L’ÉLÈVE DU SCULPTEUR


Une roche plate s’avançait loin dans la mer qui clapotait doucement en contrebas, invisible dans l’obscurité nocturne. La pierre conservait encore sa tiédeur du jour, et le jeune homme n’était pas importuné par la brise fraîche qui passait entre les rochers.

Le jeune homme fixait rêveusement l’espace où la Voie Lactée plongeait dans les ténèbres le bout de son ruban d’argent. Il observait les étoiles filantes qui s’allumaient un peu partout, rayaient le ciel de leurs aiguilles claires et disparaissaient à l’horizon en s’éteignant comme des flèches incandescentes tombées dans l’eau. Encore et encore, les dards enflammés s’éparpillaient dans le firmament et s’envolaient vers les pays légendaires, aux confins de l’Œcumène[3].

« Je vais demander à grand-père où elles aboutissent », se dit le jeune homme qui souhaita aussitôt de voler ainsi dans le ciel à destination inconnue.

Au fait, ce n’est plus un adolescent ; d’ici quelques jours il aura atteint l’âge du guerrier. Mais les armes ne le tentent pas, il préfère devenir un artiste, un sculpteur renommé. Il se distingue de la plupart des gens par la capacité de voir les formes de la nature, de les sentir et de les garder dans sa mémoire … C’est ce que lui a dit son maître, le sculpteur Agénor. En effet, là où d’autres passaient indifférents, il s’arrêtait, ébranlé jusqu’au fond de son être par ce qu’il percevait, sans pouvoir l’analyser encore. Les multiples visages de la nature l’attiraient par leurs métamorphoses continuelles. Par la suite, sa vue s’aiguisa. Il sut choisir et retenir pour longtemps les traits qui le charmaient. La beauté insaisissable se dissimulait partout : dans la crête cintrée d’une vague impétueuse et dans les cheveux de Thessa — la fille de son maître — déroulés par le vent, dans les fûts élancés des pins et les falaises rudes qui surplombaient orgueilleusement la mer. Son plus grand désir était désormais de créer de belles formes, de montrer la beauté à ceux qui ne réussissaient pas à la saisir. Que peut-il y avoir de plus beau que le corps humain ? Mais c’est précisément ce qui est le plus difficile à rendre …

Voilà pourquoi ces traits vivants, captés par la mémoire, ressemblent si peu aux images de divinités et de héros, qu’il voit autour de lui et qu’il a appris à faire lui-même … Les œuvres des plus célèbres maîtres de l’Œniadée[4] ne pouvaient donner une image convaincante de l’être humain.

Le jeune homme sentait confusément qu’ils se bornaient à évoquer, en les outrant, certains traits caractéristiques de la joie, de l’énergie, de la colère ou de l’affection, sans plus. Le sculpteur sacrifiait tout à l’effet. Eh bien non, il doit savoir rendre la beauté ? Il deviendra le plus grand sculpteur de son pays, et on le glorifiera en admirant ses œuvres qui perpétueront dans le bronze ou dans la pierre la beauté vivante ?

Comme il s’adonnait à ses rêves ambitieux, une forte vague s’abattit bruyamment sur la côte. Quelques gouttes éclaboussèrent les rochers et le visage du jeune homme. Il tressaillit, ramené à la réalité, et sourit avec embarras, dans la nuit. Grands dieux ? Le moment n’était pas venu, il s’en fallait … En attendant, Agénor le grondait souvent pour sa maladresse et se trouvait toujours avoir raison … Et son aïeul ? Il se désintéressait de ses succès artistiques et ne songeait qu’à faire de lui un fameux lutteur. Comme si un artiste avait besoin d’être vigoureux ? Son grand-père avait pourtant bien fait de l’élever de la sorte … Le jeune homme était d’une force et d’une endurance exceptionnelles, il le savait. Quel plaisir de montrer sa vigueur et son adresse aux compétitions, le soir, devant Thessa, en observant avec joie l’éclat approbateur de ses yeux ?

Le jeune homme sauta sur ses pieds, les joues en feu, tous les muscles tendus. Il exposa sa poitrine au vent, d’un air de défi, leva son visage vers les étoiles et soudain eut un rire silencieux.

Il s’approcha lentement du bord de la roche, scruta les ténèbres qui semblaient abyssales, et plongea avec un cri sonore. Aussitôt, la nuit s’anima. La mer lui fit un doux accueil, rafraîchissant sa peau brûlante et cernant de feux microscopiques ses bras et ses épaules.

Les vagues espiègles tâchaient de l’expulser, de le refouler en arrière. Il nageait, devinant dans l’obscurité les oscillations de l’eau, et gravissait d’un élan assuré les hautes lames surgies devant lui. Son cœur défaillait un peu en face de cette mer qui paraissait sans fond ni limites, confondue avec le ciel. Il était en tête à tête avec les astres.

Une vague puissante le projeta ; il vit sur la côte un feu rouge lointain. Un léger mouvement, et l’onde docile le ramena vers une plage qui faisait dans l’obscurité une tache grisâtre, à peine perceptible.

Frissonnant un peu, il remonta sur la dalle rocheuse, prit son manteau de grosse laine, le roula et partit au pas de course en direction de la lumière.

La fumée odorante d’un feu de branches sèches se répandait alentour.

La lueur pâle de la flamme éclairait le mur d’une cabane en pierres brutes et l’avancée du toit de roseaux. La ramure étalée d’un platane solitaire abritait le logis contre l’intempérie. Un vieillard en manteau gris se tenait assis devant le feu, la mine pensive. Au bruit des pas, il tourna en souriant vers le jeune homme son visage ridé, dont le hâle était accentué par la blancheur d’une barbe frisée.

— Quelle longue absence, Pandion ? dit-il sur un ton de reproche. Il y a longtemps que je suis de retour et que je désire te parler.

— Je ne croyais pas que tu reviendrais si vite, répliqua le jeune homme pour se justifier. Alors je me suis baigné. Mais je suis prêt à t’écouter toute la nuit.

Le vieillard secoua la tête :

— Non, l’entretien sera long, et tu dois te lever de bonne heure. J’ai une épreuve à te faire subir demain, aussi faut-il que tu sois en pleine force. Voici des galettes fraîches dont j’ai renouvelé la réserve, et du miel. Nous avons un souper de fête : mange comme il sied à un guerrier, sobrement et sans gloutonnerie.

Le jeune homme rompit volontiers une galette et plongea la mie blanche et tendre dans le petit pot de miel. Il mangeait sans quitter des yeux son aïeul qui le regardait avec une affection muette. Leurs prunelles se ressemblaient singulièrement, rayonnantes et dorées comme du soleil concentré. Selon la tradition populaire, ceux qui avaient des yeux pareils descendraient d’amantes terrestres d’Hypérion[5], le « fils des hauteurs ».

— J’ai pensé à toi après ton départ, dit le jeune homme. Pourquoi les autres aèdes[6] habitent-ils de belles maisons et font-ils bonne chère, uniquement préoccupés de leur art ? Et toi, grand-père, qui sais tant de choses et qui excelles à composer des chansons, tu dois peiner à la mer. La barque est trop lourde pour toi, et tu n’as que moi pour t’aider. C’est que nous n’avons pas d’esclaves ?

Le vieillard sourit et posa sa main noueuse sur la tête bouclée de Pandion :

— Je voulais également t’en parler demain. Ce soir, je te dirai seulement que les chansons sur les dieux et les hommes peuvent être de diverse nature. Si tu es loyal envers toi-même et si tes yeux sont ouverts, elles ne plairont ni aux seigneurs terriens ni aux grands capitaines. Tu n’obtiendras donc ni cadeaux précieux, ni esclaves, ni renommée ; on ne t’invitera jamais dans les demeures princières et ton art ne te nourrira pas … Mais il est temps de dormir, s’interrompit le vieillard. Vois, le Char de la Nuit[7] se tourne déjà vers l’autre côté du ciel. Ses coursiers noirs sont lestes, et pour être fort l’homme a besoin de repos. Viens. À ces mots, l’aïeul se dirigea vers la porte étroite de son humble logis.

Il réveilla Pandion de bon matin.

Les froids de l’automne approchaient : le ciel était chargé de nuages, une aigre bise froissait les roseaux secs, le platane transi agitait ses feuilles dentelées.

Pandion se livra aux exercices de gymnastique sous la surveillance sévère de l’aïeul. Il les avait faits des myriades de fois, les répétant tous les jours, depuis son enfance, au lever et au coucher du soleil ; mais aujourd’hui le vieillard choisissait les plus difficiles et multipliait sans cesse leur nombre.

Le jeune homme lançait un lourd javelot, jetait des pierres, sautait des obstacles, un sac de sable sur le dos. Enfin, son grand-père lui attacha à la main gauche une grosse loupe de noyer, mit dans sa main droite un gourdin et fixa à sa tête un fragment de vase en pierre. Se retenant de rire pour ne pas perdre haleine, Pandion partit en vitesse, à un signal du grand-père, vers le nord où le chemin côtier contournait un promontoire abrupt. Il suivit le chemin à toute allure, escalada le premier gradin de la falaise, redescendit et revint encore plus vite sur ses pas. Le vieillard l’accueillit près de la cabane, le débarrassa de son équipement et appliqua sa joue contre le visage du jeune homme, afin d’évaluer sa lassitude d’après la respiration.

Pandion dit au bout d’un moment :

— Je pourrais recommencer un grand nombre de fois, sans demander de repos.

— En effet, déclara son grand-père en se redressant avec une lenteur empreinte de fierté. Tu pourrais être un guerrier capable de combattre sans trêve, sous le poids des armes en bronze ? Mon fils, ton père t’a légué vigueur et santé ; moi, je les ai consolidées en y ajoutant le courage et l’endurance. L’aïeul embrassa du regard la taille du jeune homme, contempla d’un air approbateur le torse bombé, les muscles fermes sous la peau nette et saine. Tu n’as plus de famille à part moi, faible vieillard, reprit-il, tu n’as ni richesses ni serviteurs, et toute notre phratrie[8] consiste en trois petits villages perchés sur la côte rocheuse … Le monde est vaste et plein de dangers qui menacent l’homme isolé. Le plus terrible est la perte de la liberté, l’esclavage. C’est pourquoi je me suis tant appliqué à faire de toi un vaillant guerrier. Te voici libre et en état de servir ton peuple. Viens sacrifier à Hypérion, notre protecteur, à l’occasion de ta maturité.

L’aïeul et son petit-fils se dirigèrent le long des broussailles de laiches et de roseaux brunis, vers un cap mince qui s’avançait loin dans la mer, telle une longue muraille.

Deux gros chênes aux branches étalées poussaient à son extrémité. Un autel en pierre calcaire s’élevait entre leurs troncs, devant un poteau de bois noirci, taillé en forme de corps humain. C’était un temple ancien, consacré à la divinité locale : la rivière Achéloos qui se jetait dans la mer à cet endroit.

L’embouchure se perdait dans les fourrés peuplés d’oiseaux migrateurs.

La mer brumeuse apparaissait à l’arrière-plan. Les vagues venues du large se brisaient contre la pointe aiguë du cap, qui ressemblait au cou d’un animal géant dont la tête serait immergée.

Le grondement solennel du ressac, les cris perçants des oiseaux, le sifflement du vent dans les roseaux et le bruissement des branches de chêne se confondaient en une symphonie violente et inquiète.

Le vieillard alluma un feu sur l’autel en pierres brutes. Il jeta sur le bûcher un morceau de viande et une galette. Le sacrifice terminé, il conduisit Pandion vers une grande dalle au bord de la falaise moussue et lui ordonna de la déloger. Le jeune homme s’acquitta sans peine de cette tâche et, sur l’indication de l’aïeul, introduisit la main dans une large fissure qui séparait deux couches de calcaire. Du métal tinta, et Pandion sortit une à une des armes de bronze verdi par l’oxydation, un glaive, un casque et une large ceinture en plaques carrées, que l’on mettait en guise de cuirasse pour protéger le bas du torse.

— Ce sont les armes de ton père qui a péri dans la fleur de l’âge, dit l’aïeul à voix basse. Le bouclier et l’arc, tu devras te les procurer toi-même.

Le jeune homme bouleversé se pencha sur les reliques et nettoya la couche d’oxyde avec précaution.

Le vieillard s’était assis, le dos au rocher, et observait son petit-fils en silence, s’efforçant de lui cacher sa tristesse, Pandion abandonna les armes pour courir l’embrasser. Le vieillard lui entoura la taille de son bras et sentit le relief des muscles puissants. Il avait l’impression que lui et son fils, mort depuis des années, renaissaient dans ce jeune corps fait pour la lutte.

L’aïeul tourna vers lui le visage de son petit-fils et le regarda longuement dans ses yeux d’or grands ouverts.

— À présent décide, Pandion, ce que tu vas faire : t’engager comme guerrier chez le chef de notre phratrie ou rester l’élève d’Agénor ?

— Je reste chez Agénor, répondit Pandion sans hésiter. Si je me rends au village, auprès du chef, je serai obligé d’y demeurer et de manger avec l’assemblée des hommes, en te laissant seul. Or, je ne veux pas te quitter, je t’aiderai toujours.

— Non, il est temps de nous séparer, Pandion, dit le vieillard d’un ton ferme, quoique non sans effort.

Le jeune homme recula, surpris, mais l’aïeul le retint.

— J’ai tenu la promesse faite à ton père, reprit l’aïeul. Te voilà mûr pour la vie. Le début de ta carrière doit être libre, et non pas accablé par le souci d’un vieil impotent. Je m’en irai de l’Œniadée dans la fertile Elidé[9], où vivent mes filles mariées. Quand tu seras un artiste renommé, tu me retrouveras …

Il ne répondit aux ardentes protestations du jeune homme que par des signes de tête négatifs. Pandion se dépensa en paroles tendres, suppliantes, indignées, jusqu’à ce qu’il eût compris que cette décision irrévocable était prise depuis des années et renforcée par l’expérience.

Le cœur lourd, le jeune homme ne quitta pas son aïeul de la journée, l’aidant aux préparatifs de départ.

Le soir, ils s’assirent ensemble près de la barque renversée et calfatée à neuf, et le vieillard prit sa lyre éprouvée par un long usage. Sa voix encore jeune survola la côte pour aller mourir dans le lointain.

La triste mélodie rappelait le clapotis rythmé de la mer.

À la demande de Pandion, il lui chantait des poèmes sur l’origine de leur peuple, sur les terres et les pays voisins.

Sachant qu’il l’écoutait pour la dernière fois, le jeune homme captait avidement chaque mot et tâchait de retenir ces airs qui s’associaient pour lui, dès l’enfance, à l’image de l’aïeul. Il croyait voir, en chair et en os, les héros antiques qui unifiaient les tribus.

Le vieil aède célébrait la beauté austère de sa patrie, dont la nature elle-même incarnait les dieux ; il chantait la grandeur des hommes qui savaient aimer la vie et vaincre la nature sans se cacher d’elle dans les temples, sans se détourner du réel.

Et le cœur du jeune homme battait d’émotion devant les chemins inexplorés qui découvraient, à chaque tournant, du nouveau et de l’imprévu.

Au matin, les chaleurs de l’été semblaient revenues. L’azur du ciel flamboyait, l’air immobile s’emplissait du chant des cigales, la blancheur des rochers et des cailloux réverbérait la lumière éblouissante du soleil. La mer, devenue limpide, ondoyait paresseusement près des rives, tel un vieux vin remué dans un calice géant.

Lorsque la barque du vieillard eut disparu à l’horizon, Pandion fut pénétré d’angoisse. Il tomba, le front sur ses bras croisés. Il se sentait tout petit, seul et abandonné, le cœur fendu par le départ de l’aïeul bien-aimé. Les larmes coulaient sur ses bras, mais ce n’étaient plus des larmes d’enfant : elles jaillissaient en gouttes rares et lourdes, sans lénifier son chagrin.

Qu’ils étaient loin, les rêves ambitieux ? Rien ne pouvait le consoler de la cruelle séparation.

La conscience de la perte irréparable se précisa lentement, inexorablement, et le jeune homme finit par se dominer. Honteux de ses larmes, les lèvres pincées, il releva la tête et considéra longuement les lointains, jusqu’à ce que ses pensées eussent repris leur cours normal. Pandion se mit debout, embrassa du regard le rivage embrasé, la maisonnette sous le platane, et son désespoir redevint poignant. Il comprit que l’adolescence était révolue, que la vie insouciante, pleine de rêves naïfs ne reviendrait plus jamais.

Pandion chemina vers le logis. Il y ceignit le glaive et enveloppa ses effets dans son manteau. Ayant soigneusement calé la porte, pour que la tempête ne s’engouffrât pas à l’intérieur, il enfila le sentier pierreux, balayé par les vents marins. L’herbe sèche bruissait mélancoliquement sous ses pieds. Il était parvenu à une colline hérissée de buissons vert sombre, dont les petites feuilles chauffées au soleil dégageaient une odeur de tourteaux d’olives. Là, le chemin bifurquait : une branche conduisait à droite, vers un hameau de pêcheurs bâti sur la grève, l’autre longeait le bord de la rivière jusqu’au village. Pandion prit à gauche ; la colline franchie, ses pieds s’enfoncèrent dans une chaude poussière blanche, et le crissement des cigales couvrit la rumeur de la mer. Le pied de la montagne disparaissait sous les arbres. Les feuilles minces des lauriers-roses, la lourde verdure des figuiers alternaient avec les cimes opulentes des noyers géants, et le tout formait une masse touffue qui semblait presque noire au bord des falaises blanches. Le sentier plongea dans l’ombre fraîche et aboutit, après quelques détours, à une clairière où des maisonnettes se massaient au bas de coteaux plantés de vignes.

Le jeune homme pressa le pas et se dirigea vers un bâtiment trapu, dont les murs blancs se dissimulaient derrière les troncs noueux des oliviers. Comme il pénétrait sous l’auvent, un homme assez âgé, de taille moyenne, avec une barbe noire, se leva pour l’accueillir : c’était le sculpteur Agénor.

— Te voici, Pandion ? s’exclama-t-il, tout joyeux. Moi qui voulais déjà te faire chercher … Par exemple ? Agénor avait remarqué les armes du jeune homme. Viens que je t’embrasse, mon garçon … Thessa, Thessa ? Vois donc le beau guerrier qui nous arrive ?

Pandion se retourna prestement. Une jeune fille en himation[10]rouge sombre, jetée sur un chiton[11] bleu déteint, apparut dans l’encadrement de la porte intérieure. Un sourire radieux découvrit des dents de perle ; mais l’instant d’après elle fronça les sourcils et toisa froidement Pandion.

— Tu vois, Thessa est fâchée : tu es resté absent deux grands jours sans nous prévenir, intervint le sculpteur sur un ton de reproche.

Le jeune homme se taisait, la tête basse, jetant des regards en-dessous, tantôt à la jeune fille, tantôt à son maître.

— Qu’as-tu, mon garçon … ou plutôt, mon guerrier ? insistait Agénor. Tu es si triste ? Et qu’est-ce que ce paquet ?

Pandion s’expliqua à bâtons rompus, d’une voix entrecoupée, revivant à nouveau sa peine.

Survint la femme du sculpteur, mère de Thessa.

Agénor posa les mains sur les épaules du jeune homme :

— Nous t’aimons depuis longtemps, Pandion, et nous sommes heureux de t’avoir parmi nous. Moi, je suis ravi que tu aies préféré l’art à la vie du guerrier. Tu n’y échapperas point par la suite, mais pour le moment, il te faut parvenir à des résultats que l’on n’atteint qu’au prix d’un labeur assidu et de longues méditations.

Pandion s’inclina, selon la coutume, devant l’épouse d’Agénor ; elle lui couvrit la tête du pan de son manteau et le serra tendrement sur son cœur.

La jeune fille poussa un cri de joie, puis, confuse, rentra vivement dans la maison, suivie du sourire de son père.

Agénor s’assit au seuil de l’atelier pour se reposer. De vieux oliviers poussaient devant la maison. Leurs troncs énormes et noueux s’enchevêtraient capricieusement, et le regard pensif du sculpteur y découvrait des formes d’hommes et d’animaux. Un des arbres rappelait un titan à genoux, ouvrant les bras au-dessus de son échine ployée. Un autre évoquait un corps difforme, tordu par la douleur. Et tous semblaient soutenir avec effort la lourde masse de leurs branches innombrables, garnies de petites feuilles argentées.

De l’autre côté de la maison, Agénor entrevit une silhouette vêtue d’une belle himation bleue, pailletée d’or. Il reconnut sa fille au moment où elle disparaissait derrière la crête de la colline. La femme du sculpteur, foulant sans bruit le sol de ses pieds nus, vint s’asseoir à côté de lui.

— Thessa est de nouveau allée rejoindre Pandion dans la pineraie, dit Agénor, et il ajouta : Ces enfants s’imaginent que nous ignorons leur petit secret ?

La femme éclata de rire, puis elle reprit son sérieux et demanda :

— Que penses-tu de Pandion, maintenant que nous le connaissons depuis plus d’un an ?

— Je l’aime plus que jamais, répondit l’homme, et son épouse approuva de la tête. Cependant … Il se tut, pesant ses mots.

— Il vise trop haut, conclut sa femme.

— Oui, et les dieux lui ont prodigué leurs dons. Mais il lui manque un guide, car je ne suis pas en mesure de lui offrir ce qu’il cherche, dit le sculpteur avec une nuance de mélancolie.

— J’ai l’impression qu’il se démène à la recherche de son « moi » … Il ne ressemble point aux jeunes gens de son âge, dit à mi-voix la femme. Je ne sais ce qu’il veut et parfois il me fait pitié.

— Tu as raison, chérie : il ne trouvera pas le bonheur dans le désir de réussir là où les autres ont toujours échoué. Quant à ton inquiétude … J’en devine la cause : tu as peur pour Thessa ?

— Non, ma fille est fière et hardie. Mais je sens que son amour pour Pandion risque de la rendre malheureuse. Celui qui cherche souffre d’une nostalgie que l’amour ne saurait guérir …

— Il m’a bien guéri, moi, fit observer le sculpteur avec un doux sourire. Or, je devais ressembler jadis à Pandion …

— Non, non, tu étais plus calme et plus solide, dit-elle en caressant la tête grisonnante de son mari.

Agénor regardait au-delà des arbres, où sa fille avait disparu.

Elle s’en allait en hâte vers la mer, jetant des regards autour d’elle, bien qu’elle sût qu’un jour de fête personne n’aurait songé à se rendre dans le bois sacré de si bon matin.

Une chaleur torride émanait des falaises blanches. Comme le chemin traversait une plaine tapissée de ronces, Thessa marchait prudemment, pour ne pas déchirer le bas de son superbe chiton en étoffe mince et presque transparente, rapportée d’outre-mer. Puis le terrain monta, couvert de fleurs écarlates. La colline flamboyait au grand soleil, comme un brasier. Il n’y avait plus de ronces, et la jeune fille se mit à courir, son chiton relevé à mi-jambe.

Ayant dépassé quelques arbres isolés, elle se trouva dans le bois. Les fûts sveltes des pins avaient des reflets de cire mauve, leurs cimes larges bruissaient au vent et leurs branches aux longues aiguilles soyeuses transformaient la clarté du soleil en poudre d’or.

Le parfum de résine chauffée se mêlait à l’haleine fraîche de la mer et se répandait dans la pineraie.

La jeune fille ralentit, subissant d’instinct l’influence de cette paix solennelle.

À sa droite, une roche grise, jonchée d’aiguilles, s’érigeait entre les troncs.

Un faisceau de rayons tombait dans la clairière, et les pins environnants semblaient coulés en cuivre. On y entendait mieux le bruit de la mer invisible, qui manifestait toujours sa présence par des accents graves et rythmés.

Pandion, accouru de derrière le rocher, attira Thessa contre lui, puis la repoussa légèrement et l’examina d’un œil attentif, comme s’il voulait se pénétrer de son image.

Elle avait des cheveux noirs lustrés, dont les boucles palpitaient autour d’un front pur ; les sourcils fins se relevaient vers les tempes en une courbe très peu prononcée, ce qui prêtait aux grands yeux bleus une insaisissable expression d’orgueilleuse ironie.

Thessa se dégagea d’un mouvement souple.

— Dépêchons-nous, il viendra bientôt du monde ? dit-elle en le regardant avec tendresse.

— Je suis prêt. À ces mots, Pandion s’approcha de la roche où s’ouvrait une grotte étroite, tout en hauteur.

Sur un bloc de calcaire, se dressait une statue inachevée en terre glaise, demi-grandeur nature. Les outils en bois du modeleur étaient disposés autour d’elle.

La jeune fille quitta son himation bleue et leva lentement les mains vers les agrafes qui retenaient les plis du chiton fendu le long des épaules.

Pandion l’observait, le sourire aux lèvres, en triant ses outils, mais lorsqu’il se tourna vers la statue, son sourire d’extase s’effaça peu à peu. Cette ébauche grossière était bien loin de la ravissante Thessa. Pourtant l’argile reproduisait déjà les proportions de son corps. Ce jour devait être décisif : le travail préliminaire était achevé. Il s’agissait de reporter sur la matière inerte le charme des lignes vivantes.

Pandion fit volte-face, la mine sombre et résolue. Thessa lui lança un regard à la dérobée et acquiesça de la tête. Puis, baissant les yeux, elle s’appuya à un tronc d’arbre, une main derrière la nuque. Le jeune homme s’absorba silencieusement dans sa besogne. Ses yeux, devenus perçants, allaient du modèle à la statue, enregistrant, mesurant, comparant.

Elle durait depuis des jours, cette lutte entre les mains de l’artiste et la glaise inerte, d’une docilité indifférente, qu’il fallait contraindre à épouser les belles formes de la vie.

Le temps fuyait. L’oreille sensible du jeune homme avait capté plus d’une fois les soupirs de lassitude que Thessa tâchait de réprimer.

Il interrompit le travail, s’éloigna de la statue, et Thessa tressaillit en l’entendant gémir de déception. La statue était moins ressemblante que jamais. En affinant et précisant son œuvre, Pandion avait tué le germe de vie qu’elle recelait. Ce n’était plus qu’une imitation maladroite de ce corps de jeune fille adossé à l’énorme tronc de pin.

Les lèvres pincées, le jeune homme comparait Thessa à la statue, cherchant fébrilement l’erreur. Mais il n’y en avait pas, le sculpteur n’avait simplement pas su rendre la vie, fixer le mouvement fugitif du corps humain. Il espérait que la force de son amour, son admiration pour la beauté de Thessa lui permettraient d’accomplir un exploit insigne, de donner un chef-d’œuvre au monde … C’était ainsi hier, tout à l’heure même ? Eh bien non, il ne le pouvait pas … il était incapable … Il n’en avait pas la force … Même pour Thessa qu’il aimait passionnément ? Que faire ? Il voyait tout en noir, ses outils étaient tombés à terre, le sang lui montait à la tête. Désespéré, conscient de son impuissance, il s’élança vers la jeune fille et tomba devant elle, embrassant ses genoux.

Thessa confuse et perplexe, appliqua ses mains sur le visage brûlant de Pandion, levé vers elle.

Soudain son intuition féminine lui révéla l’état d’âme du sculpteur. Elle se pencha sur lui avec une sollicitude maternelle, lui parla doucement, pressa sa tête contre son sein, effleurant des doigts les boucles de ses cheveux courts.

L’accès de désespoir de Pandion s’apaisa.

Des voix se firent entendre dans le lointain. Il promena autour de lui un regard circulaire, son élan était passé, entraînant à sa suite l’espoir orgueilleux. L’artiste ne croyait plus à la réalisation de son rêve de jeunesse. Il revint à sa statue et s’arrêta songeur. La petite main de Thessa se posa sur son bras.

— Ne fais pas cela, jeune insensé, chuchota-t-elle.

— Non, non, Thessa, je n’en aurais pas le courage, avoua Pandion sans détacher les yeux de son œuvre. Si cette … il hésita … cette chose n’était pas faite d’après toi, je l’aurais détruite sur-le-champ. Elle est si grossière, si laide qu’elle ne doit pas exister ni rappeler en quoi que ce soit ton image … Là-dessus, le jeune homme repoussa aisément la pierre et la statue au fond de la grotte. Il camoufla avec soin la fente étroite par des cailloux et des poignées d’aiguilles de pin sèches …

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers le bruit du ressac. Après avoir marché longtemps en silence, Pandion essaya d’expliquer à sa bien-aimée la nostalgie et la détresse qui le tourmentaient. Elle le persuadait de ne pas renoncer à ses tentatives, se déclarait sûre de lui, de son aptitude à exécuter son dessein. Mais il resta inébranlable. Il avait enfin compris qu’il était loin de la véritable maîtrise et que le chemin de l’art passait par des années de travail persévérant.

— Non, Thessa, je suis incapable de modeler ton portrait, je le sais maintenant ? disait-il avec feu. Je suis trop pauvre là et là — il indiqua son cœur et ses yeux — pour rendre ta beauté …

— N’est-elle pas à toi, Pandion ? La jeune fille noua impétueusement ses bras au cou de son ami.

— Elle l’est, Thessa, mais comme elle me fait parfois souffrir ? Je ne me lasserai jamais de t’admirer, et cependant … je ne puis l’exprimer … Chaque instant me paraît le dernier, comme si ta beauté allait s’évanouir, tels les accents envolés d’une chanson … Tu es partie, et je ne puis évoquer tes traits, me les raconter à moi-même ? Or, il faut que je te représente en argile, en bois, en pierre. Je dois savoir pourquoi il est si difficile de rendre la beauté, sinon comment pourrai-je insuffler la vie dans mes œuvres ?

Thessa l’écoutait, attentive, et sentant que Pandion lui avait ouvert toute son âme, elle se rendait compte avec amertume de son impuissance. La nostalgie de l’artiste se communiquait à elle, une vague inquiétude lui étreignait le cœur.

Soudain, le jeune homme sourit, et avant qu’elle n’eût compris ce qui lui arrivait, des bras vigoureux l’enlevèrent du sol. Pandion courut vers la grève, déposa Thessa sur le sable humide et disparut derrière un mamelon.

L’instant d’après, elle vit sa tête à la cime d’une vague qui approchait. Il ne tarda pas à revenir. Plus trace de sa récente mélancolie. Aussi l’événement du bois sacré parut-il moins grave à la jeune fille. Elle rit doucement au souvenir de la médiocre effigie en terre glaise et de la mine contrite de son auteur.

Pandion riait aussi de sa déconvenue, comme un gamin, et faisait valoir aux yeux de la jeune fille sa force et son adresse. Ils s’en retournèrent ainsi à la maison, sans se presser, avec des haltes fréquentes. Mais l’inquiétude persistait au tréfonds de l’âme de Thessa …

Agénor toucha le genou de Pandion :

— Notre peuple est encore jeune et pauvre, mon fils. Il faut des siècles de prospérité pour que des centaines d’hommes puissent se consacrer aux arts, étudier les beautés de l’homme et du monde. Nous, nous figurions tout récemment nos dieux par des poteaux en pierre ou en bois à peine dégrossis … Or, voici que tu cherches à connaître les lois de la beauté, et je puis prédire que notre peuple ira loin dans ce domaine. En attendant, les pays anciens et opulents ont des artistes beaucoup plus habiles.

Le sculpteur alla prendre dans un coin de la pièce un grand coffret de bois jaune et en sortit un paquet d’étoffe rouge. Il le défit avec précaution et posa devant Pandion une statuette haute d’une coudée, en ivoire et or. L’ivoire avait rosi de vieillesse et sa surface polie s’était couverte de fines craquelures.

La figurine représentait une femme tenant à bout de bras deux serpents enroulés jusqu’aux coudes. Une ceinture à bourrelets enserrait la taille excessivement mince et y retenait une longue jupe évasée, à cinq rayures d’or transversales. Le dos, les épaules, les flancs et le haut des bras étaient drapés dans un châle léger qui laissait nus la poitrine et le haut du ventre.

La lourde chevelure ondulée se relevait en chignon au sommet de la tête et non pas sur la nuque, comme chez les femmes helléniques. De grosses mèches s’en détachaient, retombant sur le cou et dans le dos.

Pandion n’avait jamais rien vu de pareil. On y sentait la main d’un grand maître. Ce qui attirait surtout l’attention, c’était le visage étrangement impassible, large et plat, aux pommettes massives, aux lèvres épaisses et au menton légèrement saillant.

Les sourcils, larges et droits, accentuaient l’expression d’indifférence, mais les seins plantureux semblaient soulevés d’un soupir impatient.

Pandion était abasourdi. Si seulement il avait le talent de cet artiste inconnu ? Si son ciseau pouvait rendre avec autant de précision et de grâce ces formes qui revivaient sous la patine rosée du vieil ivoire ?

Agénor, satisfait de l’impression produite, observait son élève et se caressait lentement la joue du bout des doigts.

S’arrachant à sa muette contemplation, Pandion plaça plus loin la précieuse sculpture. Les yeux rivés sur le chef-d’œuvre qui luisait d’un faible éclat, il demanda à son maître d’une voix basse et mélancolique :

— Cela provient des villes anciennes de l’Orient ?[12]

— Oh, non ? répondit Agénor. Elle est bien plus ancienne, plus ancienne que Mycènes, Tirynthe et Orchomène[13] aux trésors incalculables. Je l’ai empruntée à Chrysaor pour te la montrer. Son père s’était rendu autrefois en Crète avec un détachement et l’avait découverte parmi les débris d’un temple, à vingt stades[14] des ruines de la cité des rois pélagiques[15], détruite par de violents tremblements de terre.

— Père, fit le jeune homme, et, dominant son émotion, il effleura la barbe de son maître d’un geste suppliant[16]. Tu sais tant de choses. Ne pourrais-tu pas t’assimiler l’art des anciens et nous l’enseigner, nous conduire là où se sont conservées ces œuvres splendides ? N’as-tu donc jamais vu ces palais célébrés dans les légendes ? Que de fois j’en ai rêvé en écoutant mon aïeul ?

Agénor baissa les yeux. Son visage calme et avenant s’était assombri.

— Je ne puis te l’expliquer, répondit-il après une courte méditation, mais bientôt tu sentiras toi-même l’impossibilité de régénérer ce qui est mort. Cet art est étranger à notre monde, à notre âme … il est beau, mais condamné … il ensorcelle, mais ne vit plus.

— Je vois, père ? s’écria passionnément Pandion. Nous ne serons jamais que les esclaves de la froide sagesse, si parfaites que soient nos imitations. Mais il nous faut égaler les artistes anciens ou les surpasser, et alors … oh, alors ?.. Le jeune homme se tut, à court de paroles.

Agénor regarda son élève avec des yeux brillants ; sa petite main dure pressa le coude du jeune homme, en signe d’approbation.

— Tu as si bien dit ce que je ne pouvais exprimer ? En effet, prenons l’art ancien pour mesure, comme contrôle, et suivons notre propre voie. Et pour en réduire la longueur, apprenons à l’école de la sagesse antique. Tu es avisé, Pandion …

Subitement, le jeune homme s’affaissa sur le sol d’argile et entoura de ses bras les jambes du sculpteur.

— Père et maître, permets que j’aille visiter les villes anciennes … C’est plus fort que moi, j’en atteste les dieux … il faut que je voie tout cela. Je me sens la force d’accomplir de grandes choses … Il me tarde de connaître la patrie des merveilles que l’on rencontre parfois chez nous et qui font l’objet de notre admiration. Peut-être que je … Il se tut, le visage pourpre, mais son regard loyal cherchait toujours celui d’Agénor.

Ce dernier détournait les yeux et fronçait les sourcils en silence.

— Relève-toi, Pandion, dit-il enfin. Je m’y attendais depuis longtemps. Tu n’es plus un enfant et je ne puis te retenir, alors même que je le voudrais. Libre à toi d’aller où bon te semble, mais je te préviens comme mon fils, mon élève … bien plus, comme mon égal et mon ami … Je te préviens que ton désir est funeste. Il t’expose à de terribles calamités.

— Je ne crains rien, père ? Pandion redressa la tête, les narines dilatées.

— Je me trompais : tu es encore un enfant, répliqua tranquillement Agénor. Si tu m’aimes, écoute-moi, le cœur sur la main.

Et il lui raconte que dans les villes orientales où les vieilles coutumes ont survécu, il reste beaucoup d’œuvres d’art ancien. Les femmes y portent, comme il y a mille ans, de longues jupes raides et bariolées, et se couvrent le dos et les épaules en laissant leurs seins nus. Les hommes ont de courtes tuniques sans manches, des cheveux longs et de petits glaives massifs en bronze.

La ville de Tirynthe est ceinte de murailles cyclopéennes de cinquante coudées de haut, en gros blocs taillés, ornés de rosaces d’or et de bronze qui scintillent au soleil, tels des feux éparpillés sur la paroi.

Mycènes semble encore plus majestueuse. Bâtie au sommet d’une haute colline, elle a des portes en pierres énormes, fermées de grilles en cuivre. Ses grands édifices se voient de loin, quand on traverse la plaine environnante.

Si fraîches que soient les couleurs des fresques dans les palais de Mycènes, de Tirynthe et d’Orchumène, si unies les routes dallées de pierre blanche où passent encore parfois les chars des riches propriétaires, l’herbe de l’oubli envahit peu à peu ces routes, les cours des maisons vides et jusqu’aux puissantes murailles.

Ils sont révolus, les temps de l’opulence et des voyages lointains dans l’Aiguptos[17] fabuleux. À présent, les alentours des cités sont peuplés de phratries aux troupes nombreuses. Leurs chefs ont accaparé de vastes territoires, englobé les villes dans leurs téménos[18], assujetti tes tribus faibles et se sont déclarés maîtres du pays et de ses habitants.

Jusqu’ici, l’Œniadée, elle, n’a pas plus de chefs puissants que de cités et de temples somptueux. En revanche, les pays voisins comptent davantage d’esclaves, hommes et femmes misérables, privés de liberté. Et ce ne sont pas seulement des captifs amenés de l’étranger, mais aussi des autochtones d’origine pauvre.

Inutile de parler des voyageurs : s’ils n’appartiennent pas à une phratrie ou tribu influente que les grands chefs eux-mêmes craignent d’offenser, et s’ils ne sont pas escortés d’une troupe nombreuse, le destin ne leur réserve que la mort ou l’esclavage.

Le sculpteur avait saisi les deux mains du jeune homme :

— Souviens-toi, Pandion, que nous vivons à une époque rude et périlleuse ? Tribus et phratries sont à couteaux tirés, aucune loi commune ne les régit, la peur de l’esclavage hante sans cesse le pèlerin. Ce beau pays n’est pas à visiter. Rappelle-toi qu’en nous quittant tu seras là-bas un homme sans feu ni lieu, que chacun pourra humilier ou même tuer, sans craindre l’amende ni la vengeance[19]. Tu es pauvre et solitaire, je ne puis rien pour toi, te voilà donc dans l’impossibilité d’avoir la moindre escorte. Or, seul, tu périras bientôt, à moins que les dieux ne te rendent invisible. Tu vois, Pandion, si simple qu’il paraisse de franchir le golfe d’un millier de stades qui sépare notre camp d’Achéloos de Corinthe, située à une demi-journée de voyage de Mycènes, à une journée de Tirynthe et à trois jours d’Orchomène, cela équivaudrait pour toi à t’aventurer au-delà de l’Œcumène ? Agénor s’était levé et marchait vers la porte, entraînant à sa suite le jeune homme. Nous t’aimons comme notre enfant, ma femme et moi, mais ce n’est pas de nous qu’il s’agit … Imagine la douleur de ma Thessa, si tu es voué à la triste existence d’un esclave à l’étranger ?

Pandion se taisait, le visage cramoisi.

Agénor sentait qu’il ne l’avait pas convaincu, tandis que le jeune homme hésitait, partagé entre deux grands désirs : celui de rester au pays et celui de partir au loin, malgré l’inéluctable péril.

Quant à Thessa qui ne savait quelle était la meilleure solution, elle s’opposait à son voyage, puis, sous l’empire d’une fierté généreuse, l’exhortait à partir …

Plusieurs mois s’écoulèrent, et lorsque les vents printaniers apportèrent à travers le golfe[20] le faible parfum des collines et des monts fleuris du Péloponnèse, Pandion prit une résolution définitive.

Il allait affronter seul un monde inconnu et lointain. Le semestre qu’il comptait passer à l’étranger, lui semblait une éternité. Par moments, il avait l’angoissante sensation de quitter à jamais sa patrie … Sur le conseil d’Agénor et d’autres sages, Pandion se rendait en Crète, habitat des descendants des Pélasges et foyer d’une civilisation antique. Bien que cette vaste île se trouvât en pleine mer, beaucoup plus loin que les villes anciennes de Béotie et d’Argolide[21], le voyage paraissait moins dangereux pour un homme seul.

L’île, située au carrefour des voies maritimes, était habitée maintenant par diverses peuplades. Sur ses côtes on rencontrait constamment des étrangers, marchands, marins, débardeurs. La population polyglotte de Crète se livrait au commerce, vivait en meilleure entente que celle de l’Hellade et se montrait plus hospitalière. À l’intérieur du pays seulement, derrière les cols de montagne, demeuraient encore les rejetons des tribus anciennes, hostiles aux nouveaux venus.

Pandion devait gagner par le golfe de Calydon un cap aigu, situé en face de la basse Achaïe, et s’y embaucher comme rameur à bord d’un vaisseau partant en Crète avec une cargaison de laine, après la morte saison : pendant les tempêtes hivernales, les frêles esquifs évitaient les voyages au long cours.

Le jour de pleine lune, la jeunesse du village se rassemblait pour danser dans la grande clairière du bois sacré.

Pandion restait accablé dans la courette d’Agénor. Demain, s’accomplirait l’inévitable : il arracherait de son cœur tout ce qu’il aimait pour subir les vicissitudes du sort. La tristesse de la séparation, le regret d’avoir abandonné sa bien-aimée, l’avenir incertain — tel était le calice empoisonné de son voyage, de ses investigations solitaires.

Dans la maison, muette et sombre, on entendait le frou-frou des vêtements de Thessa, puis elle parut dans l’encadrement noir de la porte, arrangeant les plis du voile jeté sur ses épaules. La jeune fille interpella doucement Pandion qui bondit aussitôt et s’élança au-devant d’elle. Les cheveux noirs de Thessa étaient roulés sur la nuque en un lourd chignon, sous lequel se rejoignaient trois rubans disposés sur la tête en bandeaux.

— Tu es coiffée aujourd’hui à la mode attique ? s’écria Pandion. C’est beau ?

Elle sourit et demanda tristement :

— Ne viendras-tu pas danser une dernière fois ?

— Tu veux y aller ?

— Moi, je danserai pour Aphrodite, dit-elle d’un ton ferme. Et aussi le pas du héron.

— Le pas du héron, une danse attique ? Voilà donc pourquoi tu t’es coiffée de la sorte. Je crois qu’on ne l’a jamais vu danser par ici.

— Mais aujourd’hui tout le monde le dansera, en ton honneur, Pandion ?

— Pourquoi ?

— Tu as donc oublié que dans l’Attique on exécute le pas du héron — la voix de Thessa trembla — en souvenir du retour triomphant de Thésée après son expédition en Crète … Viens, chéri ? Elle lui tendit ses deux mains, et les jeunes gens étroitement enlacés s’engagèrent sous les arbres, à l’orée du village.

La mer bruissait, déployant l’immensité fascinante de son horizon. Sous les rayons du soleil levant, la nappe d’eau se bombait, tel un pont gigantesque. C’était bien un pont, d’ailleurs, qui donnait accès aux pays lointains et reliait entre eux les peuples.

Les vagues indolentes, colorées en rose par l’aurore, apportaient du large, peut-être même du fabuleux Aiguptos, des flocons d’écume dorée. Et les rayons de soleil qui dansaient morcelés et oscillants sur Tonde mouvante, saturaient l’air d’un scintillement pâle.

Le sentier d’où l’on apercevait le village et la famille d’Agénor qui envoyait ses derniers saluts, avait disparu derrière une butte.

La grève était déserte. Pandion se trouvait seul avec Thessa, devant la mer et le ciel. Sur la plage, non loin d’eux, gisait la petite barque qu’il allait prendre pour contourner le cap à l’embouchure de l’Achéloos et traverser le golfe de Calydon.

Les deux jeunes gens marchaient en silence. Leurs pas étaient lents et mal assurés : Thessa regardait fixement Pandion qui ne pouvait détacher les yeux de sa bien-aimée.

Ils parvinrent à la barque beaucoup plus vite qu’ils ne l’auraient souhaité. Pandion se redressa, dilatant d’un grand soupir sa poitrine oppressée. L’instant était venu, dont la perspective l’avait tourmenté nuit et jour. Il avait tant de choses à dire à Thessa, mais les paroles lui faisaient défaut.

Il était là, confus, la tête traversée de bribes de pensées incohérentes.

Subitement, Thessa se jeta à son cou et murmura en hâte, d’une voix entrecoupée, comme si elle craignait d’être entendue par une oreille indiscrète :

— Jure-moi, Pandion, jure par Hypérion … par la sinistre Hécate … non, plutôt par notre amour, que tu n’iras pas au-delà de Crète, dans l’Aiguptos lointain … où on te réduira en esclavage et on te fera disparaître de ma vie … Jure-moi de revenir bientôt … Un sanglot étouffé interrompit son chuchotement.

Pandion la pressa sur son cœur et fit le serment demandé, tandis que son esprit lui peignait l’étendue de la mer, les falaises, les bois et les ruines des cités inconnues, tout ce qui le séparerait de Thessa pour six longs mois, durant lesquels ils ne sauraient rien l’un de l’autre.

Il ferma les yeux, sentant battre contre lui le cœur de Thessa.

Les minutes fuyaient, l’instant fatal approchait, l’attente devenait intolérable.

— En route, Pandion, vite … Adieu … chuchota la jeune fille.

Il tressaillit, lâcha Thessa et courut à la barque.

Docile à ses bras vigoureux, le bateau glissa sur le sable, dans un crissement. Pandion entra jusqu’aux genoux dans l’eau froide, clapotante, et se retourna. Le bord de la barque ballottée lui heurtait légèrement la jambe.

Thessa, immobile comme une statue, fixait le cap qui allait tout à l’heure lui cacher l’embarcation.

Quelque chose se brisa dans l’âme du jeune homme. Il décolla la barque du fond sablonneux, sauta dedans et prit les avirons. Thessa tourna brusquement la tête, une rafale d’Ouest agita ses cheveux dénoués en signe de tristesse.

La barque s’éloignait rapidement, poussée à coups d’avirons énergiques, mais le voyageur regardait toujours la jeune fille immobile, dont le visage restait fièrement levé, juste au-dessus de son épaule nue.

Le vent avait caché le visage de Thessa derrière ses cheveux noirs, mais elle n’essayait pas de les remettre en place. A travers les mèches, Pandion voyait l’éclat de ses yeux, les narines frémissantes de son petit nez droit et le carmin de ses lèvres entrouvertes. Cependant les cheveux, tiraillés par la brise, enveloppaient le cou d’un flot abondant. Leurs extrémités s’enroulaient en boucles innombrables sur la joue, la tempe et la poitrine arrondie. Elle demeura sans mouvement, jusqu’à ce que la barque eût gagné le large et pris la direction du Sud-Est.

Il semblait à Thessa que c’était le cap, noir et sinistre à contre-jour, qui s’avançait dans la mer, se rapprochant peu à peu de l’embarcation. Le voici qui effleurait la petite tache sombre dans l’eau étincelante et l’engloutissait …

Éperdue, elle s’affala sur le sable humide et compact.

La barque de Pandion se perdait dans la multitude des vagues. Le cap d’Achéloos avait disparu depuis longtemps, mais le voyageur continuait à ramer de toutes ses forces, comme s’il craignait que la nostalgie ne lui fit rebrousser chemin. Il ne songeait à rien, tâchant de s’étourdir de fatigue sous le soleil torride …

Quand le soleil eut passé à l’arrière du bateau, les vagues lentes prirent une couleur de miel sombre. Pandion jeta les avirons, prit son élan avec prudence, pour ne pas faire chavirer la barque étroite, et plongea dans la mer. Rafraîchi, il nagea en poussant la barque, puis remonta et se dressa de toute sa hauteur.

Devant lui, apparaissait un cap aigu, et à sa gauche, se découpait en noir la silhouette d’une île oblongue, qui limitait au Sud la rade de Calydon, terme de sa traversée. Pandion se remit à ramer, l’île grandit lentement, s’élevant de la mer. Son sommet se découpa en cimes d’arbres effilées. Bientôt, une rangée de cyprès élégants, pareils à des pointes de javelots immenses, s’offrit aux regards du jeune homme. Abrités des vents par un promontoire crochu, ils s’élançaient vers l’azur du ciel. Le voyageur louvoya entre les rochers frangés d’algues rousses et visqueuses. Le fond de sable uni se voyait distinctement à travers la transparence de l’onde verte, nuancée d’or. Pandion accosta, découvrit non loin d’un vieil autel moussu un tapis d’herbe tendre et but les restes de sa provision d’eau. Il n’avait pas faim. La distance jusqu’au port situé de l’autre côté de l’île ne dépassait pas une vingtaine de stades.

Désireux de se présenter frais et dispos à l’armateur, le jeune homme s’allongea sous la dentelle des branches.

La fête de la veille surgit en scènes précises devant ses yeux fermés …

Lui et les autres jeunes gens étaient couchés sur le gazon, attendant que les jeunes filles terminent leur danse en l’honneur d’Aphrodite. Les danseuses en jupes de tissu léger, maintenues à la taille par des rubans multicolores, évoluaient par couples, dos à dos. Leurs mains entrelacées, elles regardaient par-dessus l’épaule, comme si chacune admirait la beauté de sa compagne.

Les plis des jupes blanches ondulaient au clair de lune, tels des flots d’argent ; les corps bruns ployaient comme des roseaux, au rythme des accents tendres et langoureux, tristes et gais de la flûte.

Puis les jeunes gens se mêlèrent à elles pour le pas du héron, se haussant sur la pointe des pieds et ouvrant les bras ainsi que des ailes d’oiseaux. Pandion était auprès de Thessa, qui ne détachait pas de lui ses yeux alarmés.

Toute la jeunesse du village accordait à Pandion ce soir-là une attention particulière. Seul le visage d’Eurymaque, amoureux de Thessa, rayonnait, attestant la joie que lui procurait le prochain départ de son rival. Pandion s’apercevait que les autres ne plaisantaient plus avec lui, s’abstenaient de lancer des boutades à son adresse, comme si quelque chose les séparait déjà. L’attitude de ces amis révélait à la fois l’envie et la pitié qu’inspire un homme menacé d’un grand danger et différent du commun des mortels.

La lune se couchait lentement derrière les arbres. Une large nappe d’ombre noire s’étendait sur la pelouse.

Après la danse, Thessa et ses compagnes entonnèrent la chanson préférée de Pandion, sur l’hirondelle et le printemps. Enfin l’on s’engagea deux par deux sur le chemin du village. Pandion et Thessa fermaient la marche, ralentissant le pas à dessein. À peine avaient-ils gravi la crête de la colline, que Thessa tressaillit et s’arrêta, blottie contre Pandion.

Les parois à pic des falaises calcaires, qui dominaient les vignobles, reflétaient la clarté de la lune comme un gigantesque miroir. Le village, la plaine côtière et la mer sombre paraissaient voilés d’un rideau de lumière argentée, pleine de charme fatidique et de muette désolation.

— J’ai peur, Pandion, chuchota la jeune fille. Grand est le pouvoir d’Hécate, déesse du clair de lune, et toi, tu t’en vas dans son royaume …

L’émotion de Thessa s’était communiquée à Pandion.

— Voyons, Thessa, c’est en Carie[22] et non en Crète que règne Hécate, ce n’est pas là que je me rends ? s’écria-t-il en entraînant sa compagne à la maison …

Pandion sortit de sa rêverie. Il fallait manger un morceau et poursuivre son chemin. Ayant fait un sacrifice au dieu de la mer, il revint sur le rivage et mesura son ombre[23] en mettant bout à bout la plante des pieds sur sa longueur repérée. Dix-neuf pieds — pas de temps à perdre, car il devait s’embaucher à bord du vaisseau avant la nuit.

Pandion doubla le cap dans sa barque, aperçut la colonne de pierre blanche qui indiquait l’entrée du port, et souqua sur les rames.

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