LA PUISSANCE DES FORÊTS


Des arbres extraordinaires dominaient la brousse. Leurs troncs minces et annelés se terminaient par de courtes branches en éventail, garnies de larges feuilles, et encore plus haut s’élevaient des pousses raides, de dix coudées de long, pareilles à des glaives géants[83].

Quatre de ces arbres, deux de chaque côté, gardaient comme des sentinelles l’accès de la forêt, pointant vers le ciel pâle leurs glaives menaçants. Les voyageurs passèrent entre eux, à travers les ronces. Un énorme sanglier[84] avec une vilaine tête verruqueuse, armée de défenses courbes, surgit des halliers, grogna d’un ton indigné et disparut …

Dès la première étape dans la forêt, Cavi perdit la baguette où il avait marqué par quarante-neuf coches la durée du voyage, et l’on ne compta plus les jours. L’immensité uniforme des bois se grava à jamais dans le souvenir de Pandion.

Les hommes marchaient en silence. Quand ils essayaient de parler, leurs voix résonnaient fortement sous la voûte de verdure impénétrable. Sur les vastes étendues de la savane d’or ils ne s’étaient jamais sentis aussi infimes, aussi perdus au fond du pays étranger. Les lianes dont l’épaisseur atteignait parfois celle du torse humain, enlaçaient en spirale les troncs d’arbres lisses, s’enchevêtraient plus haut en un vaste filet, retombaient en rideaux et en festons isolés. Leurs branches s’étalaient à une hauteur inaccessible, les fûts s’estompaient dans un crépuscule gris. Des flaques d’eau putride, couverte de moisissure, jalonnaient le chemin ; des ruisselets sombres coulaient sans bruit. Dans les rares clairières, le soleil éblouissait les yeux accoutumés à la pénombre sylvestre ; la densité excessive de la végétation obligeait les voyageurs à contourner certains endroits. Des fougères quatre fois plus grandes qu’un homme déployaient comme des ailes leurs immenses feuilles pennées, d’un vert pâle[85]. La frondaison ciselée des mimosas formait des dessins délicats dans les faisceaux de lumière solaire. Une profusion de fleurs écarlates, orangées, violettes, blanches, émaillaient de leurs tons éclatants la verdure claire des feuilles énormes, larges, longues, étroites, pleines, palmées ou dentelées. Les spirales des pousses s’emmêlaient en un lacis inextricable, d’où sortaient des épines meurtrières, d’un doigt de long. Les clairières s’emplissaient du ramage frénétique des oiseaux, comme si toute la vie de la forêt y était concentrée.

Les hommes consultaient le soleil pour vérifier leur route et rentraient dans l’ombre des bois, où ils s’orientaient d’après la direction des ravines, le cours des ruisseaux, les faisceaux obliques des rayons lumineux qui perçaient le feuillage. Les guides tâchaient de ne pas trop s’approcher des éclaircies, à cause des insectes dangereux — terribles guêpes noires et fourmis — qui y résidaient. De gros lichens, des excroissances grises saillaient sur les troncs d’arbres, une mousse verte revêtait le dos des hautes racines. Ces racines, comprimées verticalement, prolongeaient en biais, tels des contreforts de cinq à six coudées de haut, les arêtes des fûts énormes. Les dix-neuf voyageurs auraient pu tenir dans les creux que formaient leurs intervalles. Elles s’enchevêtraient, ce qui rendait l’avance très pénible, car on devait les enjamber ou les éviter en se faufilant par des couloirs étroits. Les pieds s’enfonçaient dans le mélange de branches pourries, de feuilles mortes et de rameaux secs qui tapissaient le sol d’une couche épaisse. Des colonies de champignons blêmes, à l’odeur cadavéreuse, poussaient par endroits. Seulement là où les arbres étaient moins hauts, les racines n’entravaient pas la marche et les pieds se reposaient sur un doux tapis de mousse. En revanche, il y avait des broussailles épineuses qui forçaient les gens à faire des détours ou à se tailler un passage au travers, perdant des forces et du temps. Des limaces tachetées tombaient des branches sur les épaules nues des voyageurs et les brûlaient de leur bave corrosive. De loin en loin, la silhouette d’un animal remuait dans la pénombre et disparaissait sans bruit, parfois même avant qu’on ait pu en reconnaître l’espèce. La nuit, le silence profond n’était rompu que par le hurlement plaintif d’un carnassier mystérieux ou les cris stridents d’un oiseau inconnu.

Les voyageurs avaient franchi de nombreuses chaînes de collines sans sortir de la forêt. Dans les dépressions, elle était encore plus épaisse ; l’air humide des ravins, qui sentait le moisi, oppressait la poitrine.

Après avoir traversé une vallée où un torrent roulait ses eaux fraîches parmi de grosses pierres, on fit une halte.

Puis commença une longue montée.

On grimpa deux jours de suite. La forêt devenait de plus en plus impénétrable. Plus de clairières où on pût trouver à manger ; de grands arbres renversés barraient plus souvent le passage. Évitant les rideaux épineux de lianes minces et flexibles, les fourrés de buissons et d’arbustes, on se frayait un chemin à quatre pattes, dans les ravines qui sillonnaient les flancs de la montagne.

La terre rude et sèche s’effritait sous les mains et les genoux. Les hommes rampaient dans ce labyrinthe, guidés seulement par les traces des eaux de pluie.

Il faisait toujours plus frais, comme si l’on s’était vraiment aventuré dans une cave humide et profonde.

La nuit était venue, lorsque les voyageurs atteignirent le sommet de la côte, qui semblait être un plateau. Comme il n’y avait plus de ravines pour s’orienter, on décida de bivouaquer à cet endroit. Pas une étoile ne brillait à travers la voûte de verdure. Le vent faisait rage dans les hauteurs. Pandion resta longtemps sans pouvoir s’endormir, prêtant l’oreille à la rumeur de la forêt, qui ressemblait au chant de la mer. Le bruissement, le frôlement et les chocs des branches sous les rafales se confondaient en une puissante harmonie pareille au grondement rythmé du ressac.

L’aube s’attarda sensiblement, un brouillard opaque ternissait la lumière du jour. Enfin, le soleil invisible triompha du crépuscule et découvrit aux yeux des hommes un paysage lugubre.

Des troncs monstrueux, de cent cinquante coudées de haut, à l’écorce lisse, noire ou blanche, s’en allaient dans une brume laiteuse qui dissimulait complètement la ramure. Des mousses et des lichens imbibés d’eau pendaient aux arbres, longues mèches sombres ou barbes chenues qui ondulaient parfois à une hauteur vertigineuse. L’eau clapotait sous les pieds, sortant du réseau spongieux de racines emmêlées d’herbes et de mousses. Des halliers feuillus se dressaient alentour. De grandes fleurs pâles, en forme de boules alvéolées, se balançaient doucement dans le brouillard, au bout de leurs longues tiges.

Les fûts noirs et blancs, de quatre coudées de diamètre, se pressaient en foule, environnés de brume grise, l’écorce suintante. Quelques-uns étaient vêtus d’un épais manteau de mousse humide. Dans cette sinistre forêt, on n’y voyait pas plus foin qu’à une quarantaine de coudées ; on ne pouvait y faire un pas sans se tailler un passage au pied des géants forestiers.

Les entassements de troncs renversés déprimaient les voyageurs qui avaient pourtant subi nombre d’épreuves. Le plus grave, c’est qu’on n’avait plus aucun repère pour s’orienter.

Les Noirs grelottaient dans la brume froide, intimidés par la puissance exceptionnelle de cette forêt ; les Libyens étaient complètement démoralisés. On se serait cru dans le sanctuaire des dieux sylvestres, interdit aux mortels et sans issue.

Cavi fit signe à Pandion ; tous deux, armés de coutelas, se mirent à trancher furieusement les branches mouillées. Les autres se ragaillardirent peu à peu ; ils se relayaient à la tâche, grimpaient par-dessus les entassements de troncs géants, s’empêtraient en cherchant leur chemin parmi les racines monstrueuses et retombaient dans la mer de verdure. Les heures se succédaient ; la brume blanche flottait toujours dans les hauteurs, l’eau continuait à s’égoutter lourdement des arbres, l’air ne se réchauffait pas, et seule la nuance rougeâtre du brouillard fit comprendre aux hommes que le soir venait …

— Aucune issue ? À ces mots, Kidogo s’assit sur une racine en se prenant la tête à deux mains.

Les deux autres guides étaient revenus avant lui avec la même nouvelle.

Une éclaircie étroite s’allongeait sur mille coudées, en travers de la voie taillée par les voyageurs. Derrière eux, c’était la forêt vierge qu’ils avaient franchie en trois jours d’efforts surhumains. En avant, il y avait un bois de bambous, dont les troncs luisants et géniculés s’élevaient à vingt coudées de haut, inclinant mollement leurs cimes vaporeuses. Ils poussaient si dru qu’on ne pouvait pénétrer dans cette herse de tuyaux, droits comme des lances. Une barrière impénétrable arrêtait les hommes. La surface polie des troncs cylindriques était si dure, que les couteaux de bronze s’y émoussaient du premier coup. Pour défoncer cette muraille, il aurait fallu des haches ou des glaives pesants. Impossible de la contourner car elle s’étendait des deux côtés à perte de vue, le long de l’éclaircie.

Exténués par le froid, la disette, la bataille contre la terrible forêt, les gens manquaient d’énergie : les dernières étapes avaient été trop rudes ? Mais ils ne pouvaient se résoudre à rebrousser chemin.

Pour franchir ces bois, il ne suffisait pas de s’en tenir à la direction du Sud-Ouest, de se tailler péniblement un passage dans la végétation puissante — il fallait encore savoir où passer. Seuls, les autochtones auraient pu renseigner les voyageurs, mais on n’en avait pas rencontré. Leur recherche, d’ailleurs, risquait d’aboutir à la mise en broche des étrangers sur les bûchers d’un festin.

« Nous voilà échoués, enfermés ? » cette pensée se lisait sur les dix-neuf visages, exprimée en plis austères, en grimaces de détresse, en masques de morne résignation.

Kidogo, revenu de son premier accès de désespoir, était debout et levait la tête vers les grosses branches étalées à cent coudées au-dessus de l’éclaircie. Pandion qui avait deviné son dessein, s’approcha vivement de lui.

— Pourrait-on y grimper ? demanda le jeune Grec en regardant les troncs absolument lisses, d’une hauteur démesurée.

— Il le faut, quitte à perdre une journée, répondit Kidogo, soucieux. Qu’on aille en arrière ou en avant, on ne peut plus marcher au hasard, car il n’y a plus rien à manger.

— De cet arbre-là, on verra loin. Pandion montra un colosse sylvestre, à l’écorce blanche, qui s’avançait dans la clairière ; ses branches torses dessinaient une étoile sur le ciel.

Kidogo secoua la tête :

— Non, les arbres à écorce blanche ne conviennent pas plus que ceux à écorce noire[86]. Leur bois est dur comme le fer, on n’y planterait pas un couteau, sans parler de coins en bois. Si nous trouvons un arbre à écorce rouge et à grandes feuilles[87], nous monterons dessus.

Les gens partirent à la recherche de l’arbre, le long de l’éclaircie. On ne tarda pas à en découvrir un. Il était moins haut que les géants de fer, mais poussait près des bambous et les dominait d’une cinquantaine de coudées au moins. Les voyageurs coupèrent difficilement deux gros bambous et les partagèrent en éclats d’une coudée de long, qu’on effila à un bout. Kidogo et Mpafou les enfoncèrent l’un au-dessus de l’autre, à l’aide d’une lourde branche, dans le bois de l’arbre et finirent par atteindre une liane enroulée en spirale autour du tronc. Alors Kidogo et son compagnon, ceints de lianes minces, grimpèrent à une hauteur vertigineuse, en s’arc-boutant des pieds contre le fût et rejetant le corps en arrière. Bientôt leurs silhouettes devinrent toutes menues sur le fond des nuages plombés. Pandion les envia soudain. Eux, ils apercevaient le monde tandis que lui restait là, dans l’ombre, tel un de ces vers rouge et bleu qui gîtaient dans les ravines.

Animé d’une impulsion subite, le jeune Grec empoigna les piquets de bambou plantés dans l’arbre. Sans tenir compte de la mise en garde de l’Étrusque, il monta lestement à l’arbre, saisit la liane, coupa l’extrémité mince d’une autre plante grimpante et fit comme Kidogo. Ce n’était guère facile : la liane rude lui meurtrissait le dos. Dès qu’il diminuait la pression, ses pieds glissaient, il s’écorchait les genoux contre l’écorce. C’est à grand-peine qu’il parvint à mi-hauteur du tronc. Les cimes pennées des bambous se balançaient au-dessus de lui en un fouillis jaunissant, mais les énormes branches étaient encore loin. Kidogo l’appela d’en haut, une liane solide, pliée en boucle, effleura l’épaule de Pandion. Il la passa sous les bras, et la liane remontée avec précaution fut pour le jeune Grec un excellent soutien. Joyeux malgré sa fatigue et ses jambes égratignées, il atteignit bientôt les grosses branches inférieures, où Kidogo et son camarade étaient confortablement installés dans une fourche.

Pandion regarda en avant, d’une hauteur de quatre-vingts coudées ; un large horizon se découvrit à ses yeux, pour la première fois depuis de nombreux jours. La brousse des bambous encadrait la forêt sur un plateau élevé. Cette ceinture s’allongeait à perte de vue, mais n’avait pas plus de quatre à cinq mille coudées de large. Derrière elle, s’érigeait une chaîne de rochers noirs, pas très hauts, qui inclinaient vers l’Ouest leurs redents espacés. Au-delà, le terrain redescendait peu à peu. Des mamelons innombrables, couverts d’une épaisse forêt, ballonnaient, tels des nuages verts, coupés par des vallons remplis de brume floconneuse. Ils recelaient des journées et des journées de marche exténuante, presque sans nourriture et sans soleil, car c’était là l’itinéraire des voyageurs. Mais on n’apercevait pas une éclaircie dans ce massif continu de verdure, que survolaient lentement de larges nuées de brouillard : ni clairière, ni vallée dégagée. Les hommes n’auraient sans doute pas la force de percer à travers l’étendue visible actuellement. Et si plus loin, derrière l’horizon flou, c’était la même chose, la mort serait certaine.

Kidogo se détourna du vaste paysage et croisa le regard de Pandion. Le jeune homme lut dans les yeux de son ami une anxiété mêlée de lassitude : le bel entrain du Noir avait disparu, l’amertume crispait son visage.

— Regardons en arrière, dit Kidogo d’une voix morne. Il se redressa soudain et s’engagea sur une branche horizontale qui surplombait les bambous.

Pandion retint un cri de frayeur, mais l’autre marchait comme si de rien n’était, en oscillant légèrement à cette hauteur formidable, vers l’extrémité de la branche où les grandes feuilles ovales tremblaient sous ses pas. La branche ploya. Pandion se sentit glacé d’épouvante, mais Kidogo s’était déjà assis à califourchon, les jambes dans le vide, les mains appuyées aux rameaux, et scrutait l’espace au-delà du coin droit de l’éclaircie. Le jeune Grec n’osa pas le suivre. Lui et Mpafou attendaient les nouvelles, le souffle en suspens. A terre, les seize autres voyageurs, que l’on distinguait à peine, observaient ce qui se passait sur l’arbre.

Après s’être longuement balancé au bout de la branche souple, Kidogo revint sans un mot vers le tronc.

— C’est malheureux de ne pas connaître le chemin, dit-il d’un ton désolé. Nous aurions pu venir jusqu’ici avec beaucoup moins de peine … Par là — il indiqua le Nord-Ouest — la savane est toute proche. Il aurait fallu prendre plus à droite, sans pénétrer dans la forêt … Retournons dans la savane. Peut-être y trouverons-nous quelqu’un : la lisière est toujours plus peuplée que la savane ou que la forêt elle-même.

La descente de l’arbre s’avéra bien plus périlleuse que la montée. Sans l’aide de ses amis, Pandion ne serait jamais redescendu si vite, ou plus exactement, il aurait fait une chute mortelle. Dès qu’il toucha le sol, ses jambes affaiblies par la tension nerveuse fléchirent, et il s’étala dans l’herbe sous les rires de ses camarades. Kidogo raconta ce qu’il avait observé et proposa de s’écarter à angle droit de l’itinéraire prévu. À l’étonnement de Pandion, personne ne protesta, bien que tous fussent conscients de leur défaite dans la bataille contre la forêt et de la possibilité d’un très long retard. Même Cavi, l’Étrusque obstiné, se taisait, comprenant sans doute à quel point les gens étaient épuisés par la pénible lutte qui, de plus, s’était révélée inutile.

Pandion se rappelait les paroles de Kidogo au début du voyage et savait que le chemin en bordure des forêts était long et dangereux. Sur les cours d’eau et à la lisière des bois, habitaient des tribus féroces qui auraient vite fait d’anéantir dix-neuf étrangers …

La savane, où des arbres bas poussaient à intervalles réguliers, comme dans un verger, descendait vers une rivière impétueuse. Sur l’autre rive, s’élevait un amas de rochers, contre lequel le courant avait édifié un rempart de bûches, de branches, de joncs secs et blanchis.

Les anciens esclaves, après avoir passé une palmeraie abattue par les éléphants, s’arrêtèrent sous un arbre touffu[88]. Sa résine aromatique suintait, des loques d’écorce soyeuse, à moitié détachées du tronc et des branches, émettaient sous le vent un bruissement monotone qui berçait les hommes fatigués.

Subitement, Kidogo se releva sur les genoux ; les autres dressèrent l’oreille. Un éléphant gigantesque s’approchait de la rivière. Sa venue pouvait être de mauvais augure. Les hommes surveillaient le pachyderme qui marchait à grandes enjambées et paraissait rouler indolemment dans sa propre peau. Il cheminait en balançant sa trompe avec une insouciance qui démentait la circonspection habituelle de ces animaux. Des voix humaines se firent entendre, mais il ne daigna même pas remuer ses larges oreilles plaquées en arrière. Les voyageurs interdits échangèrent un coup d’œil, se mirent debout et se recouchèrent aussitôt, comme à un commandement : des silhouettes humaines étaient apparues à côté de l’éléphant. Les camarades de Pandion aperçurent un homme allongé sur le cou de la bête et s’appuyant de ses bras croisés à l’énorme nuque. L’éléphant pénétra dans l’eau qui s’était troublée sous ses pattes massives. Les oreilles immenses s’ouvrirent, triplant la dimension de la tête. Les petits yeux bruns fouillaient les profondeurs des flots. L’homme couché sur son échine s’assit et lui donna une tape sonore sur le crâne. Le cri de « héla ? » survola brusquement l’onde. L’animal balança sa trompe, en saisit un gros tronc du rempart amassé par le courant, l’éleva au-dessus de sa tête et le lança au milieu de la rivière. La lourde bûche tomba bruyamment, plongea sous l’eau et ressortit un peu plus tard, en aval. L’éléphant en jeta plusieurs autres, puis s’engagea prudemment au milieu de la rivière et se tourna contre le courant.

Alors les gens qui l’accompagnaient — huit jeunes hommes et jeunes filles noirs — se précipitèrent dans l’eau froide avec des éclats de rire. Ils se cramponnaient les uns aux autres, se faisaient mutuellement boire des tasses ; des rires et des claques sonores sur les corps mouillés se répercutaient au loin. Le conducteur de l’éléphant leur criait quelque chose d’un accent jovial, sans cesser de surveiller la rivière ; de temps en temps, il obligeait sa bête à y jeter de grosses pièces de bois.

Les voyageurs contemplaient la scène d’un œil surpris. L’amitié entre les hommes et l’animal géant semblait un miracle : le monstre gris se tenait là, docile, à trois cents coudées à peine de leur bivouac. Comment se faisait-il que l’éléphant qui n’avait pas son pareil pour la grandeur et la force et qui régnait en maître absolu dans la savane et la forêt, s’était incliné devant l’homme, si frêle, si insignifiant en comparaison de ce colosse qui mesurait six coudées du sol à l’encolure ? Qu’était-ce que ces gens qui avaient asservi les titans de l’Afrique ?

Cavi, les yeux brillants, poussa du coude Kidogo. Le Noir s’arracha à sa contemplation des ébats joyeux et chuchota à l’oreille de l’Étrusque :

— J’ai entendu dire, dans mon enfance, qu’il y avait quelque part, à la limite des bois et des savanes, des hommes surnommés les maîtres d’éléphants. Je vois que ce n’est pas un conte. Voici un éléphant qui protège les baigneurs contre les crocodiles … Il paraît que ces gens sont d’une tribu apparentée à la nôtre et que nos langues se ressemblent …

— Tu veux les aborder ? s’informa pensivement l’Étrusque, sans quitter des yeux l’homme assis sur l’éléphant.

— J’hésite … fit Kidogo. Si ma langue est la leur, ils nous comprendront et nous indiqueront le chemin. Mais s’ils parlent une autre langue, malheur ? Ils nous égorgeront comme des poulets.

— Ils mangent la chair humaine ? questionna de nouveau Cavi après un silence.

— On prétend que non. Ce peuple est riche et puissant, répondit le Noir en mâchonnant nerveusement un brin d’herbe.

— J’essayerai de reconnaître leur langue sur-le-champ, sans entrer dans le village, dit l’Étrusque. Il n’y a ici que des jeunes gens désarmés, et à supposer que le conducteur de l’éléphant nous attaque, nous nous cacherions dans l’herbe et les broussailles. Tandis qu’au village, si nous ne nous entendons pas avec eux, nous serons tous massacrés …

Ce conseil dissipa les doutes de Kidogo. Il se redressa de toute sa haute taille et s’en fut lentement vers la rivière. Un cri du conducteur de l’éléphant mit fin aux espiègleries des baigneurs, qui s’immobilisèrent, dans l’eau jusqu’à mi-corps, les yeux fixés sur la rive.

L’animal se tourna, menaçant, vers Kidogo, sa trompe se releva au-dessus des longues défenses blanches, ses oreilles se rouvrirent comme de larges ailes pendantes. Son cavalier observait l’arrivant ; de sa main droite, il brandissait un coutelas terminé en crochet.

Kidogo s’approcha de l’eau sans mot dire, posa sa lance à terre, mit le pied dessus et montra ses mains vides.

— Salut, ami, dit-il en articulant avec soin. Je suis ici avec des camarades. Nous sommes de réfugiés solitaires qui retournent au pays natal, et nous voudrions demander aide à ta tribu …

L’indigène se taisait. Les voyageurs tapis sous l’arbre attendaient, le cœur défaillant, pour savoir s’il comprenait le langage de Kidogo. Leur sort à tous en dépendait.

L’homme abaissa son coutelas. L’éléphant fit un pas dans l’eau qui gargouillait autour de ses pieds, et laissa pendre sa trompe. Soudain, l’indigène parla ; un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de Pandion, et Kidogo tressaillit de joie. Le dialecte du cornac se distinguait de la langue mélodieuse de Kidogo par des intonations dures et des sons sifflants, mais Pandion même y avait reconnu des mots familiers.

— D’où es-tu, étranger ? La question, lancée du haut de l’éléphant, avait un accent altier. Où sont tes camarades ?

Kidogo expliqua qu’ils avaient été captifs au Kemit et qu’ils s’en revenaient chez eux, au bord de la mer. Il appela du geste ses compagnons qui s’alignèrent tous sur la rive, amaigris, la mine sombre.

— Kemit … épela l’indigène. Qu’est-ce que ce pays, où se trouve-t-il ?

Kidogo décrivit le puissant empire du Nord-Est, situé le long d’un fleuve immense, et l’homme hocha la tête d’un air satisfait.

— J’en ai entendu parler, c’est au bout du monde. Comment avez-vous réussi à venir de là ? s’informa-t-il, incrédule.

— C’est une longue histoire, déclara Kidogo d’une voix lasse. Regarde-les. Il désigna Cavi, Pandion et les Libyens. As-tu jamais vu des hommes pareils ?

L’indigène les dévisageait curieusement. La méfiance qui se lisait dans son regard disparut peu à peu, il tapa sur la nuque de l’éléphant :

— Je suis jeune et ne puis rien décider sans les anciens. Passez sur notre rive pendant que l’éléphant est dans l’eau, et attendez. Que faut-il dire aux chefs de votre part ?

— Que des voyageurs fatigués demandent la permission de se reposer au village et de connaître le chemin de la mer. C’est tout ce que nous voulons, dit nettement Kidogo.

— Quelle aventure ? conclut l’indigène intéressé, puis il se tourna vers ses compatriotes : Prenez les devants ? leur cria-t-il, je vous rattraperai.

Les jeunes gens qui avaient considéré en silence les étrangers, obéirent aussitôt, en jetant des coups d’œil en arrière et causant avec animation. Le conducteur de l’éléphant plaça sa bête en travers du courant. Les voyageurs traversèrent à gué, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Alors l’homme pressa sa monture et disparut parmi les arbres à la suite des baigneurs. Les anciens esclaves s’assirent sur les rochers, dans une attente fébrile. Les Libyens étaient particulièrement anxieux, mais Kidogo assurait que les indigènes ne leur feraient aucun mal.

Quatre éléphants parurent bientôt dans la savane. Ils avaient sur le dos des plates-formes en branches tressées, dont chacune portait six guerriers armés d’arcs et de javelots très larges. C’est sous cette escorte que les voyageurs atteignirent le village, situé tout près du lieu de leur rencontre, sur une boucle de la rivière, à quatre mille coudées en direction du Sud-Est.

Trois centaines de huttes noyées dans la verdure se dressaient sur le terrain montueux.

À gauche, il y avait un bois clairsemé ; à droite et un peu à l’écart, s’élevait une haute palissade de pieux étayés par des jambes de force. Un fossé profond l’entourait, doublé d’un parapet de rondins pointus. Pandion s’étonna des dimensions de l’ouvrage, et Kidogo émit l’hypothèse que c’était le parc aux éléphants.

Comme jadis, dans l’Est, les étrangers se présentèrent aux chefs et doyens d’un immense village, racontant l’épopée des esclaves insurgés, à laquelle s’était ajouté l’exploit de la grande marche à travers des contrées inconnues. Les chefs assaillaient de questions les voyageurs, examinaient leurs armes et le cartouche du Pharaon marqué sur leurs dos, interrogeaient Pandion et Cavi sur leurs pays situés au nord d’une mer lointaine. Le jeune Grec fut surpris par la largeur d’horizon de ces hommes qui avaient entendu parler de la Nubie et de beaucoup d’autres régions de l’Afrique.

Kidogo exultait : les maîtres d’éléphants allaient leur montrer le chemin du sol natal, et les exilés ne tarderaient pas à y parvenir, en suivant la bonne voie.

Une brève consultation des doyens décida de leur sort : ils furent autorisés à rester quelques jours au village, logés et nourris selon la loi sacrée de l’hospitalité.

On les installa dans une grande hutte à la limite du village, où ils pouvaient se reposer à l’aise. Mais ce que les réconfortait le mieux, c’était la perspective de voir finie prochainement leur pérégrination.

Pandion, Kidogo et Cavi flânaient dans le village, étudiant la vie de ce peuple qui leur en imposait par son pouvoir sur les animaux gigantesques. Le jeune Grec admirait les longues barrières en défenses d’éléphant[89] pour attacher le bétail. Il y voyait un dédain affecté à l’égard des redoutables monstres. Combien d’ivoire possédaient donc ces gens-là, pour gaspiller de la sorte cette matière précieuse ? Lorsqu’il s’en informa auprès d’un indigène, celui-ci lui conseilla gravement de demander aux chefs la permission de visiter le magasin au centre du village.

— Il y a un tas de défenses gros comme ça ? L’homme montra l’intervalle de deux huttes, long de cent cinquante Coudées, et leva ensuite son bâton au-dessus de la tête, pour indiquer la hauteur du stock.

— Comment faites-vous pour commander aux éléphants ? s’informa Pandion, intéressé.

Son interlocuteur fronça les sourcils et lui jeta un regard soupçonneux.

— C’est un secret que les étrangers ne doivent pas connaître, répondit-il lentement. Adresse-toi aux chefs, si tu veux. Ceux qui portent au cou une chaîne d’or avec une pierre rouge, sont les grands dompteurs …

Pandion se souvint qu’il était interdit de s’approcher de la palissade de pieux et se tut, regrettant son indiscrétion. A ce moment, Kidogo l’appela sous un auvent de joncs, où plusieurs hommes travaillaient. C’était un atelier de poterie, où les artisans façonnaient des jarres pour le grain et la bière.

Kidogo n’y put tenir. Prenant un morceau de glaise humide et bien pétrie, il s’accroupit, réfléchit, les yeux au plafond, et commença à modeler de ses grandes mains adroites, impatientes de revenir à leur occupation préférée. Pandion l’observait ; les potiers échangeaient des quolibets, sans interrompre leur tâche. Les mains noires rabotaient, lissaient, comprimaient lentement l’argile, ébauchant les contours d’un large dos en carène, des plis de peau retombant des épaules : on voyait apparaître déjà les traits caractéristiques de l’éléphant. Les potiers s’étaient tus et avaient abandonné leur travail pour former cercle autour de Kidogo, qui oubliait tout, absorbé par sa besogne.

Voici les pattes épaisses, solidement plantées sur le sol, la tête dressée, la trompe en avant. Kidogo fit une paire d’oreilles membraneuses, sur une carcasse de baguettes disposées en éventail. Des cris d’admiration s’élevèrent … et le silence se rétablit. L’un des potiers sortit en tapinois de sous l’auvent et disparut.

Le sculpteur noir travaillait les pattes de derrière de l’éléphant, sans remarquer la venue d’un chef, vieillard au cou grêle, au nez fort et crochu et à la barbiche grisonnante. Sur sa poitrine, Pandion vit une pierre rouge suspendue à une chaîne d’or : c’était l’un des grands dompteurs.

Le vieux suivait silencieusement la fin du modelage. Kidogo recula, essuyant ses mains tachées de glaise, tout en examinant avec un sourire critique la statue de l’éléphant, haute d’une coudée. Les potiers clamaient leur approbation. Le vieillard leur imposa silence d’un haussement de ses gros sourcils. Puis il effleura d’un air de connaisseur la glaise humide et fit signe à Kidogo d’approcher.

— Tu es un maître, à ce qu’il paraît, prononça-t-il d’un ton significatif, puisque tu as fait sans peine ce que personne d’entre nous ne peut faire. Dis-moi, saurais-tu façonner ainsi l’image d’un homme ? Et le chef toucha du doigt sa poitrine.

Kidogo secoua la tête. Le vieillard se rembrunit.

— Mais il y a parmi nous un maître meilleur que moi, originaire d’un pays du nord lointain, dit Kidogo. Lui, il pourrait faire ton image. Le Noir montra Pandion.

Le chef réitéra sa question en s’adressant au jeune Grec. Pandion vit les yeux suppliants de son ami et accepta.

— Mais sache, ô chef, dit-il, que dans mon pays on taille les figures dans la pierre tendre ou dans le bois. Or, faute d’outils et de pierre, je ne pourrai que te modeler avec cette argile. Comme ceci … — Pandion passa la tranche de sa main sur sa poitrine. — L’argile séchera bientôt et se fendra, ton image sera détruite au bout de quelques jours …

Le chef sourit.

— Je veux seulement voir ce dont est capable un maître étranger, dit-il. Et que les nôtres en profitent.

— Bon, je vais essayer. Mais tu devras rester assis devant moi, tant que je travaillerai.

— Tiens, pourquoi ? Ne peux-tu pas modeler comme lui ? Le vieillard montra Kidogo.

Pandion hésita, cherchant ses mots. Kidogo intervint :

— J’ai fait un éléphant quelconque. Toi qui es leur dompteur, tu dois pourtant savoir qu’ils ne se ressemblent pas. Seul, celui qui ne les a jamais approchés, les croit tous pareils.

— C’est vrai, reconnut le chef. Je vois leur âme du premier coup d’œil et je puis prédire le comportement de chacun.

— Eh bien, enchaîna Kidogo, pour faire un de ces éléphants il faut que je l’aie sous les yeux. Il en est de même pour mon camarade : il te fera, toi, et non un homme en général, c’est pourquoi il doit te voir pendant le travail.

— J’ai compris, dit le vieillard. Que ton camarade vienne me trouver à l’heure de la sieste, je resterai assis devant lui.

Le dompteur s’éloigna. Les potiers placèrent l’éléphant d’argile sur un banc. Les curieux affluaient sans cesse.

— Pandion, dit Kidogo, notre sort est entre tes mains. Si ta sculpture plaît au chef, les maîtres d’éléphants nous viendront an aide …

Le jeune Grec approuva de la tête, et les deux amis s’en retournèrent à leur hutte, suivis d’une foule d’enfants qui ne quittaient pas d’une semelle ces étranges visiteurs.

— Peux-tu parler ? demanda le chef renversé sur un siège haut et mal commode, tandis que Pandion amoncelait promptement autour d’un montant de bois l’argile apportée par un potier. Cela ne t’empêchera pas de travailler ?

— Non, mais je connais mal votre langue, répliqua Pandion. Je ne comprendrai pas tout et te répondrai en peu de mots.

— Appelle donc ton ami, l’habitant des forêts maritimes ; qu’il nous tienne compagnie. C’est ennuyeux de rester là, comme un singe sans langage ?

Kidogo parut et s’assit, les jambes repliées, entre le chef et Pandion. Avec son aide, ils purent converser assez facilement. Le dompteur d’éléphants questionnait le Grec sur son pays, et Pandion se sentit pénétré de confiance pour ce vieillard sage et expérimenté.

Il lui parla de sa vie, de Thessa, du voyage en Crète, de la servitude au Kemit et de son intention de retourner au pays natal. Tout en causant, il modelait, tandis que Kidogo lui servait d’interprète.

Le jeune homme travaillait avec une inspiration et un zèle extraordinaires. La statue du chef était à ses yeux le poteau indicateur des portes de sa patrie. Les souvenirs stimulaient son impatience, le séjour chez les indigènes lui était de nouveau un supplice.

Le vieillard poussa un soupir et bougea : il devait être fatigué.

— Dis-moi quelque chose dans ta langue, demanda-t-il, soudain.

— To ellenikon elephteron ? lança Pandion d’une voix forte.

Elles résonnaient étrangement ici, au cœur de l’Afrique, ces paroles qu’aimait à répéter son aïeul, en lui racontant la gloire des héros de son peuple.

— Qu’est-ce que c’est ? reprit le chef.

Pandion expliqua que ces paroles résumaient le rêve de tout habitant de son pays : « la Grèce est libre. »

Le vieux demeura pensif. Kidogo fit observer délicatement au sculpteur que son modèle était las et que la séance avait assez duré.

— Oui, c’est assez ? confirma le chef en relevant la tête. Tu reviendras demain. Combien de jours te faut-il encore ?

— Trois ? dit Pandion avec assurance, malgré les signes que lui faisait Kidogo.

— Trois jours, cela peut aller, je patienterai, déclara le vieux en quittant son siège.

Pandion et Kidogo enveloppèrent la glaise d’une étoffe mouillée et la mirent dans le garde-manger sombre, bâti auprès de la maison du chef.

Le lendemain, les deux amis entretinrent le vieillard sur le Kemit, sur sa puissance et ses édifices géants. L’indigène fronçait les sourcils, mais il écoutait avec intérêt. Lorsque Pandion parla de la monotonie du monde étriqué des Égyptiens, le chef s’anima.

— Il est temps que vous connaissiez mon peuple, dit-il gravement. Vous emporterez ces renseignements dans vos pays lointains.

Et il leur apprit que les maîtres d’éléphants profitaient de leur pouvoir pour réaliser de grandes expéditions. Le seul danger qui les menaçait, était la rencontre d’éléphants sauvages, car les bêtes domestiquées risquaient de s’en aller avec leurs congénères des bois. Mais il y avait des moyens pour l’éviter.

À l’est et au sud de leur bourg, disait-il, au-delà des montagnes et des marais, se trouvaient des mers d’eau douce[90]. Elles étaient si vastes, qu’on ne pouvait y naviguer que sur des bateaux spéciaux, et leur traversée prenait plusieurs jours. Ces mers se suivaient en direction du Sud, entourées de monts qui crachaient du feu, de la fumée et des rivières de flamme. Mais derrière elles, s’étendaient d’autres terres, de hauts plateaux à la faune nombreuse ; le véritable confin du monde, le rivage de la mer sans limites, était à l’Est, par-delà une zone de marécages.

Sur les plateaux, se dressaient, pas très loin l’une de l’autre, deux montagnes énormes, d’une blancheur éblouissante[91] dont on ne pouvait imaginer la beauté sans les avoir vues.

Des forêts vierges les ceignaient, peuplées d’hommes sauvages et d’animaux singuliers, d’une race ancienne, qu’on ne saurait décrire. Les maîtres d’éléphants avaient vu des défilés jonchés d’ossements gigantesques, mêlés de dépouilles humaines et de débris d’armes en pierre. Des sangliers de la taille d’un rhinocéros gîtaient dans les taillis proches de la montagne blanche du Nord, et une fois on y avait aperçu une bête pas moins grosse qu’un éléphant et plus lourde, avec deux cornes plantées côte à côte au bout du museau.

Sur les mers d’eau douce, il y avait des villages flottants[92] dont les habitants, invulnérables pour leurs ennemis, n’épargnaient personne.

Pandion demanda au chef jusqu’où allait vers le Sud la terre d’Afrique et si c’était vrai que le soleil y redescendait.

Le sujet enthousiasma le vieillard, il avait dirigé lui-même une grande expédition dans le Sud, alors qu’il n’avait pas quarante ans.

Ils allaient chercher, avec vingt éléphants de choix, l’or et les herbes précieuses des savanes méridionales, qui rendaient leurs forces aux vieillards et aux malades.

Derrière un fleuve[93] qui coulait de l’Ouest à l’Est, où des cataractes formidables grondaient, auréolées d’arc-en-ciel, s’étendait l’immense savane bleue[94]. Aux bords de cette savane, le long de la mer, à l’Est et à l’Ouest, croissaient des arbres puissants, dont les feuilles semblaient faites en métal poli et brillaient au soleil comme des millions de miroirs[95].

La couleur de l’herbe et des feuillages de l’extrême Sud était grisâtre ou bleutée, ce qui donnait aux sites un aspect froid, inaccueillant. En vérité, à mesure qu’on s’avançait vers le Sud, la température baissait. Les pluies qui tombaient là, pendant la saison sèche des régions centrales, semblaient emporter toute la chaleur.

Le vieillard parla à Pandion d’un arbre argenté qu’on rencontrait loin dans le Sud, au fond des gorges de montagne. Haut de trente coudées, il avait une écorce fine, plissée transversalement, une ramure dense, des feuilles brillantes comme l’argent et douces comme le duvet, qui lui prêtaient un charme ensorcelant.

Des monts rocheux et stériles s’érigeaient, tours et murailles mauves cyclopéennes, aux pieds desquelles se blottissaient des arbres tordus, parés de grandes touffes de fleurs écarlates.

Des buissons disgracieux et des arbres rabougris[96] poussaient dans les endroits arides de la savane et sur les éboulis de rochers. Leurs feuilles charnues, à la sève vénéneuse, couronnaient en éventail les branches fourchues, pointées vers le ciel. D’autres avaient des feuilles rougeâtres, recourbées en bas et formant un gros champignon à l’extrémité d’un tronc tors et nu, de quatre coudées de haut.

Près des rivières et à l’orée des bois, on voyait des ruines de constructions en pierres énormes, œuvres d’un peuple sans doute puissant et habile. Mais aujourd’hui personne n’habitait à proximité, sauf les terribles chiens sauvages qui hurlaient à la lune. Des éleveurs nomades et des chasseurs miséreux erraient à travers la savane. Encore plus au Sud, vivaient des peuplades au teint gris clair[97], qui possédaient de nombreux bestiaux, mais le groupe des maîtres d’éléphants n’était pas allé jusqu’à eux.

Pandion et Kidogo buvaient les paroles du chef. L’histoire de la savane australe semblait un conte inséré dans le monde réel, mais l’accent du narrateur était convaincant ; à le voir fixer au loin son regard brillant, Pandion avait l’impression que les scènes vécues défilaient à nouveau devant les yeux du vieillard.

Soudain l’indigène interrompit son récit.

— Tu ne travailles plus, dit-il, railleur. Il me faudra donc rester là des jours et des jours ?

Pandion s’empressa de reprendre sa besogne, mais c’était apparemment inutile : le jeune sculpteur sentait que ce buste était la chose la plus réussie qu’il eût jamais faite. Son talent avait mûri imperceptiblement, graduellement, malgré les épreuves ; l’expérience et les observations amassées en Aiguptos n’avaient pas été vaines.

Au troisième jour, Pandion compara plusieurs fois la figure du chef à son modelage.

— Ça y est ? dit-il avec un profond soupir.

— Tu as terminé ? s’enquit l’indigène, et comme le sculpteur répondait d’un signe de tête affirmatif, il s’approcha de son effigie.

Kidogo contemplait la sculpture d’un air ravi, retenant à grand-peine les louanges.

La glaise monochrome rendait les traits caractéristiques du visage impérieux, intelligent et austère : l’avancée du menton ferme, le front large et fuyant, les lèvres pleines, le gros nez aux narines ouvertes.

Le vieux chef poussa un léger cri, en se tournant vers la case.

Une de ses femmes parut, jeune, coiffée d’une multitude de petites nattes taillées en frange au-dessus du front. Elle présenta au vieillard un miroir circulaire en argent poli, évidemment fabriqué dans le Nord et venu on ne savait comment à l’intérieur de l’Afrique.

L’homme le tendit à bout de bras vers le buste et confronta méticuleusement son image avec l’œuvre de Pandion.

Le Grec et son ami attendaient qu’il se prononçât. Après un long silence, le chef abaissa le miroir et dit à voix basse :

— Grande est la force de l’habileté humaine … Toi, étranger, tu la possèdes mieux que quiconque dans notre pays. Tu m’as fait meilleur que je ne suis, preuve que tu as bonne opinion de moi. Je te le revaudrai. Quelle récompense désires-tu ?

Kidogo poussa du coude Pandion, mais le jeune Grec répondit au sage vieillard en termes qui semblaient émaner du fond du cœur :

— Tu me vois tel que je suis. Je n’ai pour tout bien qu’une lance dont on m’a fait cadeau … Pandion hésita et conclut impétueusement : Je n’ai besoin de rien ici, dans ce pays qui m’est étranger … J’ai une patrie, et c’est là ma plus grande richesse, si loin qu’elle puisse être. Aide-moi à y revenir ?

Le dompteur d’éléphants lui posa la main sur l’épaule d’un geste paternel :

— J’ai encore à te parler, reviens demain avec ton ami. Pour l’instant, réglons notre affaire. Je vais donner l’ordre à nos potiers de sécher l’argile de façon à — ce qu’elle ne se fendille pas. Je tiens maintenant à conserver mon portrait. Ils l’évideront et le couvriront d’une résine spéciale : c’est une tâche à laquelle ils s’entendent. Mais je n’ai pas ces yeux aveugles. Ne pourrais-tu pas y mettre des pierres que je te donnerai ?

Pandion accepta. Le vieillard rappela sa femme, qui vint cette fois avec un coffret tendu de peau de léopard.

Le chef en sortit un sachet volumineux et versa sur sa paume une poignée de pierres ovales, à facettes, d’une limpidité d’eau. Leur scintillement attira l’attention du jeune sculpteur : chacune semblait concentrer l’intensité de la lumière solaire, en restant froide, transparente et pure[98].

— J’ai toujours souhaité d’avoir des yeux pareils, dit le vieillard, pour qu’ils recueillent la clarté de la vie sans changer eux-mêmes. Choisis les plus belles pierres et mets-les en place.

Le jeune homme obéit. Le buste prit un aspect surnaturel. Dans l’argile terne, les pierres lumineuses rayonnaient, imprégnant le visage d’une vie magique. Le contraste qui d’abord avait semblé à Pandion factice, finit par l’impressionner. Plus il regardait, plus il voyait d’harmonie dans l’association des yeux diaphanes et de la glaise sombre de la sculpture.

Le dompteur d’éléphants était enchanté.

— Prends de ces pierres en souvenir, ô maître étranger ? s’écria-t-il en versant dans la main du Grec plusieurs gemmes dont certaines dépassaient les dimensions d’un noyau de prune. Elles proviennent aussi des savanes méridionales, où on les trouve dans les lits des rivières. Rien au monde n’est plus dur ni plus limpide. Tu montreras dans ton pays ces merveilles du Sud, rapportées par les maîtres d’éléphants.

Pandion le remercia et s’en fut en cachant le cadeau dans le sachet qui renfermait la pierre d’Ahmès.

— N’oublie pas de revenir demain ? lui cria le vieillard.

Dans la case, les anciens esclaves discutaient avec animation sur ce qui pouvait résulter du succès du sculpteur. Leur espoir de se remettre en route prochainement allait en croissant. Il paraissait impossible que les indigènes refusent de les laisser partir et de leur indiquer le chemin.

Pandion et Kidogo se présentèrent devant la hutte du chef à l’heure convenue. Le vieillard les appela du geste. Ils s’assirent à ses pieds, en tâchant de dissimuler leur émotion.

Le dompteur d’éléphants demeura quelque temps silencieux, puis il leur dit :

— J’ai tenu conseil avec les autres chefs et nous sommes tombés d’accord. D’ici une demi-lune, après une grande chasse, nous expédions à l’Ouest un gros détachement pour avoir des noix guérisseuses et de l’or. Six éléphants iront à travers la forêt et plus loin, jusqu’aux sources d’une rivière située à sept journées de marche … Donne-moi un bâton ? ordonna le chef à Pandion.

Il dessina sur le sol le rivage d’un golfe qui pénétrait en coin dans la terre, et Kidogo poussa une faible exclamation. Le vieillard traça une ligne sinueuse qui figurait un cours d’eau dédoublé à son extrémité, et marqua d’une croix l’intérieur de la fourche.

— Les éléphants viendront jusque-là, vous les suivrez et franchirez la forêt sans peine. Puis il vous faudra marcher seuls, mais la mer ne sera plus qu’à cinq jours de voyage …

— Père et maître, nous te devons notre salut ? jubila Kidogo. Cette rivière coule dans mon pays et je connais le plateau aurifère … Il bondit sur ses pieds et s’agita devant le chef.

— Je le sais, reprit tranquillement ce dernier avec un sourire narquois. Je connais ton peuple, ton pays, et j’y ai connu dans le temps un chef insigne, du nom de Iorouméfa.

— Iorouméfa ? répéta Kidogo, étouffé par la joie. Mais c’est mon oncle maternel …

— Bon, interrompit le chef. Tu le salueras de ma part. As-tu tout compris ? Et sans attendre la réponse, il conclut : Je veux parler à ton ami. Il se tourna vers le Grec. Je pressens que tu seras un grand homme dans ton pays, si tu réussis à y revenir. Tu y parleras de nous. Les peuples doivent se connaître les uns les autres, au lieu de cheminer dans les ténèbres, à l’aveuglette, comme les animaux dans la savane ou dans la forêt. Les uns excellent à la chasse, d’autres dans les arts, l’extraction des métaux, la navigation … Il serait bon de nous initier mutuellement, de nous transmettre nos connaissances. Alors, le pouvoir des hommes augmenterait rapidement.

— Tu as raison, chef très sage, répondit le jeune sculpteur. Mais pourquoi donc tenez-vous secret le domptage des éléphants ? Pourquoi ne l’enseignez-vous point aux autres tribus, pour qu’elles vivent dans l’abondance après avoir soumis ces terribles géants ? …

— Le domptage n’est un secret que pour les sots, répondit en souriant le vieillard. Tout homme d’esprit aura vite fait de le connaître … Mais, à part le secret, il y a un labeur pénible et dangereux qui exige une patience infinie. L’esprit ne suffit pas, il faut travailler. Il n’est guère de tribus par ici qui possèdent les trois qualités propres à notre peuple : l’intelligence, l’amour du travail et un courage à toute épreuve. Sache, ô étranger, qu’il est impossible d’apprivoiser un éléphant adulte. Nous les capturons tout jeunes. Le dressage dure dix ans. Dix ans de labeur persévérant, pour obtenir que l’animal comprenne les ordres et fasse la besogne voulue.

— Dix ans ? s’écria Pandion, interdit.

— Pas moins, si tu as deviné le caractère de la bête. Mais si tu t’es trompé, tu n’y arriveras pas en quinze ans. Parmi eux, il y a des obstinés et des imbéciles. N’oublie pas non plus que la capture des jeunes est très périlleuse. Nous sommes obligés d’agir seuls, sans le concours des éléphants domestiques qui risqueraient d’aller rejoindre le troupeau sauvage. Ils nous viennent en aide plus tard, quand le troupeau a été mis en fuite et que les jeunes sont captifs. Chaque chasse coûte la vie à plusieurs de nos braves … Une nuance de tristesse se fit entendre dans la voix du chef. Dis-moi, as-tu vu les exercices de nos jeunes guerriers ? … Oui ? C’est aussi un art indispensable pour la capture des éléphants.

Pandion avait déjà vu à plusieurs reprises les jeux extraordinaires des indigènes. Ils plantaient dans un terrain uni deux longues perches où une traverse de bambou était attachée à cinq coudées du sol.

Prenant ensuite leur élan, ils sautaient par-dessus, d’une façon particulière, de côté. Le corps du sauteur se pliait en deux, ou presque, et s’envolait, le flanc droit en avant. Pandion n’avait jamais vu sauter si haut. Les plus lestes atteignaient même six coudées. Étonné par l’adresse de ces hommes, le jeune Grec ne comprenait pourtant pas à quoi elle pouvait leur servir. Les paroles du vieux chef venaient de lui expliquer en partie l’énigme.

Après une pause, le vieillard éleva la voix :

— Tu saisis maintenant à quel point cette tâche est ardue. La chasse à l’éléphant est aussi pratiquée par d’autres tribus. Ces hommes les tuent du haut des arbres avec de lourdes lances, les font tomber dans des pièges, les surprennent en plein sommeil dans la forêt. Écoute, le chef se tapa le genou, je dirai qu’on t’emmène à la chasse. Elle aura lieu bientôt, avant le départ pour la forêt de l’Ouest. Veux-tu voir la gloire et le tourment de mon peuple ?

— Oui, je te remercie, ô chef. Mes camarades pourront-ils m’accompagner ?

— Non, vous êtes trop nombreux. N’invite qu’un ou deux, sinon vous serez un embarras.

— Je choisis mes deux amis : celui-ci — il indiqua Kidogo, — et un autre …

— Qui donc, le barbu à la mine sombre ? s’enquit l’indigène qui sous-entendait Cavi, et le Grec confirma son hypothèse.

— Je voudrais aussi lui parler, qu’il vienne me trouver, dit le chef. Tu dois avoir hâte d’annoncer à tes compagnons que nous consentons à vous aider. Quand le jour de la chasse sera fixé, on te préviendra. Et le vieillard congédia les deux amis.

Les chasseurs se mirent en route au bruit fatidique des tam-tams. Quelques-uns montaient des éléphants chargés de cordes, de vivres et d’eau ; les autres marchaient à pied. Cavi, Pandion et Kidogo s’étaient joints à eux, armés de leurs fortes lances. Les deux cents hommes traversèrent le cours d’eau et prirent par la savane, en direction du Nord, vers une chaîne de rochers nus, à peine visibles à l’horizon, dans une brume bleutée. Les chasseurs avançaient si vite que les trois amis, pourtant entraînés, avaient de la peine à tenir le pas sur eux.

Au sud et à l’est des montagnes, la savane était absolument unie, avec de larges secteurs calcinés. La plaine jaune, balayée par le vent, se peuplait de tourbillons de poussière qui couraient autour de la verdure pâle des arbres et des buissons. Les falaises proches se voyaient bien, tandis que la brume voilait les hauteurs lointaines. Les sommets arrondis apparaissaient comme des crânes énormes d’éléphants spectraux ; d’autres, plus bas, ressemblaient à des dos de crocodiles.

Ayant passé la nuit à l’extrémité sud de la chaîne rocheuse, les chasseurs se mirent en route à l’aube, le long de la pente orientale. Devant eux, les silhouettes des arbres palpitaient et s’estompaient dans un brouillard rougeâtre. Un vaste marais s’étendait vers le Nord. Un jeune homme se détacha du groupe, ordonna aux étrangers de le suivre et entreprit l’escalade des rocs.

Cavi, Pandion et Kidogo gravissaient une saillie de deux cents coudées de haut. Le talus de pierre jaune brûlante, zébrée de crevasses noires, se dressait au-dessus de leurs têtes. Le guide les conduisit à un gradin qui dominait le marais, les fit se cacher derrière des touffes d’herbes rudes et des blocs de pierre, leur imposa silence du geste et disparut.

L’Étrusque, le Noir et le Grec restèrent longuement sous le soleil de plomb, sans oser parler. Pas un son ne leur parvenait de la plaine étalée en contrebas.

Subitement, à gauche, un vague bruit de succion s’éleva, de plus en plus fort. Pandion guetta prudemment de son abri, à travers les herbes qui remuaient à peine, et fut sidéré.

Une nuée d’éléphants avait recouvert le marécage. Les énormes bêtes venaient en ligne oblique par rapport à la chaîne de rochers et franchissaient la limite du marais et de la savane pour se diriger vers le Sud-Est.

Leurs corps gris sombre se détachaient nettement sur l’herbe jaunâtre. Ils marchaient par troupeaux de cent à cinq cents spécimens, qui se suivaient à courts intervalles. Les animaux de chaque groupe se pressaient les uns contre les autres, en masse compacte, aussi avait-on l’impression, à les voir d’en haut, que c’était une tache grise continue qui se mouvait, mamelonnée de centaines de dos et rayée de blanc par les défenses.

Aux endroits détrempés, ils se mettaient un file. Quelques-uns se jetaient à l’écart, les oreilles ouvertes et raidissant comiquement leurs pattes de derrière, puis ils réintégraient le flot général.

Certains, principalement des mâles gigantesques, cheminaient sans hâte, la tête et les oreilles basses ; d’autres évoluaient fièrement, le poitrail haut et croisant les membres postérieurs ; d’autres enfin se tournaient souvent de côté, la queue en bataille. Les défenses aux formes et dimensions les plus variées, courtes ou longues, touchant presque le sol, courbes ou droites, ressortaient en blanc dans la masse grise des corps.

Kidogo approcha ses lèvres de l’oreille de Pandion.

— Les éléphants gagnent les marécages et les rivières, c’est donc que la savane est sèche, murmura-t-il.

— Et les chasseurs, où sont-ils ? demanda le jeune Grec.

— Ils se sont embusqués et attendent un troupeau où il y a beaucoup de petits. Ce troupeau est à l’arrière-garde. Tu vois, il n’y a que des adultes pour le moment …

— Pourquoi les défenses sont-elles de différente longueur ?

— Elles sont brisées.

— Les éléphants se battent ?

— Rarement, à ce qu’on m’a dit. Le plus souvent, ils cassent leurs défenses en déracinant les arbres pour en manger les fruits, les feuilles et les rameaux. Chez les éléphants des bois, les défenses sont beaucoup plus solides que chez ceux des savanes, c’est pourquoi on va chercher dans les forêts l’ivoire dur, et dans les savanes l’ivoire tendre.

— Et d’où sont ces animaux-ci ?

— De la savane. Vois donc. Kidogo montra un vieil éléphant qui s’était attardé près de leur rocher.

Un géant gris, enfoncé dans l’herbe jusqu’aux genoux, se tourna, face aux hommes qui le regardaient. Ses oreilles s’étaient largement écartées, la peau tendue au milieu comme une voile et les bords inférieurs pendants, finement ridés. Il pencha la tête. Son front fuyant s’avança, des cavités profondes se creusèrent entre les yeux et le sinciput, toute la tête ressembla à une grosse colonne rétrécie à sa base et prolongée harmonieusement par la trompe pendante. Des plis transversaux, tels des anneaux sombres, striaient la trompe à intervalles réguliers. À sa naissance, deux tubes de peau s’en allaient en biais, emmanchant des défenses courtes et très épaisses.

— D’où sais-tu que c’est un éléphant des savanes ? chuchota Pandion après avoir examiné attentivement le vieux colosse tranquille.

— Regarde ses défenses. Elles sont usées et non brisées. Les défenses des vieux poussent moins bien que celles des spécimens dans la fleur de l’âge, et celui-ci les a usées parce qu’elles sont tendres. Un éléphant des bois n’en aura jamais de pareilles : les siennes sont minces et longues …

Les amis causaient à voix basse. Le temps s’écoulait. Les premiers éléphants avaient disparu à l’horizon, le troupeau n’était plus qu’une bande de couleur foncée.

Un autre, fort nombreux, avait surgi à gauche. Quatre mâles de dimensions formidables — près de huit coudées de haut — ouvraient la marche. Ils hochaient la tête, élevant et abaissant tour à tour leurs défenses légèrement courbes.

Le troupeau comprenait beaucoup de femelles qui se distinguaient par leurs dos plus droits et de grands plis de peau sur les flancs. Juste derrière elles, à toucher leurs pattes, de petits éléphanteaux trottaient gauchement, et à côté, un peu à l’écart, gambadaient les adolescents, qui différaient des adultes par leurs têtes oblongues et moins fortes, leurs défenses et leurs oreilles menues, leurs gros ventres et leurs pattes d’égale hauteur.

Les amis se rendaient compte que le moment décisif était venu. Les éléphanteaux ayant du mal à traverser le marais, le troupeau avait obliqué à droite et foulait le sol ferme, parmi des buissons et des arbres clairsemés.

— Pourquoi l’éléphant ne s’enlise-t-il pas dans le marécage, malgré son poids ? questionna de nouveau Pandion.

— Il a des pattes spéciales, commença Kidogo, il …

Un tintamarre assourdissant de tôles et de tam-tams, ainsi que des clameurs sauvages montèrent soudain de la savane. Les trois amis en eurent le souffle coupé.

Les éléphants épouvantés s’élancèrent vers le marais, mais une chaîne d’hommes munis de tam-tams et de trompes surgit devant eux. Les animaux des premiers rangs refluèrent, arrêtant la poussée des autres. Les barrissements affolés, le tonnerre des feuilles de métal, le craquement des branches cassées se confondaient en un vacarme infernal, où perçaient de loin en loin les plaintes ténues des éléphanteaux. Les bêtes se jetaient de côté et d’autre, tantôt massées, tantôt éparpillées. Dans ce chaos de géants en déroute, dans les remous de poussière dense, les hommes s’affairaient. Sans approcher le troupeau, ils se déplaçaient prestement, s’alignaient et frappaient de nouveau leurs tôles. Les trois amis comprenaient peu à peu ce que faisaient les chasseurs : ils séparaient les jeunes des adultes et les poussaient à droite, vers l’embouchure d’une vallée à sec, qui pénétrait dans le massif rocheux derrière un rideau d’arbres. Les colosses se précipitaient sur les chasseurs pour piétiner et anéantir ces ennemis survenus on ne savait d’où. Mais ceux-ci leur échappaient en bondissant et disparaissaient dans les broussailles ou le feuillage des arbres. Pendant que les bêtes furieuses les cherchaient, la trompe brandie, des rangs de guerriers surgissaient ailleurs, hurlant comme des forcenés au son des feuilles métalliques. Quand les éléphants leur couraient sus, les indigènes répétaient leur manœuvre pour isoler les jeunes.

Le troupeau s’en allait toujours plus loin dans la savane, les corps gris avaient disparu derrière les arbres ; seuls, le vacarme étourdissant et la haute colonne de poussière indiquaient l’emplacement de la chasse.

Stupéfaits par l’intrépidité et l’adresse de ces hommes qui bravaient la fureur des monstres et poursuivaient sans défaillance leur tâche dangereuse, les anciens esclaves contemplaient silencieusement la savane déserte, les buissons écrasés, les arbres mutilés. Kidogo prêtait l’oreille, la mine soucieuse.

— Ça ne va guère … finit-il par murmurer. La chasse est en train de mal tourner.

— D’où le sais-tu ? s’étonna Cavi.

— S’ils nous ont amenés ici, c’est qu’ils comptaient que le troupeau irait à l’Est, loin de nous. Or, le voilà qui est parti à droite. Je pense que cela ne promet rien de bon.

— Allons-y, proposa le Grec. Rebroussons chemin par la terrasse.

Kidogo accepta après une courte hésitation. Leur venue n’aurait aucune conséquence dans le tumulte de la bataille.

Courbés, masqués par l’herbe et les rochers, l’Étrusque, le Grec et le Noir retournèrent sur leurs pas d’un millier de coudées, le long de la chaîne, jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau au-dessus de la plaine découverte.

Ils virent la gorge où les chasseurs avaient réussi à pousser plus d’une dizaine de jeunes éléphants. Les hommes couraient entre les arbres, lançant des nœuds coulants sur les éléphanteaux et les attachant aux troncs.

Une rangée d’hommes armés de larges lances bloquait l’issue de la vallée. Le vacarme et les clameurs retentissaient à deux mille coudées en avant et à droite, où devait se trouver le gros du troupeau.

Des sons de trompe saccadés et violents résonnèrent en avant et à gauche. Kidogo tressaillit.

— Les éléphants attaquent, chuchota-t-il.

Un homme poussa un gémissement prolongé, un cri de colère suivit, lancé — sur un ton de commandement.

À l’autre bout de la clairière, où deux arbres rameux projetaient de larges taches d’ombre, les trois amis aperçurent du mouvement. L’instant, d’après, un éléphant énorme en déboucha, les oreilles au vent, la trompe pointée, rigide comme un fût. Deux autres géants l’accompagnaient : Pandion reconnut en eux les meneurs du troupeau. Un quatrième, escorté de plusieurs de ses congénères, suivait à quelque distance. Des chasseurs bondirent hors des fourrés pour leur barrer le chemin. Ils pénétrèrent dans le groupe, jetant leurs lances contre le dernier éléphant. L’animal barrit à tue-tête et fonça sur les hommes qui couraient en direction du marécage. Les autres pachydermes lui emboîtèrent le pas. Les trois meneurs, sans prendre garde au manège des indigènes qui les avaient coupés de leurs compagnons, galopaient toujours vers la gorge, attirés sans doute par les cris de leurs petits.

— Ça va mal, ça va mal … Les meneurs reviennent de l’autre côté … murmurait Kidogo tout ému, en broyant la main de Pandion dans la sienne.

— Vois donc ces braves ? s’écria Cavi, oubliant toute prudence.

Les guerriers qui défendaient l’accès de la vallée, n’avaient pas flanché à l’approche des monstres. Ils s’avançaient en ligne déployée. L’herbe basse et roussie ne pouvait dissimuler leur moindre geste.

Le premier éléphant fonçait au beau milieu de la chaîne des chasseurs. Deux hommes restèrent immobiles, tandis que leurs voisins, de part et d’autre, s’élançaient au-devant de l’assaillant. L’animal ralentit, sa lourde trompe dressée en l’air, et se précipita sur les gens avec un sifflement de rage. Une dizaine de coudées à peine le séparait des vaillants guerriers, lorsqu’ils bondirent de côté. À ce moment, quatre hommes apparurent derrière le monstre, deux près de chaque patte. Deux lui plantèrent leurs lances dans le ventre, les autres, prenant leur élan, le frappèrent aux jambes.

Un son aigu s’échappa de sa trompe levée. L’animal l’abaissa en se tournant vers l’homme le plus proche qui se trouvait à sa droite. Celui-ci n’eut pas le temps d’éluder le coup … Le sang jaillit, les trois amis virent distinctement les os de l’épaule et du flanc, mis à nu. Le blessé tomba sans une parole, mais l’énorme bête aussi s’affaissa lourdement sur son arrière-train et glissa lentement de côté. Les chasseurs le laissèrent là, pour prêter main forte à leurs camarades qui étaient aux prises avec les deux autres meneurs. Ces derniers se révélaient plus fins, à moins qu’ils n’eussent déjà l’expérience de la lutte contre l’homme : les colosses galopaient de-ci, de-là, sans permettre aux chasseurs de les surprendre par derrière, et ils en écrasèrent trois.

La poussière du champ de bataille rougeoyait à la lueur du couchant. Les géants de huit coudées ressemblaient à des tours noires, au pied desquelles guerroyaient les hommes sans peur. Ils évitaient par des bonds les longues défenses, présentaient aux trompes leurs lances appuyées sur le sol, et passaient derrière les bêtes avec de grands cris, pour les détourner des camarades dont la mort eût été inévitable.

Les animaux en furie barrissaient sans arrêt. Quand ils se tournaient vers le rocher où étaient les trois amis, ils semblaient d’une hauteur extraordinaire ; les larges oreilles écartées se balançaient au-dessus des hommes. Vu de profil et la tête inclinée, l’éléphant paraissait plus bas, ses défenses frôlaient la terre, prêtes à éventrer l’ennemi. Pandion, Kidogo et Cavi se rendaient compte qu’ils ne voyaient qu’une partie du combat. On se battait également au loin, derrière les arbres, où se trouvait le troupeau, et aussi à gauche, dans le marais, où les chasseurs avaient couru pour détourner le quatrième meneur et son escorte. Autant de mystères pour les trois amis, qui ne pouvaient y songer du reste, car l’accrochage sanglant dont ils étaient témoins retenait toute leur attention.

Des tam-tams grondèrent, de plus en plus proches, derrière les arbres : plusieurs dizaines de guerriers venaient à la rescousse. Les meneurs du troupeau d’éléphants s’étaient arrêtés, indécis ; les hommes poussèrent des cris terribles en brandissant leurs lances, et firent reculer les monstres. Ceux-ci se précipitèrent vers leur compagnon qui gisait sur le sol, plièrent les genoux de part et d’autre du blessé, introduisirent sous lui leurs défenses et le remirent debout. Puis, le coinçant entre leurs corps, ils l’entraînèrent par-delà le rideau de verdure, le laissèrent tomber, le relevèrent et disparurent. Quelques chasseurs leur coururent après, mais l’homme qui dirigeait les opérations les arrêta.

— Il ne filera pas … les autres ne tarderont pas à l’abandonner … inutile de les irriter, traduisit Kidogo.

À droite, le bruit s’éloignait et s’apaisait graduellement : la bataille était apparemment gagnée. Des chasseurs apparurent au Nord, venant du marais ; ils portaient deux corps inertes. Personne ne faisait attention aux trois amis. Le Noir, l’Étrusque et le Grec descendirent avec précaution dans la savane, pour voir le champ de bataille. Ils se dirigeaient vers l’endroit où était le gros du troupeau. Kidogo qui s’était frayé un passage à travers les taillis, recula, saisi d’effroi : un éléphant mourait, affalé sur un arbre qu’il avait brisé dans sa chute. Le bout de sa trompe remuait faiblement. Plus loin, les arbres s’espaçaient, et l’on voyait entre eux une masse grise : un autre colosse, étendu sur le ventre, les pattes repliées, le dos saillant. À l’approche des hommes, l’animal souleva la tête. Des rides profondes entouraient ses yeux éteints et caves, lui prêtant une expression de lassitude sénile. Le géant laissa retomber la tête, ses longues défenses appuyées contre le sol, et s’écroula sur le flanc avec un bruit mat.

Les chasseurs s’interpellaient alentour. Kidogo fit un signe de la main et battit en retraite : un nouveau troupeau d’éléphants arrivait du Sud. Les trois amis se hâtèrent de rejoindre les rochers, mais c’était une fausse alerte : il s’agissait d’animaux domestiques. Les éléphanteaux attachés aux arbres levaient la queue, se ruaient vers les hommes et s’efforçaient de les atteindre de leur trompe. Les conducteurs d’éléphants les encadraient de leurs montures qui serraient le captif entre leurs flancs et l’emmenaient ainsi au village. À tout hasard, on avait attaché au cou et aux pattes de derrière de chaque animal capturé des cordes dont quinze chasseurs tenaient les extrémités.

Les visages, fatigués et amaigris par l’effort surhumain, étaient sombres. On avait déjà étendu onze corps immobiles sur des claies fixées au dos des éléphants ; et l’on fouillait toujours les halliers, à la recherche de deux camarades disparus.

Les éléphants étaient partis ; les chasseurs, assis ou allongés par terre, se reposaient après le combat. Les anciens esclaves abordèrent leur chef, et Kidogo lui demanda s’ils ne pouvaient pas se rendre utiles. L’homme leur jeta un regard courroucé et répondit brutalement :

— Vous rendre utiles ? Et de quelle manière, étrangers ? La chasse a été rude, nous avons perdu beaucoup de braves … Restez là où on vous a conduits, ne nous importunez pas ?

Les trois amis retournèrent vers les rochers, par crainte de se brouiller avec ces gens dont dépendait leur avenir.

Ils s’étaient couchés et conversaient à mi-voix, en attendant qu’on les appelle. Le soleil déclinait ; les ombres noires des rocs dentelés envahissaient la savane.

— Je ne vois tout de même pas ce qui empêche les énormes éléphants de massacrer tous les chasseurs, prononça pensivement Cavi. S’ils se battaient mieux, ils réduiraient les hommes en poussière …

— Tu as raison, répondit Kidogo. C’est une chance pour les hommes que les éléphants aient le cœur faible …

— Est-ce possible ? s’étonna l’Étrusque.

— Mais oui, l’éléphant est inaccoutumé à combattre. Il est si grand et si fort, que personne ne l’attaque, aucun danger ne le menace ; seul, l’homme ose s’en prendre à lui. Aussi manque-t-il d’endurance, sa volonté est facile à briser ; il ne peut supporter une longue lutte, s’il ne réussit pas à écraser l’ennemi du premier coup … Le buffle, c’est autre chose. S’il avait l’intelligence et la taille de l’éléphant, tous les chasseurs périraient …

Cavi, incrédule, marmonna entre ses dents, puis il se rappela la mollesse des pachydermes au moment le plus critique de la bataille, et s’abstint de répliquer.

— Les indigènes ont des lances absolument différentes des nôtres : les pointes ont huit doigts de large, intervint Pandion. Quelle force faut-il donc avoir pour asséner un coup avec ? ?

Kidogo s’était brusquement relevé, l’oreille tendue. Pas un bruit ne parvenait du côté des chasseurs. L’or du ciel vespéral ternissait rapidement.

— Ils sont partis et nous ont oubliés ? s’écria le Noir, dépassant au pas de course le roc qui leur cachait la vue.

Pas âme qui vive dans la savane. Des voix à peine perceptibles mouraient dans le lointain : les chasseurs rentraient, sans se soucier des trois amis.

— Suivons-les vite, le chemin est long ? fit Pandion pressé.

Mais le Noir l’arrêta.

— Il est trop tard, la nuit vient, nous risquons de nous égarer, objecta-t-il. Attendons plutôt que la lune se lève. Elle ne va pas tarder.

Cavi et Pandion acquiescèrent, et l’on décida de se reposer un peu.

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