait facile de pomper des infos sur ce qui transite entre leurs relais… de toute façon, c’est comme ça que nous allons faire nos premières insertions. Dans ce cas, nous n’aurons que de menues modifications à effectuer lorsqu’ils enverront des clefs tests. De l’ordre d’une centaine de bits, peut-être, même en comptant les bits d’encadrement.
Reynolt :
— Vu. Même s’ils font une enquête plus tard, ça passera pour une panne plausible. Je vous déconseillerais d’essayer avec plus d’une clef : trop dangereux.
— Une clef devrait suffire, si la session est la bonne.
Qiwi regarda Nau.
— Tomas, ça pourrait marcher. Les risques sont faibles, et, de toute façon, nous devrions expérimenter des mesures actives. Tu sais que les Araignées s’intéressent de plus en plus à l’espace. Nous allons peut-être être forcés d’intervenir massivement, et bientôt.
Elle lui tapota l’épaule. Jamais elle ne lui avait témoigné autant de familiarité en public. Sous une apparence de bonne humeur, Qiwi avait ses propres intérêts émotionnels dans cette affaire.
Mais elle avait raison. Ce pourrait être la « première livraison » idéale des zombies d’Anne. C’était le moment de se montrer généreux. Nau sourit à son tour à Qiwi.
— Très bien, mesdames et messieurs. Vous m’avez convaincu. Anne, arrangez-vous pour révéler une clef. Je crois que le gestionnaire Xin peut vous indiquer la session critique. Donnez à cette opération une priorité transitoire première classe pour les quarante prochaines Ksec… et, rétroactivement, pour les quarante dernières.
Xin, Liao et les autres étaient donc officiellement tirés d’affaire.
Ils ne poussèrent pas de vivats, mais Nau perçut un certain enthousiasme et une gratitude abjecte lorsque les pétitionnaires se levèrent et se propulsèrent hors de la pièce.
Qiwi commença à les suivre, puis elle se retourna prestement et embrassa Nau sur le front.
— Merci, Tomas.
Et la voilà partie avec les autres.
Nau se tourna vers le dernier visiteur restant, Kal Omo.
— Surveillez-les, sergent. Je crains qu’à partir de maintenant les choses ne se compliquent.
Pendant la Grande Guerre, il y avait eu des périodes où Hrunkner Unnerby s’était passé de sommeil des jours entiers d’affilée, pris en permanence sous le feu ennemi. Cette nuit-ci était pire. Dieu seul savait combien souffraient la générale et Sherkaner. Une fois les lignes téléphoniques installées, Unnerby avait passé le plus clair de son temps dans le PC commun, juste à côté de la salle sécurisée réservée aux Renseignements et dans le même couloir. Avec la police locale et l’équipe des télécommunications d’Underville, il essayait de remonter à la source les rumeurs qui couraient en ville. La générale, parfaite incarnation de l’énergie sereine, n’avait cessé de se déplacer à droite et à gauche. Mais Unnerby voyait bien que sa supérieure hiérarchique était à la limite de ses forces. Elle en faisait trop, s’impliquait à tous les niveaux. Zut, ça faisait déjà trois heures qu’elle était partie avec l’une des équipes de terrain.
Une fois, il sortit pour voir où en était Underhill. Sherk s’était retranché dans le laboratoire des signaux, juste en dessous du sommet de la Colline. La culpabilité pesait sur lui comme une lèpre, étouffant la géniale allégresse avec laquelle il abordait chaque nouveau problème. Loin de se laisser démonter, il remplaçait en revanche son débordant enthousiasme par l’obsession du résultat. Pianotant frénétiquement sur ses ordinateurs, il réquisitionnait toutes les données possibles. Unnerby ne savait pas exactement ce que l’autre faisait, mais il n’y comprenait rien.
— C’est des maths, Hrunk. Pas de l’ingénierie.
— Ouais, la théorie des nombres, précisa le chercheur crasseux dont c’était le laboratoire. Nous sommes à l’écoute de…
Il se pencha en avant, apparemment perdu dans les mystères de sa propre programmation.
— Nous essayons de déchiffrer les messages interceptés.
Il devait parler des signaux fragmentaires en provenance de la région de Princeton détectés juste après l’enlèvement.
— Mais nous ne savons même pas s’ils viennent des ravisseurs, objecta Unnerby.
Et si j’étais la Parenté, je me servirais de codes non réutilisables et pas d’un vulgaire chiffrage à clefs.
Jaybert Machinchose se contenta de hausser les épaules et continua de travailler. Sherkaner ne réagit pas lui non plus, mais son aspect était vide d’expression. Faute de mieux.
Unnerby s’était donc échappé pour regagner le PC, où régnait au moins une illusion de progrès dans les recherches.
Smith rentra une heure environ après le lever du soleil. Elle parcourut les rapports négatifs à la hâte, avec des mouvements saccadés.
— J’ai laissé Belga en ville avec les flics locaux. Enfer et damnation ! Ses communications ne sont pas tellement meilleures que les leurs.
Unnerby se frotta les yeux, tentant vainement de leur redonner un éclat que seule une bonne nuit de sommeil pourrait produire.
— Je crains que le colonel Underville n’apprécie pas vraiment tout ce matériel exotique.
Dans toute autre génération, Belga aurait été à sa place. Dans celle-ci… disons que Belga Underville n’était pas la seule personne à avoir des problèmes avec l’Ère nouvelle.
Victory Smith se coula à côté de son vieux sergent.
— Elle a quand même empêché la presse de s’accrocher à nos basques. Des nouvelles de Rachner ?
— Il est dans le centre sécurisé.
En fait, le jeune major ne se confiait pas à Unnerby.
— Il est convaincu que c’est à cent pour cent une opération de la Parenté. Moi, je ne sais pas. Ils sont dans le coup… mais vous saviez que le caissier du Musée est un tradoque ? Et le faucheux qui s’occupe de la baie de chargement du musée a disparu. Belga a découvert que c’est un traditionaliste lui aussi. Je crois que les tradoques locaux sont mouillés jusqu’aux épaules dans cette affaire.
Elle parlait d’une voix douce, presque contemplative. Plus tard, bien trop tard, Hrunkner s’en souviendrait : la générale parlait d’une voix douce, mais tous ses membres étaient tendus.
Malheureusement, Hrunkner Unnerby était perdu dans son propre univers. Toute la nuit, il avait scruté les rapports et contemplé l’obscurité tourbillonnante. Toute la nuit, il avait prié les profondeurs les plus froides de la Terre, prié pour Victory Junior, Gokna, Brent et Djirlib. Il dit tristement, comme en son for intérieur :
— Je les ai vus grandir, acquérir de vraies personnalités, devenir des petits faucheux que tout le monde pourrait aimer. Ils ont effectivement des âmes.
— Que voulez-vous dire ?
Le ton sec de Victory ne traversa pas l’écran de sa lassitude. Il eut plus tard des années entières pour réfléchir à cette conversation, pour imaginer par quels moyens il aurait pu éviter le désastre. Mais le présent ne percevait pas le regard désespéré de l’avenir, et il persista dans sa bévue :
— Ce n’est pas leur faute s’ils sont venus au monde hors phase.
— Ce n’est pas leur faute si mes louches idéaux modernes les ont tués, c’est ça ?
La voix de Smith était un sifflement tranchant que ni le chagrin ni la fatigue ne pouvaient soustraire à l’attention d’Unnerby. Il vit que sa générale tremblait.
— Non, je…
Mais c’était trop tard, finalement, irrévocablement.
Smith s’était relevée. Un de ses longs bras s’abattit comme un fouet sur la tête d’Unnerby.
— Sortez !
Il recula en chancelant. Sa vision droite n’était qu’un rayon coruscant de douleur écossaise. Dans toutes les autres directions, il voyait des officiers et sous-offs figés dans des aspects surpris et stupéfaits.
Smith marcha sur lui.
— Tradoque ! Traître !
Ses mains tranchaient l’air à chaque mot comme pour porter des coups mortels.
— Vous avez pendant des années fait semblant d’être un ami, mais sans jamais cesser de nous mépriser et de nous haïr. Assez !
Coupant court à cette approche intransigeante, elle laissa retomber tous ses bras sur ses flancs. Hrunkner comprit qu’elle avait contenu sa fureur, et que ses propos étaient maintenant calmes, froids et mesurés… ce qui lui faisait encore plus mal que la blessure qui lui balafrait les yeux.
— Prenez votre bagage moral et partez. Maintenant.
L’aspect de Smith ! Il ne l’avait vue ainsi qu’une ou deux fois, pendant la Grande Guerre, lorsqu’ils avaient le dos au mur et qu’elle n’avait pas voulu céder. Il n’y aurait pas de discussion, elle ne se laisserait pas fléchir. Unnerby baissa la tête, s’étrangla sur les mots qu’il voulait désespérément prononcer. Je suis désolé. Je n’avais aucune intention malveillante. J’adore vos enfants. Mais il était trop tard pour que des paroles puissent changer quoi que ce soit. Hrunkner se retourna, passa rapidement devant le personnel muet de stupeur et prit la porte.
Lorsque Rachner Thract apprit que Smith était dans les murs, il fonça au PC commun. C’est là qu’il aurait dû être pendant la nuit, seulement il faudra me passer sur le corps avant que je révèle ma crypto à la territoriale et à la police locale. La séparation des services avait correctement fonctionné, Dieu merci. Il avait des informations – du concret – pour son chef.
Il croisa Hrunkner Unnerby dans le couloir. Le vieux sergent avait perdu sa martiale prestance. Il avançait d’un pas mal assuré et une longue boursouflure laiteuse lui barrait le côté droit de la tête.
Rachner lui fit signe d’une main.
— Ça va ?
Mais Unnerby poursuivit son chemin, ignorant Rachner comme un osprech décapité pourrait ignorer un fermier. Thract faillit revenir sur ses pas pour le suivre, puis, se rappelant l’urgence de sa propre mission, il repartit vers le PC.
L’endroit était silencieux comme un profond… ou un cimetière. Secrétaires et analystes étaient immobiles sur leurs perchoirs. Lorsque Rachner traversa la pièce pour aborder le général Smith, le brouhaha du travail reprit, avec comme une bizarre affectation.
Smith feuilletait l’un des rapports d’opération, un peu trop vite pour en tirer grand-chose. Elle lui fit signe de s’asseoir sur le perchoir à côté d’elle.
— Underville voit des preuves d’une implication au niveau local, mais nous n’avons encore rien de concret.
Son ton décontracté contredisait ou ignorait le silence et la stupéfaction de l’instant précédent.
— Vous avez du nouveau ? Des réactions de nos « amis » de la Parenté ?
— Des tas de réactions, chef. Même les réactions superficielles sont curieuses. Une heure environ après que la nouvelle de l’enlèvement a été connue, la Parenté a monté le volume de sa propagande, surtout la partie destinée aux États-nations les plus pauvres. C’est toujours dans la même veine ignoble du « massacre dans le noir », mais en plus intense que d’habitude. Ils disent que cet enlèvement est l’acte désespéré de gens respectables qui se rendent compte que des éléments non traditionnels ont pris le pouvoir dans l’Accord…
Le calme revenait.
— Oui, je sais ce qu’ils racontent, dit Victory Smith quelque peu sèchement. C’est ainsi que je m’attendais à ce qu’ils réagissent aux enlèvements.
Peut-être aurait-il dû commencer par la grande nouvelle.
— Oui, madame, bien qu’ils aient réagi un peu trop vite. Nos sources habituelles n’en avaient pas encore entendu parler, mais maintenant… eh bien, il semblerait que les enlèvements ne soient qu’un symptôme indiquant que la faction des Mesures extrêmes est devenue majoritaire au sein de la Parenté. Au moins cinq des Profondissimes ont été exécutés hier, des « modérés » comme Klingtram et Sangst, et – hélas ! – des incompétents comme Droobi. Ceux qui restent sont intelligents et encore plus attirés par le risque qu’avant…
Alarmée, Smith eut un sursaut de recul.
— Je… je vois.
— Nous le savons depuis moins d’une demi-heure, madame. J’ai mis tous les analystes compétents dessus. Nous ne voyons pas de développements militaires associés.
Pour la première fois, il semblait avoir son attention pleine et entière.
— C’est logique. Nous sommes à des années du stade où une guerre pourrait leur profiter.
— Exact, chef. Pas de guerre, pas maintenant. La grandiose stratégie de la Parenté doit être encore d’user le monde développé au maximum avant la Ténèbre, et ensuite d’attaquer quiconque est encore éveillé… Madame, nous avons également des informations moins confirmées.
Des rumeurs, sauf qu’un de ses agents infiltrés était mort pour les signaler.
— Il semble que Pedure soit à présent chef des Opérations extérieures de la Parenté. Vous vous souvenez de Pedure. Nous l’avions prise pour un agent subalterne. Apparemment, elle est plus intelligente et plus sanguinaire que nous l’avions soupçonné. Elle est probablement responsable de cette affaire. Elle est peut-être la première parmi les nouveaux Profondissimes. En tout cas, elle les a convaincus que vous et, plus particulièrement, Sherkaner Underhill êtes la clef des succès stratégiques de l’Accord. Il serait très difficile de vous assassiner, et vous avez protégé votre mari presque aussi bien que vous-même. Enlever vos enfants ouvre une…
Les mains de la générale tambourinèrent impatiemment sur la table des Opérations.
— Ne vous arrêtez pas, major.
Faisons comme si nous parlions des enfants de quelqu’un d’autre.
— Chef, Sherkaner Underhill a exprimé suffisamment souvent ses sentiments à la radio, a dit quelle valeur il attache à chacun de ses enfants. D’après les éléments en ma possession – livrés par l’agent qui s’était démasqué pour donner l’alarme – Pedure ne verrait aucun inconvénient à mettre la main sur vos enfants, et des tas d’avantages. Au mieux, elle espérait faire sortir tous vos enfants de l’Accord, et imposer tranquillement son chantage à vous et votre mari pendant un certain temps… des années peut-être. Elle escompte que vous ne pourriez pas continuer d’occuper votre poste actuel avec cette sorte de conflit supplémentaire à gérer.
— S’ils étaient tués un par un et qu’on nous les renvoie par morceaux…
La voix de Smith se brisa.
— En ce qui concerne Pedure, vous avez raison. Elle doit comprendre comment les choses se passent avec Sherkaner et moi. Très bien. Je veux que Belga et vous…
L’un des téléphones posés sur le bureau se mit à grelotter. C’était une ligne directe interne. Victory Smith lança une paire de longs bras par-dessus la table et s’empara du combiné.
— Smith.
Elle écouta un instant, puis siffla doucement.
— Ils quoi ? Mais… D’accord, Sherkaner, je te crois. Oui, Jaybert a eu raison de transmettre à Underville.
Elle raccrocha, puis dit à Thract :
— Sherkaner a trouvé la clef. Il a déchiffré les messages interceptés cette nuit. Il semblerait que les petits faucheux soient séquestrés dans l’Éperon, le gratte-ciel en plein Centre-Ville.
Le téléphone du major sonna à son tour.
— Thract à l’appareil, dit-il en enfonçant la touche Public.
La voix de Belga Underville passait mal ; elle devait parler loin du micro :
— Quoi ! Ils sont partis ? Faites-les taire, alors !
Puis, plus fort :
— Thract, vous m’entendez ? Je suis débordée. Voilà qu’un de vos allumés de techniciens m’appelle pour me dire que les victimes sont séquestrées au dernier étage de l’Éperon. Vous êtes incroyables.
Thract :
— Ce ne sont pas mes techniciens. Il s’agit d’une information importante, colonel, d’où qu’elle vienne.
— Zut, j’avais déjà une vraie piste. La police a repéré une banderole en soie accrochée à la tour de la Banque de Princeton.
Soit environ à un demi-mille de l’Éperon.
— C’est précisément le tissu de la veste que Downing nous a décrite.
Smith se pencha près du micro.
— Belga, il y avait quelque chose avec, un bout de papier ?
Il y eut un instant d’hésitation, et Thract s’imagina très bien Belga Underville en train de se calmer. Belga ne se gênait pas pour se plaindre devant ses collègues de cette « stupide technologie à la con », mais pas question de le faire avec Smith au bout du fil.
— Non, chef. Elle était complètement en lambeaux, en plus. Écoutez, les techniciens pourraient avoir raison en ce qui concerne l’Éperon, mais c’est un endroit plutôt fréquenté. Je vais envoyer des gens aux étages inférieurs, qui se feront passer pour des clients. Mais…
— Bien. Ne donnez pas l’alerte et approchez-vous au maximum.
— Chef, je crois que la tour où nous avons trouvé la banderole a plus de chances d’être l’endroit en question. Elle est pratiquement inoccupée, et…
— Très bien. Allez-y aussi.
— Oui, madame. Le problème, c’est la police de Princeton. Ils sont partis tout seuls, avec les sirènes, et tout le tremblement.
La veille au soir, Victory Smith avait rappelé à Thract le pouvoir de la police locale. Mais ce pouvoir était économique et politique. Cette fois, elle se contenta de dire :
— Ils sont partis ? Faites-les taire, alors ! Je le prends sous ma responsabilité.
Elle fit signe à Thract.
— On va en ville.
Shynkrette faisait les cent pas dans son « poste de commandement ». Tu parles d’une déveine. La mission était prévue pour durer cent jours : cent jours de planque en attendant de sauter sur le client. Au lieu de quoi ils avaient alpagué les cibles moins de dix jours après insertion. Toute l’opération avait été une combinaison incroyable de hasards malencontreux et de bavures. Quoi de neuf, alors ? On montait en grade quand on réussissait un coup dans des situations concrètes du monde réel, et Shynkrette avait survécu à pis que cela. Que Barker et Fremm se soient fait écrabouiller, c’était une question de malchance et d’inattention. Peut-être que la faute la plus grave avait été de laisser des témoins – c’était en tout cas la faute la plus grave qu’on puisse lui coller sur le dos. En revanche, ils avaient six enfants, dont au moins quatre étaient des cibles. La sortie du musée s’était passée en douceur, mais le rendez-vous à l’aéroport était tombé à l’eau. Les services de sécurité locaux de l’Accord s’étaient montrés juste un peu trop rapides, peut-être – encore une fois –, à cause de ces témoins survivants.
Les bureaux couronnaient l’Éperon, au vingt-cinquième étage. On y jouissait d’une vue excellente sur les activités de la ville, sauf directement en dessous. En un sens, ils étaient complètement piégés ici – qui s’était jamais caché en s’installant dans le ciel ? Par ailleurs… Shynkrette s’arrêta derrière le sergent.
— Que dit Trivelle, Denni ?
Le sergent éloigna le téléphone de sa tête.
— Affluence plus ou moins normale dans le hall d’entrée du rez-de-chaussée. Il a quelques visiteurs professionnels. Un vieux birbe et quelques faucheux de la dernière génération. Ils veulent louer des bureaux.
— D’ac. Ils peuvent regarder les suites au troisième étage. S’ils veulent voir autre chose, ils peuvent revenir demain.
Demain, si Profondieu le voulait, Shynkrette et son équipe seraient partis depuis longtemps. Ils seraient bien partis la veille au soir, s’il n’y avait pas eu la tempête. Les Services spéciaux de la Parenté réalisaient avec des hélicoptères des prouesses que les militaires de l’Accord n’avaient jamais imaginées… Si la chance et la compétence restaient de leur côté encore un jour ou deux, son équipe rentrerait au bercail avec son butin. La doctrine de la Parenté avait toujours été généreuse en matière d’exécutions sommaires et de répressions sanglantes. Avec cette opération, l’Honorée Pedure était en train d’en écrire un nouveau chapitre, un chapitre expérimental. Profondieu seul savait ce que Pedure ferait de ces six enfants. Shynkrette essaya de ne pas y penser. Elle était au nombre des intimes de Pedure depuis la Grande Guerre, et sa position s’était améliorée en conséquence. Mais elle préférait de beaucoup aller sur le terrain pour le compte de l’Honorée plutôt que l’accompagner dans les chambres de torture de la Parenté. En pareils endroits, la situation risquait si facilement de se… retourner. Et la mort pouvait y être très lente.
Shynkrette examina un quartier après l’autre, balayant les rues avec un télescope… Zut ! Un convoi de véhicules de police, tous gyrophares clignotants. Elle reconnut l’équipement spécial sur le toit des camions. Il s’agissait de la brigade « armes lourdes » de la police. Le principe de sa réussite était de contraindre par la peur les criminels à se rendre. Les clignotants – et les sirènes qu’elle allait sûrement entendre dans une minute – faisaient partie de l’intimidation. Dans le cas présent, la police avait commis une erreur monumentale. Shynkrette se précipitait déjà dans le couloir circulaire, décrochant son fusil à canon court sans cesser de courir.
— Sergent ! Nous montons.
Surpris, Denni leva la tête.
— Trivelle dit qu’il entend des sirènes, mais qu’elles n’ont pas l’air de venir par ici.
Coïncidence ? La police avait peut-être quelqu’un d’autre à intimider avec ses armes lourdes ? Shynkrette balança le pour et le contre dans un rare moment d’indécision. Denni leva une main.
— Mais il dit que trois des vieux ont abandonné la visite des bureaux, peut-être pour aller aux toilettes.
Assez d’indécision. Shynkrette fit signe au sergent de se lever.
— Dites à Trivelle de disparaître dans la nature.
S’il le peut.
— Nous passons en Op’ Cinq.
Il y avait toujours une option supplémentaire, au cas où ; c’était une sinistre plaisanterie des Services spéciaux. Ils avaient été avertis. Très vraisemblablement, ils pourraient sortir de l’immeuble, se fondre dans la masse des civils. Le caporal Trivelle avait moins de chances de s’en sortir, mais il savait si peu de chose que ça n’aurait pas d’importance. La mission ne se terminerait pas sur des révélations embarrassantes. Et s’ils s’acquittaient d’une ultime tâche, elle pourrait même passer pour un succès partiel.
Tandis qu’ils montaient au pas de course l’escalier central, Denni décrochait son propre fusil et dégainait son couteau de combat. La réussite en Op’ Cinq signifiait prendre quelques minutes pour un petit détour, le temps de tuer les enfants. Assez longtemps quand même pour faire un beau carnage. Apparemment, Pedure pensait que ça foutrait quelqu’un en l’air chez ceux de l’Accord. Shynkrette trouvait l’idée un peu con, mais elle n’avait pas tous les éléments en mains. Aucune importance. À la fin de la guerre, elle avait participé au massacre des occupants endormis d’un profond. Il n’y avait rien de plus dégueulasse, mais le butin récupéré avait financé la résurgence de la Parenté.
Et merde, elle rendait probablement service à ces enfants ; ils allaient manquer leur rendez-vous avec l’Honorée Pedure.
Pendant presque tout le matin, Brent était resté couché à plat sur le sol de métal. Il avait l’air d’être aussi découragé que Viki et Gokna, plus discrètes. Djirlib était au moins occupé à réconforter les deux bébés, qui manifestaient bruyamment leur infortune et ne voulaient rien avoir à faire avec les deux sœurs. La dernière fois que quelqu’un avait mangé, c’était l’après-midi du jour précédent.
Il ne restait pas tellement de quoi comploter. À l’aube, il était évident que leur signal de détresse avait disparu. Une deuxième banderole s’arracha de la grille en moins de trente minutes. Après quoi, Gokna et Viki passèrent trois heures à embobiner la cordeliane en un lacis complexe autour des bouts de tuyau au-dessus de l’unique entrée du local. Brent s’était alors montré vraiment utile, doué comme il l’était pour les nœuds et les figures. Si quelqu’un d’hostile passait cette porte, il aurait des désagréments plein le museau. Mais si leurs visiteurs étaient armés, cela suffirait-il ? En entendant cette question, Brent s’était retiré de la discussion et était parti s’aplatir sur le métal froid.
Au-dessus d’eux, un étroit carré de soleil avançait pied par pied sur les hautes murailles de leur prison. Il devait être près de midi.
— J’entends des sirènes, dit brusquement Brent après une heure de station silencieuse. Mettez-vous à plat ventre et écoutez.
Gokna et Viki obéirent. Djirlib fit taire les bébés, pour ce que ça pouvait servir.
— Ouais, je les entends.
— C’est des sirènes de police, Viki. Tu sens le boum-boum-boum ?
Gokna se releva d’un bond et courait déjà vers la porte.
Viki resta collée au soi un instant de plus.
— Chut ! Gokna.
Même les bébés étaient silencieux. Il y avait d’autres sons : la sourde vibration de ventilateurs quelque part plus bas dans l’immeuble, les bruits de la rue qu’ils connaissaient déjà… mais aussi le crépitement accéléré de nombreux pieds qui montaient des marches.
— Ils se rapprochent, observa Brent.
— Ils… ils viennent nous chercher.
— Oui.
Brent se tut, platement, comme toujours.
— Et j’en entends arriver d’autres, plus discrètement, ou plus loin.
Aucune importance. Viki se précipita vers la porte, se hissa au-dessus à la suite de Gokna. Ce qu’elles projetaient était plutôt pitoyable, mais le pire – et le mieux – dans l’affaire, c’est qu’elles n’avaient pas le choix. Avant, Djirlib avait soutenu qu’il était le plus grand, que c’était lui qui devrait se laisser choir au bout de la cordeliane. Soit, mais il ne représentait qu’une seule cible, et il fallait quelqu’un pour mettre les bébés à l’abri de la fusillade. Gokna et Viki étaient donc dressées contre le mur, à cinq pieds au-dessus de la porte et de chaque côté d’elle, arc-boutées contre l’ingénieux réseau filaire de Brent.
Brent se leva, courut se poster à droite de la porte. Djirlib s’écarta le plus possible. Il serrait les enfants dans ses bras et n’essayait plus de les calmer. Mais soudain, ils se calmèrent. Peut-être comprenaient-ils. Peut-être était-ce leur instinct.
À travers le mur, Viki entendait maintenant les pas précipités. Deux personnes. L’une dit tout bas quelque chose à l’autre. Viki ne comprit pas les paroles, mais elle reconnut la voix de celle qui dirigeait les ravisseurs. Une clef cliqueta dans la serrure. Sur le sol à la droite de Viki, Djirlib posa doucement les bébés derrière lui. Ils restèrent muets et parfaitement immobiles. Djirlib se retourna vers la porte, prêt à bondir. Viki et Gokna s’aplatirent plus bas contre le mur. Elles avaient tordu la cordeliane au maximum de sa tension. Elles échangèrent un dernier regard. C’étaient elles qui avaient mis les autres dans ce pétrin. Qui avaient risqué la vie d’un innocent pour essayer d’en sortir. Le moment était venu de se racheter.
La porte coulissa, métal sur métal. Brent banda ses muscles et se prépara à sauter.
— S’il vous plaît, ne me faites pas de mal, dit-il de sa voix morose et monotone habituelle.
Brent ne pouvait rien faire pour sauver son âme, mais, bizarrement, ce ton monocorde suggérait quelqu’un de poussé par la peur dans un abject abrutissement.
— Personne ne va vous faire de mal. Nous voulons vous transférer dans un endroit plus approprié, et vous apporter un peu de nourriture. Montrez-vous.
La kidnappeuse en chef semblait plus raisonnable que jamais.
— Montrez-vous donc, dit-elle un peu plus sèchement.
Croyait-elle pouvoir tous les capturer sans même froisser sa veste ? Une seconde ou deux de silence… Viki perçut un léger soupir d’irritation. Puis il y eut une explosion de mouvement.
Gokna et Viki plongèrent aussi violemment qu’elles le purent. Elles n’étaient qu’à cinq pieds de hauteur. Sans la cordeliane, elles se seraient fracassé le crâne sur le sol. Mais l’élastique les projeta, la tête en bas, par la porte ouverte.
Des armes crachèrent le feu, latéralement, cherchant la voix de Brent.
Viki entrevit une tête, des bras, et une sorte de fusil. Elle s’écrasa dans le dos de la kidnappeuse, la fit tomber à plat ventre et lâcher son arme, qui glissa sur le plancher. L’autre faucheux n’était qu’à deux pieds derrière elle. Gokna le heurta dans la partie dure des épaules, se démena pour s’accrocher à lui. Mais il lui fit lâcher prise d’une secousse. Une seule rafale de son arme pulvérisa le thorax de Gokna. Des éclats d’os et du sang éclaboussèrent le mur derrière elle.
C’est alors que Brent se jeta sur lui.
Celle qui était sous Viki se releva d’un coup sec, l’assommant sur le haut du chambranle. Ensuite, tout était sombre et très lointain. Elle entendit quelque part d’autres coups de feu, d’autres voix.
Viki n’était pas grièvement blessée – rien qu’une légère hémorragie interne que les médecins pouvaient facilement juguler. Djirlib avait des tas de bosses et quelques bras tordus. Le pauvre Brent était plus mal en point.
Lorsque cet étrange major Thract eut fini de poser ses questions, Viki et Djirlib allèrent voir Brent à l’infirmerie de la résidence. Papa était déjà là, perché à son chevet. Ils étaient libres depuis presque trois heures ; Papa était encore sous le choc, apparemment.
Brent reposait dans un épais matelassage, un siphon d’eau à portée de ses nourricières. Il inclina la tête lorsqu’ils entrèrent, et agita les mains en un sourire forcé.
— Ça va.
Deux jambages fracturés et deux perforations de chevrotines. Rien de plus.
Djirlib lui tapota les épaules.
— Où est maman ? demanda Viki.
La tête de papa oscilla sans conviction.
— Elle est dans l’immeuble. Elle a promis de vous voir ce soir. Elle a des excuses : il s’est passé tellement de choses. Vous savez que ce n’était pas l’œuvre d’un petit groupe de cinglés, pas vrai ?
Viki hocha la tête. Jamais il y n’avait eu autant de gens de la Sécurité dans la résidence, et même des troupes en uniforme à l’extérieur. Les gens du major Thract avaient posé tout plein de questions sur les ravisseurs, leurs signes particuliers, la manière dont ils se comportaient entre eux, leur vocabulaire. Ils avaient même essayé d’hypnotiser Viki pour lui extorquer ses souvenirs jusqu’à la dernière goutte. Elle aurait pu leur épargner cette peine. Viki et Gokna avaient essayé pendant des années de s’hypnotiser mutuellement, sans aucun succès.
Aucun des ravisseurs n’avait survécu à l’arrestation. Thract laissa entendre qu’au moins la responsable du groupe s’était suicidée pour éviter de se faire capturer.
— La générale a besoin de trouver qui est derrière l’enlèvement, et de voir comment cela modifie la manière dont l’Accord considère ses ennemis.
— C’était la Parenté, dit sèchement Viki.
Elle n’en avait en fait aucune preuve hormis l’allure militaire des ravisseurs. Mais Viki lisait les journaux comme tout le monde, et papa évoquait suffisamment souvent les risques qu’il y avait à conquérir la Ténèbre.
Underhill haussa les épaules.
— Probablement. L’essentiel, pour notre famille, c’est que les choses aient changé.
— Oui, dit Viki d’une voix brisée. Papa ! Bien sûr que les choses ont changé ; rien ne sera plus comme avant !
Djirlib baissa la tête jusqu’à ce qu’elle repose, flasque, sur le perchoir de Brent.
Underhill sembla se faire tout petit.
— Les enfants, je regrette tellement. Je n’ai jamais voulu qu’il vous arrive quoi que ce soit. Je n’ai jamais envisagé…
— Papa, c’est Gokna et moi qui sommes sorties en douce de la maison… Du calme, Djirlib. Je sais que tu es l’aîné, mais on arrivait toujours à te mener comme on voulait.
C’était exact. Parfois, les deux sœurs jouaient sur la vanité de leur frère, d’autres fois, sur ses marottes intellectuelles, comme avec l’exposition des Difformes. Parfois encore, elles profitaient de sa tendresse pour ses petites sœurs. Et Brent avait ses propres faiblesses.
— C’est Gokna et moi qui avons rendu tout ça possible. Si Brent n’avait pas tendu son embuscade dans le musée, nous serions tous morts, maintenant.
Underhill gesticula pour signifier son désaccord.
— Oh, ma petite Victory, sans toi et Gokna, les sauveteurs seraient arrivés une minute trop tard. Vous seriez tous morts. Gokna…
— Mais Gokna est morte !
Son armure d’indifférence s’effrita, et elle fut submergée.
Viki hurla silencieusement et se précipita hors de la salle. Elle s’enfuit dans le couloir jusqu’à l’escalier central, slalomant entre les uniformes et les habitants ordinaires de la résidence. Des bras se tendirent pour la retenir, mais quelqu’un cria derrière elle, et on la laissa passer.
Sans ralentir son allure, Viki grimpa et grimpa, plus haut que les laboratoires et les salles de cours, plus haut que l’atrium où ils avaient toujours joué, où ils avaient pour la première fois rencontré Hrunkner Unnerby.
Au sommet se trouvait le petit grenier mansardé qu’elle et Gokna avaient imaginé, qu’elles avaient demandé humblement, puis exigé et finalement obtenu. Il y a des gens qui aiment les profondeurs, d’autres les hauteurs. Papa visait toujours les sommets et ses deux filles aimaient voir le monde du haut de leur perchoir. Ce n’était pas le point culminant de Princeton, mais il leur avait bien suffi.
Viki entra en catastrophe et claqua la porte. Elle eut un instant le vertige, exténuée par son ascension ininterrompue. Et puis… elle s’immobilisa et examina les lieux d’un regard circulaire. Il y avait là la maison des octopèdes, devenue immense au fil des cinq dernières années. Avec le refroidissement des hivers, elle avait perdu son charme d’origine ; impossible de prendre les petites créatures pour des gens quand il commençait à leur pousser des ailes. Elles voletaient par douzaines autour des mangeoires. Le bleu et l’outrebleu de leur ailes formait une sorte de motif décoratif sur les côtés de la maison. Gokna et elle s’étaient interminablement disputées pour savoir qui était la maîtresse de cette demeure.
Elles s’étaient disputées à propos de tout. Là-bas, contre le mur, se dressait la maison de poupée-obus d’artillerie que Gokna avait rapportée du salon. Elle avait beau vraiment appartenir à Gokna, elles se querellaient encore à son sujet.
Partout des signes de la présence de Gokna. Et Gokna ne reviendrait plus jamais. Elles ne pourraient jamais plus se parler, ni même se disputer. Viki faillit faire volte-face et repartir à toute allure. C’était comme si un trou monstrueux s’était ouvert dans son flanc, comme si bras et jambages lui avaient été arrachés du corps. Sa vie n’avait plus de point fixe. Viki s’effondra sur elle-même en frissonnant.
Les pères et les mères étaient des sortes de personnes très différentes. D’après ce que les enfants avaient pu comprendre, c’était un peu vrai même chez les familles normales. Papa était là tout le temps. C’était lui qui avait une patience infinie, c’était à lui qu’ils pouvaient d’habitude soutirer des faveurs supplémentaires. Mais Sherkaner Underhill avait une nature bien particulière, qui n’avait sûrement rien d’habituel ; il considérait toutes les règles de la nature et de la culture comme des obstacles sur lesquels il fallait réfléchir et avec lesquels il fallait expérimenter. Il y avait de l’humour et de l’adresse dans tout ce qu’il faisait.
Quant aux mères, la leur, en tout cas, n’était pas là à chaque minute de la journée et on ne pouvait s’attendre à ce qu’elle se plie à toutes les exigences des enfants. Le général Victory Smith était assez souvent avec ses enfants, un jour sur dix à Princeton, et beaucoup plus lorsqu’ils faisaient le voyage de la Commanderie des Terres. Elle était là quand il fallait imposer des règles pour de bon, des règles que Sherkaner Underhill lui-même hésiterait à transgresser. Et elle était là quand on avait fait une grosse, grosse bêtise.
Viki ne savait pas combien de temps elle était restée recroquevillée lorsqu’elle entendit des pas claquer menu sur l’escalier menant à son grenier. Sûrement pas plus d’une demi-heure ; au-delà des fenêtres, c’était encore le milieu d’un bel et frais après-midi.
On frappa doucement à sa porte.
— Junior ? Je peux te parler ?
Maman.
Viki se sentit bizarrement émue : elle avait besoin d’être acceptée. Papa pouvait pardonner, il pardonnait tout le temps… mais maman, elle, comprendrait à quel point elle avait souffert.
Viki ouvrit la porte et recula, la tête basse.
— Je croyais que tu étais occupée jusqu’à ce soir.
C’est alors qu’elle remarqua que Victory Smith était en uniforme : veste et manches noir-noir, galons rouge et outrebleu. Elle n’avait jamais vu la générale en uniforme ici à Princeton, et même à la Commanderie des Terres, cette tenue avait été réservée à des occasions particulières, pour des rapports présentés à certains supérieurs.
La générale entra tranquillement dans la pièce.
— Je… j’ai décidé que cet entretien était plus important.
Elle fit signe à la petite Victory de s’asseoir près d’elle. Viki obéit, enfin calme pour la première fois depuis le début des événements. Deux des avant-bras de la générale se posèrent légèrement sur ses épaules.
— Des fautes graves ont été commises. Tu sais que ton père et moi sommes d’accord là-dessus ?
Viki hocha la tête.
— Oui, oui !
— Nous ne pourrons jamais ressusciter Gokna. Mais nous pouvons nous souvenir d’elle, l’aimer et rectifier les erreurs qui ont permis à cette chose affreuse de se produire.
— Oui !
— Ton père avait… J’avais cru que nous devrions vous maintenir à l’écart des problèmes plus généraux au moins jusqu’à ce que vous soyez adultes. Nous avions peut-être raison, jusqu’à un certain point. Mais je vois maintenant que nous vous faisions courir des risques effroyables.
— Mais non !… Maman, tu ne comprends pas ? C’était moi, et… et Gokna qui avons enfreint les règles. Nous avons trompé le capitaine Downing. Nous ne croyions pas aux dangers contre lesquels vous nous mettiez en garde, c’est tout.
Les bras de la générale tapotèrent doucement les épaules de Viki. Maman était soit surprise, soit brusquement en colère. Viki ne pouvait en avoir le cœur net, et sa mère resta silencieuse un long moment. Puis elle dit :
— Tu as raison. Sherkaner et moi-même avons commis des erreurs… mais Gokna et toi aussi. Vous n’aviez ni l’une ni l’autre de mauvaises intentions… mais tu sais maintenant que ça ne suffit pas. Dans certains jeux, quand on commet des erreurs, des gens y perdent la vie. Mais réfléchis, Victory. Une fois que vous avez vu que les choses tournaient mal, vous vous êtes très bien comportées… mieux que l’auraient fait maints professionnels bien entraînés. Vous avez sauvé la vie des enfants Suabisme…
— Nous avons risqué celle du petit Birbop…
Smith haussa les épaules, irritée.
— Oui. Et c’est là une leçon difficile à accepter, ma fille. J’ai passé le plus clair de ma vie à m’en accommoder.
Elle se tut à nouveau, comme infiniment distante. Il vint soudain à l’esprit de Viki que même maman devait commettre des erreurs ; que ce n’était pas par simple courtoisie qu’elle en parlait. Toute leur vie, les enfants avaient admiré la générale. Elle ne parlait pas de son travail, mais ils en savaient suffisamment pour deviner qu’elle était plus que l’héroïne de n’importe quelle série de romans d’aventure. Viki entrevoyait maintenant ce qu’il en était réellement. Elle se rapprocha de sa mère.
— Viki, quand le moment décisif est finalement arrivé, Gokna et toi avez agi correctement. Vous avez tous les quatre agi correctement. Vous l’avez payé affreusement cher, mais si nous… si vous n’en tirez pas la leçon, alors nous sommes dans la merde.
Et Gokna est morte pour rien.
— Je vais changer. Je ferai tout ce que tu me demanderas.
— Les changements extérieurs ne sont pas si importants que cela. Vous ferez un peu d’instruction militaire, et peut-être de l’éducation physique ; je vous trouverai des répétiteurs. Mais toi et les plus jeunes des enfants avez encore beaucoup à apprendre dans les livres. Vous vivrez pratiquement au même rythme qu’avant. Le grand changement sera dans ta tête et dans la manière dont nous te traiterons. Derrière cet apprentissage, il y a des risques énormes et mortels qu’il faudra que tu comprennes. Il n’y aura jamais, espérons-le, danger de mort à chaque minute comme ce matin, mais, à long terme, les dangers seront beaucoup plus grands. C’est une époque plus riche en périls que toute autre avant elle.
— Et plus riche en possibilités, aussi.
Papa le disait toujours. Qu’est-ce que la générale pourrait trouver à répondre à ça ?
— Oui. C’est vrai. Et c’est pourquoi lui et moi avons fait ce que nous avons fait. Mais il faudra plus que de l’espoir et de l’optimisme pour réaliser tous les projets de Sherkaner, et, en attendant, le danger augmentera d’année en année. Ce qui s’est passé aujourd’hui n’est qu’un début. Il se peut que l’époque la plus meurtrière survienne quand je serai très vieille. Et votre père a une demi-génération de plus que moi…
« J’ai dit que vous vous en êtes bien tirés tous les quatre aujourd’hui. Mieux encore, vous avez fait équipe. Tu n’as jamais imaginé comme notre famille comme une équipe ? Nous avons un avantage particulier sur presque tout le monde : nous n’appartenons pas tous à la même génération, ni même à deux générations. Nous sommes échelonnés depuis Petit-Hrunk jusqu’à ton père. Nous sommes loyaux les uns envers les autres. Et je pense que nous avons beaucoup de talents.
Viki sourit à sa mère.
— Aucun de nous n’est aussi intelligent que papa.
Victory éclata de rire.
— Eh bien, oui. Sherkaner est… unique.
Viki poursuivit son analyse :
— En réalité, à part Djirlib, peut-être, aucun d’entre nous n’arrive à la cheville des étudiants de papa. D’un autre côté, moi et G… Gokna, nous tenons de toi, maman. Nous… je sais me débrouiller avec les gens et avec les choses. Je crois que Rhapsa et Petit-Hrunk seront quelque part entre les deux, une fois qu’ils se seront stabilisés. Et puis Brent, il n’est pas stupide, c’est son esprit qui fonctionne d’une manière bizarre. Il ne s’entend pas avec d’autres gens, mais c’est de nous tous le plus naturellement soupçonneux. Il veille toujours sur nous.
La générale sourit.
— Il fera l’affaire. Vous n’êtes plus que cinq, Viki. Avec Sherkaner et moi, ça fait sept. L’équipe. Tes évaluations sont correctes. Ce que tu ne peux pas savoir, c’est comment vous vous situez par rapport au reste du monde. Laisse-moi te donner mon appréciation professionnelle objective : vous pouvez être les meilleurs. Nous voulions attendre quelques années de plus avant de vous mettre le pied à l’étrier, mais cela a changé. Si la situation évolue comme je le crains, je veux que vous sachiez tous les cinq ce qui se passe. Si nécessaire, je veux que vous puissiez tous les cinq agir même si tout le monde autour de vous est dans le pétrin.
Victory Junior était assez grande pour comprendre les notions de prestation de serment et de hiérarchie du commandement.
— Tout le monde ? Je…
Elle montra les galons sur les épaules de sa mère.
— Oui, je suis loyale à la Couronne. Je suis en train de te dire qu’il pourra y avoir des moments où – à court terme – servir la Couronne signifiera faire des choses en dehors de la hiérarchie visible.
Elle sourit à sa fille.
— Les romans d’aventure ont parfois raison, Viki. Le chef des Renseignements de l’Accord a effectivement sa propre autorité… Aïe, j’ai retardé déjà assez longtemps mes autres réunions. Nous reparlerons de tout cela, très bientôt, tous ensemble.
Après le départ de la générale, Viki se promena dans sa petite chambre au sommet de la Colline. Elle était encore sous le choc, mais ce n’était plus de l’horreur pure. Il y avait aussi de l’émerveillement et de l’espoir. Gokna et elle avaient toujours joué aux espionnes. Mais maman ne parlait pas de son travail, et elle était tellement au-dessus du train-train militaire quotidien qu’il semblait irréalisable d’essayer de suivre ses traces. L’espionnage économique, peut-être avec des entreprises comme celles qu’avait fondées Hrunkner Unnerby – voilà qui semblait plus réaliste. Maintenant…
Viki joua un moment avec la petite maison de poupée de Gokna. Gokna et elle ne se disputeraient jamais à propos de ces projets de carrière. L’équipe de maman avait subi sa première perte. Mais maintenant elle savait qu’elle était une équipe : Djirlib et Brent, Rhapsa, Petit-Hrunk, Viki, Victory et Sherkaner. Ils apprendraient à faire de leur mieux. Et, finalement, cela suffira.
Les années passaient rapidement pour Ezr Vinh, et pas seulement à cause de son cycle de Veille à vingt-cinq pour cent. Le temps écoulé depuis l’embuscade et le massacre représentait presque un tiers de sa vie – des années qu’il s’était intérieurement promis de vivre avec une patience inflexible, sans jamais abandonner la lutte pour détruire Tomas Nau et reprendre possession de tout ce qui survivait encore. Une durée dont il aurait cru qu’elle s’étirerait dans d’infinis tourments.
Oui, il avait fait preuve d’une patience inflexible. Et il y avait eu de la douleur… et de la honte. La plupart du temps, la peur s’était maintenue dans un arrière-plan lointain. Et bien qu’il ne connaisse pas encore les détails de sa collaboration, le simple fait de savoir qu’il travaillait pour Pham Nuwen lui donnait l’impression qu’ils finiraient par triompher. Mais la plus grande surprise était une sensation qui se manifestait de temps en temps et se laissait malaisément analyser : à certains égards, ces années étaient plus satisfaisantes que toutes celles qu’il avait pu vivre depuis sa petite enfance. Pourquoi en était-il ainsi ?
Le Subrécargue Nau utilisait parcimonieusement l’automatisation médicale restante et maintenait en Veille les « fonctions » critiques comme les traducteurs presque en permanence. Trixia était à présent quadragénaire. Ezr la voyait presque tous les jours où il était en Veille, et les menus vieillissements de son visage lui fendaient le cœur.
Mais il y avait d’autres changements chez Trixia, des changements qui laissaient entendre à Ezr que sa présence auprès d’elle et l’accumulation des années étaient plus ou moins en train de la rapprocher de lui.
Lorsqu’il se présentait de bonne heure dans sa minuscule cellule des Combles de Hammerfest, elle l’ignorait toujours. Une fois, il arriva cent secondes après l’heure habituelle. Trixia était assise en face de la porte. « Tu es en retard », dit-elle.
Elle avait exactement le ton d’impatience froide que pourrait prendre Anne Reynolt. Tous les Focalisés étaient connus pour leur manie de la ponctualité. N’empêche que Trixia avait remarqué son absence.
Et il remarqua que Trixia commençait à s’occuper un peu de sa toilette. Ses cheveux étaient peignés en arrière, presque à la perfection, lorsqu’il arrivait pour leurs entretiens. Maintenant, assez souvent, leurs conversations n’étaient pas complètement unilatérales… du moins s’il en choisissait les sujets avec discernement.
Aujourd’hui, Ezr entra à l’heure dans la cellule de Trixia, mais avec une petite cargaison de contrebande : deux mini-gâteaux achetés à l’assommoir de Benny.
— Pour toi.
Il tendit la main et approcha l’un des gâteaux de son visage. L’arôme emplit la cellule. Trixia contempla brièvement la main d’Ezr, comme si elle envisageait un geste obscène. Puis elle lui fit signe d’éloigner d’elle ce sujet de distraction.
— Tu devais m’apporter les demandes de traduction CUR+1.
Pfff. Il laissa tout de même la pâtisserie accrochée au plan de travail, à portée de la main de Trixia.
— Oui, je les ai.
Ezr s’installa à sa place habituelle près de la porte, face à son interlocutrice. En fait, la liste n’était pas longue, aujourd’hui. La Focalisation pouvait faire des miracles, mais sans le liant du bon sens ordinaire, les divers groupes de spécialistes glissaient dans un nombrilisme sectaire. Ezr et les autres normaux lisaient des résumés des travaux Focalisés et essayaient de déterminer à quel endroit chaque groupe de spécialistes avait trouvé des éléments intéressants au-delà de la fixation particulière des zombies. D’une part, ils les signalaient à Tomas Nau et, d’autre part, ils les répercutaient à leurs émetteurs sous forme de demandes de travaux supplémentaires.
Aujourd’hui, Trixia n’eut aucune peine à satisfaire ces requêtes, même si elle commenta certaines d’un « Perte de temps » marmonné d’un air sombre.
— J’ai aussi parlé avec Rita Liao. Ses programmeurs sont emballés par ce que tu leur fournis. Ils ont conçu un ensemble intégré d’applications financières et de logiciels télématiques qui devrait tourner à merveille sur les nouveaux microprocesseurs des Araignées.
Trixia hochait la tête.
— Oui, oui. Je leur parle tous les jours.
Les traducteurs s’entendaient remarquablement bien avec les programmeurs de bas étage et les zombies spécialisés en finances et/ou en droit. Ezr se doutait que c’était parce que les traducteurs ne connaissaient pas ces domaines, et vice versa.
— Rita veut monter une société là-bas pour commercialiser les programmes. Ils devraient écraser tout ce qui se fait localement, et nous voulons saturer le marché.
— Oui, oui. Prosperity Software Inc. J’ai déjà inventé un nom. Mais c’est encore prématuré.
Il bavarda encore avec elle sur ce sujet précis, histoire de déterminer un délai qu’il pourrait communiquer à Rita Liao. Trixia était branchée sur les zombies chargés de la stratégie d’insertion, si bien que leur opinion combinée était probablement assez pertinente. Quand il fallait tout faire au travers d’un réseau informatique – même avec des connaissances et une gestion du temps parfaites – le succès dépendait de la sophistication dudit réseau. Il faudrait au moins cinq ans pour que se développe un grand marché dans le domaine du logiciel, et un peu plus pour que démarrent les réseaux publics des Araignées. En attendant, il serait pratiquement impossible de se positionner comme acteur majeur. Même maintenant, les seules manipulations qu’on pouvait effectuer avec cohérence visaient le réseau militaire de l’Accord.
Trop tôt à son goût, Ezr arriva au dernier article de sa liste. C’était peut-être un point mineur en apparence, mais une longue expérience indiquait à Ezr qu’il allait poser des problèmes.
— Nouveau sujet, Trixia… mais c’est une vraie question de traduction. À propos de la couleur « écossais ». Je remarque que tu emploies encore ce terme dans la description de scènes visuelles. Le physiologiste…
— Kakto.
Les yeux de Trixia se plissèrent légèrement. Là où les zombies interagissaient, il y avait normalement une intimité quasi télépathique… sinon ils se détestaient avec cette sorte d’hostilité glaciale qu’on ne voit d’ordinaire que dans les romans sentimentaux mettant en scène des universitaires. Norm Kakto et Trixia oscillaient entre ces deux états.
— Oui. Euh… quoi qu’il en soit, le Dr Kakto m’a fait tout un cours sur le spectre électromagnétique et la nature de la vision et m’a assuré que la couleur « écossais » ne pouvait correspondre à la moindre signification.
Les traits de Trixia se déformèrent en une expression sévère qui la rendit momentanément bien plus vieille qu’Ezr ne l’aurait souhaité.
— C’est un mot réel. C’est moi qui l’ai choisi. Le contexte donnait l’impression…
Le froncement de sourcils s’accentua. Assez souvent, ce qui semblait une erreur de traduction n’était peut-être pas une réalité littérale, mais se révélait être au moins l’indice de quelque aspect non reconnu de la réalité araignée. Mais les traducteurs Focalisés, même Trixia, pouvaient se tromper. Dans ses premières traductions, là où elle et les autres tâtonnaient encore sur un terrain extraspécifique inconnu, il y avait eu des centaines de choix de mots faciles, dont bon nombre avaient dû être abandonnés plus tard.
Le problème était que les zombies ne renonçaient pas facilement à leurs fixations.
Trixia approchait du stade de la perturbation réelle. Les symptômes n’étaient pas extrêmes. Elle fronçait souvent les sourcils, mais pas aussi férocement. Et même lorsqu’elle ne parlait pas, elle s’activait en permanence sur son clavier bimanuel. Cette fois-ci, l’analyse qu’elle reçut en réponse déborda de ses afficheurs tête haute pour se peindre sur les murs. Sa respiration s’accéléra tandis qu’elle tournait et retournait la critique dans son esprit et sur le réseau qui y était rattaché. Elle n’avait pas d’explication à lui opposer.
Ezr tendit le bras et lui toucha l’épaule.
— Question suivante, Trixia. J’ai parlé un certain temps avec Kakto de cette histoire d’« écossais ».
En fait, Ezr n’avait cessé de le harceler. C’était souvent la seule méthode qui marchait avec un spécialiste Focalisé : se concentrer sur la spécialité du zombie et sur le problème étudié, et lui reposer maintes fois la question sous des formes différentes. Sans un minimum de compétence et de chance, cette technique risquait de mettre rapidement fin à la communication. Même après sept années de Veille, Ezr n’était pas un expert, mais, dans ce cas précis, à force d’être aiguillonné, Kakto avait fini par proposer des explications de rechange :
— Nous nous demandions si par hasard les Araignées ne disposent pas d’une pléthore de processus visuels telle qu’elle oblige le cerveau araignée à fonctionner en accès multiplex… vous savez, une fraction de seconde de perception dans un régime spectral donné, une fraction de seconde dans un autre. Il se pourrait qu’elles perçoivent, je ne sais pas, moi… une sorte d’effet de vaguelettes.
En fait, Kakto avait réfuté l’idée comme absurde, en précisant que même si le cerveau araignée fonctionnait en temps partagé pour les sensations visuelles, la perception semblerait quand même continue au niveau conscient.
Lorsque Ezr prononça ces paroles, Trixia s’immobilisa presque complètement ; seuls ses doigts continuaient de bouger. Son regard perpétuellement changeant s’attarda une longue seconde… directement sur les yeux d’Ezr. Il disait quelque chose de pertinent et qui était proche du centre de sa Focalisation. Puis elle détourna les yeux, commença à marmonner à l’adresse de son entrée vocale et pianota encore plus furieusement sur son clavier. Quelques secondes s’écoulèrent et ses yeux commencèrent à regarder rapidement dans toutes les directions, traquant des fantômes qui n’étaient visibles que dans ses propres ATH. Puis, brusquement :
— Oui ! Voilà l’explication. Je n’y avais encore jamais vraiment réfléchi… c’était uniquement le contexte qui m’avait fait choisir ce mot, mais…
Dates et lieux s’étalèrent sur les murs, là où ils pouvaient tous les deux les voir. Ezr essaya de suivre, mais ses propres ATH n’avaient toujours pas accès au réseau d’Hammerfest ; il était obligé de se fier aux gestes vagues de Trixia pour connaître les incidents qu’elle citait.
Ezr se surprit à sourire. En cet instant précis, Trixia approchait la normalité du plus près qu’elle pouvait, même s’il s’agissait d’une sorte de triomphe frénétique.
— Regarde ! Excepté dans un cas de douleur excessive, tous les emplois de « écossais » ont impliqué une brume de basse altitude, une faible humidité et une gamme étendue de luminosités. Dans de pareilles situations, toute la coloration… le vetmoot3…
Elle utilisait maintenant le jargon à usage interne, substance impénétrable qui circulait entre traducteurs Focalisés.
— La tonalité langagière est modifiée. J’avais besoin d’un terme particulier, et « écossais » convient bien.
Il écouta et regarda. Il pouvait presque voir l’intuition se répandre dans l’esprit de Trixia et y établir de nouvelles connexions qui, sans aucun doute, amélioreraient toutes les futures traductions. Oui, ça avait l’air réel. Les tyrans ne pouvaient pas se plaindre de la couleur « écossais ».
C’était une bonne session, en fin de compte. Et puis Trixia lui fit une merveilleuse surprise. Interrompant à peine son discours, elle lâcha le clavier d’une main qui alla s’emparer de la friandise. Elle arracha le gâteau à son ancrage et en contempla la mousse odorante comme si elle reconnaissait brusquement la pâtisserie pour ce qu’elle était et le plaisir qu’il y avait à manger pareilles choses. Puis elle fourra l’objet dans sa bouche et le mince glaçage éclaboussa ses lèvres en gouttes colorées. Il crut un instant qu’elle s’étouffait, mais en fait, elle riait de bonheur. Elle mâcha, elle avala… et, au bout d’un moment, elle émit un gros soupir de satisfaction. C’était la première fois depuis toutes ces années qu’Ezr la voyait trouver du bonheur dans un objet extérieur à sa Focalisation.
Même ses mains arrêtèrent quelques secondes leur agitation permanente.
— Bon. Quoi d’autre ?
La question mit un certain temps à pénétrer la béatitude d’Ezr.
— Ah… euh…
En fait, il venait de traiter le dernier article de sa liste. Mais, ô joie, la pâtisserie avait fait un miracle.
— Je… j’ai encore autre chose, Trixia. Une chose que tu devrais savoir.
Peut-être une chose que tu peux finalement comprendre.
— Tu n’es pas une machine. Tu es un être humain.
Mais ces paroles n’eurent aucun effet. Peut-être ne les avait-elle même pas entendues. Ses doigts s’étaient remis à danser sur les touches et son regard était quelque part dans une imagerie ATH qu’il ne pouvait voir. Ezr attendit plusieurs secondes, mais le minimum d’attention dont il avait bénéficié semblait avoir intégralement disparu. Il soupira, puis se recula vers la porte de la cellule.
Ensuite, dix à quinze secondes après qu’il eut parlé, Trixia leva brusquement les yeux. Il y avait une expression sur son visage, mais, cette fois, c’était la surprise.
— Vraiment ? Je ne suis pas une machine ?
— Non. Tu es une personne véritable.
— Oh !
À nouveau le désintérêt. Elle retourna à ses claviers, marmonnant sur la liaison audio à l’attention de ses invisibles frères et sœurs zombies. Ezr s’éclipsa sans bruit. Les premières années, il se serait senti humilié ou du moins déçu par cette conclusion lapidaire de leur entretien. Mais… c’était la normalité zombie. Qu’il avait, l’espace d’un instant, brisée. Ezr repartit en rampant dans les couloirs capillaires. D’ordinaire, ces passages tortueux, guère plus larges que les épaules, lui pesaient sur les nerfs. Tous les deux mètres, une autre porte de cellule, à droite, en haut, à gauche, en bas. Que se passerait-il en cas de panique ? Et si jamais il fallait évacuer les Combles ? Mais aujourd’hui… des échos lui revinrent, et il se rendit soudain compte qu’il était en train de siffloter.
Anne Reynolt l’intercepta lorsqu’il émergea dans le couloir vertical principal de Hammerfest. Elle braqua un doigt sur la capsule qu’il traînait derrière lui.
— Je vais prendre ça.
Zut. Il aurait voulu laisser la deuxième pâtisserie à Trixia. Il donna la capsule à Reynolt.
— Ça s’est bien passé. Vous verrez dans mon rapport que…
— Précisément. Je crois que je vais le récupérer tout de suite, ce rapport.
Reynolt désigna d’un geste les cent mètres du puits. Elle saisit un arrêtoir mural, culbuta de cent quatre-vingts degrés et partit vers le bas. Ezr la suivit. Quand ils passèrent devant des ouvertures pratiquées dans le caisson, la lumière de MarcheArrêt brillait au travers d’une mince couche de cristal de diamant. Puis ils retrouvèrent la lumière artificielle et s’enfoncèrent toujours plus profond dans la masse de Diamant Un. Les mosaïques sculptées semblaient aussi neuves que le jour de leur achèvement, mais, çà et là, le passage des pieds et des mains avait déposé des taches de crasse sur les ciselures. Il ne restait plus tellement de zombies non qualifiés, pas suffisamment pour maintenir la perfection chère aux Émergents. Au fond du puits, ils obliquèrent sans cesser de descendre doucement, mais en longeant, sur leur lancée, des bureaux et des laboratoires à présent bien connus d’Ezr. La clinique des zombies. Ezr n’y était allé qu’une seule fois. Elle était bien gardée et surveillée de près sans être totalement inaccessible. Pham, le grand ami de Trud Silipan, s’y rendait régulièrement. Mais Ezr évitait l’endroit ; c’était là qu’on dérobait les âmes.
Le bureau de Reynolt était là où il était depuis toujours, au bout du tunnel des laboratoires, derrière une porte anonyme. Le « directeur des ressources humaines » s’installa dans son fauteuil et ouvrit la capsule qu’elle avait prise à Ezr.
Vinh joua les imperturbables. Il inspecta le bureau du regard. Rien de nouveau – les mêmes murs grossiers, les caisses et le matériel apparemment disparate qui, après des décennies de Veille, étaient le principal mobilier. Même si on ne le lui avait pas dit, Ezr aurait depuis longtemps deviné qu’Anne Reynolt était une zombie. Une zombie miraculeuse, douée pour les relations humaines, mais une zombie tout de même.
Reynolt n’était manifestement pas surprise par le contenu de la capsule. Elle renifla le gâteau avec l’expression d’un technicien de bactério en train de contrôler des ferments de vase.
— Très aromatique. Sucreries et pâtisseries ne figurent pas au menu des régimes alimentaires autorisés, monsieur Vinh.
— Je suis désolé. Je voyais ça comme une friandise… une petite récompense. Je ne le fais pas souvent.
— Exact. D’ailleurs, vous ne l’avez encore jamais fait.
Son regard balaya son visage puis s’écarta.
— Cela fait trente ans, monsieur Vinh. Sept ans de votre propre temps biologique en Veille. Vous savez que les zombies ne réagissent pas à pareilles « récompenses » ; leurs motivations sont essentiellement ancrées à l’intérieur de leur domaine de Focalisation et ne sont qu’accessoirement associées à leurs propriétaires. Non… je crois que vous avez encore le projet secret de faire naître l’amour chez le Dr Bonsol.
— Avec une pâtisserie ?
Reynolt lui assena un petit sourire méchant. Le sarcasme d’Ezr aurait totalement échappé à un zombie ordinaire. Il ne détourna pas l’attention de Reynolt, mais elle l’enregistra.
— Avec l’odeur, peut-être. J’imagine que vous avez étudié certains manuels de neurologie Qeng Mo… que vous avez trouvé des informations sur l’accès privilégié des voies olfactives aux centres supérieurs du cerveau. Hmm ?
Un instant, son regard l’embrocha comme un insecte sur une épingle.
C’est exactement ce que disaient les manuels de neuro. Et Trixia n’avait certainement plus jamais senti l’odeur d’une pâtisserie depuis sa Focalisation. L’espace d’un instant, les murs qui entouraient son moi véritable s’étaient amincis jusqu’à devenir à peine plus que des voiles. L’espace d’un instant, Ezr l’avait touchée.
Il haussa les épaules. Reynolt était drôlement perspicace. Si jamais elle songeait à l’examiner, elle était sûrement assez intelligente pour le percer à jour. Elle l’était probablement assez pour percer à jour même un Pham Nuwen. La seule chose qui les sauvait était qu’ils se situaient à la périphérie de sa Focalisation. Si Ritser Brughel disposait d’un mouchard à moitié seulement aussi efficace, Pham et moi serions morts depuis longtemps.
Reynolt se détourna de lui, traqua un instant des fantômes dans ses ATH.
— Votre inconduite n’a causé aucun mal. À certains égards, la Focalisation est un état robuste. Vous croyez peut-être voir des changements chez le Dr Bonsol, mais réfléchissez : depuis quelques années, tous les meilleurs traducteurs commencent à manifester un affect synthétique. Si cela amoindrit leurs performances, nous les descendrons à la clinique pour quelques réglages…
« Toutefois, si vous tentez activement de la manipuler une fois de plus, je vous interdirai de revoir le Dr Bonsol.
L’avertissement était totalement efficace, mais Ezr essaya de le prendre en riant.
— Quoi ? pas de menaces de mort ?
— Mon jugement, monsieur Vinh : votre connaissance des civilisations de l’Aube de l’Humanité vous rend extrêmement précieux. Vous êtes une interface efficace entre au moins quatre de mes groupes… et je sais que le Subrécargue tient compte de vos conseils lui aussi. Mais ne vous bercez pas d’illusions : je peux m’en tirer sans vous dans la section traductions. Si vous me contrariez à nouveau, vous ne reverrez plus le Dr Bonsol avant la fin de la mission.
Quinze ans ? Vingt ?
Ezr scruta Reynolt et perçut l’absolue certitude de ses paroles. Quelle créature implacable ! Il se demanda – et ce n’était pas la première fois – comment elle avait pu être par le passé. Il n’était pas le seul à se poser la question. Trud Silipan régalait les clients de Benny avec ses hypothèses. La clique Xevalle avait jadis occupé la deuxième place dans l’Émergence ; Trud prétendait que Reynolt y avait un rang élevé. À un moment donné, elle aurait été encore plus monstrueuse que Tomas Nau. Au moins, certains membres de la clique avaient été punis, écrasés par leurs semblables. Anne Reynolt était tombée de très haut ; elle qui jouait les Satan était devenue un instrument de Satan.
… Que ça l’ait rendue plus dangereuse, ou moins dangereuse qu’avant, elle l’était suffisamment pour Ezr Vinh.
Cette nuit-là, seul dans l’obscurité de sa cabine, Ezr décrivit cet entretien à Pham Nuwen.
— J’ai l’impression que si jamais Reynolt était transférée au service de Brughel, elle découvrirait la vérité sur vous et moi en quelques Ksec.
Le petit rire de Nuwen était un bourdonnement déformé au fond de l’oreille d’Ezr.
— Ce transfert ne se fera jamais. Sans elle, tout le système des zombies se casse la gueule. Elle avait un personnel de quatre cents interfacés non Focalisés avant l’Embuscade… maintenant, elle bzzz zzzt.
— Vous pouvez répéter ça ?
— Je disais : « Maintenant, elle dépend en grande partie de la collaboration de personnels non qualifiés. »
Le bourdonnement qui n’était pas tout à fait une voix fluctuait entre intelligibilité et inintelligibilité. Il y avait encore des occasions où Ezr devait demander trois ou quatre répétitions. Mais c’était un gros progrès par rapport au code clin d’œil qu’ils employaient au début. À présent, lorsque Ezr feignait de s’endormir, il avait un simple localiseur d’un millimètre de long implanté au fond de l’oreille. Le résultat était un bourdonnement et un sifflement pratiquement inaudibles, mais, avec assez d’entraînement, on pouvait normalement déchiffrer les paroles qui étaient derrière. Les localiseurs étaient disséminés partout dans la pièce, comme dans tout le temp’ des Négociants. Ils étaient devenus le dispositif de sécurité majeur de Brughel et Nau chez les Qeng Ho.
— Quand même, je n’aurais peut-être pas dû essayer le truc du gâteau.
— Peut-être. Moi, je n’aurais rien tenté de si explicite.
Mais Pham Nuwen n’était pas amoureux de Trixia Bonsol.
— Nous avons déjà abordé le sujet, dit-il. Les zombies de Brughel sont plus puissants que tout dispositif de sécurité que nous autres Qeng Ho ayons jamais imaginé. Ils reniflent en permanence, et ils peuvent déchiffrer des gens comme toi, des gens bzzz.
Des gens « naïfs » ? « innocents » ? Ezr n’avait pas compris et n’avait pas envie de demander des précisions.
— Sois réaliste. Les autres se doutent sûrement que tu ne crois pas leur version du Massacre Diem. Ils savent que tu leur es hostile. Ils savent que tu manigances quelque chose, ou que tu voudrais bien. Tes sentiments envers Bonsol te fournissent une couverture, un petit mensonge qui cache le gros. Comme moi avec mon Zamle Eng.
— Ouais.
Mais je crois que je vais mettre ça en veilleuse pendant quelque temps.
— Alors, vous ne pensez pas que Reynolt soit aussi dangereuse que ça ?
Il n’entendit pendant un moment que des bourdonnements et des sifflements. Peut-être que Pham Nuwen ne disait rien du tout. Puis :
— Vinh, je pense tout le contraire. À long terme, c’est elle qui présentera pour nous la menace la plus dangereuse.
— Mais elle ne fait pas partie de la Sécurité.
— Non, mais elle assure la maintenance des mouchards de Brughel, elle rectifie leurs malheureux cerveaux quand ils commencent à ne plus filer droit. Phuong et Hom ne peuvent s’occuper que des cas les plus simples ; Trud prétend pouvoir tout faire, mais il se contente de suivre les instructions de Reynolt. Et elle a huit zombies programmeurs pour éplucher notre code d’escadre. Trois d’entre eux s’attaquent laborieusement aux localiseurs. Elle finira par voir comment j’ai arnaqué les Émergents. Bzzz Seigneur ! Le pouvoir dont dispose ce Tomas Nau !
La voix de Pham s’arrêta et il n’y eut plus que du bruit de fond.
Ezr sortit une main de sous les couvertures et enfonça un doigt dans son oreille pour insérer encore plus profond le minuscule localiseur.
— Vous pouvez répéter ? Vous êtes encore là ?
Bzzt.
— Je suis là. À propos de Reynolt : c’est un danger mortel. D’une manière ou d’une autre, il faut l’éliminer.
— La tuer ?
Ces mots lui restèrent en travers de la gorge. Il avait beau haïr Nau, Brughel et tout le système de la Focalisation, il ne haïssait pas Anne Reynolt. À sa manière, avec ses limites, elle s’occupait des esclaves. Quoi qu’Anne Reynolt ait pu être par le passé, elle n’était plus qu’un outil.
— J’espère que non ! Peut-être que… si seulement Nau mordait carrément à l’hameçon et se mettait à utiliser les localiseurs à Hammerfest… Alors nous serions en sécurité là-bas tout autant qu’ici. Si cela se produit avant que les zombies de Reynolt s’aperçoivent que c’est un piège…
— Mais tout l’intérêt du retard était de lui donner le temps d’étudier les localiseurs.
— Ouais. Nau n’est pas sot. Ne te tracasse pas. Je suis la situation de près. Si elle s’approche trop de la solution de l’énigme, je… je m’occuperai d’elle.
Un moment, Ezr essaya d’imaginer ce que Pham pourrait faire, puis força son esprit à se détourner de pareilles pensées. Même après deux mille ans, la Famille Vinh conservait dans ses affections une place particulière pour Pham Nuwen. Ezr se rappela les images affichées dans le bureau de son père. Il se rappela les histoires que sa tante lui avait racontées. Toutes ne figuraient pas dans les archives Qeng Ho. Ce qui signifiait qu’elles n’étaient pas authentiques… ou alors, c’étaient véritablement des souvenirs personnels : ce que grand-maman Sura et ses enfants pensaient vraiment de Pham Nuwen. Il avait certes fondé le Qeng Ho moderne et était le grand-papa de toutes les Familles Vinh, mais on le vénérait pour plus que cela. Certaines des histoires, toutefois, révélaient une facette dure de sa personnalité.
Ezr ouvrit les yeux, regarda tranquillement autour de lui. Dans la pièce obscurcie, de vagues lueurs nocturnes éclairaient son treillis flottant dans le sac-penderie, montraient le gâteau reposant intact sur son bureau. La réalité.
— Qu’est-ce que vous pouvez faire au juste avec les localiseurs, Pham ?
Silence. Un bourdonnement lointain.
— Ce que je peux faire ? Eh bien, Vinh, je ne peux pas tuer avec… pas directement. Mais ils ont d’autres emplois que cette minable liaison audio. Question de pratique ; il y a des tours de main qu’il te faudra connaître.
Longue pause.
— Merde ! tu as besoin de les apprendre. Il pourrait y avoir des fois où je ne suis pas connecté, et il n’y a rien d’autre qui puisse préserver ta couverture. Il faudrait qu’on se voie en personne…
— Quoi ? Face à face ? Comment ?
Des douzaines, des centaines de fois, peut-être, Pham Nuwen et lui avaient comploté comme ils le faisaient cette nuit, comme des prisonniers anonymes communiquant à travers les murs de quelque forteresse. En public, ils se voyaient moins que lors des premières Veilles. Nuwen avait dit qu’Ezr n’était carrément pas assez doué pour contrôler son regard et son langage corporel et qu’il donnerait trop d’informations aux mouchards. Maintenant…
— Ici, dans le temp’, Brughel et ses zombies se fient aux localiseurs. Il y a des emplacements entre les ballons où certaines de leurs vieilles caméras sont hors service. Si nous nous rencontrons par hasard dans ces endroits, ils n’auront rien pour contredire ce que je leur injecte via les localiseurs. Le problème est que les mouchards se fient aux statistiques autant qu’au reste ; j’en ai la certitude. Il m’est arrivé une fois de diriger le service de sécurité d’une escadre, comme celui de Ritser, mais en un peu plus coulant. J’avais des programmes qui soulignaient les comportements suspects : qui était invisible quand, conversations inhabituelles, pannes matérielles. Ça marchait très bien, même quand je ne pouvais pas prendre les coupables en flagrant délit. Des zombies plus des ordinateurs, ça devrait être mille fois plus efficace, je parie qu’ils ont des stats qui remontent jusqu’à la fondation de L1. Pour eux, des comportements individuellement inoffensifs ne cessent de s’ajouter… et, un beau jour, Ritser Brughel dispose d’un faisceau de présomptions. Et nous sommes morts.
Dieu du Négoce !
— Mais nous pourrions presque tout faire sans être inquiétés !
Partout où les Émergents dépendaient des localiseurs Qeng Ho.
— Une seule fois, peut-être. Maîtrise tes impulsions.
Même au travers du bourdonnement, Ezr entendait Pham rire doucement.
— On peut se voir quand ?
— Un jour qui minimise l’effet produit sur les joyeux analystes de Ritser. Voyons voir… Je pars hors Veille dans moins de deux cents Ksec. Je serai au milieu d’une Veille la prochaine fois que tu reprendras. Je m’arrangerai pour que nous puissions faire ça juste après.
Ezr soupira. Dans une demi-année de mon temps biologique. Il y a des échéances plus lointaines. Ça devrait aller.
L’assommoir de Benny avait débuté comme établissement illégal, témoignage visible d’un vaste réseau de transactions de marché noir, crime puni de mort chez les Émergents ; en pur NeSe Qeng Ho, le terme « marché noir » existait bien, mais seulement pour dénoter un « commerce qui doit se faire en secret parce qu’il offense les Clients locaux ». Au sein de la petite communauté rassemblée autour de l’agglomérat, il n’y avait pas moyen de pratiquer le commerce ou la corruption en secret. Les premières années, seule l’implication de Qiwi Lisolet avait protégé l’établissement. Maintenant… Benny Wen sourit intérieurement tout en entassant boissons et repas dans sa senne. À présent, il travaillait ici à plein temps chaque fois qu’il était en Veille. En plus, c’était une tâche dont son père pouvait généralement s’acquitter lorsque Benny et Gonle étaient hors Veille. Hunte Wen était toujours un individu aimable et distrait qui n’avait jamais recouvré ses compétences en physique. Mais il avait fini par aimer s’occuper de l’assommoir. Lorsqu’il s’en occupait en solo, il pouvait se passer des choses bizarres. C’était parfois des pannes ridicules, d’autres fois de merveilleuses améliorations. Un jour, il avait soustrait une laque parfumée à la raffinerie de volatiles. L’odeur était tolérable pour de petites quantités, mais quand il en avait badigeonné les murs du troquet, la puanteur était infernale. Un moment, la plus grande salle devint le centre socioculturel du temp’. Une autre fois – quatre ans biologiques plus tard – il avait converti les certifs de toute une Veille et le père de Qiwi avait élaboré une liane adaptée à l’impesanteur avec l’écosystème associé pour décorer les murs et le mobilier de l’assommoir. L’établissement fut transformé en un espace de toute beauté, une sorte de parc.
Les lianes et les fleurs étaient restées, même si Hunte était hors Veille depuis près de deux ans.
Benny décolla du bar pour un long circuit au milieu de la verdure. Boissons et nourriture étaient livrées aux tablées de clients, qui payaient avec des certifs. Benny posa une Glace & Diamants et un godet-repas devant Trud Silipan. Silipan lui remit une promesse écrite de service avec son air suffisant habituel. Il s’imaginait manifestement que la promesse n’avait aucune valeur, et qu’il ne payait que par commodité.
Benny se contenta de sourire et passa à une autre table. De quel droit allait-il rouspéter ? Et puis, en un sens, Trud avait raison. N’empêche que depuis les premières Veilles, bien peu de gens avaient carrément refusé de collaborer. Ils trouvaient plutôt moyen se défiler. Les seuls services que Trud pouvait véritablement rendre impliquaient son travail avec les Focalisés, et il rognait constamment sur ses obligations : il ne trouvait pas exactement les spécialistes qu’il fallait, il n’exploitait pas les zombies assez longtemps pour obtenir les meilleures réponses. Mais même Trud se rachetait assez souvent, comme lorsqu’il avait incité Ali Lin à concevoir les lianes. Car derrière la farce des petits papiers, tout le monde savait qu’il y avait Tomas Nau. Par intérêt personnel bien compris ou par amour pour Qiwi, il avait clairement laissé entendre que l’économie souterraine Qeng Ho jouissait de sa protection.
— Salut, Benny ! Monte nous voir !
Jau Xin lui fit signe depuis la table supérieure, la table du « Club des débats ». Veille après Veille, les mêmes sortes de clients semblaient s’y prélasser. Il y avait d’habitude un peu de chevauchement d’une Veille à l’autre, assez, semblait-il, pour que, même lorsque la plupart des clients étaient nouveaux, ils s’installent encore là s’ils voulaient débattre « de la manière dont tout ça allait finir ». Cette Veille-ci, c’était Xin, avec, bien sûr, Rita Liao, cinq ou six autres visages qui n’étaient pas inconnus, et – ah ah ! – quelqu’un qui savait vraiment de quoi il parlait :
— Ezr ! Je croyais que tu te pointerais pas ici avant quatre cents Ksec.
Merde, Benny aurait bien voulu rester avec eux pour l’écouter.
— Salut, Benny !
Ezr affichait son grand sourire habituel. C’est marrant, quand on n’a pas vu un type de quelque temps, à quel point on remarque les changements. Ezr – comme Benny – était encore un jeune homme. Mais ils n’étaient plus des gamins ni l’un ni l’autre. Ezr avait d’infimes rides au coin des yeux. Et, quand il parlait, il montrait une assurance que Benny ne lui avait jamais connue lorsqu’ils travaillaient dans l’équipe de Jimmy Diem.
— Rien de solide pour moi, Benny. J’ai l’estomac qui se plaint encore du dégel. Il y a eu une modif de quatre jours dans le tableau de service.
Il montra l’organigramme des Veilles sur le mur près du bar. Le rectificatif y figurait assurément, caché sous une avalanche d’autres petits changements.
— On dirait qu’Anne Reynolt a besoin de ma présence.
Rita Liao sourit.
— En soi, c’est déjà suffisant pour justifier une réunion du Club des débats.
Benny distribua les bulbes et les godets qui flottaient dans la senne derrière lui. Il hocha la tête à l’adresse d’Ezr.
— Je vais te trouver de quoi calmer les carcasses qui sortent du frigo.
Ezr regarda Benny Wen repartir vers le bar et la cuisine. Benny lui trouverait probablement quelque chose qui ne lui chavirerait pas l’estomac. Qui aurait cru qu’il finirait patron de bistrot ? Qui aurait cru que les autres se retrouveraient là où ils étaient, d’ailleurs ? Au moins, Benny était encore un Négociant, même si c’était à une échelle si réduite qu’il faisait pitié. Et moi… je suis quoi ? Un conspirateur avec une couverture en béton, tellement obscure qu’il lui arrivait de se perdre dedans. Ezr était attablé avec trois Qeng Ho et quatre Émergents… et certains Émergents étaient de meilleurs amis que les Qeng Ho. Pas étonnant que Tomas Nau s’en tire si bien. Il les avait tous réquisitionnés à son profit, alors même qu’ils s’imaginaient suivre la Tradition des Négociants. Nau avait émoussé leurs esprits en face de l’esclavage qu’était la Focalisation. Et peut-être que c’était mieux ainsi. Les amis d’Ezr étaient protégés des appétits meurtriers de Nau et de Brughel… et Nau et Brughel étaient aveugles à la possibilité qu’il existe encore des Qeng Ho prêts à se dresser contre eux.
— Alors, qu’est-ce qui t’a fait sortir du frigo en avance, Ezr ?
Ezr haussa les épaules.
— Aucune idée. Je descends à Hammerfest dans quelques Ksec.
Je ne sais pas pour quelle raison, mais j’espère que ça ne va pas foutre en l’air ma rencontre avec Pham.
Trud Silipan s’éleva au milieu de la salle et se posa dans un siège vacant.
— C’est pas grand-chose, un différend entre les traducteurs et les zombies scientifiques. On a résolu ça dans la journée.
— Alors, pourquoi Reynolt a changé l’emploi du temps d’Ezr ?
Silipan roula les yeux.
— Ah ! vous connaissez Reynolt. Te fâche pas, Ezr, mais tu es spécialiste de l’Aube de l’Humanité, alors elle croit qu’on ne peut pas se passer de toi.
Pas vraiment, songea Ezr en se rappelant sa dernière confrontation avec le directeur des ressources humaines.
— Je crois que ça a un rapport avec Calorica Bay, dit Rita. Les enfants sont là-bas, vous savez.
Lorsque Rita disait « les enfants », elle parlait des Araignées de « La Science racontée aux enfants ».
— Ce ne sont plus des enfants, dit doucement Xin. Victory Junior est une jeune f… une jeune adulte.
Agacée, Liao haussa les épaules.
— Rhapsa et Petit-Hrunk sont encore dans la catégorie enfants. Ils sont tous partis à Calorica.
Il y eut un silence gêné. Les aventures d’Araignées particulières étaient pour beaucoup un mélodrame sans fin, et, avec le temps, il était devenu plus facile d’obtenir plus de détails. D’autres familles étaient suivies par les admirateurs des Araignées, mais les Underhill demeuraient les plus populaires. Rita était de loin leur admiratrice numéro un, et parfois c’était tellement manifeste que c’en était pénible.
Trud ignora sa pantomime consternée.
— Non, Calorica, c’est bidon.
— Hé, Trud, dit Xin en riant, il y a vraiment une aire de lancement juste au sud de Calorica. Ces Araignées lancent des satellites.
— Mais non. Je voulais dire que la cavorite est bidon. C’est pour ça qu’on a réveillé Ezr de bonne heure.
Il remarqua la réaction d’Ezr et son sourire narquois s’élargit.
— Tu reconnais ce terme.
— Oui, c’est…
Trud continua sur sa lancée, peu désireux d’entendre des subtilités linguistiques.
— Encore une de ces références à la con inventées par les traducteurs, et plus obscure que les autres. Toujours est-il qu’il y a un an, des Araignées utilisaient des mines abandonnées dans l’altiplano au sud de Calorica pour essayer de trouver une différence entre la masse gravitationnelle et la masse inertielle. Avec ça, on se demande si ces créatures sont vraiment intelligentes.
— L’idée n’est pas stupide, dit Ezr, tant qu’on n’a pas procédé à deux ou trois expériences pour voir si ça marche ou pas.
Maintenant, il se souvenait du projet en question. Il s’agissait essentiellement de scientifiques tiefiens. Leurs rapports étaient pratiquement inaccessibles. Les traducteurs humains n’avaient jamais maîtrisé le tiefien comme ils maîtrisaient les langues de l’Accord. Xopi Reung et un ou deux autres auraient peut-être fini par parler couramment le tiefien, mais ils avaient été terrassés par l’épidémie galopante de sida mental.
Trud repoussa l’objection.
— Ce qui est stupide, là-dedans, c’est que nos Araignées ont fini par trouver une différence. Et elles ont affiché leur sottise, elles ont prétendu avoir découvert de l’antigravitation dans l’altiplano.
Ezr se tourna vers Jau Xin.
— Tu as entendu parler de ça ?
— Je crois.
Jau était songeur. Apparemment, l’affaire était restée confidentielle jusqu’à ce jour.
— Reynolt m’a envoyé deux fois chez les zombies. Ils voulaient savoir s’il y avait des anomalies dans les orbites de nos espiosats.
Il haussa les épaules.
— Bien sûr qu’il y a des anomalies. C’est comme ça qu’on dresse des cartes d’équidensités infrasuperficielles.
— Eh bien, poursuivit Trud, les Araignées en question ont eu environ une Msec de célébrité avant de s’apercevoir qu’elles ne pouvaient pas reproduire leur découverte miraculeuse. Leur rétraction nous est parvenue il y a quelques Ksec seulement.
Il gloussa.
— Les imbéciles ! Dans une civilisation humaine, leurs élucubrations n’auraient pas tenu une journée.
— Les Araignées ne sont pas stupides, dit Rita.
— Elles ne sont pas incompétentes non plus, renchérit Ezr. Certes, la plupart des sociétés humaines seraient très sceptiques en présence d’une information pareille. Mais les humains ont huit mille ans d’expérience en matière scientifique. Même une civi déchue, à supposer qu’elle soit assez avancée pour étudier ce type de questions, aurait des vestiges de bibliothèques qui contiendraient l’héritage humain.
— Ouais, c’est ça. « Les Araignées font tout pour la première fois. »
— Mais c’est vrai, Trud ! Nous savons que ce sont des débutants absolus. Nous ne connaissons qu’un seul cas vraiment comparable, notre propre ascension sur la Vieille Terre. Et les humains débutants se sont trompés tellement de fois !
— En fait, on leur rend un fier service en les annexant.
Arlo Dinh, un Qeng Ho, émit ce jugement avec toute la suffisance morale d’un Émergent.
Ezr acquiesça à contrecœur.
— Ouais, nos ancêtres de l’Aube de l’Humanité ont eu sacrément de la veine d’échapper au piège de la planète unique. Et les génies des Araignées ne sont pas meilleurs que ceux des premiers humains. Prenez ce Sherkaner Underhill. Ses étudiants ont réussi à faire marcher des tas de trucs, mais…
— Mais il est bourré de superstitions, compléta Trud.
— Exact. Il n’a aucune idée des limites de la conception des logiciels, et des limites du matériel. Il croit que l’immortalité et des ordinateurs quasi divins sont juste au tournant, avec rien qu’un peu plus de progrès technique. Ce type est une bibliothèque ambulante de Rêves déçus.
— Tu vois ! C’est exactement pour ça que tu es le chouchou de Reynolt. Tu sais à quels fantasmes les Araignées pourraient croire. Quand viendra le moment de les annexer, ça sera important.
— Quand viendra le moment…
Jau Xin grimaça un sourire. Sur le mur opposé, près du Tableau des Veilles, Benny avait une fenêtre « Pari Mutuel sur l’heure de la sortie ». Deviner le moment exact où ils quitteraient leur cachette, le moment où l’Exil serait terminé – c’était un sujet éternel de discussion chez Benny.
— Cela fait presque vingt années réelles que le soleil s’est rallumé. Je suis dehors souvent, comme vous le savez, presque autant que Qiwi Lisolet et ses équipes. En ce moment, le soleil est en déclin. Il nous reste quelques années seulement avant qu’il s’éteigne à nouveau. Les Araignées elles-mêmes se sont fixé une date-limite. Je parie qu’elles atteindront l’Ère de l’information en moins de dix ans.
— Non, dit Arlo. Elles ne seront pas assez avancées pour qu’on puisse prendre le pouvoir sans bavures.
— D’accord. Mais, en fin de compte, d’autres éléments risquent de nous forcer la main. Les Araignées ont démarré un programme spatial. Dans dix ans, nos activités – notre présence ici en L1 – seront impossibles à dissimuler.
— Et alors ? dit Trud. Si elles la ramènent un peu trop, on leur tapera dessus.
— Et on signera notre arrêt de mort, dit Jau.
— Vous déconnez, tous les deux, dit Arlo. Je parie qu’il ne nous reste même pas dix ogives nucléaires. Il me semble qu’on a épuisé les stocks… entre nous à une certaine époque…
— On a des armes à énergie dirigée.
— Oui, à condition d’être en orbite basse. Je vous dis qu’on pourrait les avoir au bluff, seulement…
— On pourrait balancer nos épaves sur ces saloperies.
Ezr et Rita Liao échangèrent un regard. C’était précisément le genre de discussion qui la faisait bouillir. Comme Jau et la plupart des gens autour de la table, Rita considérait les Araignées comme des personnes. C’était pour Trixia une victoire. Les Émergents, du moins ceux qui n’appartenaient pas à la classe des Subrécargues, envisageaient malaisément un génocide. En tout cas, Jau Xin avait certainement raison : que les Émergents disposent ou non de la puissance de feu adéquate, tout l’intérêt de la clandestinité était de créer un client qui puisse remettre en marche la mission. Liquider les habitants de la planète n’avait de sens que pour des détraqués comme Ritser Brughel.
Ezr se cala sur son siège et se retira de la discussion. Il avait repéré le nom de Pham sur le Tableau de Veille ; encore quelques jours, et ils auraient leur premier véritable tête-à-tête. Prends ton temps et sois patient ; rien ne presse. D’accord. Il espérait que le Club des débats passerait à un sujet plus intéressant, mais même ces absurdités avaient une résonance agréablement familière. Ce n’était pas la première fois qu’Ezr se rendait compte qu’il avait là une sorte de famille, ou presque, une famille qui discutait interminablement de problèmes qui ne changeaient jamais. Il s’entendait même avec les Émergents, et eux avec lui. C’était presque une vie normale… Il regarda à travers le treillis de lianes qui remplissait les espaces entre les tables. Les fleurs étaient en fait légèrement parfumées – mais rien à voir avec la peinture nauséabonde que Hunte avait une fois essayée. Ah ! Une brèche s’ouvrit dans les frondaisons parfumées et son regard porta jusqu’à la cuisine de Benny tout en bas du bistrot. Il commença à lui faire signe. Peut-être qu’il pourrait avaler un peu de vraie nourriture, après tout. Puis il entrevit un pantalon à carreaux et une vareuse à fractilles.
Qiwi.
Benny et elle étaient en pleine négociation. Benny montra du doigt la section de papier vidéo merdique qui s’étirait sur le mur inférieur de l’établissement. Qiwi hocha la tête ; elle consultait une sorte de liste. Puis elle sembla sentir son regard sur elle. Elle se retourna et fit signe au groupe d’Ezr attablé au plafond. Ce qu’elle est belle. Ezr détourna les yeux, brusquement refroidi. Au début, Qiwi était la morveuse qui l’irritait jusqu’à l’excès. Ensuite, Qiwi avait apparemment trahi ses amis et tourmentait les zombies. Enfin, Ezr l’avait battue… Ezr se rappela sa fureur et le plaisir qu’il avait eu de venger Jimmy Diem et Trixia Bonsol. Mais Qiwi n’avait pas trahi ; Qiwi était une victime qui s’ignorait. Si Pham avait raison à propos du lavage de cerveau – et il avait forcément raison : les indices ne correspondaient que trop bien à l’horrible vérité –, alors Qiwi était victime au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer, ou presque. Et, en agressant Qiwi, Ezr avait appris quelque chose sur lui-même. Il avait appris que sa respectabilité devait être superficielle. La plupart du temps, il arrivait à garder au fond de lui cette révélation. Peut-être pourrait-il encore se racheter, même s’il y avait en lui une certaine bassesse… Mais lorsqu’il vit Qiwi pour de vrai, et qu’elle le vit… alors il lui fut impossible d’oublier ce qu’il lui avait fait.
— Salut, Qiwi ! lança Rita, qui l’avait vue leur faire signe. T’as une seconde ? On veut que tu décides quelque chose pour nous.
Qiwi lui adressa un grand sourire.
— À tout de suite.
Elle se retourna vers Benny. Il hocha la tête et lui remit une liasse de certifs. Puis elle escalada par bonds successifs le réseau de lianes en traînant derrière elle le filet de Benny, plein de bulbes de bière et de godets-repas, pour ceux qui en redemandaient. Elle aidait donc un peu Benny. Voilà comment elle était. Elle faisait partie de l’économie parallèle, des débrouillards qui vous rendaient la vie relativement confortable. Comme Benny, elle n’hésitait pas à mettre la main à la pâte, à travailler. En même temps, elle était dans les faveurs du Subrécargue ; elle apportait au régime tyrannique de Nau une douceur que des Émergents comme Jau Xin ne pouvaient consciemment admettre. Mais on voyait bien dans le regard de Jau et de Rita qu’ils avaient presque peur de Qiwi Lisolet.
Et elle lui sourit.
— Salut, Ezr. Benny s’est dit que tu voudrais peut-être du rab.
Elle poussa le godet sur la table et le colla en face de lui. Ezr hocha la tête, incapable de soutenir son regard.
Rita était déjà en train de jacasser. Peut-être que personne ne remarquerait la gaucherie d’Ezr.
— Je ne veux pas être indiscrète, Qiwi, mais quelle est la dernière estimation pour la date de la Sortie ?
Qiwi sourit.
— À mon avis ? Dans douze ans, au maximum. Les progrès des Araignées dans le domaine spatial risquent de nous forcer la main avant cela.
— Et voilà !
Rita coula un regard en direction de Jau.
— Eh bien, on se posait la question. Supposons que nous ne puissions pas tout récupérer via leur réseau informatique. Supposons que nous soyons obligés de prendre parti, de jouer un bloc de nations contre l’autre. Qui soutiendrions-nous ?
Diamant Un avait plus de deux mille mètres de longueur et presque autant de largeur ; c’était de loin le plus gros astéroïde de l’agglomérat. Au fil des années, le cristal directement au-dessous de Hammerfest était devenu un dédale de cavernes. Les niveaux supérieurs contenaient les laboratoires et les bureaux. Puis c’étaient les appartements de Tomas. En dessous se trouvait la dernière addition à cette architecture inversée : un vide en forme de lentille, de plus de deux cents mètres de diamètre. Son creusement avait usé la plupart des excavatrices thermiques, mais Qiwi n’avait pas soulevé d’objection ; en fait, c’était en partie son idée à elle.
Leurs trois formes humaines étaient presque perdues dans l’immensité de l’endroit.
— Impressionnant, non ? demanda Qiwi en souriant à Tomas.
Nau regardait droit vers le haut, bouche bée de stupéfaction. Ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il ne s’en était pas encore aperçu, mais il avait perdu l’équilibre et commençait à tomber lentement à la renverse.
— Je… oui. Même les maquettes pour ATH ne lui rendaient pas justice.
En riant, Qiwi lui donna une petite tape qui le remit à la verticale.
— Mea culpa. Dans les maquettes, je n’avais pas montré l’éclairage.
Des arcs actiniques étaient incrustés dans les sillons anéchoïques du plafond. Les lampes changeaient ce ciel en un joyau scintillant. En réglant leur puissance, on pouvait obtenir pratiquement n’importe quel effet lumineux, mais toujours teinté d’irisations.
À la droite de Qiwi, son père observait lui aussi la scène, mais sans ravissement, et pas vers le haut. Ali Lin était à genoux. Il ignorait complètement les subtils indices de pesanteur pendant qu’il grattait la surface à texture de galets produite par les excavatrices sur le sol de diamant.
— Il n’y a rien de vivant ici. Rien du tout.
Il fronça les sourcils.
— Ce sera le plus grand parc que tu aies jamais créé, papa. Une terre vierge à travailler.
Le visage de son père se détendit. Nous y travaillerons ensemble, papa. Tu pourras m’apprendre des choses nouvelles. Celui-ci serait assez grand pour de vrais animaux, même, peut-être, pour les chatons volants. Ces derniers relevaient plus du rêve que du souvenir, datant de l’époque où papa, maman et Qiwi avaient séjourné dans le temp’ de départ sur Triland.
— Je suis si heureux que tu m’aies persuadé d’aller plus loin, Qiwi, dit Tomas. Je voulais seulement un peu plus de sécurité et tu m’as donné quelque chose de merveilleux.
Il soupira et lui sourit. Sa main lui caressa le dos jusque sur les reins.
— Ce sera un grand parc, Tomas, même pour les Qeng Ho. Pas le plus grand, mais…
— Mais le plus beau, certainement.
Il se pencha au-dessus d’elle pour laper sur l’épaule d’Ali.
— Oui.
Oui, ce sera vraisemblablement le plus beau. Papa avait toujours été un exceptionnel créateur de parcs. Cela faisait maintenant quinze ans de sa vie qu’il était Focalisé sur sa spécialité. Chaque année avait produit de nouvelles merveilles. Ses bonsaïs et ses micro-parcs étaient déjà supérieurs aux plus belles créations de Namqem. Même les biologistes émergents Focalisés étaient aussi compétents que leurs meilleurs collègues Qeng Ho, à présent qu’ils avaient accès à la section Biologie de la bibliothèque de l’escadre.
Et quand l’Exil sera terminé, papa, quand tu seras finalement libre, alors tu sauras vraiment quelles merveilles tu as créées.
Le regard de Nau balaya le vide de la caverne scintillante. Il devait imaginer quelques-uns des paysages qu’elle pourrait abriter : la savane, la forêt tropicale humide, les prairies de montagne. Même la magie d’Ali Lin ne pouvait créer plus d’un écosystème à la fois, ici, mais s’il fallait choisir… Elle sourit.
— Qu’est-ce que tu dirais d’un lac ?
— Quoi ?
— Code « eaumouillée » dans ma bibliothèque de paysages.
Et Qiwi brancha ses propres ATH sur le projet.
— Euh… tu ne m’avais pas parlé de ça !
L’une des forêts conçues par Ali se superposait à la réalité dure comme le diamant de la caverne, mais au centre de la caverne s’étendait maintenant un lac qui ne cessait de s’élargir dans le lointain jusqu’à atteindre des îles montagneuses, à des kilomètres de distance apparente. Un voilier venait de lever l’ancre, quittant son embarcadère arboré au pied de la colline.
Tomas resta sans voix un moment.
— Seigneur. C’est dans la propriété de mon oncle à North Paw. J’y ai passé plusieurs étés.
— Je sais. Je l’ai trouvé dans ta biographie.
— C’est beau, Qiwi, même si c’est impossible.
— Ce n’est pas impossible ! Nous avons de l’eau à profusion en surface ; ce lac fera un excellent réservoir secondaire.
Elle désigna d’un geste vague les lointains, là où la nappe d’eau s’étalait au maximum.
— Nous creusons un peu de l’autre côté de la caverne et nous amenons le lac jusqu’à la paroi. Nous pouvons récupérer assez de papier vidéo pour produire une imagerie réaliste des lointains.
Ce n’était pas évident. Le papier vidéo des vaisseaux endommagés avait considérablement souffert de l’exposition au vide. Aucune importance. Tomas aimait porter des ATH, et on pouvait peindre le décor lointain pour quiconque était exclu de l’imagerie.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Nous ne pouvons pas avoir un vrai lac, pas en microgravité. Le moindre tremblement d’astéroïde l’enverrait grimper aux parois.
Qiwi se permit un grand sourire.
— Voilà la vraie surprise. Je peux y arriver, Tomas ! Nous avons des douzaines de vannes asservies dans les épaves, plus que nous n’en aurons jamais besoin pour quoi que ce soit. Nous les installons au fond du lac et les contrôlons à partir d’un réseau de localiseurs. Il serait facile d’amortir les oscillations de l’eau, de maintenir le tout en suspens.
— Tu aimes vraiment stabiliser ce qui est intrinsèquement instable, pas vrai, Qiwi ? dit Tomas en riant. Bon, tu l’as fait pour le tas de cailloux, peut-être que tu peux le faire ici.
Elle haussa les épaules.
— Bien sûr que je le peux. Avec un rivage limité, je pourrais même y arriver avec des localiseurs émergents.
Tomas se tourna pour la regarder, et elle ne décela alors aucune vision derrière ses yeux. Il était retourné dans le monde stérile et dur de la caverne de diamant. Mais il avait vu son étonnant projet, et Qiwi savait qu’elle lui avait fait plaisir.
— Ce serait fantastique… mais ça représente beaucoup de ressources, et beaucoup de travail.
De travail pour les non-zombies, évidemment. Même Tomas ne considérait pas les Focalisés comme de vraies personnes.
— Ça ne gênera pas les projets importants. Les vannes sont des rebuts. Les localiseurs sont des surplus. Et les gens me doivent des tas de services.
Au bout d’un moment, Nau reconduisit sa compagne et le zombie hors de la caverne. Qiwi l’avait encore surpris, et, cette fois, c’était plus spectaculaire que d’habitude. Et puis zut. Raison de plus pour vouloir les localiseurs sur Hammerfest. Les gens de Reynolt n’avaient pas encore accordé leur certificat de sécurité ; était-ce vraiment une affaire si compliquée ? On verra plus tard. Qiwi venait de dire qu’on pourrait avoir une manière de lac même avec les localiseurs émergents.
Ils remontèrent par les niveaux inférieurs, prenant acte des divers saluts et signes de main des techs émergents ou Qeng Ho. Ils laissèrent Ali Lin dans le parc-jardin qui lui servait d’atelier. Le père de Qiwi n’était pas encagé dans la ruche souterraine des Combles. En fait, sa spécialité exigeait des espaces à ciel ouvert et des objets vivants. Du moins était-ce ainsi que Tomas présentait les choses à Qiwi. C’était plausible, et ça voulait dire que la fille n’était pas continuellement exposée aux aspects ordinaires de la Focalisation ; ce qui contribuait à retarder le moment où elle finirait par tout comprendre.
— Il faut que tu ailles au temp’, Qiwi ?
— Oui, j’ai des courses à faire. Des amis à voir.
Qiwi devait s’occuper de son petit commerce, récupérer ses promesses de service.
— D’ac.
Il la souleva de terre et l’embrassa, à la vue de tous, au beau milieu du couloir des bureaux. Aucune importance.
— Félicitations, mon amour !
— Merci. À ce soir.
Le sourire de Qiwi Lisolet était éblouissant. À trente ans passés, elle quêtait encore son approbation.
Elle repartit par le puits central, se propulsant main sur main, de plus en plus vite, dépassant comme une fusée tous les autres usagers du tunnel. Qiwi s’entraînait encore quotidiennement dans une centrifugeuse à 2 g, pratiquait toujours les arts martiaux. C’était tout ce qui lui restait de l’influence de sa mère, ou, du moins, tout ce qui en était visible. Une bonne part de son allant et de son énergie était sans aucun doute une sorte d’effort sublimé pour plaire à sa mère.
Nau leva les yeux, oubliant presque les gens qui descendaient tout autour de lui. Il regarda la silhouette de Qiwi rapetisser dans les hauteurs du puits principal.
Après Anne Reynolt, Qiwi était sa possession la plus précieuse. Mais il avait en fait hérité de Reynolt ; Qiwi Lin Lisolet était son triomphe personnel, une personne brillante, non Focalisée, qui travaillait pour lui sans se ménager depuis des années. La posséder, la manipuler – c’était un défi toujours renouvelé. Et il y avait toujours un élément de danger. Elle avait au moins la force et la vitesse nécessaires pour tuer de ses propres mains. Les premières années, il ne s’en était pas rendu compte. Mais c’était aussi avant de comprendre à quel point elle était précieuse.
Oui, c’était un triomphe personnel, mais Tomas Nau était suffisamment réaliste pour savoir qu’il avait aussi eu de la chance. Il avait possédé Qiwi pour la première fois exactement à l’âge qu’il fallait et dans un contexte favorable : quand elle était assez grande pour avoir absorbé en profondeur la culture Qeng Ho, et assez jeune, en revanche, pour être durablement impressionnée par le Massacre Diem. Les dix premières années de l’Exil, elle ne l’avait surpris que trois fois en flagrant délit de mensonge.
Un mince sourire déforma ses lèvres. Qiwi croyait qu’elle le changeait, qu’elle lui avait démontré le bon fonctionnement des méthodes libérales. Bon, elle n’avait pas tort. Les premières années, autoriser l’existence d’une économie parallèle avait fait partie d’un jeu qu’il jouait avec elle ; c’était une faiblesse temporaire. Mais cette économie parallèle fonctionnait pour de bon. Même les textes Qeng Ho soutenaient que des marchés libres n’auraient aucun sens dans un environnement aussi fermé et aussi limité que celui-ci. Et pourtant, au fil des années, les Fourgueurs avaient amélioré la situation – même dans le cas d’activités que Nau aurait de toute façon exigées. Alors maintenant, quand elle lui assurait que les gens lui devaient des services, qu’ils travailleraient vraiment dur pour aménager ce parc lacustre – pestilence, j’ai vraiment envie de ce lac ! – Tomas Nau ne se moquait plus d’elle sous cape. Elle avait raison : les ouvriers – même émergents – seraient plus efficaces parce qu’ils avaient des obligations envers Qiwi que parce que Tomas Nau était Subrécargue avec le pouvoir ultime de tous les balancer au vide intersidéral.
Qiwi n’était plus qu’une silhouette minuscule tout en haut du puits. Elle se retourna et agita la main. Nau lui fit signe lui aussi et elle disparut sur le côté pour descendre dans un des tunnels d’accès aux navettes.
Nau resta encore un moment immobile, les yeux au ciel, tout souriant. Qiwi lui avait enseigné le pouvoir d’une liberté bien gérée. L’oncle Alan et la clique Nauly lui avaient légué le pouvoir donné par les esclaves Focalisés. Et l’étoile MarcheArrêt… ? Plus on en apprenait sur l’astre et sur sa planète, plus il était persuadé – au point d’en éprouver une terreur respectueuse – qu’il y avait des miracles cachés là-dedans, peut-être pas les trésors espérés, mais de bien plus grandes choses. La biologie, la physique, l’orbite galactique excentrée du système stellaire… leurs implications combinées, juste au-delà de la compréhension des analystes, taquinaient son intuition.
Et, dans quelques années, les Araignées lui remettraient une écologie industrielle pour exploiter le tout.
Jamais dans les histoires de l’Humanité tant de possibilités ne s’étaient offertes à un seul homme. Vingt-cinq ans plus tôt, un Tomas Nau plus jeune avait vacillé devant la masse des incertitudes. Mais les années avaient passé, il avait affronte les problèmes un par un et les avait maîtrisés. Ce qui sortirait d’Arachnia, c’était le pouvoir d’une dynastie comme jamais l’Humanité n’en avait connu. Cela prendrait du temps, un siècle voire deux de plus, peut-être, mais il serait à peine sorti de l’âge mûr Qeng Ho à la fin de l’opération. Il pourrait évincer les cliques émergentes. Cette extrémité de l’Espace Humain verrait le plus grand empire de toutes les histoires. La légende de Pham Nuwen pâlirait sous la lumière que projetterait celle de Tomas Nau.
Et Qiwi ? Il jeta un dernier coup d’œil vers le haut du puits. Il espérait qu’elle durerait jusqu’à la fin de l’Exil. Il y avait tellement de domaines où elle pourrait l’aider quand on asservirait les Araignées. Mais le masque montrait des signes d’usure. Le lavage de cerveau n’était pas parfait ; Qiwi rattrapait son retard plus vite que les premières années. À moins de détruire de vastes quantités de tissu cérébral, Anne ne pouvait éliminer ce qu’elle appelait la « pondération neurale résiduelle ». Et, bien sûr, il y avait certaines contradictions que l’amnésie cryostatique ne pouvait plausiblement expliquer. Finalement, même avec la manipulation la plus habile… Comment pourrait-il expliquer qu’il revenait sur ses promesses d’affranchissement des zombies ? Comment pourrait-il expliquer les mesures qu’il prendrait contre les Araignées, ou les programmes d’élevage humain qui seraient nécessaires ? Inévitablement, mais à son grand regret, il serait obligé de se débarrasser de Qiwi. Et pourtant, même à ce stade, elle pourrait encore lui servir. Il serait encore possible d’avoir des enfants par elle. Un jour, son règne aurait besoin d’héritiers.
Qiwi aborda l’assommoir de Benny environ deux mille secondes plus tard. Benny était aux commandes pour cette Veille. Bien. C’était son gérant favori. Ils discutaillèrent un moment à propos de ses dernières exigences.
— Mon Dieu, Benny ! Tu veux encore du papier vidéo ? Tu sais, il y a d’autres projets qui en auraient bien besoin.
Certain parc sous Hammerfest, par exemple.
Benny haussa les épaules.
— Arrange-toi pour que le Subrécargue autorise l’imagerie consensuelle, et je n’aurai plus besoin de papier vidéo. Mais ce truc s’use, c’est tout. Regarde.
Et de lui montrer le plancher, où l’image d’Arachnia était en permanence enracinée. Qiwi voyait un front de tempêtes qui allait probablement atteindre Princeton dans quelques Ksec ; manifestement, les pilotes d’affichage étaient encore en état de marche. Mais elle voyait aussi les distorsions et les taches colorées.
— D’accord, on peut encore en arracher sur la Main invisible, mais il faudra que tu y mettes le prix.
Ritser Brughel aurait l’écume aux lèvres et pousserait les hauts cris, même si le papier vidéo ne lui servait à rien. Ritser considérait la Main comme son fief. Qiwi examina les autres articles sur la liste manuscrite de Benny. Les aliments finis étaient tous produits dans le bactério et les cuves bio du temp’ : Gonle Fong s’en chargerait certainement. Quant aux volatiles et aux aliments bruts, ah ah ! Comme d’habitude, Benny les négociait en douce et essayait de court-circuiter Gonle en s’adressant directement à l’installation minière sur l’agglomérat. Ils avaient beau être les meilleurs amis du monde, ces deux-là prenaient la concurrence terriblement au sérieux.
Quelque chose bougea à la périphérie de son champ de vision. Elle leva les yeux. La bande de Xin flottait du côté plafond à l’endroit habituel. Ezr ! Un sourire involontaire illumina le visage de Qiwi. Il s’était détourné des autres et regardait dans sa direction. Elle lui fit signe. Le visage d’Ezr sembla se fermer et il regarda ailleurs. Un instant, les vieilles douleurs remontèrent à la surface. Même à présent, lorsqu’elle l’apercevait, elle éprouvait toujours ce bref tressaillement de joie involontaire, comme lorsqu’on revoit un ami très cher à qui on a tant de choses à dire. Les années avaient beau passer, Ezr évitait toujours son regard. Elle n’avait pas voulu faire de mal à Trixia Bonsol ; elle aidait Tomas parce qu’il était bon, qu’il faisait de son mieux pour les conduire jusqu’à la fin de l’Exil.
Elle se demanda si Ezr la laisserait un jour l’approcher d’assez près pour qu’elle puisse s’expliquer. Peut-être. Ils avaient encore des années devant eux. À la fin de l’Exil, quand ils auraient toute une civilisation pour les aider et qu’Ezr aurait retrouvé Trixia – alors, sûrement, il lui pardonnerait.
L’espace entre l’enveloppe extérieure du temp’ et les ballons habitables servait de tampon en cas de crevaison. Au fil des années, il avait abrité diverses activités agricoles clandestines de Gonle Fong ; une baisse de pression aurait tué quelques truffes ou mis fin à ses expériences sur les fleurs de Canberra. Même à présent, le bio-biz de Gonle n’occupait qu’une partie de ces angles morts. Pham rencontra Vinh bien à l’écart des petites parcelles cultivées. Ici, l’air était encore calme et froid, et l’unique lumière était la faible clarté de MarcheArrêt qui filtrait par la paroi extérieure.
Pham bloqua son pied sous un arrêtoir mural et attendit tranquillement. Au début de la Veille, il s’était assuré que ces volumes soient abondamment peuplés de localiseurs. Ils étaient disséminés un peu partout sur les parois. Quelques-uns flottaient en permanence autour de lui ; en pleine lumière, ils n’auraient été guère plus que des grains de poussière. Tapi dans la pénombre, Pham était donc un poste de commandement à lui tout seul. Il pouvait entendre et voir là où il le voulait ; pour l’instant, dans l’espace entre les ballons. Quelqu’un s’approchait prudemment. Pham voyait à présent derrière ses globes oculaires, et presque aussi bien qu’avec des ATH Qeng Ho. C’était le jeune Vinh, nerveux et furtif.
Quel âge avait-il, à présent ? Trente ans ? Ce n’était vraiment plus un gosse. Mais ses traits avaient conservé un certain air de parenté, un sérieux… qui rappelaient tout à fait Sura. Un individu digne de confiance ? Ça, non. Mais, espérait-il, une personne dont il pourrait se servir.
Vinh lui apparut à l’œil nu, débouchant de la courbe du ballon interne. Pham leva la main et le jeune homme s’immobilisa, le souffle coupé par la surprise. Tout prudent qu’il était, Vinh avait failli croiser Pham sans le voir : il ne l’avait pas vu en train de flotter dans le repli interne du tissu.
— Je… salut, chuchota-t-il.
Pham sortit de la paroi et se laissa porter jusqu’à l’endroit où la lumière de MarcheArrêt était un peu meilleure.
— Nous nous rencontrons enfin, dit-il avec un sourire en coin.
— Euh… oui. Absolument.
Ezr se retourna, le regarda un long moment puis lui fit – Seigneur ! – une petite révérence. Ses traits s’épanouirent en un timide sourire.
— C’est bizarre de vous voir pour de vrai, vous et pas Pham Trinli.
— La différence n’est guère visible.
— Oh, monsieur, vous ne pouvez pas le savoir. Quand vous êtes Trinli, tous les petits détails sont différents. Ici, même avec cette lumière, vous avez l’air différent. Si Nau ou Reynolt vous voyaient ne seraient-ce que dix secondes, ils s’en rendraient compte eux aussi.
Le gosse avait une imagination hyperactive.
— Bon, la seule chose qu’ils vont voir pendant les deux mille prochaines secondes, ce sont les mensonges que mes localiseurs leur envoient. J’espère que ça te donnera assez de temps pour te mettre dans le bain…
— Dites, vous pouvez vraiment voir avec les localiseurs, vous pouvez vraiment leur envoyer des ordres ?
— Avec suffisamment d’entraînement.
Il lui montra comment disposer les grains de poussière autour de l’orbite de son œil, et comment donner aux localiseurs proches le signal qui déclencherait leur coopération.
— Ne le fais pas en public. Le faisceau synthétisé a beau être très étroit, il pourrait quand même être repéré.
Vinh regardait fixement dans le vide, comme frappé de cécité.
— Ah ! on dirait que quelque chose me grignote les yeux par derrière.
— Les localiseurs te chatouillent directement le nerf optique. Ce qui s’affiche risque de te sembler très bizarre, au début. Tu peux apprendre les commandes avec quelques exercices simples, mais apprendre à déchiffrer ce chatouillement visuel… bon, je crois que c’est comme réapprendre à voir.
Pham présumait que c’était un peu comme lorsqu’un aveugle apprend à se servir d’une prothèse visuelle. Il y avait des gens qui y arrivaient, d’autres qui demeuraient aveugles. Il ne le dit pas tout haut. Au lieu de quoi il présenta à Vinh quelques configurations témoins, des motifs sur lesquels Vinh pourrait s’entraîner. Pham avait beaucoup réfléchi avant de décider quelles parties de l’interface de contrôle il devait montrer au jeune Vinh. Mais Ezr en savait déjà assez pour le trahir. Le seul moyen de se protéger serait de le tuer. Et merde ! J’ai laissé traîner des tas d’indices pour l’égarer du côté de Zamle Eng, et il a quand même trouvé la vérité. Espérons que c’est uniquement son ascendance « Grande Famille » qui l’a mis sur la voie. Pham l’avait maintenu des années durant dans l’ignorance, guettant des signes de rébellion, essayant d’évaluer les capacités réelles du jeune homme. Il avait en fait vu un adolescent peu sûr de lui arriver à maturité dans une tyrannie tout en conservant un peu de bon sens.
Au moment critique, lorsque Pham attaquerait enfin Nau et Brughel, il aurait besoin de quelqu’un pour l’aider à tirer les ficelles. Il faudrait apprendre quelques trucs au gamin… mais il y avait des nuits où Pham grinçait des dents en songeant à tout le pouvoir qu’il confiait à un Vinh.
Ezr assimila très rapidement l’interface de commande. Il ne devrait plus avoir de difficultés à apprendre les autres techniques que Pham lui avait révélées. La vision totale viendrait lentement, mais…
— Oui, je sais que tu ne vois encore que des éclairs. Continue de t’entraîner avec les images témoins. Dans quelques Msec, tu seras aussi performant que moi.
Enfin, presque.
Cette simple assurance sembla calmer le gamin.
— D’accord, je vais m’entraîner sans arrêt… et sans quitter ma cabine, n’est-ce pas ? Ça me donne l’impression… je ne sais pas… l’impression d’avoir accompli aujourd’hui plus de choses que pendant des années.
Il leur restait cent secondes sur le temps imparti. Le camouflage qui les protégeait des mouchards ne pouvait être désactivé. Aucune importance. Réagissons naturellement avec le gosse. Meublons avec des platitudes.
— Tu as fait beaucoup de choses dans le passé. Ensemble, nous avons beaucoup appris sur les activités de Hammerfest.
— Oui, mais ce truc va être différent… Comment ça se passera quand nous aurons gagné, monsieur ?
— Après ?
Que lui dire ?
— Ce sera… magnifique. Nous aurons la technologie Qeng Ho et une civilisation planétaire pratiquement capable de s’en servir. En soi, c’est la plus puissante position commerciale dont un Qeng Ho ait pu jamais jouir. Mais ce ne sera pas tout. Nous finirons par disposer des propulsions ramjet inspirées de ce que nous aurons appris des particularités physiques de MarcheArrêt. Et tu connais la diversité de l’ADN sur Arachnia. C’est en soi-même un trésor énorme, un coffret à surprises qui pourrait puissamment…
— Et tous les Focalisés seront libérés.
— Oui, oui. Bien sûr. Ne t’en fais pas, Vinh, nous récupérerons Trixia.
C’était une promesse coûteuse, mais Pham avait l’intention de la tenir. Une fois Trixia Bonsol libérée, peut-être que Vinh se laisserait persuader pour le reste. Peut-être.
Pham s’aperçut que le gamin le regardait d’un air bizarre ; il avait laissé le silence déboucher sur des complications indésirables.
— Bien. J’espère que nous avons vu l’essentiel. Entraîne-toi avec le langage de commande et les tests visuels. On arrête là, c’est l’heure.
Et merci au Dieu du Négoce.
— Tu t’en vas le premier, par où tu es venu. Ton alibi est qu’en arrivant devant le sas des navettes, tu as décidé de revenir en salle de jour pour le petit déjeuner.
— D’accord.
Vinh hésita un instant, comme s’il voulait en dire plus. Puis il tourna les talons et repartit en suivant la courbe du ballon intérieur.
Pham surveilla le chrono qui flottait à l’arrière de son champ visuel. Dans vingt secondes, il partirait dans la direction opposée. Les localiseurs avaient transmis deux mille secondes de mensonges soigneusement étudiés aux mouchards de Brughel. Plus tard, Pham vérifierait la cohérence de la fiction avec ce qui se passait réellement dans tout le reste du temp’. Quelques raccords seraient sans doute nécessaires. Une rencontre de ce type aurait été facile si les ennemis n’étaient que des analystes ordinaires. Avec des mouchards zombies, planquer son cul devenait un exercice de parano grandeur nature.
Dix secondes. Il scruta le demi-jour, là où Vinh venait de disparaître. Pham Nuwen avait l’expérience de toute une vie en matière de diplomatie et de tromperie. Alors merde, pourquoi j’ai pas été plus coulant avec le gosse ? L’ombre de Sura Vinh sembla soudain très proche, et elle riait.
— Vous savez, nous avons vraiment besoin d’installer les localiseurs sur Hammerfest.
Cette requête était devenue le rituel qui préludait à toutes les réunions convoquées par Ritser Brughel au chapitre de la sécurité. Aujourd’hui, Ritser allait avoir droit à une surprise.
— Les gens d’Anne n’ont pas terminé leur évaluation.
Le Vice-Subrécargue se pencha en avant. Au fil des années, Ritser avait plus changé que la plupart des exilés. Il était à présent en Veille à près de cinquante pour cent, mais il utilisait massivement le soutien médical, et le gymnase de Hammerfest. En fait, il semblait en meilleure santé que les premières années. Et, quelque part en chemin, il avait appris à satisfaire ses… besoins… sans laisser derrière lui un sillage ininterrompu de zombies décédées. Il avait mûri, était devenu un Subrécargue fiable.
— Avez-vous vu le dernier rapport de Reynolt, monsieur ?
— Oui. Elle dit qu’il lui faut cinq ans de plus.
Les efforts d’Anne pour découvrir des pièges dans les localiseurs Qeng Ho étaient presque voués à l’échec. Les premières années, Tomas était plus optimiste. Après tout, les pirates qui s’attaquaient aux systèmes de sécurité Qeng Ho ne disposaient pas du soutien de zombies. Mais le bourbier des logiciels Qeng Ho avait presque huit mille ans de profondeur. Chaque année, les zombies d’Anne repoussaient d’un an ou deux la date prévue pour la conclusion des recherches. Ce dernier rapport, c’était le bouquet.
— Dans cinq ans, monsieur. Autant dire jamais. Vous et moi savons à quel point il est invraisemblable que ces localiseurs présentent un danger. Mes zombies les utilisent depuis douze ans dans le temp’ et dans les épaves des vaisseaux. Mes zombies ne sont pas spécialistes en programmation, mais je peux vous dire que, dans toute cette période, les localiseurs ont été aussi fiables que tout le reste du matériel Qeng Ho. Ces gadgets sont extrêmement utiles, monsieur. Rien ne leur échappe. C’est en renonçant à s’en servir qu’on court des risques particuliers, monsieur.
— Par exemple ?
Nau vit Ritser, surpris, tressaillir légèrement ; il y avait un certain temps qu’il n’avait pas été aussi fortement encouragé.
— Hmm. Par exemple, les choses qui nous échappent quand nous ne nous servons pas des localiseurs. Il n’y a qu’à voir le programme de cette séance.
Suivit un discours pas trop pertinent sur les récentes inquiétudes en matière de sécurité : les tentatives de Gonle Fong pour acquérir des automatismes destinés à ses cultures clandestines ; l’affection perverse que les gens de toutes les factions ressentaient envers les Araignées – sublimation désirable, certes, mais problème potentiel lorsque viendrait finalement le moment de passer à l’action concrète ; le niveau correct de paranoïa pour Anne Reynolt.
— Je sais que vous la surveillez, monsieur, mais je crois qu’elle est en train de partir à la dérive. Ce n’est pas seulement cette fixation sur les passages secrets des logiciels. Mais elle devient sensiblement plus possessive avec « ses » zombies.
— Il est possible que j’aie réglé son seuil de réaction un peu trop bas.
Les soupçons d’Anne quant au sabotage des zombies étaient totalement injustifiés, ce qui ne cadrait pas avec sa précision analytique coutumière.
— Mais quel rapport avec l’installation des localiseurs à Hammerfest ?
— Appuyés par une implantation de localiseurs à Hammerfest, mes mouchards pourraient effectuer une analyse fine en continu : corréler exactement le trafic du réseau avec ce qui se passe physiquement. Il est scandaleux que notre dispositif de sécurité le plus faible se trouve là où les besoins sont les plus grands.
— Hmm.
Il regarda Ritser dans les yeux. Enfant, Tomas Nau avait appris une règle importante : on peut mentir à tout le monde et sur n’importe quoi, mais jamais à soi-même. Tout au long de l’Histoire, l’aveuglement avait conduit de grands hommes à leur perte, de Helmut Dire à Pham Nuwen. Soyons honnêtes : il voulait vraiment avoir le lac que Qiwi lui avait montré sous Hammerfest. Avec un parc pareil, il aurait tiré quelque chose de ce lieu sinistre, créé une splendeur que les Qeng Ho ne surpassaient que rarement, même dans les systèmes civilisés. Tout cela n’était pas un prétexte pour toucher à la sécurité – mais peut-être que le simple refus de reconnaître ses propres désirs n’arrangeait rien. Changeons de cap : qui essaie de forcer la main à qui, apparemment ? Ritser Brughel manifestait un enthousiasme délirant. Il ne fallait pas le sous-estimer. Moins directement, c’était Qiwi qui avait créé ce dilemme.
— Et Qiwi Lisolet, Ritser ? Que disent vos analystes ?
Une lueur scintilla dans les yeux de Ritser. Il nourrissait toujours une haine homicide envers Qiwi.
— Nous savons tous les deux qu’elle peut très vite trouver la vérité ; il est donc plus important que jamais de la surveiller de près. Actuellement, toutefois, elle est absolument, totalement inoffensive. Elle ne vous aime pas, mais son admiration pour vous est presque aussi forte que de l’amour. C’est un chef-d’œuvre, monsieur.
À présent, Qiwi retrouvait ses repères environ une Veille sur deux. Mais sa dernière RAZ était très récente – augmenter la couverture des localiseurs la maintiendrait sous une surveillance encore plus étroite. Nau y réfléchit encore un instant puis hocha la tête.
— D’accord, Vice-Subrécargue, amenons les localiseurs sur Hammerfest.
Bien sûr, les localiseurs Qeng Ho étaient déjà à bord de Hammerfest. Les grains de poussière étaient transportés par les courants d’air, ils s’attachaient aux vêtements, aux cheveux et même à la peau. Ils étaient universellement répandus dans tous les espaces habités autour de l’agglomérat.
Universellement répandus, peut-être, mais, privés d’énergie, les localiseurs n’étaient que d’inoffensives parcelles de verre métallique. Les gens d’Anne avaient reprogrammé les câblages principaux de Hammerfest, et les avaient prolongés dans les cavernes nouvellement creusées. À présent, dix fois par seconde, des micro-ondes puisaient dans tous les espaces découverts. L’énergie impliquée, très en dessous des seuils de dommage biologique, était si faible qu’elle ne parasitait pas les autres installations déjà en place. Les localiseurs Qeng Ho n’avaient pas besoin de beaucoup de courant, juste assez pour faire marcher leurs minuscules capteurs et communiquer avec leurs plus proches voisins. Dix Ksec après le déclenchement des impulsions à micro-ondes, Ritser signala que le réseau s’était stabilisé et fournissait des données acceptables. Des millions de processeurs, dispersés dans un volume de quatre cents mètres de diamètre, chacun à peine plus puissant qu’un ordinateur de l’Aube de l’Humanité, formaient théoriquement le plus puissant réseau informatique en L1.
En quatre jours, Qiwi finit de creuser la caverne et implanta les vannes asservies. Son père était déjà en train de mitonner un terreau sur les hauteurs. L’eau viendrait en dernier, mais elle viendrait.
Nau se demanda, après coup, comment ils avaient réussi à se passer des localiseurs pendant si longtemps. Ritser Brughel avait absolument raison. Avant, leur dispositif de sécurité à Hammerfest était pratiquement aveugle. Avant, le temp’ Qeng Ho était en réalité un endroit plus sûr pour les opérations délicates. Sous la direction de Nau, Brughel et ses mouchards consacrèrent de nombreux jours à un ratissage exhaustif d’abord de Hammerfest, puis des vaisseaux interstellaires et du nuage d’entrepôts en orbite. Rompant avec la tradition, il fit même passer les localiseurs pendant cent Ksec dans l’arsenal souterrain L1-A. C’était comme braquer un projecteur dans les coins sombres. Ils découvrirent et corrigèrent des douzaines de failles dans le dispositif de sécurité… et ne trouvèrent pas la moindre trace de subversion. En résumé, l’expérience avait merveilleusement conforté leur assurance, comme lorsqu’on cherche des parasites dans une maison, qu’on n’en trouve pas mais qu’on repère aussi les endroits où déposer le poison et ériger les barrières en prévision d’une future infestation.
À présent, Tomas Nau connaissait mieux son propre domaine que tout autre Subrécargue dans l’histoire de l’Émergence. Grâce aux localiseurs, les mouchards de Ritser pouvaient donner à Nau les coordonnées et l’état émotionnel – voire l’état cognitif – de n’importe qui sur Hammerfest. Au bout d’un moment, il comprit qu’il y avait des expériences qu’il aurait dû effectuer depuis longtemps.
Ezr Vinh. Peut-être pouvait-on tirer un peu plus de lui. Nau éplucha à nouveau la biographie de l’individu. À la réunion suivante, il était prêt. C’était le moment normal de la rencontre entre Vinh et lui. Ils n’étaient que tous les deux, mais, cette fois-ci, le Fourgueur était tout à fait habitué à l’interaction. Vinh se présenta dans le bureau de Nau pour discuter de ses résumés des dix derniers jours, du progrès qu’il détectait chez les groupes de zombies dans la compréhension du monde des Araignées.
Tomas laissa le Fourgueur débiter son rapport. Il écouta, hocha la tête, posa les questions attendues… tout en observant les analyses qui défilaient dans ses ATH. Doux Seigneur ! Les localiseurs dans l’air, sur le siège de Vinh, voire sur sa peau, rendaient compte à la Main invisible, où des programmes analysaient les résultats et les basculaient sur les ATH de Nau, peignant sur la peau de Vinh les couleurs de la réponse galvanique, de la température cutanée et de la transpiration. Des graphiques normalisés encadrant son visage montraient son rythme cardiaque et d’autres paramètres internes. Une incrustation montrait ce que Vinh voyait de sa place de l’autre côté du bureau et cartographiait en rouge tous ses mouvements oculaires. Deux des mouchards de Brughel étaient affectés à cet entretien, et leur analyse défilait en bandeau en haut du champ visuel de Nau. Le sujet est détendu au dixième percentile du niveau normal des entretiens. Le sujet est sûr de lui, mais sur ses gardes, sans sympathie pour le Subrécargue. Le sujet n’essaie pas actuellement de supprimer des pensées explicites.
C’était plus ou moins ce que Nau aurait deviné, mais avec une richesse de détails supplémentaires – et bien mieux que la technique douce d’interrogatoire la mieux instrumentée, puisque le sujet ne se doutait de rien.
— Les stratégies politiques sont donc bien plus claires à présent, conclut Vinh sans soupçonner le moins du monde la duplicité de l’entretien. Pedure et la Parenté ont quelques avantages réels dans les domaines des fusées et des armes nucléaires, mais sont constamment en retard derrière l’Accord en matière d’informatique et de réseaux.
Nau haussa les épaules.
— La Parenté est une dictature pure et dure. Ne m’avez-vous pas dit que les tyrannies de l’Aube de l’Humanité avaient du mal à résister aux réseaux informatiques ?
— Si.
Le sujet réagit, refoule un sentiment probablement ironique.
— Il y a de ça. Nous savons qu’ils envisagent une première frappe un jour ou l’autre après l’extinction du soleil, ce qui explique leur investissement excessif dans les armements. Du côté de l’Accord, Sherkaner Underhill manifeste un tel enthousiasme pour l’automatisation que Pedure ne pourra pas suivre. Franchement, je pense que nous allons vers une phase critique, Subrécargue.
Le sujet est sincère dans sa déclaration.
— La civilisation araignée a découvert la loi de l’inverse des carrés il y a seulement deux générations ; leurs mathématiques accusent un retard par rapport à celles de l’Aube de l’Humanité. En revanche, les gens de la Parenté ont fait de solides progrès en matière de fusées. Même s’ils ne manifestent qu’un dixième de la curiosité d’un Sherkaner Underhill, ils vont nous détecter dans moins de dix ans.
— Avant que nous puissions totalement contrôler leurs réseaux ?
— Oui, monsieur.
C’était ce que Jau Xin disait en extrapolant à partir des rapports de ses zombies pilotes. Dommage. Mais, au moins, la forme que prendrait la fin de l’Exil commençait à se préciser… En attendant…
Le sujet n’est plus sur ses gardes. Nau sourit intérieurement. C’était le moment ou jamais de secouer un peu l’administrateur Vinh. Qui sait, peut-être que je pourrai vraiment le manipuler. Quoi qu’il en soit, la réaction de Vinh serait intéressante. Nau se carra dans son fauteuil et affecta de contempler nonchalamment le bonsaï qui flottait au-dessus de son bureau.
— J’ai eu des années pour étudier les Qeng Ho, monsieur Vinh. Je ne me berce pas d’illusions. Vous appréhendez les us et coutumes d’une civilisation mieux que tout groupe sédentaire.
— Oui, monsieur.
Le sujet est toujours calme, mais la remarque suscite une approbation sincère.
Nau pencha la tête.
— Vous êtes de la lignée Vinh ; s’il y a quelqu’un chez les Qeng Ho qui comprenne vraiment bien les situations, ce devrait être vous. Voyez-vous, Pham Nuwen est un de mes héros depuis toujours.
— Vous… vous l’avez déjà dit.
Les mots étaient creux. Dans l’affichage de Nau, le visage de Vinh était transformé par les couleurs, son pouls et sa transpiration montaient en flèche. Quelque part à bord de la Main, les mouchards analysèrent et signalèrent : Le sujet éprouve une colère substantielle dirigée contre le Subrécargue.
— Sincèrement, monsieur Vinh, je n’essaie pas d’insulter vos traditions. Vous savez que les Émergents méprisent une grande part de la culture Qeng Ho, mais Pham Nuwen est un sujet à part. Voyez-vous… je sais la vérité sur Pham Nuwen.
Les couleurs du diagnostic viraient à la normale, comme le rythme cardiaque de Vinh. Sa dilatation pupillaire et ses mouvements de poursuite oculaire correspondaient à une colère refoulée. Nau perçut une incohérence fugitive ; il aurait détecté une nuance de crainte dans la réaction de Vinh. Peut-être que j’ai deux ou trois choses à apprendre de toute cette automatisation. Maintenant, il était franchement perplexe :
— Qu’y a-t-il, monsieur Vinh ? Pour une fois, soyons honnêtes. Je ne dirai rien à Ritser, dit-il en souriant, et vous ne bavarderez pas avec Xin, Liao ou… ma Qiwi.
Ici, la composante agressive était très forte, sans contestation possible. Le Fourgueur était obsédé par Qiwi Lisolet, même s’il ne voulait pas se l’avouer.
Les signes de colère s’atténuèrent. Vinh se lécha les lèvres, geste qui pouvait dénoter sa nervosité. Mais les glyphes qui défilaient dans les ATH de Nau disaient : Le sujet est curieux. Vinh dit :
— Je ne vois pas de similitudes entre la vie de Pham Nuwen et les valeurs émergentes, c’est tout. Certes, Pham Nuwen n’est pas né Fourgueur, mais, plus que quiconque, il nous a faits ce que nous sommes aujourd’hui. Si vous regardez les archives Qeng Ho, sa vie…
— Oh ! je l’ai fait. Elles sont un peu dispersées, non ?
— Eh bien, c’était un grand voyageur. Je doute qu’il se soit jamais beaucoup soucié des historiens.
— Monsieur Vinh, Pham Nuwen appréciait la considération de l’Histoire autant que n’importe quel autre des géants. Je crois – je sais – que vos archives Qeng Ho ont été soigneusement élaguées, probablement par votre propre Famille. Mais, voyez-vous, quelqu’un de la stature de Pham Nuwen a attiré d’autres historiens, ceux des mondes qu’il a transformés, ceux d’autres cultures spationavigantes. Leurs récits ont eux aussi traversé les siècles, et j’ai rassemblé tout ce qui a passé par cette extrémité de l’Espace Humain. C’est un homme avec lequel j’ai toujours essayé de rivaliser. Votre Pham Nuwen n’était pas un lèche-bottes. Pham Nuwen était un homme d’ordre, c’était un conquérant. Bien sûr, il se servait de vos techniques de Négociants, la tromperie et la corruption. Mais il n’a jamais hésité à recourir aux menaces et à la violence brute lorsque c’était nécessaire.
— Je…
Les diagnostics peignaient une exquise combinaison de colère, de surprise et de doute sur le visage de Vinh, exactement le mélange que Nau aurait prévu.
— Je peux le prouver, monsieur Vinh.
Il prononça quelques mots clés à la cantonade.
— Je viens de transférer certaines de nos archives dans votre domaine personnel. Jetez-y un coup d’œil. Ce sont des jugements non embellis, non Qeng Ho, sur le personnage. Une douzaine de petites atrocités. Apprenez la vérité sur la manière dont il a mis fin au Pogrom strentmannien, dont il a été trahi à la Brèche de Brisgo. Ensuite, nous en reparlerons.
Stupéfiant. Nau n’avait pas l’intention de s’exprimer avec tant de franchise, mais les effets suscités étaient très intéressants. Ils échangèrent quelques phrases banales et l’entretien fut terminé. Une auréole rouge, signe d’un invisible tremblement, scintillait autour des mains de Vinh lorsqu’il s’approcha de la porte.
Nau resta un moment assis tranquillement après le départ du Fourgueur. Ses yeux fixaient le lointain, mais, en réalité, il lisait dans ses ATH. Le rapport des mouchards était un flot de glyphes colorés superposé au paysage de Diamant Un. Il lirait soigneusement le rapport… plus tard. D’abord, il fallait qu’il remette de l’ordre dans ses propres pensées. Les diagnostics des localiseurs étaient presque magiques. Il savait que, sans eux, il aurait à peine remarqué l’agitation de Vinh. Plus important encore, sans les diagnostics, je n’aurais pas pu orienter la conversation et faire mouche sur les sujets qui agaçaient Vinh. Alors, oui, la manipulation active semblait effectivement possible ; ce n’était pas seulement une technique de mouchards. Et maintenant, il savait qu’Ezr Vinh avait une part substantielle de son image personnelle liée aux contes de fées Qeng Ho. Était-il vraiment possible de retourner le gamin avec une vision différente de ces histoires ? Avant ce jour, il ne l’aurait jamais cru. Avec ces nouveaux outils, peut-être…
— Il faudrait que nous ayons encore un tête-à-tête.
— D’accord. Écoutez, Pham. Je ne crois pas les mensonges que Nau m’a balancés.
— Ouais… bon, tout le monde finit par écrire sa propre version du passé. L’essentiel, c’est que je veux te donner deux ou trois tuyaux pour aborder ce genre d’entretien-piège.
— Désolé. Pendant quelques secondes, j’ai cru qu’il savait tout.
La voix du gamin était à peine audible dans l’oreille de Pham. Ezr Vinh savait maintenant très bien se servir de leur liaison secrète ; assez bien pour que Pham puisse détecter la stupéfaction dans sa voix.
— N’empêche que tu t’en es bien tiré. Un peu d’entraînement à la rétroaction contrôlée ne te ferait pas de mal.
Ils parlèrent encore quelques instants, histoire de fixer un rendez-vous et de mettre au point leurs alibis. Puis la liaison ténue s’interrompit, et Pham n’eut plus qu’à réfléchir aux événements de la journée.
Merde. Aujourd’hui, la catastrophe avait été évitée de justesse… ou simplement quelque peu retardée. Pham flottait dans sa cabine obscurcie, mais sa vision voletait à des kilomètres à la ronde, jusqu’à Diamant Un et Hammerfest. Les localiseurs étaient maintenant partout, et ils étaient opérationnels… même si les imageurs RMN dans la clinique de Focalisation grillaient presque immédiatement tous les localiseurs proches. L’implantation de localiseurs activés sur Hammerfest était la percée qu’il attendait depuis des années, mais… si je n’avais pas trafiqué les diagnostics de Vinh, nous aurions pu tour perdre. Pham se doutait de la manière dont le Subrécargue risquait d’utiliser ses nouveaux jouets ; des incidents similaires – moins critiques, certes – se produisaient depuis des années dans le temp’. Ce que Pham n’avait pas prévu, c’était que Nau serait fortuitement mais mortellement efficace dans son choix de termes. Pendant presque dix secondes, le gamin avait cru que Nau avait tout découvert. Pham avait amorti le rapport des mouchards sur cette réaction et Vinh lui-même l’avait assez bien cachée, mais…
Je n’aurais jamais cru que Tomas Nau en sache autant sur moi. Au fil des années, le Subrécargue avait souvent prétendu être un grand admirateur des « géants historiques », et il avait toujours inclus Pham Nuwen dans sa liste. Ç’avait toujours semblé être une tentative transparente pour établir un terrain commun avec les Qeng Ho. À présent, Pham en était moins sûr. Tandis que Tomas Nau était occupé à « lire » Ezr Vinh, Pham avait effectué des diagnostics similaires sur le Subrécargue. Tomas Nau admirait vraiment le Pham Nuwen historique tel qu’il se le représentait ! Le monstre pensait pour ainsi dire que Pham Nuwen et lui étaient semblables. Il m’a appelé un homme d’ordre. Ce qui rendait un son bizarre. Bien que Pham n’ait jamais songé à utiliser ce terme, c’était presque ce qu’il aurait lui-même souhaité. Mais nous ne sommes en rien semblables. Tomas Nau ne cesse de tuer, et il tue pour son intérêt personnel. Je n’ai jamais voulu autre chose que mettre fin à la tuerie, mettre fin à la barbarie. Nous sommes différents ! Pham remit l’absurdité dans son maléfique flacon. Le plus étonnant, c’était que Nau connaisse tant d’aspects de sa vraie biographie. Depuis dix Ksec, Pham regardait par-dessus l’épaule de Vinh tandis que le gamin en lisait la plus grande part. En ce moment même, il aspirait au compte-gouttes l’intégralité de la base de données qui résidait dans le domaine de Vinh pour la disperser dans la mémoire du réseau de localiseurs. Il étudierait l’ensemble dans la prochaine Msec.
Ce qu’il en avait vu jusque-là était… intéressant. Et en grande partie exact. Mais, mensonge ou vérité, ce n’était pas la mythologie révérée que Sura Vinh avait placée dans les histoires Qeng Ho. Ce n’était pas le mensonge qui déguisait l’ultime traîtrise de Sura. Et comment Ezr va-t-il réagir ? Pham avait déjà été bien trop ouvert avec Vinh. Vinh était totalement inflexible quant à la Focalisation ; il n’arrêtait pas de pleurnicher sur les zombies. C’était étrange. Dans sa propre vie, Pham avait allègrement menti à des fous, à des méchants, à des Clients et même à des Qeng Ho… mais feindre de s’associer à l’obsession de Vinh était pour lui une tâche épuisante. Vinh ne comprenait carrément pas le miracle que la Focalisation pouvait produire.
Et il y avait dans les archives de Nau des choses qui rendraient la tâche de Pham très difficile s’il voulait dissimuler ses véritables objectifs au gamin.
Pham se replongea dans la version de l’histoire revue par Nau, suivit un récit, puis un autre, jura devant les mensonges qui le faisaient passer pour un monstre… tressaillit quand le récit disait la vérité, même s’il avait en l’occurrence fait du mieux qu’il avait pu. C’était étrange de revoir son vrai visage. Certaines de ces vidéos étaient forcément authentiques. Pham pouvait presque sentir les mots de ces fameux discours lui monter à la gorge et s’échapper de ses lèvres. Des souvenirs lui revenaient : les grandes années, lorsque presque chaque destination l’avait mis en contact avec des Négociants qui comprenaient ce qu’on pouvait tirer d’une culture marchande interstellaire. La radio l’avait devancé et avait transmis efficacement son message. Et, moins de mille ans après que le Petit Prince Pham eut été livré aux marchands ambulants, le projet de toute sa vie était proche de la réussite. L’idée d’un vrai Qeng Ho s’était répandue dans tout l’Espace Humain. Depuis des mondes de l’Autre Bord qu’il ne connaîtrait peut-être jamais jusqu’au cœur cultivé et re-cultivé de l’Espace Humain – même sur la Vieille Terre – on avait entendu son message, on avait compris sa vision d’une organisation suffisamment durable et puissante pour arrêter la roue du destin. Certes, beaucoup n’y voyaient pas plus que ce qu’y voyait Sura. C’étaient les « esprits pratiques », qui ne cherchaient qu’à réaliser de grandes fortunes et à en assurer les avantages à eux-mêmes et à leurs Familles. Mais Pham avait cru alors – et, Seigneur, je veux encore le croire maintenant – que la majorité croyait à l’objectif plus vaste prêché par Pham lui-même.
Il avait délivré son message sur mille ans de temps réel – le projet d’une Réunion plus spectaculaire que toutes les réunions qui aient jamais été convoquées, d’un lieu et d’une date où les nouveaux Qeng Ho déclareraient la Paix de l’Espace Humain, accepteraient de servir cette cause. C’était Sura qui avait choisi le lieu :
Namqem.
Certes, Namqem était assez centrale dans l’Espace Humain, mais elle était surtout proche du centre des activités lourdes des Qeng Ho. Les Négociants dont la participation était la plus certaine étaient à une distance relativement raisonnable ; il leur faudrait moins de mille ans de délai. Telles étaient les raisons invoquées par Sura. Et elle n’avait cessé d’afficher son habituel sourire incrédule, comme si elle passait un caprice au pauvre Pham. Mais Pham croyait alors qu’il aurait sa chance à Namqem.
Finalement, il y avait une autre raison pour convenir de se rencontrer à Namqem. Sura avait si peu voyagé ; elle avait toujours été la planificatrice au centre des projets de Pham. Décennies et siècles avaient passé. Même avec une cryostase occasionnelle et la meilleure technologie médicale de l’Espace Humain, Sura Vinh était à présent insupportablement âgée : cinq cents ans ? six cents ? Le dernier siècle avant la Réunion, ses messages donnaient l’impression d’une grande vieillesse. Si la Réunion ne se tenait pas à Namqem, peut-être Sura ne verrait-elle jamais la réussite de ce pour quoi Pham avait œuvré. Peut-être ne verrait-elle jamais à quel point Pham avait raison. C’était la seule personne à qui je fasse totalement confiance. C’était pour elle que j’avais travaillé.
Et Pham se noya dans une rage très, très ancienne, en revoyant ces souvenirs…
L’archétype de toutes les réunions. En un sens, la méthode et la mythologie inventées par Pham et Sura avaient été intégralement consacrées à ce seul moment. Il n’était donc pas surprenant que les arrivées se groupent avec une précision inégalée. Au lieu de s’échelonner sur une décennie ou deux, cinq mille ramjets de plus de trois cents mondes convergeaient sur le système de Namqem pour débarquer tous à une Msec les uns des autres.
Certains, venant de Canberra et de Torma, avaient quitté leur port d’attache moins d’un siècle plus tôt. Il y avait des vaisseaux de Strentmann et de Kielle, de mondes dont les ethnies étaient maintenant presque des espèces différentes. Certains étaient partis de si loin qu’ils n’avaient appris l’existence de la réunion que par la radio. Il y avait trois vaisseaux de la Vieille Terre. Tous les participants n’étaient pas d’authentiques Négociants ; certains étaient membres de missions gouvernementales qui attendaient les solutions évoquées par le message de Pham. Un tiers, peut-être, des mondes d’origine des visiteurs seraient retombés dans la sauvagerie le temps de l’aller et du retour.
Pareille réunion ne pouvait être déplacée ni ajournée. L’ouverture de l’Enfer lui-même ne pourrait réussir à la gêner. Et pourtant, à plusieurs décennies de son port d’attache, Pham savait déjà que l’Enfer s’entrouvrait pour les habitants de Namqem.
Le commandant du vaisseau amiral de Pham n’avait que quarante ans. Il avait vu une douzaine de mondes et aurait dû être plus raisonnable. Mais il était né sur Namqem.
— Ils étaient déjà civilisés avant que vous sortiez de l’ombre pour la première fois, monsieur. Avec eux, tout fonctionne. Comment est-ce possible ?
Incrédule, il regardait l’analyse parvenue avec le tout dernier message de Sura.
— Assieds-toi, Sammy.
D’un coup de pied, Pham délogea une chaise de son alvéole puis fit signe à l’autre de s’installer.
— Moi aussi, j’ai lu les rapports. Les symptômes sont classiques. Ces dix dernières années, le taux des blocages de systèmes a régulièrement augmenté partout sur Namqem. Regardez : trente pourcent des mouvements entre les lunes extérieures sont bloqués à un moment ou un autre.
Tout le matériel était en état de marche, mais la complexité du système était telle que les véhicules ne pouvaient obtenir le feu vert.
Sammy Park était l’un des meilleurs hommes de Pham. Il comprenait les raisons derrière toutes les croyances synthétiques du nouveau Qeng Ho, ce qui ne l’empêchait pas de continuer à les faire siennes. Ce pourrait être un successeur valable pour Pham et Sura – meilleur, peut-être, que les enfants les plus âgés de Pham, qui étaient souvent aussi prudents que leur mère. Mais Sammy était sérieusement ébranlé.
— L’administration de Namqem comprend sûrement le danger, non ? Ils savent tout ce que l’Humanité a jamais appris en matière de stabilité… et leur automatisation est meilleure que la nôtre ! Dans quelques douzaines de Msec, nous allons sûrement apprendre qu’ils se sont réoptimisés.
Pham haussa les épaules, refusant d’admettre sa propre incrédulité. Namqem était exemplaire, et depuis si longtemps ! Il dit tout haut :
— Peut-être. Mais nous savons qu’ils avaient trente ans pour bricoler une solution.
Il montra du doigt le rapport de Sura.
— Et les problèmes ne font qu’empirer.
Il vit l’expression sur le visage de Park et adoucit sa voix.
— Sammy, Namqem connaît la paix et la liberté depuis presque quatre mille ans. Il n’y a pas dans tout l’Espace Humain une autre civilisation Client qui puisse en dire autant. Mais ça a trop duré, justement. Sans aide, même eux ne peuvent continuer éternellement dans le droit chemin.
Sammy rentra les épaules.
— Ils ont évité les massacres. Ils n’ont pas eu de guerres bactériologiques ni de conflits nucléaires. L’administration est toujours flexible et réceptive. Il n’y a que ces foutus problèmes techniques.
— Sammy, ce sont les symptômes techniques de problèmes que l’administration, j’en suis convaincu, comprend très bien.
Et est incapable de résoudre. Il se rappela le cynisme de Gunnar Larson. D’une certaine manière, cette conversation cahotait sur les mêmes ornières vers la même impasse. Mais Pham Nuwen avait eu toute une vie pour réfléchir à des solutions.
— La flexibilité de l’administration est pour elle une question de vie ou de mort. Cela fait maintenant des siècles que les gens de Namqem acceptent l’optimisation des pressions. Le génie, la liberté et la connaissance du passé les ont maintenus à l’abri du danger, mais, en fin de compte, les optimisations les ont conduits à la fragilité. Les lunes mégapoles ont permis le plus riche tissu de réseaux de l’Espace Humain, mais elles sont aussi un goulet d’étranglement…
— Mais nous le savions… je veux dire, ils le savaient. Il y a toujours eu des marges de sécurité.
Namqem était le triomphe de l’automatisation décentralisée. Et elle s’améliorait légèrement d’une décennie à l’autre. Au fil des décennies, la flexibilité de l’administration répondait aux pressions tendant à optimiser l’allocation des ressources, et les marges de sécurité diminuaient d’autant. La spirale fatale était bien plus subtile que le pessimisme typique de l’Aube de l’Humanité manifesté par Karl Marx ou Han Su, et n’avait qu’une vague parenté avec les intuitions de Mancur Olson. L’administration n’essayait pas la gestion directe. La libre entreprise et la non-ingérence étaient beaucoup plus efficaces. Cependant, même si vous évitiez tous les pièges classiques de la corruption, de la planification centrale et des inventions délirantes…
— Il finira par y avoir des dysfonctionnements. L’administration sera obligée d’intervenir directement.
Si vous évitiez toutes les autres menaces, la complexité de vos propres succès finirait par vous mener à votre perte.
— D’accord, je le sais.
Sammy détourna les yeux et Pham synchronisa ses ATH pour suivre ce que voyait le jeune commandant : Tarelsk et Maresk, les deux plus gros satellites. Deux milliards d’habitants chacun. Des disques scintillants de lumières urbaines qui défilaient devant la face de la planète mère, le plus vaste parc de tout l’Espace Humain. Lorsque surviendrait la fin de Namqem, l’effondrement serait brutal et rapide. Le système solaire de Namqem n’était pas aussi naturellement désertique que les colonies astéroïdiennes pures des débuts de l’Ère spatiale… mais les lunes mégapoles exigeaient une technologie de pointe pour assurer l’existence de leurs milliards d’habitants. Des dysfonctionnements majeurs pouvaient facilement dégénérer en une guerre à l’échelle du système. C’était le genre de catastrophe qui avait stérilisé plus d’un foyer de l’Humanité. Sammy contempla le spectacle merveilleusement paisible – et qui datait déjà de bien des années.
— C’est exactement ce que j’ai dit aux gens depuis que je suis avec les Qeng Ho. Et pendant des siècles avant ça. Désolé, Pham. J’ai toujours cru… je n’ai jamais pensé que ma planète natale mourrait si tôt.
— Ça… je me le demande.
Le regard de Pham embrassa la passerelle de commandement de son vaisseau amiral, et, dans des fenêtres plus petites, les passerelles de commandement des trente autres vaisseaux de son escadre. Ici, à mi-parcours, il n’y avait que trois ou quatre personnes sur chaque passerelle. C’était le travail le plus ennuyeux de tout l’univers. Mais l’escadre Nuwen était l’une des plus importantes à se rendre à la réunion. Plus de dix mille Qeng Ho dormaient dans les soutes de ses vaisseaux. Ils avaient quitté Terneu un peu plus d’un siècle auparavant et volaient en formation serrée, à la limite de l’interférence entre les champs des ramjets. La passerelle de commandement la plus éloignée était à moins de quatre mille secondes-lumière du vaisseau amiral.
— Nous sommes encore à vingt ans de transit de Namqem. Ça fait pas mal de temps si nous choisissons de le passer en Veille. C’est peut-être l’occasion de prouver que ce dont je viens de parler peut véritablement fonctionner. Ce sera vraisemblablement déjà le chaos sur Namqem lorsque nous arriverons. Mais nous représentons une aide extérieure à leur zone de piège planétaire, et nous arrivons en assez grand nombre pour avoir une influence décisive.
Ils étaient assis sur la passerelle de commandement du vaisseau de Sammy, le Respect lointain. Cette passerelle était presque en activité : cinq postes de commandement sur trente étaient occupés. Sammy examina les postes de commandement l’un après l’autre puis se retourna vers Pham Nuwen. Une sorte d’espoir illuminait son visage.
— Oui… la raison de cette réunion peut être illustrée.
Déjà emballé par l’idée de Pham, il exécutait des programmes d’ordonnancement à la périphérie de son champ de vision.
— Si nous utilisons les ressources du plan d’urgence, nous pouvons avoir presque une centaine de personnes en Veille par vaisseau, sans interruption, jusqu’à Namqem. C’est suffisant pour étudier la situation, élaborer des plans d’action. Merde, dans vingt ans, nous devrions pouvoir fonctionner en coordination avec les autres escadres, en plus.
Sammy Park était redevenu commandant du vaisseau amiral. Il contemplait ses calculs et soupesait les possibilités.
— Oui. L’escadre de la Vieille Terre est à moins d’un quart d’année-lumière de nous. La moitié des Participants sont maintenant à moins de six années-lumière de nous, et, bien sûr, cette distance est en voie de diminution. Qu’en est-il de Sura et des Qeng Ho déjà dans le système de Namqem ?
Sura s’était implantée en profondeur au fil des siècles, mais…
— Sura et compagnie disposent de leurs propres ressources. Elle survivra.
Sura comprenait le mécanisme de la roue du destin, même si elle ne croyait pas qu’on puisse l’entraver. Elle avait transféré sa résidence sur Tarelsk un siècle plus tôt ; le « temp’ » de Sura était un antique palais dans la ceinture des astéroïdes. Elle devinerait ce que Pham allait tenter. Le front d’onde de son analyse était probablement déjà dirigé vers eux. Peut-être qu’il y avait vraiment un Dieu du Négoce. Il y avait certainement une Main Invisible. La Réunion de Namqem aurait plus de sens qu’il ne l’aurait jamais imaginé.
Les années s’écoulaient et les escadres convergeaient sur Namqem. Cinq mille traits incandescents, lucioles visibles à des années-lumière à la ronde – des milliers d’années-lumière dans les bons télescopes. Au fil des années, les flamboiements de leurs décélérations se resserraient, devenaient un délicat duvet de chardon sur les écrans de chaque vaisseau.
Cinq mille vaisseaux ; plus d’un million d’êtres humains. Les vaisseaux contenaient des machines capables de réduire des mondes en cendres. Ils contenaient des bibliothèques et des réseaux informatiques… Tous ensemble, ils n’étaient même pas une bouffée de duvet de chardon, comparés à la puissance et aux ressources d’une civilisation comme celle de Namqem. Comment une bouffée de duvet de chardon pourrait-elle sauver un colosse en train de s’effondrer ? Pham avait prêché sa réponse à cette question en personne et sur tout le réseau Qeng Ho. Les civilisations locales sont toutes des pièges isolés. Une seule catastrophe pouvait les tuer, mais un peu d’aide extérieure pouvait les mettre en sécurité. Dans les cas complexes – Namqem, par exemple – où des générations d’astucieuse optimisation avaient fini par s’effondrer sur elles-mêmes, même ces sortes de catastrophes dépendaient de la structure en circuit fermé des civilisations sédentaires. L’administration avait trop peu de choix, trop de dettes, et serait finalement submergée par la barbarie. Un point de vue extérieur, une nouvelle automatisation, voilà ce que pourraient fournir les Qeng Ho. Voilà, prétendait Pham, ce qui donnerait l’avantage décisif. Il allait maintenant avoir l’occasion de démontrer la justesse de son argumentation au lieu de se contenter d’en débattre. Vingt ans n’étaient pas de trop pour s’y préparer.
En vingt ans, le déclin de Namqem, jadis modéré, avait dépassé le stade de la gêne, puis celui de la récession économique. L’administration était déjà tombée à trois reprises, remplacée à chaque fois par un régime conçu pour être « plus efficace »… et qui ouvrait la voie à des corrections de cap sociales et technologiques – à des idées qui avaient échoué sur cent autres mondes. Et, à chaque rechute, les projets des escadres en approche devenaient plus précis.
À présent, les gens mouraient. À un milliard de kilomètres de la planète elle-même, les escadres assistèrent au commencement de la première guerre de Namqem. Et l’observèrent littéralement à l’œil nu : les explosions se mesuraient en gigatonnes et il s’agissait de détruire une administration concurrente qui avait fait sécession avec les deux tiers de l’industrie automatisée des planètes extérieures. Après les destructions, il ne resta plus qu’un tiers de cette industrie, mais elle était fermement contrôlée par les régimes mégapolitains.
Le commandant Sammy Park signala lors d’une réunion :
— Alqin tente une évacuation vers la surface de la planète. Maresk est sur le point de mourir de faim ; les vivres acheminés en continu via le système extérieur seront épuisés quelques jours seulement avant notre arrivée.
— L’administration croupion de Tarelsk semble croire qu’elle gouverne encore un État fonctionnel. Voici notre analyse…
Le nouvel intervenant parlait NeSe couramment ; ils avaient eu vingt ans pour synchroniser leur langage commun. Ce commandant d’escadre était un jeune homme… originaire de la Vieille Terre. En huit mille ans, la Vieille Terre avait été dépeuplée quatre fois. Sans l’existence de planètes-filles, la race humaine s’y serait éteinte depuis longtemps. Ce qui vivait sur Terre maintenant était bizarre. Aucun membre de leur race n’était encore allé aussi loin du centre de l’Espace Humain. Or, à présent que les escadres abordaient l’approche finale du système de Namqem, les vaisseaux de la Vieille Terre étaient à moins de dix secondes-lumière du vaisseau amiral de Pham. Ces gens avaient contribué autant que les autres à monter l’opération que tout le monde appelait le Sauvetage.
Sammy attendit poliment que le nouvel arrivant ait terminé. Bavarder avec un décalage de plusieurs secondes exigeait une discipline particulière. Puis il hocha la tête.
— Tarelsk sera probablement le site des premières exterminations massives, bien que nous n’en connaissions pas la cause précise.
Pham était assis dans la même salle de réunion que Sammy. Il profita de sa proximité pour intervenir avant que l’autre ait véritablement épuisé son créneau.
— Donne-nous ton résumé sur la situation de Sura, Sammy.
— La Négociante Vinh est toujours dans la principale ceinture d’astéroïdes. Elle est à environ deux mille secondes-lumière de notre position actuelle.
Il faudrait encore quelque temps avant que Sura puisse directement participer.
— Elle nous a fourni une masse d’informations sur l’historique des événements, mais elle a perdu son temp’ et beaucoup de ses vaisseaux.
Sura possédait un certain nombre de propriétés dans la Ceinture ; il ne faisait pas de doute qu’elle ne risquait rien actuellement.
— Elle nous recommande de transférer le lieu de la Grande Réunion à la Brèche de Brisgo.
Les secondes s’écoulèrent lentement dans l’attente de réactions plus lointaines. Vingt secondes. Pas de réponse de la Vieille Terre. Le commandant de l’escadre strentmannienne prit la parole ; une femme, comme on pouvait s’y attendre :
— La Brèche de Brisgo ? Connais pas.
Elle leva la main pour indiquer qu’elle ne cédait pas son temps de parole.
— D’accord, je vois. Une nodosité harmonique dans leur ceinture d’astéroïdes.
Elle eut un rire acide.
— Je suppose que c’est un lieu qui ne sera pas sujet à contestation. Très bien. Nous pourrions choisir une longitude proche des établissements de la Négociante Vinh et tous nous rencontrer là-bas… après avoir accompli le Sauvetage.
Ils avaient franchi des douzaines, parfois des centaines d’années-lumière. Et voilà que leur Grande Réunion se tiendrait dans le vide. Du mieux qu’il pouvait, malgré le décalage temporel, Pham avait discuté avec Sura de cette suggestion. Se rassembler en un non-lieu était un aveu d’impuissance.
Lorsque vint le tour du Respect lointain, c’est Pham qui prit la parole.
— Certes, la Négociante Vinh a raison de choisir un coin écarté du système de Namqem pour la réunion. Mais nous avons eu des années pour préparer le Sauvetage. Nous avons nos cinq mille vaisseaux. Nous avons des stratégies d’action pour les populations de chaque mégapole et pour celles déjà transférées sur la planète Namqem. Je suis d’accord avec le commandant d’escadre Tansolet. Je propose que nous exécutions notre plan avant de nous rencontrer sur cette brèche de nulle part.
Une guerre était en cours. Trois populations mégapolitaines séparées étaient en danger. Les ressources de près de mille vaisseaux furent consacrées à la suppression de la soldatesque hétéroclite qui s’était constituée à partir du chaos. Les modules de débarquement de deux cents vaisseaux furent expédiés à la surface de Namqem elle-même. La planète allait devenir le refuge de milliards de personnes après avoir été des milliers d’années durant un parc soigneusement entretenu. Une partie d’une des populations mégapolitaines y avait déjà débarqué.
Plus de deux mille vaisseaux se dirigeaient sur Maresk. Le régime local était presque inexistant… mais la nourriture allait manquer dans quelques Msec. Une grande partie de Maresk pourrait être sauvée par une combinaison de subtilité et de capacité brute de transport.
Tarelsk avait encore une administration en activité. Or celle-ci ne ressemblait à aucune administration connue dans l’histoire du système de Namqem. C’était l’émanation des périodes sombres sur d’autres mondes, lorsque des tyrans parlaient de réconciliation… tout en faisant tuer des gens par millions. L’administration de Tarelsk était une insondable folie.
— Vaincre ces gens-là sera presque une conquête armée, dit l’un des analystes de Sammy.
— Presque ?
Pham leva les yeux des trajectoires d’approche ; tous les hommes d’équipage avaient revêtu des combinaisons intégrales à cagoule.
— Merde, c’en est bien une !
Dans l’hypothèse la plus simple, l’opération de sauvetage des Qeng Ho se ferait en trois coups d’État coordonnés. S’ils réussissaient, ce ne serait pas ainsi que l’Histoire en garderait le souvenir. S’ils réussissaient, chaque opération serait un petit miracle, le salut que les autochtones ne pouvaient obtenir par leurs propres moyens. Dans toutes les histoires, on ne relevait peut-être que dix exemples de guerre interstellaire s’étendant sur plus de deux années-lumière. Pham se demanda ce qu’aurait pensé son père s’il avait pu savoir ce que son fils abandonné accomplirait un jour. Il examina à nouveau les trajectoires d’approche. La plus rapide mettrait cinquante Ksec pour atteindre Tarelsk.
— Quoi de neuf ?
— Comme prévu, l’administration de Tarelsk ne se rend pas à nos arguments. Ces gens nous considèrent comme des envahisseurs et non comme des sauveteurs. Et ils ne communiquent pas nos propos à la population de Tarelsk.
— Mais les gens sont sûrement au courant, non ?
— Peut-être pas. Nous avons réussi trois survols.
Les robots, des missiles de reconnaissance qui pouvaient atteindre presque un dixième de la vitesse de la lumière, avaient été lâchés quatre Msec plus tôt.
— Nous avons eu un aperçu d’une milliseconde seulement, mais ce que nous avons vu correspond à ce que nous disent les espions de Sura. Nous pensons que l’administration a opté pour une répression policière universelle.
Pham siffla doucement. À présent, le moindre système informatique intégré, même aussi insignifiant qu’un hochet d’enfant, était investi par l’administration. C’était la forme de contrôle social la plus extrême jamais inventée.
— Donc, maintenant, ils sont obligés de tout gérer.
L’idée était terriblement séduisante pour un esprit autoritaire.
Le seul problème, c’était qu’aucun despote n’avait les ressources pour planifier dans ses moindres détails le comportement de sa société. Même les bombes à liquider les planètes n’avaient pas une aussi sombre réputation dans l’élimination des civilisations. Les maîtres de Tarelsk avaient drôlement régressé, en effet. Pham se laissa aller contre le dossier de son siège.
— D’accord. Voilà qui rend le boulot plus facile et plus risqué. Nous allons adopter la solution la plus rapide ; ces types sont capables de tuer tout le monde si on les laisse faire. Suivez le programme de largage numéro neuf.
Ce qui signifiait vague sur vague d’engins non habités. D’abord, des bombes à impulsion précisément ciblées qui tenteraient d’aveugler les yeux de Tarelsk et de paralyser son automatisation. Plus près encore, on larguerait des robots termites qui inonderaient d’automatisation Qeng Ho les zones urbaines du satellite. Si les objectifs de Pham étaient atteints, l’automatisation de Tarelsk serait confrontée à un autre système, tout à fait étranger à la répression policière omniprésente des tyrans, et qui échapperait à son contrôle.
L’escadre de Pham survola à basse altitude la planète Namqem. La manœuvre les abrita du feu direct de Tarelsk pendant quelques milliers de secondes. En soi, c’était une sorte de première. Les systèmes civilisés n’aimaient pas voir les gros engins à fusion – et encore moins les vaisseaux interstellaires – opérer au milieu des zones urbaines. De lourdes amendes, voire l’ostracisme ou la confiscation étaient le prix de pareilles infractions. Pour une fois, c’était un plaisir de se moquer de tout ça. Les trente vaisseaux de Pham approchaient en décélération maximum – plus d’un g – et ce, depuis plusieurs Ksec. Ils survolèrent les latitudes nord moyennes de Namqem à moins de deux cents kilomètres d’altitude… et à presque deux cents kilomètres par seconde. Ils aperçurent fugitivement des forêts, des déserts impeccables et les villes temporaires qui abritaient les réfugiés d’Alqin. Puis ils repartirent dans l’espace, leur trajectoire à peine infléchie par la masse de Namqem. On aurait dit qu’une planète de dessin animé venait de traverser leur champ de vision comme une toupie.
À quelques kilomètres seulement devant eux, l’espace vibrait d’une infernale clarté, dont une partie seulement correspondait à des tirs de défense. C’était la vraie raison pour laquelle le vol à haute vitesse dans une zone urbaine était de la folie. L’espace aux alentours immédiats de Namqem avait jadis été le lieu réglementé d’un usage optimisé. Il avait même été question d’installer des tours orbitales. Pour une fois, l’administration avait victorieusement résisté à l’optimisation, mais, malgré tout, le proche-espace était saturé de milliers de véhicules et de satellites. Dans les meilleures époques, les microcollisions avaient créé tellement de débris que le ramassage des ordures était la plus grosse industrie du proche-espace de Namqem.
Ce commerce réglementé avait pris fin de nombreuses Msec auparavant. L’armada Qeng Ho n’avait pas précipité ce chaos, mais ses vaisseaux fonçaient dedans avec des sillages de missiles et des champs de ramjets qui s’étendaient devant eux et latéralement sur des centaines de kilomètres. Les ramjets de Pham balayaient des millions de tonnes de débris, de spatiocargos et de véhicules militaires de l’administration… Leur arrivée avait été annoncée ; peut-être n’y aurait-il pas de victimes innocentes. Le résultat était aussi chaotique et calciné qu’un champ de bataille classique.
Tarelsk était droit devant. Les millions de lumières de sa grande époque avaient été éteintes, soit par ordre de l’administration, soit par les bombes à impulsion de Pham. Mais le satellite n’était pas mort. Les pertes en vies humaines étaient aussi légères que possible. Et les vaisseaux de Pham éteindraient leurs tuyères dans moins de cinquante secondes. Ce qui suivrait serait pour les Qeng Ho la phase la plus dangereuse de cette aventure. Sans les tuyères, ils ne pourraient activer les champs des ramjets… et sans la protection des champs, même des impacts accidentels de débris à grande vitesse causeraient des dégâts.
— Quarante secondes avant extinction.
Le débit des tuyères se ralentissait déjà, pour éviter de détruire la surface de Tarelsk.
Pham parcourut les rapports des autres escadres : les modules de débarquement à la surface de Namqem, les deux mille vaisseaux interstellaires qui se portaient au secours des affamés de Maresk. Maresk flottait tel un léviathan des grandes profondeurs dans une frénésie de ravitaillement. Un grand nombre des deux mille vaisseaux avaient réussi à s’amarrer. Les autres attendaient au-dessus de la surface. Le dernier des spatiocargos envoyés par le système extérieur était visible au-delà du limbe de Maresk. Cet énorme et poussif ballon avait été lancé des Msec plus tôt, lorsque les fermes les plus lointaines étaient encore sous automatisation. Le cargo était aussi vaste qu’un vaisseau interstellaire, mais sans le handicap structural du ramscoop. Il contenait dix millions de tonnes de céréales, assez pour assurer quelque temps encore la subsistance de Maresk.
— Vingt secondes avant extinction.
Pham regarda la vue de Maresk deux secondes de plus. Des essaims d’engins de moindre envergure entouraient les visiteurs Qeng Ho, mais ils ne les combattaient pas. La population n’avait pas été la proie de détraqués comme sur Tarelsk.
Des glyphes argentés se bousculèrent en haut du champ de vision de Pham tels d’inquiétants fragments d’iceberg. Le message émanait des agents de Sura basés sur Maresk :
— Sabotage détecté sur véhicules amarrés. Fuyez ! Fuyez ! Fuyez !
Et la vue de Maresk disparut des ATH de Pham. L’espace d’un instant, il regarda, au-delà de la passerelle du Respect lointain, une vue non retouchée de Namqem derrière eux. La lumière du jour se répandait calmement sur les deux tiers de son disque. Dans cette vue réelle, Maresk était caché derrière la planète.
Soudain la périphérie de l’atmosphère planétaire fut incendiée par la lumière d’un nouveau soleil, d’un astre qui venait de naître quelque part derrière elle. Deux secondes plus tard, il y eut un autre éclair, puis encore un autre.
Un instant auparavant, les hommes d’équipage sur la passerelle du Respect lointain, totalement absorbés par le compte à rebours de l’extinction des tuyères, se préparaient aux dangers qui suivraient la disparition du champ protecteur des ramjets. Il y eut un sursaut d’activité lorsque, stupéfaits, ils portèrent leur attention sur les éclairs qui traversaient le limbe de la planète.
— Explosions de plusieurs gigatonnes autour de Maresk.
L’analyste tentait de ne pas élever la voix.
— Nos escadres proches de la surface… Seigneur ! Volatilisées !
Avec la population de Maresk, plus d’un milliard d’habitants.
Sammy Park, pétrifié, regardait fixement devant lui. Pham se rendit compte qu’il allait peut-être devoir prendre lui-même le commandement. Mais Sammy se pencha en avant, tirant sur les sangles de son harnais, et aboya sèchement :
— Tran, Lang, à vos postes. Occupez-vous de notre escadre !
Une autre voix :
— Zéro… Extinction !
Pham sentit la légèreté familière de la chute libre dès que la tuyère principale du Respect lointain fut inactive. Ses ATH lui montraient que les trente unités de son escadre avaient éteint leurs tuyères à plus ou moins cent millisecondes de l’instant prévu. Tarelsk flottait droit devant à quatre kilomètres, pas plus, si près qu’il ressemblait moins à un satellite ou une planète qu’à un paysage qui s’étalait tout autour d’eux. Avant l’arrivée de l’Humanité, Tarelsk n’était qu’un satellite mort et criblé de cratères comme tant d’autres, à peine plus gros que la Lune originelle. Comme pour la Lune, le temps de sa grandeur était venu avec les exigences logistiques du transport spatial. Éclairé par sa planète, Tarelsk était un paysage de teintes pastel et de vertigineuses montagnes artificielles. Et, contrairement à la Lune de la Vieille Terre, ce monde n’avait jamais connu de catastrophes d’origine humaine… jusqu’à ce jour.
— Vitesse d’approche cinquante-cinq mètres par seconde. Distance trois mille cinq cents mètres.
Ils avaient intentionnellement terminé leur décélération si près du sol que l’adversaire ne pourrait les attaquer sans s’infliger des pertes. Mais cette administration de cinglés venait de tuer un milliard de personnes.
— Sammy ! Pose-nous en vitesse ! N’importe où. Ça passe ou ça casse !
— Je…
Le regard de Sammy rencontra le sien, et il comprit lui aussi. Mais trop tard.
Tous les systèmes tombèrent en panne ; dans ce vide, ses ATH devinrent invisibles et muets. Pour la première fois de sa vie, Pham Nuwen perçut une secousse physique sur un vaisseau interstellaire. Un million de tonnes de coque et de blindage absorbèrent et effacèrent l’événement, mais quelque chose s’était écrasé contre eux. Pham regarda autour de lui sur la passerelle. Une foule de voix s’élevèrent sur la fréquence – des rapports venant de partout, mais sans filtrage ni analyse.
— Une charge nucléaire de contact, nom de Dieu !
Un par un, des affichages dispersés revinrent en ligne : le papier vidéo de secours. La vue glissa sur le paysage de Tarelsk et bascula doucement dans le ciel. Le Respect lointain pivotait de plusieurs degrés par seconde. Certains des analystes subalternes s’extirpaient de leurs harnais.
Sammy cria de l’autre côté de la passerelle :
— Procédures d’urgence ! Activez les circuits secondaires !
Sur l’unique mur-fenêtre fonctionnel, le paysage de Tarelsk réapparut : rampes d’accès, dômes transparents et tours sur fond de champs cultivés. Le satellite était si vaste qu’il pouvait presque survivre sans l’agriculture du système extérieur. Et ils étaient en train de tomber dessus à… quinze mètres par seconde ? Sans ATH fonctionnels, il ne voyait pas la vitesse d’approche.
— Quelle vitesse. Sammy ?
Le commandant de son vaisseau amiral secoua la tête.
— J’en sais rien. Cette bombe nous a touchés du côté de Tarelsk, et presque au centre. Nous ne pouvons pas faire plus de vingt mètres par seconde, maintenant.
Mais dans l’épave tourbillonnante qu’était devenu le Respect lointain, ils n’avaient plus aucun moyen de freiner leur descente.
Les gens de Sammy ne savaient plus où donner de la tête. Ils reprenaient contact avec les autres unités de l’escadre, essayaient de communiquer avec le reste du vaisseau. Pham écoutait et regardait sans quitter son siège. Ils avaient été attaqués par des engins nucléaires tous les trente. Le Respect lointain n’était ni plus ni moins endommagé qu’un autre. Tandis que les rapports leur parvenaient un par un, leur vue ne cessait de tourner… et le paysage de grossir. Pham distinguait des traces d’explosion. Les détraqués avaient bousillé quelques-unes de leurs propres fermes dans cette attaque. Presque droit devant… Seigneur… c’était les vieilles tours de bureaux que Sura et lui avaient achetées au premier siècle.
Il y a une variété considérable dans les collisions entre vaisseaux, depuis les frôlements au millimètre par seconde, qui intéressent surtout la police portuaire… jusqu’aux gigantesques et fulgurantes explosions qui dévastent les planétoïdes et vaporisent les engins spatiaux. La rencontre du Respect lointain avec Tarelsk se situait quelque part entre ces deux extrêmes. Un million de tonnes de vaisseau interstellaire s’enfoncèrent dans les dômes pressurisés et les résidences multiniveaux, mais pas tellement plus vite qu’un humain qui courrait dans un champ de un g.
Un million de tonnes ne s’arrêtent pas facilement. La collision se prolongea interminablement dans une vociférante furie destructrice. Même si les étages urbains s’écrasaient plus facilement que le métal de la coque et le noyau du propulseur, le vaisseau et la ville autour de lui fusionnèrent en une ruine unique.
Le tout n’avait sûrement pas duré plus de vingt secondes, mais quand ce fut terminé, Pham et les autres étaient encore en suspension dans leurs harnais sous la pesanteur superficielle de Tarelsk – deux dixièmes de g. Des lumières papillotaient dans les parois tordues et les affichages étaient pour la plupart aberrants. Pham déboucla son harnais, se laissa glisser à terre et marcha sur le plafond. De la poussière tourbillonnait près des grilles d’aération, mais sa combinaison intégrale se resserrait. La passerelle elle-même aspirait du vide. Sur la fréquence de commande, il entendait Sammy établir la liste des dégâts. Quelques instants seulement plus tôt, il y avait cinq cents personnes en vie à bord du Respect lointain.
— Nous avons perdu toute la soute avant, commandant. Il va falloir des Ksec pour sortir les corps. Nous…
Pham escalada une paroi jusqu’à l’écoutille, qu’il fit coulisser d’un centimètre. Il y eut un bref et violent appel d’air égalisateur.
— Sammy, nos équipes de débarquement. Elles sont intactes ?
— Oui, monsieur. Mais…
— Rassemblez-les. Vous pouvez laissez le reste du personnel à bord comme équipe de sauvetage, mais nous sortons.
Et magnez-vous un peu, les mecs !
Les Ksec suivantes furent confuses. Il se passait tellement de choses, et tellement de choses à la fois. Malgré des années de préparation, personne n’aurait vraiment cru que l’opération puisse se terminer par un combat au sol. Et même les soldats Qeng Ho n’étaient pas de vrais combattants. Pham Nuwen avait vu plus de sang et de cadavres sur la médiévale Canberra que n’en avaient vu la plupart d’entre eux dans toute leur vie.
Mais ce qu’ils combattaient n’était pas une véritable armée non plus. La délirante administration de Tarelsk n’avait même pas averti les localités de surface des collisions imminentes. Agissant de leur propre initiative, la plupart des habitants avaient évacué les plus hauts niveaux. Des millions d’entre eux avaient quand même péri dans le lent écrasement. Les équipes de Pham se frayèrent un chemin vers le bas, vers les supertrams du deuxième niveau. Il pouvait maintenant communiquer avec les équipes débarquées des autres vaisseaux. Les habitants de Tarelsk étaient tout près d’avoir la technologie la plus avancée et la meilleure éducation de tout l’Espace Humain ; ce n’était qu’une question d’années. Eux comprenaient le désastre ; dans leur majorité, ils comprenaient ce que leur délirante administration ne comprenait pas. Mais ils étaient désemparés en face des systèmes dont ce dernier quarteron de tyrans se servait contre eux.
Dans son casque, Pham entendait une autre équipe de débarquement, à trente kilomètres de lui. Ils s’étaient heurtés à l’omniprésent appareil répressif.
— Tout fonctionne ici, monsieur… contre nous. J’ai perdu quinze de mes gens à la station de trams.
— On n’y peut rien, Dav. T’as des bombes à impulsion. Tu t’en sers, et puis tu satures les centrales de contrôle avec notre automatisation.
Le groupe de Sammy s’éloignait de plus en plus de celui de Pham. Ils avaient grimpé par les mêmes fissures dans le métal de la coque, mais, à chaque embranchement, Sammy continuait dans l’autre direction. Au début, cela n’avait pas d’importance. La communication à travers les murs était encore facile, et la séparation faisait d’eux une cible plus dispersée… mais, merde, Sammy était déjà à deux klims de lui vers l’est et un niveau en dessous. Le groupe de Pham était à présent entouré par des autochtones, dont certains prétendaient être gestionnaires systèmes des centres de contrôle – des gens qui pouvaient leur montrer où essayer de désactiver l’automatisation.
— Attends un peu, Sammy !
La liaison de terrain ne supportait qu’une vidéo à faible débit ; Pham ne pouvait donc voir où en étaient Sammy et ses gens. Mais ils continuaient de s’éloigner.
— Pham ! lança Sammy au bout d’un moment. Nous sommes ressortis des décombres pour débarquer dans… un campus universitaire. Il y a eu une décompression, et…
Un instantané vidéo s’afficha dans les ATH de Pham : une pelouse grande comme un parc, et au moins plusieurs douzaines d’autochtones qui se précipitaient vers la caméra ; aucun ne portait de combinaison pressurisée. Mais en haut, près du plafond, de la poussière et des papiers tourbillonnaient. Le canal audio était saturé par le sifflement aigu d’une fuite substantielle.
Un deuxième instantané se matérialisa, montrant cette fois les hommes de Sammy à l’œuvre avec un matériel industriel de colmatage. Une importante foule venait de nulle part, avec quelques enfants – l’endroit devait être une de ces célèbres tours inversées. La voix de Sammy repassa en fréquence.
— C’est ma famille, Pham !
Pham se rappela que les membres de la branche tarelskienne de la famille Park étaient des universitaires. Zut.
— Ne te laisse pas distraire, Sammy. Cet endroit a plus de surface au sol que toutes les villes d’une planète moyenne. Il y a zéro chance que nous soyons tombés juste à côté de…
— Zéro, non…
La communication était mauvaise.
— … t’en avais pas parlé, ça ne me semblait pas très important. Je me suis arrangé pour que le Respect lointain atterrisse à côté du Polytech.
Re-zut.
— Écoute, Pham, nous pouvons les sauver ! Mais ce n’est pas tout… ils nous attendaient… Il y a ici des gens de la famille de Sura. Ensemble, ils ont trouvé les plans des centres principaux de contrôle… et certaines modifications du logiciel effectuées par le nouveau régime. Pham, je crois qu’ils savent où se planquent ces cinglés !
C’était peut-être une bonne chose que Sammy ait son propre ordre du jour ; comme combattants au sol, les Qeng Ho étaient plutôt nuls. Mais avec les plans des centres de contrôle, ils ciblaient facilement l’administration et son réseau de surveillance.
Dix Ksec plus tard, Pham était en communication avec les hurluberlus qui se prenaient pour l’administration : une demi-douzaine d’individus paniqués aux yeux rougis. Leur chef portait un uniforme qui avait pu être celui des services de l’entretien du parc. Ils étaient les rebuts de la civilisation.
— Tout ce que vous pourrez faire n’arrangera pas les choses, leur annonça Pham.
— Foutaises. On a Tarelsk. On vous a liquidés, vous et les gloutons à Maresk. On a plus qu’assez de ressources pour vivre en autarcie. Quand vous ne serez plus là, on va installer un ordre nouveau.
Puis la vidéo vacilla et s’éteignit ; Pham ne sut jamais si la coupure était intentionnelle ou simplement due au délabrement du système de télécoms.
Aucune importance. La conversation avait duré assez longtemps pour permettre l’identification des nœuds intermédiaires. Et les forces de Pham Nuwen avaient du matériel et du logiciel extérieurs à l’hérédité de Namqem. Face à la logistique Qeng Ho appuyée par la population locale, l’administration en folie ne pourrait survivre plus de quelques Ksec de plus.
Quand elle eut disparu, la partie la plus dure du travail de Sauvetage commença.
La Grande Réunion des Qeng Ho eut lieu 20 Msec plus tard. Le système solaire de Namqem était toujours zone sinistrée. Alqin était pratiquement vide ; ses habitants campaient sur Namqem, mais ne mouraient pas de faim. Maresk, le plus petit satellite, était une épave radioactive ; sa reconstruction demanderait des siècles. Près d’un milliard de personnes y étaient mortes. Mais la dernière cargaison de vivres avait été sauvée, l’agriculture automatisée du système extérieur avait été remise en marche, et il y avait sur Tarelsk assez de nourriture pour les deux milliards de survivants. L’automatisation de Namqem, mutilée, n’opérait qu’à dix pour cent à peine de son efficacité d’avant la débâcle. Les habitants du système de Namqem qui avaient survécu jusque-là assureraient la reconstruction. Il n’y aurait pas d’extinction, ni d’âge des ténèbres. Les petits-enfants des survivants s’interrogeraient sur l’ampleur de ces terribles événements.
Mais il n’y avait toujours pas de lieu civilisé pour la Grande Réunion. Pham et Sura s’en tinrent à la décision initiale. La Réunion se ferait à la Brèche de Brisgo, l’endroit le plus désert du système moyen. Au moins, il n’y avait pas de destructions à contempler, pas de problèmes locaux à résoudre. Vus de la Brèche de Brisgo, la planète Namqem et ses trois satellites n’étaient qu’un disque bleu-vert et trois taches lumineuses.
Sura Vinh employa les dernières ressources de ses astéroïdes à édifier le temp’ de la Grande Réunion. Pham espérait qu’elle aurait été impressionnée par le succès du Plan Qeng Ho.
— Nous avons sauvé la civilisation, Sura. Tu me crois, maintenant, non ? Nous pouvons être autre chose que des négociants furtifs.
Mais Sura Vinh était déjà tellement vieille. À l’aube de la civilisation, la science médicale avait promis l’immortalité. Les premiers millénaires, les progrès avaient été rapides. On atteignait deux cents, voire trois cents ans de vie. Ensuite, chaque nouvelle percée était moins impressionnante et plus coûteuse. Peu à peu, l’Humanité avait ainsi perdu l’un de ses rêves naïfs – un de plus. La cryostase pouvait peut-être retarder la mort pendant des milliers d’années, mais, même avec le meilleur soutien médical, on ne pouvait espérer plus de cinq cents ans de vie réelle. C’était pour tout un chacun l’extrême limite. Et s’en approcher vous en coûtait horriblement.
Le fauteuil autonome de Sura était plus un bloc opératoire ambulant qu’un élément de mobilier. Elle leva des bras agités de tremblements, faibles même en impesanteur.
— Non, Pham, dit-elle.
Ses yeux étaient plus limpides et plus verts que jamais ; sûrement des organes transplantés ou artificiels. Sa voix était plus manifestement synthétique, mais Pham pouvait y détecter son sourire familier.
— C’est la Grande Réunion qui tranchera, ne l’oublie pas. Nous ne nous sommes jamais mis d’accord sur tes projets. L’objet de ce rassemblement était de mettre la chose aux voix.
C’était ce que Sura disait depuis les tout premiers siècles, dès lors qu’elle avait compris que Pham n’abandonnerait jamais son rêve. Oh ! Sura, je ne veux pas te blesser, mais mon opinion doit explicitement triompher de la tienne, ainsi soit-il.
Le temp’ que Sura remorqua jusqu’au milieu de la Brèche de Brisgo était énorme, même à l’aune de ses possessions d’avant la débâcle. Les vaisseaux interstellaires de toutes les escadres survivantes pouvaient s’y amarrer, et Sura fournissait un dispositif de sécurité qui s’étendait à plus de deux millions de kilomètres au-delà de la Brèche.
Le volume central du temp’ était une salle de réunion en impesanteur. Probablement la plus grandiose de l’Histoire, plus vaste que ne l’exigeait sa fonction. Les Msec précédant la Réunion proprement dite furent consacrées aux conversations et prises de contact : c’était le plus grand rassemblement de Négociants qu’il y ait jamais eu et, probablement, le plus grand qu’il y aurait jamais. Pham profita des moindres Ksec de pause dans les procédures de sauvetage pour y participer. Il prenait de nouveaux contacts, interagissait chaque jour plus qu’il ne l’avait jamais fait en un siècle jusque-là. Il lui fallait d’une manière ou d’une autre convaincre les indécis. Et il y en avait tellement. Ils étaient essentiellement honnêtes, mais très prudents et habiles. Beaucoup étaient ses propres descendants. Leur admiration – et même leur affection – semblaient sincères, mais il ne savait jamais exactement combien d’entre eux il avait vraiment convaincus. Pham s’aperçut qu’il était plus tendu qu’il ne l’avait jamais été au combat ou même dans des négociations difficiles. Aucune importance, se dit-il. Il avait attendu ce moment toute sa vie. Rien d’étonnant à ce qu’il ait le trac quelques Msec avant l’épreuve finale.
Les dernières Msec précédant la réunion furent consacrées à une redéfinition frénétique des modalités d’action. Une automatisation décente faisait toujours défaut au système solaire de Namqem. Il y aurait probablement encore une décennie pendant laquelle l’aide extérieure serait nécessaire pour empêcher une récidive, pour s’assurer que des opportunistes ne remontent plus à la surface. Mais Pham voulait que ses gens participent à la réunion. Et Sura accepta sans tergiverser. Ensemble, ils élaborèrent une procédure qui amènerait dans le temp’ tous les gens de Pham sans mettre pour autant en péril la nouvelle administration de Namqem.
Et, finalement, l’heure de Pham arriva. L’occasion unique et grandiose qu’il avait de faire avancer les choses. Il considéra la majestueuse perspective de la salle derrière les rideaux de l’entrée. Sura venait de finir de le présenter et quittait le podium. Des applaudissements jaillirent de tous les côtés.
— S-Seigneur…, marmonna Pham.
— Le trac, monsieur ? dit Sammy Park derrière lui.
— Foutre non.
En réalité, il n’avait jamais eu aussi peur dans ces circonstances… excepté lorsque, petit garçon, il était monté sur la passerelle d’un vaisseau interstellaire et s’était retrouvé en face des Négociants du Qeng Ho pour la première fois. Il se tourna vers le commandant du vaisseau amiral. Sammy souriait. Depuis le sauvetage de Tarelsk, il semblait plus heureux que jamais. Dommage. Il se pouvait qu’il ne reparte jamais dans l’espace, pas avec l’escadre de Pham, en tout cas. Les gens qu’il avait sauvés étaient vraiment sa propre famille. Et Jun, sa mignonne arrière-arrière-petite-nièce, avait beau être bien intentionnée, elle avait des idées très personnelles sur la manière dont Sammy devrait mener sa vie. Sammy leva la main.
— B-bonne chance, monsieur.
Pham écarta les rideaux et entra. Il croisa Sura en remontant l’allée. Pas le temps de parler, impossible d’entendre. La main émaciée de Sura lui frôla la joue. Il gravit les marches de l’estrade centrale sous des vagues ininterrompues d’applaudissements. Restons calme. Il lui restait au moins vingt secondes avant d’être obligé de prendre la parole. Dix-neuf, dix-huit… Construite dans l’antique tradition des auditoriums, la Grande Salle avait près de sept cents mètres de diamètre. Le public de Pham était une sphère humaine presque complète, où les individus, postés à leur guise à la surface interne de la salle, faisaient face à la minuscule estrade de l’orateur. Pham regarda à droite, à gauche, en haut, en bas, et partout où il regardait il trouvait des visages attentifs. Erreur : il y avait un secteur de sièges vides, près de cent mille, pour les Qeng Ho morts dans la destruction de Maresk. Sura avait insisté sur cette disposition – pour honorer les morts. Pham ne s’y était pas opposé, mais il savait que c’était aussi pour Sura un moyen de rappeler à tout le monde que la proposition de Pham pouvait se révéler terriblement onéreuse.
Pham leva les bras en montant sur le podium. D’un bout à l’autre de son champ de vision, il vit les Qeng Ho lui répondre. Au bout d’une seconde, leurs applaudissements redoublèrent de volume. Impossible de distinguer les visages individuels avec des ATH transparents. À cette distance, il ne pouvait qu’émettre des conjectures fondées sur la répartition des sièges. Il y avait partout des femmes dans la foule. En certains endroits, elles étaient rares. En général, elles étaient aussi nombreuses que les hommes. Ailleurs encore – chez les Qeng Ho strentmanniens – les femmes étaient une majorité écrasante. Peut-être aurait-il dû plus se préoccuper d’elles ; après Strentmann, il avait fini par se rendre compte que des femmes peuvent exceller dans les perspectives à long terme. Mais les préjugés de la médiévale Canberra avaient encore une subtile emprise sur lui, et il n’avait jamais vraiment trouvé le moyen de diriger des femmes.
Il ouvrit les mains, paumes vers le ciel, et attendit que les ovations s’atténuent progressivement. Le texte de son discours flottait en glyphes d’argent devant ses yeux. Il avait passé des années à réfléchir à ce discours – et des Msec après le Sauvetage – à en peaufiner la moindre nuance, le moindre mot.
Mais soudain il n’eut plus besoin de petits symboles argentés. Le regard de Pham les traversa pour embrasser l’humanité massée tout autour de lui, et ses paroles sortirent sans effort de ses lèvres.
— Mes amis !
Au brouhaha de la foule succéda un silence presque total. Un million de visages le regardèrent sous tous les angles.
— Vous entendez maintenant ma voix avec un décalage d’à peine une seconde. Dans cette Réunion, nous entendons nos confrères Qeng Ho, même ceux de la lointaine Terre, en moins d’une seconde. Pour cette première et peut-être dernière fois, nous pouvons voir ce que nous sommes tous. Et nous pouvons décider ce que nous serons.
« Mes amis, je vous félicite. Nous avons traversé des siècles-lumière et sauvé de l’extinction une grande civilisation. Nous l’avons fait en dépit de la plus atroce des trahisons.
Il se tut et désigna d’un geste solennel les rangées de sièges vides.
— Ici, à Namqem, nous avons brisé la roue de l’Histoire. Sur un millier de mondes, l’Humanité s’est battue sans trêve, et a même provoqué sa propre extinction. Tout ce qui peut sauver la race, c’est le temps et la distance – et, jusqu’à présent, c’est également ce qui a condamné les humains à répéter leurs échecs.
« Les vieilles vérités sont encore valables : sans une civilisation pour le soutenir, aucun groupe isolé de vaisseaux et d’humains ne peut reconstituer les fondements de la technologie. Inversement, sans aide extérieure, aucune civilisation sédentaire ne peut perdurer.
Pham observa une pause. Il sentit un pâle sourire s’épanouir sur son visage.
— Il y a donc de l’espoir. Les deux parties de ce qu’est devenue l’Humanité peuvent faire vivre éternellement le tout.
Il regarda autour de lui et laissa ses ATH agrandir les visages individuels. Ses auditeurs étaient attentifs. Seraient-ils finalement d’accord ?
— Le tout peut vivre éternellement… si nous pouvons faire des Qeng Ho plus que des vendeurs.
Pham ne se souvenait plus très bien du libellé exact de son discours, mais les idées et les supplications étaient enracinées dans son esprit. Il se souvenait des visages des gens, de l’espoir qu’il voyait chez beaucoup, de la prudence qu’il voyait chez d’autres, tellement plus nombreux. Il leur rappela enfin qu’un vote était prévu, sanction finale de tout ce qu’il avait jamais demandé.
— Donc, sans votre aide, nous échouerons sûrement, détruits par la même roue qui écrase nos civilisations Clientes. Mais si vous regardez un peu plus loin que la transaction du moment, si vous faites cet investissement supplémentaire dans l’avenir, alors aucun rêve ne sera jamais hors de notre portée.
Si la salle avait été soumise à l’accélération ou située à la surface d’une planète, Pham aurait trébuché en descendant du podium. En fait, Sammy Park fut obligé de le rattraper au vol lorsqu’il passa entre les rideaux de l’entrée.
Au-dessus de leurs têtes, au-delà des rideaux, le volume des applaudissements semblait s’amplifier.
Sura était demeurée dans l’antichambre, mais il y avait des visages nouveaux : Ratko, Butra et Qo. Ses premiers enfants, à présent plus âgés que lui.
— Sura !
Son fauteuil émit un léger pschhh ! et elle traversa l’espace qui les séparait.
— Tu ne me félicites pas pour mon discours ? dit Pham avec un grand sourire, encore en proie au vertige.
Il tendit les mains et prit doucement celles de Sura. Elle était si fragile, si vieille. Oh, Sura ! Ce devrait être notre heure de triomphe. Sura allait perdre, cette fois. Et elle était si vieille qu’elle ne verrait jamais rien d’autre que cette défaite. Elle ne verrait jamais ce qu’ils avaient tous les deux accompli.
Au-dessus d’eux, les applaudissements s’amplifièrent encore. Sura leva les yeux.
— Oui. À tous égards, tu t’en es mieux tiré que je ne l’aurais cru. Mais, n’importe comment, tu as toujours fait mieux que ce que tout le monde pouvait imaginer.
Sa voix synthétique réussissait à être triste et fière en même temps. Elle repoussa d’un geste l’antichambre et le vacarme. Pham la suivit dehors, et les bruits s’atténuèrent derrière lui.
— Mais tu sais à quel point tu as eu de la veine dans cette histoire, n’est-ce pas ? Tu n’aurais pas eu la moindre chance si Namqem ne s’était pas effondrée juste au moment où arrivait l’escadre des escadres.
Pham haussa les épaules.
— C’était un coup de chance, en effet. Mais qui m’a donné raison, Sura ! Nous savons toi et moi qu’un effondrement de ce type peut être des plus meurtriers – et nous avons sauvé la population !
Ce qu’il pouvait voir du corps de Sura était vêtu d’un costume capitonné qui ne pouvait déguiser la maigreur de ses membres. Mais son esprit et sa volonté demeuraient intacts, soutenus par l’unité de soins médicaux incorporée à son fauteuil. Elle secoua la tête. Le mouvement était aussi déterminé et presque aussi naturel qu’au temps où elle était jeune femme.
— Sauvé la population ? Tu as certainement fait une différence, mais il y a quand même eu des milliards de victimes. Sois honnête, Pham. Il nous a fallu mille ans pour mettre au point cette réunion. Ce n’est pas le genre de truc qu’on peut faire chaque fois qu’une civilisation quelconque va au caniveau. Et sans la destruction de Maresk, même tes cinq mille vaisseaux n’auraient pas suffi. Le système tout entier serait saturé, avec des catastrophes encore plus grandes à la clé dans le proche avenir.
Pham avait songé à tout cela ; il avait discuté des variantes de cet argument des Msec entières avant la Réunion.
— Mais Namqem est le sauvetage le plus difficile que nous puissions jamais devoir assurer. Une vieille civilisation, retranchée sur elle-même, une civilisation qui exploite toutes les ressources de son système solaire. Nous aurions eu la tâche bien plus facile avec un monde menacé par une guerre bactériologique ou même par une religion totalitaire.
Sura secouait la tête. Elle continuait d’ignorer ce que Pham lui avait proposé.
— Non. Dans la plupart des cas, on peut faire une différence, mais, assez souvent, ce sera comme pour Canberra : une petite amélioration payée du sang des Négociants. Tu as raison : sans l’escadre des escadres, la civilisation serait morte ici dans le système de Namqem. Mais des gens auraient survécu sur la planète elle-même ; certaines cités de la ceinture d’astéroïdes auraient peut-être été épargnées. L’histoire ancienne se serait répétée, et, un jour, il y aurait eu à nouveau une civilisation, même si c’était par colonisation externe. Tu as court-circuité cet intervalle démesuré et des milliards de gens t’en sont reconnaissants à juste titre… mais il faudra des années de gestion minutieuse pour remettre le système sur les rails. Peut-être que nous tous ici – sa main tressauta en direction de la Grande Salle – pouvons le faire, peut-être que non. Mais je sais que nous ne pouvons pas le faire pour l’univers ni pour toute l’éternité.
Sura envoya un signal quelconque, et son fauteuil s’arrêta – pschhh.
Elle se tourna, tendit les bras pour toucher les épaules de Pham. Et soudain Pham éprouva la plus étrange des impressions – une sorte de souvenir kinesthésique – en levant les yeux sur son visage tout en sentant ses mains sur ses épaules. C’était un souvenir d’avant l’époque où ils étaient associés, d’avant l’époque où ils étaient amants. Un souvenir de ses toutes premières années avec elle sur le Reprise : Sura Vinh, la jeune femme sérieuse. Il y avait des fois où le petit Pham Nuwen l’avait mise dans une colère terrible. Il y avait des fois où elle avait tendu les bras pour l’attraper par les épaules et avait essayé de l’immobiliser assez longtemps pour lui faire comprendre ce que son esprit de jeune barbare préférait ignorer.
— Mon fils, tu ne comprends donc pas ? Nous embrassons tout l’Espace Humain, mais nous ne pouvons gérer des civilisations entières. Pour y parvenir, il faudrait une race d’esclaves dévoués. Et ça, nous autres Qeng Ho ne le serons jamais.
Pham se força à regarder Sura dans les yeux. Elle soutenait ce raisonnement depuis toujours et n’avait jamais vacillé. J’aurais dû me douter qu’on en arriverait là un jour ou l’autre. Maintenant, elle allait donc perdre, et Pham ne pourrait rien faire pour l’aider.
— Désolé, Sura. Quand tu prononceras ton discours, tu pourras dire ça à un million de gens. Beaucoup te croiront. Ensuite, nous allons tous voter. Et…
Et d’après ce qu’il avait vu dans la Grande Salle, et ce qu’il voyait dans les yeux de Sura Vinh… pour la première fois, Pham sut qu’il avait gagné.
Sura se détourna.
— Non, dit doucement sa voix artificielle, je ne prononcerai pas ce discours. Un vote ? Bizarre que tu t’en remettes au suffrage populaire maintenant… Nous savons comment tu as mis fin au Pogrom de Strentmann.
Le changement de sujet était absurde, mais la remarque l’avait piqué au vif.
— Il ne me restait plus qu’un seul vaisseau, Sura. Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ?
J’ai sauvé leur putain de civilisation, la partie qui n’ait pas monstrueuse.
Sura leva la main.
— Je suis désolée… Pham, tu as trop de chance, tu es carrément trop efficace.
Elle semblait presque parler toute seule, à présent.
— Toi et moi avons travaillé presque mille ans pour organiser cette réunion. Ça a toujours été de la frime, mais, chemin faisant, nous avons créé une culture commerciale qui peut durer aussi longtemps que dans tes rêves les plus optimistes. Et je savais depuis toujours qu’à la fin, quand nous serions tous face à face dans une Grande Réunion, le bon sens triompherait.
Elle secoua la tête, et un sourire trembla sur ses lèvres.
— Mais je n’avais jamais imaginé que la chance te fournisse la débâcle de Namqem au moment idéal, ni que tu la maîtrises comme par magie. Pham, si nous agissons comme tu le veux, nous aurons vraisemblablement une catastrophe ici à Namqem dans une dizaine d’années. Dans quelques siècles, le Qeng Ho se fragmentera en une douzaine de douzaines de structures antagonistes qui toutes vont se prendre pour des « administrations interstellaires ». Et le rêve que nous avons partagé sera détruit.
« Tu as raison, Pham. Il se pourrait que le vote te soit favorable… et c’est pour cela qu’il n’y en aura pas, du moins pas sous la forme que tu crois.
Un instant, son esprit refusa d’enregistrer ces paroles. Pham Nuwen avait été exposé à la trahison cent fois. Le sens en était gravé dans sa chair avant même qu’il ait vu son premier vaisseau interstellaire. Mais… Sura ? Sura était la seule personne à qui il puisse faire confiance en toutes occasions, sa dame secourable, son amante, sa meilleure amie, celle avec qui il avait intrigué toute sa vie. Et maintenant…
Pham jeta un coup d’œil circulaire dans la pièce. Son esprit subissait un changement de perspective plus profond que tous ceux qu’il avait connus dans sa vie. En plus de Sura, il y avait ses collaborateurs, au nombre de six. Il y avait aussi Ratko, Butra et Qo. Quant à ses propres assistants… il ne lui restait que Sammy Park. Sammy se tenait un peu à l’écart ; il avait l’air écœuré.
Finalement, il se retourna vers Sura.
— Je ne comprends pas… je ne sais pas quel jeu tu joues, mais je ne vois pas comment tu peux modifier le vote. Un million de personnes m’ont entendu.
Sura soupira.
— Elles t’ont entendu, et lu aurais peut-être la majorité de justesse dans un scrutin honnête. Or bien des gens dont tu crois qu’ils te soutiennent… sont en réalité avec moi.
Elle hésita, et Pham se tourna à nouveau vers ses trois enfants. Ratko évita son regard, mais Butra et Qo le fixèrent avec une lugubre fermeté.
— Nous n’avons jamais voulu te faire du mal, papa, dit Ratko en le regardant enfin. Nous t’aimons. Cette réunion, toute cette mascarade était censée te montrer que les Qeng Ho ne pouvaient pas être ce que tu voulais. Mais les choses n’ont pas tourné comme nous l’avions prévu…
Ce que disait Ratko n’avait pas d’importance. C’était l’expression sur le visage de ses enfants. La même dureté que chez les frères et sœurs de Pham certain matin à Canberra. Et l’amour filial là-dedans… une mascarade ?
Il se retourna vers Sura.
— Alors, comment proposes-tu de gagner ? Avec la mort soudaine et accidentelle d’un demi-million de personnes ? Ou rien que l’assassinat sélectif de trente mille nuwenistes purs et durs ? Ça ne marchera pas, Sura. Il y a bien trop de gens honnêtes, là-bas. Peut-être que tu pourras l’emporter aujourd’hui, mais les paroles resteront, et, tôt ou tard, tu auras ta guerre civile.
Sura secoua la tête.
— Nous ne voulons tuer personne, Pham. Et le texte ne sera pas diffusé, du moins pas à grande échelle. Ton discours restera dans la mémoire des gens présents dans la salle, mais leurs enregistreurs utilisent pour la plupart nos automatismes d’information. Ça fait partie de notre hospitalité, au cas où tu l’aurais oublié. Finalement, ton discours sera toiletté pour produire une version… moins dangereuse.
« Les vingt prochaines Ksec, tu seras en réunion spéciale avec ton opposition. Réunion au terme de laquelle tu annonceras un compromis : le Qeng Ho investira beaucoup plus dans les services d’information en réseau, ces techniques qui peuvent aider à reconstruire des civilisations. Mais, convaincu par nos arguments, tu retireras ton idée d’administration interstellaire.
Une mascarade.
— Vous pourriez truquer ça. Mais ensuite, vous seriez encore obligés de tuer pas mal de gens.
— Non. Tu annonceras ton nouvel objectif, une expédition vers l’autre côté de l’Espace Humain. Il sera clair qu’il y a une part d’amertume là-dedans, mais tu nous souhaiteras bonne chance. Ton escadre au long cours est prête, Pham, et t’attend à vingt degrés environ en revenant sur la Brèche. Nous l’avons sincèrement bien équipée. L’automatisation de ton escadre est d’une qualité inhabituelle, bien trop coûteuse pour être rentable. Tu n’auras pas besoin d’une Veille permanente, et le premier réveil aura lieu dans plusieurs siècles.
Pham scruta chaque visage l’un après l’autre. La manœuvre frauduleuse envisagée par Sura ne pourrait aboutir que si la plupart des commandants d’escadre dont il croyait avoir l’appui étaient en fait comme Ratko, Butra et Qo. Et, dans ce cas, uniquement s’ils avaient raconté des mensonges appropriés à leurs gens.
— Depuis combien de temps tu prépares ça, Sura ?
— Depuis que tu étais jeune homme, Pham. Presque toute ma vie. Mais j’ai prié pour qu’on n’en arrive jamais là.
Pham hocha la tête, abasourdi. Si elle avait préparé son coup si longtemps à l’avance, il n’y aurait pas d’erreurs manifestes. Aucune importance.
— Tu dis que mon escadre m’attend ?
Il se tordit les lèvres sur ces mots.
— Et tous les irréductibles vont former l’équipage, pas vrai ? Combien sont-ils ? Trente mille ?
— Beaucoup moins que ça, Pham. Nous avons étudié de très près le noyau dur de tes partisans.
Qui voudrait de son propre gré partir pour un voyage sans retour qui durerait une éternité ? Ils avaient soigneusement veillé à ce que tous ces admirateurs évitent d’aller dans cette pièce. Tous, sauf Sammy.
— Sammy ?
Le commandant du vaisseau amiral soutint son regard, mais ses lèvres tremblaient.
— Monsieur, je suis d-désolé. Jun veut une autre vie pour moi. Nous… nous sommes toujours Qeng Ho, mais nous ne pouvons pas embarquer avec vous.
— Ah ! dit Pham en inclinant la tête.
Sura flotta plus près de lui, et Pham s’aperçut qu’en prenant son élan il pourrait probablement saisir la poignée de son fauteuil et enfoncer son poing droit dans sa maigre poitrine capitonnée. Et me fracturer la main pour ma peine. Le cœur de Sura était une machine depuis des siècles.
— Mon fils ? Pham ? C’était un beau rêve, et qui, au fil des siècles, a fait de nous ce que nous sommes. Mais, finalement, ce n’était qu’un rêve. Un rêve déçu.
Pham se détourna sans répondre. Il y avait maintenant des gardes près de la porte ; ils attendaient pour l’escorter. Il ne regarda pas ses enfants. Il frôla Sammy Park sans un mot. Quelque part dans les profondeurs froides et tranquilles de son cœur, il souhaita bonne chance au commandant de son vaisseau amiral. Sammy l’avait trahi, mais pas comme les autres. Et Sammy croyait sans aucun doute ce mensonge d’une super-escadre. Il espéra que Sammy ne connaîtrait jamais la vérité. Qui donc financerait une escadre telle que Sura l’avait décrite ? Pas des mercantis roublards comme Sura Vinh et ses enfants au visage de pierre qui avaient machiné sa perte. Il était bien plus rentable et bien plus sûr de construire une escadre de vrais cercueils. Mon père aurait compris. Les meilleurs ennemis sont ceux qui dorment éternellement.
Une cabine minuscule, très sombre, comme on en donnerait à un officier subalterne dans un temp’ de modestes dimensions. Des vestes de travail flottant dans un sac-housse. Une plaque nominative chuchota et un nom se matérialisa dans son champ de vision : Pham Trinli.
Comme toujours lorsque Pham cédait à la colère, les souvenirs étaient plus réalistes que toute imagerie ATH et le retour au présent était une sorte de moquerie. La « super-escadre » de Sura n’était pas une escadre de cercueils. Même maintenant, deux mille ans après la trahison de Sura, Pham ne pouvait toujours pas se l’expliquer. Très vraisemblablement, il y avait eu d’autres traîtres, dotés d’un certain pouvoir et d’un reste de conscience, qui avaient insisté pour que Pham et ceux qui refusaient de le trahir ne soient pas exécutés. La prétendue « escadre » n’était guère plus que des cargos ramjet réaménagés avec juste assez de place pour les réfugiés et leurs cuves cryostatiques. Mais chaque vaisseau de l’« escadre » était lancé sur une trajectoire séparée. Mille ans plus tard, ils étaient dispersés tous azimuts dans l’Espace Humain.
Ils n’avaient pas été exécutés, mais Pham avait tiré la leçon des événements. Il avait commencé son long et silencieux parcours de retour. Sura était hors d’atteinte des mortels. Mais il y avait toujours le Qeng Ho qu’elle et lui avaient créé, le Qeng Ho qui l’avait trahi. Pham avait toujours son rêve.
… Et il serait mort avec sur Triland si Sammy ne l’avait pas déniché. Le destin et le temps lui donnaient maintenant une deuxième chance : la promesse de la Focalisation.
Pham refoula le passé et régla à nouveau les localiseurs placés sur sa tempe et dans son oreille. Il y avait plus de boulot que jamais. Il aurait déjà dû risquer plus de tête-à-tête avec Vinh. Avec un bon entraînement à la rétroaction, Vinh pouvait apprendre comment encaisser des chocs comme ce délirant entretien avec Nau sans cracher le morceau. Ouais, ça, c’était la partie facile. La partie difficile serait de distraire Vinh pour l’empêcher de voir où Pham voulait finalement en venir.
Pham se retourna dans son sac de couchage, laissa sa respiration devenir un léger ronflement. Derrière ses yeux, les images enchaînèrent sur les vérifications auxquelles il procédait sur Reynolt et les mouchards. Il les avait encore bernés. Mais à long terme… ? À long terme, s’il n’y avait pas d’autres surprises stupides, Anne Reynolt serait la menace la plus dangereuse.
Hrunkner Unnerby prit l’aéronef pour Calorica Bay au Jour Premier de la Ténèbre. Au fil des années, Unnerby s’était souvent rendu à Calorica. Il s’y était même trouvé juste après la Mi-Clarté, lorsque le fond du puits était encore un chaudron bouillonnant. Dans les années qui suivirent, la lisière des montagnes avait abrité une petite ville d’ingénieurs en bâtiment et travaux publics. Pendant la Mi-Clarté, les conditions de travail étaient infernales, même en haute altitude, mais les ouvriers étaient très bien payés ; la base de lancement, plus haut dans l’altiplano, était financée par une combinaison de subventions royales et d’investissements privés, et, après que Hrunk eut installé des machines réfrigérantes efficaces, on y vivait assez confortablement. Les riches n’avaient commencé à se montrer qu’au début du Déclin, pour s’établir, ainsi qu’ils l’avaient fait pour chacune des cinq dernières générations, dans la paroi de la caldeira.
De toutes les visites de Hrunk, celle-ci était cependant la plus insolite. Le Jour Premier de la Ténèbre était une frontière plus mentale que réelle – ce qui, peut-être, la rendait d’autant plus importante.
Unnerby avait pris un vol régulier au départ de High Equatoria, mais ce n’était pas un touriste. High Equatoria n’avait beau être qu’à cinq cents milles, c’était le bout du monde quand on voulait gagner Calorica et ses nantis au Jour Premier de la Ténèbre. Unnerby et ses deux assistantes – ses gardes du corps, en réalité – attendirent que les autres passagers se soient propulsés à l’avant du réseau cordé central. Puis ils arrimèrent leurs parkas, leurs jambières chauffantes et les deux sacoches qui étaient l’unique raison de ce vol. Juste avant l’écoutille de sortie, Hrunkner glissa et l’une des sacoches tomba aux pieds du steward. Le rabat à l’épreuve des intempéries s’ouvrit partiellement, révélant une poudre couleur d’argile, soigneusement emballée dans des sacs en plastique.
Hrunkner se laissa tomber du filet central et referma la sacoche. Le steward, perplexe, dit en riant :
— J’ai entendu dire que le produit d’exportation numéro un de High Equatoria était de la vulgaire terre de montagne… je n’aurais jamais cru que quelqu’un puisse prendre ça au sérieux.
Unnerby haussa les épaules pour dissimuler son embarras. Parfois, c’était le meilleur camouflage. Il remit la sacoche sur son épaule et s’apprêta à boutonner sa parka.
— Euh… hum.
Le steward sembla vouloir ajouter quelque chose, mais il s’effaça pour les laisser passer et les salua d’un mouvement du buste. Leur trio descendit bruyamment l’échelle jusqu’au macadam de la piste et ils comprirent soudain ce que le type était sur le point de dire. Une heure plus tôt, lorsqu’ils quittaient High Equatoria, la température de l’air était de quatre-vingts degrés en dessous de zéro et la vitesse du vent de plus de vingt milles par heure. Ils avaient eu besoin de respirateurs chauffants rien que pour aller de l’aérogare de High Eq jusqu’à l’aéronef.
Ici…
— Nom de Dieu, c’est une vraie fournaise, ce bled !
Brun Soulac, son agent de sécurité en second, déposa sa sacoche et s’extirpa de sa parka.
Sa supérieure éclata de rire, bien qu’elle ait commis la même erreur.
— Qu’est-ce que tu crois, Brun ? On est à Calorica Bay.
— Ouais, mais c’est le Jour Premier de la Ténèbre !
Certains autres passagers avaient été victimes d’une imprévoyance similaire. Dans une grotesque parade, ils sautaient sur place tout en quittant parkas, respirateurs et autres jambières. Unnerby remarqua cependant que toutes les fois que les mains et les pieds de Brun étaient complètement occupés à se débarrasser des vêtements chauds, Arla Undergate avait les mains libres et un champ visuel dégagé sur cent quatre-vingts degrés. Brun était pareillement vigilante quand Arla retirait ses vêtements de dessus. Comme par magie, leurs pistolets de service n’étaient jamais visibles pendant cet exercice. Elles pouvaient jouer les idiotes, mais, derrière tout ce cinéma, Arla et Brun étaient aussi compétentes que les soldats qu’Unnerby avait connus pendant la Grande Guerre.
La mission à High Equatoria n’était peut-être ni sophistiquée ni spectaculaire, mais l’équipe des Renseignements se montra très efficace à l’aéroport. Les sacs de poudre rocheuse furent transférés dans des véhicules blindés ; fait encore plus impressionnant, le major responsable de la réception n’avait même pas plaisanté sur l’absurdité de cette opération.
En moins de trente minutes, Hrunk et ses deux gardes du corps – dont la présence n’était plus tellement pertinente – se retrouvèrent dehors dans la rue.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « plus tellement pertinente » ? dit Arla en agitant les bras dans un étonnement exagéré. Ce qui n’était pas tellement pertinent, c’était de convoyer ce… machin d’un bout à l’autre du continent.
Ni l’une ni l’autre ne soupçonnaient l’importance de la poudre rocheuse, et elles n’avaient pas hésité à montrer leur mépris. C’étaient de bonnes recrues, mais elles n’avaient pas l’attitude à laquelle Hrunk était habitué.
— Maintenant, on a quelque chose d’important à garder.
Elle tendit une main dans la direction d’Unnerby, et il y avait du sérieux derrière sa bonne humeur.
— Pourquoi vous compliquer la vie comme ça ? Vous auriez pu partir avec les gens du major.
Hrunkner lui rendit son sourire.
— Je rencontre le chef dans plus d’une heure. Ça me donne amplement le temps de faire le trajet à pieds. Vous n’êtes pas curieuse, Arla ? Combien de gens ordinaires ont l’occasion de voir Calorica au Jour Premier de la Ténèbre ?
Arla et Brun lui lancèrent un regard noir, le regard de sous-offs mises en face d’un comportement stupide qu’elles ne pouvaient pas corriger. Unnerby avait eu la même impression assez souvent dans sa vie, bien qu’en général il n’ait pas si ouvertement manifesté sa désapprobation. La Parenté avait plus d’une fois prouvé qu’elle était disposée à commettre des actes violents sur le territoire d’autrui. Mais j’ai vécu soixante-quinze ans, et il y a tellement de choses dont on devrait avoir peur. Il s’éloignait déjà vers les lumières au bord de l’eau. Les gardes du corps habituels d’Unnerby, ceux qui l’accompagnaient dans ses visites de chantiers à l’étranger, l’en auraient empêché par la force. Arla et Brun étaient des vacataires, moins bien formées. Au bout d’un moment, elles trottinèrent pour le rattraper. Mais Arla parlait dans son téléphone miniature. Unnerby sourit intérieurement. Non, ces deux-là n’étaient pas stupides. Je me demande si je vais remarquer les agents qu’elle est en train d’appeler.
Calorica Bay était l’une des merveilles du monde depuis les temps les plus anciens. C’était l’un des trois seuls sites volcaniques connus – et les deux autres étaient sous la glace et l’océan. La baie elle-même était en réalité le cratère écroulé du volcan, et les eaux de l’océan noyaient la plus grande partie de la cheminée centrale.
Dans les premières années d’un Nouveau Soleil, c’était l’enfer absolu, bien qu’alors il n’y ait personne pour l’observer directement. Les parois abruptes de la cuvette concentraient le rayonnement solaire et les températures grimpaient au-dessus du point de fusion du plomb. Apparemment, cela provoquait – ou permettait – un épanchement rapide de la lave et une série continue d’explosions qui avaient déjà remodelé les parois du cratère avant que le soleil atteigne le stade de la Clarté Moyenne. Même dans ces années-là, seuls les explorateurs les plus téméraires se hissaient sur l’altiplano par-dessus le rebord du cratère.
Mais quand le soleil entrait dans le Déclin de son cycle, un autre type de visiteurs apparaissait. Tandis que les terres septentrionales et australes subissaient des hivers de plus en plus rigoureux, les parties les plus élevées du cratère demeuraient agréablement chaudes. Et lorsque la planète se refroidissait, des sections de plus en plus basses de la cuvette volcanique devenaient d’abord accessibles, puis paradisiaques. Pendant les cinq dernières générations, Calorica Bay était devenue la station la plus chic du Déclin, l’endroit où des gens assez riches pour ne pas être obligés de travailler et d’économiser en vue de la Ténèbre pouvaient venir prendre du bon temps. Au plus fort de la Grande Guerre, lorsque Unnerby arpentait la neige sur le Front de l’Est – et même plus tard, lorsque l’essentiel des combats se déroulait dans les tunnels –, même à cette époque-là, il se rappelait avoir vu des gravures colorées montrant les loisirs typiques de la Clarté Moyenne auxquels s’adonnaient les riches oisifs au fond du cratère de Calorica.
En un sens, Calorica au début de la Ténèbre préfigurait le mode de vie que l’ingénierie moderne et l’énergie atomique allaient apporter à toute la population de la planète d’un bout à l’autre de la Ténèbre. Unnerby se dirigea droit vers les lumières et la musique et se demanda ce qu’il allait voir.
Les groupes fluaient et refluaient dans tous les sens. Il y avait des rires, de la musique d’ambiance, et, çà et là, des éclats de voix. Les gens étaient bizarres par tant de côtés qu’Unnerby mit un certain temps à remarquer les détails les plus importants.
Il laissa les remous de la foule ballotter leur trio comme des particules en suspension. Il imaginait très bien la nervosité d’Arla et de Brun en présence d’une foule d’inconnus non contrôlés. Mais elles s’en tirèrent honorablement, se fondant dans le chahut général et ne restant qu’accidentellement à portée de bras d’Unnerby. En quelques minutes, ils avaient été entraînés tous les trois jusqu’au bord de l’eau. Certains individus agitaient des bâtonnets d’encens fumants au milieu de la foule, mais un parfum plus prononcé montait du fond du cratère, une odeur sulfureuse portée par la brise chaude. De l’autre côté de l’eau, au milieu de la baie, la roche en fusion rayonnait dans le rouge, le proche infra-rouge et le jaune. De la vapeur montait en volutes tout autour du monticule central. Enfin une étendue d’eau où personne n’avait besoin de se préoccuper de léviathans ni de glace des profondeurs ! Même si une explosion volcanique serait tout aussi meurtrière.
— Merde !
Contre toute attente, Brun bouscula Unnerby pour l’éloigner du bord de l’esplanade.
— Regardez, là-bas dans l’eau ! Des gens sont en train de se noyer !
Unnerby scruta une seconde l’endroit qu’elle lui montrait.
— Ils ne se noient pas. Ils se… par la Ténèbre, ils jouent dans l’eau !
Les silhouettes à moitié immergées portaient des espèces de flotteurs qui les empêchaient de couler. Ils contemplèrent tous les trois ce spectacle, médusés, et Unnerby remarqua qu’ils n’étaient pas les seuls à être surpris, bien que la plupart des autres badauds essaient de dissimuler leur stupéfaction. Pourquoi des gens joueraient-ils à se noyer ? Dans un but militaire, peut-être ; à une époque plus chaude, la Parenté comme l’Accord avaient eu des navires de guerre.
Trente pieds en dessous de la balustrade en pierre, un autre fêtard plongea bruyamment. Soudain, le bord de l’eau sembla s’ouvrir sur une falaise meurtrière. Unnerby recula, loin des cris de plaisir ou d’horreur qui montaient de la surface. Sans se presser, ils firent tous les trois demi-tour et traversèrent l’esplanade pour gagner des arbres enguirlandés de lumières. D’ici, sur cet espace dégagé, ils voyaient parfaitement le ciel et les parois de la caldeira.
C’était le milieu de l’après-midi, mais, n’étaient les couleurs froides des lampes dans les arbres et les couleurs chaudes rayonnant au centre du cratère, il faisait aussi noir qu’une nuit normale. Le soleil les dominait, tache imprécise dans le ciel, disque rougeâtre criblé de petites marques sombres.
Le Jour Premier de la Ténèbre. La date exacte fluctuait légèrement selon les religions et les nations. Le Nouveau Soleil commençait dans une fulgurante explosion de lumière, bien que personne ne demeure en vie pour la voir. Mais l’extinction des feux était un lent déclin qui s’étalait presque sur toute la durée de la Clarté. Depuis trois ans, le soleil n’était plus qu’un astre pâle qui réchauffait à peine le dos en plein midi, assez sombre pour qu’on puisse le regarder les yeux grands ouverts. Depuis un an, les étoiles les plus brillantes étaient visibles en plein jour. Malgré tout, ce n’était pas officiellement le début de la Ténèbre, bien que cela signifie que les plantes vertes ne pouvaient plus pousser, qu’il valait mieux avoir l’essentiel des provisions dans son profond et que des plantations de tubéreuses et des élevages de vers seraient les seules sources de nourriture avant que vienne l’heure de se retirer sous terre.
Dans ce glissement progressif vers l’oubli, qu’est-ce qui marquait donc l’instant – ou, du moins, le jour – premier de la Ténèbre ? Unnerby fixa directement le soleil. Il était de la couleur d’un poêle chaud, mais était si peu lumineux qu’on ne sentait aucune chaleur. Il ne s’assombrirait plus. Avec rien d’autre que la clarté stellaire et ce disque rougeâtre pour l’illuminer, le monde ne cesserait plus de se refroidir, tout simplement. À partir de maintenant, l’air serait trop froid pour être facilement respiré. Dans les générations passées, cela marquait le début de l’ultime ruée pour stocker les provisions de première nécessité dans le profond ; la dernière chance qu’avait un père de préparer l’avenir de ses petits faucheux ; une période de forte mobilité, de trahisons et de lâchetés sans nombre lorsque tous ceux qui s’étaient incomplètement préparés affrontaient la réalité de la Ténèbre et du froid.
L’attention de Hrunk fut attirée par les gens sur l’esplanade entre lui et les arbres. Certains – de vieux faucheux et beaucoup de la génération actuelle – levaient les bras en direction du soleil puis les baissaient pour étreindre la terre et la promesse que représenterait le long sommeil.
Mais l’air autour d’eux était aussi tiède qu’un soir d’été dans les Années Moyennes. Et le sol était chaud, comme si le soleil des Années Moyennes venait seulement de se coucher et avait laissé la chaleur de l’après-midi s’exhaler vers eux. La plupart des gens autour d’eux ignoraient la disparition de la lumière. Ils riaient, ils chantaient – et portaient des vêtements coûteux et de couleur vive, à croire qu’ils n’avaient jamais songé un seul instant à l’avenir. Peut-être que les riches étaient toujours comme ça.
Les lampes à couleurs froides qui garnissaient les arbres devaient être alimentées par les principales centrales à fission que les entreprises d’Unnerby avaient construites dans les montagnes au-dessus de la caldeira, près de cinq ans auparavant. Elles faisaient scintiller toute la forêt au fond du cratère. Quelqu’un avait importé des fées des bois paresseuses, en avait libéré des dizaines de milliers. Leurs ailes étincelaient en bleu, en vert et en outrebleu sous la lumière tandis que les créatures tourbillonnaient en harmonie avec la foule sous les arbres.
Dans la forêt, les gens dansaient empilés, et certains des plus jeunes grimpaient aux arbres pour jouer avec les fées. La musique devint frénétique lorsqu’ils arrivèrent au centre du bois et abordèrent une pente douce qui menait aux propriétés du niveau inférieur. Unnerby était désormais habitué à voir des gens hors phase. Même si son instinct les traitait toujours de pervers, ils étaient vraiment indispensables. Il y en avait beaucoup qu’il aimait et respectait. À droite et à gauche de sa personne, Arla et Brun lui frayaient discrètement un passage. Ses deux gardes du corps étaient des hors-phase d’une vingtaine d’années, juste un peu plus âgées que devrait l’être maintenant la petite Victory. De braves gosses, aussi efficaces que les soldats aux côtés desquels il s’était battu. Oui, cas par cas, Hrunkner Unnerby avait fini par surmonter son dégoût. N’empêche que… je n’ai jamais vu autant de hors-phase ensemble.
— Hé, le vieux, viens danser avec nous !
Deux jeunes créatures et un faucheux se jetèrent sur lui. Arla et Brun le libérèrent tant bien que mal sans jamais cesser de jouer elles-mêmes les boute-en-train. Unnerby eut le temps d’entrevoir ce qui semblait être une mue de quinze ans. À croire que toutes les images gravées du péché et de l’indolence venaient brusquement de prendre forme. Certes, l’air était agréablement chaud, mais il apportait la puanteur du soufre. Certes, le sol était agréablement chaud, mais Unnerby savait que ce n’était pas la chaleur du soleil. Au contraire, c’était la chaleur de la terre elle-même, une chaleur qui ne cessait de se propager, telle celle émise par un corps en putréfaction. Un profond creusé ici serait un piège mortel, si chaud que la chair des dormeurs pourrirait sous leurs carapaces.
Unnerby ne savait pas comment Arla et Brun s’étaient débrouillées, mais ils se retrouvèrent enfin de l’autre côté de la forêt. Il y avait encore de la foule et des arbres, mais on n’entendait plus le délire au fond du cratère. Les gens dansaient assez calmement pour ne pas déchirer leurs vêtements. Ici, les fées des bois s’enhardissaient à se poser sur les vestes des danseurs et à agiter impudemment la dentelle multicolore de leurs ailes. Partout ailleurs dans le monde, ces créatures avaient perdu leurs ailes depuis bien des années. Cinq ans plus tôt, Unnerby avait arpenté les rues de Princeton après une forte gelée : ses bottes écrasaient des milliers de pétales colorés – les ailes des fées des bois laborieuses qui s’enfouissaient profondément pour pondre leurs œufs minuscules. La variété paresseuse aurait peut-être quelques étés de plus à vivre, mais elle était condamnée… ou aurait dû l’être.
Ils montèrent de plus en plus haut sur les premières pentes du cratère. Devant eux, les résidences du Bas-Déclin s’étiraient en un cercle lumineux tout autour de la paroi. Bien sûr, aucune n’avait plus de dix ans, mais la plupart étaient construites dans le style « parasol » de la dernière génération. Si les constructions étaient neuves, la fortune et les familles étaient anciennes. Presque chaque propriété occupait un secteur sur la paroi du cratère. Les habitations du Haut-Déclin, à mi-pente, étaient souvent obscures, rendues inutiles par leur architecture ouverte. Unnerby voyait la neige luire sur ces demeures élevées. La résidence de Sherkaner était quelque part là-haut, au milieu des gens assez riches pour pouvoir climatiser la partie supérieure de leur propriété, mais trop pauvres pour reconstruire une maison tout en bas du cratère. Sherkaner savait que même Calorica Bay ne pouvait échapper à l’enténèbrement du Soleil… il fallait pour cela l’énergie nucléaire.
Entre les lumières de la forêt au fond de la caldeira et celles de la ceinture de résidences régnait l’ombre. Les fées des bois s’envolèrent, leurs ailes à peine luisantes, pour retourner en bas. L’odeur de soufre était atténuée, moins tranchante que le froid de l’air pur. Au-dessus d’eux, les étoiles et le pâle disque solaire peuplaient un ciel obscur. La Ténèbre était bien réelle. Unnerby contempla le ciel un moment en essayant d’ignorer les lumières au fond du volcan. Il se força à rire.
— Dites, vous deux, qu’est-ce qui vous plairait le plus, un contact franc avec l’ennemi ou un deuxième passage dans la populace ?
La réponse d’Arla Undergate était sérieuse.
— J’opterais pour la populace, bien sûr. Mais… c’était très bizarre, tous ces gens.
— Inquiétant, tu veux dire.
Brun n’avait pas l’air rassurée.
— Ouais, dit Arla. Mais, t’as remarqué ? Y en avait pas mal qui avaient la frousse, aussi. Je sais pas, moi, c’est comme si c’étaient tous des… comme si on était tous des fées des bois paresseuses. Quand tu regardes en l’air et que tu vois la Ténèbre pour de bon, quand lu vois que le soleil est mort… t’es pas grand-chose.
— Ouais.
Unnerby ne savait pas quoi ajouter. Ces deux jeunesses étaient hors phase. Elles n’avaient sûrement pas été submergées de notions tradoques toute leur vie. Et pourtant, elles partageaient un peu les incertitudes viscérales de Hrunkner Unnerby. Intéressant.
— Magnez-vous. La gare du funiculaire est quelque part dans les parages.
La plupart des résidences du niveau moyen étaient d’immenses demeures en pierre à la charpente massive qui prolongeaient des grottes naturelles dans la paroi du cratère. Hrunkner s’attendait à une sorte de « Colline Sud », mais, en fait, la maison d’Underhill était décevante. Elle ressemblait à l’annexe réservée aux invités qui pourrait flanquer l’une des vraies résidences, et la plus grande partie de l’espace habitable était partagée avec le personnel de sécurité, dont l’effectif était multiplié par deux maintenant que le chef y séjournait. Unnerby fut informé que sa précieuse cargaison avait déjà été livrée et qu’on l’appellerait bientôt. Arla et Brun obtinrent confirmation écrite qu’elles l’avaient livré lui et Hrunk fut invité à prendre place dans un salon du personnel pas excessivement spacieux. Il passa l’après-midi à lire de très vieux magazines d’information.
— Sergent ? dit le général Smith, debout sur le pas de la porte. Mes excuses pour le retard.
Elle portait un uniforme de quartier-maître sans signes distinctifs, à l’instar de son prédécesseur Strut Greenval. Sa silhouette était presque aussi mince et délicate que d’habitude, bien que ses gestes semblent un peu raides. Hrunkner retraversa derrière elle la section des services de sécurité puis gravit un escalier tournant en bois.
— Dans cette affaire, sergent, vous avez eu de la chance de nous cueillir Sherk et moi si peu de temps après votre découverte.
— Oui, madame. C’est Rachner Thract qui a établi l’itinéraire.
L’escalier ne cessait de tourner entre des murailles de jade, devant des portes fermées et, de temps en temps, une pièce assombrie.
— Où sont les enfants ?
La question lui avait échappé.
Smith hésita ; elle cherchait certainement une remontrance derrière ces paroles.
— Junior s’est engagée il y a un an.
Ça, Unnerby le savait. Il y avait très longtemps qu’il ne voyait plus la petite Victory. Allait-elle se plaire dans l’armée ? Elle avait toujours donné l’impression d’être une enfant énergique, mais avec un peu du côté farfelu de son père. Il se demanda si Rhapsa et Petit-Hrunk étaient encore dans les parages.
L’escalier émergea des parois du cratère. Cette partie de la résidence existait probablement depuis le début du Déclin. En revanche, là où il y avait eu des cours et des patios à ciel ouvert, de solides panneaux de quartz à triple vitrage se dressaient maintenant contre la Ténèbre. Les ultracouleurs étaient atténuées, mais la vue était totalement dégagée. Les lumières de la ville scintillaient autour du lac rougeoyant au centre de la cuvette. Au-dessus de l’eau flottait un brouillard froid que toute cette clarté rendait vaguement luminescent. La générale tira les rideaux sur le panorama lorsqu’ils montèrent vers ce qui devait être le haut-perchoir du propriétaire originel.
Elle l’invita d’un geste à entrer dans une grande pièce brillamment éclairée.
— Hrunk !
Sherkaner Underhill émergea des oreillers excessivement rembourrés qui constituaient le mobilier. Ils dataient sûrement du premier propriétaire. Unnerby ne pouvait imaginer que la générale ou Underhill puissent choisir pareils ornements.
Underhill traversa malaisément la pièce en trottinant ; son agilité réduite était plus que compensée par son enthousiasme. Tirant sur sa laisse, un gros guidebogue corrigea sa trajectoire et le conduisit patiemment jusqu’à l’entrée.
— Vous avez manqué Rhapsa et Petit-Hrunk de deux jours. Dommage. Ces deux-là ne sont plus les mignons petits faucheux dont vous vous souvenez ; ils ont dix-sept ans, maintenant ! Mais la générale n’approuvait pas l’ambiance d’ici, et elle les a réexpédiés à Princeton.
Derrière lui, Hrunkner vit la générale lancer un regard noir à son époux, mais sans émettre aucun commentaire. Au lieu de quoi elle alla lentement d’une baie à l’autre et ferma les volets sur la Ténèbre. Il y avait à présent un grand nombre de fenêtres dans ce qui était jadis un belvédère à ciel ouvert. Ils s’installèrent. Sherkaner n’en finissait pas de donner des nouvelles des enfants. La générale gardait le silence. Lorsque Sherk se lança dans les toutes dernières aventures de Djirlib et de Brent, elle dit :
— Je suis sûre que le sergent n’est pas vraiment venu pour entendre parler de nos enfants.
— Mais non, je… commença Unnerby.
Puis il remarqua la tension dans l’aspect de la générale et dit :
— Mais je crois que nous avons à nous entretenir de bien d’autres choses, n’est-ce pas ?
Sherk hésita, puis se pencha pour caresser la fourrure qui couvrait la carapace du guidebogue. La volumineuse créature devait peser soixante-dix livres, mais elle avait l’air douce et intelligente. Au bout d’un moment, l’insecte se mit à ronronner.
— Ah, si vous pouviez être aussi facilement contentés que notre Mobiy ! Mais nous avons vraiment à parler de beaucoup de choses.
Il chercha sous une table filigranée – l’objet semblait un original de la dynastie Treppen qui avait survécu à quatre passages dans les profonds de quelque riche famille – et en retira l’un des sacs en plastique que Hrunk avait apportés de South Equatoria. Il le posa sur la table. Il y eut un choc mou et des volutes de poudre de roche se répandirent sur le bois ciré.
— Ça me laisse rêveur, Hrunk ! Votre poudre de roche magique ! Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ? Vous faites un petit détour… et dénichez un secret qui a totalement échappé à tous nos services d’espionnage.
— Pas si vite ! À vous entendre, on croirait que quelqu’un a bâclé son travail.
Certaines personnes risquaient d’être en très mauvaise posture s’il ne rétablissait pas la vérité.
— C’était en dehors des procédures normales, mais Rachner Thract a coopéré avec moi à cent pour cent. Il m’a prêté les deux gardes du corps qui m’ont accompagné jusqu’ici. Plus important encore, ce sont ses agents à High Equatoria qui… vous connaissez l’histoire ?
Quatre des subordonnés de Thract avaient traversé l’altiplano à pieds et avaient rapporté cette poudre de la raffinerie centrale de la Parenté.
Smith hocha la tête.
— Oui. Ne vous inquiétez pas, je revendique ma part de responsabilité là-dedans. Nous avons fini par avoir une confiance excessive en notre supériorité technique.
Sherkaner riait doucement.
— Exactement.
Il fouilla dans la poudre de roche. Ici, l’éclairage puissant et rayonnant dans toutes les couleurs du spectre était bien plus efficace qu’aux douanes de l’aéroport. Mais même sous une lumière adéquate, la poudre ne semblait être rien de plus qu’une poussière schisteuse – de schiste des hautes terres équatoriales, pour les minéralogistes.
— Mais je ne comprends toujours pas comment vous êtes tombé là-dessus… même dans un simple cadre hypothétique.
Unnerby se laissa aller en arrière. En fait, ces oreillers étaient plutôt agréables, comparés aux filets réservés aux passagers de troisième classe.
— Eh bien, vous vous souvenez de cette expédition commune de la Parenté et de l’Accord au centre de l’altiplano ? Il y avait là deux physiciens qui prétendaient y avoir détecté une pesanteur aberrante.
— Oui. Ils croyaient que les puits de mine seraient un bon endroit pour fixer une nouvelle limite inférieure au principe d’équivalence ; au lieu de quoi ils ont trouvé des écarts importants selon le moment de la journée. Ils ont eu, comme vous dites, des réponses aberrantes, et ils se sont toutefois intégralement rétractés après avoir étalonné à nouveau leurs instruments.
— C’est ce qu’on raconte… mais lorsque j’installais la centrale de West Undergate, je suis tombé sur l’un des chercheurs de l’Accord qui avaient participé à l’expédition. Toute physicienne qu’elle est, Triga Deepdug a une solide formation d’ingénieur ; j’ai fini par bien la connaître. Bref, elle prétendait que la méthode expérimentale employée lors de cette première expédition était correcte, et qu’on l’avait évincée des recherches ultérieures… Alors, j’ai commencé à me poser des questions sur cette gigantesque mine à ciel ouvert que la Parenté a commencé à exploiter sur l’altiplano juste un an après l’expédition. Elle est presque au centre du site des expériences de physique… et ils ont été obligés de poser cinq cent milles de rails pour la desservir.
— Ils ont trouvé du cuivre, dit Smith. Un gros filon, et c’est vrai, en plus.
Unnerby lui sourit.
— Évidemment. Il fallait que ce soit au moins aussi spectaculaire. Sinon, vous auriez immédiatement pigé de quoi il en retournait. N’empêche que… cette mine de cuivre est accessoire. Et mon amie physicienne sait de quoi elle parle. Plus j’y réfléchissais, plus je me disais que ce serait intéressant d’aller voir ce qui se passe là-bas.
Il agita une main en direction du sac de poudre.
— Ce que vous voyez là vient de leur troisième niveau de raffinage. Les mineurs de la Parenté ont dû filtrer plusieurs centaines de tonnes de schiste d’Equatoria pour produire ce petit paquet. À mon avis, ils vont le filtrer encore cent fois avant d’obtenir le produit final.
Smith hocha la tête.
— Et je parie qu’il sera conservé dans des chambres fortes plus hermétiques que celles des joyaux sacrés tiefiens.
— C’est sûr. L’équipe de Thract n’a pu s’approcher du produit final.
Hrunkner tapota la poudre rocheuse du bout d’une main.
— J’espère que ceci est suffisant pour vous permettre de prouver que nous avons trouvé quelque chose.
— Oh, que si !
Unnerby fixa Underhill, surpris.
— Vous l’avez depuis à peine quatre heures !
— Vous me connaissez, Hrunk. Je suis peut-être ici en villégiature, mais j’ai mes petites passions personnelles.
— Et un laboratoire pour s’y adonner, sans aucun doute.
— Sous un éclairage approprié, votre farine rocheuse pèse presque un demi pour cent de moins qu’elle ne le devrait. Félicitations, sergent, vous avez découvert l’antigravitation.
— Je…
Triga Deepdug en était sûre, mais jusque-là Unnerby n’y avait pas vraiment cru.
— D’accord, monsieur Analyse Instantanée, comment ça marche ?
— Ça me dépasse !
Sherk en vibrait presque de joie.
— Vous avez découvert quelque chose d’authentiquement nouveau. Franchement, même les…
Il sembla chercher ses mots, puis poursuivit :
— Mais c’est un phénomène subtil. J’ai broyé un échantillon de la poudre pour la rendre encore plus fine… et rien ne remonte à la surface ; impossible de distiller la « fraction antigravitationnelle ». Ce que nous voyons me semble être une sorte d’effet de groupe. Mon laboratoire ici à Calorica n’est pas équipé pour aller plus loin. Demain matin à la première heure, je vais prendre l’aéronef pour Princeton avec ça dans mes bagages. En plus de son poids magique, je n’y ai trouvé qu’une seule chose de bizarre. Ces schistes des hauts plateaux contiennent toujours des forams diamant, mais dans cette poudre, les plus petits forams – les hexènes d’un millionième de pouce – sont enrichis d’un facteur mille. Je veux trouver des traces de champs classiques dans la poussière. Peut-être que ces particules de forams transmettent quelque chose. Peut-être…
Sherkaner Underhill se lança dans une douzaine d’hypothèses et tira les plans de douze douzaines de tests pour extraire la vérité desdites hypothèses. Plus il parlait, plus il semblait rajeunir. Il tremblait toujours, mais toutes ses mains avaient lâché la laisse du guidebogue et sa voix était pleine d’allégresse. C’était ce même enthousiasme qui avait poussé ses étudiants, Unnerby et Victory Smith à créer un monde nouveau. Victory se leva de son perchoir et vint s’asseoir tout près de lui. Elle posa ses bras droits sur ses épaules et le serra dans une courte étreinte vibrante.
Unnerby s’aperçut qu’il souriait à Sherkaner, captivé par ses paroles.
— Vous vous rappelez tous les ennuis que vous avez eus avec l’émission scientifique pour enfants ? Quand vous disiez : « le ciel tout entier sera notre profond » ? Parbleu, Sherk, avec cette substance, plus besoin de fusées ! Nous pourrons hisser de véritables vaisseaux dans l’espace. Nous pourrons enfin connaître l’origine de ces lumières que nous avons vues en pleine Ténèbre ! Peut-être pourrons-nous même découvrir d’autres mondes dans l’espace.
— Oui, mais…, commença Sherkaner.
Sa voix vacilla soudain, comme si les échos de son enthousiasme délirant lui faisaient prendre conscience de tous les problèmes qui s’interposaient entre le rêve et la réalité.
— Mais, euh… nous avons encore à affronter l’Honorée Pedure et la Parenté.
Hrunkner se remémora sa promenade dans la forêt en bas dans le cratère. Et il nous reste encore à apprendre à vivre dans la Ténèbre.
Le poids des ans sembla descendre à nouveau sur Sherkaner. Il tendit une main pour caresser Mobiy et en posa deux autres sur la laisse de l’animal.
— Oui, il y a tellement de problèmes.
Il haussa les épaules comme pour reconnaître son âge et la distance qui le séparait de ses rêves.
— Mais je ne peux rien faire de plus pour sauver le monde avant d’arriver à Princeton. Ce soir, c’est la meilleure occasion que j’aie actuellement de voir comment les foules réagissent à la Ténèbre. Quelles impressions avez-vous conservées de votre Jour Premier de la Ténèbre, Hrunk ?
Loin des sommets de l’espoir, on affrontait à nouveau les limitations de l’espèce.
— J’ai… j’ai eu peur, Sherk. Nous avons abandonné toutes les règles une par une, et j’ai vu ce qui en restait là-bas, cet après-midi. Même… même si nous triomphons de Pedure, je ne sais pas trop ce qui nous restera.
Le sourire habituel trembla sur l’aspect de Sherkaner.
— Ce n’est pas si grave que ça, Hrunk.
Il se releva lentement et Mobiy le guida vers la porte.
— La plupart des gens restés à Calorica sont les descendants stupides de vieilles familles de nantis… il faut s’attendre à un peu de dissipation. Mais il y a quand même quelque chose à apprendre en les observant.
Il fit signe à la générale.
— Chérie, je vais faire un tour au fond du cratère. Il se peut que ces jeunes gens aient deux ou trois intuitions intéressantes.
Smith se leva de ses oreillers et contourna Mobiy pour étreindre légèrement son mari.
— Tu emmènes tes gardes du corps habituels ? Pas de blagues, hein ?
— Évidemment.
Et Hrunkner eut l’impression que la requête de Smith était des plus sérieuses et que, depuis douze ans, Sherkaner et tous les enfants Underhill acceptaient très bien la nécessité d’une protection rapprochée.
Les portes de jade se refermèrent doucement derrière Sherkaner ; Unnerby resta seul avec la générale. Smith retourna sur son perchoir, et le silence se prolongea. Depuis combien d’années avait-il pour la dernière fois parlé à la générale en personne sans qu’elle ait des collaborateurs plein son bureau ? Ils échangeaient constamment du courrier électronique. Unnerby ne faisait pas officiellement partie du personnel de Smith, mais le programme de centrales à fission nucléaire était l’élément civil le plus important de son plan, et ses avis étaient des ordres : Unnerby se déplaçait de ville en ville selon le calendrier fixé par elle, s’efforçait de mener les travaux en respectant ses exigences techniques et les délais imposés… tout en contentant les entrepreneurs privés locaux. Presque tous les jours, Unnerby téléphonait à l’état-major de la générale. Ils se rencontraient plusieurs fois par an lors de réunions de travail.
Depuis les enlèvements… la barrière qui les séparait était devenue la muraille d’une forteresse. Cette barrière existait depuis longtemps et s’était renforcée au fil des années à mesure que grandissaient les enfants ; mais avant la mort de Gokna, ils avaient toujours pu la franchir. C’était une sensation étrange que d’être seul dans une pièce avec la générale.
Le silence se prolongeait. Ils s’observaient tout en feignant de ne pas se voir. L’air était froid et vicié, comme si la pièce était restée longtemps fermée. Hrunkner obligea son regard à se promener sur les tables et les armoires baroques, toutes peintes avec une douzaine de vernis colorés. Presque chaque morceau de bois semblait dater de deux générations. Même les oreillers et leur tissu brodé étaient dans le style surchargé de la Génération 58. On pouvait cependant voir que Sherkaner travaillait vraiment ici. Le perchoir à la droite de Hrunk était un bureau jonché de gadgets et de documents. Il reconnut l’écriture tremblée d’Underhill dans un des titres : « Vidéomancie et stéganographie à haut débit ».
Soudain, la générale brisa ce silence chargé de tension.
— Vous avez bien fait, sergent.
Elle se leva et traversa la pièce pour s’asseoir plus près de lui, sur le perchoir devant le bureau de Sherk.
— Ce que la Parenté avait découvert là nous avait totalement échappé. Et nous serions encore complètement dans l’ignorance si vous ne vous en étiez pas ouvert à Thract.
— Rachner a monté l’opération, madame. Il s’est révélé être un officier de valeur.
— Oui… J’aimerais bien que vous me laissiez suivre un peu cette affaire avec lui.
— D’accord.
Informations fournies dans les cas motivés et tout le reste.
Encore du silence et plus rien à dire. Finalement, Hrunkner désigna d’un geste les oreillers absurdes, dont le plus modeste représentait la valeur de son salaire annuel. À part le bureau de Sherkaner, il n’y avait aucun signe du passage en ce lieu de l’un ou de l’autre de ses amis.
— Vous ne venez pas souvent ici, n’est-ce pas ?
— Non. Sherk voulait voir comment vivent les gens quand la Ténèbre est là… et c’est ici qu’on s’en approche le plus avant d’en faire l’expérience soi-même. En outre, cela semblait l’endroit idéal pour mettre nos plus jeunes enfants à l’abri.
Elle le regarda d’un air provocant.
Comment ne pas en profiter pour relancer la polémique ?
— Oui… eh bien, je suis heureux que vous les ayez renvoyés chez eux à Princeton. Ils… ce sont de braves petits faucheux, madame, mais cet endroit ne leur convient pas. J’ai eu une impression très bizarre là-bas au fond du cratère. Les gens ont peur, comme dans les vieilles histoires de paresseux qui négligent de se préparer et se retrouvent seuls dans la Ténèbre. Ils n’ont pas de but, et maintenant, c’est la Ténèbre.
Smith s’assit un peu plus bas sur son perchoir.
— Nous devons lutter contre des millions d’années d’évolution, dit-elle ; c’est parfois plus difficile que d’affronter la physique nucléaire et l’Honorée Pedure. Mais les gens s’habitueront.
C’est ce qu’aurait dit Sherkaner Underhill, souriant à la ronde et inconscient du malaise autour de lui. Mais Smith parlait plutôt comme un soldat dans une tranchée, qui répétait les assurances du Haut Commandement quant aux faiblesses de l’ennemi. Il se rappela soudain avec quel soin elle avait fermé tous les volets sans exception.
— Vous avez la même impression que moi, n’est-ce pas ?
Il crut un moment qu’elle allait éclater. Mais elle resta muette et impénétrable.
— Vous avez raison, sergent, dit-elle finalement. Comme je l’ai dit, nous allons à l’encontre de nombre de conduites instinctives.
Elle haussa les épaules.
— Pour une raison ou une autre, ça n’inquiète pas du tout Sherkaner. Ou, plutôt, il connaît cette peur et elle le fascine – encore une merveilleuse énigme à résoudre. Chaque jour, il descend au fond du cratère observer les gens. Il se mêle même à la foule, avec ses gardes du corps, son guidebogue et le reste. Il faut le voir pour le croire. Il aurait passé toute la journée en bas si vous n’étiez pas venu lui présenter une autre fascinante énigme.
Unnerby sourit.
— Sherk est comme ça.
Peut-être risquait-il moins avec ce sujet.
— Avez-vous remarqué comme il s’est passionné quand nous avons parlé de ma « poudre de roche magique » ? Il me tarde de voir ce qu’il va en faire. Que se passe-t-il quand on donne un miracle à un faiseur de miracles ?
Smith sembla chercher ses mots.
— Nous trouverons le secret de la poudre de roche, c’est certain. Un jour ou l’autre. Mais… zut, Hrunkner, il faut que vous sachiez quelque chose. Vous connaissez Sherk depuis aussi longtemps que je le connais. Vous avez remarqué que son tremblement s’aggrave ? La vérité est qu’il ne vieillit pas aussi bien que la plupart des gens de notre génération.
— J’ai remarqué qu’il était fragile, mais voyez tous les résultats qui nous parviennent de Princeton ces temps-ci. Il est plus actif que jamais.
— Oui. Indirectement. Au fil des années, il a rassemblé un cercle de plus en plus vaste de petits génies. Il y en a maintenant des centaines, dispersés sur tout le réseau informatique.
— Et tous ces articles signés « Tom Kisscash » ? Je croyais que c’était Sherk et ses étudiants qui jouaient les timides.
— Ça ? Non. C’est… ce sont seulement ses étudiants qui font les timides. Ils jouent sur le réseau, anonymement ; avec eux, l’attribution des mérites relève de la devinette. C’est… de la bêtise, c’est tout.
Bêtise ou pas, ce jeu était étonnamment fécond. Ces dernières années, « Tom Kisscash » avait fourni des intuitions décisives dans presque tous les domaines, de la nucléonique aux normes industrielles en passant par l’informatique.
— On a du mal à le croire. Tout à l’heure, il semblait être celui qu’il était depuis toujours… mentalement, je veux dire. Les idées semblaient lui venir aussi vite que d’habitude.
Une douzaine d’idées insolites à la minute, quand il est lancé. Unnerby sourit intérieurement en revoyant ses souvenirs. Inconstance, ton nom est Underhill.
La générale soupira, et sa voix était douce et distante. On eût dit qu’elle parlait des personnages d’un roman invente de toutes pièces, et non de sa tragédie personnelle.
— Sherk a eu des milliers d’idées délirantes et des centaines d’idées réalisables. Mais… ce n’est plus le cas. Sherkaner n’a rien trouvé de nouveau depuis trois ans. Actuellement, il s’intéresse à la vidéomancie ; le saviez-vous ? Il a toujours son extravagance habituelle, mais…
La voix de Smith se brisa et elle se tut.
Pendant presque quarante ans, Victory Smith et Sherkaner Underhill avaient fait équipe : Underhill produisait une avalanche continue d’idées, Smith sélectionnait les meilleures et les lui renvoyait. Sherk avait une manière plus pittoresque de décrire ce processus, au temps où il croyait que l’intelligence artificielle était l’avenir :
— Je suis le composant générateur d’idées et Victory est le détecteur de conneries ; nous sommes un degré d’intelligence au-dessus de tout ce qui marche sur dix jambages.
Ce couple avait transformé le monde.
Mais maintenant… et si une moitié de l’équipe avait perdu son génie ? Les brillants caprices de Sherk avaient maintenu la générale sur la bonne voie tout autant que l’inverse. Sans Sherk, Victory Smith ne pouvait compter que sur ses seuls atouts personnels : le courage, la force de caractère, la persévérance. Était-ce suffisant ?
Victory resta un moment sans rien dire. Et Hrunkner regretta de ne pouvoir s’approcher d’elle et lui passer les bras autour des épaules… mais les sergents, même les vieux sergents, ne font pas ça avec les généraux.
Les années avaient passé, et le danger s’était précisé. Plus implacablement que tout humain que Pham ait jamais connu, Reynolt ne cessait de chercher. Dans la mesure du possible, il avait évité de manipuler les zombies. Il s’était même arrangé pour que ses propres opérations de surveillance continuent pendant qu’il était hors Veille ; c’était risqué, mais cela empêchait les corrélations évidentes avec son absence. Peine perdue. Reynolt semblait avoir à présent des soupçons concrets. Les programmes d’analyse de Pham indiquaient qu’elle intensifiait ses recherches, qu’elle se rapprochait de son suspect – Pham Nuwen, très vraisemblablement. Il n’y avait pas de recours possible. Qu’importent les risques, il fallait supprimer Anne. La journée portes ouvertes inaugurant le nouveau « bureau » de Tomas Nau donnerait peut-être à Pham les meilleures chances de réussite.
« North Paw » – c’est ainsi que Nau appelait son domaine. La plupart des gens – à commencer par les Qeng Ho qui avaient assuré l’ingénierie – l’appelaient simplement le Lac du Parc. Quiconque était en Veille avait maintenant l’occasion unique de voir le résultat final.
Les derniers visiteurs continuaient d’arriver lorsque Nau apparut sur la véranda de son pavillon en bois. Il portait une veste luisante au pli impeccable et un pantalon vert.
— Gardez les pieds sur terre, mes amis. Ma Qiwi a inventé tout un protocole particulier pour North Paw.
Il souriait, et la foule se mit à rire. Sur Diamant Un, la pesanteur était plus un pressentiment qu’une loi physique. Le « sol » entourant le pavillon était un crampofeutre astucieusement texturé. Tout le monde avait donc les pieds plantés sur le sol, mais il n’y avait qu’un vague consensus sur la notion de verticalité. À ses côtés sur la véranda, Qiwi riait doucement en voyant des centaines de gens debout devant eux sous des inclinaisons variables, comme autant d’ivrognes. Un chaton au pelage noir était lové dans la dentelle de son corsage.
Nau leva les mains à nouveau.
— Chers concitoyens, chers amis. Admirez cet après-midi ce que vous avez édifié, et profitez-en, je vous en prie. Et réfléchissez. Il y a trente-huit ans, nous nous sommes presque anéantis dans la bataille et la trahison. Pour la plupart d’entre vous, cette époque n’est pas si reculée – dix ou douze ans seulement de votre temps de Veille. Vous vous rappelez que j’ai dit ensuite que c’était une époque comparable aux Années Fléaux sur Balacrea. Nous avions détruit la plupart des ressources que nous avions apportées ici, nous avions détruit nos capacités de spationavigation. Pour survivre, avais-je dit, il fallait mettre de côté nos animosités et travailler ensemble malgré nos antécédents différents… Eh bien, mes amis, nous l’avons fait. Nous ne sommes pas à l’abri de tout danger physique ; notre destin avec les Araignées est encore en suspens. Mais regardez autour de vous, et vous verrez à quel point nous nous sommes ressaisis. C’est vous qui avez construit tout ceci à partir de la roche, de la glace et de la neige d’air. North Paw – le Parc du Lac – n’est pas grand, mais c’est une œuvre d’art sublime. Regardez. Vous avez édifié quelque chose qui rivalise avec ce que des civilisations entières peuvent créer de mieux. Je suis fier de vous.
Il enlaça les épaules de Qiwi, forçant le chaton à se réfugier dans le creux de son bras. Il fut un temps où la relation entre Nau et Lisolet était une vilaine rumeur. À présent… Pham voyait des gens sourire sans la moindre gêne en regardant leur couple.
— Vous voyez que c’est plus qu’un parc, plus que la résidence privée d’un Subrécargue. Ce que vous voyez ici est la manifestation de quelque chose de nouveau dans l’univers, une fusion de ce que les Qeng Ho et les Émergents ont de mieux à offrir. Des personnes émergentes Focalisées – Pham remarqua que Nau ne parlait pas encore des esclaves aussi ouvertement qu’il le pourrait – ont élaboré en détail l’agencement de ce parc. Le commerce et les initiatives individuelles Qeng Ho en ont fait une réalité. Et j’ai personnellement appris quelque chose : sur Balacrea, sur Frenk et sur Gaspr, nous autres Subrécargues régnons pour le bien de la communauté, mais nous régnons essentiellement de notre propre chef – et souvent de par la force des lois. Ici, en travaillant avec vous, anciens Qeng Ho, j’aperçois une autre voie. Je sais que le travail effectué sur mon parc représente le remboursement de ces ridicules certificats roses dont vous m’avez si longtemps caché l’existence.
Il leva la main et plusieurs billets s’envolèrent. La foule fut à nouveau secouée de rires.
— Voilà ! Songez à ce que pourra faire la combinaison de l’autorité des Subrécargues et de l’efficacité Qeng Ho une fois que nous aurons achevé notre mission !
Il s’inclina sous les applaudissements enthousiastes. Qiwi passa devant lui pour s’appuyer contre la balustrade de la véranda, et les applaudissements reprirent de plus belle. Le chaton, finalement excédé par le bruit et la bousculade, sauta du bras de Qiwi et s’élança en l’air au-dessus de la foule. Il déploya des ailes souples, ralentit sa trajectoire ascendante puis décrivit une courbe pour revenir tourner autour de sa maîtresse.
— Regardez bien ! dit Qiwi à la foule. Miryaou a effectivement le droit de voler ici. Mais elle a des ailes !
La chatte feignit de fondre sur elle puis s’envola dans la forêt qui entourait la partie arrière du pavillon de Nau.
— Je vous invite maintenant à vous rendre sur le côté de la maison du Subrécargue, où des rafraîchissements vous seront proposés, dit Qiwi.
Certains visiteurs y étaient déjà. Les autres prirent en traînant les pieds les allées circulaires menant aux tables sur tréteaux qui pliaient subtilement vers le bas comme sous le poids de la nourriture posée dessus. Pham avança avec tout le monde, saluant bruyamment quiconque voulait bien parler avec lui. Il était vital d’établir sa présence en cet endroit dans l’esprit d’autant de témoins que possible. Entre-temps, à l’arrière de ses globes oculaires, la vue élaborée par ses minuscules espions construisait l’image tactique du parc et de la forêt.
Les cultures s’affrontaient aux tables du festin, mais l’assommoir de Benny avait désormais imposé son protocole en matière de ravitaillement. En quelques instants, la plupart des invités avaient leurs bulbes et godets pleins et s’étaient à nouveau dispersés dans la nature. Pham s’approcha de Benny par-derrière et lui tapa dans le dos.
— Benny ! La bouffe est de première classe ! Mais je croyais que c’était toi qui fournissais.
Benny s’étrangla et toussa.
— Bien sûr que c’est bon. Et bien sûr que c’est moi qui fournis… et Gonle.
Il désigna du menton l’ex-quartier-maître qui se tenait à côté de lui.
— En réalité, c’est le père de Qiwi qui a mitonné un nouveau truc qu’il avait trouvé dans les bibliothèques. On l’a depuis une demi-année, on le gardait pour cette réception.
Pham se rengorgea.
— J’ai fait ma part de boulot dehors. Il fallait bien quelqu’un pour superviser les forages supplémentaires et les eaux de fonte pour le lac du Subrécargue.
Gonle Fong afficha son sourire mercenaire. Plus que tout autre Qeng Ho – plus que Qiwi elle-même, à un certain égard – Fong acceptait la « vision coopérative » de Tomas Nau. Gonle avait très bien réussi à force de bien se comporter.
— Tout le monde en a profité, dit-elle. Mes fermes bio sont ouvertement autorisées par le Subrécargue, maintenant. Et puis j’ai une véritable automatisation.
— T’as quelque chose de mieux qu’un clavier, maintenant ? lui rappela sournoisement Pham.
— Tu l’as dit ! Et aujourd’hui, c’est moi qui suis responsable du service.
Elle leva la main d’un geste théâtral et un plateau-repas flotta docilement jusqu’à eux. Il pivota sous la main de Fong et oscilla poliment pendant qu’elle prenait un morceau d’algue épicée. Il se dirigea ensuite vers Benny, puis vers Pham. Les espions miniatures de Pham examinèrent le gadget sous tous les angles. Le plateau évoluait grâce à des micro-buses à émission de gaz, et presque sans bruit. Cette simplicité mécanique n’empêchait pas l’objet de se mouvoir avec grâce et intelligence. Benny s’en aperçut lui aussi.
— C’est contrôlé par une personne Focalisée ? demanda-t-il avec un peu de tristesse.
— Euh… oui. Le Subrécargue a estimé que ça en valait la peine, vu l’occasion.
Pham observa les autres plateaux. Ils décrivaient de larges cercles après avoir quitté les tables et choisissaient uniquement les invités qui n’avaient pas été servis. Astucieux. Les esclaves étaient opportunément maintenus dans les coulisses, et les gens pouvaient prétendre ce que Nau avait souvent déclaré – que la Focalisation avait porté la civilisation à un niveau supérieur. Mais Nau a raison ! Merde.
Pham adressa une remarque convenablement truculente à Gonle Fong, histoire de lui montrer que « ce vieux pet de Trinli » était véritablement impressionné, mais décidé à ne pas l’admettre. Il s’éloigna du centre de la foule, apparemment à la recherche de nourriture. Hmm. Ritser Brughel était à présent hors Veille – encore une mesure habile de Tomas Nau. Si beaucoup de gens acceptaient désormais au moins partiellement la « vision » de Nau, Ritser Brughel risquait de troubler même les plus farouches convertis. Or si Brughel était hors Veille, et si Nau et Reynolt retiraient du tableau des rotations un certain nombre de zombies pour les affecter au service manuel… alors Pham avait de meilleures chances qu’il ne l’aurait cru. Mais où est Reynolt ? Cette femme pouvait être étonnamment difficile à retrouver ; elle disparaissait parfois du tableau de surveillance directe de Ritser pendant des Ksec d’affilée. Pham élargit le cercle de ses recherches. Il y avait des millions de minuscules localiseurs dispersés dans tout le parc. Même si ceux qui stabilisaient le lac et contrôlaient l’aération étaient presque tous occupés, il restait néanmoins une puissance de calcul démesurée. Impossible de gérer tous les points de vue et toutes les images. Tandis que son esprit continuait de ratisser le parc, Pham prit vaguement conscience qu’il vacillait sur ses pieds. Ah, nous y sommes ! Ce n’était pas un gros plan, mais là, à l’intérieur de la maison de Nau, il entrevit la chevelure rousse et la peau rosâtre de Reynolt. Comme il s’y attendait, la femme ne participait pas aux festivités. Elle était penchée sur une mini-console émergente, les yeux dissimulés derrière des ATH noirs franchement opaques. Elle avait son air habituel : tendue, intensément préoccupée, comme si elle était sur le point d’avoir quelque intuition meurtrière. Et, autant que je sache, c’est exact.
Quelqu’un lui tapa sur l’épaule, aussi fort qu’il avait tapé Benny dans le dos quelques instants plus tôt.
— Alors, Pham, mon brave, qu’est-ce que t’en penses ?
Pham refoula ses visions intérieures et se tourna vers l’assaillant. Trud Silipan s’était mis en grande tenue pour l’occasion. Son uniforme ne ressemblait à rien de ce que Pham ait jamais vu sauf dans certains spectacles historiques émergents : une soie bleue, avec des franges et des glands, qui imitait en quelque sorte des haillons déchirés et maculés. C’était l’habit des Premiers Suiveurs, lui avait dit Trud un jour. Pham exagéra sa surprise.
— Ce que je pense de quoi ? De ton uniforme ou du paysage ?
— Du paysage, pardi ! Si je suis en uniforme, c’est parce que c’est une date mémorable. T’as entendu le discours du Subrécargue. Profite de l’occase, reste encore un peu. Tu regardes la vue sur le Parc du Lac, et tu me dis ce que tu en penses.
Derrière, la vision interne de Pham montrait Ezr Vinh qui allait droit sur eux. Merde.
— Eh bien…
— Oui, qu’en pensez-vous, soldat Trinli ? dit Vinh.
Il fit encore quelques pas jusqu’à ce qu’il se trouve en face d’eux. Il regarda un instant Pham dans les yeux.
— De tous les Qeng Ho ici présents, c’est toi qui es le plus vieux, qui as le plus voyagé. De nous tous, c’est toi qui dois avoir l’expérience la plus riche. Comment le North Paw du Subrécargue se compare-t-il aux grandioses parcs des Qeng Ho ?
Le double sens des paroles de Vinh échappa à Trud Silipan, mais Pham éprouva un instant de colère froide. Petit con ! Tu fais partie des raisons qui me poussent à tuer Anne Reynolt. La « vraie » biographie de Pham Nuwen que Nau avait montrée au gamin commençait à déteindre sur lui. Depuis au moins un an, il était clair qu’il comprenait ce qui s’était réellement passé à la Brèche de Brisgo. Et qu’il devinait ce que Pham attendait vraiment de la Focalisation. Ses exigences de garanties et de paroles rassurantes étaient devenues de plus en plus précises.
Les localiseurs peignaient le visage d’Ezr en couleurs fausses qui révélaient sa pression sanguine et sa température épidermique. Un zombie mouchard qui verrait ces images pourrait-il deviner que le gamin s’adonnait à une sorte de jeu ? Peut-être. La haine qu’il ressentait pour Nau et Brughel l’emportait encore sur ses sentiments envers Pham Nuwen ; Pham pouvait encore se servir de lui. N’empêche qu’Ezr était une raison de plus pour supprimer Reynolt.
Ces pensées traversèrent rapidement l’esprit de Pham tandis que sa bouche se tordait dans un sourire satisfait.
— Quand tu présentes les choses comme ça, mon petit, tu as tout à fait raison. Il n’y a aucun rapport entre apprendre dans les bouquins et parcourir des années-lumière pour voir les choses de ses propres yeux.
Il se détourna d’eux et son regard suivit le chemin jusqu’au pavillon pour se porter ensuite sur l’embarcadère et le lac au-delà. Affectons de nous plonger dans nos pensées.
Il avait passé des Msec entières à rôder dans cette reconstruction ; il aurait dû lui être facile de jouer correctement son rôle. Mais d’où il était posté, il sentait le vent s’élever lentement des arbres derrière lui – un vent humide, légèrement froid, chargé d’un parfum âcre, promesse murmurante de mille kilomètres de forêts qui s’étiraient derrière lui. Un soleil chaud traversait des nuages clairsemés de haute altitude. Ça aussi, c’était simulé. Aujourd’hui, le vrai soleil ne brillait pas autant qu’un vulgaire satellite. Mais les systèmes d’éclairage incorporés au ciel de diamant pouvaient imiter presque tous les effets visuels. Le seul indice révélateur de la supercherie était les arcs-en-ciel ténus qui chatoyaient dans les lointains…
Le lac lui-même commençait en bas de la colline. C’était le triomphe de Qiwi. L’eau était réelle et avait par endroits trente mètres de profondeur. Le réseau de servos et de localiseurs conçu par Qiwi assurait sa stabilité ; la surface plane et lisse réfléchissait l’image des nuages et du ciel bleu. Le pavillon du Subrécargue surplombait un embarcadère installé au creux d’une anse qui n’en finissait pas de s’évaser. À des kilomètres vers le large – à moins de deux cents mètres, en fait – deux îles rocheuses s’élevaient de la brume et gardaient le rivage opposé.
Le site était un chef-d’œuvre, un vrai miracle.
— C’est un tresartnis, cracha Pham comme s’il s’agissait d’une insulte.
— Un quoi ? dit Silipan en fronçant les sourcils.
— C’est du jargon de paysagiste, dit Ezr. Ça signifie…
— Oh, je sais, dit Silipan. J’ai déjà entendu ce terme : un parc ou un bonsaï poussé à l’extrême.
Il se dressa sur ses ergots.
— Bien sûr qu’il est extrême ; c’est le Subrécargue qui l’a voulu. Regardez ! Un gigantesque parc en microgravité, qui imite à la perfection une surface planétaire. Ça bouscule pas mal de conventions esthétiques – mais savoir quand enfreindre les règles est la marque d’un grand Subrécargue.
Pham haussa les épaules et continua de mastiquer la collation préparée par Gonle Fong. Il se tourna négligemment et examina la forêt. Conformément aux règles de l’art paysager, la crête de la colline coïncidait avec la véritable paroi de la caverne. Les arbres avaient entre dix et vingt mètres de hauteur ; une mousse fraîche et sombre luisait sur leurs troncs élancés. Ali Lin les avait cultivés en couveuse sur des fils de fer à la surface de Diamant Un. Un an plus tôt, ce n’étaient que des pousses de trois centimètres. À présent, grâce aux talents de magicien d’Ali, ces arbres semblaient vieux de plusieurs siècles. Çà et là, le bois mort des générations d’arbres « précédentes » tranchait en gris sur fond bleu et vert. Il y avait des paysagistes qui pouvaient atteindre pareille perfection à partir d’un point de vue unique. Mais les yeux cachés de Pham regardèrent sous tous les angles, d’un bout à l’autre de la forêt. Le parc du Subrécargue atteignait partout ce niveau de perfection. Jusqu’au dernier mètre cube, il était aussi parfait que le plus beau bonsaï de Namqem.
— Alors, dit Silipan, je crois que vous voyez pourquoi j’ai des raisons d’être fier ! Le Subrécargue Nau a fourni la vision, mais c’est mon travail sur l’automatisation des systèmes qui a permis sa mise en application.
Pham perçut la colère qui montait en Vinh. Il pourrait sans aucun doute la contenir, mais un mouchard compétent la capterait quand même. Pham frappa légèrement Ezr sur l’épaule et poussa le rire gras caractéristique du bonhomme Trinli.
— T’as entendu, Ezr ? Trud, tu veux dire que c’est les Focalisés que tu supervises qui ont fait ça ?
« Superviser » était un terme excessif. Silipan était plutôt un gardien, mais le lui rappeler serait une insulte impardonnable.
— Ben oui, les zombies. C’est pas ce que j’ai dit ?
Rita Liao se détacha de la foule autour des tables. Elle portait de quoi manger pour deux.
— Quelqu’un a vu Jau ? C’est tellement grand, ici, qu’on peut perdre quelqu’un.
— Je l’ai pas vu, dit Pham.
— Le tech qui s’occupe des pilotes ? Je crois qu’il est allé de l’autre côté du pavillon.
C’était la voix d’un Émergent dont Pham n’était pas censé savoir le nom. Nau et Qiwi avaient mis au point un chevauchement de Veilles pour cette journée portes ouvertes et il y avait donc des quasi-inconnus dans la foule.
— Et zut. Je devrais aller ricocher au plafond et jeter un coup d’œil.
Mais même dans cette ambiance détendue, Rita Liao demeurait une bonne Suiveuse émergente. Elle garda les pieds fermement plantés sur le crampofeutre tout en pivotant pour examiner la foule.
— Qiwi ! cria-t-elle. Tu as vu mon Jau ?
Qiwi se détacha du groupe entourant Tomas Nau et remonta l’allée en traînant les pieds.
— Oui, dit-elle.
Pham vit Ezr Vinh s’éloigner et se diriger vers un autre groupe.
— Jau ne croyait pas que la jetée soit réelle, expliqua Qiwi, alors je lui ai suggéré d’aller la voir de plus près.
— Elle est réelle ? Le bateau aussi ?
— Bien sûr. Descendez donc. Je vais vous montrer.
Ils descendirent tous les cinq le chemin. Silipan se pavanait dans ses haillons en soie.
— Voyez ce que nous avons accompli ici ! lança-t-il en faisant signe à d’autres visiteurs de suivre leur groupe.
Pham envoya son regard interne en éclaireur ; il examina les rochers autour de la jetée, les buissons qui surplombaient l’eau. Cette végétation balacrienne était d’une beauté sévère qui s’accordait avec la fraîcheur de l’air. L’entrée du tunnel de service était dissimulée dans la falaise derrière les feuillages bleu-vert. C’est peut-être ma meilleure chance. Pham se porta à la hauteur de Qiwi et lui posa des questions dont il espérait qu’elles témoigneraient ultérieurement de sa présence.
— On peut vraiment naviguer avec ?
— Tu vas voir, dit Qiwi en souriant.
Rita Liao affecta un frisson exagéré.
— Brrr. Le froid est tout ce qu’il y a de plus réel. C’est joli, North Paw, mais on pourrait peut-être programmer une ambiance un peu plus tropicale, non ?
— Non, dit Silipan en se précipitant devant le groupe, tel un conférencier. L’environnement est trop réel pour ça. Alin Lin a voulu du réalisme jusqu’au moindre détail.
En présence de Qiwi, il parlait des zombies comme si c’étaient des êtres humains.
Le chemin serpentait en une série d’épingles à cheveux très réalistes qui les conduisirent jusqu’au bas de la muraille rocheuse. La plupart des invités suivaient le groupe, curieux de voir à quoi pouvait vraiment ressembler cet embarcadère.
— La surface de l’eau a l’air terriblement plate, dit quelqu’un.
— Oui, dit Qiwi. Le plus dur, c’est d’avoir des vagues réalistes. Des amis de mon père travaillent là-dessus. Si nous pouvons former la surface de l’eau à échelle réduite, à la fois dans le temps et…
Il y eut des rires de surprise lorsque trois chatons ailés filèrent comme des flèches juste au-dessus de leurs têtes. Ils s’élancèrent au ras de l’eau et prirent brusquement de l’altitude comme des bombardiers en piqué.
— Je parie qu’ils n’ont pas de trucs comme ça dans le vrai North Paw !
— Exact, dit Qiwi en riant. C’était ma rémunération !
Elle leva les yeux vers Pham et lui sourit.
— Tu te rappelles les chatons qu’on avait dans le temp’ des Préparatifs ? Quand j’étais petite…
Elle jeta un regard circulaire comme si elle cherchait un visage dans la foule.
— Quand j’étais petite, on m’en avait donné un comme animal de compagnie.
Il y avait encore en elle la petite fille qui se souvenait d’autres époques. Pham ignora la mélancolie dans sa voix et rétorqua brusquement, plein de condescendance :
— Des chatons volants, ça n’a pas vraiment de signification. Si tu voulais un symbole tout ce qu’il y a de solide, tu aurais fabriqué des cochons volants.
Trud trébucha et faillit perdre l’équilibre.
— Des cochons ? Ah oui, le « noble cochon ailé ».
— Oui, l’esprit de la programmation. Il y a des cochons ailés dans les temp’s les plus chics.
— Ouais, bien sûr…, dit Trud en secouant la tête. Vite, donnez-moi un parapluie !
Des gens riaient derrière lui. Le mythe du cochon volant n’avait jamais pris sur Balacrea.
Qiwi sourit, amusée par la pantomime de Trud.
— Peut-être que nous devrions… Je ne pense pas que je puisse un jour convaincre mes petits minous de ramasser les détritus flottants.
En moins de deux cents secondes, la foule s’était alignée au bord de l’eau. Pham s’éloigna négligemment de Qiwi, Trud et Rita, comme s’il cherchait le meilleur point de vue. En fait, il se rapprochait du rideau de feuillages bleu-vert. Avec un peu de chance, il y aurait une certaine agitation dans quelques instants. Un imbécile allait sûrement tomber à l’eau. Il amorça un dernier balayage de sécurité sur le réseau des localiseurs…
Rita Liao n’était pas bête, mais quand elle vit où était Jau Xin, elle se montra un tantinet imprudente.
— Jau, par le Fléau, qu’est-ce que tu fais sur le…
Elle donna son plateau-repas à quelqu’un derrière elle et se précipita sur l’estacade. Le bateau avait largué ses amarres et s’avançait doucement dans la crique. Comme le chalet et la jetée, il était en bois sombre. Mais ce bois était goudronné près de la ligne de flottaison, vernis et peint sur les plats-bords et sur la proue. Une voile balacrienne était hissée à son unique mât. Jau Xin souriait à la foule depuis son siège au milieu du vaisseau.
— Jau Xin, reviens ! C’est le bateau du Subrécargue. Tu vas…
Rita commença à courir sur la jetée. Elle comprit son erreur et essaya de s’arrêter. Lorsque ses pieds quittèrent le sol, elle avançait à quelques centimètres par seconde seulement. Elle décolla de la jetée en culbutant, gênée et furieuse. Si personne ne la rattrapait, elle survolerait son mari avant de retomber dans le lac quelques centaines de secondes plus tard.
C’est le moment. Les programmes de Pham lui confirmaient que personne dans la foule ne regardait de son côté. Les coups de sonde dans le dispositif de sécurité de Tomas Nau révélèrent qu’aucun mouchard ne s’occupait de lui pour le moment, et il entrevit Reynolt dans le pavillon, encore au travail, penchée sur quelque tâche ingrate. Aveuglant temporairement les localiseurs, il entra sous les feuillages. Il suffirait de modeler légèrement l’enregistrement numérique et la preuve serait faite qu’il était resté ici tout le temps. Il pourrait faire… ce qu’il avait à faire et revenir ici ni vu ni connu. C’était quand même mortellement dangereux, même si les mouchards de Brughel n’étaient pas en alerte. Mais il faut absolument supprimer Reynolt.
Pham escalada à pas de loup la paroi de la falaise, ralenti par le besoin de rester caché derrière les buissons. Même ici, les talents artistiques de Lin étaient manifestes. La falaise aurait pu être en diamant brut, mais Lin avait importé des pierres récupérées dans les caches de minéraux à la surface de l’amas L1. Elles étaient décolorées comme par le suintement rongeur d’un millier d’années. Le rocher était une aquarelle aussi remarquable que tout ce qui avait jamais pu être produit sur le papier ou en numérique. Avant l’expédition vers MarcheArrêt, Ali Lin était un architecte paysagiste de tout premier plan. C’était pour cela que Sammy Park l’avait choisi. Mais dans les années qui avaient suivi la Focalisation, il était devenu quelque chose de plus grandiose – ce qu’un humain pourrait devenir si son esprit était concentré sur un amour unique. Ce que lui et ses compagnons avaient accompli était subtil et profond… et, à défaut d’autre chose, c’était la preuve du pouvoir conféré par la Focalisation à la culture qui la possédait. Il est donc licite de s’en servir.
L’entrée du tunnel était encore à quelques mètres au-dessus de lui. Pham détecta une demi-douzaine de localiseurs qui flottaient là, occupés à imager les contours de la porte.
Une petite fraction de son attention resta concentrée sur la foule massée dans le port. Personne ne regardait dans sa direction. Certains des plus agiles parmi les invités s’étaient portés sur la jetée et avaient formé une chaîne, acrobatique agglomérat d’humanité qui flottait à six ou sept mètres en l’air. Les hommes et les femmes de la chaîne étaient dans une douzaine d’orientations différentes, configuration classique pour pareille opération en microgravité. Elle brisait l’illusion de la verticalité, et certains Émergents détournaient le regard en gémissant. Imaginer la mer comme une étendue plate et en dessous de soi, c’était une chose. La voir soudain comme une falaise ou un plafond liquide avait de quoi vous donner la nausée.
C’est alors qu’au bout de la chaîne une main se tendit et attrapa Rita par la cheville. La chaîne se contracta et la ramena sur la terre ferme. Pham tapota la paume de sa main et l’audio de la scène en contrebas résonna dans son oreille. Jau Xin commençait à être gêné. Il présenta ses excuses à sa femme.
— Mais Qiwi avait dit que je pouvais. En plus, je suis pilote spatial, non ?
— Gestionnaire des pilotes, Jau. Ce n’est pas pareil.
— Presque. Il y a deux ou trois trucs que je sais faire correctement sans me faire aider par un zombie.
Jau se rassit près du mât. Il borda légèrement la voile. Le bateau commença à s’éloigner en contournant la jetée. Il restait à l’horizontale sur l’eau. Peut-être la succion le plaquait-elle à la surface. Mais son sillage s’élevait de cinquante centimètres, se tordant et se nouant comme de l’eau libre sous la tension superficielle. La foule applaudit – même Rita, maintenant – et Jau vira de bord, essayant de regagner l’embarcadère.
Pham se hissa au niveau de l’entrée du tunnel. Ses télécommandes avaient déjà tripoté le panneau d’accès. Dans ce parc, tout était compatible avec les localiseurs, Dieu soit loué ! La porte s’ouvrit silencieusement. Une fois à l’intérieur, il n’eut aucun mal à la refermer derrière lui.
Il lui restait peut-être deux cents secondes.
Il se propulsa rapidement vers le haut de l’étroit tunnel. Ici, pas d’illusion. Ces murs étaient en cristal brut, la matière première de Diamant Un. Pham accéléra. Les cartes qui se déroulaient sous ses yeux montraient ce qu’il avait déjà vu. Tomas Nau voulait que le Parc du Lac soit sa résidence principale ; après cette journée portes ouvertes, les visites des gens de l’extérieur seraient strictement limitées. Nau avait utilisé les dernières excavatrices thermiques encore en état pour forer ces tunnels exigus qui lui donnaient un accès physique direct aux ressources vitales de Hammerfest.
Les minuscules espions de Pham lui indiquaient qu’il n’était qu’à trente mètres de la nouvelle entrée de la clinique de Focalisation. Rien à craindre : Nau et Reynolt étaient à la réception ; tous les techs RMN étaient soit à la réception, soit hors Veille. À la clinique, il aurait tout son temps – le temps de faire un peu de sabotage. Pham se contorsionna cul par-dessus tête et tendit les mains pour se freiner contre les parois.
Un sabotage ? Soyons honnêtes. Il s’agissait d’un meurtre. Non, d’une exécution. Ou d’un combat à mort avec un ennemi. Pham avait eu son content de combats, et pas toujours par missiles interposés. Et ça, c’est pareil. Et si Reynolt n’était plus qu’un automate Focalisé, l’esclave de Nau ? Il fut un temps où elle avait conscience de sa méchanceté. Pham en avait assez appris sur la clique Xevalle pour savoir que sa méchanceté n’était pas seulement l’invention de ceux qui l’avaient détruite. Il fut un temps où Anne Reynolt était comme Ritser Brughel, en plus efficace, sans doute. En apparence, ces deux-là auraient pu être jumeaux : la peau blafarde, les cheveux roux, le regard froid et meurtrier. Pham essaya de saisir cette image, de l’amplifier dans son esprit. Un jour ou l’autre, il renverserait le régime Nau-Brughel. Un jour ou l’autre, Pham investirait la Main invisible et mettrait fin à l’horreur que Brughel y faisait régner. Ce que je fais à Anne Reynolt, c’est exactement la même chose.
Et Pham se rendit compte qu’il flottait devant l’entrée de la clinique, ses doigts prêts à lui ordonner de s’ouvrir. J’ai perdu combien de temps ? Deux secondes seulement, d’après le chronomètre en marge de son champ de vision.
Il tambourina furieusement sur ses doigts. La porte coulissa et il se propulsa dans la salle silencieuse. La clinique était brillamment éclairée, mais la vision derrière ses yeux s’obscurcit brusquement, privée de contenu. Il s’avança prudemment, comme un homme subitement frappé de cécité. Les localiseurs du tunnel et ceux qu’il avait ramenés sur ses vêtements se diffusèrent autour de lui et il recouvra lentement la vue. Il s’approcha rapidement de la console de commande RMN en essayant d’oublier l’absence de vision dans les coins et dans les angles morts. La clinique était le seul endroit où ses espions ne pouvaient survivre à long terme. Lorsque les gros aimants étaient sous tension, ils grillaient l’électronique des localiseurs. Trud avait pris l’habitude de les éliminer à l’aspirateur depuis qu’un granule accéléré par le champ magnétique lui avait transpercé l’oreille.
Mais Pham Nuwen n’avait pas l’intention de mettre les aimants sous tension et ses petits espions resteraient en bonne santé tout le temps qu’il lui faudrait pour tendre son piège. Il traversa la pièce et procéda à un rapide inventaire du matériel. Comme toujours, la clinique était un labyrinthe ordonné d’armoires blafardes. Ici, les communications hertziennes étaient exclues. Des câbles optiques et des liaisons laser à courte portée reliaient l’automatisation aux aimants. Des câbles d’alimentation supraconducteurs serpentaient jusque dans des régions qu’il ne pouvait pas encore voir. Ah ! Ses localiseurs survolèrent l’armoire de commande. Les réglages étaient exactement dans l’état où Trud les avait laissés la dernière fois qu’il s’était trouvé là. Pham passait maintenant de nombreuses Ksec de ses Veilles à la clinique avec Trud. Pham Trinli ne s’était jamais montré ouvertement curieux quant au fonctionnement du matériel de Focalisation, mais Trud aimait se vanter et Pham complétait progressivement ses connaissances.
La Focalisation pouvait assez facilement tuer. Pham flotta au-dessus des bobinages d’alignement. Avec moins de cinquante centimètres de diamètre, l’entrefer du dispositif RMN ne permettait même pas la scanographie du corps entier. Mais ce matériel était exclusivement conçu pour la tête, et la scanographie n’était qu’une partie du processus. C’était sa batterie de modulateurs HF qui le différenciait des imageurs conventionnels. Sous le contrôle des programmes – essentiellement entretenus par Anne Reynolt, nonobstant les prétentions de Trud – les modulateurs pouvaient modifier et stimuler le virus de la Focalisation dans le cerveau de la victime. Leur sécrétion psychoactive pouvait orchestrer la progression du sida mental au millimètre cube près. Même correctement produite, la maladie devait être recentrée toutes les deux ou trois Msec, sinon le zombie basculerait dans la catatonie ou l’hyperactivité. De petites erreurs pouvaient entraîner un dysfonctionnement – un quart environ des travaux de Trud devaient être refaits. Des écarts modérés pouvaient facilement détruire la mémoire. Des écarts importants pouvaient provoquer une attaque massive, et la victime mourrait encore plus vite que Xopi Reung.
Pareil accident cérébral massif attendait Anne Reynolt la prochaine fois qu’elle recentrerait sa propre Focalisation.
Pham avait quitté le Parc du Lac depuis près de cent secondes. Jau Xin emmenait de petits groupes en promenade sur le lac. Quelqu’un était finalement tombé dans l’eau. Parfait. Ça va me donner un peu plus de temps.
Pham retira le capot du pupitre de commande. Il y avait des interfaces avec les supraconducteurs. Ce genre de matériel pouvait tomber en panne, en de rares occasions, et sans prévenir. Il suffisait d’affaiblir la résistance de l’interrupteur, de trafiquer les programmes de gestion afin qu’ils reconnaissent Reynolt la prochaine fois qu’elle utiliserait le matériel pour son propre compte.
Depuis qu’il était entré dans la clinique, les localiseurs actifs qu’il avait apportés s’étaient répandus partout à l’intérieur. Un peu comme une lumière qui se diffuse dans l’obscurité totale et révèle de plus en plus de détails de la pièce. Il avait mis les images au second plan tandis qu’il examinait l’interrupteur à supraconducteurs avec une vision quasi microscopique.
Un mouvement ! Il entrevit une jambe de pantalon qui passait près d’une des vues d’arrière-plan. Quelqu’un se cachait dans l’angle mort derrière le matériel. Pham s’orienta sur les localiseurs et plongea vers l’espace libre au-dessus des armoires.
— Accrochez-vous et ne bougez plus ! dit une voix féminine.
Anne Reynolt émergea entre deux armoires, juste hors de sa portée. Elle braquait sur lui une flèche laser comme s’il s’agissait d’une arme.
Reynolt se cala contre le plafond et agita le dispositif pointeur dans sa direction.
— Reculez jusqu’au mur… déplacez une main après l’autre.
L’espace d’un instant, Pham fut tenté de l’attaquer de front.
Le pointeur était peut-être du bluff, mais même s’il guidait une pièce d’artillerie, quelle importance ? Les jeux étaient faits. Il n’avait d’autre choix que de neutraliser Reynolt par une action violente et soudaine, ici même, avec les localiseurs disséminés partout dans Hammerfest. Et peut-être que non… Pham battit en retraite comme on le lui demandait.
Reynolt sortit de derrière les armoires. Elle bloqua un pied sous un arrêtoir. Le pointeur laser ne trembla pas dans sa main.
— Bon. Monsieur Pham Trinli. C’est agréable de savoir finalement où nous en sommes.
De sa main libre, elle ramena en arrière la mèche qui lui barrait le visage. Ses ATH étaient transparents et il pouvait très bien observer ses yeux. Quelque chose ne cadrait pas. Son visage était aussi pâle et froid que d’ordinaire, mais à la patience et l’indifférence habituelles se superposait une sorte d’arrogance triomphale. Et… il y avait un sourire, mince mais indubitable, sur ses lèvres.
— Vous m’avez tendu un piège, Anne, n’est-ce pas ?
Il ramena sa vision au pavillon de Nau et prit le temps d’examiner ce qu’il avait pris pour Anne Reynolt. C’était un morceau de papier vidéo simplement posé sur un lit. Elle avait aveuglé les yeux qui pouvaient s’approcher d’elle et l’avait trompé avec une grossière simulation.
Elle hocha la tête.
— Oui, mais je ne savais pas que c’était vous. Depuis longtemps, il était évident que quelqu’un manipulait mes systèmes. J’ai d’abord pensé que c’était Ritser ou Kal Omo qui s’amusaient ainsi, avec des arrière-pensées politiques. Vous étiez l’outsider, l’individu qu’on retrouvait trop souvent sur les lieux de l’action. D’abord, vous étiez un vieil imbécile, ensuite un vieux marchand d’esclaves déguisé en vieil imbécile. Je vois maintenant que vous êtes un peu plus que cela, monsieur Trinli. Pensiez-vous vraiment pouvoir éternellement tromper la vigilance des systèmes du Subrécargue ?
— Je…
La vision de Pham sortit du cadre de la pièce et balaya le Parc du Lac. La réception continuait. Tomas Nau lui-même et Qiwi s’étaient joints à Jau Xin sur le petit voilier. Pham effectua un zoom sur le visage de Nau : il ne portait pas d’ATH. Il n’était pas en train de superviser un coup monté. Il n’est pas au courant !
— J’avais très peur de ne plus pouvoir tromper ses systèmes… et vous en particulier.
— J’ai subodoré que ce Monsieur X finirait par me prendre comme cible. Je suis le composant critique.
Elle le quitta brièvement des yeux pour regarder le pupitre de commande au capot ouvert.
— Vous saviez que j’allais revenir dans les Msec suivantes, n’est-ce pas ?
— Oui, dit-il.
Et tu as plus besoin d’être recentrée que je ne le croyais. L’espoir lui revint brutalement. Elle se comportait comme l’héroïne d’une aventure stupide. Elle n’avait pas prévenu son patron de ses intentions. Elle n’avait probablement pas de systèmes de sauvegarde. Et voilà qu’elle flottait devant lui et bavardait ! Faisons-la parler.
— Je me suis dit que je pourrais trafiquer la sensibilité des interrupteurs des supraconducteurs. Quand vous auriez utilisé la machine, elle aurait grimpé à la puissance maxi et…
— Et j’aurais eu un éclatement des capillaires cérébraux. Très primaire, mais mortellement efficace. Mais, dites, vous n’êtes donc pas assez intelligent pour tenter une vraie reprogrammation ?
— Non.
Elle est décentrée, mais jusqu’à quel point ? Essayons la corde sensible.
— En plus, je voulais vous tuer. Vous, Nau et Brughel êtes les seuls véritables monstres ici. À présent, vous êtes la seule que je puisse atteindre.
— Vous êtes cinglé, dit-elle avec un grand sourire.
— Non, c’est vous qui êtes cinglée. Autrefois, vous étiez Subrécargue comme les deux autres. L’ennui, c’est que vous avez perdu. Peut-être que vous l’avez oublié. La clique Xevalle, ça vous dit quelque chose ?
Le sourire arrogant disparut et elle retrouva un instant son indifférence sourcilleuse habituelle. Puis elle se remit à sourire.
— Je n’en souviens très bien. Vous avez raison, j’étais perdante… mais c’était un siècle avant Xevalle, et je me battais contre tous les Subrécargues.
Elle commença à traverser lentement la pièce. Son pointeur ne déviait pas de la poitrine de Pham.
— Les Émergents avaient envahi Frenk. J’étudiais la littérature ancienne à l’université d’Arnham… J’ai acquis d’autres compétences. Nous avons combattu les Émergents pendant quinze ans. Ils avaient la technologie, ils avaient la Focalisation. Au début, nous avions l’avantage du nombre. Nous avons essuyé défaite sur défaite, mais nous leur avons fait payer cher toutes leurs victoires. Vers la fin, nous avions le meilleur armement, mais nous n’étions plus très nombreux. Et nous nous battions encore.
Il y avait de la joie dans son regard. Pham entendait l’histoire de Frenk vue de l’autre camp.
— Vous… vous êtes l’Orc Frenkien !
Le sourire de Reynolt s’élargit et elle s’approcha encore plus près ; abandonnant la position accroupie de l’impesanteur, son corps élancé se redressait.
— Oui, en effet. Les Subrécargues ont sagement décidé de récrire l’Histoire. L’« Orc Frenkien », ça passe mieux pour un monstre que « Anne d’Arnham ». « Arracher les Frenkiens aux griffes d’une sous-espèce mutante », ça passe mieux à la postérité que massacres et Focalisation.
Seigneur ! Mais une partie instinctive de son être se rappelait encore pourquoi il était là. Il ramena ses pieds contre le mur, prêt à bondir.
Reynolt cessa d’avancer. Elle le visa plus bas, aux genoux.
— Retenez-vous, monsieur Trinli. Ce pointeur dirige un programme dans l’unité de commande RMN. Si vous aviez eu un peu plus de temps, vous auriez vu les billes de nickel que j’ai placées dans l’entrefer de l’aimant. C’est une arme improvisée pour l’occasion, mais suffisamment efficace pour vous pulvériser les jambes… et vous n’échapperiez pas à l’interrogatoire.
Pham ramena sa vision à l’intérieur du dispositif RMN. Les billes de nickel étaient effectivement là. Sous une impulsion magnétique appropriée, elles deviendraient des chevrotines à haute vélocité. Mais le programme, s’il résidait dans le boîtier de commande… Des yeux minuscules remontèrent l’interface à supraconducteurs. Pham avait assez de localiseurs pour parler au système via la liaison optique et effacer le programme conçu par Reynolt pour le pointeur. Elle ne sait toujours pas ce que je suis capable de faire avec les localiseurs ! L’espoir se ranima en lui comme une flamme éclatante.
Il tapota les paumes de ses mains pour téléguider les particules intelligentes, escomptant que Reynolt prendrait ce geste pour un signe de nervosité.
— Un interrogatoire ? Vous êtes toujours loyale envers Nau ?
— Évidemment. Comment pourrait-il en être autrement ?
— Mais vous êtes en train de travailler dans son dos.
— Uniquement pour mieux le servir. Si cette affaire s’était révélée être l’œuvre de Ritser Brughel, je voulais rassembler un dossier complet avant d’aller voir mon Subré…
Pham se catapulta du mur. Il entendit le pointeur de Reynolt cliqueter sans effet, puis il la heurta de plein fouet. Ils culbutèrent tous les deux dans les armoires de la RMN. Reynolt se défendit presque sans bruit ; elle lui donna un coup de genou et essaya de le mordre à la gorge. Mais il lui avait plaqué les bras au corps et, lorsqu’ils survolèrent le caisson de l’aimant, il pivota et l’assomma contre la plaque de protection.
Reynolt s’affaissa. Pham se retint à un butoir, prêt à l’assommer à nouveau.
Réfléchissons. La réception à North Paw continuait, l’ambiance était toujours aussi idyllique. Le chronomètre de Pham lui indiquait que 250 secondes s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté le port. Je peux encore arranger ça ! Des modifications étaient indispensables. Le coup que Reynolt avait reçu sur la tête serait visible dans n’importe quelle autopsie… Mais – miracle ! – ses vêtements ne portaient aucune trace de lutte. Il y aurait quand même des changements. Il passa la main dans l’entrefer de l’imageur RMN, en ramena les billes de nickel et les enfouit dans un réceptacle hermétique… Son plan initial pourrait encore se réaliser partiellement. Et si elle avait essayé d’étalonner les circuits de contrôle et qu’elle ait eu un accident…
Pham plaça soigneusement le corps de Reynolt sur la plate-forme. Il la tenait étroitement serrée, attentif au moindre signe de réveil.
Le monstre. L’Orc Frenkien. Bien sûr, Anne Reynolt n’était ni l’un ni l’autre. C’était une femme grande et mince – tout aussi humaine que Pham Nuwen ou n’importe quel lointain descendant des Terriens.
Le sens des légendes sculptées sur les murs de Hammerfest était devenu clair. Des années durant, Anne Reynolt avait lutté contre la Focalisation, tandis que son peuple était repoussé, pas à pas, vers cette dernière redoute dans les montagnes. Anne d’Arnham. Il ne restait plus que le mythe d’un monstre difforme… et les vrais monstres comme Ritser Brughel, les descendants des Frenkiens survivants, les vaincus et les Focalisés.
Mais Anne d’Arnham n’était pas morte. Par contre, son génie avait été Focalisé. Et il représentait maintenant un danger mortel pour Pham et tout ce pour quoi il avait œuvré. Il fallait donc qu’elle meure…
… Trois cents secondes. Réveillons-nous. Pham pianota des instructions. Raté. Il les tapa à nouveau. Une fois qu’il aurait affaibli les connexions des supraconducteurs, ce petit programme suffirait. C’était un simple code d’impulsions à haute fréquence qui transformerait en usines miniatures les cellules perverses implantées dans la tête d’Anne ; elles inonderaient son cerveau de vasoconstricteurs et créeraient des millions de minuscules anévrismes. Ce serait rapide. Ce serait mortel. Et Trud avait prétendu cent fois qu’aucune de leurs opérations n’était physiquement douloureuse…
Le visage d’Anne inconsciente s’était détendu ; elle aurait pu être endormie. Pas de marques, pas de bleus. Même la mince chaîne en argent autour de son cou avait survécu à leur affrontement, bien qu’elle soit sortie de son corsage. Une mémogemme oscillait au bout de la chaîne. Pham ne put y résister. Il passa la main par-dessus l’épaule d’Anne et appuya sur la pierre verdâtre. La pression était suffisante pour alimenter un instant d’imagerie. La gemme devint limpide, et le regard de Pham plongea au bas du versant d’une montagne. Le point de vue semblait être la coupole d’un aéronef blindé. Une demi-douzaine d’autres véhicules similaires s’alignaient au bas de la colline, dragons descendus du ciel pour braquer leurs canons à énergie sur ce qui était déjà des ruines, et sur l’entrée d’une caverne. Devant les canons se tenait une silhouette unique, celle d’une jeune femme rousse. Trud disait que les mémogemmes conservaient des moments de grand bonheur ou de triomphe sublime. C’était peut-être l’avis de l’Émergent qui avait fixé cette scène. La jeune fille dans l’image – manifestement Anne Reynolt – avait perdu. Ce qu’elle gardait dans la caverne derrière elle lui serait enlevé. Et pourtant, elle se tenait droite, les yeux levés vers le point de vue. L’instant d’après, elle allait être bousculée, ou pulvérisée… mais elle ne s’était pas rendue.
Pham lâcha la pierre et fixa un long moment le vide sans rien voir. Puis, lentement, méticuleusement, il tapa une longue séquence d’instructions. La tâche allait être beaucoup plus ardue. Il modifia la posologie des drogues, hésita… quelques secondes… avant d’entrer une intensité. Reynolt perdrait quelques souvenirs récents, les trente ou quarante dernières Msec, si possible. Et ensuite, tu recommenceras à me tourner autour.
Il tapa « exécution ». Les câbles supraconducteurs derrière l’armoire grincèrent et s’écartèrent l’un de l’autre, fournissant des intensités de courant énormes et précises aux aimants RMN. Une seconde passa. La vision interne de Pham cafouilla et se transforma en cécité. Reynolt frissonna dans ses bras, traversée de spasmes. Il la tenait serrée, la tête éloignée des parois de l’armoire.
Les tressautements de Reynolt s’atténuèrent en quelques secondes ; sa respiration se calma et se ralentit. Pham se détacha doucement d’elle. Maintenant, la sortir des aimants. Voilà. Il lui toucha les cheveux et lui dégagea le visage. Il n’avait rien existé de pareil à cette chevelure rousse sur Canberra… mais Anne Reynolt lui rappelait quelqu’un lors d’un certain matin sur Canberra.
Il s’enfuit en aveugle de la pièce, redescendit le tunnel et retourna à la réception sur les bords du lac.
La journée portes ouvertes à North Paw fut le point culminant de la Veille – de toutes les Veilles depuis le début. Il ne se passerait rien d’aussi spectaculaire jusqu’à la fin de l’Exil. Même les Qeng Ho qui avaient permis la création du parc furent stupéfiés de voir qu’on pouvait réaliser tant de choses avec des ressources aussi limitées. Peut-être y avait-il un peu de vrai dans les assertions de Tomas Nau quant à la synergie des systèmes Focalisés et de l’esprit d’initiative Qeng Ho.
La réception se prolongea plusieurs Ksec après les ébats de Jau Xin. Au moins trois personnes se retrouvèrent dans l’eau. Des gouttelettes d’un mètre de diamètre tremblotèrent pendant un moment au-dessus du lac. Le Subrécargue pria ses invités de regagner le pavillon et de laisser l’eau se stabiliser. Les certifs signés par des centaines de personnes sur toute l’année avaient été investis dans la fourniture des mets et boissons, et les imbéciles habituels – dont le très spectaculaire Pham Trinli – se saoulèrent copieusement.
Finalement, les invités quittèrent les lieux plus ou moins en désordre et les portes à flanc de colline se refermèrent derrière eux. Ezr, quant à lui, était sûr que ce serait la dernière fois que la racaille serait invitée chez le Subrécargue, dans son domaine privé. La racaille avait rendu cette réception possible et Qiwi s’était manifestement amusée jusqu’au bout, mais Tomas Nau avait fini par montrer des signes d’énervement. Ce salaud était intelligent. Pour le prix d’un après-midi ennuyeux, le Subrécargue s’était attiré plus de bonnes grâces que jamais. Quelques décennies de tyrannie ne pourraient faire oublier leur héritage aux Qeng Ho… mais Nau avait fait de leur situation une variété ambiguë de non-tyrannie, pour ainsi dire. La Focalisation, c’est l’esclavage. Or Tomas Nau avait promis de libérer les zombies à la fin de l’Exil. Ezr ne devrait pas reprocher aux Qeng Ho d’avoir accepté leur sort. De nombreuses sociétés par ailleurs libérales toléraient l’esclavage à temps partiel. En tout cas, la promesse de Nau est un mensonge.
Le corps inerte d’Anne Reynolt fut découvert quatre Ksec après la fin de la réception. Tout au long du jour suivant, il y eut des rumeurs et des moments de panique : Reynolt était vraiment en coma dépassé, disaient certains, et les informations reçues n’étaient que des mensonges rassurants. D’autres affirmaient que Ritser Brughel n’était pas en cryostase, et qu’il avait tenté de prendre le pouvoir. Ezr avait sa théorie personnelle. Après toutes ces années, Pham Nuwen est finalement passé à l’action.
La journée de travail était commencée depuis vingt Ksec lorsque le soutien zombie des deux équipes de recherche se mit en interblocage – le genre de caprice auquel Reynolt aurait pu remédier en quelques secondes. Phuong et Silipan se colletèrent avec le problème pendant six Ksec avant d’annoncer que les zombies impliqués seraient hors service pour le restant de la journée. Non, ce n’étaient pas des traducteurs, mais Trixia avait travaillé avec l’un d’eux, une espèce de géologue. Ezr essaya de se rendre à Hammerfest.
Il y avait vraiment un garde en faction devant le sas des navettes, un des nervis de Kal Omo.
— T’es pas sur ma liste, mon pote. Hammerfest est interdit d’accès.
— Pour combien de temps ?
— J’en sais rien. T’as qu’à lire les communiqués, vu ?
Ezr se retrouva donc à l’assommoir de Benny, avec une foule d’autres gens. Il s’incrusta à la table de Jau et Rita. Pham y était lui aussi, avec une gueule de bois manifeste.
Jau Xin racontait ses malheurs :
— Reynolt était censée recentrer mes pilotes. Ce n’est pas grand-chose, mais, du coup, tous les exercices ont foiré.
— De quoi tu te plains ? Ton matériel marche encore, non ? Nous, on était en train de faire une analyse des activités spatiales des Araignées… et voilà notre allocation de zombies hors ligne. Hé ! Je m’y connais un peu en chimie et en ingénierie, mais je vois pas comment je peux recycler mes connaissances pour…
— Arrêtez de râler ! gémit furieusement Pham, la tête entre les mains. Avec tout ça, je commence à me poser des questions sur la prétendue « supériorité » des Émergents. Une seule personne se fait buter et la baraque s’écroule comme un château de cartes. Où elle est, la supériorité ?
Normalement, Rita Liao était une personne plutôt douce, mais le regard qu’elle décocha à Pham était chargé de venin.
— Notre supériorité, c’est vous autres Qeng Ho qui l’avez assassinée, au cas où tu l’aurais oublié. Quand nous sommes arrivés ici, nous avions dix fois plus de personnel médical que maintenant, assez pour rendre nos systèmes aussi performants que chez nous.
Silence gêné. Pham lança un regard méchant à Rita, mais renonça à poursuivre la discussion. Au bout d’un moment, il haussa soudain les épaules dans un geste que tout le monde reconnut : Trinli avait perdu la partie, mais ne voulait ni battre en retraite ni s’excuser.
— Hé, Trud ! lança quelqu’un à la table voisine.
Silipan s’était arrêté en bas sur le seuil du bistrot et les regardait. Il portait encore l’uniforme de parade émergent de la veille, mais la soie déchirée arborait de nouvelles taches, et ce n’était pas des macules artistiques.
Le silence s’évapora brusquement ; les gens criaient des questions, invitaient Trud à venir leur parler. Trud monta à travers les lianes jusqu’à la table de Jau Xin. Il n’y avait plus de place ; on bascula donc une table pour ajouter un étage. Ezr pouvait maintenant regarder Silipan dans les yeux, même si son visage était verticalement inversé. Les gens des autres tables se pressèrent autour d’eux et s’ancrèrent au milieu des lianes.
— Alors, quand est-ce que tu vas faire sauter ce blocage, Trud ? J’ai des zombies de réserve, et qui attendent des réponses.
— Au fait, pourquoi t’es ici quand…
— Y a des limites à ce qu’on peut faire avec le matériel brut, et puis…
— Dieu Tout-Puissant du Négoce, laissez-le répondre ! tonna Pham, agacé.
C’était une volte-face typique de Trinli, grosse pièce certes truculente, mais qui se braquait toujours dans la direction qui donnerait de lui une image favorable. Ezr remarqua qu’il avait d’ailleurs fait taire la foule.
Silipan lui adressa un regard reconnaissant. L’insolence du technicien n’était pas de mise aujourd’hui. Il avait des cernes noirs sous les yeux et sa main trembla légèrement lorsqu’il leva le bulbe que Benny avait posé devant lui.
— Comment va-t-elle, Trud ? demanda Jau avec une calme sollicitude. Il paraît… il paraît qu’elle est en coma dépassé.
Trud secoua la tête et se força à sourire.
— Mais non. Reynolt devrait se rétablir complètement, avec peut-être un an d’amnésie rétrograde. La situation va être un peu chaotique tant qu’on ne l’aura pas remise en ligne. Désolé pour le blocage. C’est que je l’aurais bien effacé… – un peu de son assurance habituelle était à nouveau perceptible dans sa voix –, mais j’ai été affecté à quelque chose de plus urgent.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, au juste ?
Benny apparut avec un plat de tentacules de langoustes, sa meilleure entrée. Silipan y plongea avidement sa fourchette et feignit d’ignorer la question. Jamais Trud n’avait eu d’auditoire plus attentif ; les gens retenaient littéralement leur souffle pour entendre son opinion. Ezr voyait que le type s’en rendait compte et qu’il jouissait de cette soudaine importance. Dans le même temps, Trud était presque trop fatigué pour voir clair. Son uniforme puait pour de bon. Sa fourchette oscillait sur sa trajectoire entre le godet et sa bouche. Au bout de quelques instants, il tourna ses yeux rougis vers son interlocuteur.
— Ce qui s’est passé ? On ne sait pas, au juste. Depuis environ un an, Reynolt se laisse aller – elle est toujours Focalisée, bien sûr, mais elle n’est plus très bien centrée. C’était subtil, le genre de détail que seul un pro pourrait remarquer. Ça a failli m’échapper, même à moi. C’était comme si elle était accro à quelque sous-projet… vous savez à quel point les zombies peuvent être obsédés. Seulement voilà, Reynolt fait son étalonnage elle-même, alors je ne pouvais rien faire. Je peux vous dire que ça me gênait drôlement. J’étais sur le point de signaler la chose au Subrécargue, quand…
Trud hésita. Il se rendait compte que sa vantardise risquait d’avoir des conséquences.
— En tout cas, elle était apparemment en train de régler certains des circuits de commande RMN. Peut-être qu’elle savait que son centrage laissait à désirer. J’en sais rien. Elle avait enlevé le capot de sécurité et elle avait lancé un programme de diagnostic. Apparemment, il y avait comme une erreur situationnelle dans le logiciel de commande ; on essaie encore de la reproduire. Toujours est-il qu’elle a pris une impulsion de commande en pleine poire. On a retrouvé un fragment de son cuir chevelu dans l’armoire derrière les commandes, là où elle a eu son spasme. Heureusement, la production de drogue simulée était alpha-retrox. Elle a eu une commotion plus une surdose retrox… Comme j’ai dit, tout ça, c’est réparable. Encore quarante jours, et notre Reynolt adorée sera de retour.
Son rire était forcé.
— Avec quelques souvenirs récents en moins.
— Bien sûr. Les zombies ne sont pas des machines ; impossible de faire des copies de sauvegarde.
Il y eut quelques murmures gênés autour de la table, mais ce fut Rita Liao qui formula l’idée en clair :
— C’est beaucoup trop commode. C’est comme si quelqu’un voulait la mettre hors circuit.
Elle hésita. Au début de la journée, c’était elle qui avait répandu les rumeurs sur Ritser Brughel. Les Émergents en étaient arrivés au stade où ils n’hésitaient plus à mettre leur nez dans ce qui risquait d’être un conflit entre Subrécargues.
— Le Subrécargue Nau a-t-il vérifié le statut hors Veille du Vice-Subrécargue ? demanda Liao.
— Et celui de ses agents ? dit un Qeng Ho derrière Ezr.
Trud reposa brutalement sa fourchette sur la table.
— Qu’est-ce que vous croyez ? couina-t-il. Le Subrécargue examine toutes les possibilités… très soigneusement.
Il inspira un bon coup et sembla se rendre compte que sa célébrité lui coûtait trop cher.
— Vous pouvez être absolument sûrs que le Subrécargue prend cette affaire très au sérieux. Mais écoutez… le flux d’alpha-retrox était une simple surdose, massive mais non localisée, exactement ce à quoi on s’attendrait dans le cas d’un accident. L’amnésie va être lacunaire. Le saboteur présumé était un imbécile. Elle aurait pu mourir, et ça aurait pu passer aussi bien pour un accident.
Personne ne dit mot pendant un moment. Le regard dur de Pham allait d’un visage à l’autre.
Silipan reprit sa fourchette, la reposa. Il contempla son godet presque vide de tentacules de langoustes.
— Seigneur, je suis claqué. Je reprends le service dans vingt – merde, quinze – Ksec.
Rita lui tapota le bras.
— Eh bien, je suis heureuse que tu sois venu pour nous donner les informations exactes.
Murmure d’approbation général.
— C’est Bil et moi qui allons être aux commandes pendant un certain temps. Tout repose sur nous.
Trud scruta les visages l’un après l’autre comme pour chercher du réconfort. Sa voix oscillait entre l’orgueil et l’impuissance.
Ils se rencontrèrent plus tard ce même jour, dans l’espace-tampon sous l’enveloppe externe du temp’. C’était une rencontre prévue bien avant la journée portes ouvertes au Parc du Lac. Une rencontre qu’Ezr attendait dans la crainte et l’impatience, la rencontre où il aborderait franchement la question de la Focalisation avec Pham Nuwen. J’ai mon petit discours, mes petites menaces à faire. Est-ce que ça suffira ?
Ezr passa rapidement devant les bacs de germination de Fong. Les lumières vives et l’odeur des haricots trebyun s’abolirent derrière lui. L’obscurité restante était trop sombre pour des yeux non assistés. Huit ans plus tôt, lors de sa première rencontre avec Nuwen, il y avait un peu de soleil. À présent, le plastique de l’enveloppe était opaque.
Mais Ezr pouvait maintenant voir par d’autres moyens… Il activa le localiseur qui résidait sur sa tempe. Une vision fantomatique se matérialisa. Les couleurs étaient exclusivement des nuances de jaune, comme on pouvait en voir en appuyant fermement le doigt sur le côté de l’œil. Mais cette lumière n’était pas émise par des motifs aléatoires. Ezr avait longtemps et assidûment travaillé les exercices suggérés par Pham. La lumière jaune lui révélait maintenant les parois courbes des membranes du ballon et de l’enveloppe externe. Parfois, la vue était déformée. Parfois, la perspective était produite depuis un point situé sous ses pieds ou derrière sa tête. Mais avec les ordres appropriés et beaucoup de concentration, il voyait là où on ne verrait rien à l’œil nu. Pham voit encore plus clair. Il y avait eu des indices, au fil des années. Nuwen gérait les localiseurs comme son empire personnel.
Pham Nuwen était posté quelque part devant lui, dissimulé par un arceau de renfort, invisible sauf pour des localiseurs situés plus loin et regardant en arrière. Lorsque Ezr parcourut les derniers mètres qui les séparaient, sa vision vacilla lorsque l’autre plaça ses minuscules domestiques dans une nouvelle configuration.
— Vas-y, et sois bref, dit Pham en sortant de sa cachette pour lui faire face.
La pseudo-lumière jaune lui donnait un visage hagard, aux traits tirés. Avait-il conservé le masque de Pham Trinli ? Non, cela ressemblait à la gueule de bois que Pham avait affectée chez Benny, mais avec quelque chose de plus profond derrière.
— Vous… vous m’aviez promis deux mille secondes.
— Ouais, mais la situation a évolué. Au cas où lu ne l’aurais pas remarqué…
— J’ai remarqué des tas de choses. Je crois qu’il est temps que nous en parlions. Nau vous admire sincèrement… vous le savez, n’est-ce pas ?
— Nau ment comme il respire.
— Exact. Mais une grande part des récits qu’il m’a montrés est véridique. Pham, cela fait maintenant plusieurs Veilles que nous travaillons ensemble. J’ai réfléchi à des choses que ma tante et mes grands-oncles disaient sur vous. Je n’en suis plus à l’adoration du héros. Finalement, je me rends compte à quel point vous devez… aimer… la Focalisation. Vous m’avez fait des tas de promesses, mais elles étaient toujours très soigneusement formulées. Vous voulez vaincre Nau et reprendre ce que nous avons perdu… mais, avant toute chose, vous voulez la Focalisation, n’est-ce pas ?
Le silence se prolongea cinq secondes. Il ne peut pas esquiver une question directe. Lorsque Nuwen parla enfin, ce fut d’une voix grinçante :
— La Focalisation ouvre les portes d’une civilisation qui dure… sur toute l’étendue de l’Espace Humain.
— La Focalisation, c’est l’esclavage, Pham, dit doucement Ezr. Vous le savez, évidemment ; et je crois qu’au fond de votre cœur vous en détestez l’idée. Vous avez fait de Zamle Eng votre couverture au deuxième degré. Je crois que c’était pour vous une manière de refouler la tentation.
Pham le regarda sévèrement pendant une seconde. Sa bouche se tordit.
— Tu es un imbécile, Ezr Vinh. Tu as lu les récits de Nau et tu n’as pas encore compris. J’ai déjà été trahi une fois par une Vinh. Cela ne se reproduira pas. Tu crois que je te laisserai vivre si tu t’opposes à moi ?
Pham se rapprocha. La vision d’Ezr s’éteignit brusquement ; tous ses accès localiseurs étaient coupés. Ezr leva les mains, la paume vers le haut.
— Je ne sais pas. Mais je suis un Vinh, je descends directement de Sura, et de vous aussi. Nous sommes une Famille avec des secrets à l’intérieur d’autres secrets ; un jour ou l’autre, j’aurais appris la vérité sur la Brèche de Brisgo. Même enfant, j’ai capté des bribes, des sous-entendus. La Famille ne vous a pas oublié. Il y a même une devise que nous ne révélons jamais aux gens de l’extérieur : « Nous devons tout à Pham Nuwen ; soyez bons envers lui. » Alors, même si vous me tuez, il faut que je vous parle.
Ezr scruta l’obscurité silencieuse ; il ne savait même plus où se trouvait l’autre.
— Et après ce qui s’est passé hier… je crois que vous allez m’écouter. Je crois que je n’ai rien à craindre.
— Après ce qui s’est passé hier ? dit Pham d’une voix irritée et toute proche. Mon petit serpent Vinh, comment pourrais-tu savoir ce qui s’est passé hier ?
Ezr fixa le vide dans la direction de la voix. Il y avait dans la voix de Pham une haine au-delà de la raison. Qu’est-il arrivé à Reynolt ? Tout allait terriblement de travers, mais il ne lui restait que les mots qu’il avait déjà préparés.
— Vous n’avez pas tué Anne. Je crois ce qu’a dit Trud. Il aurait été facile de la tuer, et ç’aurait pu passer pour un accident tout aussi bien. Et je crois donc pouvoir débrouiller le vrai du faux dans les récits que Nau m’a communiqués.
Ezr tendit les deux bras et ses mains retombèrent sur les épaules de Pham. Il fixa intensément l’obscurité, déterminé à recouvrer sa vision.
— Pham ! Toute votre vie, vous avez été poussé par l’inspiration. C’est cela, et votre génie, qui a fait de nous ce que nous sommes. Mais vous vouliez plus que cela. Quoi exactement ? Les histoires Qeng Ho ne sont jamais très explicites là-dessus, mais je le voyais dans les archives de Nau. Vous aviez fait un rêve merveilleux, Pham. La Focalisation pourrait le réaliser… mais à quel prix !
Il y eut un moment de silence, puis un son étrange, presque le cri d’un animal qui souffre. Brusquement, les bras d’Ezr furent repoussés. Deux mains le saisirent à la gorge comme un étau et se refermèrent. Il n’y avait plus en lui qu’une surprise paralysante qui s’émoussait avant la plongée finale dans l’inconscience…
Puis les mains relâchèrent leur pression. Tout autour de lui, des lucioles crépitaient par douzaines et éclataient en lueurs blanches, pop-pop-pop ! Il s’étrangla, abasourdi, essaya de comprendre. Pham faisait sauter les capaciteurs de tous les localiseurs proches ! Les minuscules points lumineux révélaient Pham Nuwen dans un ralenti stroboscopique en blanc sur noir. Il y avait dans ses yeux une étincelle de folie qu’Ezr n’avait jamais vue.
Les lucioles éclataient plus loin, la destruction se répandait autour d’eux. Ezr était terrifié.
— Pham ! cria-t-il d’une voix rauque. Notre camouflage ! Sans les localiseurs…
Les derniers éclairs minuscules montrèrent un sourire difforme sur le visage de l’autre.
— Sans les localiseurs, nous mourons ! Meurs, jeune Vinh. À présent, ça m’est égal.
Ezr l’entendit se retourner et s’éloigner. Il ne restait que l’obscurité et le silence – et une mort certaine dans quelques Ksec. Car Ezr avait beau essayer avec toute son énergie, il ne détectait aucun signe du réseau localiseur.
Qu’est-ce que vous faites quand votre rêve est mort ? Flottant en solitaire dans l’obscurité de sa cabine, Pham réfléchit à cette question avec une sorte de curiosité voire d’indifférence. À la périphérie de sa conscience, il percevait le trou grossier qu’il avait créé dans le réseau des localiseurs. Le réseau était solide. La solution de continuité ne fut pas automatiquement révélée aux mouchards émergents. Mais, faute d’une remise en état soigneuse, la nouvelle de la défaillance finirait par filtrer jusqu’à eux. Pham était vaguement conscient qu’Ezr Vinh tentait désespérément de dissimuler la destruction. Contre toute attente, le gamin n’avait pas aggravé la situation. Mais il n’avait aucune chance de réussir un replâtrage au niveau système. Dans quelques centaines de secondes, tout au plus, Kal Omo alerterait Brughel… et ce serait la fin de la mascarade. Ça n’avait vraiment plus d’importance.
Qu’est-ce que vous faites quand votre rêve est mort ?
Des rêves meurent dans toutes les vies. Tout le monde vieillit. Il y a des promesses au début, quand la vie semble si brillante. Les promesses s’effacent quand les années s’épuisent.
Mais pas le rêve de Pham. Il le caressait depuis trois mille ans de temps objectif dispersés sur cinq cents années-lumière. C’était le rêve d’une Humanité unique, où la justice ne serait pas une lueur vacillante isolée, mais une clarté permanente d’un bout à l’autre de l’Espace Humain. Il rêvait d’une civilisation où les continents ne s’embrasaient jamais et où des monarques de deux sous ne donnaient pas les enfants en otages. Lorsque Sammy l’avait déniché dans le cimetière de Cendrebasse, Pham était mourant, mais pas son rêve. Le rêve n’avait cessé de briller dans son esprit, et de le consumer.
Et il avait trouvé ici l’atout qui pourrait changer le rêve en réalité : la Focalisation, une automatisation assez profonde et assez intelligente pour gérer une civilisation interstellaire. Elle pourrait créer les « esclaves aimants » dont Sura s’était moquée. De l’esclavage, et alors ? Il existait de bien plus grandes injustices que la Focalisation pourrait bannir à jamais.
Peut-être.
Il avait ignoré Egil Manrhi, qui n’était maintenant guère plus qu’un dispositif numériseur. Il avait ignoré Trixia Bonsol et tous les autres, enfermés des années durant dans leurs minuscules cellules. Hier, en revanche, il avait été obligé de se pencher sur Anne Reynolt, qui avait mené un combat solitaire contre la toute-puissance de la Focalisation, qui avait usé sa vie à lui résister. Les détails avaient été une surprenante révélation pour Pham, mais il s’était lui-même aveuglé en croyant que tel n’était pas le prix à payer pour son rêve. Anne était la réplique exacte de Cindi Ducanh.
Et aujourd’hui, Ezr Vinh et son petit discours : « Mais à quel prix ! » Ezr Vinh !
Pham pourrait réaliser son rêve… s’il abandonnait la raison qui le justifiait.
Une fois déjà, une Vinh s’était interposée entre lui et le succès final. Que ce serpent Vinh meure ! Qu’ils meurent tous ! Que je meure !
Pham se replia sur lui-même. Il se rendit soudain compte qu’il pleurait. Sauf par ruse, il n’avait pas pleuré depuis… il ne s’en souvenait plus… peut-être depuis l’époque à l’autre bout de sa vie lorsqu’il était pour la première fois monté à bord du Reprise.
Alors, qu’est-ce que vous faites quand votre rêve meurt ?
Quand votre rêve meurt, vous l’abandonnez.
Et que reste-t-il ensuite ? Longtemps, l’esprit de Pham s’attarda dans le néant. Et puis, une fois de plus, il prit conscience des images qui scintillaient autour de lui, apportées par le réseau des localiseurs : là-bas sur le tas de cailloux, les esclaves Focalisés entassés par centaines dans les alvéoles de Hammerfest. Anne Reynolt endormie dans une cellule aussi exiguë que les autres.
Ils méritaient mieux que le sort qui leur était fait. Ils méritaient mieux que ce que Tomas Nau avait prévu pour eux. Anne méritait mieux.
Il entra dans le réseau, toucha doucement Ezr Vinh et lui fit signe de s’écarter. Il reprit à son compte les éléments rassemblés par le gamin et commença à les étoffer pour élaborer un raccord efficace. Il y avait des détails : les marques de strangulation sur le cou de Vinh, le besoin de dix mille nouveaux localiseurs dans l’espace interstitiel du temp’. Il pouvait les gérer, et, à long terme…
Anne Reynolt finirait par guérir de ce qu’il lui avait fait subir. Ce jour-là, le jeu du chat et de la souris reprendrait, mais, cette fois, il faudrait qu’il la protège, elle et tous les autres esclaves. Ce serait beaucoup plus difficile qu’avant. Mais peut-être qu’avec Ezr Vinh, s’ils travaillaient vraiment en équipe… Les plans se formèrent et se reformèrent dans l’esprit de Pham. Plus question de briser la roue de l’Histoire, mais il prenait un étrange plaisir à faire ce qui lui semblait être totalement juste.
Et, à un moment quelconque avant de s’endormir enfin, il se souvint de Gunnar Larson, de l’aimable moquerie du vieil homme qui conseillait à Pham d’appréhender les limites du monde naturel et de les accepter. Alors, peut-être qu’il avait raison. C’est drôle. Des années durant, il avait passé des nuits sans dormir dans cette cabine, à grincer des dents en tirant des plans et en songeant à ce qu’il pourrait faire avec la Focalisation. À présent qu’il l’avait abandonnée, il y avait encore des plans à tirer, il y avait encore d’effroyables dangers… mais, pour la première fois depuis bien des années, il y avait aussi… la paix.
Cette nuit-là, il rêva de Sura. Et il n’y eut pas de douleur.