LA SAVANE D’OR


Au bas de l’escalier qui descendait à flanc de coteau vers la pointe sud de l’île d’Éléphantine, se tenait une foule d’esclaves enchaînés à des poteaux de granit rouge. Il y avait là les cent quatorze insurgés ramenés du désert et quarante Noirs et Nubiens aux visages féroces, aux corps zébrés de cicatrices. Ils restèrent longtemps exposés à l’ardeur du soleil, attendant leur sort.

Enfin, un homme de grande taille, en robe blanche, le front et la poitrine parés, d’or qui luisait également sur son bâton d’ébène, se montra sur le palier supérieur. Il marchait lentement, à l’ombre de deux éventails portés par des guerriers nubiens. Plusieurs personnages — de hauts fonctionnaires, à en juger d’après leurs habits — entouraient le potentat. C’était Kabouefta, le gouverneur de la Porte du Sud.

Les guerriers encadrèrent aussitôt les captifs ; le scribe de prison qui accompagnait les esclaves, fit un pas en avant et salua jusqu’à terre.

Kabouefta, imperturbable, vint tout près et promena sur l’assistance un regard dédaigneux. Il dit quelques mots à un fonctionnaire, la mine détachée. Son ton était approbateur. Le gouverneur frappa le sol de son bâton, dont l’embout de cuivre sonna contre le dallage.

— Regardez-moi tous et écoutez ? Que ceux qui ne comprennent pas la langue du Kémit, soient emmenés à gauche ; on leur expliquera après.

Les guerriers se dépêchèrent de conduire à l’écart une quinzaine de Noirs qui ne savaient pas l’égyptien.

Kabouefta parla d’une voix lente et forte, en dialecte populaire, choisissant ses expressions. On voyait que le maître du Sud avait souvent l’occasion de rencontrer des étrangers.

Il exposa l’affaire aux esclaves, sans leur cacher qu’un grand nombre d’entre eux périrait, mais promit la liberté aux survivants. La plupart, des insurgés signifièrent leur consentement par des exclamations approbatives, les autres gardèrent un silence obstiné. Personne ne refusa.

— Het ? poursuivit Kabouefta et son regard effleura de nouveau les corps maigres et sales. Je vais donner l’ordre qu’on vous fasse manger et vous laver. Le chemin à travers cinq cataractes du Hâpî est dur, vous irez plus vite en canots légers. Je vous ferai délier, si vous jurez de ne pas vous évader … Des clameurs joyeuses l’interrompirent. Quand elles se furent apaisées, il continua : Mais à part ce serment, je vous préviens que pour chaque fugitif, dix de ses meilleurs camarades seront écorchés, saupoudrés de sel et jetés, pieds et poings liés, sur les rives sablonneuses de la Nubie. Les poltrons qui prendront la fuite pendant la capture de l’animal, seront soumis aux plus atroces tortures, car les Nubiens sont tenus, sous peine de châtiment, de les dépister et de s’en saisir.

Un morne silence accueillit la fin de ce discours. Toujours impassible, Kabouefta se remit à examiner les esclaves. Une longue expérience guida infailliblement son choix.

— Viens ici, toi ? Le gouverneur désignait Cavi. Tu commanderas l’équipe et serviras d’intermédiaire entre les chasseurs et tes compagnons.

Cavi s’inclina sans hâte. Un sombre sourire apparut un instant dans sa barbe.

— Tu nous vends cher la liberté, seigneur, mais nous l’achetons, dit l’Étrusque et il se tourna vers ses camarades : Un animal féroce n’est pas plus redoutable que les mines d’or, et il y a davantage d’espoir …

Kabouefta s’éloigna. Les captifs furent réintégrés en prison. Le gouverneur du Sud tint parole : on donna aux esclaves une nourriture abondante, on leur ôta colliers et chaînes, et les mena deux fois par jour se laver dans une anse du Nil protégée des crocodiles par une clôture. Deux jours après, cent cinquante-quatre esclaves se joignirent à un détachement de guerriers et de chasseurs pour remonter le fleuve avec trente canots en jonc.

La route était longue. Les habitants de la Terre noire estimaient à quatre millions de coudées la distance de la Porte du Sud à la sixième cataracte. Le fleuve qui coulait presque en ligne droite à travers les pays de Ouaouat et d’Irtet, formait au pays de Koush[56], situé plus haut, deux grands méandres, l’un à l’Ouest, l’autre à l’Est.

L’intendant des chasses était fort pressé : le voyage devait durer deux mois, et la crue commencerait dans neuf semaines. L’avance serait ralentie par la lutte contre le courant accéléré. Et la lourde barque avec le monstre capturé ne pourrait descendre le fleuve par les cataractes que pendant la crue. On avait donc peu de temps pour le retour.

Les esclaves, toujours bien nourris, se sentaient frais et dispos, malgré le dur labeur quotidien. Ils conduisaient les canots chargés à l’encontre du courant, particulièrement rapide aux ressauts des cataractes.

La perspective de la chasse ne les inquiétait pas encore, chacun avait la certitude de s’en tirer et d’obtenir la liberté. Le contraste entre les étendues sauvages du pays inconnu et l’attente d’un châtiment cruel dans le cul de basse-fosse, était trop frappant. Les hommes travaillaient donc de leur mieux, réconfortés de corps et d’esprit. L’intendant des chasses, satisfait, ne lésinait pas sur les vivres, fournis par toutes les localités rencontrées en chemin.

Au sortir d’Abou, Pandion et ses camarades aperçurent la première cataracte. Le courant impétueux, resserré entre les rocs, se divisait en plusieurs torrents d’eau bouillonnante, blanche d’écume, qui déferlait en rugissant parmi les labyrinthes de rocs noirs. Des siècles auparavant, dix mille esclaves, dirigés par d’habiles ingénieurs du Kemit avaient creusé des canaux en plein granit, par lesquels les navires de guerre même franchissaient aisément les cataractes. Quant aux canots de l’expédition de chasse, ni la première cataracte ni les suivantes n’étaient pour eux des obstacles sérieux. Les esclaves se mettaient en file, dans l’eau jusqu’à la ceinture, et poussaient les embarcations d’un îlot à l’autre. Ils étaient parfois obligés de les transporter sur leurs épaules, en suivant des saillies de la rive découpée par les crues. Chaque jour les rapprochait du but.

Ils dépassèrent un temple rupestre [57] de la rive gauche. L’œil de Pandion fut attiré par quatre colosses de trente coudées, debout dans les niches. Ces statues géantes du Pharaon conquérant Setpenrê semblaient garder l’entrée du sanctuaire.

Les navigateurs mirent une journée à franchir la deuxième cataracte.

Plus loin, se trouvaient l’île Ouronartou et une énorme forteresse bâtie sur la rive accidentée du rapide de Semneh.

Cette forteresse, appelée « Refoulement des Sauvages » existait depuis neuf siècles, étant l’œuvre du Pharaon qui avait conquis la Nubie[58].

Les grosses murailles de vingt coudées de haut, en briques crues, étaient intactes ; on les réparait tous les trente ans. Sur les rochers, il y avait des écriteaux de pierre qui interdisaient aux Noirs l’accès du Kemit.

La lugubre construction grise, avec ses tours carrées aux angles et plusieurs autres orientées vers le fleuve, avec son escalier étroit qui montait de la rive parmi les rochers, se dressait là, incarnation de la puissance hautaine de l’Aiguptos. Mais aucun des esclaves ne soupçonnait que les temps de son apogée étaient révolus, que ce pays, édifié sur le labeur d’une multitude d’opprimés, était ébranlé à sa base par de fréquentes insurrections et menacé par la force accrue des peuples nouveaux.

On vit en cours de route quatre autres forteresses érigées sur des îles rocheuses ou sur des falaises. Les canots passèrent un méandre accentué, au milieu duquel se trouvait la petite ville de Het Iten. Fondée par ce Pharaon maudit, dont la capitale en ruine avait révélé à Pandion la statue de la jeune fille mystérieuse, elle était peuplée d’Égyptiens réfugiés ou expulsés jadis de la Terre noire. Au bout du méandre, le fleuve heurtait des rocs de grès sombre et tournait à angle droit. C’était là que commençait la troisième cataracte, qui mesurait près de cent mille coudées de long et dont la traversée prit quatre jours.

La quatrième cataracte, en amont de la grande ville de Napata, capitale des rois de Nubie, était plus longue encore et retint les voyageurs pour cinq jours. Les canots stationnèrent deux autres jours, tandis que l’intendant des chasses menait des pourparlers avec les dirigeants de Koush.

À la quatrième cataracte, l’expédition fut dépassée par trois barques de Nubiens envoyés en avant-garde pour rechercher l’animal.

Les villages d’ici étaient beaucoup plus espacés qu’au Kemit. La vallée elle-même s’était sensiblement rétrécie, les rochers des plateaux désertiques coupés par le fleuve se voyaient bien à travers la légère brume de chaleur. Des centaines de crocodiles, dont certains de taille géante, se dissimulaient dans les joncs ou gisaient, immobiles, sur les bancs de sable, exposant au soleil leurs dos crêtés, d’un vert noirâtre. Plusieurs esclaves et guerriers imprudents tombèrent victimes de l’attaque sournoise de ces reptiles muets, sous les yeux de leurs camarades.

Les hippopotames se rencontraient en grand nombre. Pandion, les Étrusques et d’autres captifs originaires du Nord connaissaient déjà ces disgracieux habitants du fleuve, qui portaient chez les Égyptiens le nom de « hté ». Les pachydermes ne craignaient pas les hommes, mais ne les assaillaient pas non plus sans cause, aussi ne manquait-on pas de les approcher. De larges taches bleues s’apercevaient au loin, devant le mur verdoyant des joncs, indiquant le lieu de repos des hippopotames là où le Nil s’étalait en lacs unis et scintillants. La peau humide des animaux était bleu clair. Gras et lourds, ils sortaient de l’eau leurs énormes têtes tronquées pour observer les canots. Quand ils immergeaient leurs mufles carrés, on ne voyait plus, au-dessus des flots jaunes et troubles, que les silhouettes des fronts surmontés de deux petites oreilles rondes. Leurs yeux logés dans des excroissances du crâne, ce qui leur prêtait une expression féroce, fixaient les voyageurs d’un regard obtus.

Aux endroits où les falaises s’élevaient du fond du fleuve, constituant des écueils et des rapides, il y avait entre les rochers des creux profonds, remplis d’eau calme et claire. Un jour qu’ils traînaient leur canot au bord d’un bloc de granit, des esclaves virent au fond d’un de ces trous un hippopotame énorme qui marchait lentement sur ses courtes pattes. Sous l’eau, il paraissait bleu foncé. Des Noirs expliquèrent à leurs compagnons que les hté cheminaient souvent ainsi, en quête de racines de plantes aquatiques.

La vallée décrivit encore un brusque tournant, le dernier. À partir d’une grande île fertile et peuplée, elle s’en alla droit au Sud : le terme du voyage n’était plus très loin.

Les bords rocheux de la vallée s’abaissaient, coupés de ravins à sec, où croissaient des fourrés d’arbres épineux. Deux canots chavirèrent au passage de la cinquième cataracte ; onze hommes se noyèrent, étant mauvais nageurs.

En amont de la cinquième cataracte, on vit enfin, à droite, le premier affluent du Grand Fleuve. La vaste embouchure de ce cours d’eau appelé rivière des Aromates [59] se confondait avec le cours principal dans une forêt de joncs et de papyrus. Une impénétrable muraille verte, de douze coudées de haut, entamée par les zigzags des anses et des bras, fermait l’accès de l’embouchure. Sur les rives partagées en chaînes de collines distinctes, les bosquets devenaient plus fréquents ; les troncs épineux des arbres s’élevaient de plus en plus, les broussailles s’enfonçaient en longs rubans sombres à l’intérieur du pays mystérieux et désert. Des bouquets d’herbes sèches bruissaient à flanc de coteau. Le moment de payer ce voyage de liberté, sans chaînes ni prison, approchait ; une sourde angoisse étreignait le cœur des esclaves.

« La terrible épreuve va commencer : les uns seront sauvés au prix du sang et des souffrances de leurs camarades, les autres resteront à jamais dans cette contrée inconnue, immolés comme victimes expiatoires. La destinée humaine est obscure, la mort seule vous dévoile à l’instant suprême le mystère dont on n’a plus besoin, méditait Cavi en examinant ses compagnons, dont il s’efforçait de prévoir l’avenir.

À mesure qu’on remontait le courant, le pays s’aplanissait davantage. Les rives marécageuses hérissées de hautes herbes à perte de vue frangeaient la nappe étincelante du fleuve. Les panaches étoilés des papyrus se courbaient sur l’eau, rompant la monotonie du site.

Des îles herbues divisaient le courant en labyrinthes étroits, où l’eau profonde était noire et mystérieuse. Là où le sol était plus ferme, les voyageurs apercevaient des étendues d’argile sèche et craquelée, que marquaient d’innombrables empreintes d’animaux. Des oiseaux qui ressemblaient à des cigognes, mais atteignaient presque la taille d’un homme, étonnaient les hommes par leurs becs monstrueux. On aurait dit que leur tête se terminait par un coffre massif en os, dont le couvercle se recourbait au bout, en un crochet rapace. Leurs yeux jaunes regardaient méchamment du fond des orbites aux arcades proéminentes.

Passé le confluent du Nil et de la rivière des Aromates, à la fin du second jour de voyage, la vallée, jusque-là droite comme une flèche, obliqua vers l’Est et l’on vit, sur une saillie de la rive, les fumées claires de deux feux. C’était un signal : les chasseurs et les guides nubiens envoyés en avant-garde annonçaient que l’animal était repéré. La nuit, cent quarante esclaves escortés de quatre-vingt-dix guerriers s’en allèrent à pied à l’ouest du fleuve. Une averse tiède s’abattit sur la terre surchauffée. Les émanations humides étourdissaient les captifs qui avaient oublié les pluies sous le ciel toujours pur du Kemit.

Les chasseurs marchaient dans une herbe rude qui leur arrivait à la poitrine ; devant eux, surgissaient parfois des silhouettes d’arbres solitaires. Des hyènes et des chacals hurlaient alentour, des chats sauvages miaulaient d’une voix stridente, des oiseaux nocturnes échangeaient des appels lugubres, au son métallique. La contrée nouvelle, mystérieuse et vague dans les ténèbres, s’ouvrait aux gens de l’Asie et des rivages septentrionaux, pleine de vie indomptée.

Un arbre géant apparut, cachant la moitié du ciel. Les hommes s’installèrent autour de son tronc, plus épais que les obélisques géants de la Terre noire, afin d’y passer la nuit qui devait être la dernière pour beaucoup d’entre eux. Pandion resta longtemps sans pouvoir s’endormir. Énervé par la perspective du combat, il prêtait l’oreille aux rumeurs de la savane.

Cavi s’entendit avec les chasseurs, assis autour du feu, sur le plan d’action du lendemain ; puis il se coucha, soupirant à la vue des camarades plongés dans un sommeil agité ou atteints d’insomnie. Il s’étonna de l’insouciance de Kidogo qui dormait paisiblement entre Pandion et Remdus : les quatre amis ne s’étaient pas quittés durant le voyage. L’attitude du Noir lui semblait l’expression d’un courage supérieur, inaccessible même à un guerrier comme lui, qui avait plus d’une fois vu la mort en face.

Le matin venu, les esclaves furent partagés en trois groupes sous la conduite de cinq chasseurs et de trois guides indigènes. Chacun reçut une longue corde ou une courroie terminée aux deux bouts par un nœud coulant. Quatre hommes par groupe portaient un grand filet très solide, aux mailles larges d’une coudée. Il fallait prendre le monstre au lasso, l’empêtrer dans les filets, le terrasser et le garrotter.

Les groupes avançaient en silence dans la plaine, laissant un certain intervalle entre eux. Les guerriers méfiants suivaient en ligne de bataille, l’arc en position de tir. La savane d’herbes hautes comme la moitié d’un homme se déployait devant Pandion et ses camarades. Des arbres aux cimes empanachées[60] se dressaient çà et là sur le terrain uni. Leurs fûts gris se ramifiaient presque au ras du sol en grosses branches qui s’écartaient graduellement, de sorte que l’arbre rappelait un cône renversé, d’une verdure pâle et transparente.

Les arbres alternaient avec des bouquets d’arbustes à feuilles menues, qui s’alignaient dans une ravine peu prononcée, lit d’un torrent éphémère, ou se groupaient au loin en massifs irréguliers. De temps à autre, apparaissaient des arbres au tronc court, d’une épaisseur extraordinaire, qui se partageaient en une multitude de branches noueuses, couvertes de petites feuilles récentes et de touffes de fleurs blanches[61]. Ils dominaient la plaine de leur cime massive, qui projetait sur le sol des ombres allongées. Leur écorce fibreuse avait les reflets métalliques du plomb, les branches paraissaient forgées en cuivre rouge, les fleurs exhalaient un doux parfum d’amande.

Le soleil dorait l’herbe rude qui ondulait à peine ; les cimes des arbres semblaient flotter au-dessus, tels de vaporeux nuages verts.

Une rangée de lances noires émergea de la savane : plusieurs oryx[62] montrèrent leurs longues cornes et disparurent derrière un rideau de buissons. L’herbe était encore clairsemée ; entre ses touffes, on apercevait la terre nue, craquelée : la saison des pluies ne faisait que débuter. À gauche, il y avait un bosquet d’arbres qui s’apparentaient aux palmiers par leur feuillage penné, mais dont les fûts bifurquaient en haut, comme deux doigts écartés, et se ramifiaient ensuite plusieurs fois.

C’est là que, la veille, les chasseurs avaient découvert des rhinocéros ; faisant signe aux esclaves de rester sur place, ils se glissèrent avec précaution jusqu’à la lisière, pour jeter un coup d’œil dans le bois, qui paraissait sombre après la savane ensoleillée. Comme les bêtes n’y étaient pas, ils conduisirent les esclaves vers un lit de torrent desséché, rempli de broussailles. Il y avait là une source transformée par les rhinocéros en un trou boueux, où ils se vautraient aux heures torrides. Les chasseurs atteignirent un endroit dégagé, que trois acacias ombelliformes bordaient à l’Est. À deux milliers de coudées avant d’arriver au lit du torrent, le Nubien qui marchait en tête s’immobilisa soudain, les bras écartés, pour commander l’arrêt. Dans le silence, on entendit le faible bourdonnement des insectes. Kidogo toucha l’épaule de Pandion et montra quelque chose à une certaine distance de leur chemin. Le jeune Grec vit auprès d’un bouquet d’arbustes épineux, deux formes qui avaient l’air de rochers arrondis. C’étaient les terribles animaux des savanes. Ils n’avaient pas remarqué les hommes auxquels ils tournaient le dos, et demeuraient tranquillement couchés. Pandion ne les trouva pas énormes, l’un était beaucoup plus petit que l’autre. Aucun des esclaves ne soupçonnait que les chasseurs, désireux d’obtenir une bonne récompense, avaient choisi un très grand mâle de la race des rhinocéros blancs[63], qui se distinguaient de leurs congénères noirs du Sud par leurs dimensions, la hauteur de l’encolure, un mufle large et carré, une peau grise. Le second animal, plus petit, était une femelle. Les chasseurs résolurent de modifier le plan d’attaque, pour éviter que l’intervention de la femelle ne compromît l’affaire.

L’intendant des chasses et le chef des guerriers grimpèrent lestement à un arbre, maudissant tout bas les longues épines disséminées sur le tronc. Les guerriers s’étaient cachés derrière les broussailles. Les esclaves et les chasseurs rassemblés s’alignèrent sur plusieurs rangs et se précipitèrent avec des cris assourdissants vers la clairière, en brandissant leurs cordes. Les deux bêtes sautèrent sur leurs pattes avec une promptitude étonnante. Le mâle énorme s’attarda un moment, l’œil rivé sur les hommes qui accouraient ; la femelle, plus craintive, prit la fuite. C’était ce que voulaient les chasseurs : ils s’élancèrent à droite pour séparer le couple.

L’intendant des chasses vit d’en haut le corps gigantesque du rhinocéros figé, la courbe noire des oreilles pointées en avant, de part et d’autre d’une large portion de sinciput en forme de bourrelet. Derrière les oreilles, s’élevait le garrot massif, et en avant luisait la pointe aiguë d’une corne. Les petits yeux regardaient en bas d’un air stupide et même outragé, sembla-t-il à l’Égyptien.

L’instant d’après, le rhinocéros se tourna de profil, présentant à Nési sa longue tête difforme, la courbe raide de son échine, les vertèbres apparentes de sa croupe, ses pattes pareilles à des troncs d’arbres et sa petite queue en bataille.

Une corne formidable, qui mesurait au moins trois coudées de long, se dressait sur le nez ; luisante, très grosse à la base, elle s’effilait brusquement. Derrière elle, se voyait une autre, plus courte et très pointue, avec une large base ronde.

Le cœur des assaillants battit à coups redoublés : vu de près, l’animal était un monstre effrayant. Son corps avait huit coudées de long, son garrot s’élevait à quatre coudées au-dessus du sol. Il renifla si fort, que tous l’entendirent nettement, et fonça sur les hommes. Avec une célérité inconcevable pour une telle masse, il pénétra au milieu de la foule. Personne n’avait eu le temps de lever sa corde. Pandion, qui se trouva à l’écart de la bête, n’aperçut que les naseaux dilatés, entourés de plis annulaires, l’oreille droite fendue et la peau verruqueuse du flanc. Puis tout se brouilla dans sa tête. Une clameur stridente retentit, à travers la savane, une forme humaine bizarrement désarticulée vola en l’air. Le rhinocéros traça un large sillon dans la troupe d’esclaves, fonça plus loin, laissant derrière lui des corps étendus, fit volte-face et chargea de nouveau les malheureux. Cette fois, des grappes humaines se pendirent au bolide. Mais le monstre était un paquet de muscles et de gros os revêtus d’une peau dure comme une cuirasse. Les hommes s’éparpillaient, projetés en tous sens, et de nouveau le rhinocéros piétina, écrasa, éventra de sa corne les esclaves à terre. Pandion qui s’était jeté en avant avec les autres, fut étourdi par un coup terrible et tomba sur les genoux et les mains. Des plaintes et des cris montaient de la clairière, la poussière tourbillonnait. L’intendant des chasses, qui s’était égosillé sur son arbre pour encourager les combattants, se taisait maintenant, décontenancé. Pas une seule corde ne s’était enroulée autour du géant, cependant que le nombre de tués et de blessés s’élevait au moins à une trentaine. Les guerriers, pâles et tremblants derrière les arbres, imploraient le salut des dieux du Kemit. Le monstre se retourna une troisième fois, et bien que les hommes se fussent instinctivement écartés sur son passage, il réussit à transpercer de sa corne Remdus, le plus jeune des Étrusques. L’animal se démenait parmi les esclaves avec des reniflements violents, piétinant et cornant dans le tas. Ses naseaux crachaient l’écume, ses petits yeux brillaient de fureur.

Cavi se précipita sur lui avec un cri de fureur, mais sa corde glissa sur la corne ; il alla rouler à plusieurs pas, inondé de sang : la peau rugueuse de la bête lui avait écorché le bras et la poitrine.

L’Étrusque se releva avec effort, pleurant de rage impuissante. Démoralisés par la force du rhinocéros, les hommes reculaient ; les moins braves se cachaient derrière le dos des camarades.

Encore un peu, semblait-il, tous se débanderaient, terrifiés, renonçant à la liberté.

Nouvelle charge du rhinocéros, nouveaux hurlements. Alors Kidogo s’avança, les narines palpitantes, animé de l’ardeur belliqueuse qui naît devant le danger mortel, lorsque l’on ne pense plus qu’à détendre sa vie. Évitant la corne meurtrière, il courut après le monstre et se cramponna éperdument à sa queue. Pandion, revenu à lui, ramassa un filet qui traînait à terre. Il sentit à ce moment qu’il devait être à la tête des camarades qui l’avaient protégé de leurs corps pendant son étourdissement. Une vague réminiscence lui traversa l’esprit : la clairière en Crète, la taurocathapsie périlleuse. Le rhinocéros ne ressemblait guère à un taureau, mais Pandion résolut d’utiliser le procédé crétois. Son filet roulé sur l’épaule, il s’élança vers l’animal. Celui-ci venait de s’arrêter, soulevant d’une ruade une nuée de poussière et projetant au loin Kidogo. Deux Libyens qui avaient deviné le plan de Pandion, détournèrent l’attention de la bête, le jeune Grec le rejoignit d’un bond et se colla à son flanc. Le rhinocéros virevolta aussitôt, l’éraflant de sa peau râpeuse. Malgré l’horrible douleur, Pandion saisit l’oreille du monstre. Comme jadis la jeune Crétoise, il enfourcha d’un bond l’animal. Le rhinocéros se démena. L’homme se cramponna de toutes ses forces. « Pourvu que je me maintienne », se répétait-il sans cesse.

Et il se maintint juste assez pour jeter le bord du filet sur le mufle du pachyderme. Les cornes passèrent à travers les mailles, une joie délirante envahit Pandion ; mais aussitôt sa vue se troubla, il perdit connaissance. Il y eut un craquement, une terrible pesanteur l’accabla, la nuit emplit ses yeux.

Tout à son combat, il n’avait pas vu que Kidogo, rugissant comme un lion, s’était de nouveau accroché à la queue du rhinocéros, que dix Libyens et six Amous avaient saisi le filet qui enveloppait la tête de l’animal. En voulant se dégager, la bête était tombée sur le flanc, cassant le bras et la clavicule du jeune Grec. Les esclaves profitèrent aussitôt de la chute du monstre : ils lui sautèrent dessus avec des cris, un second filet lui emprisonna la tête, deux nœuds coulants lui serrèrent une patte de derrière, un autre — une patte de devant. Le reniflement du rhinocéros se changea en rugissement sourd, il se renversa sur le côté gauche, puis sur le dos, broyant sous son poids les os des hommes. Sa force s’avérait illimitée. Il se releva et retomba six fois, empêtré dans les cordes, et massacra ainsi plus de cinquante hommes.

Mais les cordes et les courroies l’entravaient de plus en plus, les hommes le nouaient solidement. Trois filets l’enveloppèrent, en haut et en bas. Une poignée d’hommes ensanglantés, couverts de sueur et de crasse, s’appesantit sur le monstre qui se débattait furieusement. La peau de l’animal, trempée de sang humain, était devenue visqueuse, les doigts crispés glissaient dessus, mais les nœuds se resserraient toujours. Ceux-là même sur qui la lourde carcasse s’était effondrée une dernière fois, se cramponnaient aux liens dans un effort suprême.

Les chasseurs munis d’écheveaux de courroies s’approchèrent du rhinocéros terrassé, lui attachèrent en croix les quatre pattes et fixèrent par la corne la tête aux pattes de devant.

Le terrible combat était terminé.

Les hommes reprenaient lentement leurs esprits, les muscles des corps meurtris frissonnaient comme sous l’effet de la fièvre, des taches noires flottaient devant les yeux aveuglés.

Enfin, les battements précipités des cœurs ralentirent, on entendit des soupirs de soulagement ; les gens commençaient à se rendre compte que la mort les avait épargnés. Cavi se leva, couvert de boue sanglante ; Kidogo alla à lui, grelottant, mais radieux. Le sourire quitta cependant son visage pâli, dès qu’il s’aperçut que son ami Pandion n’était point parmi les survivants.

Il y avait soixante-treize hommes hors de danger, les autres étaient morts ou mortellement blessés. L’Étrusque et Kidogo découvrirent le jeune Grec parmi les cadavres, dans l’herbe piétinée, et le transportèrent à l’ombre. Cavi l’examina et ne lui trouva aucune lésion grave. Remdus avait péri, ainsi que l’impétueux meneur amou ; Akhmi, le brave Libyen, agonisait, la poitrine défoncée.

Tandis que les esclaves dénombraient leurs pertes et emportaient les mourants sous les arbres, les guerriers amenèrent du fleuve une immense plate-forme en bois, — le fond de la cage préparée pour le rhinocéros, — mirent dessus le monstre garrotté et la traînèrent vers le Nil sur des rondins.

Cavi aborda l’intendant des chasses.

— Ordonne-leur, il montra les guerriers, de nous aider au transport des blessés.

— Que veux-tu en faire ? demanda l’intendant, impressionné malgré lui par la stature puissante de l’Étrusque souillé de sang et de poussière, et par la noble tristesse de son visage.

— Nous les ramènerons : quelques-uns tiendront peut-être jusqu’au Kemit dont les médecins sont si habiles … répondit Cavi, la mine sombre.

— Qui t’a dit que vous alliez revenir au Kemit ? interrompit l’Égyptien.

L’Étrusque tressaillit et recula d’un pas.

— Le gouverneur du Sud aurait-il menti ? Ne sommes-nous pas libres ? ? cria-t-il.

— Non, le Grand chef ne t’a pas menti, misérable, vous êtes libres ? À ces mots, l’intendant des chasses tendit à l’Étrusque un petit rouleau de papyrus. Voici son ordonnance.

Cavi prit délicatement le feuillet précieux qui leur rendait la liberté.

— Mais alors, pourquoi … commença-t-il.

— Tais-toi, reprit aussitôt l’Égyptien arrogant. Écoute ce que je vais te dire. Vous êtes libres ici — il appuya sur le dernier mot — et vous pouvez aller où bon vous semble : par là ou par là — de la main, il indiqua l’Ouest, le Sud et l’Est — mais ni au Kemit ni dans la Nubie qui lui est soumise. Si vous désobéissez, vous redeviendrez esclaves. Je suppose, conclut-il d’une voix dure, qu’après avoir réfléchi à votre aise, vous retournerez aux pieds du Maître pour servir le peuple élu de la Terre noire, comme il est écrit dans votre destinée.

Cavi fit deux pas en avant, le regard exalté. Il allongea le bras vers un des guerriers et lui arracha hardiment son glaive, tandis que l’autre adressait à l’intendant des chasses un coup d’œil désemparé. L’Étrusque leva de champ la lame luisante, y apposa ses lèvres et prononça rapidement dans sa langue que personne ne connaissait :

— Par le dieu suprême de la foudre et de la mort, dont je porte le nom, je jure de retourner vivant dans mon pays, en dépit des méfaits du peuple maudit ? Je jure que désormais je n’aurai de trêve avant d’avoir débarqué au Kemit, à la tête d’une forte armée, pour lui faire expier tout cela ?

Cavi embrassa du geste la clairière jonchée de cadavres et jeta violemment le glaive à ses pieds. L’arme se planta dans le sol. L’Étrusque vira sur ses talons et s’en fut vers ses camarades, mais subitement il rebroussa chemin.

— Je ne te demande plus rien, dit-il à l’intendant des chasses qui s’éloignait avec le dernier groupe de guerriers, laisse-nous seulement quelques lances, des coutelas et des arcs. Nous devons protéger nos blessés contre les fauves.

L’Égyptien acquiesça de la tête et disparut derrière les fourrés, suivant le large sillage tracé dans l’herbe par la plate-forme au rhinocéros.

Cavi raconta l’entretien aux autres affranchis. Des cris de colère, de sourdes malédictions et de vaines menaces se mêlèrent aux plaintes des moribonds.

— Nous aviserons plus tard ? cria Cavi. Pour le moment, songeons aux blessés. Le Hâpî est loin et nous sommes trop fatigués pour y transporter nos camarades. Après avoir pris un peu de repos, cinquante hommes iront jusqu’au fleuve et vingt resteront ici à monter la garde, car le pays est infesté de carnassiers.

Cavi montra les dos obliques et tachetés des hyènes qui rôdaient à distance, alléchées par l’odeur de sang frais. De grands oiseaux aux cous déplumés planaient au-dessus de la clairière, descendaient, puis remontaient.

La terre sèche flambait au soleil, un réseau de taches lumineuses palpitait imperceptiblement sous les arbres, le roucoulement mélancolique d’un pigeon des roches montait dans l’air silencieux et torride. L’excitation des hommes était passée, leurs blessures les faisaient souffrir.

La mort de Remdus désolait Cavi : le jeune homme avait été le seul fil qui le reliât à sa patrie lointaine. Et voici que ce fil était rompu.

Kidogo, oubliant ses écorchures, veillait Pandion. Le Grec, qui avait sans doute des lésions internes, ne reprenait pas connaissance. Une respiration faible et sifflante s’échappait de ses lèvres racornies. Le Noir considéra à plusieurs reprises ses compagnons muets, allongés dans l’ombre, puis il sauta sur ses pieds, invitant les autres à aller chercher de l’eau pour les blessés.

Les hommes se levaient avec des gémissements. La soif les tortura aussitôt, piquant et rongeant leur gosier.

Si les gens plus ou moins valides souffraient à ce point, que devaient ressentir les blessés que l’épuisement empêchait de parler. Or, jusqu’au fleuve il y avait au moins deux heures de marche en ligne droite.

Des voix montèrent soudain des fourrés : une cinquantaine de guerriers chargés de cruches d’eau et de vivres déboucha dans la clairière. Il n’y avait pas d’Égyptiens parmi eux, mais seulement des Nubiens et des Noirs conduits par deux guides.

Les guerriers se turent aussitôt, à la vue du champ de bataille. Parvenus à l’arbre sous lequel se tenait Cavi, ils déposèrent à ses pieds, sans proférer un mot, les récipients d’argile et de bois et y ajoutèrent une dizaine de lances, six arcs et autant de carquois pleins, quatre lourds coutelas et quatre petits boucliers en cuir d’hippopotame garnis de plaquettes de cuivre. Les hommes se jetèrent avidement sur les cruches. Kidogo saisit un coutelas et, roulant des yeux terribles, déclara qu’il tuerait le premier qui oserait boire l’eau. On versa vite le contenu de deux cruches dans les bouches ouvertes et sèches des blessés ; les autres se désaltérèrent ensuite. Les guerriers s’en allèrent sans avoir dit un mot.

Deux des affranchis savaient guérir les plaies ; aidés de Cavi, ils pansèrent leurs camarades. Les os fracturés de Pandion furent maintenus entre des éclisses d’écorce dure qu’on emmaillota de bandes d’étoffe arrachées à son pagne. Pendant l’opération, Kidogo aperçut une pierre glauque scintillante, qui avait été nouée dans la toile. Il la cacha soigneusement, estimant que c’était une amulette de son ami.

On dut mettre des éclisses à deux autres blessés : un Libyen au bras cassé et un Noir sec et musclé qui gisait, inerte, avec une fracture du tibia. L’état des autres semblait désespéré : la corne terrible du monstre leur avait endommagé les entrailles. Quelques-uns avaient été broyés sous le poids de l’énorme corps et des pattes, grosses comme des colonnes.

Avant que Cavi eût prodigué des soins à tous ses compagnons blessés, la silhouette d’un homme qui accourait surgit dans l’herbe jaune. C’était un indigène ; il avait amené tout à l’heure les guerriers qui apportèrent l’eau, et revenait maintenant sur ses pas.

Le Nubien essoufflé s’approcha de Cavi et lui tendit les mains, la paume tournée vers le haut. L’Étrusque comprit ce geste d’amitié et fit de même. Alors le guide s’accroupit à l’ombre d’un arbre, appuyé sur sa lance, et parla rapidement, indiquant la direction du Sud et du fleuve. Il y eut un instant de confusion : le Nubien ne savait pas plus de dix mots en langue du Kemit, et Cavi ne comprenait pas du tout le nubien ; mais parmi les affranchis on trouva des interprètes.

Le guide avait, paraît-il, quitté les guerriers pour venir en aide aux anciens captifs. Il affirmait qu’on les avait expulsés de la région soumise au Kemit et que de ce fait, en retournant vers le fleuve, ils risquaient de retomber en esclavage. Le Nubien conseilla à Cavi d’aller à l’Ouest, où ils atteindraient bientôt une grande vallée. Ils la suivraient en direction du Sud et rencontreraient, au bout de quatre jours, de paisibles éleveurs nomades.

— Donne-leur ceci, — le Nubien sortit de la pièce d’étoffe jetée sur son épaule, un signe en ramilles rouges entrelacées d’une manière spéciale, — ils sauront alors à quoi s’en tenir et vous donneront des ânes pour transporter les blessés. Encore plus au Sud, commencent les terres d’un peuple riche et pacifique, qui déteste le Kemit. Les blessés pourront y guérir. À mesure que vous avancerez vers le Sud, il y aura davantage d’eau et les pluies seront plus fréquentes. Dans le lit à sec que vous longerez au début, vous obtiendrez toujours de l’eau en creusant un trou de deux coudées de profondeur …

Le Nubien s’était levé, pressé de partir ; Cavi s’apprêtait à le remercier, lorsque l’un des affranchis asiatiques, qui avait une longue barbe sale et des cheveux hirsutes, bondit vers le guide.

— Pourquoi nous conseilles-tu d’aller à l’Ouest et au Sud ? Notre maison est là-bas ? L’homme montra l’Est, où était le Nil.

Le Nubien le toisa et répondit lentement :

— Si tu franchis le fleuve, tu verras à l’Est un désert pierreux. Passé le désert et au-delà de hautes montagnes, tu arriveras au bord d’une mer où le Kemit est maître. Si tu parviens à traverser la mer, les déserts qui t’attendent sont encore plus terribles, à ce qu’on dit. Et les montagnes et la vallée de la rivière des Aromates sont peuplées de tribus qui fournissent au Kemit des esclaves en échange d’armes. Pense un peu ?

— N’y aurait-il pas de chemin au Nord ? insinua un Libyen.

— Au Nord, à deux jours de marche, il y a un désert immense : des pierres et de l’argile, puis du sable. Pourquoi y aller ? Peut-être qu’il y a des routes et des sources, mais je l’ignore. Je vous indique le trajet le plus facile et que je connais bien … Et signifiant du geste que l’entretien était terminé, le guide sortit de sous l’arbre.

Cavi le rejoignit, lui entoura les épaules de son bras et le remercia dans un jargon fait de mots égyptiens et étrusques ; puis il appela un interprète.

— Je n’ai rien à t’offrir, voilà tout ce quel je possède … il toucha son pagne crasseux. Mais je te garderai dans mon cœur.

— Ce n’est pas pour me faire payer que je vous aide, c’est pour obéir à mon cœur, répondit le Nubien souriant. Lequel d’entre nous qui avons tâté du joug de la Terre noire, refuserait de secourir des braves qui se sont libérés au prix d’une si cruelle épreuve ? Suis bien mon conseil et ne perds pas le signe que je t’ai donné … Encore une chose : la source est à votre droite, à deux mille coudées, là où se baignaient les rhinocéros, mais il vaut mieux partir aujourd’hui même, avant la nuit. Adieu, vaillant étranger ? Salut à tes braves compagnons ? Je suis pressé.

Le guide disparut, tandis que Cavi le suivait d’un regard pensif.

Non, ils ne pouvaient s’en aller aujourd’hui, livrant leurs moribonds à la merci des hyènes. Puisque l’eau n’était pas loin, raison de plus pour rester sur place.

Cavi retourna auprès de ses camarades qui tenaient conseil. Désaltérés et rassasiés, les hommes étaient devenus plus raisonnables et pesaient dûment leur plan d’action.

Tout le monde comprenait l’impossibilité d’aller au Nord : il fallait s’éloigner au plus vite du fleuve, mais on n’avait pas encore décidé si on irait au Sud ou à l’Est.

Les Asiatiques qui représentaient près de la moitié des survivants, ne voulaient pas pénétrer dans le pays des Noirs et insistaient sur la marche vers l’Est. A en croire les Nubiens, on atteindrait en trois semaines le rivage de la mer étroite qui séparait la Nubie de l’Asie, et les habitants de ce pays consentaient à risquer de nouveau la traversée du désert pour être plus vite chez eux.

Cavi avait été emmené en esclavage pendant une campagne militaire. Il avait laissé sa famille au pays natal et la possibilité d’un prompt retour le séduisait. L’expulsion du Kemit lui avait porté un coup douloureux, car le plus simple eût été de revenir par le Grand Fleuve en bateau, jusqu’à la mer. Mais ce guerrier éprouvé se rendait compte qu’une poignée d’hommes perdus au cœur d’un pays hostile, surtout dans le désert où les puits étaient rares, ne pourrait subsister que par miracle. Or, les miracles ne s’étant jamais produits dans sa vie, il n’y croyait guère.

Kidogo qui avait quitté son ami pour participer à la discussion, intervint.

Il raconta pour la première fois son histoire. Fils d’un potier, il appartenait à un peuple riche et nombreux qui habitait sur la côte occidentale du pays des Noirs. Un golfe appelé la Corne du Sud[64] y entamait profondément le continent. Kidogo ne savait comment regagner sa patrie, ayant été capturé à la limite d’un vaste désert, alors qu’il se rendait au Kemit pour voir ses merveilles d’art. Il supposait cependant que ce n’était pas loin, au sud-ouest du champ de bataille. Selon lui, le peuple auquel les envoyait le guide nubien, les renseignerait. Il promettait l’hospitalité à tous ses compagnons, si seulement ils parvenaient à la région peuplée de sa tribu, et il déclara à l’Étrusque que d’après les récits entendus dans son enfance, des vaisseaux d’hommes pareils à lui et à Pandion seraient venus chez eux de la mer septentrionale. Après avoir tout pesé, Cavi recommanda aux autres d’écouter le guide et de partir vers le Sud. Depuis les explications de Kidogo, le pays des Noirs ne lui paraissait plus hostile. La mer libre, non soumise à l’odieux Kemit, lui permettrait d’atteindre son pays natal. L’Étrusque se fiait davantage à la mer qu’au désert.

Les Asiatiques protestaient, refusaient, les Libyens soutenaient l’Étrusque ; quant aux Noirs, inutile d’en parler : ils étaient tous prêts à aller au Sud et à l’Ouest, puisque c’était le chemin de leurs patries.

Les Asiatiques affirmaient qu’on ne pouvait prévoir l’accueil que leur feraient les nomades, surtout ce peu-pie riche et nombreux dont avait parlé le Nubien ; le signe qu’il avait remis à l’Étrusque était peut-être un guet-apens qui les rejetterait dans la captivité.

Alors le Noir à la jambe cassée attira l’attention générale par ses cris et ses gestes. Il lâcha un flux de paroles précipitées, en s’efforçant de sourire et frappant sa poitrine du poing. Dans ce torrent de mots inconnus, Cavi comprit seulement qu’il faisait partie du peuple que le guide avait conseillé de rejoindre avec l’aide des nomades, et qu’il se portait garant de l’humeur pacifique de ses compatriotes. L’Étrusque, décidé, se rangea à l’avis des Noirs et des Libyens contre les Asiatiques qui s’obstinaient à défendre leur plan. Mais comme le soleil déclinait, il fallait songer à l’eau et à la manière de passer la nuit. Cavi proposa d’attendre jusqu’au matin. Si forte que fût leur envie de quitter ce lieu sinistre, jonché de cadavres, ils durent rester là, pour ne pas causer aux moribonds, un surcroît de souffrance en les transportant. Dix hommes se rendirent vers la source indiquée par le Nubien et rapportèrent des cruches pleines d’eau tiède et trouble qui sentait la terre glaise. Sur le conseil des Noirs, on éleva entre les arbres un rempart de ronces, en prévision d’attaques des hyènes. Trois feux flambèrent du côté tourné vers la clairière. Trois hommes furent chargés de veiller les blessés, dix autres, armés de lances, s’assirent autour des feux. La nuit venait vite dans cette contrée. Les nuages étaient encore éclairés à l’Ouest, tandis que le rideau des ténèbres arrivait déjà du Nord et de l’Est, voilant les cimes des arbres et allumant au-dessus d’elles les feux multiples des étoiles. Cavi ne tarda pas à comprendre pourquoi le guide leur avait recommandé de partir au plus vite. Les clameurs des chacals montèrent au ciel, accompagnées du rire atroce des hyènes. Les animaux étaient accourus par centaines, semblait-il, pour dévorer les cadavres aussi bien que les survivants. Un remue-ménage, des grognements, des craquements, des bruits de mâchoires parvenaient de la clairière. L’odeur fade des cadavres rapidement décomposés à la chaleur, se répandait alentour.

Les hommes criaient, jetaient des cailloux et des mottes de terre, s’avançaient avec des tisons enflammés, mais c’était peine perdue : le nombre des fauves allait en croissant.

Soudain, un râle sourd se fit entendre derrière la clôture épineuse, suivi d’un rugissement qui ébranla le sol. Les bêtes qui se chamaillaient dans la clairière, s’étaient tues ; les hommes se dressaient, réveillés en sursaut ; les plaintes des blessés résonnèrent plus fort dans le silence. Le rugissement approchait ; ce son grave, d’une puissance extraordinaire, semblait sortir d’une gigantesque trompette. Une forme vague, à grosse tête, surgit près de l’arbre le plus éloigné : un grand lion à la crinière épaisse s’amenait, précédant sa lionne souple et mince, au pas feutré. Les lances se tournèrent dans la direction des fauves, leurs pointes de cuivre luisaient faiblement à la clarté réduite des bûchers. Les hommes criaient, jetaient aux bêtes des tisons, au risque de mettre le feu aux herbes. Les fauves s’arrêtèrent, abasourdis, et partirent vers la clairière. Les hommes restèrent longtemps aux aguets, serrant leurs lances à en avoir mal aux doigts, mais il n’y eut pas d’attaque.

À peine se furent-ils assoupis, que le tonnerre du rugissement léonin gronda de nouveau, se répéta encore et encore. Trois lions au moins rôdaient dans le voisinage, sans compter la lionne entrevue la première fois. Les hommes reconnurent l’impardonnable négligence qu’ils avaient commise en érigeant un rempart aussi bas et aussi peu solide. Quatre hommes tenaient leurs lances en position de combat pour parer à une attaque éventuelle par derrière, les six autres restaient près des feux. Personne ne dormait : les gens, armés de tout ce qu’ils avaient sous la main, scrutaient les ténèbres. Un nouveau rugissement s’éleva, un lion énorme, à crinière blonde, apparut devant le premier bûcher. La flamme oscillante agrandissait les dimensions du fauve, ses yeux fixés sur les hommes dégageaient une lueur verte. Par malheur, un Asiatique du Nord, inexpérimenté à la chasse, s’était emparé d’un arc. Terrifié par le rugissement, il envoya une flèche en plein dans la gueule de la bête qui gémit, toussa d’une voix rauque et se tut.

— Prends garde ? cria l’un des Nubiens.

Le fauve franchit d’un bond la ligne des feux, pour atterrir parmi les hommes. Mais les vainqueurs du rhinocéros n’étaient pas faciles à intimider : les lances arrêtèrent le lion, lui perçant les flancs et la poitrine, quatre flèches se plantèrent dans son corps souple. Deux lances furent brisées sous les coups de sa lourde patte ; et au même instant, trois Noirs de taille colossale, couverts de leurs boucliers, lui plongèrent leurs coutelas dans le poitrail … Le lion poussa un rugissement plaintif ; les hommes bondirent en arrière, inondés de sang, et le silence se fit aussitôt.

Une grande clameur de triomphe déferla dans la savane. Le cadavre du lion fut jeté devant les feux, et les vainqueurs s’occupèrent à panser deux nouveaux blessés, qui tremblaient encore d’excitation.

Les fauves rôdèrent alentour jusqu’à l’aube, émettant de loin en loin un rugissement terrible. Mais aucun n’osa revenir à la charge.

À la naissance du jour qui se levait dans un rayonnement splendide, cinq blessés graves rendirent leur dernier soupir. Sept autres étaient morts la nuit, sans que personne ne s’en fût aperçu dans le tumulte. Akhmi respirait encore, remuant parfois ses lèvres blêmes.

Pandion était couché, les yeux ouverts, la poitrine soulevée d’un souffle régulier et calme. Kidogo, penché sur lui, constata avec épouvante que son ami ne le voyait pas. Mais le jeune Grec but tout de suite l’eau qu’on lui avait apportée et ferma lentement les paupières.

Après avoir déjeuné des vivres restés de la veille, Cavi proposa de se mettre en route. Les Asiatiques qui s’étaient entendus dans la nuit, se révoltèrent. Ils criaient que dans ce pays infesté d’animaux féroces ils couraient à leur perte, qu’il fallait s’échapper de cette savane fatale, que le désert était plus familier et moins dangereux. Cavi et les Noirs avaient beau les persuader, ils n’en voulaient point démordre.

— Soit, dit finalement l’Étrusque. Je m’en vais au Sud avec Kidogo. Que ceux qui nous suivent se rangent à droite, les autres — à gauche.

Autour de Cavi, se rallièrent les Noirs, les Nubiens et les Libyens : trente-sept hommes, sans compter Pandion et le Noir à la jambe cassée, qui s’était soulevé sur le coude et observait la scène d’un œil anxieux.

Trente-deux hommes passèrent à gauche, la tête baissée d’un air obstiné.

On partagea loyalement entre les deux groupes les cruches à eau et les armes, pour que les Asiatiques n’attribuent pas leur échec possible à un abus de pouvoir des camarades.

Leur chef à longue barbe les emmena à l’Est, vers le fleuve, sitôt le partage terminé, comme s’il craignait que le sentiment de solidarité n’ébranlât leur résolution. Les restants suivirent d’un long regard ces amis intrépides qui s’étaient séparés d’eux au seuil de la liberté ; puis ils retournèrent à leurs affaires avec des soupirs de tristesse. Ils ne sauraient jamais ce que deviendraient leurs compagnons, de même que les vaillants Asiatiques ignoreraient les vicissitudes de leur destin à eux.

« Jamais » : l’affreux mot, cependant inévitable pour les peuples éloignés les uns des autres par l’espace.

L’Étrusque et Kidogo, après avoir examiné Pandion et le Noir blessé, les transportèrent sous un arbre à la ramure grêle. Quand on essaya de soulever Akhmi, un cri horrible jaillit de sa gorge et la vie abandonna le courageux champion de la liberté.

Cavi conseilla aux Libyens de hisser le mort sur un arbre et de l’y attacher avec des cordes. C’est ce que l’on fit immédiatement ; le cadavre serait déchiqueté par les oiseaux rapaces, mais cela paraissait moins odieux que de le jeter en pâture aux hyènes puantes. D’un accord tacite, Cavi et Kidogo coupèrent plusieurs branches.

Que fais-tu ? demanda l’un des grands Noirs à l’Étrusque.

— Une civière. Kidogo et moi, nous porterons celui-ci. Cavi désigna Pandion — et vous, celui-là — l’Étrusque montra de la tête le Noir au tibia fracturé. Le Libyen marchera sans notre aide, le bras en écharpe …

Nous porterons tous celui qui a sauté le premier sur le rhinocéros, répondit le Noir. Ce brave a sauvé tout le monde. Peut-on l’oublier ? Attends, nous savons mieux nous y prendre pour fabriquer une civière.

Quatre Noirs se mirent lestement à l’œuvre. Les civières furent bientôt prêtes : de longues perches entrelacées de cordes, qui étaient restées en abondance sur le champ de bataille. Entre les perches on avait fixé des traverses doubles et des coussins ronds en écorce, enveloppés de morceaux de la peau de lion. Le Noir à la jambe cassée observait le travail avec un sourire joyeux ; ses yeux d’ébène exprimaient une profonde gratitude.

On coucha les blessés sur les civières. Tout était prêt. Les Noirs se mirent deux par deux aux brancards et les levèrent d’un coup, après avoir soigneusement calé les coussins. Puis ils partirent d’un pas léger et cadencé..

C’est ainsi que Pandion s’engagea sur le chemin de l’inconnu, sans avoir repris connaissance.

Deux Nubiens et un Noir armés de lances et d’un arc ouvraient la marche en qualité de guides, les trente autres suivaient en file les civières. Trois hommes, à l’arrière-garde, portaient également deux lances et un arc. Les voyageurs se dirigeaient à l’Ouest, le long de la clairière, tâchant de ne pas regarder les dépouilles de leurs compagnons, en proie au cruel remords de n’avoir pas su les préserver des charognards nocturnes.

Après la halte de midi, le groupe parvint bientôt à un large lit de rivière à sec, visible de loin, dans la savane jaune, grâce aux deux bandes de taillis qui marquaient ses bords.

On tourna droit au Sud par cette ravine et on marcha d’une traite jusqu’au coucher du soleil. Ce jour-là, on n’eut pas à creuser la terre pour avoir de l’eau, car une petite source jaillissait à la surface, entre deux dalles de pierre friable, à gros grain ; mais les gens durent se donner beaucoup de mal pour installer le campement de nuit, clos de remparts de ronces. Tout le monde dormit tranquille, sans craindre les rugissements lointains d’un lion ni les hyènes qui rôdaient dans l’obscurité.

Le second jour de voyage et le troisième se passèrent sans incident. On ne vit qu’une fois, de loin, la masse sombre d’un rhinocéros qui cheminait dans la savane, la tête inclinée. Les hommes s’arrêtèrent, saisis au souvenir de l’atroce bataille, et s’aplatirent au sol. L’animal releva la tête ; comme naguère, l’on vit une paire d’oreilles courbes, largement écartées, et la pointe de la corne dressée entre elles. Les plis de la peau épaisse encadraient les épaules et formaient des bourrelets à la naissance des pattes de devant dont le bas disparaissait dans l’herbe. Le monstre resta quelque temps immobile, puis se détourna et reprit sa marche.

On rencontrait souvent de petits troupeaux d’antilopes gris-jaune ; tuées à coups de flèches, elles constituaient une succulente nourriture.

Au quatrième jour, la ravine s’effaça, la glaise jaune céda la place à une terre étrange, d’un rouge éclatant[65] qui recouvrait d’une couche mince un massif de granit morcelé. Des mamelons granitiques ressortaient en taches foncées dans la morne plaine rouge. Au lieu d’herbe, il y avait des feuilles dures, pareilles à des faisceaux de glaives plantés dans le sol[66]. Les guides évitaient avec soin ces végétaux aux bords tranchants comme des rasoirs.

La plaine rouge s’étalait sous des tourbillons de poussière qui tamisaient l’éclat du soleil. Malgré la chaleur accablante, les voyageurs marchaient toujours, inquiets à l’idée que ce désert pouvait être très vaste. La ravine et son torrent souterrain étaient dépassés Savait-on quand on trouverait l’eau indispensable à l’homme dans ce pays torride ?

Du haut d’une colline granitique, on aperçut à l’horizon une ligne dorée qui marquait sans doute la fin des terres rouges et le début d’une nouvelle savane. En effet, les ombres ne s’étaient allongées que d’une moitié par rapport à celles de midi, lorsque les hommes marchèrent dans de l’herbe bruissante, plus basse, mais plus drue qu’auparavant. À quelque distance, un grand nuage vert semblait flotter au-dessus de sa propre ombre bleu-noir : le puissant « arbre des hôtes » invitait les passants sous son abri. Les guides obliquèrent vers lui. Les marcheurs fatigués pressèrent le pas, et bientôt les civières des blessés étaient dans l’ombre, au pied du tronc partagé en arêtes arrondies par de profondes rainures longitudinales.

Plusieurs Noirs montèrent les uns sur les autres pour grimper dans la ramure. Des cris de joie parvinrent d’en haut ; les Africains ne s’étaient pas trompés dans leurs calculs : un creux du fût qui mesurait au moins quinze coudées de diamètre, contenait de l’eau de pluie, fraîche et sombre. On en remplit les récipients. Les Noirs jetèrent ensuite à leurs camarades de longs fruits effilés aux deux bouts. De la grosseur d’une tête d’homme, ils renfermaient, sous leur peau mince et résistante, une substance farineuse jaunâtre, aigre-douce, qui rafraîchit délicieusement la bouche sèche des voyageurs. Kidogo fendit deux de ces fruits, sortit les nombreux pépins, tritura la pulpe avec un peu d’eau et fit manger Pandion.

À la joie du Noir, le jeune Grec mangea de bon appétit et souleva enfin la tête pour regarder autour de lui ( pendant la marche, on lui recouvrait généralement la figure avec de grandes feuilles arrachées près des sources ). Ses mains se tendirent avec effort vers Kidogo, ses doigts faibles pressèrent le poignet de l’Africain. Les yeux grands ouverts du blessé avaient perdu leur acuité, ils étaient troubles et faisaient peine à voir.

Kidogo lui demanda d’un ton ému comment il se sentait, mais n’obtint pas de réponse. Les yeux de Pandion s’étaient refermés, comme si cette faible manifestation de vie renaissante l’avait épuisé. Le Noir laissa son ami tranquille et se hâta de communiquer la bonne nouvelle à Cavi. L’Étrusque, devenu encore plus morose depuis le jour fatal du combat, s’approcha de la civière et y demeura longuement à dévisager son compagnon. La main posée sur la poitrine du jeune homme, il vérifiait les battements de son cœur.

À ce moment on entendit la voix d’un Nubien qui avait grimpé à la cime de l’arbre pour s’orienter. Il criait que dans le lointain, presque à l’horizon, s’apercevaient des clôtures épineuses, telles qu’en font les éleveurs nomades pour protéger leur bétail contre les carnassiers.

On décida de passer la nuit sous l’arbre et de se remettre en route à l’aube, afin d’atteindre au plus vite le campement des nomades. Au coucher du soleil, de gros nuages s’amassèrent ; la nuit sans étoiles était extraordinairement sombre et silencieuse, les ténèbres veloutées empêchaient de voir les choses à un pas.

Des éclairs sinueux ceignirent bientôt le ciel, un tonnerre lointain gronda sans cesse. Les éclairs s’intensifiaient, des centaines de feux serpentaient çà et là, pareils à d’immenses branches mortes. Le tonnerre ébranlait la savane, la flamme bleue aveuglait les hommes qui voulaient quitter leur abri. On perçut au loin un bruit qui s’amplifia rapidement et se changea en rugissement. C’était une pluie torrentielle qui approchait. L’arbre vacilla sous l’avalanche d’eau. Des cascades fraîches s’abattaient à grand fracas, une mare profonde se forma autour de l’arbre, submergeant les saillies des grosses racines. Dans l’alternance précipitée des ténèbres et de la lumière violente, il semblait que le pays tout entier allait être noyé sous ce déluge. Mais l’orage fut de courte durée, la pluie cessa et le ciel constellé se déploya sur la savane désaltérée ; une brise légère apporta le parfum des herbes et des fleurs invisibles. Le Libyen et l’Étrusque demeuraient étourdis par l’intempérie, qui leur paraissait catastrophique, mais les Noirs déclarèrent en riant que c’était là un phénomène normal de la saison des pluies. Cavi hocha la tête, songeant que si cette averse passait pour normale dans la contrée, des aventures extraordinaires devaient les attendre au pays des Noirs. Ses pressentiments ne le trompaient pas.

Le lendemain, pendant l’étape, des aboiements retentirent subitement. De la brume qui estompait les lointains, se dégagèrent les longues clôtures épineuses qui dissimulaient les huttes basses des nomades.

Une foule d’hommes à tabliers de cuir entoura les voyageurs. Les visages aux pommettes saillantes étaient impénétrables, les yeux bridés et sombres regardaient avec malveillance l’armement égyptien des anciens esclaves. Cependant, le signe émis par le Nubien produisit un bon effet. Cinq indigènes s’avancèrent, ornés de plumes noires et blanches qui surmontaient de hautes coiffures maintenues par des tresses en queues de feuilles.

Les Nubiens comprenaient leur langage, et peu après, les voyageurs buvaient du lait caillé au milieu d’un cercle d’auditeurs. Les affranchis racontaient leur histoire. Dans leur excitation, ils sautaient sur leurs pieds et se coupaient mutuellement la parole, accompagnés d’un chœur d’exclamations étonnées. Les chefs empanachés se battaient les flancs de surprise. Grande est la solidarité de ceux qui subissent les mêmes malheurs, et l’aide amicale fait des miracles.

Les nomades détachèrent six âniers avec dix bêtes pour faciliter le voyage des étrangers. Ils devaient les conduire jusqu’à un bourg habité par un peuple sédentaire, qui se trouvait à sept jours de marche, dans le Sud-Ouest, au bord d’une rivière.

Les civières furent transformées et attachées à quatre ânes, les autres bêtes portèrent de ; l’eau, du lait caillé et du fromage dur emballés dans des sacs en peau. Ainsi délestés, les hommes pouvaient faire de plus longues étapes et parcourir au moins cent vingt mille coudées par jour.

Les journées se succédaient. Un soleil brûlant éclairait la savane infinie, tantôt immobile dans la chaleur, tantôt roulant ses larges ondes sous le vent. Les affranchis s’enfonçaient toujours plus dans les vastes contrées du Sud, où les bêtes pullulaient. Au début, l’œil inaccoutumé ne détaillait pas les troupeaux qui passaient en trombe ou se dissimulaient parmi les herbes : on entrevoyait des dos, des cornes, les unes courtes et incurvées, les autres longues et droites comme des lances ou tordues en spirale. Puis les voyageurs apprirent à distinguer les oryx aux longues cornes, les oréas rouges, grands et doux, les gnous velus, aux vilains museaux busqués, des antilopes singulières de la taille d’un veau, avec de larges oreilles, et qui dansaient autour des arbres sur leurs pattes de derrière[67].

Des herbes jaunes aux tiges dures, hautes comme un homme, bruissaient alentour, tel un immense champ de blé. Leur nappe d’or était tachetée de verdure fraîche, le long des ravines et des creux remplis d’eau de pluie. Au loin, surgissaient des contreforts de montagnes bleues et violettes.

Les arbres se massaient en îlots sombres qui dominaient la savane, ou s’éparpillaient en tous sens, ainsi qu’une troupe d’oiseaux effarouchés. C’étaient le plus souvent les acacias ombelliformes qui avaient étonné Cavi à son premier contact avec la savane d’or : leurs troncs épineux s’évasaient vers le haut comme des cônes renversés. Parfois, lorsque les fûts étaient plus trapus, mais toujours couronnés d’une ramure abondante, les cimes épaisses et sombres ressemblaient à de larges dômes ronds. Les palmiers attiraient l’œil par leurs branches fourchues, coiffées de panaches de feuilles en lames de couteaux.

Cavi constatait que les Noirs et les Nubiens, gauches et embarrassés au Kémit ou sur l’eau du Grand Fleuve, devenaient de jour en jour plus vigoureux, plus résolus et plus assurés. L’Étrusque austère s’apercevait que lui-même, si inébranlable que fût son prestige de chef, perdait pied dans ce pays inconnu, dont il ignorait les lois naturelles.

Les Libyens qui avaient fait bonne contenance dans le désert, semblaient ici désemparés. La savane peuplée de milliers d’animaux les terrifiait, ils croyaient que de multiples dangers les guettaient dans l’herbe, que des menaces mystérieuses escortaient chacun de leurs pas.

Le chemin était effectivement malaisé. On rencontrait des herbes drues, hérissées de pointes[68] qui causaient des démangeaisons intolérables et la suppuration. Quantité de fauves s’abritaient sous les arbres pendant les heures torrides. Parfois, dans l’ombre qui avait l’air d’une caverne béante, entre les touffes d’herbe vivement éclairées, surgissait la silhouette souple et bigarrée d’une panthère.

Les Noirs excellaient à surprendre les oréas, aussi ne manquait-on jamais de viande nourrissante qui restaurait les forces des voyageurs. À la vue d’un troupeau de bœufs géants[69], gris foncé, avec de larges cornes tournées vers le bas, les Africains donnaient l’alarme, et tout le monde se retirait vers les arbres les plus proches, pour échapper à ces terribles habitants de la savane.

Les guides avaient sans doute mal calculé la distance : on marchait depuis neuf jours déjà, sans rencontrer la moindre trace d’habitation humaine. Le bras du Libyen était guéri ; le Noir à la jambe cassée se tenait assis sur la civière, et le soir, durant la halte, il sautillait et clopinait drôlement autour du feu, réjouissant les autres par sa convalescence. Seul, Pandion restait inerte et muet, bien que Kidogo et Cavi le fissent manger davantage.

Quant à la vie exubérante de la savane, elle prospérait plus que jamais, grâce aux pluies.

Des myriades d’insectes bourdonnaient au-dessus de l’herbe, des oiseaux au plumage éclatant voletaient, visions bleues, jaunes, vert émeraude ou noir de velours dans le lacis grisâtre des branches noueuses. Les cris sonores des petites outardes : « mak — har ? mak-har » résonnaient dans l’air surchauffé.

Cavi apprenait à mieux connaître les titans de l’Afrique.

Les éléphants, masses grises et silencieuses, passaient de temps à autre, ouvrant leurs oreilles énormes en direction des hommes ; la blancheur des défenses contrastait avec la couleur sombre dés trompes mobiles. Ces puissantes bêtes plaisaient à l’Étrusque par leur sage comportement, si différent de l’agitation des antilopes, de la fureur des rhinocéros, de la perfidie des fauves. Les voyageurs avaient parfois l’occasion de voir la sieste de ces géants majestueux : le troupeau se tassait, immobile, à l’ombre des arbres. Les vieux mâles penchaient leurs têtes au front bombé, alourdies par les défenses courbes ; les femelles, aux fronts plus aplatis, tenaient la tête plus haute. Un jour, l’avant-garde des affranchis rencontra un vieil éléphant solitaire qui dormait en plein soleil. Il s’était sans doute endormi à l’ombre et le soleil avait tourné sans qu’il eût senti le retour de la chaleur. Cavi admira longuement le superbe colosse.

Il gardait l’immobilité d’une statue, avec sa trompe roulée en bas, ses petits yeux fermés, sa queue mince qui pendait derrière la croupe déclive, entre les pattes de derrière légèrement écartées. Les grosses défenses saillaient, menaçantes, leurs bouts largement écartés.

Là où les arbres étaient clairsemés, on voyait souvent des animaux singuliers, dont les longues pattes supportaient un corps ramassé, au dos en pente raide. Les pattes de devant étaient beaucoup plus longues que celles de derrière. Des épaules massives et un large poitrail soutenaient un cou démesuré, incliné en avant et terminé par une petite tête à cornes courtes et à grandes oreilles en cornet. C’étaient des girafes. Elles circulaient par groupes de cinq à cent spécimens. Un nombreux troupeau de girafes sur un terrain découvert offrait un spectacle inoubliable : il semblait qu’une forêt penchée par le vent se déplaçait dans une vive clarté, en projetant des ombres bizarres. Les bêtes se déplaçaient au trot ou par bonds, repliant les pattes de devant et tendant celles de derrière. Leur robe bariolée — réseau de lignes claires, séparées par de grandes plaques brunes — ressemblait étonnamment à l’ombre des arbres qui les masquait. Elles arrachaient du bout des lèvres les feuilles des branches hautes et se rassasiaient sans avidité ; leurs grandes oreilles sensibles se tournaient en tous sens.

Au-dessus de la savane ondoyante, on apercevait fréquemment une succession de cous de girafes, qui avançaient sans hâte, portant à dix coudées du sol leurs têtes fières, aux yeux noirs luisants.

Leurs mouvements sobres étaient beaux, et ces bêtes inoffensives inspiraient la sympathie.

Plus d’une fois, les voyageurs entendirent à travers la muraille d’herbe le reniflement hargneux du rhinocéros ; mais ils avaient appris à éviter ces monstres à la vue faible, et la possibilité d’une rencontre ne les terrorisait plus.

Ils marchaient à la queue leu leu dans les couloirs tracés parmi les herbes hautes ; seules, les lances et les têtes enveloppées de chiffons et de feuilles oscillaient au-dessus des tiges froissées. Une paroi monotone ondulait indéfiniment de part et d’autre de la troupe. L’herbe et le ciel embrasé poursuivaient les anciens esclaves pendant le jour ; ils voyaient des murailles d’herbe en rêve, la nuit, et se croyaient perdus à jamais dans cette touffeur bruissante, dont on né prévoyait pas la fin. Ce n’est qu’au dixième jour que le détachement aperçut une chaîne de rochers bas, voilés de brume bleuâtre. Après les avoir escaladés, les hommes se trouvèrent sur un plateau pierreux, couvert de buissons et d’arbres nus qui dressaient vers le ciel leurs branches pareilles à des bras levés dans un geste de désolation[70]. Le tronc bas et la ramure étaient du même vert vénéneux ; on aurait dit des brosses rondes, taillées régulièrement et emmanchées de bâtons courts. Ces plantes dégageaient une odeur forte et âcre, leurs branches fragiles se brisaient au souffle du vent et les cassures secrétaient en abondance un suc laiteux qui se figeait en longues gouttes grises. Les guides se hâtaient de franchir cette forêt bizarre, affirmant que si le vent s’intensifiait, les arbres risquaient de tomber et d’écraser les hommes.

Puis, ce fut de nouveau la plaine, montueuse et tapissée d’herbe fraîche. Du haut d’une colline, l’on vit subitement des champs cultivés, confinant à une zone boisée. À travers le rideau des grands fûts serrés, apparaissait une éclaircie, où des huttes coniques s’érigeaient en grand nombre sur une éminence. Une enceinte de pieux massifs entourait le village. La lourde porte en poutres non dégrossies se présentait de face, ornée d’une guirlande de crânes de lions blanchis par le soleil.

Des guerriers de grande taille, à la mine austère, sortirent au-devant des affranchis qui montaient lentement la côte. Ils ressemblaient à des Nubiens, mais leur peau bronzée était d’un ton plus clair.

Les indigènes tenaient de longs javelots dont les pointes énormes ressemblaient à des glaives. Ils s’appuyaient sur de grands boucliers au décor blanc et noir. Des massues en ébène pendaient à leurs ceintures en peau de girafe.

Du flanc de la colline, on apercevait un paysage pittoresque. Parmi l’herbe d’or de la savane, ressortait nettement l’émeraude des rives qui encadraient le ruban bleuté d’un cours d’eau. Les buissons palpitaient à peine, couronnés de houppes de duvet rose. Des grappes de fleurs jaunes et blanches pendaient aux arbres.

Les négociations tramèrent en longueur. Le rôle d’interprète était assumé par le Noir à la jambe cassée, qui disait appartenir à leur race. Appuyé sur un bâton, il sauta sur un pied vers les guerriers, en faisant signe à ses compagnons de s’arrêter.

Lui-même, Cavi, Kidogo, un Nubien et l’un des nomades furent introduits par la porte et emmenés dans la hutte du chef.

Les autres attendirent, tourmentés par l’incertitude. Seul, Pandion gisait immobile et passif, sur la civière qu’on avait détachée des ânes. Un laps de temps s’écoula, qui parut interminable. Enfin, l’Étrusque reparut, escorté d’une foule d’hommes, de femmes et d’enfants. Les villageois souriaient gentiment, agitaient de larges feuilles et prononçaient dans leur langue des paroles amicales, à en juger d’après l’accent.

La porte s’ouvrit aux anciens esclaves, qui passèrent entre de grandes huttes rondes en pisé, couvertes de toitures coniques en tiges d’herbes sèches.

Dans une petite clairière, sous deux arbres, il y avait une vaste case, avec un auvent au-dessus de l’entrée. C’est là que les chefs s’étaient réunis pour examiner les arrivants. Presque toute la population du village se pressait alentour, intéressée par cet événement extraordinaire. À la demande du grand chef, le Noir à la jambe cassée répéta le récit de la terrible chasse au rhinocéros, en montrant à plusieurs reprises Pandion étendu sur sa civière.

Les villageois réagissaient par des cris d’admiration, de surprise et d’horreur à cet exploit fantastique, accompli sur l’ordre du cruel Pharaon du Kemit.

Le grand chef se leva et adressa à son peuple une courte harangue que les affranchis ne pouvaient comprendre. Des cris d’approbation lui répondirent. Alors le chef s’approcha des étrangers qui restaient dans l’expectative, et indiqua le village d’un geste large, en inclinant la tête.

Cavi remercia, par l’intermédiaire de l’interprète, le chef et son peuple hospitalier. Les voyageurs étaient invités à un festin qu’on organiserait le soir en l’honneur de leur venue.

La foule avait entouré la civière de Pandion. Les hommes le regardaient avec respect, les femmes avec compassion. Une jeune fille en manteau bleu s’avança hardiment et se pencha sur le blessé. Le jeune Grec, bronzé par le soleil de la Terre noire et de la Nubie, ne se distinguait, semblait-il, des indigènes que par un teint plus clair. Mais à le voir de plus près, les boucles emmêlées de ses cheveux devenus longs et les traits réguliers de son visage amaigri dénotaient une origine lointaine.

Pénétrée de pitié pour le beau héros allongé sans mouvement, la jeune fille tendit doucement la main pour écarter d’une caresse une mèche tombée sur le front du jeune homme.

Les paupières alourdies se levèrent lentement sur de grands yeux d’une merveilleuse couleur d’or, et la jeune fille tressaillit. Mais l’étranger ne la voyait pas : son regard impassible fixait les branches qui se balançaient au-dessus de lui.

— Irouma ? crièrent à la jeune fille ses compagnes.

Kidogo et Cavi emportèrent leur ami, tandis que la jeune fille resta sur place, les yeux baissés, devenue subitement immobile et insensible comme le jeune Grec qui avait attiré son attention.

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